Nouvel élargissement de l’UE : une folie économique et politique

Emmanuel Macron, Ursula Von der Leyen et Volodymyr Zelensky, fervents partisans d’un élargissement de l’UE. © Joseph Édouard pour LVSL

La guerre en Ukraine a relancé le processus d’élargissement de l’UE vers l’Est et les Balkans à un rythme effréné. Motivée par des raisons géopolitiques, à savoir endiguer la puissance russe sur le continent européen, cette expansion soulève pourtant d’immenses questions économiques et politiques. En intégrant en son sein des États pauvres, l’Union européenne encouragerait en effet une nouvelle vague de délocalisations et de dumping social et soumettrait les agriculteurs du continent à une terrible concurrence. En outre, le seul moyen d’éviter des blocages politiques d’une Europe à 34 ou 35 serait de renforcer le fédéralisme, en rognant encore davantage les pouvoirs de décision des États-membres. Un scénario délétère poussé par les élites européennes en dehors de tout mandat démocratique.

Après avoir attribué le statut de candidat à l’Ukraine l’an dernier, l’Union européenne s’apprête désormais à entamer les négociations officielles avec Kiev. En comparaison, la Turquie a mis douze ans à devenir candidate et les négociations sont toujours extrêmement lentes. La célérité de la bureaucratie bruxelloise pour accueillir en son sein un pays ravagé par la guerre a pu surprendre. Elle s’explique par la ferme volonté qu’affichent la Commission européenne et le Conseil européen à élargir au plus vite l’UE – idéalement d’ici 2030 – à l’Ukraine, mais aussi à la Moldavie, à la Serbie, au Monténégro, à la Macédoine du Nord, à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine, voire la Géorgie.

Lors d’une soirée consacrée à la présentation d’un rapport sur l’élargissement, la secrétaire d’État chargée de l’Europe Laurence Boone reconnaissait – avec une certaine gêne – que « les écarts entre les pays de l’UE et les pays candidats sont trop importants pour que nous fassions l’économie de cette réflexion […] qui, il ne faut pas se le cacher, sera difficile ». Clairement, cette « réflexion » est bâclée, au nom d’une vague « solidarité européenne » et d’une prétendue « bataille terrible des démocraties contre la montée des autocrates ». Au-delà du deux poids, deux mesures occidental, dont peuvent témoigner, par exemple, les Palestiniens ou les Arméniens, le sacrifice des conditions d’adhésion pour des motifs géopolitiques est lourd de conséquences. S’il est bien sûr important de soutenir un pays agressé – l’Ukraine – par exemple via l’accueil de réfugiés et l’envoi d’aide humanitaire, l’intégrer dans une union économique et politique alors qu’il n’est clairement pas prêt est une véritable folie.

Vers une UE toujours plus soumise à l’OTAN

Tout d’abord, les prétentions européennes à s’affirmer géopolitiquement en s’élargissant à l’Est sont parfaitement vaines. La majorité des pays concernés par la future vague d’élargissement sont connus pour leur atlantisme forcené, aux dépens de toute autre politique étrangère. C’est notamment le cas de l’Ukraine, dont le géopolitologue Pascal Boniface estime que si elle entre dans l’UE « elle sera un relais des positions des États-Unis et sera encore plus pro-américaine et pro-OTAN que le Royaume-Uni en son temps », d’autant plus qu’« elle estimera qu’elle doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». Dès lors, l’Union européenne sera encore davantage soumise à la politique étrangère américaine, avec le risque d’être entraînée dans des décisions contraires à ses intérêts, voire nuisibles à la sécurité du continent.

Date d’entrée des pays européens dans l’OTAN. La Suède est en train d’achever son processus d’entrée.

Le renforcement de l’influence géopolitique des États-Unis sur l’Union Européenne à travers les élargissements de cette dernière n’est pas nouveau : les expansions de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ont quasi-systématiquement donné le rythme aux entrées dans l’UE. Ainsi, parmi les dix États qui intégrèrent l’UE en 2004, huit étaient entrés auparavant dans l’OTAN, en 1999 ou en 2004. Lorsque la Bulgarie et la Roumanie rejoignent à leur tour l’Union en 2007, cela fait déjà trois ans que les deux pays sont rentrés dans l’OTAN. De même pour la Croatie, dernier membre à avoir rejoint l’UE (en 2013), entrée dans l’alliance atlantique en 2009.

L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première.

Le même processus est en train de se répéter. L’Albanie, le Monténégro, et la Macédoine du Nord font ainsi déjà partie de l’OTAN depuis respectivement 2009, 2017 et 2020. L’Ukraine a quant à elle inscrit dans sa Constitution sa double aspiration à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN dès février 2019. L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première. L’Union européenne passe ainsi après la priorité sécuritaire, qui n’est envisagée qu’à travers l’OTAN, dont l’objectif depuis sa création est de former un « glacis » occidental contre l’URSS puis la Russie.

Cette priorité peut se comprendre si l’on garde à l’esprit l’histoire de ces États, et leurs relations compliquées – voire franchement hostiles – avec Moscou. Cependant, cette soumission supplémentaire de l’UE à l’OTAN va à l’encontre de la volonté de certains États ouest-européens d’avoir une politique plus indépendante des décisions de Washington. Tel est notamment le cas de l’Autriche, non-membre de l’OTAN, de la France, longtemps marquée par une politique étrangère « gaullo-mitterrandienne », voire, plus récemment, de l’Espagne, qui n’a pas hésité à critiquer fortement le gouvernement israélien, soutenu de manière inconditionnelle par les États-Unis. En faisant entrer encore plus de pays atlantistes dans l’UE, tous les discours autour de l’« autonomie stratégique européenne », défendue par Emmanuel Macron, ou de « Commission géopolitique » annoncée par Ursula von der Leyen sonnent totalement creux.

Le fait même de vouloir élargir l’Union en hostilité à la Russie – qui le lui rend bien – va à l’encontre des intérêts des pays européens. S’il est légitime de vouloir sécuriser les marges de l’Union face à une guerre et des tentatives de déstabilisation bien réelles, il ne semble en effet pas prudent pour l’avenir du continent de se couper de toute possibilité future de construction d’un système de sécurité européen écartant totalement l’immense voisin russe. Or, l’élargissement européen envisagé « coïncide opportunément avec la vision américaine du monde impliquant l’endiguement de la Russie, quand les Européens pourraient au contraire — géographie oblige — avoir intérêt à trouver des arrangements avec un puissant voisin impossible à effacer du continent ».

Vingt ans de délocalisations à venir

Déjà très discutable sur le plan stratégique, ce futur élargissement vers les Balkans et l’Est soulève également d’immenses questions économiques, pourtant quasi-absentes du débat public. Or, il est vraisemblable que cette vague d’élargissement aggravera le processus de détricotage des États-providence et du droit du travail en Europe, comme cela s’est vérifié suite aux élargissements de 2004 et 2007.

L’histoire récente des élargissements européens est là pour le prouver : les bas niveaux de protection sociale et de salaires des pays qui ont rejoint l’Union européenne dans les années 2000 ont offert aux investisseurs du Vieux contient la possibilité de pratiquer un dumping social très lucratif. Le marché unique européen reposant depuis 1986 sur le principe des « quatre libertés » – à savoir la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes –, les entreprises ne se privèrent pas de délocaliser leur production à l’Est afin d’y profiter d’un coût du travail bon marché. C’est ainsi que, de 2000 à 2017, l’emploi industriel a progressé de 5% en Pologne pendant qu’il s’effondrait sur la même période d’environ 30% en France et au Royaume-Uni, et de presque 20% en Italie et en Espagne [5].

Un travailleur ukrainien coûtera près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois).

Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, un futur élargissement de l’Union européenne aurait nécessairement les mêmes répercussions économiques et sociales désastreuses. Si aucun rapport chiffré sur l’élargissement n’a pour l’instant été publié, force est de constater que les disparités économiques entre les États-membres actuels et les pays qui s’apprêtent à les rejoindre sont tout aussi considérables que cela était le cas lors des élargissements de 2004 et 2007. Selon Eurostat, les salaires minimums dans les États candidats des Balkans sont compris entre 376 euros par mois en Albanie et 532 euros au Monténégro. En Moldavie, selon l’Organisation Internationale du Travail, il ne dépasse pas 50 euros.

Quant à l’Ukraine, de loin le plus gros pays concerné par cette vague d’élargissement avec 42 millions d’habitants avant la guerre, le salaire minimum y est fixé à 6,700 hryvnias, soit 168 euros par mois. Un travailleur ukrainien coûtera donc près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois)… Précisons enfin que le président Zelensky mène une politique très agressive pour séduire les investisseurs occidentaux : partenariat entre Blackrock et le ministère ukrainien des finances pour mener des privatisations, régressions sociales à tout va et quasi-suspension du droit de grève, attaques massives contre les syndicats, etc. De quoi attirer de nombreuses multinationales à la recherche de travail à bas coût et cherchant à réduire leur dépendance à la Chine via des « délocalisations de proximité ».

Outre la délocalisation des activités industrielles, les pays d’Europe de l’Ouest – et plus encore ceux d’Europe centrale – s’inquiètent des effets d’une entrée de l’Ukraine sur le plan agricole. Immense producteur de céréales, Kiev peut en effet espérer conquérir le marché européen grâce à ces coûts défiant toute concurrence une fois entré dans le marché commun. Dans les faits, ce scénario a déjà été expérimenté entre mai 2022 et mai 2023. Afin d’acheminer les céréales ukrainiennes à destination des pays africains sans passer par la Mer Noire – où Moscou exerce un embargo, levé à certaines reprises grâce à des négociations diplomatiques – l’Union européenne a ainsi créé des « corridors de solidarité » à travers l’Europe centrale et levé les barrières au commerce (droits de douane, quotas, réglementations…). Si les produits agricoles en question devaient seulement traverser ces pays, une part s’est finalement retrouvée sur les marchés d’Europe centrale suite à l’action de gros négociants. Pour les agriculteurs de la région, ce fut une catastrophe : en avril 2023, même pas un an après l’entrée en vigueur de ce système le prix du blé avait chuté de 31% en Hongrie et celui du maïs de 28%. Après d’intenses manifestations d’agriculteurs, le mécanisme a été mieux encadré pour s’assurer que les céréales en question ne fassent que transiter. Il n’en reste pas moins que cette séquence préfigure les conséquences d’une entrée de l’Ukraine dans l’UE, qui constituerait, selon le président de la FNSEA, une « catastrophe ».

Du pain bénit pour les multinationales

Dans les cas où la production ne peut être délocalisée, l’Union européenne offre tout de même à l’investisseur la possibilité de recourir à une main-d’œuvre moins coûteuse grâce au « travail détaché ». Le travailleur en question est un salarié qui effectue une mission de court terme dans un autre pays de l’Union européenne pour une période normalement limitée à un an. Ce principe élaboré du temps de l’« Europe des Quinze » – à une époque où les économies et les réglementations sociales étaient relativement homogènes – est devenu extrêmement rentable avec l’entrée des Pays d’Europe centrale et orientale. En effet, si une directive européenne prévoit dès 1996 que le revenu soit fixé selon le minium salarial légal du lieu de détachement, et une autre adoptée en 2018 tente d’appliquer véritablement le principe « à travail égal, rémunération égal », les cotisations sociales continuent d’être réglées dans le pays d’origine. En d’autres termes, même si les travailleurs détachés et locaux reçoivent un salaire brut égal, ils ne cotisent pas au même montant et n’ont donc pas accès aux mêmes prestations sociales. Ainsi le détachement offre toujours à l’employeur des économies substantielles sur le coût salarial, ce qui s’apparente à une « délocalisation à domicile ».

Outre le chômage induit pour les travailleurs nationaux des pays ouest-européens – et peut-être bientôt d’Europe centrale – les élargissements vers des pays toujours plus pauvres participent aussi d’une stratégie visant à éroder le pouvoir de négociation des salariés, tant sur les salaires qu’en matière de conquêtes sociales. Comment exiger une hausse de salaire – ne serait-ce que pour compenser l’inflation – lorsque planent les menaces de délocalisation ? De même, la compétition étrangère sert souvent d’argument aux représentants du patronat pour exiger l’assouplissement du code du travail. Ce fut par exemple le cas pour les lois « Hartz » en Allemagne, largement légitimées par l’élargissement de 2004.

Parfois, la Cour de Justice de l’Union Européenne – dont la jurisprudence prime sur le droit national – s’en charge même directement. En décembre 2007, dans l’arrêt Viking, la CJUE donne par exemple tort au syndicat des marins finnois, qui menaçait alors de faire grève contre l’immatriculation d’un bateau en Estonie par une compagnie finlandaise qui voulait y profiter d’une convention collective plus avantageuse, limitant ainsi le droit de grève pourtant censé être « fondamental ». Nul doute que d’autres décisions de ce type devraient intervenir à l’avenir étant donné le dogme libéral des institutions européennes.

L’impossible convergence économique

Face à ce dumping social extrêmement violent, les tenants de l’élargissement cherchent à rassurer : la « convergence » des économies est-européennes avec celles de l’Ouest finira par advenir. A terme, les salaires et la protection sociale s’amélioreront à l’Est et s’aligneront sur les standards des pays les plus développés. Ainsi, les délocalisations ne seraient qu’une phase transitoire, jusqu’à ce que le « rattrapage » ait eu lieu.

Cette convergence parait toutefois impossible. Une fois entrés dans l’Union européenne, et soumis de ce fait à la concurrence par l’application des principes libéraux de Maastricht, les nouveaux pays n’auront d’autres choix pour rattraper les économies du centre que de jouer sur la compétitivité salariale – soit d’assurer un faible niveau de salaire, un faible niveau d’imposition et de cotisations sociales et la docilité des travailleurs – afin d’attirer les capitaux nécessaires au rattrapage industriel. C’est selon cette logique que les pays entrés en 2004 et 2007 se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui dans un sous-développement social. L’exemple de la Pologne, dont le poids démographique est comparable à celui de l’Ukraine, est éloquent : entre 2008 et 2022, selon les données d’Eurostat, le coût horaire du travail moyen n’a augmenté que de 7,6 à 12,5 euros en Pologne. Alors que le coût horaire moyen d’un travailleur polonais par rapport à un Français était 4,1 fois moins cher en 2008, il était encore 3,2 fois moins cher l’an dernier. L’hypothétique « convergence » risque donc de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.

L’hypothétique « convergence » risque de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.

Plutôt que d’attendre que leurs salaires rattrapent ceux des autres États, de nombreux travailleurs issus des pays entrés dans l’UE depuis 20 ans préfèrent émigrer. Un exode qui conduit à d’immenses problèmes démographiques pour les pays de départ, les populations en question étant généralement de jeunes actifs. A titre d’exemple, entre 2013 et l’épidémie de Covid, 200.000 Croates ont migré vers un autre pays de l’UE, pour une population actuelle inférieure à quatre millions d’habitants. Le problème se pose particulièrement en Moldavie, où est estimée à 25% la part de la population qui vit en dehors des frontières du pays. En facilitant l’émigration et en faisant obstacle à une véritable amélioration des conditions de vie, l’élargissement risque d’empirer grandement le problème de dépopulation du pays.

Comme l’expliquent Coralie Delaume et David Cayla dans leur ouvrage 10 questions + 1 sur l’Union européenne (Michalon, 2019), « quand bien même l’UE parviendrait, on ne sait comment, à se doter de règles communes strictes pour rendre impossibles les stratégies de dumping, quel modèle de développement alternatif resterait-il aux pays périphériques ? L’uniformisation des règles sociales et fiscales proposée par certains par-dessus un marché unique (c’est-à-dire sans sortir de ce cadre dérégulé) ne tient aucun compte de la spécificité des différents pays ». Cela aurait ainsi pour conséquence l’effondrement économique des régions les plus fragiles. Seules de « gigantesques compensations financières [pourraient] éviter un désastre social et un dépeuplement rapide », en assurant un rattrape industriel sans dumping social. Mais là encore, cela apparaît très hypothétique.

Vers une explosion du budget européen

Au vu des sacrifices nécessaires, il est difficile d’imaginer les pays riches de l’Union consentir à des transferts financiers massifs vers l’Est, et que les pays d’Europe du Sud, durement frappés par l’austérité des années 2010, acceptent de recevoir moins, voire de devenir contributeurs nets. Sans même imaginer de vastes plans d’investissements et d’expansion de la protection sociale à l’Est, les récentes estimations quant à l’évolution du budget communautaire d’une Europe élargie font froid dans le dos. D’après une estimation du secrétariat du Conseil européen auquel pu avoir accès le Financial Times, l’entrée de neuf nouveaux pays dans l’Union (Ukraine, Moldavie, Géorgie et six pays des Balkans) alourdirait le budget de l’Union de 257 milliards d’euros.

« Tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins. »

Rapport du secrétariat du Conseil européen.

Les conséquences de cette hausse historique du budget européen (+21%) sont décrites dans le rapport en question. D’une part, « tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins », en particulier les pays les plus riches tels que l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. D’autre part, « de nombreux États membres qui sont actuellement des bénéficiaires nets deviendront des contributeurs nets », tels que la République tchèque, l’Estonie, la Lituanie, la Slovénie, Chypre et Malte. Sur le plan agricole, en plus de la violente concurrence ukrainienne, les agriculteurs des États-membres actuels devraient faire face à une coupe de 20% de subventions au titre de la Politique Agricole Commune (PAC).

Enfin, étant donné la précipitation dans laquelle se déroulent les négociations actuelles, on peut émettre de sérieux doutes sur le bon usage de ces fonds. En effet, si des efforts sont certes réalisés, les pays candidats sont particulièrement touchés par la corruption et il est probable qu’une part des crédits européens atterrissent dans les poches des oligarques ou politiciens locaux au lieu de financer des projets utiles. L’exemple de l’ancien Premier Ministre tchèque Andrej Babiš est à ce titre assez éloquent : propriétaire d’Agrofert, un grand groupe actif dans la chimie, l’agroalimentaire, la construction, l’énergie, la logistique et les médias, cet oligarque est soupçonné d’avoir fait bénéficier illégalement une de ses fermes d’une subvention de deux millions d’euros. Un montant ridicule par rapport aux détournements qui pourraient avoir lieu en Ukraine, classée 116ème au niveau mondial en matière de corruption par l’ONG Transparency International (sur 180). A tel point que même Jean-Claude Juncker, ancien président luxembourgeois de la Commission Européenne qui n’est pourtant pas connu pour son intégrité, a jugé que « l’Ukraine est totalement corrompue » et n’a pas sa place dans l’Union.

Le retour du fédéralisme par la petite porte

Improbable et donc risquée, l’augmentation massive du budget européen qui irait de pair avec une nouvelle vague d’élargissement soulèverait aussi la question du fédéralisme budgétaire. La gestion des fonds structurels et de cohésion – qui servent à financer le fameux « rattrapage » – étant une compétence de l’Union, la Commission européenne verrait ses ressources budgétaires augmenter sensiblement. Etant donné les réticences probables des Etats-membres actuels à contribuer davantage au budget européen, certains envisagent déjà de financer les nouveaux besoins en renforçant les « ressources propres » de l’UE, c’est-à-dire les impôts et taxes directement affectés à l’échelle européenne. Historiquement, l’UE a d’ailleurs disposé d’importantes « ressources propres » à travers les droits de douane prélevés sur les importations issues de l’extérieur de l’Union. Mais la multiplication des accords de libre-échange, directement liée à l’action de la Commission européenne, a réduit ces recettes à peau de chagrin.

Etant donné que la Commission n’entend nullement revenir en arrière sur ce point, créer de nouvelles « ressources propres » revient à transférer à l’UE – au moins en partie – la compétence fiscale des Etats. Un rapport d’un groupe de travail franco-allemand sur l’élargissement recommande ainsi de « créer de nouvelles ressources propres pour limiter l’optimisation et l’évasion fiscales ainsi que la concurrence fiscale au sein de l’UE ». Lorsqu’on sait à quel point des États comme le Luxembourg, les Pays-Bas, Malte ou l’Irlande sont des paradis fiscaux tout à fait tolérés par l’Union européenne, revêtir cette proposition d’un vernis progressiste pour mieux faire passer la pilule fédéraliste est à tout le moins osé. La lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales à l’échelle européenne n’étant bien sûr pas une question de fiscalité européenne mais de volonté politique.

Les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.

Au-delà de la question fiscale, qui est une des fonctions les plus fondamentales d’un Etat, l’élargissement risque également de porter atteinte à la souveraineté des États membres sur d’autres plans. En effet, en passant de 27 membres à plus de 30, voire 35, l’élargissement rend inévitable une extension à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne. Contrairement au vote à l’unanimité, qui offre à chaque Etat un veto lui permettant de préserver ses intérêts, le vote à la majorité qualifié implique l’accord de 55% des Etats représentant au moins 65% de la population de l’Union. Déjà étendu depuis le traité de Nice en 2000, qui préparait les élargissements des années suivantes, le vote à la majorité qualifiée est donc une menace directe pour les intérêts nationaux de chaque Etat-membre. Pour l’heure, les domaines politiques les plus sensibles – la fiscalité, la sécurité sociale et la protection sociale, l’adhésion de nouveaux États membres de l’UE, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – nécessitent encore une unanimité. Mais les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.

Même sans extension de la majorité qualifié, la prochaine vague d’élargissement diluera encore un peu plus le poids décisionnaire de ces derniers. L’addition de la population des huit pays candidats, et en particulier l’Ukraine, à la démographie de l’UE diminuera mécaniquement le poids de chaque pays au sein des votes à majorité qualifiée. En outre, au nom du principe selon lequel chaque pays-membre doit disposer d’un commissaire européen, les effectifs de la Commission pourraient aisément dépasser les 30 personnes. Une telle augmentation, par l’atomisation des responsabilités, les rivalités, et les coûts de coordination qu’elle entraînerait, serait une garantie d’inefficacité. Il est probable que la solution proposée à cette impasse soit de conserver le nombre de commissaire à vingt-sept, mais d’instaurer un mécanisme de rotation, ou d’accorder aux plus petits pays des junior commissionner – soit des commissaires de seconde-classe. Dans les esprits européistes les plus chimériques, sans doute n’y a-t-il aucun problème à priver un État-membre de commissaire puisque, bien que désigné par un gouvernement, celui-ci est censé se défaire de toute attache nationale et penser en « européen »…

La construction européenne toujours plus anti-démocratique

Ces transferts de souveraineté vers Bruxelles sont dangereux, car, comme le déclarait avec éloquence Philippe Séguin en 1992, « pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! ». Or force est de constater que jusqu’à présent « la nation c’est précisément ce par quoi ce sentiment existe » [21], et que le peuple européen n’existe pas.

Afin de surmonter les difficultés économiques et politiques posées par l’élargissement, certains prônent la solution d’une Europe en cercles concentriques. Concrètement, les pays-candidats pourraient d’abord adhérer à un premier cercle axé sur la collaboration politique, ce qui aurait pour avantage de les arrimer rapidement et solidement à l’Union européenne tout en évitant le contre-coup économique d’une adhésion accélérée. Au centre de l’Union, un cercle plus restreint irait quant à lui plus loin dans l’« intégration », avec davantage de règles supranationales. Cet horizon a notamment été proposé par Emmanuel Macron, qui a créé une « Communauté Politique Européenne » au-delà des pays de l’UE l’an dernier.

Sauf que celle-ci n’est qu’un forum de discussion parmi tant d’autres. On voit mal pourquoi les pays candidats s’en contenteraient. Maniant parfaitement le double discours, Macron a par ailleurs déclaré en mai dernier que « la question […] n’est pas de savoir si nous devons élargir […] ni même quand nous devons le faire, c’est pour moi le plus vite possible ». Ainsi, l’option d’une adhésion graduelle ou d’une « Europe en cercles concentriques » est surtout là pour détourner l’attention et rassurer les opinions nationales inquiètes d’un nouvel élargissement. Enfin, quand bien même ce scénario verrait le jour, la fuite en avant fédéraliste n’en serait aucunement stoppée. Au contraire, les partisans d’une Europe en cercles concentriques prévoient une intégration encore plus poussée que dans l’Union européenne actuelle.

La précipitation et l’opacité dans lesquelles se déroulent les discussions autour de l’élargissement nous disent cependant beaucoup sur la nature de la construction européenne. En avançant masqué, en refusant de répondre aux interrogations sur les questions budgétaires, économiques ou de fonctionnement interne et en mettant en avant des concepts vides comme la « Communauté politique européenne » ou l’« autonomie stratégique », l’objectif des élites européistes est bien d’empêcher la tenue d’un véritable débat démocratique sur ces questions. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau, la construction européenne s’étant longtemps faite dans des salons feutrés. Seules véritables occasions pour le peuple français de s’emparer des enjeux européens et de voter, les référendums de Maastricht (adopté à seulement 51%) et du Traité Constitutionnel Européen (rejeté à 55%) ont d’ailleurs illustré combien la construction européenne ne répond pas aux attentes des Français. Au vu des enjeux posés par le futur élargissement, un référendum serait pourtant bien nécessaire.

Comment Ursula von der Leyen accompagne le glissement vers la droite de l’Union européenne

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. © European Parliament

Le récent discours sur « l’état de l’Union » d’Ursula von der Leyen montre combien la Présidente de la Commission européenne concentre toujours davantage de pouvoir entre ses mains – y compris au-delà de ce que prévoient les traités. Alors que sa gestion fait l’objet de nombreuses critiques, elle prépare activement sa réélection l’an prochain, en misant sur une alliance entre le PPE et une partie de l’extrême-droite européenne. Par Francesca de Benedetti, traduction Jean-Yves Cotté [1].

Les dirigeants européens de droite ou d’extrême-droite ont souvent eu la tentation de s’octroyer des pouvoirs illimités. Il y a dix ans, le Premier ministre hongrois Viktor Orban théorisa le premier la « démocratie illibérale », un nouveau modèle politique, où la séparation des pouvoirs s’efface peu à peu. Matteo Salvini, dirigeant de la Lega Nord, lui emboîta le pas en exigeant les « pleins pouvoirs » pour transformer l’Italie. 

Cette tendance va-t-elle s’étendre à la présidente de la Commission européenne ? La question du déficit démocratique de l’Union n’est toujours pas réglée ; au contraire, celui-ci ne fait que s’aggraver sous les coups de boutoir des violations présumées de l’État de droit, tant dans les pays membres qu’au sommet de l’Europe.

Si le standard démocratique dont se vante en permanence l’UE est ainsi remis en question, sa prétendue vocation sociale l’est également, à un moment où des dizaines de millions de gens sont frappés par la hausse du coût de la vie. Dans un tel contexte, les actions de von der Leyen sont à la fois la conséquence du néolibéralisme à marche forcée imposé par l’UE et l’annonce d’un futur plus « illibéral ».

Ursula von der Leyen a débuté son discours sur l’État de l’Union en vantant en termes élogieux la vitalité démocratique de l’UE, déclarant que « dans un peu moins de 300 jours, les Européens se rendront aux urnes dans notre démocratie unique et remarquable. »

Cette pratique du discours sur l’État de l’Union est une importation américaine : le premier discours de ce type remonte à George Washington en 1790. Depuis l’avènement des médias de masse, ce moment symbolise, du moins officiellement, un élément fédérateur. L’UE a repris cette idée en 2010 instaurant un discours annuel délivré par le président ou la présidente de la Commission. Censé annoncer le programme législatif, et engager ainsi la responsabilité de la tête de l’exécutif européen, ce discours traduit également le capital dont jouit cette dernière.

Ursula von der Leyen, dont le mandat est presque achevé, vise à l’évidence sa réélection. Raison pour laquelle elle a fait de ce discours sur l’état de l’Union un discours de campagne en vue des élections européennes de juin prochain, comme en témoigne l’introduction citée précédemment.

Il est tout aussi évident qu’elle opère un glissement à droite que l’on peut qualifier de « mélonisation » [en référence à Giorgia Meloni, ndlr]. Von der Leyen, qui a été plusieurs fois ministre dans les gouvernements d’Angela Merkel, est membre du Parti populaire européen (PPE), dont le président est Manfred Weber. Traditionnellement allié aux socio-démocrates dans une « grande coalition », le PPE hésite désormais sur la coalition à bâtir à partir de l’année prochaine. Il a ainsi intensifié ses discussions avec les Conservateurs et réformistes européens (CRE), présidés alors par l’Italienne d’extrême-droite Giorgia Meloni. Ce dialogue a débouché sur une alliance tactique qui commence à porter ses fruits.

Avant de devenir présidente du Conseil italien en octobre dernier, Meloni, issue du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, avait refusé de promouvoir la formation d’une alliance d’extrême-droite au niveau européen comme l’envisageaient Matteo Salvini, Viktor Orban et Marine Le Pen. En contrepartie, et étant donné son discours très pro-européen et atlantiste, elle est devenue une interlocutrice à part entière de la droite au pouvoir dans l’UE, à savoir le PPE. Si Weber n’avait pas rendu fréquentable la dirigeante post-fasciste italienne, celle-ci aurait eu plus de mal à gouverner. Mais c’est exactement ce contre quoi elle s’était prémunie.

L’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance droite/extrême-droite.

En janvier 2022, l’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance. Le groupe CRE, qui comprend également le parti espagnol Vox et le parti polonais Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, a gagné une vice-présidence à cette occasion. De facto, il s’agit donc de la fin du « cordon sanitaire » contre l’extrême droite qui avait prévalu jusque-là. Depuis, les élections en Suède et en Finlande, où chaque nouveau premier ministre appartient au PPE et gouverne actuellement avec le soutien de l’extrême-droite, ont renforcé l’attrait de cette option. Weber, le président du PPE, a ouvert la porte à de tels accords : en matière d’alliances gouvernementales, post-fascistes et post-nazis ne représentent plus un tabou pour le PPE.

Dépassant les luttes intestines qui les opposent, Manfred Weber et Ursula von der Leyen sont parvenus à s’entendre. Alors que la présidente de la Commission songe à un deuxième mandat, elle opère un net virage à droite. 

D’une manière similaire à la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron, la méthode de travail de Von der Leyen est de toujours tirer la couverture à elle. Cette concentration du pouvoir qui va parfois jusqu’à exclure les commissaires européens de la prise de décision. Durant la pandémie, son ambition de se voir accorder les « pleins pouvoirs » est apparue au grand jour quand le New York Times a dévoilé qu’elle avait négocié la livraison des vaccins Pfizer en échangeant directement par SMS avec le PDG du géant pharmaceutique. Plusieurs mois plus tôt, des eurodéputés avaient déjà dénoncé le manque de transparence de la Commission, comme en témoignait le « cabinet noir » où seuls quelques-uns d’entre eux, pendant quelques minutes à peine, ont eu accès aux contrats des vaccins, mais dont certaines parties étaient censurées.

Après la révélation de « l’affaire des SMS », la médiatrice de l’UE est arrivée à la conclusion que « la Commission aurait dû rechercher les documents demandés, y compris ceux qui n’avaient pas été enregistrés. En la matière, la Commission a fait preuve de mauvaise gestion administrative. » Le Parquet européen enquête sur cette affaire et sa procureure en chef a dénoncé le « manque de transparence » de la Commission.

L’alliance tactique avec Meloni exacerbe l’attitude de Von der Leyen. En plusieurs occasions, la présidente de la Commission européenne a apporté son soutien à la présidente du Conseil italien : à chaque fois que Meloni l’invite, Von der Leyen accepte. Elle s’est rendue en Émilie-Romagne après les inondations qui ont touché le nord de l’Italie, puis, plus récemment, sur l’île de Lampedusa après que Meloni ait dénoncé la pression migratoire que subissait l’Italie.

Mais c’est surtout leur déplacement conjoint à Tunis l’été dernier qui est le plus parlant en termes de manque de transparence de l’UE. Von der Leyen y a offert à Meloni une tribune pour développer sa propagande et promouvoir l’idée d’un accord avec Kaïs Saïed, le président autoritaire de la Tunisie, pour la gestion des flux migratoires, en enrayant les traversées de la Méditerranée. Alors que Saïed est un avocat de la théorie du « grand remplacement » et a miné la démocratie dans son pays, la Commission européenne a rapidement signé un mémorandum d’entente avec la Tunisie.

Sophie in’t Veld, eurodéputée libérale, a aussitôt souligné que ce mémorandum avait « le statut juridique d’un sous-bock », avant de demander : « Pourquoi Mark Rutte et Giorgia Meloni étaient-ils présents lors de la signature de ce mémorandum ? Quel est le statut juridique de cette prétendue ’Team Europe’ ? C’est un fantasme ! » Von der Leyen « respecte de moins en moins l’équilibre des pouvoirs ; elle brouille le principe de séparation des pouvoirs. Il en résulte un manque de contrôle démocratique : Qui devons-nous tenir pour responsable de ce mémorandum ? »

L’inconsistance de cet accord UE-Tunisie est apparue en septembre : Dans une lettre du 7 septembre, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a signalé que « plusieurs États membres ont exprimé leur incompréhension face à l’action unilatérale de la Commission. » Cela n’a pas empêché Von der Leyen d’affirmer une semaine plus tard, dans son discours sur l’état de l’Union de l’an dernier que « nous avons signé avec la Tunisie un partenariat […] et nous voulons maintenant travailler sur des accords similaires avec d’autres pays. » 

« Nous, l’Europe » est de plus en plus « Moi, Von der Leyen ». À cet égard, le discours sur l’État de l’Union 2023 est emblématique. Le regard tourné vers les élections de 2024, la présidente de la Commission a annoncé de nouveaux rôles, de nouvelles procédures et de nouveaux rendez-vous, dont elle est l’unique gardienne.

Passant en permanence du « nous » au « moi », elle a notamment annoncé : « Nous désignerons un représentant de l’UE pour les PME placé sous mon autorité directe et pour chaque nouveau texte législatif, nous procédons à un contrôle de compétitivité, confié à un comité indépendant. » Dans la même ligne, elle a également déclaré avoir « demandé à Mario Draghi […] d’établir un rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne. »

L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG.

Or, la procédure législative de l’UE prévoit déjà des consultations publiques. Le choix d’inventer un nouveau rôle pour représenter les intérêts des entreprises doit être interprété comme un clin d’œil à la base du PPE ; mais Von der Leyen ne fait là qu’accroître le déficit démocratique béant de l’UE. Les entreprises et les lobbys jouissent déjà d’un accès privilégié à l’élaboration des politiques de la Commission, contrairement aux ONG et aux organisations de la société civile que Von der Leyen et ses acolytes refusent généralement de recevoir. L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG. L’extrême-droite italienne a commencé à s’en prendre aux ONG qui viennent en aide aux migrants, alors que de son côté Weber instrumentalise le scandale du « Qatargate » (des mallettes de billets retrouvés dans les domiciles de plusieurs personnalités éminentes du Parlement européen, ndlr) pour essayer de limiter les possibilités d’action des ONG à Bruxelles.

Marc Botenga, eurodéputé belge du PTB, rappelle aussi les angles morts du discours de von der Leyen : « La Commission européenne n’écoute pas les représentants syndicaux, et la présidente a complètement exclu les travailleurs de son discours annuel : elle n’a pas trouvé la place de parler des prix inabordables ni des droits des travailleurs. »

Si le PPE respecte de moins en moins le cordon sanitaire contre l’extrême-droite, parallèlement il en érige un contre la gauche, qu’il s’agisse des partis de gauche ou des militants écologistes. Pour Botenga, « le but est de déligitimer et marginaliser toute contestation ».

La mainmise sur le pouvoir d’Ursula von der Leyen et de Giorgia Meloni vise à étouffer toute contestation. Il convient d’appréhender conjointement la vulnérabilité de la gouvernance démocratique européenne avec la pression en faveur des politiques néolibérales. Bruxelles n’a pas le moins du monde renoncé à l’austérité : malgré le plan de relance européen « Next Generation EU » qui a permis une réponse commune à la pandémie, le débat sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance reste dominé par le principe du contrôle étroit des dépenses publiques. La centralisation des pouvoirs entre les mains des dirigeants néolibéraux ne peut qu’aggraver l’absence de dimension sociale de l’UE et son déficit démocratique.

En 2021, le Parlement européen a fait pression sur von der Leyen parce qu’elle avait tardé à déclencher le mécanisme de conditionnalité des fonds européens au respect de l’État de droit, un nouvel outil qui permet à Bruxelles de suspendre les différentes aides financières à un État coupable de violations de l’État de droit. En raison d’un accord tacite entre Angela Merkel et Viktor Orban, la présidente de la Commission a en effet attendu les élections hongroises d’avril 2022 avant de déclencher ce mécanisme, favorisant de facto, la position d’Orban.

Depuis l’alliance tactique entre le PPE et le CRE de Meloni, l’Italie et la Grèce ont multiplié les menaces contre l’État de droit. Malgré cela, Von der Leyen passe ses vacances au bord de la mer dans la maison du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis et se prête à la propagande de Meloni. Alors que von der Leyen promet dans son discours sur l’État de l’Union, de débuter par les rapports sur l’État de droit aux pays en voie d’adhésion, la présidente ne fait aucune mention de la Hongrie, de la Pologne, de la Grèce, de l’Italie et des gouvernements de droite dure qui ne cessent de saper la démocratie en Europe.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Ursula von der Leyen Is Taking Europe to the Right ».

Pourquoi l’Europe va s’appauvrir à vitesse grand V

© Andrés Ramírez

Dans un rare accès de lucidité, le commissaire européen Josep Borrell a récemment évoqué la fin à venir de la prospérité – certes très mal répartie – de l’Europe. Dans le monde multipolaire qui se dessine, le Vieux continent ne pourra plus compter sur l’énergie bon marché issue de la Russie et les marchandises peu chères importées de Chine. La dépendance croissante à l’égard de Washington, et tous les risques qu’elle comporte, ne semble pas davantage être prise en compte par les élites politiques, qui espèrent vainement un retour à la « fin de l’histoire ». Article d’Aaron Bastani pour notre partenaire Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Le 10 octobre dernier, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne, a fait une des déclarations les plus importantes de 2022. Tandis que le gouvernement britannique de Liz Truss essayait d’imiter la politique de Margaret Thatcher, et que les soutiens de l’opposition travaillistes rêvent d’un retour à 1997 (date d’une victoire écrasante de Tony Blair), il a fallu que ce soit un eurocrate qui assène quelques vérités dérangeantes.

Le constat dressé par Borrell relève de l’évidence depuis une dizaine d’années, mais la classe politique ne s’en aperçoit qu’aujourd’hui : « Notre prospérité a reposé sur une énergie bon marché en provenance de la Russie », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Les bas salaires des travailleurs chinois ont fait bien plus […] pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. » Borrel a ensuite résumé en une seule phrase lapidaire le modèle économique européen des 30 dernières années : « Notre prospérité reposait sur la Chine et la Russie – l’énergie et le marché. »

Venant d’un technocrate bruxellois, ce constat est pour le moins saisissant. Les énergies fossiles bon marché appartiennent au passé, tout comme les biens de consommations à bas prix. Ces trente dernières années, tout en devenant dépendante du gaz russe, l’Europe continentale a également bénéficié d’une faible inflation grâce à ses importations depuis la Chine, devenue l’atelier du monde. Pendant les trois décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin, les Occidentaux aux faibles revenus pouvaient donc au moins se procurer toute une panoplie de gadgets et une énergie plutôt abordable. Désormais, cette époque est révolue.

Pendant 30 ans, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit.

Au Royaume-Uni, cette période, qui s’étend des années 1990 à la pandémie de Covid-19, fut déterminante pour le phénomène politique que fut le blairisme – qui relevait davantage d’une chance historique que des compétences du New Labour ou de la Banque d’Angleterre. Ainsi, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit. Dans la terminologie marxiste, ce système économique mondialisé et reposant de plus en plus sur la dette était la base économique qui permettait la superstructure de la « fin de l’histoire » (pour les marxistes, la superstructure désigne les institutions politiques et l’idéologie d’une époque, qui est déterminée par des rapports de production, appelés “la base”, ndlr). Si des thinks tanks ou des universitaires avaient déjà annoncé la fin de cette époque, le fait qu’un homme d’Etat à la tête de l’UE finisse par le reconnaître acte la mort définitive de cette ère.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là, car Borrell a ensuite souligné combien l’Europe continentale avait délégué sa défense aux États-Unis. La sécurité énergétique de l’Europe est un autre motif d’inquiétude, Borrell précisant également que le fait d’être moins dépendant des énergies fossiles russes ne devrait pas induire une plus grande subordination à Washington. « Que se passerait-il demain si les États-Unis, avec un nouveau président, décidaient d’être moins favorables aux Européens ? ». « On imagine aisément la situation dans laquelle notre dépendance excessive au GNL (gaz naturel liquéfié) importé des États-Unis poserait également un problème majeur. » Pour les atlantistes, c’est une question capitale : est-il souhaitable de remettre notre destin entre les mains d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis (gouverneur républicain de Floride, fervent soutien de Donald Trump et potentiel candidat en 2024, ndlr) ? Veut-on qu’un individu comme Mike Pompeo décide si l’Europe peut ou non se chauffer ? Dépendre d’une puissance étrangère aussi profondément divisée n’est pas sans risques.

Borrell a également insisté sur les défis politiques, à la fois internes et externes, auxquels l’Europe est confrontée. À l’intérieur, le danger vient de la progression continue de l’extrême droite, de Giorgia Meloni en Italie à Viktor Orban en Hongrie en passant par le parti Vox en Espagne. A rebours du discours bruxellois classique, il faut d’ailleurs souligner que Borrell n’a pas attribué ce phénomène à l’influence de puissances étrangères perfides, déclarant que la popularité de tels partis correspondent  « au choix du peuple » et non à « l’imposition d’un quelconque pouvoir ». Des propos qui visaient clairement le centre de l’échiquier politique, qui tend à être de plus en plus complotiste, voyant partout la main de Moscou. Si l’extrême-droite gagne du terrain, c’est bien parce que les crises sociales et économiques ne sont pas résolues, et non à cause des usines à trolls de Saint-Pétersbourg – quand bien même l’intelligentsia libérale voudrait qu’il en soit autrement.

À l’extérieur, l’Europe est confrontée à la montée du nationalisme radical et de formes d’impérialisme dignes du xixe siècle, parfois jusqu’à l’annexion. Cela ne se limite pas à la Russie, qui après avoir annexé la Crimée en 2014 vient de s’emparer de territoires dans l’est de l’Ukraine, mais aussi de l’occupation turque dans le nord de la Syrie – un territoire que le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré en 2019 comme « faisant partie de la patrie turque ». Ankara a également menacé d’envahir les îles grecques de la mer Égée. Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Tout cela est vu avec une profonde consternation dans les capitales européennes, Londres y compris. Alors que le modèle énergétique du continent se désagrège et face à la plus forte inflation depuis des décennies, le découplage avec la Chine semble acté, ce qui exacerbera la hausse des prix. Quand cela se produira, ce sera un tremblement de terre économique pour le consommateur européen, quand bien même des politiciens comme le conservateur britannique Iain Duncan se plaisent à durcir le ton. L’industrie automobile allemande est-elle désavantagée du fait de l’envolée des prix de l’énergie ? Assurément. Il en va de même pour d’autres pays, comme la France et l’Italie, qui ont déjà vu la ruine de leurs industries manufacturières au cours de ce siècle. Mais ajoutez à cela la disparition des biens de consommation bon marché – qui ont servi de palliatif à la stagnation des salaires pendant des décennies – et une vague massive de mécontentement est inévitable. En résumé, les Européens vont s’appauvrir très vite. Les hivers froids ne sont que le début.

Ajoutons à cela les autres défis que doit relever l’Europe, comme le vieillissement de la population et la faiblesse de l’innovation. Non que l’Europe continentale soit menacée d’effondrement – bien entendu, elle demeure incroyablement riche – mais elle va relativement s’appauvrir. Le prestige de ses capitales va décliner, sauf en matière de tourisme, tandis que l’attrait mondial de sa culture et de son modèle social vont également s’éroder. Les plaques-tournantes mondiales des peuples, des idées et de l’énergie se situeront ailleurs – essentiellement en Amérique du Nord et en Asie. L’Europe deviendra la Venise des continents : belle mais désuète, un musée plus qu’un acteur de l’histoire.

Pour le Royaume-Uni, désormais à l’écart de l’Union, cela est vrai à double titre. Le pays est un grand importateur net de produits alimentaires et d’énergies fossiles tout en ayant une classe politique qui – contrairement du moins à certaines du continent – refuse de s’atteler sérieusement à une politique industrielle. Pour l’heure, le réflexe des conservateurs britanniques est d’augmenter les réductions d’impôts, tandis que le New Labour ressasse que la mondialisation est une bonne chose. En définitive, ni l’un ni l’autre n’augmenteront le niveau de vie : les marchés punissent les zélateurs des premières, tandis que la mondialisation craque de toutes parts. La confrontation avec la Russie n’est que le début d’un effondrement plus vaste qu’aucun des partis n’a le courage d’admettre.

L’inflation est là pour durer et, comme le reconnaît Borrell, il faut apporter des réponses sérieuses aux questions énergétiques, commerciales, de croissance et de sécurité. Dans chaque domaine, le bon sens de ces trente dernières années s’est évaporé. Y aura-t-il au Royaume-Uni un politicien d’envergure assez courageux pour le dire ? N’y comptons pas trop. Un État bipartite, avec un système hiérarchique de whips (parlementaires qui veillent à ce que les élus de leur parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, ndlr) qui écrase toute dissension, signifie que la liberté de pensée est une denrée rare à Westminster. Elle n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.

Embargo sur le pétrole russe : l’UE se tire-t-elle une balle dans le pied ?

Une raffinerie de pétrole. © Patrick Hendry

Souhaitant encore accentuer la pression sur Moscou, l’Union européenne a adopté le 30 mai dernier un embargo sur le pétrole russe. Si cette décision aura certes un coût économique pour la Russie, Vladimir Poutine peut néanmoins espérer s’en tirer grâce au prix très élevé du baril et en trouvant de nouveaux acheteurs. Pour l’UE, qui connaît déjà une forte inflation, l’addition risque en revanche d’être salée, surtout si les profits des géants du pétrole demeurent aussi intouchables. En parallèle, la nécessité de trouver des fournisseurs de substitution devrait encore renforcer le pouvoir de Washington sur le Vieux continent, malgré le coût environnemental catastrophique des hydrocarbures de schiste.

C’est une nouvelle étape dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Russie. Âprement discuté tout au long du mois de mai, un embargo sur le pétrole russe a finalement été annoncé lors du Conseil européen du 30 mai. D’ici la fin de l’année, toute importation d’or noir par voie maritime sera interdite, ce qui représente les deux tiers des importations européennes depuis la Russie. Les importations par l’oléoduc Droujba, un pipeline hérité de l’époque soviétique desservant toute l’Europe centrale et l’Allemagne de l’Est, devraient quant à elles baisser, mais pas totalement : l’Allemagne et la Pologne ont annoncé leur souhait de ne plus importer une goutte, tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque bénéficient d’exemptions d’une durée indéterminée. Pour ces trois États, ne disposant d’aucune façade maritime et dont les raffineries sont calibrées uniquement pour les pétroles russes, il était en effet inenvisageable d’arrêter leurs importations. Si le pipeline venait à être fermé, ces pays seront en outre autorisés à importer du pétrole depuis l’Adriatique, qui transiterait par la Croatie. La Bulgarie, déjà victime d’un arrêt des livraisons de gaz par Moscou, a quant à elle obtenu un délai d’un an et demi pour trouver d’autres fournisseurs.

Malgré ces trous dans l’accord, celui-ci devrait mettre fin à 90% des importations actuelles de pétrole selon Bruxelles. La fin des approvisionnements en gaz russe apparaît comme la prochaine étape, alors que Moscou a déjà bloqué les exportations vers la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas et vient de réduire brutalement les livraisons à l’Allemagne de 60%. Cependant, la dépendance au gaz russe est telle qu’un embargo total serait extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, voire ruineux, raison pour laquelle, l’UE a remis le sujet à plus tard.

Poutine fragilisé mais pas vaincu

L’objectif de l’embargo est évident. Selon Charles Michel, président du Conseil européen, il « va couper une énorme source de financement de la machine de guerre de la Russie ». A première vue, la Russie se trouve en effet fortement fragilisée par cette décision : en 2021, plus de 50% du pétrole russe destiné à l’export l’était vers l’Europe. Le déploiement de l’embargo va donc fortement impacter les finances publiques russes et renchérir le coût de la guerre. En outre, le désengagement de nombreuses majors pétrolières occidentales (BP, ExxonMobil, Shell…) de grands projets en Russie va ralentir la mise en exploitation de nouveaux gisements.

Vladimir Poutine dispose cependant de deux atouts pour contrebalancer cette pression financière : le haut niveau des prix des hydrocarbures et le marché asiatique. Avec un baril aux alentours de 110 à 120 dollars, le prix du pétrole est en passe de battre le record historique de 2008. Pour les pays exportateurs, dont les recettes ont été sévèrement affectées par les confinements et par des prix plus modérés depuis 2014, le contexte actuel est une aubaine. Au début de l’année, la Fédération de Russie a fait le plein de devises, réalisant en quatre mois la moitié de son objectif de revenu issu des hydrocarbures pour l’année 2022. Une tendance qui s’est poursuivi au cours du mois de mai, la Russie ayant gagné 1,7 milliards de dollars supplémentaires par rapport à avril, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cette dernière prévoit cependant une forte chute de la production russe pour l’année prochaine.

L’enjeu pour la Russie est de trouver de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine apparaît comme le client idéal.

L’enjeu pour la Russie est donc de trouver rapidement de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine, qui a dû mettre à l’arrêt ses usines à l’automne dernier par manque d’électricité, apparaît évidemment comme le client idéal. En outre, Pékin souhaite diversifier ses importations pour réduire le risque d’un potentiel blocage de ses importations par voie maritime de la part des occidentaux dans le détroit de Malacca. Depuis une dizaine d’années, les gazoducs et oléoducs entre la Russie et la Chine se multiplient : ouverture de l’oléoduc ESPO en 2012, du gazoduc Force de Sibérie en 2019, projet Force de Sibérie 2… Si l’axe Moscou-Pékin se renforce, l’Empire du Milieu se sait en position de force par rapport à son allié. La Chine profite donc des difficultés de la Russie pour faire baisser les prix, obtenant un rabais d’environ 35 dollars par baril russe par rapport au brent.

L’Inde a également flairé une bonne opportunité : en quelques mois à peine, les importations de pétrole d’origine russe y sont passées de presque 0% à 17%. Selon certaines sources, New Dehli, qui bénéficie des mêmes promotions que la Chine, utiliserait même ses capacités de raffinage pour revendre du pétrole d’origine russe aux européens, moyennant une jolie marge. Outre les économies réalisées, ces achats d’hydrocarbures permettent à l’Inde de maintenir un certain équilibre géopolitique dans ses relations avec les occidentaux et la Russie, dont elle a toujours été soucieuse. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, semble également avoir fortement augmenté ses achats de pétrole russe. Ainsi, si l’embargo européen induit d’importantes pertes de revenus pour Moscou, tant en raison de la chute des volumes exportés que des baisses de prix, la situation est encore loin d’être désespérée.

Un pétrole toujours plus cher

Pour l’Union européenne en revanche, l’embargo risque de coûter très cher. Si l’objectif officiel est évidemment d’aider l’Ukraine et de punir la Russie, les pressions des Etats-Unis ont également joué un rôle majeur dans cette décision. Dès le début du mois de mars, les USA ont en effet mis en place un embargo sur le pétrole russe et enjoint l’UE à les suivre. Mais les conséquences d’une telle décision sont bien plus importantes pour les Etats européens, qui importaient environ un quart de leur pétrole de la Russie avant la guerre (8,7% pour la France, 42% pour l’Allemagne), alors que les Etats-Unis n’en dépendaient qu’à hauteur de 8%. Énergétiquement autosuffisant et pouvant compter sur les exportations canadiennes et mexicaines, Washington n’a pas de quoi s’inquiéter. Le Vieux Continent, qui compte peu de gisements d’hydrocarbures, ne peut pas en dire autant.

Selon le Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril !

Les conséquences en sont déjà visibles : malgré diverses mesures pour atténuer l’inflation, les prix à la pompe atteignent des records. En France, malgré la remise de 18 centimes, ils dépassent de nouveau les deux euros par litre. Dans le même temps, les compagnies pétrolières affichent des profits historiques : après 16 milliards de bénéfices en 2021, TotalEnergies en a engrangé 5 de plus juste sur le premier trimestre 2022. Ses concurrents étrangers réalisent eux aussi d’excellentes performances financières, malgré la fin de leurs activités en Russie. L’expression de « profiteurs de crise » n’a, semble-t-il, jamais été aussi vraie : selon les chiffres du Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril ! Alors que la transition énergétique n’a jamais été aussi urgente, ces grands groupes préfèrent choyer leurs actionnaires plutôt que d’investir dans le renouvelable : sur les 16 milliards récoltés l’an dernier, Total en a affecté huit aux versement de dividendes et deux aux rachats d’action pour faire monter son cours en bourse…

En faisant encore monter les cours du baril, l’embargo européen pourrait donc enrichir encore plus les grandes entreprises pétrolières, toujours au détriment des consommateurs, dont les salaires n’arrivent pas à suivre l’inflation. Pour l’heure, le gouvernement français se refuse à toute mesure supplémentaire, se contentant de la remise et d’un éventuel chèque versé aux plus modestes à la rentrée. Pourtant, plusieurs pays européens ont déjà pris des mesures plus strictes : l’Italie et le Royaume-Uni ont ainsi instauré une taxe de 25% sur les bénéfices des entreprises énergétiques, dont les revenus permettront de financer des aides contre la précarité énergétique. Une mesure qui inspire la NUPES, dont le programme prévoit de « taxer les entreprises ayant profité de la crise sanitaire et des conséquences de la crise ukrainienne et orienter les recettes vers les investissements nécessaires à la bifurcation écologique et sociale ».

Une nouvelle géopolitique de l’énergie

Si des solutions existent donc pour réduire la facture d’énergie en taxant sévèrement, voire en nationalisant, les majors pétrolières, l’UE n’aura en revanche pas vraiment le choix d’acheter du pétrole plus cher auprès d’autres fournisseurs pour compenser la production russe. Or, le marché est tendu : plusieurs gros producteurs ne parviennent déjà pas à atteindre leurs objectifs de production, tels que l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria, tandis que la Lybie est toujours dévastée par la guerre. Dès le début du conflit en Ukraine, Washington a donc tenté de renouer le dialogue avec le Venezuela et l’Iran, deux gros producteurs à l’écart d’une grande part du marché mondial depuis plusieurs années en raison des sanctions occidentales. 

Le bilan semble mitigé. En ce qui concerne le Vénézuela, après des années passées à essayer de renverser Nicolas Maduro, un accord semble finalement avoir été trouvé avec lui pour autoriser les exportations à destination de l’UE à partir du mois de juillet, via des sociétés espagnole et italienne. La décision a cependant été peu évoquée dans les médias américains, car Joe Biden sait combien le sujet est sensible. Le retour en grâce de l’Iran paraît lui beaucoup plus compromis. En décidant de maintenir les gardes de la révolution iraniens sur la liste des organisations considérées comme terroristes par les USA, Joe Biden a envoyé un signal clair à Téhéran, qui a riposté en retirant des caméras de surveillance de ses installations nucléaires. Il faut dire qu’aucun des deux pays n’avait très envie de renouer avec l’autre : pour l’Iran, la Russie est un partenaire fiable, dont l’intervention en Syrie pour soutenir son allié Bachar El-Assad a été décisive. Pour les Etats-Unis, un accord avec l’Iran aurait fortement détérioré les relations avec Israël et les pays du Golfe.

Les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe.

Faute d’autres choix, ce sont donc surtout vers ces derniers que les occidentaux se sont tournés pour remplacer les livraisons russes. Initialement, l’OPEP+ (alliance élargie qui représente environ la moitié de la production mondiale et dont fait partie la Russie, ndlr), ne souhaitait pas augmenter sa production, afin de maintenir des prix très élevés. Les pétromonarchies ont en effet un mauvais souvenir des dernières années, marquées par une chute importante du prix du baril à partir de 2014 suite à la croissance de la production américaine, puis par la chute brutale de la demande lors des confinements. Finalement, l’annonce d’une future visite officielle de Joe Biden en Arabie Saoudite semble avoir permis d’augmenter la production issue du Moyen-Orient. Le Président américain a en effet accepté de rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman, qu’il snobait depuis le début de son mandat en raison de l’assassinat barbare du journaliste Jamal Khashoggi. Dans la foulée, l’OPEP+ a finalement accepté d’augmenter sa production de près de 700.000 barils par jour à partir du mois prochain.

Outre le Vénézuela et les Etats de la péninsule arabique, les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe. Longtemps très gros importateurs, les États-Unis sont désormais autosuffisants grâce au fort développement de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste depuis une quinzaine d’années. La satisfaction des besoins intérieurs étant désormais garantie, les exportations sont en train de se développer. Les livraisons de pétrole des USA à l’UE ont ainsi fortement augmenté au cours des derniers mois, tandis que celles de gaz devraient connaître un essor très important au cours des prochaines années, à mesure que les deux rives de l’Atlantique se dotent de capacités de liquéfaction et de regazéification, nécessaires au transport du gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, le sort du peuple ukrainien ne semble pas être le motif premier des pressions insistantes de Washington contre Nord Stream 2 et pour l’adoption de l’embargo européen.

Un embargo doublement hypocrite

Plus largement, les motifs invoqués en faveur de l’embargo méritent d’être questionnés. Selon Bruxelles, il s’agit de défendre une démocratie agressée par la Russie et d’utiliser cette occasion pour accélérer la transition énergétique. Comme souvent, la « diplomatie des valeurs » invoquée pour séduire l’opinion publique est cependant bien loin de la réalité. Si l’agression russe est évidemment totalement inacceptable, qualifier l’Ukraine, pays particulièrement corrompu et kleptocratique, de « démocratie » est sans doute excessif. 

Surtout, les occidentaux semblent bien plus préoccupés par la défense des droits de l’homme et de la paix en Ukraine et en Russie que dans d’autres régions du monde. Les courbettes du vice-chancelier allemand, l’écologiste Robert Habeck, au Qatar en mars dernier pour signer un contrat d’achat de gaz naturel symbolisent à elles seules les convictions à géométrie variable de nombre de dirigeants européens. En accroissant sa dépendance aux pétromonarchies, l’UE affaiblira peut-être le régime dictatorial de Vladimir Poutine, mais elle renforcera des dirigeants qui mènent une guerre particulièrement violente au Yémen depuis sept ans, font assassiner des journalistes dissidents, pratiquent encore l’esclavage, méprisent les droits des femmes et des minorités sexuelles et promeuvent un islam rigoriste. En termes de valeurs, on a fait mieux.

L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura un impact environnemental très lourd.

Enfin, la défense du climat ne semble pas non plus figurer parmi les priorités européennes. Ainsi, la récente « taxonomie verte » adoptée par l’Union, qui regroupe les activités économiques « ayant un impact favorable sur l’environnement » intègre par exemple le gaz naturel parmi les énergies vertes. L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura quant à elle un impact environnemental très lourd : d’une part, le transport par méthanier ou tanker pollue bien plus qu’un acheminement par pipeline; d’autre part, la fracturation hydraulique – interdite en France et dans la plupart des pays européens – consomme énormément d’eau et de produits chimiques. Au total, selon le cabinet de conseil Carbone 4, produire de l’électricité à l’aide de gaz américain polluerait trois fois et demi plus qu’avec du gaz russe ! En attendant que les livraisons américaines arrivent, l’Italie et l’Allemagne envisagent même de rouvrir des centrales à charbon

Le sevrage progressif de notre dépendance aux énergies carbonées ne semble pas non progresser depuis l’annonce de l’embargo. Si l’UE entend certes développer plus rapidement les sources d’énergie renouvelable, aucune annonce majeure n’a pour l’instant été faite à ce sujet. Sur le plan des économies d’énergie, pourtant indispensables pour réduire nos factures et répondre à la crise climatique, les efforts restent là aussi quasi-inexistants. Lors des chocs pétroliers des années 1970, les pouvoirs publics avaient pourtant pris des mesures fortes : obligation pour les fabricants automobiles de concevoir des véhicules moins gourmands, promotion des économies d’énergie et des transports publics, soutien aux coopératives énergétiques locales… Pour l’heure, rien de comparable ne semble être mis en place. L’embargo pétrolier contre la Russie pourrait donc certes affaiblir cette dernière, mais au prix d’un coût très important pour les Européens, d’une dépendance encore plus forte aux Etats-Unis et d’une politique énergétique bien peu écologique.

Electricité : « C’est le marché qui a fait exploser les prix » – Entretien avec Anne Debrégeas

Centrale nucléaire EDF et éoliennes. © Bastien Mazouyer pour LVSL

Explosion du prix de l’électricité, difficultés en série de la filière nucléaire, potentielle privatisation des barrages hydroélectriques, absence de filière industrielle dans le solaire ou l’éolien… Le système électrique français est plus fragile que jamais. Pour Anne Debrégeas, porte-parole du syndicat SUD Energie et chercheuse en économie au sein d’EDF, tous ces maux ont une même cause : l’obsession du marché imposé par l’Union européenne. Dans cette interview fleuve, elle nous explique comment l’ouverture à la concurrence fait exploser nos factures et mine la transition énergétique et nous propose des pistes pour rebâtir une grande entreprise de service public. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Alors que les élections présidentielles se profilent, les prix de l’électricité risquent d’augmenter fortement. Pour limiter cette hausse, le gouvernement a décidé courant janvier d’augmenter de 20% les volumes d’électricité qu’EDF est contrainte de vendre très bon marché à ses concurrents dans le cadre de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ndlr). En réaction, le 26 janvier dernier, plus de 40% des employés d’EDF ont fait grève pour dénoncer cette décision qui va coûter plus de huit milliards d’euros à l’entreprise. Pourquoi EDF est-elle obligée de vendre de l’électricité à ses concurrents et comment analysez-vous cette décision du gouvernement ?

Anne Debrégeas : EDF est obligée de vendre à ses concurrents depuis 2011. Le volume concerné est de 100 térawatts-heure (TWh), ce qui correspondait à l’époque à un quart de sa production nucléaire. Cette décision a été prise suite à l’ouverture des marchés de l’électricité à la concurrence. Personne ne voulant mettre en concurrence les centrales les unes par rapport aux autres, EDF a continué à exploiter presque l’intégralité du parc français de production, dont tout le nucléaire. Les concurrents ont vite compris qu’ils n’auraient pas accès à la ressource nucléaire, moins chère à la production que toutes les autres énergies. Sauf à rogner sur leurs marges, ils risquaient de ne pas être concurrentiels sur le marché. Ils ont commencé à râler auprès de la Commission européenne. Cédant à la pression de cette dernière, la France a mis en place ce système d’accès régulé.

Celui-ci est totalement aberrant : EDF est obligée de mettre à la disposition de ses concurrents ces 100 TWh pour qu’ils puissent les revendre à leurs clients ! On fait mine de mettre en concurrence quelque chose qu’il n’était pas possible de mettre en concurrence puisqu’on se refusait à privatiser la majorité des centrales. Pour concurrencer EDF, on a créé une activité qui n’existait pas auparavant et qu’on pourrait appeler une activité de fourniture à coût forcé. Parler des concurrents d’EDF est un terme impropre : ce sont principalement des fournisseurs qui ne produisent rien et dont l’activité consiste à acheter à un prix cassé de l’électricité grâce à l’Arenh (complété par des achats sur les marchés de gros, ncldr) pour la revendre en engrangeant des bénéfices. En fait, ces prétendus concurrents ne font rien. Ils ne produisent pas, ils ne stockent pas et ils ne choisissent même pas l’électricité qu’ils vendent puisque le courant arrivant chez le client est le même pour tout le monde et, par exemple, n’est absolument pas plus “vert” que celui de son voisin. Ils ne livrent même pas l’électricité puisque l’alimentation se fait par le réseau géré par RTE et Enedis, qui contrôle 95 % de la distribution d’électricité. Ces “concurrents”, entre guillemets donc, font seulement du trading, voire de la spéculation. Ils mettent leur logo sur la facture ! Je cite souvent cette phrase d’un fournisseur, le groupe Equateur, qui est assez emblématique : « Nous ne sommes pas plus énergéticiens qu’Amazon n’est libraire »…

« Les concurrents d’EDF ne produisent pas, ne stockent pas, ne choisissent même pas l’électricité. Ils ne la livrent pas… Ils font seulement du trading, voire de la spéculation, et ils mettent leur logo sur la facture. »

Nous sommes donc en présence d’un système de concurrence aberrant entre environ 80 fournisseurs qui vivent sous perfusion. Comme consommateurs, nous savons tous ce dont il s’agit : nous avons tous été démarchés par ces fournisseurs qui nous vendent une électricité moins chère, plus verte etc., alors que c’est la même pour tout le monde ! Les associations de consommateurs disent que ces démarchages sont souvent très agressifs, parfois frauduleux. Il ne peut pas en être autrement. Si on veut créer de la concurrence, il faut de toute façon faire un système aberrant. En dehors de ces 100 TWh, les fournisseurs achètent sur les marchés de l’électricité dont le fonctionnement est assez délirant. Le prix y est fixé par ce qu’on appelle le “coût marginal”, à savoir un coût variable dépendant de la quantité de courant produite par la centrale électrique la plus chère en production à un instant donné. Ce qu’ils ne se procurent pas dans le cadre de l’Arenh, les revendeurs l’achètent à un prix très volatile, complètement décorrélé des vrais coûts de production et très dépendant du prix du gaz, qui alimente souvent ces centrales.

Que s’est-il passé en 2021 ? Bien que les coûts de production n’aient bougé que de 4% dans l’ensemble des centrales, par le jeu du “coût marginal”, les prix du gaz se sont envolés et les prix de l’électricité ont suivi. Mis en difficulté, les fournisseurs ont répercuté la hausse sur certains clients dont les tarifs étaient indexés à ces prix marchés. Ces derniers ont vu leur facture exploser, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises plus ou moins grandes. Les industries dites « électro-intensives », c’est-à-dire pour lesquelles l’électricité représente une grande partie des coûts, par exemple la métallurgie, étaient vraiment menacées. L’État a donc dû intervenir en pompier afin d’éviter les hausses infernales pour les particuliers et de limiter les risques économiques pour les industriels.

« EDF va devoir racheter 20 TWh de sa propre électricité à 257€/MWh sur le marché et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! »

Résumons. Pour les particuliers, l’Etat a plafonné la hausse du tarif réglementé de vente à 4%. Nous reviendrons sur le sujet. Pour ceux qui sont partis chez des fournisseurs alternatifs sans tarif réglementé, l’Etat a donc imaginé de donner aux fournisseurs un accès à une quantité supplémentaire de courant fourni par EDF à prix coûtant (ARENH) afin qu’ils puissent reporter cette baisse sur la facture de leurs clients. On aurait pu faire plus simple en versant une subvention aux clients. Hélas, nos dirigeant ont souhaité repasser par un mécanisme de marché en disant à EDF : “Dorénavant, ce ne sera plus 100 TWh mais 120 qu’il faudra vendre à la concurrence”. Problème, cela a été fait très tardivement : pour 2022, EDF avait déjà soit réservé son nucléaire pour ses propres clients, soit vendu cette électricité à l’avance sur le marché pour se protéger des fluctuations des cours. Les 20 TWh, EDF n’en disposait pas !

Demander en 2022 à EDF de vendre 20 TWh de plus à ses concurrents revient donc, ni plus ni moins, à lui demander de payer la différence entre les prix de marché et le coût de production. EDF va devoir racheter ces 20 TWh – de sa propre électricité ! – au prix de marché de décembre 2021, soit 257€/MWh et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! La commission de régulation a bien annoncé qu’elle allait surveiller le comportement des fournisseurs privés. Les experts pensent qu’il sera difficile de mettre en place cette surveillance.

En résumé, le prix de l’électricité a complètement explosé alors que les coûts de production sont très stables simplement parce qu’on a créé un mécanisme complètement absurde de concurrence. Cette pseudo-concurrence a donné naissance à une armée de fournisseurs qui ne font que du trading. Les prix ayant flambé dans un épisode spéculatif, l’État, une nouvelle fois, est intervenu en pompier sans régler le problème, via un mécanisme ultra compliqué qui subventionne les fournisseurs en pillant EDF.

« D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer. »

Oui. Malgré ce manque à gagner de huit milliards, personne ne va laisser couler EDF (depuis l’interview, le gouvernement a annoncé une recapitalisation de 2,1 milliards d’euros, ndlr). Antérieurement, EDF était en grande difficulté car les prix de marché étaient trop bas, et donc inférieurs à ses coûts de production. La conjoncture s’est inversée ces derniers temps et l’entreprise se portait bien grâce à des prix plus hauts. Alors qu’elle avait l’opportunité de remplir ses caisses, on lui demande de donner une partie de ces profits à ses concurrents ! Oui, c’est un problème. D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer.

LVSL : Revenons sur les prix de l’électricité. Vous avez expliqué qu’ils sont largement indexés sur le prix du gaz puisque, pour produire un MWh supplémentaire, le plus simple est d’allumer une centrale au gaz, d’où cette corrélation et la flambée récente. Pour la France, dont l’électricité est produite à environ 70% par le nucléaire, le reste étant essentiellement de l’hydraulique, cette indexation sur le prix du gaz est particulièrement aberrante : comme vous l’avez rappelé, les coûts de production d’EDF ont augmenté de 4%, ce qui est très faible par rapport à la hausse des prix de marché. A l’automne dernier, la France avait demandé à l’Union européenne de définir un nouveau mécanisme de fixation des prix. Elle s’est heurtée à un refus. Êtes vous dans l’espoir qu’une réforme de ces prix de l’énergie puisse être trouvée ?

A.D. : Non, c’est impossible tant qu’on reste dans le marché. Le 21 septembre 2021, sur le plateau de Public Sénat, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, lui-même, expliquait que le marché européen de l’électricité était « aberrant » et « obsolète ». Mais début novembre, devant l’Eurogroupe, il est revenu sur ses propos en disant que le problème n’était pas le marché de gros, mais le marché de détail, c’est-à-dire les contrats qui lient les fournisseurs à leurs clients. On va bricoler des rustines, comme un système de stabilisateur de prix pour les clients individuels, où le producteur reverse aux fournisseurs, qui reversent à leurs clients l’écart entre le prix de marché et un prix fixe. Des contrats à long terme pour certains clients ont également été évoqués, mais uniquement sur le renouvelable. Troisième rustine possible, on va mettre en place un mécanisme pour garantir la viabilité des fournisseurs… En fait, le ministre ne propose que des mécanismes ultra compliqués. Depuis vingt ans, on n’a cessé d’agir de la sorte. Cette logique a donné naissance à l’Arenh.

« Tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix.»

Ces rustines ne cherchent qu’à contourner le problème du marché de l’électricité. Pourtant, quand on y réfléchit, une telle politique n’a aucun sens ! D’une part, les producteurs disent qu’il leur faut obligatoirement une visibilité sur leurs revenus car autrement ils ne peuvent pas investir sur des dizaines d’années : une centrale à énergie renouvelable est amortie sur 25-30 ans, le nucléaire sur 60 ans. D’autre part, les consommateurs ont eux aussi besoin de visibilité : les ménages pour maîtriser leur budget, les entreprises pour assurer la viabilité de leur activité. Donc tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix ! Dans le secteur de l’énergie électrique, Il n’y a logiquement pas de place pour la concurrence. En créant un marché pour rien avec cette activité délirante de fourniture imposée à EDF, on a juste créé un immense bazar, des coûts supplémentaires et de la gêne pour les consommateurs. En outre, un tel système n’aide en aucun cas la transition énergétique.

LVSL : Il y a vingt ans, les associations de consommateurs étaient pourtant plutôt en faveur de la création de ce marché, en disant que la concurrence allait faire baisser les prix… Aujourd’hui, ils en reviennent parce qu’ils voient bien que cela génère tout un tas de coûts supplémentaires comme les activités comptables, le démarchage et, bien sûr, la rémunération des actionnaires…

A.D. : Absolument. Par exemple, la CLCV, Consommation logement cadre de vie, la plus grosse association de consommateurs après UFC-Que Choisir, a carrément écrit un plaidoyer pour un retour au monopole de l’électricité. Les membres de cette association sont vent debout contre l’ouverture du marché : ils expliquent que cela ne peut pas fonctionner et que le problème du démarchage agressif est lié au fait que les fournisseurs n’ont aucun autre moyen de se démarquer. L’UFC-Que Choisir a une position plus ambiguë. Au début, ses dirigeants se sont dit : « puisque les marchés sont ouverts, essayons de faire des achats groupés avec nos clients ». De manière générale, ils deviennent de plus en plus critiques.

On assiste à la même évolution chez les industriels. Fort logiquement : avec l’ouverture de marché, les tarifs ont explosé. Entre 2007 et 2020, le prix de l’électricité pour les ménages a augmenté de 50% hors taxes, alors que les coûts ont augmenté d’environ 1% par an en moyenne. Durant la seule année 2021, si rien n’avait été fait, l’augmentation aurait été de 45% hors taxes sur nos factures ! Or, en 2021, les coûts de production n’ont augmenté que de 4 à 5%. Cette flambée est lié à la volatilité des marchés spéculatifs, qui ne reflètent pas les coûts.

Par ailleurs, sur le long terme, cette mise en concurrence génère des surcoûts du fait de la naissance d’activités qui n’existaient pas : le réseau commercial et publicitaire, le trading, la négociation des marchés et la rédaction des contrats, la multiplication des systèmes d’information puisque chaque opérateur a désormais son système de facturation… Tous les fournisseurs ont aussi été contraints de dupliquer certaines fonctions d’ingénierie comme la prévision de consommation. Des coûts juridiques peuvent s’ajouter à tout cela lorsqu’il y a des différends. Ces coûts de transaction finissent par se retrouver sur la facture. Pour l’opérateur historique, EDF, ce sont aussi des surcoûts nets. Enfin, la rémunération du capital est de loin le surcoût plus important. 

Nous n’avons parlé jusqu’à maintenant que des concurrents d’EDF qui ne produisent rien. Parallèlement, des délégations de services publics sur certains moyens de production, principalement ceux relatifs au développement des renouvelables, se font beaucoup par l’appel aux capitaux privés via des appels d’offres. L’investisseur qui l’emporte se voit garantir par l’Etat un prix d’achat sur toute la durée de vie de la centrale. C’est une forme de rente. Certains se diront que les choses ne seraient pas différentes si le projet restait public. Ce n’est pas le cas. Dans le coût de production de l’électricité, le coût d’investissement sur le long terme pèse plus que tout. Donc le taux de rémunération de l’apporteur de capitaux, la banque ou les actionnaires, pèse énormément dans le coût total. Quand vous achetez une maison à crédit, vous en payez deux fois le prix en comptant les intérêts car le taux de l’emprunt n’est pas nul. Il en sera de même pour l’Etat quand il fait appel aux capitaux privés pour construire une centrale.

Anne Debrégeas. © Anne Debrégeas

RTE a récemment proposé des scénarios pour 2050, appelés « Futurs Énergétiques 2050 » (avec plusieurs variations selon la part de nucléaire, ndlr). Pour évaluer l’impact de ce taux de rémunération des apporteurs de capitaux – appelé « coût moyen pondéré du capital » -, ils ont pris en compte deux niveaux de rémunération du capital à 4% ou à 7%, mis en regard du taux à 1% auquel l’Etat peut s’endetter ou auquel on rémunère les livrets A. Les résultats sont clairs : lorsqu’on passe de 1 à 4%, les coûts du système électrique (production+réseau) augmentent d’environ 30% (29% pour le scénario renouvelable, 38% pour le scénario nucléaire). Or, 4%, c’est vraiment le minimum de ce que demandent les investisseurs privés ; Total, par exemple, a récemment annoncé qu’il refuserait tout investissement dont le taux de rentabilité du capital serait inférieur à 10%. En passant de 1% à 7%, le coût total gonfle de 70% pour le scénario renouvelable et de 93% pour le scénario nucléaire !

Lorsqu’on paie sa facture d’électricité, on paie donc en très grande partie le capital apporté par les investisseurs. Il est essentiel de faire en sorte que la rémunération du capital soit la plus faible possible. Pour cela d’abord, il faut supprimer un maximum le risque et s’adresser à des structures solides et la plus solide, c’est l’État. Deux options s’offrent à nous. Soit l’Etat finance les investissements, en empruntant à faible taux ou en utilisant l’épargne des Français – tel que le livret A rémunéré 1%/an – et les tarifs de l’électricité seront largement indexés sur ces coûts. Soit l’Etat s’adresse au privé et les consommateurs vont payer largement plus cher leur courant, peut-être de 50% , juste pour rémunérer les investisseurs…

LVSL : Parlons du mix électrique de la France, et notamment du nucléaire, qui fait à nouveau débat dans la campagne présidentielle. Emmanuel Macron a récemment annoncé vouloir construire six réacteurs EPR, voire huit supplémentaires . En parallèle, un certain nombre de réacteurs sont à l’arrêt cet hiver, à tel point que nous avons dû remettre en activité des centrales à charbon. Le fameux EPR de Flamanville a déjà dix ans de retard, ce qui engendre des surcoûts très importants. Quoi que l’on pense du nucléaire, la filière nucléaire française est-elle encore capable de construire et de faire fonctionner ces réacteurs EPR ?

A.D. : On peut effectivement se le demander. L’EPR est un fiasco. Le retard est absolument incroyable. Pour le construire, trois milliards d’euros avaient été budgétés. On avoisine les dix-neuf milliards, dont déjà sept milliards de ce qu’on appelle les intérêts intercalaires, c’est à dire les frais financiers portant sur la phase de construction. Jadis, la France a su construire l’essentiel de son parc au rythme de cinq réacteurs mis en service chaque année ! Peut-être avons-nous perdu des compétences parce que nous n’avons pas assez développé le parc. Mais depuis longtemps, Sud Energie souligne d’autres problèmes nés d’une hiérarchie confisquée par des financiers et des gestionnaires, peu encline à s’intéresser à la technique. Les collègues qui travaillent dans le nucléaire nous disent que maintenant les chefs sont trois ans dans un endroit, trois ans dans un autre. Ils n’ont pas les compétences suffisantes. De plus, comme ils ne souhaitent pas faire de vague, quand il y a un problème, ils sont souvent tentés de le masquer plutôt que de chercher à le régler collectivement.

N’oublions pas la question de la sous-traitance : 80% de l’activité de maintenance du parc existant est sous-traitée. Or, les sous-traitants sont moins bien formés que les gens en interne, ont de moins bonnes conditions de travail et débarquent dans la centrale sans connaître vraiment les installations. De plus, par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. Par exemple, sur le chantier de l’EPR de Flamanville, on trouve pas moins de 600 sous-traitants, s’exprimant en 25 langues différentes. On imagine bien que cela ne facilite pas l’organisation ou la transparence lorsqu’il y a des problèmes à reconnaître ! Pour EDF, les nouvelles difficultés résultent aussi de l’évolution constatée dans la gestion des ressources humaines, donc des carrières. Elle a conduit à une rupture entre le monde de ceux qui exécutent et celui de ceux qui encadrent. Jadis, les premiers progressaient en interne et se retrouvaient dans l’encadrement. Cette désorganisation est renforcée par un management calé sur le dogme libéral : chacun regarde ses indicateurs, puis change de boulot régulièrement…

« Par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. »

Concernant le parc nucléaire actuel, qui assure 70% de la production, celui-ci est fragile et de plus en plus souvent à l’arrêt. Cette très faible disponibilité est liée à trois choses. D’abord à un défaut générique de corrosion sur les circuits primaires, constaté sur la centrale de Civaux puis sur d’autres installations comme celle de Chooz ou Penly. On craint que ce problème ne soit assez répandu, en particulier sur le palier de 1350-1400 MWh, le plus général sur le parc nucléaire. Outre ces problèmes techniques, on était déjà en situation tendue car le COVID a désorganisé les plannings de maintenance, prévus très longtemps à l’avance. Enfin, nous avons un parc vieillissant, donc les problèmes se cumulent. Tout cela entraîne un niveau de production très bas pour le nucléaire : on prévoit entre 280 et 300 TWh pour 2022, alors qu’on pouvait jadis tourner jusqu’à 400 !

Que se passe-t-il quand on manque d’électricité et que le nucléaire et les renouvelables ne peuvent pas produire plus ? Généralement on se tourne vers le gaz, l’énergie la plus rapide à mobiliser . Hélas, le gaz devient très cher. Le charbon lui est préféré. Le problème, évidemment, c’est que le charbon est beaucoup plus polluant que le gaz. Certains nous disent que l’on paie plus cher parce qu’on est connecté au marché européen. Ce serait le prix à payer pour avoir une sécurité qui permet de mutualiser les productions de pointe. Cette théorie est complètement fausse : il est certain que le réseau interconnecté est une sécurité et que la France doit rester connectée au reste de l’Europe, mais cette interconnection a été créée bien avant les marchés. Certes, les autres pays européens utilisent plus de gaz que nous, mais pas au point d’expliquer les envolées des prix du marché. Le recours au charbon est donc lié à ce mécanisme de tarification au coût marginal qui fixe les prix sur les marchés.

LVSL : Le nucléaire français est donc plutôt mal en point. Préconiseriez-vous d’en construire davantage ou plutôt de se tourner vers le renouvelable ?

A. D. : Pour définir une trajectoire vers la neutralité carbone, la seule démarche possible est de partir des scénarios de long terme. C’est ce que propose notamment RTE, à horizon 2050, voire 2060. Quel que soit le scénario retenu, des investissements majeurs doivent être faits sur le parc de production et le réseau. Vu le temps que va prendre la construction des centrales nucléaires ou la création des filières pour l’éolien offshore, il faut s’y mettre maintenant. RTE a vérifié la faisabilité technique des différents scénarios, en a étudié le coût mais aussi les impacts écologiques, les risques industriels, les enjeux d’acceptabilité sociale etc. D’après son analyse, la différence de coût avec ou sans nucléaire est de l’ordre de 15% en 2050. Quand on voit les incertitudes dans lesquelles on est, j’estime que ça s’appelle l’épaisseur du trait. La question n’est donc pas économique, mais politique, écologique et sociale. Il y a aussi d’autres associations ou organismes publics qui font ce type de scénarios notamment l’ADEME et NégaWatt. Bref, nous avons tous les éléments pour faire notre choix.

« Dans tous les cas, il va falloir accepter des éoliennes ou du nucléaire et faire des efforts pour réduire la consommation. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. »

Maintenant, un choix politique doit être fait : préfère-t-on les risques intrinsèques au nucléaire avec les déchets qu’il produit ou l’impact sur les paysages et les paris industriels que comporterait un développement massif des énergies renouvelables et des moyens d’équilibrage comme l’hydrogène ? Dans tous les cas, il va falloir accepter des formes de nuisance et faire des efforts pour réduire la consommation, comme tous les scénarios le prévoient. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. Or, que s’est-il passé ? Dix jours après la sortie des scénarios RTE à l’automne, Emmanuel Macron annonçait qu’il relançait le nucléaire ! D’un point de vue démocratique c’est presque insultant… EDF avait aussi fait ses propres scénarios mais ne les a jamais sortis, préférant sans doute les utiliser pour du lobbying loin des regards. Le président de la République a pris sa décision de manière unilatérale, dans l’ombre, sous l’influence des lobbys. C’est tout sauf démocratique.

Un autre problème s’est rajouté, celui de la taxonomie verte européenne (classification des différentes sources d’énergie, qui a reconnu le gaz et le nucléaire comme énergies vertes, ndlr). Tout le monde discute pour savoir ce qui doit être considéré comme énergie verte, mais personne ne se demande ce qu’est ce mécanisme. En fait, cette labellisation des énergies vertes incitera les investisseurs privés à investir plutôt dans telle ou telle technologie. Donc au lieu de choisir un scénario, de planifier et d’investir via le secteur public, on abandonne la décision aux investisseurs ! La « main invisible du marché » incitera à aller plutôt vers le nucléaire ou pas. C’est d’autant plus scandaleux que les choix énergétiques ne relèvent pas de l’Europe. D’où le fait que les autorités bruxelloises créent des mécanismes ultra-compliqués que personne ne comprend pour noyer le poisson. RTE nous dit qu’il faut investir entre 20 et 25 milliards d’euros par an dans le système électrique, aujourd’hui on en est à 12 ou 13 milliards. Ce n’est pas avec ce genre de mécanismes incitatifs tordus, qui ont largement fait la preuve de leur inefficacité, qu’on va arriver à quelque chose. Nous allons nous retrouver, comme chaque année, à rater nos objectifs et même pire puisque le charbon remonte…

LVSL : Puisque vous parlez de rater nos objectifs, la France, avait comme tous les autres pays de l’Union européenne, des objectifs de développement du renouvelable. Nous sommes le seul pays européen qui les a ratés : on visait 23% de renouvelable dans le mix énergétique en 2020, on dépasse à peine les 19%. Comment expliquez-vous ce retard ?

A.D. : Nous sommes dans une situation un peu différente des autres en raison de notre parc nucléaire et, jusqu’à récemment, nous étions largement surproducteurs. Il ne faut pas non plus idéaliser les performances des autres pays. Les Allemands, par exemple, sont ultra-dépendants des énergies fossiles : ils “crament” énormément de charbon et ont besoin de Nord Stream 2 pour le gaz. Grâce au nucléaire, l’électricité française est très décarbonée et nous avons donc un peu moins le couteau sous la gorge que les autres. 

Le problème de la France, c’est le manque de volonté politique, alors qu’il faut faire des choix maintenant. Le système est dans un tel état de désorganisation que nos gouvernements passent plus de temps à essayer de remettre sur pied le marché, plutôt que d’atteindre nos objectifs. Par ailleurs, non seulement les objectifs de renouvelables ne sont pas atteints, mais c’est la même chose pour l’isolation des bâtiments, absolument essentielle pour baisser la consommation. Pour les énergies renouvelables, les projets sont soumis à des mécanismes de marché, à des appels d’offres très compliqués : comme le secteur évolue très vite, il est difficile de définir la réglementation et de rédiger des cahiers des charges qui prévoient tout. Donc on perd un temps fou et à l’arrivée, cela coûte beaucoup plus cher.

LVSL : Par conséquent, on se retrouve sans aucun parc éolien offshore en France alors qu’au Royaume-Uni, en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, il y en a déjà beaucoup…

A.D. : Oui. Par ailleurs, le fait de recourir au privé n’aide pas à résoudre les problèmes d’acceptabilité. On le voit sur les éoliennes offshore dans la baie de Saint-Brieuc, où la polémique dure depuis 2012 : bien sûr il y a une opposition citoyenne au projet en général, mais je pense aussi que les habitants ont le sentiment que ce projet ne va pas leur apporter grand chose. Une entreprise locale candidatait. Le marché a été donné à Iberdrola, une grosse entreprise espagnole. Je rappelle que l’été dernier, celle-ci a osé faire turbiner l’eau de ses barrages pour produire de l’électricité parce que les prix étaient très hauts alors même que l’Espagne était en pleine sécheresse. Obnubilés par le marché, nous n’avons pas protégé nos filières françaises dans l’éolien. Cela vaut aussi pour le solaire ; on importe tout massivement d’Asie alors qu’on a du silicium chez nous ! C’est totalement absurde : le seul critère, c’est le prix et la rentabilité à court terme. Cela a détruit nos filières industrielles, pourtant indispensables.

LVSL : Avant de revenir sur ces filières, restons sur le renouvelable dont nous disposons, c’est-à-dire principalement les barrages hydroélectriques. Ayant été construits depuis un certain temps déjà, ils sont largement amortis aujourd’hui. Il s’agit donc de rentes pour EDF ou pour les autres opérateurs comme la CNR ou la Shem (qui appartiennent en partie au groupe Engie, ndlr). Or, dans ce cas également, l’Union Européenne est revenue à la charge en demandant que les concessions soient ouvertes à la concurrence. La position de la France a évolué plusieurs fois sous le quinquennat : au début, le gouvernement semblait vraiment vouloir privatiser des barrages, puis on a eu le projet Hercule (projet de restructuration du groupe EDF, ndlr) où le secteur hydroélectrique était sanctuarisé et restait public, mais Hercule a été suspendu suite à la mobilisation des syndicats. Où en est-on aujourd’hui ? De nouvelles concessions de barrages vont-elles être confiées, au moins en partie, au privé ?

A.D. : On est toujours en standby, mais à vrai dire, nous avons gagné une bataille idéologique. Nous avons développé tout un argumentaire, repris par certains députés, notamment Marie-Noëlle Battistel (PS) et Delphine Batho (anciennement PS, désormais non-inscrite). Nous avons fait un gros rapport qui détaille cette aberration à la fois sur le plan de la sûreté – ce sont des ouvrages ultra-sensibles – et sur le problème de la gestion de la ressource en eau. En effet, l’eau des barrages sert essentiellement à l’électricité, mais elle répond aussi à d’autres usages comme l’irrigation, le tourisme, le maintien de l’écosystème en aval etc. La ressource en eau est appelée à se raréfier avec le réchauffement climatique ; la situation est déjà tendue et l’eau va devenir une ressource très rare donc ultra-stratégique. Enfin, le réseau de barrages est la pierre angulaire de notre système électrique. Il représente pratiquement l’unique moyen de stockage, il est donc vraiment crucial de l’utiliser au mieux.

NDLR : Lire à ce sujet l’article de Pierre Gilbert sur LVSL (2018) : « Scandale de la privatisation des barrages : une retenue sur le bon sens »

Je pense que c’est grâce à cette action syndicale que, dans Hercule, il était prévu de mettre les barrages à l’abri de la concurrence en les mettant dans une filiale 100% publique. En effet, le droit européen impose une mise en concurrence quand il s’agit de concessions, sauf dans le cas où tout le secteur est géré par une entité à 100% publique ou en régie c’est à dire par l’État. Hercule a capoté. On ne va pas s’en plaindre. Même s’il y avait des choses positives, comme la nationalisation des filières de production historiques, il y avait aussi des choses très négatives.

Notre colère n’est pas retombée. Une proposition de loi sénatoriale des écologistes, visait à garder ce petit bout d’Hercule, c’est-à-dire à placer l’hydroélectricité dans une entité 100% publique, ce qui aurait définitivement écarté le risque de concurrence. En plus, ce projet incluait tous les barrages de France, c’est-à-dire à la fois ceux gérés par EDF mais aussi ceux gérés par la CNR et par la Shem, les filiales d’Engie. Comment pouvait-on s’opposer à cette proposition ? De manière invraisemblable, toutes les organisations syndicales autres que la nôtre (Sud Energie, ndlr) s’y sont opposées sur des arguments assez hallucinants. Nos détracteurs ont, par exemple, dit qu’il fallait sortir tout le système public de la concurrence, sinon rien, ou qu’inclure la CNR et la Shem signifierait dissoudre ces entreprises ou qu’EDF risquerait d’éclater. Dans Hercule, la Commission européenne utilisait la sanctuarisation de l’hydroélectricité comme monnaie d’échange pour augmenter l’ARENH et éclater véritablement EDF. Dans le contexte de la proposition de loi sénatoriale, les barrages auraient effectivement été séparés du reste d’EDF mais dans une entité 100% publique. Une coordination aurait été obligatoire. Les syndicats s’étant prononcés contre ce projet, les parlementaires se sont appuyés sur leurs avis pour le rejeter. Je pense qu’il y a aussi eu des calculs politiciens derrière ces choix. Toujours est-il que le projet n’est pas passé alors que nous avions une occasion de mettre nos barrages hors concurrence dans un système public.

LVSL : Revenons sur les filières. Sous pression de l’Etat, qui possède 84% des parts d’EDF, l’établissement a dû absorber au cours des dernières années un certain nombre d’entreprises. On pense notamment à Areva en 2017, qui était très fragilisée par le scandale Uramin. Sur le solaire, où nous importons presque tout de Chine, EDF est propriétaire de l’entreprise Photowatt mais ne lui passe pas de commandes. Plus récemment, ce sont les turbines Arabelle, vendues à Général-Electric, qui ont été rachetées par EDF pour plus d’un milliard d’euros. On pourrait se dire qu’EDF se retrouve désormais en capacité d’avoir une filière complète couvrant l’ensemble des moyens de production énergétique. Pourtant ces acquisitions ont été beaucoup critiquées, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

A.D. : S’agissant du rachat d’Areva, il est certain que l’entreprise a quelques casseroles. Il faut un contrôle citoyen et un peu plus de transparence sur cette filière, donc instaurer des garde-fous. Photowatt était une entreprise française indépendante. Sarkozy avait demandé à EDF de la racheter. Elle a développé une technologie de couche mince un peu avant-gardiste, donc ses panneaux photovoltaïques sont plus chers (mais sont moins polluants à fabriquer, ndlr). Les prix s’étant complètement effondrés sur la technologie dite classique, dans une logique de marché, les filières plus chères ont été abandonnées.

EDF se comporte comme un acteur privé. D’abord, ses dirigeants investissent très peu en France, l’essentiel de leurs investissements sont à l’international. Parmi ces projets internationaux, il y a parfois des choses très discutables comme la mise en danger de la communauté autochtone d’Union Hidalgo au Mexique. En fait, ils vont là où ça rapporte et participent à la privatisation du système électrique des autres pays. Au contraire, dans tous les pays qui n’ont pas encore un accès suffisant à l’électricité, EDF devrait avoir une politique de coopération, pas une politique expansionniste guidée par la recherche de profit. Je pense aussi que l’Etat a demandé à EDF de ne pas trop investir en France afin de faire de la place à la concurrence, l’établissement assurant déjà 80 % de la production d’électricité . C’est pour cela qu’il faut une vraie volonté publique, une vraie planification, une vraie politique industrielle pour faire en sorte que le dernier mot ne reviennent pas toujours au moins-disant. Avec le moins-disant, c’est simple, ce sont les Chinois qui gagnent. Ils subventionnent leurs productions, leur main-d’œuvre est moins chère, leurs normes environnementales et de sécurité sont plus laxistes 

« On fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu d’une entreprise chargée d’une mission de service public. »

Tout cela ressort en partie de la responsabilité d’EDF, mais principalement de la puissance publique qui n’a aucune stratégie industrielle pour le pays. Ce constat va bien au-delà de l’énergie. Je conseille à tous de regarder La guerre fantôme, un documentaire très bien fait, qui revient sur la vente scandaleuse d’Alstom à Général Electric et de ses turbines hydrauliques. Sous la menace, nous avons bradé nos turbines, alors qu’elles sont la garantie de notre avenir (ndlr : les turbines ont été rachetées, mais pour un coût deux fois supérieur à celui de leur vente). Au lieu d’avoir une optique de service public de long terme et de développer une politique industrielle en matière énergétique en support au scénario qu’on a choisi, on laisse tout au marché. On fait des coups financiers, on vend, on rachète à l’étranger, bref on fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu de la concevoir comme une entreprise chargée d’une mission de service public.

LVSL : En effet, EDF est en train de devenir un groupe dont on ne comprend plus vraiment l’objectif si ce n’est qu’il agit comme un acteur privé. Si on voulait revenir à une grande entreprise publique, à un monopole qui produit de l’électricité avant tout pour la France, comment faudrait-il s’y prendre ? Ne faudrait-il pas se confronter aux traités européens ?

A.D. : Clairement oui. Sur la question des traités européens, lorsque nous avons interrogé les représentants des différentes commissions parlementaires, ils nous ont certes dit qu’il était possible de sortir l’hydroélectricité de la concurrence en créant une entité publique, mais ils nous ont clairement indiqué qu’il n’était pas possible de sortir du marché tout le secteur électrique. Donc pour moi, il n’y a qu’une solution possible, nous devons renationaliser le secteur électrique, et même énergétique (plusieurs candidats à la présidentielle proposent, tel que Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, proposent de renationaliser EDF et Engie, le gouvernement a également indiqué ne pas exclure l’hypothèse étant donné les difficultés de l’entreprise, ndlr), en sachant que nationaliser n’est pas forcément tout étatiser. 

Cela signifie qu’il faut sortir de la sphère marchande et de la concurrence le secteur énergétique. La propriété doit être publique et le seul objectif de gestion doit être l’intérêt général et non la rentabilité à court terme. Clairement, cela implique qu’on désobéisse aux traités européens. Nous devons refuser de les appliquer et essayer de les renégocier. Si ce n’est pas possible, l’Europe nous donnera des pénalités, et bien nous ne les paierons pas. Je ne pense pas qu’on nous envoie des chars pour cela. D’ailleurs, d’autres pays sont dans une situation similaire. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé en Espagne cet été quand les consommateurs ont vu leurs factures s’envoler. Ce sont plutôt les pays du Nord qui ne veulent apparemment pas toucher au marché. Très bien pour eux, mais nous, nous nous y opposons. Quant au niveau international, il faut s’en tenir à de la coopération, notamment aider les pays qui n’en ont pas les moyens à avoir accès à l’électricité sans passer par la case charbon. L’objectif ne doit pas être lucratif. Par ailleurs, s’opposer aux thèses de l’Union européenne ne veut pas dire se déconnecter du réseau européen.

Rien ne justifie de créer le bazar que l’on a sous les yeux, tout ça pour le compte d’intérêts privés. Les résultats de Total font froid dans le dos : ils sont là à se congratuler sur leurs excellents résultats avec un taux de distribution de dividendes très élevé et prévoient que ce sera encore mieux en 2022 car les prix du gaz ont explosé. Et cela ne les empêche pas de profiter des aides d’État sur l’électricité ! Ils disent même que la volatilité des prix est une bonne chose pour eux parce qu’elle leur donne une marge de spéculation pour se faire de l’argent ! Alors évidemment ils se verdissent. Par exemple avec un méga-projet solaire au Qatar grâce auquel les investisseurs sont invités à la Coupe du monde. Les dirigeants de ces groupes sont vraiment sans foi ni loi. Ils n’en ont rien à faire de l’intérêt général, ils se gavent et c’est tout. Voilà ce qu’on est en train de faire du secteur public.

Note : Anne Debréagéas a développé ses propositions dans plusieurs textes tels que la note du think tank Intérêt général « Planifier l’avenir de notre système électrique », une contribution pour The Other Economy et le syndicat Sud-Energie.

« La construction européenne s’est faite contre le peuple français » – Entretien avec Aquilino Morelle

François Mitterrand et Jacques Delors, architectes de l’Union européenne d’aujourd’hui. © Aitana Pérez

Dans L’opium des élites, Aquilino Morelle, ancien conseiller politique de Lionel Jospin, d’Arnaud Montebourg et de François Hollande, propose un autre regard sur la construction européenne : celui d’un projet élitiste, jamais débattu devant le peuple. Dans ce long entretien, il revient en particulier sur le « fédéralisme clandestin » de François Mitterrand, qui a bâti une Union européenne néolibérale plutôt que le socialisme à la française qu’il avait promis. À l’aide de nombreuses références historiques, il aborde aussi l’absence de démocratie en matière européenne, la question du Frexit ou encore le manque de patriotisme des élites françaises. Entretien réalisé par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre revient sur 60 ans de construction européenne et sur l’orientation de celle-ci. À vous lire, on comprend que le projet européen était fédéraliste dès l’origine, alors qu’on nous présente souvent celui-ci comme une lente construction conduite par les États-nations. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?

Aquilino Morelle – Pour bien comprendre, il faut faire un détour par la généalogie de l’européisme. Ce mot, apparu dans un récit de voyage dès la fin du XVIIIe siècle, servit en premier lieu à distinguer physiquement les populations européennes des autres ; puis, au XIXe siècle, dans le contexte politique russe, il désigna l’opinion favorable à l’Europe, par opposition à la slavophilie et au panslavisme. Enfin, il fut repris par l’écrivain Jules Romains, qui lui donna en 1915 son sens actuel : la « position politique favorable à l’unification de l’Europe ». En somme, il s’agit d’un mouvement intellectuel qui voit dans l’union politique de l’Europe une nécessité première et une priorité absolue, transcendant toute autre forme de conviction, en particulier partisane.

Né de la Première Guerre mondiale et de ses massacres de masse, ce courant de pensée a connu son âge d’or entre 1923 et 1933. En octobre 1923, le comte autrichien Richard Coudenhove‐Kalergi fait paraître le livre programmatique Pan-europa et lance en parallèle un mouvement politique éponyme, qui prendra fin avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir dix ans plus tard. Cette décennie fut marquée par une intense effervescence intellectuelle autour de très nombreuses revues, le premier Congrès paneuropéen à Vienne en octobre 1926, des projets de « grand marché » fondé sur une union douanière et une unification monétaire du continent, ainsi que la recherche d’une rationalisation de l’économie européenne avec le « plan Delaisi ». Ce projet réalise une première percée politique avec l’exposé du plan Briand lors de la Xe assemblée générale de la Société des nations en 1929 et le Mémorandum pour une « Union fédérale européenne », annoncé le 1er mai 1930. 

Progressivement, l’« Europe » est apparue à un nombre grandissant d’intellectuels comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. Une idée politique possédant deux dimensions principales : le fédéralisme et le continentalisme.

Dans le prolongement de l’ouvrage fondateur de Pierre‐Joseph Proudhon, Du principe fédératif (1863), les tenants du fédéralisme voient en lui une loi centrale de l’évolution des sociétés humaines, permettant à celles‐ci de concilier, d’une part les impératifs de liberté et d’autonomie, et d’autre part l’ordre et la sécurité. Dans cette perspective historique, l’Europe unifiée est une étape nécessaire et capitale d’un fédéralisme universel. En ce sens, dès l’origine, l’européisme est un mondialisme.

« Progressivement, l’”Europe” est apparue comme une idée politique belle et puissante, séduisante, attractive, ayant vocation à se substituer à celles du XIXe siècle, jugées épuisées, tels le nationalisme, le marxisme ou le libéralisme. »

Quant au « continentalisme », dont le principal représentant fut Coudenhove‐Kalergi, c’est un courant inspiré du panaméricanisme, formalisé par le juriste et diplomate chilien Álvarez, qui proposa en 1926 une réforme de la SDN suivant des bases continentales. Selon Álvarez, la masse physique et humaine d’un continent est bien plus qu’une donnée géographique, elle forme un élément indépassable de solidarité, d’identité et d’unité. Il plaide donc pour une organisation politique du monde passant par le regroupement des États de chaque continent, considérés comme les seules bases géographiques culturellement cohérentes et à la mesure des enjeux économiques du temps. C’est le continentalisme qui, en 1823, a fondé la « doctrine Monroe » aux États‐Unis (formulé par le président américain James Monroe, cette politique étrangère condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques », préparant les visées impérialistes des USA sur leurs voisins du Sud, nldr), autant que suscité la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1963. 

L’européisme actuel est héritier de cette histoire. Comme son aïeul, il est à la fois un continentalisme et un fédéralisme, parfois avoué mais le plus souvent masqué. Jean Monnet est un des rares à assumer son fédéralisme. Dès août 1943, dans une note stratégique destinée au général de Gaulle, il souligne la nécessité que « les États d’Europe forment une fédération ou une “entité européenne” ». Dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950, considéré comme le texte fondateur de la construction européenne, Monnet demande que l’on souligne cinq lignes essentielles : celles où il précise que la future CECA réalise « les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». En tant que Président de la Haute Autorité, organisme supranational de la CECA, il déclara que « notre Communauté n’est pas une association de producteurs de charbon et d’acier : elle est le commencement de l’Europe. » Tout au long de son action, qu’il poursuivit en tant que président du Comité d’action pour les États‐Unis d’Europe (CAEUE), il confirma sa profession de foi, affirmant : « C’est au fur et à mesure que l’action des Communautés s’affirmera que les liens entre les hommes et la solidarité qui se dessinent déjà se renforceront et s’étendront. Alors, les réalités elles-mêmes permettront de dégager l’union politique qui est l’objectif de notre Communauté : l’établissement des États‐Unis d’Europe. »

Loin de se cantonner à des soi-disant « petits pas », Monnet a installé, au cœur de la mécanique européenne, la technique fédéraliste de « l’engrenage » : chaque étape atteinte, chaque point marqué, prépare l’offensive suivante et doit rendre le retour en arrière pratiquement impossible, avec un « effet de cliquet ». Ses successeurs feront de même, en particulier Jacques Delors, qui reconnaîtra que la réalisation du grand marché unique, avec la signature de l’Acte Unique, en 1986, illustre cette « théorie de l’engrenage, une mesure en appelant une autre ». Ce moment est véritablement décisif : en élargissant considérablement le recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen, il affaiblit fortement la possibilité pour les États de s’opposer à de nouvelles avancées fédéralistes. 

En 50 ans (1950-2000), cette méthode aura permis de construire un édifice juridique et institutionnel européen, par trois vagues successives d’engrenage. Dans ses mémoires, Jacques Delors écrit : « Deux périodes permettent de comprendre l’apport de la méthode de Jean Monnet, celle de l’engrenage, au processus d’intégration : la première remonte à l’origine même des Communautés […]. La réalisation de l’Union douanière, prévue par le traité de Rome, témoigne de la force de cette méthode lorsqu’elle est appliquée avec diligence […]. Ainsi, l’Union douanière entra en vigueur plus vite que prévu par le calendrier initial. Elle fut achevée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance. Plus près de nous, la relance de 1985 illustre, elle aussi, la méthode de l’engrenage […]. L’engrenage par l’économique a fonctionné jusqu’en 1992 : l’Acte unique permet de décider, en étendant le vote à la majorité qualifiée, et met en place les politiques structurelles, contrepartie indispensable du grand marché. » Vient ensuite la troisième époque : « L’Union économique et monétaire (UEM) peut être considérée comme le départ d’un nouvel engrenage. »

Ainsi, dès l’origine et jusqu’à nos jours, l’européisme est un projet fédéraliste, celui des « États-Unis d’Europe ». Certains l’ont ouvertement revendiqué, tels Jean Monnet, le philosophe Jean Benda, l’écrivain suisse Denis de Rougemont ou l’homme politique italien Altiero Spinelli, hier ; le philosophe Jürgen Habermas, l’ex Premier ministre belge Guy Verhofstadt (libéral), Daniel Cohn-Bendit (écologiste) ou l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta (social-démocrate), aujourd’hui. Mais beaucoup d’autres, notamment Mitterrand et Delors, ont fait le choix de ce que Raymond Aron appelait « le fédéralisme clandestin ».

LVSL – Vous mentionnez à juste titre François Mitterrand. En France, cette orientation fédéraliste n’a-t-elle pas été bien plus portée par les socialistes que par la droite gaulliste ?

A. M. – En effet. Le général de Gaulle a toujours été un défenseur de la Nation en général et de la nation française en particulier. Pour cette raison, il était favorable à ce que l’on a appelé « l’Europe des peuples », c’est-à-dire une Europe respectueuse des identités de chaque nation et de la souveraineté de chaque État. Il a donc toujours rejeté le fédéralisme.

Quant à Mitterrand, son engagement fédéraliste commence dès sa jeunesse. En mai 1948, il participe au Congrès de La Haye, moment exalté de la relève fédéraliste d’après‐guerre et « en était ressorti très impressionné » selon Jacques Delors. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1948, en tant que secrétaire d’État auprès du président du Conseil Henri Queuille, il représente la France au congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Rome. Il n’était alors pas encore socialiste, mais déjà fédéraliste. Mitterrand a cependant dissimulé cette conviction selon les aléas de sa vie publique. Comme le précise Delors : « l’engagement historique de François Mitterrand en faveur de l’Europe ne faisait pas de doute, même si l’expression en était plus ou moins explicite selon les contingences de la politique, surtout avant qu’il n’accède au pouvoir […]. C’est donc à partir de son choix décisif de mars 1983 qu’il a vraiment chaussé les bottes du grand européen qu’il était. »

« En mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, Mitterrand expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. »

Une fois aux responsabilités, il agit en fonction de ses convictions fédéralistes, en particulier lors du fameux « tournant de mars 1983 », qui ne fut pas un tournant « libéral » ou « de la rigueur », mais bien un tournant fédéraliste. A ce moment, il décide d’escamoter le socialisme et d’ériger l’européisme en idéologie de substitution. C’est une mystification politique sans précédent dans notre histoire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce ne fut pas un choix dicté par les circonstances, mais bien une décision mûrement pesée et réfléchie de longue date, qui utilisa le contexte comme alibi.

On pouvait d’ailleurs le deviner dès mai 1981, à travers de ses nominations aux fonctions les plus stratégiques : Jacques Delors au ministère de l’Économie et des Finances et Claude Cheysson aux Relations extérieures. Le premier était un ancien collaborateur de Jacques Chaban‐Delmas et alors député européen. Le second un commissaire européen, nommé sous Pompidou et reconduit par Giscard d’Estaing, au Quai d’Orsay. Pour le premier gouvernement de gauche après 23 ans d’opposition, on était en droit d’attendre d’autres profils ! En tant qu’ancien adhérent du MRP (1944‐1946) et fondateur en octobre 1973 du club « Échange et projets » visant à dialoguer avec les milieux industriels et financiers, Delors fut d’ailleurs considéré par nombre de socialistes comme trop « à droite » et trop proche du patronat. Il réussit cependant à casser cette image en signant le « manifeste des Trente » en 1978, aux côtés des mitterrandistes du premier cercle (Édith Cresson, Lionel Jospin, Henri Emmanuelli, Charles Hernu, Pierre Joxe, Louis Mermaz) pour soutenir Mitterrand contre Rocard, en dépit de ses opinions affichées en faveur de la « seconde gauche ». Mitterrand le remercia ensuite en le faisant élire au Parlement européen.

Mitterrand savait ce qu’il faisait. Déjà en décembre 1965, lors du second tour de la présidentielle contre le général de Gaulle, en pleine crise « de la chaise vide », il se présentait comme « le candidat de l’Europe ». Surtout, en mars 1968, dans une longue tribune dans Le Monde, il expose de façon limpide l’alternative implacable qui s’offrirait à la gauche lorsque celle-ci accéderait au pouvoir : le socialisme ou l’Europe. Ce texte, publié en deux parties et intitulé « Une politique économique pour la France », présentait d’abord (29 février, « Une économie désarmée ») un lourd réquisitoire contre la politique économique et sociale conduite par les deux ministres de l’Économie successifs de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré ; puis (1er mars, « Mobiliser l’économie ») un exposé de la politique alternative qu’il préconisait, qui précise que la politique socialiste a « Une stratégie : l’Europe ». Les derniers mots sont sans détours : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […]. La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, pour le socialisme contre l’Europe ? » Ainsi, dès mars 1968, quinze ans avant le mois de mars 1983, tout était déjà écrit par le premier secrétaire du PS. 

LVSL – Si l’engagement européiste de Mitterrand était aussi fort, pourquoi l’a-t-il caché aux Français ?

A. M. – Ces quinze années d’ambiguïté savamment entretenue visaient à ménager les forces dont François Mitterrand avait besoin pour accéder au pouvoir. D’abord le PCF, qui était violemment hostile à la construction européenne, qu’il considérait comme un outil du « grand capital ». Mais aussi le CERES (Centre d’Etudes, de Recherche et d’Education Socialiste) de Jean‐Pierre Chevènement, qui fit partie des fondateurs du PS d’Épinay et était le stratège de l’union de la gauche. Ces quinze années ont aussi construit la légende qui entoure le personnage de Mitterrand, grand monarque qui prêtait l’oreille aux uns et aux autres, recevait, le soir venu, de très nombreux visiteurs et passa dix journées et dix nuits, du 13 au 23 mars 1983, à raturer des notes et à soupeser des arguments économiques et financiers.

Aquilino Morelle © JF Paga

En réalité, il n’avait que faire de tout cela. Le vieux roi en avait décidé autrement depuis fort longtemps. Durant cette « décade prodigieuse » de mars 1983, Mitterrand fut surtout le metteur en scène d’une pièce de théâtre dont il était le seul à connaître les tirades et le dénouement, puisqu’il les avait lui-même écrits. Toute cette comédie ne servait qu’à préparer les acteurs – le gouvernement, le PS, le PCF et la majorité parlementaire – et les spectateurs, c’est-à-dire les Français. Entre le socialisme et l’Europe, ce serait l’Europe.

Un premier avertissement avait déjà été lancé le 27 septembre 1982 à Figeac. Le Président y avait qualifié l’Europe d’« admirable construction » et rappelé : « oui, moi je suis européen de conviction, mes votes sont toujours allés dans ce sens ». Le tournant était déjà pris puisqu’il élevait au rang de « nécessité » la limite de 3 % du PIB pour le déficit budgétaire et assenait à son auditoire que « ce que j’ai appelé le socialisme à la française, je n’en fais pas une Bible ».

Pour Mitterrand, se défaire du socialisme, qu’il avait enfilé comme un costume de scène, pour retrouver sa vieille maîtresse, l’Europe, fut un vrai soulagement : celui de clore enfin ce « cycle d’Épinay » qui lui avait certes permis d’asseoir sa domination sur le PCF et d’accéder au pouvoir, mais qui lui avait tant pesé. Par ailleurs, il faisait ainsi d’une pierre deux coups, puisqu’il enclenchait l’engrenage qui aboutirait à l’« Europe de Maastricht », sa revanche posthume sur Charles de Gaulle et son « Europe des nations ».

La « rigueur » de 1982, puis l’« austérité » de 1983, plus que des objectifs en eux‐mêmes, furent conçues par Mitterrand et Delors avant tout comme des instruments, des étapes, vers une perspective fédéraliste. Maîtriser le déficit public et sauvegarder le cours du franc pour préserver ainsi la participation de notre monnaie au SME n’étaient que des préalables pour atteindre une visée autrement importante à leurs yeux. La véritable finalité de ce changement politique était de donner des gages à l’Allemagne et à son nouveau chancelier, Helmut Kohl, afin d’engager une relance politique de la construction européenne. 

Cette stratégie fédéraliste fut pleinement déployée lors la présidence française de l’Europe au premier semestre 1984 avec le Conseil européen de Fontainebleau, qui entérinait la commande du « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » à Jacques Delors, qui deviendrait Président de la Commission européenne l’année suivante. Delors occupera cette fonction pendant trois mandats, de janvier 1985 à janvier 1995, dix années qui ont changé le visage de l’Europe et du monde.

LVSL – Vous affirmez donc que le « tournant de la rigueur » n’en était pas un et qu’il s’agissait uniquement d’une stratégie pour construire l’Europe ?

A. M. – Oui. Hubert Védrine rappelle ainsi que le « forcing européen des années 1984‐1992 est impensable sans le préalable de la rigueur de mars 1983. » Mais en réalité, il n’y a pas eu, en mars 1983, de « tournant de la rigueur » imposé par la « contrainte extérieure » comme on nous le raconte. Quelques semaines avant sa mort, Mitterrand a d’ailleurs mis les choses au clair : « Le tournant ? Quel tournant ? Il n’a jamais existé que dans la tête des journalistes. »

En fait, les statistiques économiques furent mises au service du projet politique de François Mitterrand. Comme l’a souligné Jean‐Pierre Chevènement, le déficit commercial de la France en 1982 était quatre fois moindre que l’actuel et, avec un taux d’endettement de 20 % du PIB cette même année (contre 116% en 2020, ndlr), notre pays respectait haut la main les critères de Maastricht. Ces chiffres ont été utilisés pour dramatiser une situation, certes sérieuse, mais pas dramatique. Jacques Delors l’a reconnu vingt ans plus tard, en 2004 : « Si on compare la France de mars 1983 avec les autres pays, en termes de croissance économique et d’emploi, nous faisions mieux et nous avions un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, ce qui n’empêchait pas le franc d’être attaqué. Notre taux d’inflation nous situait au milieu du peloton européen, mais très au‐dessus de l’Allemagne. Mais nous étions franchement dans le rouge pour le commerce extérieur avec un déficit proche de cent milliards. »

« Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas “un tournant libéral” mais un tournant fédéraliste . La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. »

Le choix décisif de mars 1983 ne fut pas « un tournant libéral » mais un tournant fédéraliste. La finalité était de convaincre Kohl de relancer la construction européenne. Puis, en faisant un chèque aux Anglais pour satisfaire le « I want my money back » de Margaret Thatcher, celle-ci entérina le choix, concocté par Mitterrand et Kohl, de nommer Delors à la tête de la Commission européenne, dont la principale mission fut de préparer l’Acte unique européen (1986), le premier traité européen depuis celui de Rome (1957). Tous ces événements majeurs des années 1983 à 1986 constituent une seule et même séquence politique avec une cohérence idéologique profonde : la relance du fédéralisme européen. Qualifier le tournant de mars 1983 de « libéral » est une facilité de langage et une erreur d’appréciation politique. Ce fut un tournant fédéraliste. Il ne s’agissait pas de « ne pas sortir de l’Europe », mais de fabriquer une nouvelle Europe, plus fédérale. 

LVSL – N’est-ce pas cette adhésion des socialistes à la construction européenne, plutôt que, par exemple, la note de Terra Nova en 2011 ou la loi Travail de François Hollande, qui explique le divorce entre le PS et les classes populaires ?

A. M. – Vous avez raison. La piteuse note de Terra Nova – publiée le 10 mai 2011, un aveu involontaire autant qu’une provocation puérile – n’est qu’une conséquence lointaine de cet événement historique que fut le tournant de mars 1983. Ce retournement, jamais véritablement ni débattu, ni expliqué aux Français, ne correspondait en rien aux orientations validées en mai 1981. C’est à la fois un déni de démocratie pour la France et une trahison des électeurs de gauche, au premier rang desquels les couches populaires. Le printemps 1983 marque le début de la dislocation de l’alliance de classes qui avait porté la gauche au pouvoir deux ans plus tôt, cette longue chaîne humaine et politique qui unissait la professeure d’université, le cadre supérieur, l’institutrice, l’infirmier, l’ouvrière, les conduisait non seulement à déposer le même bulletin dans l’urne, mais aussi à rêver ensemble à une même société, plus libre et plus juste. Durant les trois décennies suivantes, la «majorité sociologique » réunie par Mitterrand en 1981 s’est de plus en plus effritée, avant de disparaître lors de la débâcle finale en 2017 avec un président socialiste empêché de se représenter et un candidat socialiste au score humiliant.

Dans son dernier livre écrit en tant que socialiste, en novembre 1980, Mitterrand portait une promesse d’« ici et maintenant ». En assumant son européisme, il la transforma en « ailleurs et plus tard ». À la place d’une France socialiste, il désigna l’Europe « sociale » comme horizon des jours meilleurs. Lorsqu’on lui demandait quand l’Europe deviendrait sociale, il répondait toujours « plus tard ». En réalité il savait que la vraie réponse était « jamais », car le cadre juridique de l’Europe s’opposait, dès le traité de Rome, à une telle évolution, puis l’a interdite avec l’Acte unique en 1986 et, plus encore, en 1992 avec le traité de Maastricht.

« La gauche est passée de la vénération du prolétariat à la “prolophobie”. »

Longtemps, la gauche s’est préoccupée en priorité de ceux qui allaient mal, dont la vie était dure, et qui réclamaient simplement de vivre mieux. Progressivement, elle s’est désintéressé d’eux, pour s’attacher à ceux qui vont bien et désirent une vie plus douce. En somme, la gauche est passée de la vénération du prolétariat à la « prolophobie », de l’ouvriérisme à la glorification du « bobo ». En devenant de plus en plus étrangère à des classes populaires qu’elle ne cherche plus à comprendre, la gauche n’a cessé de leur reprocher leur réticence à la mondialisation et à la construction européenne ou encore leur racisme, leur xénophobie, leur sexisme et leur homophobie supposés. Pour citer Bertolt Brecht, elle l’a accusé de venir grossir « le ventre encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Bref, cette gauche autoproclamée « de gouvernement », cette gauche du « oui », héritière de la deuxième gauche, a excommunié le peuple.

Désabusé, dégoûté et résigné, le peuple s’est alors progressivement détourné de cette gauche. Le chômage de masse, le poids de l’intégration de la majorité des populations immigrées, la dégradation des services publics, notamment l’école qui permettait l’ascension sociale des enfants, l’explosion des prix du foncier… sont autant de motifs pour lesquels le peuple a délaissé la gauche. Au contraire, le FN, bien qu’il n’ait pas changé dans ses tréfonds, a fait l’effort, évidemment intéressé et insincère, d’écouter le peuple et de prendre en compte ses difficultés. Le travail de dédiabolisation accompli par Marine Le Pen et les accusations de « populisme » ont achevé d’asseoir l’assise du FN dans le monde ouvrier.

Un grand schisme, tragique, s’est installé : le peuple sans la gauche, la gauche sans le peuple. La gauche, sans le peuple, ne sert plus à rien et n’est plus rien. Elle a abandonné la lutte pour la justice sociale et se contente de réformes de société et de faire des sermons. La gauche sans le peuple, c’est le moralisme. Quant au peuple, sans la gauche, il est condamné à être abusé. Il n’est plus l’agent politique du progrès, mais le supplétif de forces mauvaises qui prospèrent sur le ressentiment. Le peuple sans la gauche, c’est le populisme. 

LVSL – Un autre élément est assez frappant lorsque l’on parle de la construction européenne : alors que les enjeux sont considérables, les Français n’ont pu s’exprimer directement sur le sujet qu’à deux occasions : en 1992 et en 2005. Pourtant, l’Union était déjà très avancée avant Maastricht, comme vous l’avez rappelé. Quant à 2005, nous savons que le vote des Français n’a pas été respecté. Considérez-vous que la construction européenne s’est faite contre le peuple français ?

A. M. – Clairement, elle s’est faite contre le peuple français et sans lui. La France était une nation souveraine membre d’une structure de coopération internationale classique, la Communauté économique européenne (CEE). Prise dans une spirale fédéraliste, elle s’est faite absorber dans une entité juridique et politique supranationale, l’Union européenne. Un choix aussi considérable que celui du destin de la France, aurait justifié un débat national. Il n’y en a pas eu.

Le 23 mars 1983, lors de son allocution présidentielle inaugurant la césure européiste, Mitterrand a beaucoup parlé des enjeux du moment, comme le chômage, l’inflation et le commerce extérieur, mais n’a consacré que seize secondes à la vraie raison de cette rupture essentielle, à savoir la construction européenne. Seize secondes ! Voilà tout ce qui a suffit pour évacuer le programme commun de 1972 et ce qui restait des 110 propositions de 1981. Seize secondes pour prendre un tournant sur lequel il n’avait pas été élu, ni lui, ni les parlementaires de sa majorité. Imagine‐t‐on le général de Gaulle annoncer l’indépendance de l’Algérie en seize secondes ? Non. Après avoir signé les accords d’Evian le 18 mars 1962, il les a soumis à la ratification du peuple français par référendum le 8 avril.

En février 1986, lors de l’adoption de l’Acte unique, qui a étendu la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres européen et entériné l’adoption de près de 300 directives pour la réalisation du marché unique et la libéralisation des mouvements de capitaux intra-européens, pas non plus de référendum! Il s’agissait pourtant d’une étape clé vers le fédéralisme et d’un coup d’envoi de la globalisation financière qui allait submerger la planète entière. Quand le drapeau européen fut soudainement mêlé au drapeau français pour le trentième anniversaire du traité de Rome, en 1987, non plus. Ce ne fut qu’en 1992, devant la rupture flagrante représentée par le passage à l’Union européenne et la disparition du franc, et donc la nécessité de réviser la Constitution de la Ve République, que les Français ont enfin été consultés. C’était déjà bien trop tard.

« L’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. »

Hubert Védrine, conseiller diplomatique, puis secrétaire général de l’Élysée de François Mitterrand.

Les Français ont été privés du débat auquel ils avaient droit. Hubert Védrine l’avait lucidement concédé en déclarant que « l’Europe des années 1980 est le pur produit d’une forme moderne de despotisme éclairé. » A propos des décideurs de l’époque, il explique qu ‘« autour de François Mitterrand, dans les années 1980, tout cela [la nécessité de contourner les opinions publiques] nous paraît si évident que nous ne nous posons à aucun moment la question [celle de consulter le peuple]. Au mieux pensons‐nous de temps à autre qu’il serait opportun de mieux informer le Parlement. » Le scandale démocratique de la ratification parlementaire du traité de Lisbonne, en 2008, après 56% de non des Français en 2005, ne se comprend que dans cette perspective historique. Cet événement indigne illustre bien la conception de la « démocratie » qu’ont les européistes.

LVSL – Si la religion est l’opium du peuple selon les marxistes, vous écrivez que l’Europe est « l’opium des élites ». Ce n’est pourtant pas le cas dans tous les pays, il suffit de regarder le Royaume-Uni, où l’élite économique et politique a toujours été divisée sur le sujet. De même l’Allemagne promeut une construction européenne correspondant à ses intérêts économiques. Comment expliquez-vous cette fascination de nos élites pour l’Europe ?

A. M. – La question de la loyauté des élites, qu’elles soient politiques, économiques et financières, intellectuelles et médiatiques, est devenue un enjeu central de nos sociétés. D’abord c’est un enjeu moral, puisque, comme nous l’a rappelé Raymond Aron, « la fonction d’une élite est d’assurer la grandeur d’un pays ». Nos élites nationales devraient se remémorer l’avertissement de Pareto, qui rappelait que « l’Histoire est un cimetière d’élites ». Ensuite, c’est un problème politique, puisque le peuple a répondu à la sécession des élites en faisant lui-même sécession. «Le populisme est la réponse du peuple à l’élitisme des élites » écrit si justement Jacques Julliard. Or, aucune démocratie ne saurait subsister longtemps à un tel écartèlement. Enfin, c’est un problème électoral, car cette décomposition qui perdure augmente le risque de voir l’extrémisme accéder au pouvoir.

La France souffre d’une pathologie démocratique singulière. En Europe, les élites françaises, en particulier celles de gauche, sont parmi les plus mondialistes, les plus européistes, les plus conformistes et les plus méprisantes à l’égard du peuple. Avec leur mode de vie et de pensée globalisé, elles adhèrent au discours de l’impuissance nationale et cultivent une forme de « haine de soi » bien propre à notre pays. Elle ressassent la dénonciation de l’« exception française », sans pour autant s’intéresser à la vie intellectuelle et politique de l’étranger, se contentant d’un mince vernis de culture anglo‐saxonne, baragouinant le globish et incapables de former une phrase en italien, en espagnol ou en allemand. Idéologiquement universalistes, elles se sont perdues dans une globalisation qu’elles imaginaient naïvement « heureuse » et qu’elles ont cru tout aussi naïvement pouvoir « maîtriser ». Résignées politiquement, considérant « l’Europe » comme la solution à tous les maux, elles sont adeptes de la fuite en avant fédéraliste et de l’idéologie post‐nationale. N’oublions pas la phrase de Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne : « Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

« Dans une organisation internationale, il faut toujours mettre des Français car ils sont les seuls à ne pas défendre les intérêts de leur pays. »

Christopher Soames, ancien vice-président de la Commission européenne.

Les élites françaises sont dépassées, elles sont incapables d’affronter le nouveau monde, de prendre les problèmes à bras le corps et de clarifier nos relations avec l’UE, un impératif pour relever notre pays. Le constat de Pierre Mendès-France, à l’époque d’une autre crise, celle de la décolonisation, reste d’actualité : « Il semble, par moments, qu’un grand sommeil se soit emparé de la Nation, coupé de rêves pleins de nostalgie à l’égard d’un passé révolu et de cauchemars remplis de craintes à l’égard d’un avenir qui paraît sombre. Il nous faut réveiller la France. C’est là une belle tâche ; c’est une tâche difficile ; c’est une tâche possible. » Ce réveil implique le remplacement de la vieille génération européiste et l’affirmation de responsables n’opposant plus Europe et Nation. La condition sine qua non du redressement de la France et du nouveau projet politique dont l’Europe a besoin est la restauration du patriotisme au sein des élites françaises. Il ne faut plus abandonner l’Europe aux européistes. 

LVSL – Aujourd’hui, la France n’est plus souveraine en matière de monnaie ou de commerce, son budget est étroitement surveillé par Bruxelles, de nombreux domaines de nos vies sont régis par les règlements et directives de l’UE… Tout cela laisse peu de marge de manœuvre pour un gouvernement. Par ailleurs, comme vous le rappeliez, les Français n’ont pratiquement pas été consultés sur la construction européenne. Faut-il organiser un référendum sur le Frexit pour retrouver notre souveraineté ?

A. M. – Non. Mais avant d’expliquer pourquoi, je veux revenir sur certains éléments pour expliquer que la sortie de l’UE ne peut être écartée d’un revers de main moralisateur. D’abord, le malaise européen, fait de lassitude, de rejet, de distance et même de colère, est là. De plus, le Brexit nous a montré que la tentation de la sortie peut devenir une réalité tangible. De même, on ne peut écarter la sortie pour des raisons exclusivement économiques : lors de la crise financière, l’impact sur trois ans d’une sortie de la France de la zone euro avait été évalué à environ 10% du PIB, autant dire une broutille face à la crise COVID. Il faut aussi rappeler que Joseph Stiglitz et Paul Krugman, deux prix Nobel d’économie attachés à l’idée européenne, ont pointé l’échec patent de la zone euro, et proposé de la déconstruire, voyant bien qu’elle ne pouvait être réformée.

Par ailleurs, l’argument de l’« irréversibilité » est lui aussi irrecevable : bien sûr, se dégager d’un ensemble auquel on se trouve lié par d’étroites relations commerciales et des centaines de textes juridiques accumulés au fil du temps, représente une opération longue et d’une grande complexité, comme le montre le Royaume-Uni. Pour nos voisins britanniques, cette sortie signifie se défaire de 600 accords avec l’UE, puis renégocier 200 accords passés entre celle‐ci et diverses organisations internationales. Sans parler des 50 % d’exportations britanniques réalisées avec l’UE, alors que seules 6% des exportations européennes vont vers la Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi cinq ans auront été nécessaires pour finaliser la décision prise par référendum le 23 juin 2016.

Aquilino Morelle ©JF Paga

Quoiqu’il en soit, le choix d’un peuple, démocratiquement formulé, doit être respecté, quelle que soit la difficulté de sa mise en œuvre concrète. Même si nombre d’européistes, sur le continent et outre-Manche ont refusé de l’admettre, le Brexit était indispensable, puisque décidé par le peuple britannique. Il en irait de même pour notre pays si les Français faisaient ce choix.

Cependant, une telle rupture n’est aujourd’hui souhaitée ni par le peuple français, selon les études d’opinion, ni réclamée par aucune force politique importante. Dès lors, un « Frexit » ne pourrait résulter que d’une désagrégation générale de l’Union européenne, notamment à l’occasion d’une crise financière faisant éclater la zone euro. L’intérêt de la France n’est pas de quitter l’Union, mais de la transformer ; de redéfinir le projet européen plutôt que de l’abandonner. À la fois parce que trop de sacrifices ont été consentis par la Nation, parce qu’il est encore possible de rectifier la trajectoire politique de l’UE et, enfin, parce que l’avenir de notre pays est irréductiblement inscrit dans cette Union.

Suivons l’exemple du général de Gaulle : en 1958, alors qu’il s’était opposé au traité de Rome un an plus tôt, il a fait le choix pragmatique de le conserver et de le mettre en œuvre « pour en tirer le meilleur parti possible » selon ses mots. C’est ce qu’il a fait en obtenant en contrepartie la création de la Politique agricole commune (PAC) sans laquelle « le marché commun deviendrait une duperie ». Mais, en 1965, il a su dire « non » aux visées fédéralistes de la commission Hallstein, afin de rétablir le cours de la construction européenne. Pour de Gaulle, l’Europe était vivante et incarnait l’avenir du pays, parce qu’il la concevait comme une « Europe des nations ». C’était un homme d’État pénétré par l’Histoire, soucieux de l’intérêt national, mais aussi un Européen sincère, qui déclarait en 1963 vouloir placer « notre vie nationale dans un cadre européen ». La sortie de la France de l’UE ne doit donc pas être écartée par dogmatisme ou par idéologie, mais bien du point de vue de la raison et de l’analyse.

LVSL – Quoique l’on pense de l’Union européenne, on remarque en tout cas qu’elle est rarement un sujet majeur de la politique française. En témoignent l’élection présidentielle de 2017, ou la campagne actuelle. Comment l’expliquez-vous ? 

A. M. – D’abord parce que, la plupart du temps, la méthode employée par les fédéralistes est celle du contournement. Il s’agit tant de contourner les États-nations avec des offensives fédéralistes assumées, comme la CECA en 1951, le projet de Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 ou l’offensive du président de la Commission Walter Hallstein en 1965, que du contournement des peuples qui résistent, à travers la politique des « petits pas » et du « fédéralisme clandestin », comme lors du tournant fédéraliste de 1983 où Mitterrand et Delors ont caché leurs intentions aux Français.

Cette pratique s’est répétée à plusieurs reprises. Par exemple, un traité aussi crucial que l’Acte unique n’a pratiquement pas été discuté. Comme le raconte Jean-Pierre Chevènement, le texte de 300 à 400 pages, présenté comme une « perfection du marché commun » a été avalisé par le Conseil des ministres en 1985 à l’unanimité et sans débat. De même lors du débat au Parlement en 1987 (la droite était alors majoritaire, ndlr), où seuls les communistes se sont opposés à ce texte qui allait faire déferler sur l’Europe une vague de déréglementation sans précédent. L’opération fut rééditée en 1990 avec la transcription de la directive sur la déréglementation des mouvements de capitaux en Europe, dont aucun ministre n’avait pris connaissance !

« Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation. »

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, opposant de la politique européenne de François Mitterrand.

Jean-Pierre Chevènement a des mots très justes sur le sujet. Selon lui, « il y avait sur l’Europe une diplomatie qu’on aurait pu qualifier de “secrète”. […] Elle unissait la gauche qui signait et la droite qui ratifiait, traversait les gouvernements, survivait à la cohabitation […]. Sous l’invocation lyrique de l’Europe, se cachait l’implacable mécanique de la dérégulation ». De même avec Maastricht : « Le choix de répondre à l’unification allemande par l’accélération de l’intégration européenne a été tranché en dehors de tout débat public et même sans aucun débat au sein du gouvernement ».

La méthode mitterrandienne n’est toutefois pas la seule responsable. Ce qui est en cause, c’est aussi cette vision politique, dominante depuis cinquante ans, qui considère les questions européennes comme relevant des affaires étrangères, alors que l’évolution de l’Union est indissociable de la vie de la Nation et fait donc partie des affaires intérieures. C’est parce que les deux sont si imbriquées que je parle de « FrancEurope » dans mon livre. Continuer à rattacher l’action européenne de la France au domaine de la diplomatie est absurde.

Cette tactique est cependant fort commode pour le pouvoir exécutif, puisque cela lui permet de se dispenser de tout débat public et de contourner les procédures démocratiques. Depuis 1983, les décisions européennes ont été centralisées à l’Élysée, au sein de la cellule diplomatique du président. Or, en tant que « domaine réservé » du chef de l’État, les décisions diplomatiques échappent à toute véritable discussion démocratique, alors même qu’elles entraînent les plus lourdes conséquences sur la vie de la Nation. Nous l’avons à nouveau constaté à l’occasion du plan de relance européen, qui introduit un nouveau degré de fédéralisme : alors qu’il s’agit d’« un changement historique de notre Europe et de notre zone euro » selon les mots d’Emmanuel Macron, il n’a pas été débattu au préalable. Le Parlement, régulièrement appelé à se prononcer sur quantité de points secondaires ou sans véritable contenu juridique – ce que les juristes appellent l’« inflation législative » -, est en revanche mis devant le fait accompli en matière européenne, sommé de ratifier des textes déjà signés par le chef de l’État au nom de la France.

L’opium des élites, Aquilino Morelle, Grasset, 2021

Bien sûr, cette concentration des pouvoirs est problématique. Mais il serait trop facile de dénoncer l’institution « monarchique » que serait la présidence sous la Ve République. Le général de Gaulle, qui avait certes une conception très verticale du pouvoir, informait régulièrement les citoyens des objectifs, des difficultés ou des succès de sa politique européenne durant ses conférences de presse. De même, entre les deux tours de la présidentielle de 1965, en pleine crise « de la chaise vide », il consacra un long entretien télévisé à la seule question européenne. Surtout, même s’il avait un exercice parfois solitaire du pouvoir, il considérait la souveraineté du peuple français comme inaliénable. Il l’a démontré lors de sa démission en 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation et la participation.

Cette « diplomatie secrète » a permis aux européistes d’imprimer un rythme beaucoup trop rapide au cours de l’Europe. A chaque fois, les doctrinaires des États-Unis d’Europe ont précipité les choses. Ce fut le cas avec la création d’une monnaie unique pour dix-neuf nations pourtant si diverses ou avec l’élargissement spectaculaire à l’Est, avec treize nouveaux États ayant adhéré en moins de dix ans, entre 2004 et 2013. Cette façon de forcer le cours des choses, qui est la marque de fabrique de l’idéologie fédéraliste, a donné à la construction européenne un caractère artificiel, déconnecté de la vie des peuples. Les nations ne se prennent pas à la légère : elles sont inscrites dans l’Histoire, elles sont la synthèse de siècles de formation et d’existence, mais aussi de cultures et de mentalités. Le temps des nations est un temps long, qu’il faut respecter. Les nations de l’Europe ne sont pas les treize colonies britanniques qui, ayant pris leur indépendance, se sont fédérées pour bâtir les États‐Unis d’Amérique.

Les affaires européennes doivent quitter le champ de la diplomatie et du secret et se soumettre aux lois de la démocratie et du débat. En sept décennies, une telle discussion publique n’a pu être ouverte que deux fois : en 1992 et en 2005. Or, la première fois, l’essentiel de la relance fédéraliste, portée par Mitterrand et Delors avec l’Acte unique, était déjà entré en vigueur, et malgré le talent de Philippe Séguin, la situation était alors trop inégale, avec une presse et une classe politique acquises à la ratification du traité de Maastricht. La deuxième fois, les Français se sont profondément intéressés au projet, pourtant aride, de TCE, mais leur choix a été piétiné par Nicolas Sarkozy, avec la complicité de François Hollande.

« Le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la “construction européenne” : les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. »

Ce temps‐là est révolu. Un vrai débat doit avoir lieu en 2022, pour deux raisons. D’une part, l’élection présidentielle est le moment privilégié où la Nation est saisie du choix entre de grandes orientations à prendre. Or, le chef de l’État consacre environ un tiers de son agenda aux enjeux européens. Si l’Europe est donc bien un enjeu national décisif, elle demeure peu abordée pour l’heure.

D’autre part, le peuple français va devoir se prononcer sur une dimension inédite de la « construction européenne », qui menace l’identité même de la France : après l’économie, le commerce, la monnaie, et indirectement, la fiscalité, le budget, l’industrie et le système social, les européistes visent désormais les prérogatives régaliennes des États, en particulier la défense et les affaires étrangères. Cette atteinte sans précédent aux souverainetés nationales est justifiée par un alibi géopolitique, notamment la menace chinoise, face auquel « la taille nécessaire » serait celle de l’UE. Cette « souveraineté européenne » est ouvertement revendiquée par Ursula von der Leyen ou par des responsables politiques d’outre-Rhin, comme le futur chancelier Olaf Scholz, qui demande, comme Angela Merkel avant lui, que la France abandonne son siège au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’UE ou d’un partage avec l’Allemagne. D’autres responsables allemands évoquent même le partage de notre arme nucléaire, notamment la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp‐Karrenbauer.

Nous voilà donc à un moment de vérité : après avoir limité la souveraineté économique des États membres, la Commission européenne et ses soutiens veulent s’attaquer à leur souveraineté politique. L’enjeu est décisif : la France souhaite-elle rester une nation unitaire, politiquement souveraine, avec ses prérogatives régaliennes ou devenir une de ces « grosses régions » du nouvel empire européen que souhaitent les fédéralistes comme Jürgen Habermas et Bruno Le Maire ? La France n’est ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Pologne, encore moins le Benelux. Comme le Royaume‐Uni, elle entretient avec la puissance et la souveraineté un rapport forgé par l’Histoire, constitutif de son identité nationale.

Nous connaissons la stratégie du camp fédéraliste : ignorer la démocratie et avancer masqué. Emmanuel Macron a donné le ton lors du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le 9 mai 2021, en appelant à « décider plus vite et surtout décider plus fort ». Au contraire, il nous faut un débat politique sincère, devant les citoyens. La campagne de l’élection présidentielle et la présidence française de l’UE doivent être l’occasion de plaider pour un souverainisme raisonné et raisonnable, prenant la forme d’une confédération respectant les États-nations, qui sont la chair et l’esprit de l’Europe.

« Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales » – Entretien avec Benoît Collombat

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Le chômage de masse qui mine la France depuis une quarantaine d’années est souvent présenté comme inéluctable et naturel. François Mitterrand ne déclarait-il pas à ce sujet en 1993 qu’on avait « tout essayé » ? Pour Benoît Collombat, journaliste à la direction des enquêtes et de l’investigation de Radio France, ce fait social n’est pourtant pas une fatalité, mais bien la conséquence de choix politiques. Dans la bande dessinée Le choix du chômage (Futuropolis, 2021), qu’il vient de signer avec Damien Cuvillier, ce dernier a enquêté sur les racines de cette violence économique, qui est notamment liée à la construction européenne. Entretien retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL Tout au long de votre livre, vous considérez que le chômage de masse n’a rien de naturel, et qu’il résulte au contraire d’arbitrages économiques conscients. Les banques centrales, à l’instar de la Federal Reserve (FED) ou de la Banque Centrale Européenne (BCE), ont ainsi adopté le modèle NAIRU. Ce dernier postule qu’il existe un chômage naturel impossible à résorber, sous peine de voir l’inflation augmenter. Quelle a été l’ambition de votre enquête ?

Benoît Collombat – C’est effectivement le point de départ de notre travail dont l’idée a germé en 2016. Je venais de publier avec Etienne Davodeau une enquête en bande-dessinée sur la violence politique dans les années 1960-1970 (Cher pays de notre enfance. Contre-enquête sur les années de plomb à la française, Futuropolis, 2015). Cela m’intéressait de raconter la suite de cette histoire : la violence provoquée cette fois non pas par les « barbouzes » ou les gros bras des officines gaullistes mais par les politiques économiques néolibérales qui vont être menées à partir de la fin des années 1970, malgré les alternances politiques. Avec Damien Cuvillier nous voulions utiliser le cadre du medium bande dessinée afin de questionner l’ossature idéologique qui sous-tend ces grands choix, souvent présentés comme intangibles. Nous sommes partis à la rencontre des témoins et des acteurs de cette histoire et avons épluché de nombreuses archives. Nous voulions confronter le discours officiel qui répète : « nous mettons tous les moyens en œuvre pour lutter contre le chômage » ou qui affirme : « on a tout essayé… » à la réalité des faits et aux conséquences sociales de ces choix. Ces politiques s’inscrivent dans une vision bien précise de l’économie : la stabilité de la monnaie doit prévaloir sur l’emploi, l’État doit être au service du marché et ne plus s’occuper de la monnaie et des banques. Le chômage devient une variable d’ajustement du fonctionnement de l’économie. L’emploi est subordonné à d’autres priorités, d’autres choix qui favorisent les épargnants et les détenteurs d’actifs.

« De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques. »

Une note de 1979 adressée par un haut-fonctionnaire du Ministère de l’Economie et des Finances au Premier ministre Raymond Barre en 1979 résume parfaitement les choses : « La politique économique et financière menée actuellement est la bonne. Elle est dans le couloir des bonnes options. Il y a une crête sur laquelle on peut se maintenir. Cela ne marche pas si mal : contrôle de la masse monétaire et du budget, tout cela va dans le bon sens. En revanche, il est impossible de régler le chômage à court terme. Il ne faut pas y songer. Il ne faut surtout pas utiliser la politique conjoncturelle pour tenter d’enrayer le chômage », conclut le haut-fonctionnaire. De Raymond Barre à Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans ce même « couloir » d’options idéologiques.

LVSL Dans votre bande dessinée, on retrouve le sociologue Benjamin Lemoine. Ce dernier y explique que l’État français n’avait, dans les années 1960, pas besoin de faire appel aux marchés pour financer ses déficits puisqu’il avait recours au « circuit du trésor ». Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionnait ce circuit et pourquoi nous ne l’utilisons plus aujourd’hui ?

B.C. – Le « circuit du trésor » était un circuit de financement de l’État français qui lui permettait de contrôler les banques et les flux monétaires en ayant la main sur les taux d’intérêts et in fine la distribution du crédit. C’était un cycle vertueux au service de l’investissement public et d’une politique de plein emploi. Tout cela va être démantelé par strates face à une pression idéologique issue de la pensée anglo-saxonne. La seule interrogation qui demeure pour les hauts-fonctionnaires dans les années 1970 c’est de connaitre la part d’inflation tolérée lors des relances budgétaires.

Le sociologue Benjamin Lemoine (L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché, La Découverte, 2016) explique que l’on est passé d’une époque où l’État investissait dans l’économie à une situation où l’État a été investi par les grands épargnants et les banques. Le renversement du rapport de force commence à s’opérer dès les années 1970 et va s’accélérer pendant le septennat de Valérie Giscard d’Estaing, sous l’action de son Premier ministre Raymond Barre (1976-1981). Ce dernier joue un rôle important dans les cercles de pensées néolibéraux : il a traduit en français Friedrich Hayek, l’un des penseurs du néolibéralisme, et a été vice-président de la Commission européenne, chargé de l’Economie et des Finances de 1967 à 1973. Lors d’une intervention devant un think tank libéral en avril 1983, Raymond Barre fustige ainsi « le goût invétéré du protectionnisme » propre au « tempérament français », appelant à « jouer la carte de l’ouverture sur l’extérieur, sans crainte des courants d’air mais, au contraire, en aspirant à en recevoir le souffle vivifiant. » Il utilise également une métaphore animalière censée incarner le retard français : « Il faut introduire le brochet de la concurrence internationale pour que nos carpes nationales perdent le goût de la vase », dit-il.

Mais derrière ces formules censées incarner « la modernité », c’est toujours la même idée : l’ordre social passe par la stabilité monétaire, tandis que les individus doivent s’adapter au « marché du travail. » Cette idée s’incarne parfaitement dans une scène dessinée par Damien Cuvillier dans notre ouvrage : en mars 1980, Raymond Barre se fait interpeller lors d’une réunion publique par des manifestants qui lui lancent : « Nous avons deux millions de chômeurs et c’est intolérable. » Le premier ministre s’énerve et leur répond : « Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! » Cette scène nous renvoie évidement à la petite phrase d’Emmanuel Macron qui a affirmé en septembre 2018 qu’il n’y avait qu’à traverser la rue pour trouver du travail…

LVSL – À la lecture de votre ouvrage, on a souvent l’impression que l’État français s’est auto-imposé des règles qui ne répondent à aucun impératif économique. Certains dogmes auto-imposés nous empêchent-ils de résoudre le problème du chômage structurel ?

B.C. – C’est évident, mais pour des raisons bien compréhensibles ce « choix du chômage » est rarement assumé publiquement. Cela arrive pourtant, parfois, comme par exemple lorsque Jacques Delors explique qu’« en allant jusqu’au bout de la politique de rigueur » il savait « que le taux de chômage continuerait à monter encore pendant quelques années » ou lorsque le même Delors affirme que « l’union économique et monétaire a eu un prix en termes de chômage ». La politique monétaire qu’il préconisait consistait à avoir un taux de conversion stable entre le franc et le deutsch mark par le biais de taux d’intérêts très importants, une monnaie surévaluée et donc des dégâts considérables sur le chômage. Alain Minc, conseiller du pouvoir d’hier et d’aujourd’hui, le reconnait également quand il nous explique que « pour faire la monnaie unique, François Mitterrand a accepté des taux d’intérêts extrêmement élevés pour que le franc ne décroche pas du mark », alors que l’Allemagne était en pleine réunification. « Mitterrand fait au nom du futur, très légitimement, un choix économique qui à court terme aggrave le chômage », constate Minc qui, comme Delors, considère cela comme un mal nécessaire au nom d’un prétendu sens de l’Histoire.

« Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts. »

Pourtant, ce choix du chômage est bien la conséquence de décisions néolibérales, qui profite à certaines catégories sociales. Nous avons ainsi retrouvé un document rare qui permet de faire un peu tomber les masques. Il s’agit d’une note de la banque américaine JPMorgan rédigée en octobre 1987 au moment où le directeur du Trésor français, Daniel Lebègue, participe à un déplacement à l’étranger, baptisé road show. Ce dernier a alors pour mission de vendre la politique économique et monétaire de la France et de séduire les investisseurs étrangers puisque la dette est placée sur les marchés financiers. Dans ce document, JPMorgan écrit qu’elle se réjouit de la politique économique française, qui affiche une inflation basse et un taux de chômage élevé de 11% qui permet de faire pression sur les salaires et d’écraser toute revendication salariale et sociale. Lorsqu’il quitte ses fonctions en 1987, Daniel Lebègue participe à un déjeuner au ministère de l’Economie et des Finances dirigé alors par Edouard Balladur, en présence de Pierre Bérégovoy, de Michel Pébereau, de Jacques Delors et de Jean-Claude Trichet, qui lui succède à la direction du Trésor. Il se réjouit alors du « consensus très fort » entre les uns et les autres sur le fait de mener « une politique économique sérieuse ». Le pouvoir politique a choisi de laisser les clés du pilotage de l’économie à d’autres intérêts.

Après quelques mois de relance keynésienne suite à la victoire de François Mitterrand en mai 1981, cette grande continuité économique est pleinement assumée par le pouvoir socialiste. Comme le résume Jean Peyrelevade, ancien conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, le « tournant de la rigueur » a été pris tout de suite parce qu’au sein même du parti socialiste (PS), il y avait des personnes comme Jacques Delors, ministre de l’Economie, ainsi que des conseillers comme Jacques Attali qui jugeaient déraisonnables les propositions du programme socialiste sur lesquelles le président Mitterrand avait été élu. Même le Premier ministre Pierre Mauroy qui incarne alors l’aile sociale du PS est influencé par la ligne Delors. Dès son discours de politique générale, le 8 juillet 1981, Mauroy explique que la politique qu’il va mener « sera conduite dans la rigueur. Cela signifie la rigueur budgétaire, martèle-t-il. Cela signifie que nous défendrons le franc et le maintiendrons dans le Système monétaire européen. Cela signifie une lutte déterminée contre l’inflation. Telle est notre ligne de marche ». En jouant sur toutes les possibilités graphiques qu’offre la bande-dessinée, nous essayons de restituer les coulisses de cette lutte d’influence qui a conduit le pouvoir socialiste à prolonger des choix néolibéraux et à justifier la rigueur par la construction européenne.

LVSL – Vous évoquez la « grande peur du désordre », donc du déficit commercial et budgétaire, qui agite la gauche à son arrivée au pouvoir. Pourtant, le rapport Eisner commandé et ensuite écarté par le pouvoir socialiste, a montré que le déficit commercial français était dû à la hausse des cours du pétrole et non aux nationalisations de 1981. Cette crainte du désordre était-elle un prétexte pour ne pas mener une politique ambitieuse capable de réduire le chômage de masse ?

B.C. – Comme le dit l’économiste Jean-Gabriel Bliek que nous interrogeons dans le livre, les socialistes avaient besoin de justifier le changement de leur politique économique en s’appuyant sur une caution étrangère. Pour cela, le ministère du Plan dirigé à l’époque par Michel Rocard et dans lequel travaillait Dominique Strauss-Kahn fait appel à l’économiste américain Robert Eisner. Mais ce dernier ne joue pas le jeu qu’on attend de lui. Le rapport a disparu des archives mais on peut en retrouver la trace dans un article publié en 1983 dans la revue américaine Challenge. Ce document explique clairement que le pouvoir socialiste a tous les outils en main pour mener une politique conduisant au plein emploi, quitte à sortir du système monétaire européen. Contrairement au storytelling martelé à l’époque comme aujourd’hui, cela n’aurait nullement conduit le pays à la catastrophe, estime Eisner. L’économiste américain ajoute que le déficit extérieur français n’a rien d’exceptionnel et s’explique largement par les importations de pétrole. Comme il n’allait pas dans le sens des orientations prises par le PS, ce rapport finit donc à la poubelle. Cette petite histoire dans la grande Histoire est éclairante. Pour reprendre l’expression de Jean-Gabriel Bliek qui a étudié de près cet épisode : « Tout ça a été un grand bluff. »

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Benoît Collombat © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

La fameuse « règle » du 3 % du PIB (Produit Intérieur Brut, ndlr) censée constituer une barrière infranchissable en matière de déficit public participe de la même entourloupe intellectuelle. Nous revenons sur les coulisses de sa création grâce au témoignage d’un haut-fonctionnaire de la Direction du Budget. Il raconte comment cet outil a été forgé à la demande du pouvoir politique, sans aucune rationalité scientifique… Il fallait simplement un outil en apparence incontestable pour justifier la rigueur et éteindre le débat sur la relance budgétaire. Ce 3% a ensuite été inscrit dans le traité de Maastricht avant de se mondialiser. Dans la même période, s’installe également tout un écosystème médiatique, dans la presse écrite et à la télévision, destiné à faire la promotion des options néolibérales. Je pense à l’émission en prime-time à la télévision « Vive la crise » présentée par l’acteur Yves Montand qui avait pour objectif de faire, et je reprends ici les termes d’Alain Minc, « la pédagogie de la rigueur ». L’opération s’accompagne d’un numéro spécial du journal Libération dirigé par Laurent Joffrin et Serge July pour délivrer le même message. L’Etat-providence est considéré comme anachronique, tandis que les français doivent se « serrer la ceinture » et s’adapter aux contraintes jugées salvatrices de la crise. Ce que Serge July résume ainsi dans son édito : « Le mot d’ordre n’est plus ‘‘changer la vie’’, mais ‘‘changer de vie’’ ». De la même manière, des spots de télévision sont diffusés sur France 3 mettant en scène l’homme d’affaire Paul-Loup Sulitzer. Ce dernier, cigare à la bouche, invite les français « à se jeter à l’eau » et à acheter des produits financiers proposés par la direction du Trésor, en vantant « un nouveau vocabulaire pour l’Etat : concurrence, marché et risque. »

Bien avant le « contre le chômage, on a tout essayé » de François Mitterrand en 1993, le PS avait complètement intégré que le chômage était une variable d’ajustement de l’économie et qu’il fallait faire avec. J’ai retrouvé dans les archives une page assez incroyable – que nous montrons dans la bande dessinée – qui est une publicité électorale du PS datant de janvier 1986. Nous sommes deux mois avant les élections législatives remportée par le RPR (Rassemblement pour la République, ndlr) de Jacques Chirac qui devient le Premier ministre de cohabitation (1986-1988) de François Mitterrand. Dans ce tract, le PS s’adresse aux épargnants (« Les économies rapportent plus à gauche qu’à droite ») qui ne veulent pas voir leur argent rogné par l’inflation (« Le steak de gauche augmente moins vite que celui de droite ») tout en mettant en avant le fait que « le chômage augmente moins vite à gauche qu’à droite » ! Un autre document de la banque américaine JPMorgan rédigé à la veille de l’élection présidentielle de 1988, constate avec satisfaction que, quel que soit le vainqueur, c’est la même politique économique favorable aux marchés financiers qui sera menée. L’alternance politique est devenue une fiction. Rien n’a fondamentalement changé depuis. Dès lors, comment s’étonner de la montée de l’extrême-droite ou de l’abstention massive ?

LVSL – Vous restituez dans votre ouvrage la parole de l’économiste Rawi Abdelal. Ce dernier laisse penser que les français n’ont absolument pas été poussés par les États-Unis pour institutionnaliser les règles du marché financier, mais que les élites politico-financières françaises ont très vite épousé le paradigme libéral. Lorsque la gauche était au pouvoir à partir de 1981, considérait-elle la libéralisation et la mondialisation comme un facteur pouvant engendrer du chômage de masse ?

B.C. – Les travaux de Rawi Abdelal montrent effectivement que les Français n’ont pas subi ce mouvement mondial de dérégulation mais en ont été les acteurs actifs. Certaines personnalités françaises influentes ont participé à ce phénomène comme Henri Chavranski (président du comité des mouvements de capitaux à l’OCDE de 1982 à 1994), Michel Camdessus (directeur du FMI de 1987 à 2000) ou Jacques Delors (président de la Commission européenne de 1985 à 1995). Le marché est devenu un horizon indépassable censé apporter « la prospérité pour tous », pour reprendre l’expression du livre de l’ex-chancelier allemand Ludwig Ehrard, grand pourfendeur du protectionnisme. La quasi-intégralité des personnalités que nous avons interrogées se gardent bien d’effectuer la moindre autocritique à ce sujet : à leurs yeux, il n’y avait pas d’alternative. « Ou alors, c’était le Venezuela », nous a-t-on systématiquement lancé avec un sens de la nuance que l’on appréciera.

On s’attarde longuement dans le livre sur la figure de Pierre Bérégovoy (ministre de l’Économie de 1984 à 1986 et de 1988 à 1992), issu d’un milieu populaire, qui avait fait de la lutte contre l’inflation sa priorité, une mission qu’il pensait au service du peuple, des plus défavorisés. Conseillé par son directeur de cabinet Jean-Charles Naouri (actuel PDG de Casino) et par Claude Rubinowicz, il a poussé activement à la libéralisation des marchés financiers et des capitaux. Pourtant, comme le montrent documents et témoignages, il s’interroge à plusieurs reprises sur le bien-fondé des orientations prises : il était favorable à une sortie du SME en 1983, ne partageait pas les orientations du rapport Delors en 1989 sur l’union économique et monétaire, il était contre l’indépendance des banques centrales, souhaitait que l’État continue à décider des taux d’intérêts et à piloter l’économie… Des notes montrent son inquiétude face à une politique qui n’endigue en rien l’augmentation du chômage, bien au contraire. Bérégovoy était obsédé par l’idée d’être Premier ministre, ce qu’il sera finalement de 1992 à 1993. Je pense qu’il a bien vu que, pour continuer sa marche vers le pouvoir, il devait se rallier à la doxa économique dominante. Après son suicide le 1er mai 1993, l’ancien ministre communiste de l’Emploi, Jack Ralite aura ces mots : « j’ai bien peur que celui qui a appuyé sur la gâchette, ce soit l’ancien cheminot. »

LVSL – Passons maintenant à la politique européenne, que vous abordez largement dans votre bande dessinée. Lorsque Jacques Delors accède à la présidence de la Commission européenne, il a pour objectif de supprimer dès 1992 toutes les barrières au sein de l’Union. Alors que le traité de Maastricht est signé cette même année, François Mitterrand ne semble pas se soucier qu’aucune harmonisation de l’épargne et de la fiscalité ne soit envisagée entre les pays membres. Pourtant, cette non-harmonisation laisse libre-cours au dumping social et fiscal largement préjudiciable à l’emploi dans l’hexagone. Mitterrand ne pouvait pourtant ignorer qu’Helmut Kohl, alors chancelier allemand, ne sacrifierait jamais les impératifs des épargnants qui représentent un électorat influent outre-Rhin. Dès leur conception, les institutions européennes ont-elles été un danger pour le maintien des emplois français ?

B.C. – Dès l’origine, la construction européenne est la fille d’une certaine matrice idéologique qui est celle de la Société du Mont-Pèlerin, groupe de réflexion composé d’économistes et d’intellectuels créé après la Seconde guerre mondiale. Au sein de cette famille existe une branche dite ordolibérale, qui constitue en quelque sorte la version allemande du néolibéralisme. La construction européenne a été grandement influencée par cette branche-là, dont le mantra est « l’économie sociale de marché ». L’expression est trompeuse : il ne s’agit nullement d’une priorité donnée à la question sociale, il faut l’entendre comme la primauté du marché au sein de la société. Dans un tel cadre, le plein emploi n’est pas l’objectif principal. Nous rappelons dans le livre l’alerte lancée à l’Assemblée nationale, en janvier 1957, par Pierre Mendès-France, juste avant le Traité de Rome. Ce dernier s’inquiète alors d’un projet « basé sur le libéralisme classique du XIXème siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes » avec le risque de sacrifier l’emploi et le progrès social. Bien avant Raymond Barre, les parcours d’un Jean Monnet, dont la figure a été mythifiée, ou d’un Robert Marjolin, son bras droit, sont très instructifs. Proches des milieux d’affaires, notamment américains, leur conception de la construction européenne est avant tout économique, contrairement à de Gaulle. L’entrée au panthéon de Jean Monnet (qui explique dans ses Mémoires avoir voté Mitterrand contre de Gaulle au deuxième tour de la présidentielle en 1965) en novembre 1988, par la volonté de François Mitterrand, est un symbole assez éloquent.

« Tommaso Padoa-Schioppa écrit que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée ».

Pour que l’Allemagne d’Helmut Kohl renonce à son mark, la France va accepter ce logiciel ordolibéral, qui prévoit la mise en place d’une banque centrale indépendante. Autrement dit : la perte de contrôle de la monnaie par les États. L’économiste François Morin était à l’époque membre du Conseil général de la Banque de France. Il a assisté de l’intérieur aux débats préparatoires à la monnaie unique. Deux options étaient sur la table, dit-il : la voie du couronnement donnant la priorité à la construction économique de l’UE au détriment du politique, ou la voie du « big-bang » privilégiant l’intégration politique. C’est la théorie du couronnement qui a prévalu.

Cette architecture européenne a en grande partie été théorisée par un personnage totalement inconnu du grand public : Tommaso Padoa-Schioppa. Ce banquier italien, qui a notamment été directeur général pour l’Économie et les Affaires financières de la Commission européenne (1979-1983), membre du directoire de la Banque centrale européenne (1998-2005), ministre de l’Économie (2006 – 2008) du gouvernement Prodi ou encore président du Conseil ministériel du FMI (2007-2008) a joué un rôle clé dans la conception de l’euro et des institutions européennes. Jacques Delors le considère comme un « visionnaire » qui a inspiré son action. Padoa-Schioppa a également conseillé le gouvernement grec de Georges Papandréou en 2010, cinq ans avant l’arrivée au pouvoir de Syriza (parti politique grec au pouvoir entre 2015 et 2019, ndlr). Quand on se plonge dans ses écrits, on est frappé par la violence de sa conception du fonctionnement de la société. Tout en se félicitant de la Révolution silencieuse qu’a constitué à ses yeux le fait d’avoir dépouillé l’État-nation d’une partie de ses prérogatives (Padoa-Schioppa emploie l’expression de révolution « paperassière et procédurière, éparpillée dans la langue technique des bureaucrates »), il reconnait que la construction européenne n’est pas le fruit « d’un mouvement démocratique, ni d’une mobilisation populaire ». Padoa-Schioppa écrit même que « les avancées de l’Europe ont été favorisées par [un] despotisme éclairé et [une] démocratie limitée. »

NDLR : Pour en savoir plus sur la politique économique menée par le Parti socialiste entre 1981 et 1983, lire sur LVSL l’entretien réalisé par William Bouchardon : « Si on nationalise, ne faut-il pas aller vers la démocratie économique ? » – Entretien avec François Morin.

LVSL – Dans une Union européenne dont les membres sont privés de souveraineté monétaire et sont largement contraints dans leurs dépenses, quelles solutions restent possibles afin de résoudre le chômage de masse ?

Avec ce livre, nous ne prétendons pas apporter des réponses clefs en main. Nous souhaitons avant tout rendre cette histoire visible et lisible afin que chacun se l’approprie dans le débat public, et qu’elle ne soit plus réservée à une minorité d’ « experts » médiatiques. Il faut sortir de cette intimidation intellectuelle qui consiste à dire que ces sujets seraient trop compliqués pour le grand public. La monnaie, les banques, les marchés financiers, l’État… il ne s’agit pas de sujets techniques : ils sont éminemment politiques. Nous avons également voulu interroger la pertinence de choix qui, par définition, peuvent toujours être défaits et les relier à la force d’une idéologie qui embrasse l’action des individus. Maintenant que faire ? Rien ne se passera sans rapport de force politique, syndical et social comme le dit Ken Loach dans la préface de notre livre. Il constate qu’un mouvement social de protestations sans relais puissant et organisé c’est « comme la vapeur d’une bouilloire, il se dissipe dans l’air ». En mai 2021, François Hollande estimait que « le problème » de la gauche française était qu’elle « ne propose rien ». Dans notre livre, on voit au début des années 1980 le jeune Hollande supporter de Jacques Delors en train d’écrire des articles dans le journal Le Matin, proche du PS, en faveur de ces politiques néolibérales…

Ce logiciel social-démocrate est désormais à l’agonie. Dans le même temps, de nombreuses propositions alimentent en réalité le débat, sans être relayés par les médias dominants. Mais elles circulent. On peut citer le salaire à vie de Bernard Friot, la garantie économique générale de Frédéric Lordon, le salaire minimum socialisé de Benoît Borrits ou encore la garantie d’emploi de l’économiste américaine Pavlina Tcherneva qui a nourri le programme de Bernie Sanders aux États-Unis. La garantie d’emploi propose un emploi d’utilité sociale à toute personne qui le souhaite. Elle s’appuie sur le courant de pensée de la théorie monétaire moderne (MMT) porté notamment par Stéphanie Kelton qui part du principe qu’un Etat doit disposer de sa souveraineté monétaire, en mettant fin au chantage à l’emploi. Au terme de notre enquête en bande-dessinée qui a duré près de quatre ans, une grande bifurcation idéologique, sociale et monétaire apparait inévitable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la théorie moderne de la monnaie, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

LVSL – De fait, dans la conception actuelle de l’Union européenne, cette ambition semble difficile…

B.C. – Cela n’a rien d’impossible. C’est avant tout une question d’objectifs politiques et de modalités pratiques. Comment retrouver les outils méthodiquement démantelés par les néolibéraux au fil des ans ? Comment redonner à l’Etat le sens de sa mission véritable ? Pavlina Tcherneva a une expression très forte lorsqu’elle explique que « soit vous garantissez le plein emploi, soit vous garantissez le chômage. » Elle évoque aussi le fait que « le chômage est une épidémie silencieuse », avec des conséquences sanitaires et sociales, ce que nous mettons également en avant au début de notre livre en évoquant les études de chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM, ndlr) faisant état de 14.000 morts par an liés au chômage. Les priorités collectives doivent être repensées. On voit bien que l’on arrive à la fin d’une séquence historique, sur fond de fuite en avant du capitalisme, d’augmentation des inégalités et de destruction des écosystèmes, le tout étant évidemment lié. Mais cette fin peut durer très longtemps ! Le néolibéralisme a toujours su traverser les crises, appelant à se « réinventer » pour mieux faire diversion et ne finalement rien changer à son agenda. Le risque pointé par le journaliste Romaric Godin (auteur de La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La Découverte, 2019) à la fin de notre ouvrage est celui d’un rapprochement entre une extrême droite sans boussole économique, et des élites néolibérales qui se radicalisent avec des méthodes de plus en plus autoritaires. Dans ce contexte délétère, il paraît urgent de transformer le choix du chômage en choix de l’emploi.

Double jeu de l’UE et de l’OTAN sur le Haut-Karabagh

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Soldats azéris célébrant leur victoire dans le Haut-Karabagh et défilant à Bakou © Aysel Khalilov

Théâtre de rivalités ethniques attisées par les puissances régionales comme la Turquie et la Russie, le Haut-Karabagh est également l’objet de tensions internationales pour l’accès aux énergies fossiles. La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a ainsi révélé le double-jeu des organisations internationales comme l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) à l’égard des États de la région. Si médias et gouvernements occidentaux ont blâmé l’Azerbaïdjan pour son attitude lors du conflit, aucune action significative n’a été prise à son encontre. Bakou étant intimement lié aux intérêts économiques européens, et constituant une pièce maîtresse dans l’agenda géostratégique du bloc euro-atlantique, cet attentisme n’a rien de surprenant…

Comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan était dirigé par un gouvernement soumis à la sphère d’influence soviétique ; contrairement à Erevan, cependant, Bakou a opté pour une stratégie de rapprochement à marche forcée avec le bloc euro-atlantique.

C’est peu avant la chute du mur que les gouvernements arménien et azéri sont entrés en guerre ouverte pour le contrôle du Haut-Karabagh. L’Arménie remporte une victoire militaire sans appel. Est-elle pourtant en position de force ? Rien n’est moins sûr, et les décennies suivantes ont accru les difficultés pour l’Arménie, tandis que l’Azerbaïdjan est parvenu à s’attirer les bonnes grâces du monde occidental.

Victoire militaire mais difficultés structurelles : l’Arménie dans la période post-guerre froide

De sa victoire militaire, l’Arménie ne tire qu’une gloire éphémère car elle doit faire face à une situation humanitaire catastrophique. L’effondrement de l’Union soviétique entraîne en Arménie une crise économique, et la récession atteint 40% au début des années 1990. La guerre provoque la fermeture des frontières avec la Turquie et l’occupation des sept districts par l’armée arménienne donne lieu à des résolutions onusiennes demandant le retrait immédiat des troupes arméniennes : de fait, le conflit territorial s’internationalise.

L’Arménie doit aussi s’armer pour se défendre en cas d’offensive. Alors que les Arméniens souffrent de sous-alimentation, n’ont pas souvent accès au chauffage et à l’électricité, le gouvernement doit donc armer ses troupes. Cette situation humanitaire catastrophique pousse des centaines de milliers d’Arméniens à l’émigration : plus de 20% de la population quitte le pays contre 5% en Azerbaïdjan entre 1990 et 2000.  Du point de vue démographique, l’Arménie décline quand l’Azerbaïdjan croît : la population arménienne en 1990 atteignait 3,5 millions d’habitants contre 3 millions aujourd’hui. À l’inverse, l’Azerbaïdjan est aujourd’hui peuplé de 10 millions d’habitants pour 7,2 millions en 1990. Le PIB par tête est presque le même entre les deux pays à la sortie de l’effondrement de l’Union soviétique.

L’Azerbaïdjan devient un élément incontournable du réseau d’approvisionnement pétrolier et gazier de l’UE. Sous pression de l’OTAN, celle-ci encourage la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc qui s’étendent de Bakou à la Turquie, permettant d’alimenter directement les Européens.

Au niveau politique, l’Arménie va choisir de 1998 à 2018 des responsables politiques originaires du Haut-Karabagh, et anciens responsables militaires (Kotcharian-Sarkissian). Malgré une corruption massive et structurelle, la situation économique s’améliore nettement : son taux de croissance avoisine 10% entre 2001 et 2008. Sur le plan international, Erevan tisse des liens étroits avec Moscou : elle est membre de l’Union économique eurasiatique. La Russie, du fait d’un traité bilatéral, est du reste liée par une obligation de défense du territoire arménien, où 5000 hommes sont présents au sein de la base militaire de Gyumri, située à la frontière turque. L’Arménie post-soviétique ne joue toutefois pas la seule carte russe : elle va aussi développer de nouvelles relations avec l’Union européenne en signant un accord de partenariat global et renforcé en 2017. Pour ce qui est de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, c’est dès 1992 que l’Arménie rejoint le Conseil de coopération nord-atlantique, remplacé en 1997 par le Conseil de partenariat euro-atlantique. Les troupes arméniennes ont été ainsi été déployées en Afghanistan et au Kosovo.

 Carte de l'Azerbaïdjan avec le Haut-Karabakh et la zone contrôlée par l'armée arménienne jusqu'en novembre 2020.
Carte de l’Azerbaidjan avec le Haut-Karabakh et la zone contrôlée par l’armée arménienne jusqu’en novembre 2020.

En 2016 éclate un nouveau conflit dans le Haut Karabagh, connu sous le nom de « guerre des Quatre Jours », suite à une attaque azerbaïdjanaise. Des territoires sont rendus à l’Azerbaïdjan et le niveau d’impréparation ainsi que la corruption endémique dans l’armée sont rendues publiques. Des augmentations de prix de certains produits de première nécessité vont entraîner de nombreuses manifestations pendant cette période où la nouvelle génération sent qu’elle doit suivre le destin de ses prédécesseurs et fuir le pays. Elle préfère résister et participe activement à la révolution citoyenne de 2018 pour provoquer le départ du président Sarkissian et mettre au pouvoir Nikol Pachinian, tête pensante et figure de proue de l’opposition et du mouvement « Mon Pas ». Son mouvement remporte les élections de la même année avec 70% des sièges. Le président Pachinian se lance dans une lutte contre la corruption tout en essayant de maintenir un lien étroit avec la Russie, alors qu’il avait critiqué auparavant l’adhésion à l’Union économique eurasiatique. Ainsi pendant le mandat de Pachinian, l’Arménie a acheté presque exclusivement du matériel militaire russe et la production des nouvelles Kalachnikovs se fera en partie en Arménie.

Durant ces années où règne une atmosphère électrique sur les lignes de front – au Haut-Karabagh ainsi que sur la frontière directe entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – différents pays vont essayer de négocier un accord de paix. Un groupe présidé par les États-Unis, la France, la Russie et d’autres membres (Allemagne, Biélorussie, Finlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Suède, Turquie) va proposer sous la forme d’un protocole des solutions : les principes de Madrid. Ce groupe, appelé le Groupe de Minsk, s’inscrit dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et va plusieurs fois demander à l’Arménie de se retirer des sept districts occupés. Il demande par ailleurs à l’Azerbaïdjan de définir un statut particulier pour le territoire du Haut-Karabagh tout en proposant l’envoi de troupes de maintien de la paix. En 2011, l’aboutissement de longues négociations menées par le président russe Medvedev entre le chef d’État arménien Sarkissian qui accepte les conditions de l’accord, et le président azéri Aliyev, pousse à croire à un accord pérenne ; la signature des accords a lieu dans la ville russe de Kazan.

L’accroissement continu des dépenses militaires de Bakou durant les années 2000 montre cependant une volonté évidente de régler le problème en dehors du cadre des négociations, et en excluant tout statut spécifique pour les Arméniens en Azerbaïdjan. En conséquence, l’accord de Kazan sera rejeté par la partie azérie.

Lorsque le 27 septembre 2020 les forces azéries se lancent dans la guerre, l’Azerbaïdjan de 1994 est un lointain souvenir. Pendant plus de deux décennies la famille Aliyev a développé une puissance énergétique à même de peser dans le jeu géopolitique global.

Quand Heydar Aliyev devient président de la République d’Azerbaïdjan en 1993, il est le sixième chef d’État en trois ans de cette République caucasienne. Si les Azéris sortent défaits de la guerre avec un bilan dramatique de 20 000 morts, l’augmentation des revenus liés à la rente énergétique ne va pas entraîner un décrochage aussi violent qu’en Arménie. Il n’en reste pas moins que les réfugiés du Haut-Karabagh et des régions avoisinantes (684 000 en 1996, 582 000 en 2016) sont à l’origine d’une situation humanitaire difficile qui fait de l’Azerbaïdjan l’un des pays au monde avec le taux de déplacés le plus élevé.

Heydar Aliyev construit dès le début de son mandat l’édifice qui va permettre à son fils de remporter la guerre. Issu de la province autonome du Nakhichevan, il est l’inventeur du concept avec la Turquie du « deux états, une nation ». Initiateur des pogroms anti-Arméniens lors de l’époque soviétique, cet ancien cadre du parti soviétique fait de la haine des Arméniens une politique d’état. L’esprit de vengeance et les violences verbales à l’encontre du voisin sont l’essence de son pouvoir. Heydar Aliyev réussit la prouesse d’exclure les représentants arméniens du Haut-Karabagh des négociations de paix sur la région séparatiste et de faire passer l’Arménie pour une force d’occupation sur son territoire. Bakou ne veut accorder aucun droit de représentativité et ne donne donc aucune garantie en termes de sécurité aux 150 000 Arméniens demeurant en Azerbaïdjan.

Heydar Aliyev va aussi ouvrir son pays aux capitaux étrangers et couper le lien historique avec Moscou à l’occasion du fameux « contrat du siècle » obtenu en 1994. Au terme de celui-ci, treize entreprises issues de sept pays étrangers (Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège, Russie, Arabie Saoudite) participent à l’exploitation des champs pétroliers en mer Caspienne. Ce contrat va entraîner la signature de pas moins de 26 autres accords, avec la participation de 41 compagnies pétrolières de 19 pays du monde. Des entreprises françaises, américaines, britanniques, turques, italiennes, japonaises ou russes sont présentes aux côtés du l’entreprise nationale la SOCAR – State Oil Company of Azerbaijan Republic, qui reçoit 80% des bénéfices liés aux champs pétroliers et gaziers.

Ilham Aliyev est le vice-président du mastodonte énergétique SOCAR. Il connaît déjà très bien les liens étroits qu’entretiennent les gouvernements et les institutions internationales avec les grandes compagnies énergétiques mondiales.

Dans le même temps, l’Azerbaïdjan devient un élément incontournable du réseau d’approvisionnement pétrolier et gazier de l’Union européenne. Sous pression de l’OTAN, celle-ci encourage la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc qui s’étendent de Bakou à la Turquie, permettant d’alimenter directement les Européens en gaz et en pétrole azéris. L’oléoduc « BTC » (Bakou-Tbilissi-Ceylan, capitale de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie, et ville du sud de la Turquie) et le gazoduc « BTE » (Bakou-Tbilissi-Erzurum, cette dernière ville étant située à l’Est de la Turquie) sont respectivement achevés en 2005 et en 2006. Ces pipelines, qui contournent l’Arménie – pourtant plus proche de la Turquie que la Géorgie mais jugée pro-russe – permettent à l’Union européenne de restreindre son approvisionnement auprès de la Russie et d’isoler cette dernière.

Grâce à ces entrées d’argent le taux de croissance passe de -27% en 1993 à 35% en 2006. Le Produit intérieur brut grimpe de 3,2 milliards de dollars en 1994 à un record de 74 milliards en 2014, pour se stabiliser après la chute du prix du baril aux alentours des 50 milliards de dollars. Loin, très loin de l’Arménie qui passe elle d’un PIB de 1,3 milliards en 1994 à 13 milliards en 2019.

Conception du graphique : Jérôme Chakaryan Bachelier (en orange PIB arménien, en bleu PIB azéri)

L’Azerbaïdjan rejoint également dès 1992 le Conseil de partenariat euro-atlantique fondé par l’OTAN, puis le partenariat pour la paix en 1994 mais préfère, contrairement à l’Arménie, ne pas rentrer dans l’Organisation du traité de sécurité collective, démontrant ainsi de réelles aspirations à s’émanciper de la tutelle de Moscou.

Lorsque Heydar Aliyev laisse le pouvoir à son fils pour s’éteindre quelques mois après, il lui lègue un Azerbaïdjan doté des capacités financières et politiques nécessaires pour reprendre le contrôle de son territoire.

Ilham Aliyev est le vice-président du mastodonte énergétique SOCAR. Il connaît déjà très bien les liens étroits qu’entretiennent les gouvernements et les institutions internationales avec les grandes compagnies énergétiques mondiales. Ilham Aliyev va donc initier une deuxième phase de la reconstruction de son pays.

Il continue la politique de rapprochement avec l’OTAN qui, elle, soutient l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Il maintient le discours arménophobe officiel des institutions, et ira jusqu’à hisser en héros Safarov, un militaire azéri originaire des territoires occupés par l’Arménie qui assassina en 2004 à coups de hache un arménien à Budapest lors d’une réunion de l’OTAN. Condamné à la perpétuité en Hongrie, Safarov fut libéré par Viktor Orban avant de recevoir la grâce présidentielle de la part d’Aliyev. Arrivé à Bakou il sera promu au rang de major et le ministère de la défense d’Azerbaïdjan lui fournira un appartement et plus de huit ans d’arriérés de salaire.

Ce discours arménophobe du pouvoir azerbaïdjanais, observé durant la guerre de 2020,  n’a donc rien de nouveau : durant le conflit, Aliyev utilisait les termes « bêtes sauvages » et de « chiens » pour décrire les Arméniens. Un tel discours s’assortit d’une politique mémorielle : le cimetière arménien de Djoulfa  (XVIème siècle) situé dans la région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan fut détruit au début des années 2000, au même titre que de nombreuses églises et cimetières sur le territoire – notamment à Bakou. L’histoire officielle tente quant à elle de présenter la présence azérie dans la région comme antérieure à celle des Arméniens.

La femme du président Aliyev, Mehriban Aliyeva, se lance au reste dans une campagne de propagande internationale pour présenter l’Azerbaïdjan comme une « terre de tolérance », et ainsi légitimer l’offensive. Grâce à l’entremise de la fondation Heydar Aliyev, elle réussit à devenir ambassadrice de bonne volonté à l’UNESCO, ce qui lui permet ensuite de convertir à ses vues certains membres du Conseil de l’Europe, grâce à la « diplomatie du caviar »1 : des parlementaires français, italiens, ou allemands, généreusement couverts de cadeaux azéris, se font alors les avocats de Bakou2. L’Azerbaïdjan mobilise aussi les ressorts de la diplomatie sportive pour étendre sa toile : les premiers jeux européens (2015), et la finale de la coupe UEFA de football (2019) y sont ainsi organisés, non sans polémiques.

La marche vers la guerre et l’attentisme des Occidentaux

De toute cette stratégie il ne manque plus que la pièce essentielle pour remporter la guerre : les armes et les hommes. L’Azerbaïdjan va se tourner vers d’autres partenaires, fort de grands moyens financiers. Depuis 2010, les achats d’armements de Bakou dépassent de plusieurs centaines de millions de dollars ceux de l’Arménie. Et à la différence de l’Arménie qui achète du matériel russe, les exportations d’armes vers l’Azerbaïdjan viennent d’Israël, de Turquie, d’Allemagne, ou encore des États-Unis3.

Graphique par Jérôme Chakaryan Bachelier (en orange les dépenses militaires arméniennes, en bleu les dépenses militaires azéries)

En juillet 2020, des affrontements éclatent pour la première fois sur la frontière nord entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Suite à ces affrontements, le ministre des affaires étrangères Elmar Mammadyarov (proche de la Russie) est remplacé par le panturc Jeyhun Bayramov. Quelques semaines après son arrivée au poste, de nouveaux projets de collaborations militaires sont signés avec la Turquie et les troupes turques rentrent dans Nakhitchevan. La Turquie va épauler une armée de plus de 100 000 hommes dans l’accompagnement stratégique des armes modernes et envoyer des troupes au sol avec lesquelles elle occupe le nord de la Syrie. Des djihadistes, anciens combattants de Daech, vont être transférés et utilisés comme de la chair à canon dans un pays où la population pratique un islam apaisé4.

Alors que les preuves de crimes de guerre sont connues, répertoriées, sourcées par des Organisations non gouvernementales, l’Union européenne et les États-Unis décident de ne pas sanctionner le régime de Bakou.

Du 27 septembre au 10 novembre 2020, un déluge d’acier s’abat sur le Haut-Karabagh. L’Azerbaïdjan – qui refuse l’accord de cessez-le-feu international dans le cadre de la pandémie du COVID-19 – et la Turquie vont mener une guerre totale en bombardant nuit et jour la capitale Stepanakert. Les stations électriques, les points d’eau, les conduits de gaz sont bombardés, des images de décapitations et de maltraitance de prisonniers sont diffusées sur les réseaux sociaux ; des milliers de comptes vont appuyer la propagande officielle5. Face à cette offensive tous azimuts, l’Arménie se lance dans une contre-propagande qui aura pour conséquence de taire la situation catastrophique de l’armée arménienne. Le 10 novembre 2020, les conditions de l’accord de cessez-le-feu final n’en seront que plus violentes. L’Azerbaïdjan a réussi à reprendre en quelques semaines tous les districts au sud du Haut-Karabagh, Chouchi et se trouve aux portes de la capitale Stepanakert.

Vladimir Poutine sonne la fin de l’humiliation après un bilan avoisinant les 6 800 morts. L’armée arménienne doit quitter l’Azerbaïdjan, un corridor de quelques kilomètres sous contrôle azéri – dont la Russie assure la sécurité – reliera l’Arménie au reste de l’ancien Oblast qui aura perdu une bonne partie de son territoire initial. Les troupes russes récupèrent comme cadeau empoisonné la sécurité de la centaine de milliers d’Arméniens en Azerbaïdjan. Le président Aliyev déclare dans une vidéo que Nikol Pachinian peut aller chercher le statut du Haut-Karabagh en enfer et qu’il a réussi à en chasser les Arméniens comme des « chiens ». Il réussit à obtenir comme condition un corridor entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan qui traversera le sud de l’Arménie.

Le 18 décembre 2020, l’Azerbaïdjan est reçu par le Conseil de coopération de l’Union européenne. M. Josep Borrell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, déclare à l’issue de la réunion que « L’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales ». Il ajoute : « cela contribuerait à diversifier l’économie de l’Azerbaïdjan, à renforcer nos relations commerciales et à élargir notre coopération ». Alors que les preuves de crimes de guerre sont connues, répertoriées, sourcées par des Organisations non gouvernementales6, l’Union européenne et les États-Unis décident de ne pas sanctionner le régime de Bakou. Le 31 décembre 2020, la SOCAR – la firme pétrolière nationale d’Azerbaïdjan – dévoile à quel point le gaz azéri arrive directement sur le marché européen grâce aux gazoducs transadriatiques en Italie du sud, en Grèce et en Bulgarie, relié au fameux gazoduc transanatolien (TANAP) ; ainsi, l’Azerbaïdjan renforce son statut d’acteur incontournable de l’approvisionnement gazier de l’Union européenne.

Quelques semaines après la défaite arménienne, les journaux pro-Erdogan révélaient les réelles ambitions de la guerre. Un article publié par le quotidien Sabah, proche du pouvoir, évoquait ainsi le doublement de l’approvisionnement en gaz vers l’Union européenne en passant par le corridor au sud de l’Arménie et la connexion de ce projet de gazoduc au gazoduc transanatolien TANAP7. Il est aussi question de développer des lignes de chemins de fer afin de connecter la Turquie et l’ouvrir au marché asiatique.

Caret Karabagh cessez-le-feu 2020
Carte du cessez-le -feu du 10 Novembre 2020

L’accord de cessez-le-feu n’apporte aucunement la paix et ne résout en rien les tensions entre les différents groupes ethniques de la région. Il renforce de fait les régimes de Bakou et d’Ankara, et ne prévoit aucune clause satisfaisante pour la protection des minorités ethniques de la région – sans parler du retour des réfugiés. Lors de la parade de la victoire à Bakou le 10 décembre 2020, Erdogan a eu les déclarations suivantes : « aujourd’hui, que les âmes de Nuri Pacha, Enver Pacha, et des braves soldats de l’Armée de l’Islam Caucasien, soient heureuses ». Les initiateurs du génocide arménien sont ici célébrés par Erdogan : il s’inscrit donc dans la filiation de Mustafa Kemal, qui rapatria les responsables du génocide pour en faire des héros nationaux. Le président azéri Aliyev, dans cette parade, rappelle que cette guerre n’est qu’une bataille et que le sud de l’Arménie ainsi que la région d’Erevan constituent à ses yeux des territoires azéris. La célébration du génocide arménien par le président Erdogan, comme les déclarations racistes de son homologue azéri à l’encontre des Arméniens, ne laissent à ces derniers que peu d’options pour leur sécurité.

Selon de nombreux observateurs, la Russie sort renforcée de cette guerre. Pourtant, le cauchemar de la guerre de Tchétchénie dans le Caucase est dans tous les esprits et les troupes russes de maintien de la paix dans le Haut-Karabagh redoutent à tout moment un scénario comparable.

Du reste, il ne faut pas oublier la volonté affichée d’Ankara de se penser comme une nouvelle puissance régionale militaire et énergétique. Erdogan inscrit en effet son intervention au Haut Karabagh dans une stratégie régionale, visant à redessiner les lignes d’influence jusqu’au coeur de l’Europe : il tente de trouver de nouveaux champs pétroliers et gaziers en Méditerranée tout en planifiant le doublement des livraisons gazières vers l’Union européenne. Cette stratégie se définit dans un contexte où le projet Nord Stream 2 censé relier la Russie directement à l’Allemagne est mort-né du fait des sanctions imposées par les États-Unis.

Dans ce conflit, les États occidentaux sont donc relégués sur le banc des spectateurs ; Vladimir Poutine a préféré négocier directement avec la Turquie un plan de paix plutôt qu’avec les autres membres du Groupe de Minsk, lesquels préfèrent vraisemblablement protéger les intérêts de leurs entreprises et laisser libre cours à l’Azerbaïdjan.

Notes :

1 Sur la diplomatie du caviar, voir l’article général du Monde (Benoît VITKINE, « Diplomatie du caviar, comment l’Azerbaïdjan s’offre l’amitié de responsables politiques européens », Le Monde, 4 septembre 2017, au lien suivant : https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/04/diplomatie-du-caviar-comment-l-azerbaidjan-s-offre-l-amitie-de-responsable-politiques-europeens_5180962_3216.html

2 Voir notamment la lettre de 10 personnalités politiques françaises en faveur de l’Azerbaïdjan au lien suivant : https://www.huffingtonpost.fr/jeanmarie-bockel/droit-international-haut-karabakh-azerbaidjan-armenie_b_9698874.html  

3 http://www.slate.fr/story/195905/haut-karabakh-conflit-armenie-azerbaidjan-suprematie-militaire-drones-munitions-intelligentes-vente-israel

4 https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/10/18/les-filieres-turques-de-mercenaires-syriens-en-azerbaidjan/

5 https://www.reuters.com/article/cyber-disinformation-facebook-twitter-idINKBN26T2XF

6 https://observers.france24.com/fr/asie-pacifique/20201218-haut-karabakh-armenia-azerbaidjan-crimes-guerre-videos

7 https://www.sabah.com.tr/gundem/2020/12/02/nahcivan-koridoru-enerji-ve-ticarette-denge-degistirecek

Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie

Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque Centrale Européenne et futur Premier ministre italien. © CC0 Domaine public – PxHere.com

Le président de la République italienne Sergio Mattarella vient de nommer l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi pour former un gouvernement “apolitique”. Une décision qui s’inscrit dans une longue série d’administrations technocratiques destinées à imposer des mesures d’austérité impopulaires et pourtant rejetées par les Italiens. Le sociologue Paolo Gerbaudo, déjà interviewé par Le Vent Se Lève, nous livre son analyse sur cette spécificité politique italienne et ses enjeux. Article traduit et édité par William Bouchardon.

L’Italie est depuis longtemps le laboratoire de toutes sortes d’expériences réactionnaires, du régime fasciste de Benito Mussolini au populisme de droite vaniteux de Silvio Berlusconi, précurseur de Donald Trump. Mais au cours des dernières décennies, le belpaese (“beau pays” en italien, ndlr) est également devenu le terrain d’essai de la forme la plus extrême de néolibéralisme : des gouvernements technocratiques dirigés par des économistes austéritaires. Entre 2011 et 2013, le gouvernement de Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs, a ainsi mis en place de douloureuses mesures d’austérité contre la volonté populaire des Italiens. Aujourd’hui, l’establishment politique italien veut renouveler l’expérience, mais sous une autre forme.

L’Italie traverse actuellement une impasse politique, le Premier ministre de coalition sortant, Giuseppe Conte, n’ayant plus de majorité pour gouverner. Pour sortir de la crise, le président Sergio Mattarella a chargé l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi de former une nouvelle administration. Or, Draghi est l’un des architectes de l’austérité européenne, ainsi que le responsable des mémorandums qui ont dévasté l’économie grecque.

La nomination de Draghi, faite sans aucune référence à une quelconque élection ni même aux principaux partis politiques, ressasse les éternels éléments de langage sur la soi-disant cure de “responsabilité fiscale” destinée à améliorer la “réputation internationale” de l’Italie. Mais, au lendemain de la pandémie, il s’agit aussi d’une tentative des milieux d’affaires de mettre la main sur les investissements du Fonds européen de relance économique pour orienter ces fonds vers les entreprises plutôt que vers l’aide destinée aux citoyens ordinaires.

Matteo Renzi, expert en magouilles politiques

Le nouveau gouvernement proposé par Draghi, actuellement en recherche de majorité au Parlement, intervient après la crise du gouvernement Conte II. A partir de juin 2018, Conte a dirigé une coalition comprenant les populistes du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et la Lega de Matteo Salvini. A partir de septembre 2019, Conte s’est appuyé sur le M5S, le Partito Democratico (PD) de centre-gauche, le petit parti de gauche Liberi e Uguali, et le parti centriste néolibéral Italia Viva.

En janvier, alors que la pandémie faisait toujours rage, Italia Viva, le parti des élites financières italiennes dirigé par l’ex Premier ministre Matteo Renzi (2014-2016), a finalement mis le gouvernement à genoux. De toute évidence, même les mesures sociales modérées promues par Conte, comme la renationalisation partielle des autoroutes, ont été considérées comme inacceptables par les milieux d’affaires italiens.

Matteo Renzi, ancien Premier ministre centriste et chef du parti Italia Viva. © Free World and Friends World

Né d’une scission du PD, dirigé par Renzi entre 2013 et 2018, le parti Italia Viva est extrêmement impopulaire : les sondages lui donnent 3 % des intentions de vote. Pourtant, la formation politique contrôle une poignée de sénateurs dont les voix sont décisives pour la majorité de Conte. La politique italienne ressemble parfois à un film d’espionnage rempli de personnages machiavéliques : juste avant de déclencher la crise politique, Renzi a rendu visite à un de ses amis politiques actuellement en prison pour corruption, l’ancien sénateur Denis Verdini, dont la fille est par ailleurs la fiancée de Matteo Salvini. Renzi est également entouré d’alliés internationaux pour le moins douteux comme Tony Blair. Alors que l’Italie traverse une grave crise, Renzi s’est envolé vers l’Arabie Saoudite pour une conférence payante au cours de laquelle il a loué le “grand, grand” prince héritier Mohammed bin Salman, malgré son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, le massacre au Yémen et le soutien saoudien à la dictature en Egypte ayant conduit à la mort du jeune chercheur italien Giulio Regeni en 2016.

Alors qu’il avait initialement soutenu la création du gouvernement Conte II en 2019, le petit parti de Renzi a agi davantage comme une opposition interne au gouvernement que comme un allié. Il a vivement critiqué les mesures sociales modérées mises en place par Conte, à commencer par le “revenu citoyen”, un transfert gouvernemental qui aide environ un million de familles italiennes en situation d’extrême pauvreté.

Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires.

En outre, Renzi a souvent insisté pour que l’Italie demande un prêt au mécanisme européen de stabilité (MES), destiné aux pays en difficulté financière. Le M5S s’y est fortement opposé, par crainte des conditions qui seraient imposées par les créanciers, et a rappelé qu’aucun autre pays européen n’a l’intention d’utiliser ces prêts. Après avoir lancé plusieurs ultimatums depuis son compte Twitter, Matteo Renzi a finalement décidé de faire tomber le gouvernement de M. Conte, en demandant aux deux ministres d’Italia Viva de démissionner.

Certains observateurs estimaient que Renzi voulait simplement plus de ministères et davantage de pouvoir au sein de la coalition existante. Mais, très vite, il est apparu que ses demandes exorbitantes n’étaient qu’une ruse pour mettre fin au gouvernement Conte. Derrière cette décision, Renzi avait trois objectifs. Premièrement, renverser Conte, devenu bien trop populaire à son goût et bénéficiant toujours du soutien d’environ la moitié des Italiens. Deuxièmement, désorganiser le projet politique de centre-gauche du PD et du M5S, qui pouvait réunir un large bloc social composé de travailleurs précaires (M5S) et de fonctionnaires, ainsi que de retraités (PD). Enfin, Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires. Avec la nomination de Draghi, tous ces objectifs sont désormais atteints.

Les technocrates au pouvoir : une passion pour l’austérité

Les gouvernements dits “techniques” sont un affront évident à la démocratie. Il s’agit en effet de la manifestation la plus extrême de la tendance post-démocratique. Ce concept, développé notamment par le politologue Colin Crouch, explique la trajectoire des démocraties capitalistes depuis la fin de la Guerre Froide, où la démocratie se résume de plus en plus à une façade et où le véritable pouvoir n’appartient plus aux élus.

Il faut différencier deux types de situations : avoir un gouvernement dépendant du travail d’experts soi-disant apolitiques dans ses ministères et agences, et avoir un gouvernement directement dirigé par un technocrate non élu. L’Italie est l’un des rares pays occidentaux où une telle chose est non seulement considérée comme acceptable, mais est même devenue une sorte de tradition.

Les politologues Duncan McDonnell et Marco Valbruzzi ont recensé vingt-quatre gouvernements dirigés par des technocrates en Europe entre la Seconde Guerre mondiale et 2013. Si la Grèce et la Roumanie sont les pays les plus touchés, avec cinq gouvernements chacun, l’Italie n’est pas loin derrière : avec Draghi, ce sera la quatrième fois que les technocrates gouvernent directement l’Italie. Surtout, les gouvernements technocratiques italiens n’existaient pas avant une trentaine d’années. Apparus avec la chute de la Première République au début des années 1990, ces expériences politiques ont systématiquement conduit à des politiques d’austérité sévères.

Le premier gouvernement dirigé par des technocrates a été formé par Carlo Azeglio Ciampi en 1993. Gouverneur de la banque centrale italienne dans les années 1980, Ciampi avait contribué à démolir le consensus keynésien, prônant l’indépendance de la banque centrale à l’égard du politique et l’équilibre budgétaire. Une fois premier ministre, il a promu le premier cycle de privatisation massive des actifs de l’État. Il mit par exemple fin à la participation de l’État dans les grandes banques, la compagnie d’électricité Enel et la compagnie pétrolière Agip, tout en pratiquant une “politique des revenus” exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Autant de sacrifices destinés à prouver que l’Italie rentrait dans les critères requis pour participer au processus de création de l’euro.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Lamberto Dini, premier ministre entre 1995 et 1996. Comme Ciampi et Draghi, il était également issu de la banque centrale italienne, dont il a été le directeur général. Dini est devenu Premier ministre après la chute du premier exécutif dirigé par Silvio Berlusconi et a poursuivi la doctrine de privatisations et de “responsabilité fiscale” inaugurée par Ciampi, en imposant par exemple une importante réforme des retraites.

La chute du dernier gouvernement de Silvio Berlusconi à l’automne 2011 a vu un autre technocrate, Mario Monti, devenir premier ministre. Silvio Berlusconi, magnat milanais des médias, fut alors débarqué du pouvoir à la hâte en raison de la spéculation des marchés financiers contre les obligations italiennes et de son implication dans un scandale sexuel avec une prostituée mineure. Sa sortie du pouvoir ressemblait à une ingérence étrangère : elle a eu lieu après une lettre féroce écrite par Draghi, alors gouverneur de la BCE, et une conférence de presse conjointe de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Nicolas Sarkozy, où les deux chefs d’Etat exprimaient sans détour leur souhait de voir Berlusconi être démis de ses fonctions.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire.

Malgré toute la corruption et les pitreries de Berlusconi, les Italiens ont vite compris que les choses pouvaient encore empirer. Pour remplacer Berlusconi, Giorgio Napolitano, le président de l’époque, choisit Mario Monti, un professeur d’économie de l’université Bocconi de Milan, l’équivalent italien de l’école de Chicago, c’est-à-dire un repère de fanatiques du néolibéralisme. De 1995 à 2004, Monti avait été commissaire européen, responsable d’abord du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité, puis de la concurrence. Comme à chaque fois avec les gouvernements technocratiques, son rôle était de “sauver l’Italie”.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire. Il a administré l’intégralité de la “cure” d’ajustement structurel recommandée par Bruxelles, aggravant fortement l’état de l’économie italienne, déjà en stagnation depuis des années en raison des règles budgétaires restrictives de l’UE. A travers un pack de mesures dénommé de façon méprisante “Salva Italia” (Sauver l’Italie), il a réduit les dépenses publiques à néant. Concrètement, cela s’est matérialisé par des coupes dans les retraites publiques, mais aussi de fortes baisses du budget de la santé, dont des conséquences sautent désormais aux yeux dans le contexte de la crise du COVID-19.

Dans une interview sur CNN, Monti a affirmé que son objectif premier était de “supprimer la demande intérieure” en baissant les salaires afin d’améliorer la “compétitivité internationale”. Sans surprise, les Italiens n’ont guère apprécié. A la fin de la législature en 2013, son gouvernement plafonnait à 25 % d’approbation et son parti centriste, Scelta Civica, n’obtenait que 8 % des voix aux élections la même année.

Que va faire “Supermario” ?

Compte tenu des expériences précédentes, le gouvernement Draghi s’annonce inquiétant. Certes, Draghi peut sembler moins néolibéral que Monti : son mandat à la BCE entre 2011 et 2019 a été applaudi par la presse libérale pour avoir sauvé la zone euro. Sa fameuse promesse de faire “tout ce qu’il faut” pour éviter la dislocation de la zone monétaire, principalement grâce à un programme massif de rachats d’actions dit quantitative easing qui perdure encore, a ainsi mis un terme à la spéculation financière sur les obligations des Etats européens, lui valant le surnom de “Supermario”.

Mario Draghi, alors gouverneur de la BCE, au Forum Economique Mondial de Davos en 2012. © World Economic Forum

Toutefois, il ne faut pas oublier que Draghi a été l’un des architectes de l’austérité au lendemain de la crise de 2008. Sa politique de rigueur budgétaire a étranglé de nombreuses économies européennes, notamment celles du Sud. De plus, les programmes d’assouplissement quantitatif mis en place sous sa direction, loin de pomper des ressources dans l’économie réelle, n’ont fait que gonfler les actifs sur les marchés financiers. Au final, l’économie allemande en a été la grande gagnante, grâce à la dévaluation de la monnaie.

Certains propos récents de Draghi peuvent amener à penser qu’il a tiré les leçons de l’échec de l’austérité. Dans un célèbre éditorial du Financial Times de mars 2020, l’ancien gouverneur de la BCE a ainsi déclaré qu’il fallait accepter jusqu’à nouvel ordre l’existence de dettes publiques élevées. En août, s’exprimant lors de la réunion annuelle du groupe catholique de droite Comunione e Liberazione, il a soutenu que les États devaient créer des “bonnes dettes”, c’est-à-dire des investissements dans les infrastructures productives. Ce changement de rhétorique rejoint les positions d’autres leaders du monde financier comme Kristalina Georgieva, l’actuelle directrice du Fonds monétaire international, qui a demandé aux gouvernements de “dépenser autant que possible”. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit de rien d’autre que des mesures visant à sauver du désastre un capitalisme défaillant.

En tant qu’ancien employé de Goldman Sachs, Draghi aura la responsabilité de gérer les deux cents milliards d’euros mis à disposition par l’Union européenne par le biais du fonds de relance. Il est probable qu’une partie considérable de ces fonds seront distribués aux grandes entreprises représentées par la Confindustria, l’équivalent italien du MEDEF. Sans surprise, la Confindustria est un des plus grands soutiens de Draghi.

Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Draghi n’aura probablement ni le temps ni le courage politique nécessaires pour abroger certaines politiques sociales comme le “revenu citoyen” (bien qu’il puisse en restreindre l’accessibilité) et imposer de nouvelles réductions des dépenses publiques. Mais il tentera sans doute de remettre l’économie italienne sur la voie de la “responsabilité fiscale” dont cette dernière s’est écartée depuis la crise du coronavirus, du moins s’il en croit les institutions européennes.

L’arrivée au gouvernement de Draghi va certainement signifier le non renouvellement de l’interdiction temporaire de licenciements, introduite en mars 2020 et devant prendre fin dans deux mois. Il s’agit là d’une des mesures les plus sociales mises en œuvre par le gouvernement Conte durant la pandémie, obligeant les entreprises privées à assumer une partie des coûts économiques de la crise. Mais la Confindustria ne cesse de réclamer le retour du privilège fondamental de l’entrepreneur : le droit de licencier des travailleurs. Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Désormais, la vraie question est celle de la réaction des forces politiques italiennes et des citoyens ordinaires face à cette dérogation scandaleuse aux principes démocratiques et à cette nouvelle tentative de subordonner la politique italienne à la responsabilité fiscale exigée par Bruxelles. Le parti démocrate a toutes les chances de suivre les appels à la “responsabilité” de Mattarella, lui-même issu de ce parti. Une majorité parlementaire pourrait être trouvée avec les votes du PD, de la Lega, de Forza Italia (parti de Berlusconi, ndlr), et des carriéristes qui abondent au Parlement italien.

Le Mouvement 5 Etoiles représente la seule formation politique qui puisse oser dire non, même si ce scénario est peu probable. Refuser de soutenir Draghi pourrait aider les 5 Etoiles à retrouver une partie de sa crédibilité auprès des Italiens, sérieusement abîmée après trois ans au gouvernement dans le cadre de deux coalitions différentes. D’ores-et-déjà, les Italiens sont en colère contre les manœuvres politiques de Renzi et le chaos qu’il a provoqué en pleine pandémie. Malgré le virus, les manifestations de différents groupes se succèdent depuis un an. Si Draghi ne se montre pas prudent, il pourrait se voir confronté non seulement à une urgence sanitaire et économique, mais aussi à une crise de l’ordre public.

Dans ce lugubre panorama, le seul espoir repose sur les citoyens, qui sont demeurés pour la plupart passifs pendant cette crise, mais qui pourraient se réveiller. Si cela ne se produit pas, un gouvernement réactionnaire dirigé par la Lega de Salvini et les Frères d’Italie post-fascistes de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remplacer les technocrates lors des prochaines élections. Cette situation désastreuse est le résultat des calculs politiques de centristes corrompus ainsi que de la tendance de l’establishment italien, en temps de crise, à faire appel à des technocrates, plutôt que de convoquer des élections et de laisser le peuple décider du type de politique économique qu’il préfère.

Vaccins : la faillite des industriels et laboratoires privés

Vaccin contre le COVID-19. © Daniel Schludi – Unsplash

Un mois après les premières vaccinations, l’objectif d’un million de vaccinations (et non de vaccinés puisque la vaccination comporte deux injections) a été atteint. Pourtant, l’ambiance, au gouvernement comme dans la population, n’est pas aux réjouissances. Face à la pénurie et aux risques des variants émergents, les industriels peinent à réaliser leurs promesses. Le moment ne serait-il pas venu pour les gouvernants de privilégier la santé publique au profit privé ?

Inutile de revenir trop longuement sur les échecs successifs qui ont rythmé la gestion de la crise sanitaire en France, concernant les masques, les tests, et le traçage. On peut maintenant y ajouter les vaccins. Certes, et comme aime à le faire Jean Castex, on pourrait se rassurer en rappelant que nous ne sommes pas les mauvais élèves de l’Europe en terme de mortalité. Mais ce serait oublier que l’Europe souffre avant tout de la comparaison avec les pays d’Asie. Au rebours des leaders européens, les dirigeants asiatiques, marqués par l’épidémie de SARS au début des années 2000, ont choisi dès le début de la pandémie une stratégie « zéro covid » agressive. Au 1er février 2021, la France compte plus de 70 000 morts, pour 1424 en Corée du Sud, 909 en Australie, 77 en Thaïlande, 35 au Vietnam. En application de cette stratégie, l’Australie n’a pas peur de déclarer un confinement de trois jours au moindre cas de Covid-19.

Faute de volonté politique, de planification, de moyens techniques et humains, mais aussi par dogmatisme en refusant jusqu’à peu de contrôler les entrées aux frontières, l’Europe a donc échoué depuis le printemps à endiguer la pandémie. Aujourd’hui, en l’absence de traitement, et avec une immunité naturelle comprise entre 10 et 20% en France (que les variants peuvent remettre en cause), la seule porte de sortie pour le vieux continent demeure la vaccination.

Par chance, les premiers vaccins à ARN des laboratoires Pfizer/BioNTech et Moderna se sont révélés remarquablement efficaces et sûrs : ils empêchent 95% des vaccinés de tomber malades et empêchent les 5% restant de contracter une forme grave de la maladie. Malgré les contraintes logistiques réelles liées à ces vaccins (conservation à -80 et -20°C respectivement), ils restent aujourd’hui les meilleurs choix pour se prémunir de l’infection et envisager un hypothétique « retour à la normale » cette année.

Quoi qu’en disent les vaccinosceptiques, prompts à caricaturer les résultats de recherche, les vaccins apportent deux bienfaits essentiels : ils réduisent la prévalence de formes graves chez les personnes infectées et freinent la propagation du virus. Plusieurs études sur des primates ainsi que les premières données en provenance d’Israël, montrent ainsi un effet significatif de réduction de la transmission. Le Royaume-Uni a lancé dernièrement une étude qui tentera de chiffrer précisément dans quelle mesure les différents vaccins empêchent la transmission.

Malheureusement, alors que les nouveaux variants compliquent sérieusement la gestion déjà laborieuse de cette pandémie, les trois laboratoires qui font la course en tête et dont les vaccins ont été approuvés par l’agence Européenne du Médicament, Pfizer/BioNTech, Moderna et Oxford/AstraZeneca, ont chacun annoncés des retards plus ou moins significatifs dans la production de leurs vaccins. Après d’âpres négociations avec la Commission Européenne, AstraZeneca a finalement annoncé une livraison de 40 millions de doses au lieu des 80 millions initialement promises pour le premier trimestre. Soit une perte de plus de 5 millions de doses pour la France. Ce sont donc 2,5 millions de Français qui ne seront pas vaccinés ce trimestre.

Alors que l’objectif de vacciner 70% des adultes d’ici la fin de l’été apparaît déjà difficilement atteignable, les variants plus contagieux, et en partie résistants aux vaccins, véritable « épidémie dans l’épidémie », font craindre de nouvelles vagues plus mortelles. Tout cela alors que la patience des français fond comme neige au soleil.

Face à cette menace, l’heure n’est plus aux atermoiements : la campagne de vaccination doit s’accélérer. À part attendre, bras croisés, les doses que produisent la petite douzaine d’usines européennes, que pouvons-nous faire ?

Bien que les accords de sous-traitance entre laboratoires se multiplient, ils risquent à terme de ne pas suffire pour sortir d’une situation de pénurie durable qui frappe le monde entier. Le vieux – mais riche – continent n’est toutefois pas le plus à plaindre dans cette course effrénée à la vaccination. Sur les 29 pays les plus pauvres, seule la Guinée a reçue des doses de vaccins, qui ont servi à vacciner en priorité… les membres du gouvernement.

Renouer avec la planification

Pourtant, il existe un outil qui permettrait de décupler la production industrielle de ces vaccins, si ce n’est dans les prochains mois, du moins dans la seconde moitié de l’année : la licence obligatoire, ou licence d’office.

Une licence obligatoire, ou licence d’office, permettrait à d’autres laboratoires ou États, qui ne possèdent pas le brevet de fabrication d’un produit sans le consentement du titulaire du brevet, d’en produire en cas d’urgence nationale. Ces deux dispositifs sont reconnus par l’Organisation Mondiale du Commerce. Cette provision a d’ailleurs été créée spécifiquement pour les produits médicamenteux. Ces dispositifs font aussi partie de la loi française, à l’article L.613-16 et L.613-18 du Code de la propriété intellectuelle pour la licence d’office, et à l’article L.613-15 pour la licence obligatoire. Dans les deux cas, des dédommagements financiers sont prévus pour le détenteur du brevet.

Dans un appel à Emmanuel Macron, largement repris à gauche comme à droite, Axel Khan, généticien et président de la ligue contre le cancer, demande au président français d’organiser la production mondiale de vaccins à ARN (donc la formule de Pfizer ou Moderna), sous l’égide de l’ONU et de l’OMS. Selon lui, seule cette ouverture des brevets permettrait de vacciner assez rapidement les pays du Sud, laissés pour compte de la guerre vaccinale. Le septuagénaire fièrement vacciné se fait au passage l’écho des recommandations de l’OMS : les retards de vaccination font courir un risque sanitaire à tous les continents, même ceux ayant complété leurs campagnes de vaccination. Il ne pourra pas y avoir de victoire nationale face à un virus dont les capacités à muter continueront à nous menacer durant plusieurs années. Par ailleurs, les États les plus riches n’ont-t-ils pas l’obligation morale de soutenir les campagnes de vaccination dans les pays qui n’ont pas les même moyens techniques et financiers ?

Comme le rappelle Libération, la licence obligatoire a déjà été utilisée plusieurs fois, notamment pour produire des traitements contre le VIH en Thaïlande. Il est à noter qu’en représailles, le laboratoire Abbot, détenteur du brevet, a cessé de vendre certains médicaments en Thaïlande. Toutefois, l’Europe n’est pas la Thaïlande. Deuxième puissance économique mondiale, forte de ses champions pharmaceutiques et de leurs capacités industrielles, elle a devant elle une occasion unique de s’illustrer, en prenant l’initiative d’ouvrir les brevets, de coordonner la montée en puissance de la production et de soutenir les unités de production dans les pays du Sud.

La pétition, qui a déjà reçu près de 60 000 signatures, est à signer sur le site de la commission européenne.

La campagne européenne « pas de profits sur la pandémie », à laquelle s’associent par exemple le Parti Communiste Français, le Parti Socialiste et la France Insoumise, se fait l’écho de cet impératif d’une production mondiale libérée de l’entrave des brevets. La France Insoumise va même plus loin, puisqu’elle propose depuis plusieurs années la nationalisation de Sanofi et la création d’un pôle public du médicament.

Les usines fantômes de Sanofi

Quoi que l’on en pense, cette proposition radicale a au moins le mérite de pointer du doigt les choix stratégiques douteux du « champion » pharmaceutique français. La multinationale, confrontée à des résultats d’efficacité décevants, a été contrainte d’abandonner l’idée de produire son propre vaccin avant la fin de l’année. Autant dire une éternité. Un échec malheureusement prévisible tant l’entreprise a sacrifié ses effectifs de chercheurs : en dix ans, ces derniers ont diminué de 9 % dans le monde, et de près de 23 % en France. Dernièrement, Sanofi a de nouveau annoncé la suppression de 400 autres emplois de chercheurs. Le groupe a pourtant touché plus d’un milliard d’euros de subventions publiques en 10 ans et a versé des dividendes records de près de 4 milliards d’euros à ses actionnaires l’année dernière.

Sanofi produit habituellement près d’un milliard de doses de vaccins par an à travers le monde, et possède trois sites de production en France, à Val-de-Reuil, Marcy-l’Etoile, et le site flambant neuf de Neuville-sur-Saône. Dès le début de la pandémie, l’entreprise a annoncé le doublement de ses capacités de production en prévision de la production de son vaccin contre le Covid-19. En janvier 2020, les usines sont prêtes à tourner. Des centaines d’embauches ont été réalisées. Cerise sur le gâteau, l’usine de Neuville-sur-Saône, financé en grande partie par le contribuable français, devrait être capable de produire plusieurs types de vaccin.

Les investissements de recherche de Sanofi, comme ceux des autres laboratoires, ont été massivement soutenus par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’État français, de la Commission Européenne, ou des États-Unis. Le premier a injecté plus de 200 millions d’euros pour soutenir son champion dès juin dernier. La commission européenne a débloquée 2,7 milliards d’euros pour soutenir les différents projets de vaccins, dont celui de Sanofi. Le contrat passé entre Sanofi et l’UE prévoit le versement d’acomptes qui pourraient être récupérés si le groupe ne parvient pas à remplir ses obligations. Mais les détails des contrats entre l’UE et les laboratoires restent aujourd’hui secrets. Finalement, l’agence américaine DARPA (Agence pour les projets de recherche avancée de défense), a débloqué la modique somme de deux milliards d’euros pour soutenir le vaccin Sanofi/GSK, en échange d’une centaine de million de doses.

Malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets.

Sanofi pourrait donc produire 1 milliard de doses de vaccins contre le Covid-19 en 2021. Faute d’avoir trouvé un vaccin qui fonctionne, aucun vaccin contre le COVID-19 ne devrait sortir des chaines de production de Sanofi avant fin 2021 au mieux, l’accord avec Pfizer ne concernant que la mise en bouteille.

Bien sûr, les chaines de production ne sont pas interchangeables, en particulier entre vaccin à ARN et vaccin classique, mais ne peut-on pas imaginer une meilleure solution qu’un milliard de doses perdues ? Quel sera le bénéfice pour la santé publique d’un vaccin Sanofi, disponible en décembre 2021, très probablement moins efficace que les vaccins à ARN messager, et moins facilement « amendable » ? Pour la CGT Sanofi, il est donc aujourd’hui nécessaire de réquisitionner les usines de la multinationale.

Ainsi, malgré les contraintes industrielles et logistiques, la course à la vaccination est également freinée par une confiance aveugle dans les entreprises privées et le système de brevets. Au lieu de se déchirer avec d’autres pays pour obtenir plus de vaccins tout en faisant monter les prix, l’Europe et la France devraient en faire des biens publics mondiaux et aider les pays du Sud à en obtenir. Quant à la réquisition des capacités de production sous-utilisées de Sanofi, elle apparaît simplement comme une mesure de justice, étant donné combien l’entreprise se préoccupe davantage de ses actionnaires que de ses salariés et de la santé publique.