Entre uchronie et scandale, ce qu’a pu être DAU

Lever de soleil sur le Théâtre de la Ville ©Martin Mendiharat

C’est par un air mystérieux et polémique venu du froid qu’a repris la saison culturelle de la région parisienne en ce début d’année 2019. DAU, œuvre sulfureuse entre installation, cinéma et théâtre immersif, a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur ses conditions de production. Deux mois après sa clôture, retour détaillé sur ce qu’a pu être cette œuvre singulière et bilan de ce que nous pouvons en retirer esthétiquement et politiquement.


Courant janvier ont surgi soudainement et en nombre dans les rues de la capitale et couloirs de son métro des affiches intrigantes : deux moitiés de visage en gros plan et en noir et blanc, unis par un axe symétrique vertical, ne cherchant pas à trouver une quelconque harmonie entre leurs proportions respectives mais regardant droit dans l’objectif, nous regardant nous. En bas de l’image des partenaires : Théâtre du Châtelet, Théâtre de la Ville, Centre Pompidou, Mairie de Paris. En haut de l’image des dates : « 24.1.19 – 17.2.19 », un horaire : « 24 heures sur 24 » et un site internet « www.dau.fr ». Au centre de l’image, les trois mêmes lettres en blanc : « DAU ». Les réseaux sociaux sont également inondés des mêmes visuels mystérieux, menant à la plateforme internet de l’événement. La liste de ses partenaires suffit déjà à attiser la curiosité des spectateurs parisiens : le prestigieux musée d’art contemporain de Beaubourg et les deux institutions du spectacle historiques de la municipalité de Paris qui se font face autour de la place du Châtelet ayant toutes deux la particularité d’être actuellement fermées pour travaux (le Théâtre du Châtelet a ainsi interrompu sa programmation, et celui de la Ville déplacé la sienne à l’Espace Pierre Cardin et dans son annexe habituelle du Théâtre des Abbesses). Certes les trois lieux sont proches, mais ils se distinguent aussi par leurs différences de registres et d’esthétiques nettes en termes de propositions culturelles, permettant au triangle qu’ils forment au cœur de Paris d’offrir un paysage d’événements diversifiés. On peut donc d’ores et déjà être curieux de voir ces lieux reliés, sous l’égide de la Mairie de Paris, pour un même événement et surtout se demander où il va avoir lieu, sachant qu’il n’apparaît aucunement dans la programmation des trois institutions ?

Devanture du Théâtre de la Ville pendant DAU. ©Hyle1905

Bien entendu, ce premier mystère n’était qu’un secret de polichinelle et de fait pas une véritable énigme : la presse se penche rapidement sur l’événement et produit de nombreux papiers à son sujet, mettant la lumière sur les rumeurs qui courent dans le milieu depuis quelques semaines sur ce qui se trame dans les théâtres du Châtelet et de la Ville. Les deux bâtiments sont donc fermés au public depuis plusieurs mois pour leur rénovation, mais accueillent depuis l’automne les équipes de l’événement qui s’attellent à la transformation complète des lieux afin d’y faire naître DAU. Trax magazine figure parmi les premières revues à l’aborder, avec un titre pour le moins clair : « Paris : Pourquoi il faut participer à DAU, ce projet immersif unique et dingue entre fête et totalitarisme ? ». Le magazine relate la folle étendue du projet ainsi qu’un passage pour le moins délirant dans les locaux en installation : « on y a enchaîné des shots de vodka en mangeant dans de la porcelaine russe, pénétré un vagin de 2 mètres de haut au fond duquel on trouve un volume relié des œuvres romanesques de Diderot, dévisagé quelques-uns des cent mannequins humains ultra-réalistes qui peuplent les lieux, observé deux membres de l’équipe travailler dans un bureau transformé en sex shop, entre quatre murs tapissés de DVD porno, godemichets et autres martinets. »

L’enthousiasme de la revue spécialisée en musique électronique trouve aussi son origine dans l’aspect apparemment festif que revêtira le projet, notamment via une programmation de concerts qui émaillera ses trois semaines d’exploitation. Et c’est précisément la polysémie négative du terme « exploitation » qui va commencer à ternir le projet avant son ouverture au public. Moins d’une semaine avant le top départ surgissent plusieurs échos d’abus de la part de la société de production du projet, Phenomen Film, basée à Londres, vis-à-vis des personnes travaillant sur le projet à Paris, et ce dès l’entretien d’embauche. Libération relate par exemple des recrutements basés sur « le physique et la personnalité », nimbés de questions personnelles voire déplacées, pour des postes aux objectifs flous, ouvrant ensuite sur une ambiance de travail s’apparentant à une « secte » autour du réalisateur et meneur du projet Ilya Khrzhanovsky. Le même jour et dans le même journal, on parle également de l’opacité financière du projet, certes soutenu par une Mairie de Paris enthousiaste mais ne donnant ni ne commentant aucun détail de l’économie de l’événement. On y apprend que DAU est principalement financé par l’homme d’affaire russe Serguei Adoniev, pionnier de la 4G en Russie et philanthrope, ayant justement commencé à se faire connaître dans ce dernier domaine par son soutien presque aveugle au projet. L’article se fait également l’écho des critiques esthétiques qui commencent à poindre, s’articulant principalement autour de l’idée d’une esthétisation fantasmée de l’URSS stalinienne par un artiste mégalomane. C’est au Monde que nous devons le dossier le plus complet, ayant le mérite de proposer une enquête factuelle s’émancipant des passions qui commencent à se déchaîner autour de DAU. Une enquête qui creuse entre Paris et Londres le vaste déroulement de ce projet gargantuesque et qui nous permet d’avoir un point de vue plus large sur ce qu’il peut être, et de comprendre qu’il dépasse largement la seule installation dans le triangle des institutions culturelles du cœur de Paris.

Devanture du Théâtre du Châtelet pendant DAU. ©Hyle1905

Alors, finalement, qu’est-ce que c’est que DAU ?

À l’origine, DAU est un projet de biopic de Lev Landau (surnommé « Dau », prononcé « Dao »), physicien soviétique né en 1908 et mort en 1968, prix Nobel de Physique en 1962, mené par Ilya Khrzhanovsky à partir des Mémoires de sa femme, Kora Landau-Dobretseva, retraçant la vie de l’éminent chercheur ayant contribué au programme d’armement nucléaire de Moscou. Nous sommes en 2005 et le réalisateur russe d’alors à peine 30 ans vient de présenter l’année précédente son premier long métrage, 4, bien accueilli dans les festivals internationaux. Il annule ses autres projets naissants pour se consacrer à l’adaptation des écrits de l’épouse du scientifique, fasciné par « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée ». Le projet trouve rapidement ses financeurs et le tournage commence entre Moscou et Saint-Pétersbourg en 2008, avant de s’installer à Kharkiv en Ukraine pour des raisons économiques, et de prendre un virage radical.

Khrzhanovsky se met en tête de ne plus seulement raconter l’histoire de Landau, mais de reconstituer l’institut physico-technique de la ville où le physicien a travaillé pendant 30 ans. L’idée est d’y relancer les recherches scientifiques dans une communauté sociale cloisonnée et sous l’ombre du stalinisme, afin de créer un reflet de l’univers dans lequel Dau a évolué. Le projet prend bien évidemment une ampleur drastiquement différente, et c’est à ce moment que Sergueï Adoniev y apparaît, rachetant les droits de production et assurant le soutien financier hors-norme nécessaire à la naissance de ce projet déjà délirant. L’institut renaît dans une piscine désaffectée et des dizaines de milliers de personnes sont auditionnées afin de pourvoir les postes nécessaires à son fonctionnement, qui en nécessite plusieurs centaines. Par ses réseaux et les réseaux de ses réseaux, le réalisateur parvient également à recruter une vingtaine de scientifiques renommés, dont Nikita Nekrasov, Shing-Tung Yau ou encore Carlo Rovelli. De nombreux artistes reconnus de différents domaines vont également venir à l’institut durant la durée de l’expérience : Marina Abramovic, Romeo Castellucci, Peter Stellars, Anatoli Vassiliev… Et pour porter le rôle du génie, il faut également un génie : ce sera le chef d’orchestre virtuose grec reconnu en Russie Teodor Currentzis qui incarnera Lev Landau. Bien entendu, le scénario original passe à la trappe lors du changement d’ampleur du projet, et ne sera pas remplacé. Cet élément constitue une des clés de la nouvelle démarche de Khrzhanovsky : une fois le cadre installé, l’essentiel de l’œuvre va se composer de ce qu’il s’y passera naturellement. Et c’est à ce cadre que travaillent d’arrache-pied l’équipe du film et le réalisateur : décors et costumes sont rigoureusement reconstitués, l’argent qui circule et qui sert à payer les salaires des employés est en rouble d’époque, et toute entorse à la chronologie proposée est punie de retenue sur salaire.

Pour entrer dans l’institut, il faut entrer dans la fiction qui lui sert de cadre. Les participants laissent leur téléphone et autres moyens de contact avec le monde extérieur à l’équipe du film, qui leur fournissent de quoi s’habiller pour être en accord avec la temporalité explorée (l’URSS de 1938 à 1968), ainsi qu’une place dans l’organigramme fictionnel de l’institut. Les artistes invités se voient attribuer une appellation en fonction de leur pratique artistique. Marina Abramović, connue pour ses performances corporelles extrêmes, y est par exemple décrite comme « professeur invité en anatomie ». Une fois à l’intérieur, les participants sont libres d’y faire ce qu’ils veulent, et d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Les scientifiques y poursuivent leurs recherches, perpétuant le but scientifique initial de l’institut et participant à brouiller la frontière très ténue (si ce n’est inexistante) entre le réel et la fiction qui habite le tournage. Et c’est cette vie quotidienne qui va servir de matière première au projet cinématographique : des amitiés, des conflictualités parfois extrêmes, des histoires d’amour et même des naissances vont alimenter les presque trois ans de tournage. Les caméras vont tourner une centaine de jours, durant les moments les plus intenses qui intéressent Khrzhanovsky, qui suit la vie de l’institut depuis une cabine de direction et via des micros placés dans le complexe. Et ces caméras ne sont pas confiées à n’importe qui, puisqu’il s’agit de Jürgen Jürges, légendaire directeur de la photographie de Rainer Werner Fassbinder, Mickael Haneke et Wim Wenders.

Il en ressortira 700 heures de rush en 35mm, qui serviront à la composition d’une quinzaine de longs métrages, ainsi que des séries et des documentaires selon Phenomen Film. Ces centaines d’heures de rush contiennent des images de toutes natures, de la simple conversation aux rapports sexuels ou scènes de violence, captée avec pour consigne le consentement des personnes filmées qui pouvaient arrêter la prise de vue à tout moment en regardant significativement la caméra. Le tournage se termine en novembre 2011, après que l’Institut a été en partie détruit par un groupe de néo-nazis dont le chef Maxim Martsinkevitch a été convié par Khrzhanovsky car, selon le philosophe Ilya Permiakov (qui a joué un rôle important dans la production des films), interrogé par le Monde : « Une telle violence était nécessaire […] DAU aurait dû se finir sur un passage de témoin entre deux générations de scientifiques. Mais les jeunes ont eu peur de prendre le pouvoir. C’est pour ça qu’Ilya Khrzhanovsky s’est tourné vers l’extrême bord opposé : les néonazis. Eux n’ont pas peur. »

Un choix qui peut, à juste titre, en faire sursauter plus d’un. Nous verrons qu’il est surtout caractéristique de la place particulière que le projet et son meneur développent vis-à-vis de la question politique, une des sources de l’étrangeté et du malaise que peut générer DAU.

Photo du tournage à Kharkov prise par un habitant de la ville. ©Ace^eVg

S’ensuit alors plusieurs années de montage. Une première version est présentée aux programmateurs du Festival de Cannes en 2014, puis plus aucune nouvelle. À l’instar du tournant radical que le tournage a pris en s’installant à Kharkiv, l’installation des bureaux de Phenomen Film à Londres a également été synonyme du choix d’un format de diffusion aussi hors-norme que ne l’a été la réalisation du film. Khrzhanovsky ne pouvait bien entendu se contenter des les salles obscures habituelles pour projeter la myriade d’objets filmiques qu’il était en train de créer. Il fallait un dispositif à la hauteur de la démesure du projet. C’est ainsi que notre événement parisien est né, devant initialement rassembler des frères berlinois et londonien, formant un triptyque « Freiheit, Liberté, Brotherhood » selon les mots du réalisateur. DAU Freiheit, la version berlinoise donc, devait ouvrir le bal de la présentation internationale du film, mais, démesure toujours, le projet de Khrzhanovsky d’y reconstituer une partie du mur de Berlin a entre autres finalement poussé les autorités allemandes à annuler l’événement.

Le projet parisien n’a pas été exempté de démesure : le réalisateur avait pour objectif de construire une passerelle reliant le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet. Le projet d’aménagement a avorté, suite au refus compréhensible des autorités publiques. Ce qu’il en reste n’en est pas moins impressionnant : deux théâtres ouverts non-stop pendant trois semaines. Pour y entrer, il faut réserver un visa d’une durée de 6 heures, 24 heures ou la totalité du temps d’exploitation, pour des prix allant de 20 à 150 euros, puis laisser son téléphone à l’entrée pour à son tour pénétrer dans l’univers de DAU. Cet univers se compose de ce qu’on appellera un « dispositif immersif » s’étalant dans les deux théâtres, composé à partir des décors de Kharkiv et qui veut créer un cadre esthétique proche du soviétisme, nécessaire au visionnage des films qui sont diffusés en continu dans diverses salles de projection, et dont les rushs sont consultables également. Pour les visas autres que celui de 6 heures, un questionnaire personnel doit être rempli par le visiteur, censé ensuite aiguiller son expérience dans DAU. Au Centre Pompidou, un espace est alloué à la reconstitution d’un appartement partagé et d’un laboratoire où les scientifiques poursuivent leur recherche durant les trois semaines de présentation, que les spectateurs peuvent épier au travers de miroirs sans tain.

Avant d’aborder ce qu’a pu être une expérience de spectateur dans DAU, au vu de la sensibilité du sujet que nous abordons ici, il est nécessaire de préciser que la tentative d’analyse esthétique et politique de cette œuvre et de sa production n’est en aucun cas une manière d’occulter ou de justifier les potentiels délits et manquements commis lors de la production de l’œuvre. Une fois ce récit fait, les lignes qui suivront auront pour objectif d’étudier ce qu’on peut retirer de cet événement aujourd’hui et ce qu’il dit de l’état actuel des politiques culturelles en France.

Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur de ces deux théâtres ?

En faire un panorama objectif serait complexe, si ce n’est mensonger, tant l’objet en lui-même est vaste, en constant changement et composé d’une multitude de micro-événements. Notre analyse se basera donc sur l’expérience de son rédacteur, qui a visité DAU dans la nuit du 16 au 17 février, dont le récit ne pourra être que parcellaire dans le sens où l’objectivité ne saurait que prouver ses limites dans ce genre d’expérience.

En arrivant devant le « Visa Center » de DAU pour assister à son avant-dernière nuit, du 16 au 17 février, on pouvait avoir de quoi y aller à reculons, du moins sans grande excitation si ce n’est de pouvoir se faire son propre avis sur cet objet étrange. En plus des différentes polémiques que nous venons d’aborder, la première dizaine de jours d’ouverture avait été un échec industriel relativement honteux. Après une ouverture retardée de plusieurs jours par manque d’autorisation de la préfecture, une fois accessible, l’événement n’était pas du tout prêt, et même uniquement accessible à moitié car seul le Théâtre de la Ville était alors ouvert au public. A l’intérieur, couacs organisationnels s’entremêlaient aux problèmes dans la diffusion des films dont les doublages peinaient à fonctionner. Rien de bien surprenant donc à ce qu’une fois arrivé au fameux poste frontière entre Paris et DAU, installation en pavé droit vitré au milieu de la place du Châtelet remplie d’employés s’affairant sur leur ordinateur, on mette une demi-heure à nous fournir un visa qu’on avait pourtant réservé sur Internet au préalable. Bureaucratie soviétique, dira-t-on. Après ces longues minutes passées à côté d’un groupe de jeunes branchés trépignant d’impatience et outrés qu’on les fasse attendre, on finit par nous donner notre carte, une petite enveloppe kraft, et on nous conseille de commencer par le Théâtre de la Ville. Dans l’enveloppe, un prospectus présentant DAU et une carte rouge sur noir d’un côté et noir sur rouge de l’autre, chaque face proposant un plan énigmatique d’un des deux théâtres aux allures de schéma cabalistique.

Carte de DAU dans Théâtre de la Ville et dans Théâtre du Châtelet

On entre donc dans le Théâtre de la ville, dont la façade arbore divers écrans affichant des visages filmés d’inconnus en noir et blanc. À l’intérieur, on laisse notre téléphone dans un petit casier et une fois un dernier contrôle passé, nous y voici. Difficile de comprendre ce qu’il faut faire, dans ce grand hall sur plusieurs étages. Une musique électronique se fait entendre en fond sonore, se mêlant avec le bruit des dizaines de convives. Devant nous, une grande réserve derrière des barrières, avec des boîtes de conserve et autres denrées et matériels sur des étagères en métal. Une femme semble inspecter les étagères, sans plus. On monte et on arrive au bar du bâtiment qui accueille beaucoup de monde. Les gens boivent et mangent des plats russes dans des tasses et assiettes en fer, assis ou debout, discutant. Sur les différents niveaux où s’étend cet espace, plusieurs personnes bien habillées scrutent la scène, immobiles. Ce sont des mannequins en silicone hyper réalistes, qui, nous l’apprendront, représentent les acteurs des films. Leur quiétude au milieu du brouhaha et de l’agitation et leurs habits surannés créent immédiatement une atmosphère étrange, un décalage entre des corps bruyants et excités et d’autres, ancrés et calmes, d’une sérénité perturbante. Ils sont chez eux, après tout.

Les gens s’agglutinent devant le bar pour être servis, les employés en combinaison courent partout. On ne sait pas bien où on commande, où on paye. Tout ça semble compliqué, on est encore un peu renfrogné avec en tête l’idée qu’on ne restera pas longtemps alors autant aller faire autre chose. En passant une porte menant vers «Body/Corps», on se retrouve dans une cage d’escaliers aux murs en béton nus, un peu plus calme que le reste des halls par lesquels nous venons de passer. Après quelques dizaines de marches grimpées, un agent de sécurité planté au milieu de la cage d’escalier nous invite à entrer dans la partie nommée « Communisme ». Il s’agit d’une succession d’une cuisine-salle à manger et d’une succession de petits appartements, qu’on soupçonne avoir pris place dans les habituels bureaux du Théâtre de la Ville. Ce lieu de vie est composé de mobilier qu’on suppose daté de l’époque soviétique. La table de la salle à manger est couverte d’un repas froid qu’on n’a pas débarrassé, des gens ont mangé ici il n’y a pas longtemps. Quelques visiteurs regardent ou discutent dans les salles. Une des chambres est fermée, ses rideaux tirés et en passant à côté on aperçoit juste quelqu’un remettre son pantalon en se relevant du lit… En restant un instant dans une des chambres, on peut se demander en effet à quoi bon tout ça. On voit certes un petit décalage féerique à regarder le Paris virevoltant des samedis soirs depuis la fenêtre d’une chambre soviétique des années 50, mais à part ça ? En prenant le temps de rester dans cette pièce, comme si on attendait que quelque chose se passe, on se rend compte que tout nous est accessible. Les tiroirs s’ouvrent et sont remplis, les flacons de parfums expulsent une odeur clairement d’une autre décennie mais dont on peut s’asperger si on veut. Sur un bureau, quelques papiers administratifs, un carnet et un encrier et sa plume. On se prend petit à petit au jeu de n’avoir aucune consigne, et prenant une feuille vierge qui traîne on se met à y écrire, ce que nous ressentons de cette soirée en l’occurrence. Il y a quelque chose de grisant, et on se rend compte au fur et à mesure des personnes qui passent qu’on est petit à petit en train de rentrer nous aussi dans cet univers, on prend plaisir à ce que les gens ne sachent pas vraiment ce qu’on est en train de faire.

On va ensuite jeter un œil au dernier étage, réaménagé en salle de projection. À notre arrivée, une employée nous demande quelle langue nous parlons et nous donne un téléphone avec des écouteurs. Nous nous installons alors discrètement pour regarder le film qui est projeté. Dans nos oreilles, la traduction se fait à la russe : par une seule personne, traduisant les phrases sans volonté de synchronisation et toujours sur le même ton monotone, afin d’uniquement transmettre le sens et de laisser place aux sonorités de la version originale. À l’image, on assiste à un grand banquet en l’honneur d’un des participants qui vient de recevoir une médaille. Rien ne presse, le rythme est celui des conversations, mais l’ensemble est intriguant. Les scènes se succèdent et nous font suivre un des convives dans la presque intimité de son appartement partagé, puis soudainement ce dernier se retrouve interrogé par des agents du KGB, sans qu’on sache bien sur quoi. L’envie ne manque pas de continuer à regarder le film, mais il reste beaucoup de choses à voir et l’heure tourne. Se promener à nouveau dans DAU prend à présent une allure différente.

On garde en nous un peu de la temporalité si particulière du film et on se surprend à en recroiser les acteurs dans les couloirs du bâtiment, soit en chair et en os, soit en silicone. En retournant au bar, on se rend compte d’un autre facteur perturbant de cette grande machine : à chaque fois qu’on va faire quelque chose et qu’on revient à un endroit par lequel on est passé, même moins d’une heure plus tard, l’entièreté de l’équipe de l’endroit a changé. Au bar on retrouve d’autres visiteurs croisés plusieurs fois déjà, avec qui on fait un petit débrief ne concluant que sur le fait qu’on ne comprend rien au fonctionnement de ce lieu. Les serveurs semblent être dans un état alternant entre l’extrême fatigue et l’excitation jouissive. L’un d’entre eux se moque gratuitement et étrangement de notre voisin, tandis que nous repartons avec deux doses de vodka pour le prix d’une, soit.

L’errance reprend. On se rend compte que la dame qui inspectait les stocks à l’entrée est en fait elle aussi un mannequin, puis on descend plus profondément pour accéder à la salle de visionnage des rushs. On nous donne un numéro et on se perd dans une forêt de cabines brillantes jusqu’à trouver la nôtre, où l’on reste plus d’une heure à piocher parmi les 700 heures de rush du tournage. Un dernier tour, en passant par « Gods/Dieux », la grande salle de spectacle du Théâtre de la Ville complètement dénudée de son confort habituel n’offrant qu’un grand édifice de pierre aux allures de temple archaïque, où la scène n’a pas de plateau mais un miroir incliné nous permettant de voir à l’envers une grande salle servant de coulisses et d’entrepôts à costumes à l’équipe de l’événement, qui semblent préparer quelque chose. En continuant, on croise une petite porte dans un couloir restreint. Rien n’incite à l’ouvrir mais elle n’est pas fermée et nous fait arriver dans une salle remplie de mannequins dans diverses mises en scène. Dans la même salle, une autre porte, qui mène sur un atelier où sont assemblés les mannequins. De la lumière, mais personne. Si la présence de ces clones inanimés ultra réalistes est déjà pesante, le fait qu’un d’entre eux bouge les yeux vers nous à notre arrivée dans la salle ne détend pas l’atmosphère, ni même le fait de voir une multitude de ses semblables à moitié démembrés autour de lui. Tandis que le mannequin continue à bouger les yeux grâce à un système mécanique, on se demande si cet atelier est un véritable lieu de travail pour l’équipe où il est normal de ne croiser personne à 4 heures du matin, ou si c’est une autre mise en scène tordue. Impossible de savoir.

Mannequins dans « Gods », initialement grande salle du Théâtre de la Ville. ©Hyle1905

Les heures qui suivront se dérouleront au Théâtre du Châtelet, devant lequel on voit Khrzhanovsky arriver aux alentours de 5 heures du matin avec une cohorte de suivants et où l’on croisera une amie travaillant sur l’événement avec laquelle on flânera dans les couloirs aussi anxiogène que festifs à cette heure-là où les seules activités encore disponibles tournent autour des deux bars du bâtiment. « On prend ça comme une grande teuf », nous dit-elle. On verra en effet comment les employés eux-même s’amusent et tordent le fonctionnement du lieu selon leur bon vouloir, jouant au chat et à la souris avec leurs responsables russes. « Orgazm », le bar donnant sur la terrasse du Châtelet, accueille une dernière fête où se regroupent les derniers survivants de la soirée. On y trouve les visiteurs qu’on a déjà croisés, Khrzhanovsky et ses assistantes le suivant à la trace avec un téléphone caché dans un livre ancien, les acteurs des films, etc..

En parlant avec un des acteurs, scientifique russe vivant en France, ce dernier nous dit que la mauvaise couverture de l’événement est surtout due à une russophobie ambiante en Occident, que tous les participants s’amusaient avec le dispositif et allaient selon leur bon vouloir s’y montrer en faisant des choses extrêmes pour le plaisir les voir filmées. La majorité des personnes restantes se trouvent être des employés, dont on ne sait pas vraiment s’ils sont en service ou pas, mais qui restent pour faire la fête jusqu’à un magnifique lever de soleil sur Paris et le Théâtre de la Ville, qui nous fait nous dire qu’on a bien fait de venir rien que pour ce spectacle. Après une dernière gorgée de kvass, on terminera cette nuit singulière en regardant un dernier bout de film (Anatoli Vassiliev et Theodor Currentzis discutant inlassablement de la place de Dieu dans la vie avec un employé nettoyant une vitre derrière eux et attirant bien sûr toute l’attention des caméras) dans une salle qu’on a rejointe en se repérant grâce au mystérieux plan reçu à l’entrée, et qu’on arrive désormais à lire.

Couloir du Théâtre du Châtelet, correspondant à la zone “Orgazm”. ©Martin Mendiharat

Que retenir de DAU à Paris ?

DAU a fermé ses portes parisiennes il y a deux mois, laissant un sentiment plus que mitigé après son passage. Pour beaucoup, tout cela n’était qu’une vaste arnaque. Il serait complexe de leur donner complètement tort. Les multiples problèmes de l’ouverture de l’événement impliquent en effet que le contrat n’a pas été respecté pour de nombreux spectateurs. Ensuite, le vaste spectre recouvert par la communication offensive de l’événement voulant correspondre à la protéiformité de l’expérience proposée a créé une multiplicité de natures d’attente chez les divers visiteurs. Des natures d’attentes qui, si elles restaient cloisonnées individuellement, pouvaient en effet aisément mener à une expérience décevante. Les personnes venues faire la fête ne pouvaient que se demander ce qu’elles faisaient dans ces endroits où erraient des visiteurs sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient, et où les lieux visiblement spécifiquement dédiés aux festivités nocturnes n’étaient que les deux bars du Théâtre du Châtelet. Les quelques événements musicaux semblaient aussi ponctuels que confidentiels, expérience en rupture avec l’immédiateté souhaitée et proposée dans les mondes de la nuit. Celles et ceux venant participer à une expérience de théâtre immersif (terme de plus en plus à la mode pour qualifier des expériences spectaculaires dans des espaces où spectateurs se mêlent aux acteurs/performeurs, dans un secteur de marché se plaçant souvent entre l’escape game et le théâtre de divertissement privé) se sentent également vite délaissés par l’aléatoire du rythme de vie des performeurs vivant dans l’installation et surtout par le fait précis qu’ils y vivent plus qu’ils ne s’y montrent, et ne cherchent donc logiquement aucune une forme d’inclusivité du spectateur dans ce qu’ils font (d’autant que la majorité sont russophones, ce qui n’aide pas les visiteurs qui ne le sont pas). Les goûts divergent, mais on peut comprendre les limites de l’expérience à uniquement entrevoir la vie de ces inconnus.

Pour les visiteurs venant découvrir une exposition, certes le lieu propose une esthétique travaillée et générant une atmosphère d’étrangeté palpable entre ses reconstitutions soviétiques, son bar à l’esthétique porno et autres espaces plus psychédéliques, les couloirs et escaliers aux murs nus où ne figurent que les inscriptions aux allures mystiques servant de cartographie dans DAU et surtout les mannequins hyper-réalistes des personnages des films disséminés partout dans l’installation se confondant avec d’autres visiteurs ou les vraies personnes figurant dans le film se promenant également. Mais l’on peut également entrevoir les limites de ce seul aspect qui peut vite se montrer artificiel et n’approfondissant guère plus que cette dite étrangeté suscitée. Les quelques œuvres soviétiques prêtées par le Centre Pompidou dispersées dans l’installation ont également en soi leur intérêt mais pourraient surtout avoir l’air de faire-valoir et de caution artistique conventionnelle de l’ensemble. Les cinéphiles venant pour découvrir les films pourraient être les seuls dont l’attente serait comblée, tant l’ensemble tient précisément autour des films, mais les partis-pris de communication de l’équipe de production ont fini par en faire oublier l’importance centrale.

La marque de fabrique autoattribuée de DAU, à savoir son aspect indéfinissable et piochant à son gré dans son image extérieure dans tous les pans du mot « Culture », aura ainsi pu être une balle dans le pied que s’est tirée l’œuvre, et peut-être même dans le pied des spectateurs. En effet, en entretenant le flou de son contenu, cette posture a eu le mérite d’attirer une multiplicité de spectateurs (ce qui, en soi, pourrait être louable), tout en ayant une posture de désengagement total concernant ce qu’il se passe une fois le billet pris. Que ce soit du côté de l’artiste, soit, il peut présenter son œuvre et laisser pleine liberté de réception, au demeurant ce schéma est plus enviable que l’inverse. Mais ce qui est notable ici, c’est que cette posture s’étend à l’ensemble des niveaux de production de ce qu’a pu être DAU Paris, comme le souligne Mouvement sur le sujet : « Quand on prend un ticket pour un safari, on ne vient pas se plaindre parce qu’on n’a pas vu un éléphant ! »1, argue Ruth Mackenzie, directrice du Théâtre du Châtelet, à propos du mécontentement des spectateurs ayant pris leur billet pour assister à la première semaine de l’événement qui n’était alors pas du tout prêt et qui ont payé le même prix que ceux qui l’ont vu abouti, c’est-à-dire au moins deux fois plus grand et à peu près en état de marche.

Recto de la carte de DAU

Pour en revenir à la notion d’attente, il est ainsi intéressant de relever que DAU se présente comme une œuvre qui déçoit quasi systématiquement toute attente. Il semblerait que pour l’apprécier, il faille y entrer sans rien n’y chercher de particulier, et accepter d’y errer, si possible plusieurs heures, pour aller à la rencontre de l’œuvre à sa manière et y vivre sa propre expérience. Le fait de commencer cette exploration seul semble également important, afin de ne pas avoir d’attente mutuelle, de précipitation dans l’errance par peur de l’ennui de l’autre. Il s’agit d’expérimenter une rupture avec les rapports habituels et arbitrairement construits par la société occidentale contemporaine au temps, à la rencontre, et peut-être même à la consommation culturelle. On se promène dans cette gigantesque installation, on y mange, on y boit, certains y dorment même. Le rapport au film est similaire : ces derniers étant diffusés en continu et se basant sur un rythme très lent, on peut pleinement arriver en plein milieu d’une projection, s’installer et s’accrocher aux wagons. On sent qu’à l’instar d’avec les acteurs de son tournage, Khrzhanovsky veut nous pousser à adopter une forme de quotidienneté dans son installation, et qu’une fois cette normalisation avec l’anormal qu’il propose faite, là commence la véritable expérience. Si DAU a pu être quelque chose, c’est la proposition d’une uchronie, c’est-à-dire d’un temps autre. La première violence faite est celle du téléphone portable, enfermé dans un casier avant de nous permettre de rentrer dans les deux bâtiments, nous coupant de cette porte constante sur le numérique, sur les images de ce qu’il se passe ailleurs et sur le temps qui passe. L’amputation de cet appendice aujourd’hui indispensable, aussi simple cette opération soit-elle, est déjà un premier pas vers l’exercice d’un autre rapport au présent.

Ainsi le procès fait à l’œuvre de proposer une fétichisation de l’URSS par une tentative de fausse immersion dans ce qu’elle a pu être ne semble pas être une accusation très juste. Certes, la toile de fond est celle de l’URSS, mais c’est avant tout celle de la vie de Landau. On y trouve des espaces de vie composés de mobiliers russes qu’on suppose de la période que couvre l’œuvre filmique (1938-1968), mais il s’agit principalement de meubles, équipements et autres vaisselles usuels plutôt que d’une imagerie à la gloire du soviétisme, comme celle présentée dans l’exposition Rouge actuellement au Grand Palais (dont le merchandising, en revanche, ne manque pas de surfer sur l’esthétique soviétique). De même, à la vue de ce qui a été déployé comme réelle reconstitution de l’atmosphère stalinienne oppressive lors du tournage des films, il est clair que le but ne semble pas de proposer un voyage dans le temps au spectateur. Enfin, il est surtout important de noter qu’une importante partie des lieux n’a pas de lien esthétique avec cette période historique, notamment dans le Théâtre du Châtelet.

« Devant le cercueil du chef », tableau d’Isaac Brodsky, exposition « Rouge », au Grand Palais du 20.03 au 01.07

Ce facteur de l’uchronie, et le décentrement qu’il tente d’opérer chez les personnes y pénétrant, semble également être ce qui fait la force des films. On peut certes y voir un aspect de télé-réalité par son dispositif d’enfermement et d’observation, mais la méthode de prise d’image et le rapport qu’exercent les personnes filmées au fait de l’être semblent développer un tout autre schéma, qui s’entremêle avec le documentaire, la captation vidéo de performance et la fiction, qui de fait reste le genre le moins convoqué dans ces films bien qu’il semble en être l’apanage principal, du fait que les acteurs « jouent » des personnages, Lev Landau et ses contemporains et collègues. Le fait qu’ils n’aient rien à « jouer » de particulier en rapport avec les possibles personnalités des personnages qu’ils incarnent, et que cela ne définisse que leur place dans l’organigramme de la micro-société recréée et le nom par lequel on doit les appeler, met en tension la notion de « rôle » , d’autant plus dans une œuvre tournant autour du biopic, ne faisant correspondre ce terme qu’à son strict minimum usuel : une fonction dans un ensemble.

La superposition de cette apparence de fiction avec la nature réelle de ce qui est filmé, à savoir des discussions ou interactions plus ou moins spontanées entre les participants au projet, du moins induites de leur propre chef, génère un effet d’étrangeté fascinant. La photographie dirigée par Jürgens, produisant une qualité d’image plus proche d’un film d’auteur que d’un programme de TF1, contribue bien entendu à cette étrangeté. Les femmes et les hommes filmés jouent évidemment un grand rôle dans la singularité des films. Le dispositif du tournage leur permet d’avoir un rapport particulier à la caméra, de « jouer » au sens ludique du terme avec elle. Ils savent que les cameramen pourront surgir à tout moment dans leur quotidien, le feront de manière visible comme dans un tournage de fiction habituelle, et quand cela a bel et bien lieu, ils savent que chacun de leurs faits et gestes pourront être gardés pour l’œuvre et ont la liberté de s’amuser avec. Ils se mettent en scène eux-mêmes, ayant toujours la liberté d’interrompre la prise d’image s’ils le souhaitent. En immergeant ces acteurs non professionnels pendant un temps très long dans un quotidien uchronique, Khrzhanovsky pousse ses films dans le seuil indicible entre ce qu’on qualifie de « réel » et ce qu’on qualifie de « fiction », brouillant profondément la frontière que l’on pourrait établir entre les deux termes, allant même jusqu’à partiellement détruire cette dichotomie. Le terme de « fiction » s’émancipe ici de son boulet cloisonnant d’être rapproché du « faux », et se réaffirme ici plus que jamais comme un agencement d’éléments pour faire tenir une réalité.

DAU nous donne à voir certes des moments intenses et forts, comme des scènes d’interrogatoire, d’intimité privée ou de sexe (consenties donc, côtoyant en les dépassant allègrement les limites du porno, bien que nous ne connaissions pas le cadre de ce consentement), ressuscitant une des premières thématiques historiques et polémiques du cinéma voyeuriste, mais sublime surtout, par la large importance qu’ont ce type de scène, la discussion et l’exercice de production de pensée qui en découlent. En effet, il y a toujours de grandes chances qu’en fouillant dans les heures de rush mises à disposition, on tombe sur une discussion interminable entre deux (ou plus) protagonistes, sur des sujets aussi variés qu’ils peuvent être banals. Ces importances de la discussion et des temporalités longues se retrouvent déjà culturellement dans le cinéma russe, et elles sont maniées ici avec une radicalité débordant de nombreux cadres, dont celui de la durée même du film avec son début et sa fin, dont le système de diffusion en continu tend à faire éclater la suprématie.

Ce qui désarçonne à juste titre le spectateur occidental habitué à la poétique aristotélicienne comme registre de réception, qu’on entendra ici comme proéminence de l’identification des rôles et de la compréhension intellectuelle de l’action, c’est le fait qu’il est impossible de saisir l’ensemble de ce que peut être DAU. Non pas dans le sens que l’œuvre est si profonde que personne n’est apte à comprendre l’étendue d’un hypothétique travail virtuose de Khrzhanovsky, mais que DAU est une entreprise s’approchant de la micro-société à laquelle on est invités à venir se frotter, à entrer en contact, et si l’on en a envie, essayer d’entrer dans la danse. Toute « l’expérience » dont parle le cinéaste russe à propos de ce que vit le spectateur tient du rapport que ce dernier entretient avec l’entreprise gigantesque qu’il va rencontrer. Rencontre sur laquelle Khrzhanovsky essaie d’avoir une main à l’image de son rôle dans le tournage, composé de tentatives d’inclination, d’une autodescription de l’œuvre en cours comme étant une expérience sociale à la fois universelle, subjective et relativiste, et surtout de la conjonction entre les fantasmes qu’il projette et leur matérialisation concrète (cf l’abandon des « Dauphone » censés proposer un parcours personnalisé au spectateur dans son aventure, des « auditeurs actifs » souvent un peu perdus face à ce qu’ils doivent faire, le projet avorté de passerelle entre les deux théâtres). Des rendus bancals qu’on pourrait qualifier d’échecs, mais dont le geste de tentative et de démesure contribue tout autant à la dramaturgie de l’expérience proposée. Cette rencontre va donc de pair avec le fait qu’il est impossible de saisir le fonctionnement de cette entreprise qui se présente à nous, si tant estu qu’elle repose sur un fonctionnement cohérent. L’événement public de DAU n’est en effet que la partie émergée d’un iceberg qui se veut aussi fantasmé (toujours) qu’opaque.

En parallèle de l’entreprise de réalisation cinématographique en cours depuis 2008, DAU développe aussi un vaste réseau de rencontres et de conférences privées à travers l’Europe. Sur le même modèle que le recrutement des acteurs des films, il s’agit d’experts et de praticiens de tous horizons, de toutes nationalités, de toutes spécialités, de toutes orientations politiques. Ilya Permyakov (lui-même auteur d’une thèse sur la notion de « vérité vacillante » chez Heidegger et Celan) décrit DAU non pas comme une secte, mais comme une « cryptocommunauté », « comme pouvaient l’être l’Académie de Platon ou la cour de Rodolphe II ». Les rencontres qui ont lieu dans ce contexte sont organisées avec une rigueur précise portée à leur confidentialité et à l’anonymat de leurs participants, suivant le modèle de la Chatham House, règle anglo-saxonne permettant la création de dispositif de discussion libre et sécurisée pour les participants stipulant : « Quand une réunion, ou l’une de ses parties, se déroule sous la règle du chatham house, les participants sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité, ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations, de même qu’ils ne doivent pas révéler l’identité des autres participants. »

Ces séminaires sont menés dans des lieux prestigieux, comme en Angleterre à la Chambre des Communes, la Royal Society ou encore les universités de Cambridge et Oxford, et réunissent des participants aussi prestigieux que polémiques sur des thèmes tout aussi sulfureux comme l’extrémisme ou la balance entre démocratie et sécurité. L’enquête du Monde indique ainsi qu’on y trouve : « d’anciens chefs d’État (Leonid Kravtchouk, président ukrainien de 1990 à 1994), des diplomates (Andreas Meyer-Landrut, deux fois ambassadeur de la RFA en URSS), des militaires de haut rang (le colonel Jack Pryor, qui dirigea la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud pour l’US Army), d’ex-terroristes (le Britannique Adam Deen, djihadiste repenti), une foule d’avocats, d’universitaires, d’experts… Mais aussi plusieurs personnages de DAU, dont Vladimir Azhippo. »

Khrzhanovsky semble ainsi vouloir prolonger l’uchronie installée à Kharkiv qui permit ces moments d’intensité qui composent les films, en continuant à créer des cadres et dispositifs permettant des rencontres et échanges hors-normes qui ne pourraient avoir lieu « en temps normal ». On sait que les scientifiques du tournage ont continué leur travail de recherche à Kharkiv, ainsi qu’au Centre Pompidou, ce qui aurait donné lieu à des publications, mais il est impossible de connaître le contenu ou le sérieux scientifique des échanges de ces séminaires secrets. On pourrait postuler que leurs conclusions ne sont pas ce qui intéresse Khrzhanovsky, mais la tenue même des échanges qui y mènent.

On touche ici au cœur de la complexité publique de DAU, et peut-être à l’essence même de ce qui compose l’œuvre : un relativisme profond et constant. Tout y a sa place, des metteurs en scène internationaux aux néo-nazis moscovites, des physiciens de toute l’Europe aux chamans d’Asie centrale, des anciens agents du KGB à un ancien officier du Shin Bet, en passant par les services de renseignement israéliens. Un tel melting pot se réunissant autour d’une œuvre d’un artiste russe avec l’URSS en toile de fond ne pouvait qu’annoncer des scandales éthiques et politiques. Pour un public occidental, la posture d’un artiste convoquant tant de facteurs politiques dans une vaste expérience où la morale et l’image publique sont au cœur même des éléments poussés à l’extrême par les différents dispositifs pose évidemment de nombreuses questions sur la responsabilité individuelle et publique d’un artiste vis-à-vis de son œuvre. De vastes questionnements éthiques, philosophiques et artistiques qu’il ne s’agira pas de résoudre ici, mais dont nous pouvons isoler une des composantes : à qui appartient la responsabilité politique d’une œuvre ?

Agent de sécurité regardant par la fenêtre du bar « Orgy », 8 heures du matin. ©Anna Thausing

Certes, Khrzhanovsky et Phenomen Films sont à l’origine de l’ensemble de l’entreprise dont nous parlons ici et ils en sont moralement responsables. Cependant, cela engage irrémédiablement une liberté artistique dans leur processus de travail, pour laquelle signent les personnes qui y prennent part. Ces méthodes peuvent être moralement condamnables, et si abus il y a, doivent être portées devant la justice. Mais en ce qui concerne l’exploitation parisienne de DAU, des acteurs non négligeables entrent en compte et sont ceux qui permettent ou non à l’événement d’avoir lieu, à savoir les institutions publiques qui l’accueillent et/ou le soutiennent. C’est ainsi que des questions se posent sur la responsabilité de ces institutions, et plus précisément sur comment leur parrainage a pu être obtenu. En effet, pour ce qui est de Berlin, l’annulation de la tenue de DAU dans la capitale allemande a certes eu lieu suite au scandale du projet de reconstituer une partie du mur de Berlin, mais surtout du côté des pouvoirs publics en raison de l’opacité financière et administrative de l’événement. A Paris, l’organisation ne s’est pas plus éclaircie, mais a tout de même été autorisée et encouragée par la Mairie de Paris et son adjoint à la culture Christophe Girard. Cela pose de sérieuses questions sur le fonctionnement de la Mairie de Paris quant aux projets culturels qu’elle soutient et fait accueillir, et à la vigilance qu’elle peut avoir quant à leur réalisation. Des employés de l’événement parisien n’ont par exemple toujours pas été payés à la mi-mars, soit un mois après la fin de l’événement. Si le fait que le Centre Pompidou soit entré dans le projet par l’intermédiaire de Caroline Bourgeois, conseillère de la Fondation Pinault, montre que la réalisation du projet parisien est principalement le fruit d’un vaste travail de réseau – soit, les affinités électives propres aux milieux professionnels artistiques rendent irrémédiable ce ressort de production –, ce fonctionnement aurait pu avoir des conséquences bien plus graves que de soulever une énième fois les accointances de salon entre l’industrie culturelle privée et les restes malmenés, floués et complices des services publics de la Culture parisiens.

Christophe GIRARD, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture. ©Yann Caradec

On sait en effet que l’ouverture initiale de DAU a été interdite par la Préfecture de Paris suite à une inspection d’hygiène et de sécurité. La situation bloque quelques jours pour finalement aboutir à l’obtention de cette autorisation et l’ouverture publique de l’événement. Le temps de mettre l’installation aux normes ? Visiblement pas selon un employé de l’agence de sécurité chargée de couvrir l’événement, qui soulignait entre autres l’absence visible par tous d’extincteurs dans l’ensemble des espaces ouverts au public ainsi qu’un départ de feu qui mis du temps à être maîtrisé devant l’un des théâtres suite à une cigarette jetée d’un balcon. On peut donc aisément conclure que ces jours de délai ont plus servi à passer des coups de téléphone qu’à trouver où placer les sécurités anti-incendie dans les bâtiments. La question se pose alors de savoir qui a permis qu’au final l’autorité préfectorale autorise la tenue d’un événement ne respectant pas les normes essentielles de sécurité.

Dépassant DAU, les conditions de réalisation de cet événement sont un synonyme assez inquiétant de l’état des politiques culturelles publiques de la capitale qui tendraient plus à se laisser séduire aveuglément par les jeux d’influence propres au marché de l’art qu’à la rigueur quant au bon déroulement, au sérieux et à la qualité des projets qu’ils soutiennent. DAU est significatif de ces événements culturels privés autorisés à prendre place dans des institutions publiques et à y faire ce qu’ils y veulent, jusqu’à piétiner la législation française pendant que leurs tutelles regardent ailleurs. Cette mise à disposition des infrastructures publiques, devant initialement servir avant tout le bien commun, aux événements privés, qui de fait n’ont pour objectif que de satisfaire leurs propres envies, pose déjà un problème politique. Mais n’y accorder aucune vigilance et y laisser s’y pratiquer diverses entorses au droit du travail et à la sécurité publique, alors que le rôle même de ces tutelles publiques est de pouvoir faire pression pour que ce genre de choses n’arrive pas est significatif d’un palier supplémentaire franchi dans le désengagement des pouvoirs publics dans la Culture au profit du bon vouloir des organismes privés en les laissant clairement n’avoir de comptes à rendre à personne. Une position que la Mairie de Paris semble adopter de plus en plus, tombant volontairement ou non dans le piège des fondations privées de milliardaires se voulant philanthropes.

DAU aura ainsi été, et est toujours, un projet-fantasme : celui de l’artiste n’ayant aucune limite de moyen. Cherchant toujours à dépasser les cadres qu’il s’installe lui-même, il prend la forme d’un vaste caprice aussi insupportable qu’intriguant. Scandaleux, il révèle les caractéristiques d’un présent culturel et politique. Un présent où la communauté commence enfin à ne plus tolérer que l’art se permette tous les vices et toutes les perversions intimes pour s’accomplir, une révolution ayant encore du mal à s’enflammer dans tous les domaines comme on peut le voir dans celui de la danse avec les scandales touchant Jan Fabre2 et d’autres chorégraphes sous le thème explicite « Pas de sexe, pas de solo ». Un présent en soif d’autres temporalités où les facteurs de rendement, de connexion et de maîtrise sur ce qui se passe sont mis de côté pour permettre à d’autres choses de surgir. Un présent aux allures nihilistes aussi, où parfois plus rien n’a grande importance. Un présent crépusculaire où les acteurs politiques hagards ne savent répondre aux nécessités de leurs responsabilités au cœur du combat constant entre l’argent privé et le bien commun. Et enfin, surtout, un présent aux individus en quête d’autres réalités et d’autres fictions.

1. CORLIN, Thomas, « DAU, la grande esbroufe », in Mouvement, n°100, avril-mai 2019

2. POIRÉ, Léa, JEAN-CALMETTES, Aïnhoa, DE LOGIVIÈRE, Jean-Roch, « Harcèlement dans la danse » in Mouvement n°100, mars-avril 2019

Utopie, dystopie et science-fiction : Quand le futur devient politique.

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Hunger Games, exemple chimiquement pur de l’alliance de la dystopie et de la science fiction. ©BagoGames.

Depuis les années 1980, le constat de la fin des utopies semble revenir inlassablement sur le devant de la scène médiatique et politique, au point d’en faire un lieu commun semblable à la célèbre thèse de la « fin de l’histoire ». Mais, contrairement à cette dernière, aujourd’hui abondamment discutée, le déclin de l’esprit utopique nous apparaît comme une dynamique irréversible.

Le récit de l’émancipation collective laisserait place à l’éclatement des désirs individuels, l’homo politicus s’effacerait au profit de l’homo economicus et la fin des religions de l’histoire sonnerait le retour des religions tout court. A cela s’ajouterait un véritable changement culturel, celui d’un rapport nouveau au temps, comme le note l’historien François Hartog dans Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps (2003). Selon lui, notre époque se caractérise par un présent omniprésent, qu’il appelle « présentisme », et une focalisation sur l’événement du fait des réseaux sociaux, de l’information en continue ou encore de l’obsolescence rapide des technologies, des produits et des comportements. Dans une société où l’immédiateté est la seule dynamique, il devient alors impossible de réfléchir sur les conséquences à long terme de nos actes (énergie atomique, OGM, changement climatique, terrorisme) ainsi que sur notre nouveau rapport au futur, qui ne fait que se rappeler à nous sous la forme d’innombrables menaces et non plus comme la promesse d’un avenir meilleur.

Mais, plus que le constat d’un déclin de l’utopie, c’est la critique, voire la haine, de l’utopie qui nous intéresse ici. La victoire de Benoît Hamon aux dernières primaires de la gauche a montré combien l’argument du procès en utopie reste vivace dès lors qu’il s’agit d’élaborer une alternative à l’ordre établi. L’élection présidentielle qui a suivi n’a fait que confirmer cette tendance. Adepte de la novlangue entrepreneuriale et de la vision court-termiste de l’économie, Emmanuel Macron se veut à la fois disruptif et pragmatique. Loin de se limiter à reprendre le projet conservateur de Margaret Thatcher, il se réapproprie le mot d’ordre de la rhétorique néolibérale qu’elle contribua à populariser, le fameux « There is no alternative » (TINA), détruisant par là le fondement même de la pensée utopique qui est justement la croyance en la possibilité d’une alternative.

Retracer l’histoire de l’utopie et de sa critique, c’est donc rappeler le caractère foncièrement politique de l’utopie, qui relève autant du genre littéraire que du mode de réflexion politique, autant de la fiction que de l’action. Critiquée sur le plan littéraire et politique depuis ses origines, l’utopie prendra finalement la forme inversée de la dystopie, aujourd’hui si populaire sous l’influence de la science-fiction, avant peut-être de se retrouver là où on ne l’attend pas, c’est à dire au cœur même du réel.

L’utopie, tableau d’un ordre désirable du monde

Premier paradoxe d’une longue série, l’utopie naît précisément dans le pays qui la rejettera si fortement quatre siècles plus tard, l’Angleterre. Alors en mission diplomatique aux Pays-Bas pour le compte du roi Henri VII, Thomas More fait paraître en 1516 son livre le plus célèbre, Utopia, dans lequel il détourne le genre du récit de voyage pour opposer cette île imaginaire à la société anglaise de l’époque. En forgeant ce néologisme gréco-latin d’Utopia lieu qui n’est nul part »), il ne se doute alors pas qu’il sera à l’origine d’un genre littéraire à l’incroyable postérité. Mais si le concept d’utopie commence avec More, l’idée d’utopie est, elle, encore plus ancienne. En effet, si la vocation politique de l’utopie est déjà sous-jacente sous la plume de More, c’est qu’en digne représentant de l’humanisme de la Renaissance il participe, avec son ami Erasme, à la redécouverte de la philosophie (La République de Platon et sa Cité idéale) et de la littérature (récits de voyage, mythe de l’âge d’or ou de l’Arcadie) de l’Antiquité grecque et latine.

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Illustration de l’île d’Utopia de Thomas More © Rudi Palla

Du XVIème au XVIIIème siècle, s’élabore donc la matrice originelle de l’utopie, camouflant sa critique politique sous le vernis de la fiction1, alors même que s’opère le passage du nom propre au nom commun par le biais du Pantagruel (1532) de Rabelais et de son entrée dans plusieurs dictionnaires, qui feront référence à un « pays fictif » et non plus à l’œuvre de More. L’utopie politique des débuts, sous l’influence des Lumières et de la Révolution française, va néanmoins subir un changement majeur à la fin du XVIIIème, de spatiale l’utopie va peu à peu devenir temporelle2. Auparavant simple moyen d’évasion, l’utopie acquiert une crédibilité nouvelle et la société idéale qu’elle promet est désormais appelée à se réaliser, non plus dans un ailleurs lointain, mais ici et dans un futur plus ou moins proche3.

De façon paradoxale, c’est au moment même où l’utopie semble avoir le plus de chances de triompher que s’amorce le déclin de la pensée utopique. Encouragé par les espoirs révolutionnaires, le projet politique rattaché à l’utopie se trouve associé au jeune mouvement socialiste, et plus précisément à ce qu’on ne nomme pas encore le « socialisme utopique »4. Sous cette étiquette, on regroupe un ensemble hétéroclite de doctrines5 et de penseurs (Saint-Simon, Charles Fourier et Etienne Cabet en France ; Robert Owen et William Morris en Grande-Bretagne), qui se retrouvent néanmoins sur la volonté de mettre en place des communautés idéales afin d’opposer une contre-société socialiste au système capitaliste. C’est suite à la proclamation de la Monarchie de Juillet en 1830 que l’utopie va prendre un tournant négatif, tant politique que littéraire. Menacée par l’influence grandissante du socialisme et du communisme, le nouveau régime fixe le sens de l’utopie qu’on lui connaît aujourd’hui, celui d’un rêve irréalisable et pourtant ô combien dangereux. Sur le plan littéraire, l’interrogation sur le progrès technique rend le futur plus menaçant que prometteur, d’où l’inflexion dystopique du récit d’anticipation sociale et les prémices de la science-fiction6.

La dystopie, imparable outil de diabolisation de l’alternative

Phénomène jusque là marginal, le genre dystopique va en effet se développer tout au long du XXème siècle, où il prend tout son sens avec l’avènement des régimes totalitaires. Double inversé de l’utopie, la dystopie en récupère le schéma général et les lieux communs mais pousse la logique utopique à son maximum en l’imaginant close et parfaite. A l’échec des utopies socialistes du XIXème s’ajoute donc l’assimilation de l’utopie au totalitarisme (surhomme fasciste, utopie raciale nazie, dévoiement stalinien et maoïste de la société sans classe communiste), ce que la dystopie ne va pas manquer de souligner très tôt avec des auteurs comme Eugène Zamiatine (Nous autres, 1920), Ernst Jünger (Sur les falaises de marbre, 1939) et bien sûr George Orwell (1984, 1949). La génération d’après-guerre poursuivra la même veine dystopique mais sur d’autres thématiques, d’autant plus que la montée en puissance conjuguée de la science-fiction et du cinéma7 donne une audience nouvelle aux inquiétudes de l’époque. Cette audience inédite, conjuguée à l’effacement de la différence entre dystopie et science-fiction, fait que le genre dystopique règne aujourd’hui sans partage sur le paysage culturel mondial, alors que l’utopie est réduite à sa forme techno-scientifique en attendant l’essor incertain de l’écotopie, l’utopie écologiste.

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Exemple iconique de dystopie avec le 1984 d’Orwell © Sstrobeck23

L’histoire de l’utopie, en tant que mode de réflexion politique et genre littéraire, a montré que la critique de l’utopie n’est pas pour rien dans le déclin de l’esprit utopique, entendu comme critique de l’ordre établi et élaboration d’une alternative à cet ordre. Sur le terrain politique, le projet utopique est réduit à un impossible absolu, disqualifié par l’échec des communautés idéales du socialisme utopique et surtout assimilé aux régimes totalitaires du XXème siècle, repoussoirs politiques par excellence. Sur le terrain littéraire, l’utopie positive des débuts a laissé la place à la dystopie, son double négatif, qui garde néanmoins une capacité critique importante, comme on a pu le voir au XXème siècle. Mais quelque chose s’est malgré tout brisé en chemin : le lien entre rêve et réalité, entre littérature et politique, entre fiction et action. Il s’agit donc maintenant de réinterroger ce lien si particulier en questionnant les raisons du succès massif de la dystopie, aujourd’hui popularisée sous le genre de la science-fiction, et ce en regard avec la situation actuelle de l’utopie littéraire et politique.

Il est intéressant, et même amusant, de voir combien la critique de l’utopie n’a pas évolué depuis le XIXème siècle et les attaques des conservateurs à l’encontre du socialisme utopique. Sans s’attarder sur le paradoxe, les critiques n’ont de cesse de dépeindre l’utopie comme une créature double, à la fois monstre et chimère8. Après les expériences totalitaires du XXème siècle, l’utopie ne serait que la matrice d’une politique mortifère, toute tentative utopique se concluant nécessairement par une catastrophe.

Décédé en avril dernier, le philosophe Miguel Abensour n’aura cessé de s’insurger contre ce contresens liant utopie et totalitarisme, pour la simple raison que la domination totalitaire s’édifie justement contre la répression des tendances utopiques. Adepte d’une « philosophe critico-utopique », Miguel Abensour fait ainsi de l’utopie un élément indissociable de la démocratie, où la conflictualité propre à celle-ci empêche l’utopie de dégénérer en dystopie close et parfaite. Malheureusement, du fait de cette assimilation à l’autoritarisme, la crédibilité d’une quelconque pensée utopique est si faible que l’argument de la dangerosité laisse désormais de plus en plus la place à celui de la naïveté, preuve qu’une alternative n’est en aucun cas envisageable dans un tel contexte de crise politique, économique et écologique. Dans une situation peu enviable, l’utopie se retrouve prise en étau entre un discours de résignation à l’ordre actuel, dans la continuité du TINA de Margaret Thatcher, et la réalité d’un présent précarisé où le souci immédiat de la vie quotidienne empêche de penser l’avenir, au risque d’aviver la quête identitaire des origines. Pire encore, le dévoiement du mot s’accompagne d’une récupération de l’idée même d’utopie par la pensée néolibérale. Partisans d’utopies techno-scientifiques ou marchandes, les « nouveaux utopistes » s’appellent Elon Musk, Larry Page ou Mark Zuckerberg9. Désormais, le mouvement a changé de camp, la novlangue néolibérale fait des conquêtes sociales passées un immobilisme « conservateur » qu’elle oppose à la dynamique sans cesse renouvelée des « progressistes ».

Le succès contemporain de la dystopie, signe de la culture de la résignation

Mal en point sur le plan politique, l’utopie connaît néanmoins un succès culturel retentissant sous la forme particulière de la dystopie, qu’on retrouve aussi bien dans la littérature, le cinéma ou la télévision. Genre incontournable depuis les ouvrages classiques d’Huxley, d’Orwell ou de Bradbury, le triomphe de la dystopie est tel, notamment chez les adolescents et les jeunes adultes10, qu’il vient concurrencer la fantasy, popularisée par la saga mondialement connue de J. K. Rowling Harry Potter (1997), et que certains médias s’inquiètent de l’influence d’une littérature si pessimiste. Loin de se cantonner aux rayons des librairies, la dystopie envahit également les salles de cinéma – on ne compte ainsi plus les adaptations des romans jeunesse à succès, Hunger Games et Divergente en tête – même si les derniers succès dystopiques sont aujourd’hui plutôt à chercher du côté des séries télévisées11. Si la dystopie est aujourd’hui si populaire, c’est peut-être parce qu’elle est le reflet, non pas du monde tel qu’il est, mais tel qu’on le perçoit par le prisme de nos inquiétudes présentes et futures. Là où l’utopie est anachronique12, la dystopie se trouve au cœur du réel et épouse parfaitement les caractéristiques principales de l’époque à laquelle elle appartient.

Autrefois marginalisée par l’ordre égalitaire de l’utopie, la figure de l’individu héroïque, car dissident et isolé, est réhabilitée par la dystopie. Cette résurrection du héros et de sa dramaturgie explique en partie l’incroyable popularité des œuvres dystopiques qui, sur le modèle des films de super-héros, permettent aux plus jeunes de s’identifier à ces héros prouvant leur courage face à une menace qui les dépasse. Dans un monde globalisé, où de fortes inégalités côtoient une insécurité permanente, la dystopie n’est plus seulement une projection dans l’avenir, elle devient le miroir grossissant des névroses de nos sociétés. Au Brésil, l’explosion des ventes de La Ferme des animaux (1945), célèbre fable politique d’Orwell sur le régime soviétique, est à mettre en regard avec le désenchantement total de la politique brésilienne, entre la destitution controversée de Dilma Rousseff et son remplacement par un « véritable gang de malfaiteur » dirigé par l’actuel chef de l’État Michel Temer. Exemple par excellence du rapprochement entre dystopie et réalité, l’élection de Donald Trump aux États-Unis a donné une actualité nouvelle au 1984 d’Orwell, entre « faits alternatifs » et post-vérité, mais aussi au roman d’anticipation La Servante écarlate (1987) de Margaret Atwood, véritable phénomène d’édition depuis son adaptation à la télévision, érigée depuis en série politique de l’année.

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Série majeure de 2017, The Handmaid’s Tail, a eu un écho retentissant dans l’Amérique de Trump. © pqgw

Mais la popularité de la dystopie pourrait bien finir par se retourner contre elle. En effet, malgré un potentiel critique indéniable qui a déjà fait ses preuves face aux totalitarismes du XXème siècle, la dystopie contemporaine souffre de deux défauts majeurs, qui ne sont finalement que ceux de notre époque. Le pessimisme radical inhérent à la dystopie fait que la proposition d’une alternative, caractéristique majeure de l’utopie classique, peine à émerger de la critique dystopique. D’autant plus que cette même critique n’a plus la force qu’elle avait auparavant. Élément omniprésent de la culture contemporaine depuis son âge d’or américain des années 1950, la science-fiction englobe aujourd’hui largement le genre dystopique, au point qu’en plus de partager les mêmes pères fondateurs (Jules Verne, H. G. Wells, Edgar Poe) ils en sont venus à partager le même défaut, l’abdication de la subversion au profit du divertissement si cher à la société de consommation.

Naïve et dangereuse politiquement, pessimiste et commerciale culturellement, il n’est donc pas étonnant que l’alternative portée par l’utopie soit totalement absente de l’horizon idéologique de notre époque. Mais, plus qu’un déficit d’imagination et de propositions, cette situation découle avant tout d’un rapport de forces qui, lui, est bien réel. Paul Ricoeur, dont la philosophie est récupérée malgré elle par certains macronistes soucieux de donner une légitimité intellectuelle aux décisions présidentielles, l’avait d’ailleurs bien compris en s’inspirant13 des travaux du sociologue allemand Karl Mannheim dans Idéologie et Utopie (1929). Selon lui, l’ensemble des représentations d’un groupe, ce qu’il appelle un « style de pensée », s’explique par le positionnement social de ce groupe, et notamment la classe sociale à laquelle il appartient. La réalité sociale est donc traversée par un antagonisme entre deux idées, l’idéologie et l’utopie, mais aussi et surtout par un antagonisme social entre classes dominantes, qui légitiment et reproduisent l’ordre en vigueur par l’idéologie, et classes dominées, qui produisent des utopies contestatrices de l’ordre établi. Jusqu’à présent, ce rapport de force est largement favorable à l’idéologie et aux classes dominantes, ce qui a pour conséquences de condamner l’utopie à des aménagements « avec la réalité » (voir l’exemple du revenu universel proposé par Benoît Hamon qui s’apparente de plus en plus à un minimum décent) ou à être récupérée par les « nouveaux utopistes » techno-scientifiques14.

Retrouver le “réel de l’utopie”

Il s’agit donc maintenant de renverser ce rapport de forces par la revalorisation de la critique et de l’alternative présentes dans l’esprit utopique, tout en réactivant le lien qui fait l’originalité de l’utopie, celui entre littérature et politique, car l’utopie narrative n’a pas vocation à demeurer fictionnelle mais bien à sécréter des tentatives politiques, sociales, écologiques et économiques opposées au système capitaliste. A cet égard, la tradition des communautés idéales, initiée par le socialisme utopique, est restée vivace tout au long du XXème siècle, de la fondation du premier kibboutz en 1909 à celle de la « ville libre de Christiania » en 1971, en passant par la prolifération des communautés New Age et hippies durant les années 1960 (Damanhur en Italie, Auroville en Inde, Drop City aux Etats-Unis).

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Fresque humaine contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. © Moulins

Mais, à ces mouvements communautaires issus de la contre-culture, s’ajoute une autre influence toute aussi décisive pour les utopies pratiques d’aujourd’hui, celle des utopies pirates. Cette influence se retrouve aussi bien dans l’œuvre de Daniel Defoe au sujet de la ville mythique de Libertalia que dans le concept des « Temporary Autonomous Zone » (TAZ) du mystérieux Hakim Bey, qui voit dans les contre-sociétés pirates du XVIIème siècle les prémices d’une organisation libertaire et démocratique. D’un acronyme à l’autre, on peut ainsi retracer la filiation existant entre le concept de TAZ et l’émergence contemporaine des « Zones A Défendre » (ZAD) qui, même si elles n’ont pas de vocation utopique à l’origine, font de l’opposition à un projet d’aménagement (l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la ligne TGV Lyon-Turin pour ne citer que les cas français) l’occasion de mettre en œuvre des principes en rupture avec la logique du marché.

Signe que les temps changent, depuis une dizaine d’années, l’intérêt pour l’utopie va ainsi grandissant et s’accompagne d’un important renouveau théorique qui, loin d’être déconnecté du monde, conçoit désormais les utopies comme tour à tour réalisables, réalistes ou réelles15. Ce renouveau est aussi littéraire puisque, à l’image de la science-fiction américaine des années 1970, la nouvelle génération d’écrivains de science-fiction, inspirée par les sciences humaines et la contre-culture, porte un regard critique sur son temps tout en s’emparant de ses problématiques (rapports aux nouvelles technologies, sexualité, écologie, rôle des médias)16. Figure incontournable de cette science-fiction engagée, l’écrivain français Alain Damasio, auquel la revue Ballast a récemment consacré un long entretien en quatre volets, renouvelle profondément le genre de l’anticipation politique par ses romans (La Zone du dehors, Les Furtifs) et nouvelles (Aucun souvenir assez solide) aux accents philosophiques et poétiques. « Philosophe raté » et éclectique17, s’inspirant de Foucault et Deleuze pour réfléchir sur l’avènement des sociétés de contrôle, il est l’un des rares à conjuguer écriture et engagement, qui bien souvent ne font qu’un chez lui, comme l’illustre son soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou sa contribution au site Lundi Matin lors du récent procès de la voiture brûlée quai de Valmy.

Comme c’est d’ailleurs le cas à Notre-Dame-des-Landes, où il s’agit de dire « Non à l’aéroport ! », la revitalisation de l’esprit utopique doit tout d’abord passer par un « non inconditionnel et inflexible » comme l’affirme Daniel Bensaïd, autre penseur important de l’utopie. Du mot d’ordre zapatiste « ¡Ya basta! » aux mouvements anti-Trump, créant manuels et école de « résistance », chacun doit être à l’image de l’homme révolté de Camus, un « homme qui dit non ». Temporalité politique principale de notre époque, il convient ainsi de substituer au présent perpétuel de l’idéologie néolibérale le présent pluriel et conflictuel de l’utopie démocratique. C’est seulement à partir de cette brèche ouverte par la résistance au temps présent que pourra s’engouffrer une véritable alternative utopique, de manière à faire des utopies d’aujourd’hui les réalités de demain.


L’utilisation de la fiction pour déguiser la critique utopique et ainsi échapper à la censure politique ou religieuse peut d’ailleurs se retrouver chez les philosophes des Lumières, qu’il s’agisse de Voltaire avec Candide (1759) et son pays d’Eldorado ou bien de Diderot avec le Supplément au voyage de Bougainville (1773) et la société d’Otaïti.

Ce passage de l’espace au temps est tout particulièrement visible si l’on compare les sociétés utopiques insulaires de More et de ses continuateurs, influencés par la découverte du « Nouveau Monde » qu’est alors l’Amérique, au roman de Mercier intitulé L’An 2440, rêve s’il en fut jamais (1771), considéré comme un des premiers textes d’anticipation.

Ce basculement est plus important qu’il n’y paraît puisque, en plus de légitimer les utopies sociales du 19ème siècle sur le plan politique, il annonce l’apparition de l’uchronie sur le plan littéraire, néologisme qu’on doit au français Charles Renouvier (1815-1903) et qui connaît depuis un grand succès, qu’on pense à Philip K.Dick avec Le Maître du Haut Château (1962), depuis adapté en série, ou bien à Fatherland (1992) de Robert Harris.

4 Le terme de « socialisme utopique » est ainsi loin d’être neutre. D’abord utilisée par les conservateurs pour désigner les réformateurs sociaux dans le but de disqualifier leurs théories, le terme est repris par les courants marxistes de la fin du 19ème, et notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) sous le nom de « socialisme critico-utopique ». En 1880, la célèbre brochure d’Engels va entériner le divorce entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique », représenté par le matérialisme historique de son ami Karl Marx, renvoyant les théories socialistes de l’époque à l’état de brouillon « prémarxiste ».

5 Chaque théoricien développe ainsi un modèle bien particulier : Cabet se dit « communiste » et prône une production collectiviste, Fourier théorise le concept de phalanstère et insiste sur l’harmonie des passions humaines, Saint-Simon et ses disciples préfigurent l’utopie techno-scientifique moderne si néfaste à la conflictualité sociale en vouant un culte à la science positive et aux technocrates.

6 A titre d’exemples, la fascination techno-scientifique peut déjà se retrouver chez Jules Verne (Vingt Mille lieues sous les mers, 1870) et H. G.Wells (La Machine à explorer le temps, 1895) à la fin du 19ème siècle, inaugurant ainsi la montée en puissance de la dystopie puis de la science-fiction au 20ème siècle.

7 A la suite du film précurseur de Fritz Lang, Metropolis (1927), les cinéastes vont peu à peu se saisir de la dystopie, en passant notamment par l’adaptation de romans : Farenheit 451 (1966) de Jean-Luc Godard, Soleil vert (1973) de Richard Fleischer et bien sûr Blade Runner (1982) de Ridley Scott, inspiré du chef d’œuvre de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968).

8 Ainsi, jusque dans sa critique, l’utopie est rattrapée par le paradoxe. Oscillant entre le rêve et le cauchemar, comment l’utopie pourrait-elle donc être à la fois irréaliste et dangereuse ? Comme le souligne justement la revue Mouvements dans un numéro consacré à l’utopie « si l’utopie est irréaliste, on ne voit pas comment elle serait dangereuse, et si elle est dangereuse, c’est qu’elle n’est pas aussi irréaliste que ça. ».

9 La récupération capitaliste de l’utopie n’est pas nouvelle, dans la forme comme dans le fond. Déjà en 1927, l’industriel américain Henry Ford créé Fordlandia, sa ville idéale en plein cœur de l’Amazonie brésilienne, avec à la clé un échec retentissant. On retrouve le même esprit chez les communautés libertariennes américaines, qui dépensent des millions pour des projets de villes flottantes autonomes, ou bien chez Bill Gates, qui compte construire une « ville intelligente » dans l’Arizona, sans parler de Friedrich Hayek qui, dans Les intellectuels et le socialisme (1949), regrettait l’absence d’une « utopie libérale ». Du côté de la littérature, il faut mentionner l’ouvrage mythique d’Ayn Rand, romancière et philosophe libertarienne, intitulé La Grève (réédité en France en 2017) qui serait le deuxième livre le plus influent aux États-Unis après la Bible. Même la dystopie n’est pas épargnée : de Steve Jobs récupérant le 1984 d’Orwell pour promouvoir le premier Macintosh à Taco Bell reprenant les codes de la dystopie pour critiquer MacDonald, en passant par Adidas se présentant comme alternative à un futur dystopique, la dystopie devient argument de vente.

10 Amorcé à la fin des années 2000, le déferlement des dystopies dans la littérature jeunesse commence réellement avec le premier tome de la trilogie d’Hunger Games (2008) de Suzanne Collins, best-seller qui sera très vite suivi de nombreux autres romans basés sur le même principe : Divergent (2011) de Veronica Roth, Delirium (2011) de Lauren Oliver ou encore La Sélection (2012) de Kiera Cass.

11 Lors de la dernière édition des Emmy Awards, cérémonie récompensant le meilleur de la télévision américaine, l’engouement pour les dystopies s’est ainsi vérifié avec le triomphe de la série The Handmaid’s Tale, primée à cinq reprises (notamment l’Emmy de la meilleur série dramatique et le prix de la meilleure actrice pour Elisabeth Moss), et celui plus modeste de l’anthologie Black Mirror, dont l’épisode San Juniperoa reçu le prix du meilleur scénario.

12 Comme le montre très bien le philosophe Christian Godin dans un article, le genre utopique est en décalage complet avec son époque, et ce dès l’origine : «  il collectivise au moment où s’affirme l’individualisme, il édifie des États sans mémoire au moment où prend corps le sentiment national, il supprime la propriété privée et la monnaie au moment où apparaît le capitalisme, il imagine un pays isolé au moment où se multiplient les échanges entre les continents… ».

13 Reprenant la distinction originelle de Mannheim entre idéologie et utopie, Paul Ricoeur va approfondir son analyse de la conflictualité idéologique et sociale en décrivant les trois fonctions antagonistes rattachées à l’idéologie (fonction de distorsion déjà décrite par Marx comme « fausse conscience », fonction de légitimation du pouvoir analysée par Weber, fonction de construction et de maintien de l’identité sociale collective) et à l’utopie (fonction de fuite hors du réel, fonction de subversion sociale du pouvoir, fonction de mise en mouvement de l’identité collective).

14 Dans un article important, Pierre Musso montre bien comment, dès les années 1830, la promotion du progrès technique (des chemins de fer jusqu’à Internet) a servi à évacuer la conflictualité politique inhérente à l’utopie sociale. Forte de son accomplissement prochain, l’utopie techno-scientifique fait des industriels et des experts les acteurs principaux du changement, qui n’en est d’ailleurs pas vraiment un puisque la critique technologique est remplacée par le double écueil de la fascination des techno-messianistes et de la terreur des techno-catastrophistes.

15 Du nom de trois livres consacrés à l’utopie : Utopies réalisables (2000) de l’architecte et sociologue français Yona Friedman, le best-seller Utopies réalistes (2017) du journaliste et historien néerlandais Rutger Bregman et enfin le livre Utopies réelles (2017) du célèbre sociologue américain Erik Olin Wright.

16 Face à l’atonie de l’utopie sur le plan politique, le renouveau de la tradition utopique s’est amorcée sur le plan littéraire par le biais de la science-fiction américaine des années 1970. Se démarquant volontairement de l’utopie narrative traditionnelle, des auteurs comme Samuel Delany (Triton, 1988) et Ursula K. Le Guin (Les Dépossédés, 1975) écrivent des « utopies ambiguë » dans lesquelles la vie quotidienne est abordée à travers un prisme sociologique et politique, anarchiste et féministe notamment, sans parler du thème écologique avec l’Ecotopie (1975) d’Ernest Callenbach. Renouant avec ces thématiques tout en les dépassant, la science-fiction contemporaine s’empare elle aussi des problématiques de notre époque : l’interrogation sur les fondements de la science (Le Problème à trois corps de L. Cixin), la lutte entre les générations (Rien ne nous survivra de M.Mazaurette) ou entre les classes (Millenium People de J. G. Ballard).

17 En effet, au-delà de son œuvre littéraire, Alain Damasio accumule les projets en tout genre : participation à la création de la maison d’édition indépendante La Volte en 2004, collaboration avec l’artiste electro Rone sur le morceau Bora Vocal en 2008, création de productions sonores et de scénarios de jeux vidéos, exposition « Extravaillance » au sein du collectif Zanzibar…

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©marc-hatot. Licence : CC0 Creative Commons

Illustration de l’île d’Utopia de Thomas More ©Rudi Palla

Big Brother is watching you ©Sstrobeck23

The Handmaid’s Tail. ©pqgw

Fresque humaine contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. ©Moulins