Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction. 

« Il y a un intérêt collectif à poursuivre la NUPES » – Entretien avec Laura Chazel

Discours de Jean-Luc Mélenchon lors de la Convention de la NUPES le 7 mai 2022. © Hugo Rota

Un an après son entrée en force à l’Assemblée nationale, la NUPES semble déjà appartenir au passé. A l’exception de la France insoumise, qui souhaite reconduire l’alliance pour les élections à venir, tous les partis entendent proposer leur propre liste aux européennes de 2024. Si chaque parti entend se distinguer de ses alliés, les divergences stratégiques sur la question européenne sont également souvent mises en avant comme raison du retour à une gauche divisée. Qu’en est-il vraiment ? Dans une note pour la fondation Rosa Luxembourg, la politiste Laura Chazel étudie l’évolution des programmes des quatre partis et leurs votes au Parlement européen. Selon elle, la théorie des « deux gauches irréconciliables » est désormais dépassée, la proximité idéologique étant de plus en plus forte. La chercheuse plaide donc pour la poursuite de la NUPES, qui serait dans l’intérêt de chaque parti et leur permettrait de peser face aux blocs libéral et d’extrême-droite. Entretien.

LVSL : Votre note débute par le fait qu’une nouvelle phase politique aurait été ouverte à partir de 2020, avec la crise sanitaire, puis la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Selon vous, ces deux événements ont conduit à des réformes importantes de l’UE, par exemple sur les questions environnementales ou le fédéralisme budgétaire qui vont dans le sens des demandes portées depuis longtemps par la gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Laura Chazel : Je n’irai pas jusqu’à parler de réformes majeures, mais trois événements pourraient être à l’origine d’un nouveau cycle politique au niveau européen : l’accélération du changement climatique et la prise de conscience de ses effets, la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Pour faire face à ces crises, l’UE et ses États-membres ont pris des mesures inédites. On peut notamment citer le Pacte vert pour l’Europe, le retour de l’État-providence durant la crise sanitaire, le plan de relance « NextGenerationEU », la suspension du pacte de stabilité et de croissance (traité d’austérité, ndlr), des interventions nationales et européennes sur le prix de l’énergie ou encore la taxe sur les superprofits.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité. »

Bien sûr, de nombreuses critiques peuvent et doivent être apportées à toutes ces mesures qui ne sont pas à la hauteur des crises que nous traversons. Par exemple, le Pacte vert ne rompt pas avec les logiques du libre-échange, ou encore des contreparties néolibérales, sous forme de réformes structurelles, sont demandées aux États-membres dans le cadre du plan de relance. On a aussi vu des multinationales polluantes profiter de subventions européennes. De même, le retour de la rigueur est prévu pour 2024. La gauche ne peut donc pas encore crier victoire. Ce que j’essaie de dire, c’est que, malgré la domination de la droite au Parlement européen, ces crises ont affaibli le sens commun néolibéral, qui avait notamment prévalu durant la crise de la zone euro et avait entraîné des politiques d’austérité.

LVSL : En effet, ces réformes restent cependant très mineures pour l’instant et pas du tout à la hauteur des crises que nous traversons. Peut-on néanmoins espérer qu’elles ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la gauche ?

L. C. : Effectivement, il n’y a pas eu de changement drastique au niveau européen. Je ne suis pas naïve : toutes ces mesures ne signifient pas la fin du dogme néolibéral, de l’austérité ou de la logique de marché. Mais des principes défendus par la gauche jugés irréalistes il y a encore peu de temps entrent désormais dans le sens commun. Cela ne signifie pas que la bataille culturelle est gagnée, mais plutôt qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la gauche, et qu’elle doit être saisie rapidement. Si nos adversaires politiques reprennent nos idées ou notre lexique politique – comme le « Green New Deal » promu par Alexandria Ocasio-Cortez –  on peut, bien sûr, crier à la récupération politique, mais dans la note, j’envisage plutôt cela comme un moment clé pour la  réarticulation de l’hégémonie culturelle autour de nouveaux principes et comme une occasion pour la gauche d’imposer son récit dans l’espace public.

LVSL : À l’aide d’une vaste base de données, vous analysez les évolutions des programmes nationaux du PS, du PCF, d’EELV et de LFI depuis le milieu des années 2000. Selon vous, il y a eu deux moments de rupture importants : le référendum de 2005 et le quinquennat de François Hollande. A chaque fois, une fracture entre « deux gauches irréconciliables », l’une radicale et l’autre néolibérale, apparaît. Est-on toujours dans cette phase, ou les choses ont-elles changé, du moins dans les programmes électoraux ?

L. C. : La donne a un peu changé. Il y a une première phase, au moins de 2005 à 2017, durant laquelle la gauche s’est fortement divisée, sur toutes les dimensions (européenne, économique, sociale, culturelle, environnementale, internationale). On avait alors, d’un côté, EELV et le PS et, de l’autre, LFI et le PCF, qui se sont opposés sur la construction européenne – notamment sur le TCE – et sur le quinquennat du socialiste François Hollande, qui a été analysé comme un « virage à droite » de la social-démocratie et a renforcé l’idée de « deux gauches irréconciliables ».

La politiste Laura Chazel.

Mais l’analyse quantitative et qualitative des programmes des quatre partis en question montre qu’à partir de 2014, les divergences commencent à diminuer. Par exemple, LFI et le PCF deviennent plus favorables à l’intégration européenne, tandis qu’EELV devient plus critique des politiques néolibérales de l’UE et que le PS commence à se diviser en interne. Les programmes pour l’élection présidentielle de 2022 confirment ces résultats et surtout le programme partagé de la NUPES montre cette trajectoire convergente entre ces partis. La Sixième République, le SMIC à 1500€ net, la retraite à 60 ans, le gel des prix des produits de première nécessité, la planification écologique forment désormais un socle commun. Le rapprochement se fait sur toutes les dimensions : l’ambition de « radicaliser » la démocratie libérale, pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe ; l’écologie, avec le « verdissement » de la gauche radicale ; ou encore un programme plus social de la part d’EELV et du PS. Bref, la parenthèse ouverte en 2005 s’est refermée en 2022. 

Il faut aussi ajouter que cette convergence s’est faite notamment autour de LFI, qui est devenue hégémonique à gauche en 2017 puis en 2022, tandis que la social-démocratie a été balayée avec le mandat de François Hollande. On voit que le programme de la NUPES reprend largement celui de LFI, car c’est celui que les électeurs de gauche ont plébiscité.

LVSL : Vous effectuez aussi une comparaison des votes au Parlement européen lors du dernier mandat, débuté en 2019. L’analyse de ces votes, bien que le PCF ne soit pas représenté car il n’a plus d’élus européens, fait apparaître une forte convergence sur de nombreux points (questions de genre, respect de l’Etat de droit, et dans une moindre mesure, sur les questions économiques et environnementales). Finalement, quels sont les enjeux sur lesquels les différences restent les plus fortes ?

L.C. : Déjà, il était important de regarder ces votes pour savoir ce qui se passait concrètement dans l’arène politique européenne, au-delà des programmes et des divergences qui sont souvent mises en avant par les uns et les autres pour se différencier. Je me suis appuyée sur près de 15.000 votes, répartis en 21 catégories. Le résultat est celui d’une assez forte cohésion : 76% entre LFI et le PS, 91% entre LFI et EELV et 86% entre le PS et EELV. Cette convergence s’observe sur à peu près tous les sujets, y compris les questions liées aux institutions européennes. L’opposition un peu réductrice entre le PS et EELV, qui seraient très pro-européens, et LFI qui serait anti-européen est donc à nuancer, car, dans les faits, ils votent de manière similaire.

Analyse des votes des partis de gauche français au Parlement européen depuis 2019. © Fondation Rosa Luxembourg

En matière de politiques internationales, les divergences restent importantes, par exemple sur la question des rapports de l’UE avec les États-Unis. Malgré tout, l’analyse montre tout de même des taux de votes identiques non négligeables : 58% entre LFI et le PS, 64% entre LFI et EELV et 83% entre EELV et le PS. Sur la guerre en Ukraine, contrairement à ce qui a été fortement mis en avant, la convergence est forte. Les trois partis ont ainsi tous voté en faveur de 29 rapports concernant la guerre. La différence se voit surtout entre le soutien militaire demandé par EELV et le PS, par rapport à la nécessité de faire pression pour une sortie diplomatique de la guerre, soutenue par LFI.

LVSL : Concernant ces points de divergence, vous évoquez de possibles compromis, telle que la création d’une défense européenne autonome de l’OTAN, un élargissement de l’UE conditionné à une convergence fiscale et sociale, la démocratisation de l’UE etc. Si ces positions semblent possibles, voire souhaitables sur le papier, n’est-il pas un peu naïf de penser qu’elles pourront être appliquées ?

L. C. : Ces possibles compromis ne seront certes sans doute pas directement appliqués. Mais les divergences souvent mises en avant par les médias de masse et les politiques eux-mêmes se résument souvent à de simples stratégies de différenciation. Compte tenu de la forte convergence programmatique entre les quatre partis et de ces compromis possibles, la division entre « pro » et « anti » UE est en réalité assez artificielle, ou du moins très réductrice. De même pour l’opposition entre « gauche  viandarde » représentée par Fabien Roussel et une « gauche soja » qui serait incarnée par EELV.

Les quatre partis ont mené des stratégies de campagne identitaires (c’est-à-dire faisant appel à l’identité propre de chaque parti, ndlr) afin de se distinguer de ses concurrents, alors qu’ils votent globalement la même chose au Parlement européen, et que l’on trouve de fortes similarités dans leurs programmes nationaux. Même si ces divergences seront sans doute difficiles à dépasser, je pense que ces forces ont une responsabilité à travailler ensemble, étant donné leur cohésion générale et la nécessité de faire bloc pour battre les libéraux et endiguer la montée de l’extrême-droite.

LVSL : En effet, chaque parti cherche à se distinguer des autres et met en avant sa singularité sur les points de désaccord. On le voit bien en ce moment : la FI souhaite la poursuite de la NUPES, les Verts veulent partir seuls aux européennes, le PCF de Fabien Roussel est assez critique de l’alliance et le PS est divisé. La désunion et le retour à ces stratégies de différenciation ne sont-ils pas inéluctable ?

L. C. : Au-delà du programme commun et des compromis dont nous parlions, la poursuite de l’alliance est aussi dans l’intérêt individuel de chaque parti. Bien sûr, il est légitime que le PS, le PCF et EELV ne souhaitent pas voir leur identité diluée dans celle de la NUPES, dominée par LFI. Mais la survie de leur identité ne nécessite pas forcément de candidatures individuelles. Par exemple, les quatre partis pourraient siéger dans leur propre groupe européen, tout en formant, comme à l’échelle nationale, un intergroupe qui leur permet de mener des batailles communes. On peut aussi repenser un peu l’équilibre des forces au sein de la NUPES : LFI a ainsi proposé la tête de liste aux européennes aux Verts.

« Les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. »

Par ailleurs, à moyen terme, les observations faites à l’étranger plaident dans l’intérêt d’EELV, du PCF et du PS à faire partie d’une alliance. Par exemple, la social-démocratie ne pourra renaître de ses cendres que par un rapprochement avec la gauche radicale. Les cas grec et français montrent qu’une social-démocratie qui persévère dans le néolibéralisme est condamnée, alors que le PSOE espagnol de Pedro Sánchez, qui a opéré une certaine rupture avec le libéralisme de Zapatero et a tendu la main à Podemos, obtient depuis de très bons résultats électoraux et a réussi à conquérir le pouvoir.

En ce qui concerne les Verts, il faut d’abord noter que LFI a déjà un programme très écologique et qu’EELV n’est pas propriétaire des électeurs préoccupés par ces questions. En quittant la NUPES, EELV prendrait donc le risque de prendre ses distances avec son électorat marqué à gauche et d’adopter une posture plus centriste. C’est ce qui s’est passé au début du mandat de François Hollande et les Verts y ont perdu beaucoup d’électeurs. On voit aussi ça en Allemagne depuis 2021, où l’entrée dans la coalition « en feu tricolore » des Grünen avec le SPD et les libéraux (FDP), en 2021, les a forcés à des concessions importantes sur les questions énergétiques, d’où une déception des militants et sympathisants.

Enfin, concernant les communistes, le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2012 et de 2017 et les points de désaccords historiques portaient moins sur le programme que sur la structure organisationnelle et la survie du parti politique. Le succès de la stratégie de différenciation poursuivie par Fabien Roussel peut être questionné compte tenu de son score d’à peine plus de 2%.

LVSL : On parle pour l’instant beaucoup des élections européennes car ce sont les prochaines qui arrivent, mais en réalité, elles sont assez secondaires dans le système politique français par rapport à la présidentielle, notamment car la participation y est plutôt faible. En outre, les européennes se jouent paradoxalement beaucoup sur des enjeux nationaux. Finalement, le véritable enjeu d’une potentielle union en 2024 n’est-il pas d’arriver devant Renaissance et le RN et donc de se présenter comme une alliance solide, capable de gouverner pour 2027 ?

L. C. : Oui. Il y a à la fois un intérêt collectif pour 2024 et un intérêt de plus long terme. Sur ce sujet, je m’appuie notamment sur les travaux du politiste Pierre Martin, qui a montré, qu’à partir de 2015, trois blocs émergent dans les systèmes politiques européens : une gauche « démocrate-écosocialiste », un centre « néolibéral- mondialisateur » et une droite « conservatrice- identitaire ». Le premier intérêt de la consolidation de la NUPES réside dans le fait qu’à moyen et long terme, une stratégie d’alliance peut permettre une consolidation du bloc progressiste de gauche aux niveaux national et européen et ainsi favoriser l’opposition aux forces libérales et réactionnaires.

« La NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle. »

D’après les sondages, la NUPES pourrait arriver devant Renaissance et le Rassemblement national en 2024. Ce serait un moyen important pour se positionner comme première force alternative pour la présidentielle, sachant qu’il n’y a que deux places pour le second tour. Par ailleurs, durant toute la séquence autour de la réforme des retraites, la NUPES a été unie, à l’Assemblée et dans la rue, contre le centre libéral de Macron et la droite radicale de Le Pen. Si différentes listes de gauche se présentaient, cela brouillerait ce message d’unité et entraînerait sans doute de l’incompréhension chez les électeurs, notamment les moins politisés. Cela pourrait aussi donner l’impression que les enjeux partisans priment sur l’adoption de politiques publiques démocratiques, sociales et écologiques, c’est-à-dire ce que réclament les électeurs de gauche. 

Enfin, le contexte plaide pour une alliance. D’une part, parce que le bloc libéral s’érode et que l’extrême-droite est pour l’instant bien placée pour prendre le pouvoir. D’autre part, car la fenêtre d’opportunité dont nous parlions précédemment doit être saisie rapidement.

Yanis Varoufakis : « L’État grec et la BCE soutiennent les intérêts des fonds vautours »

Yanis Varoufakis en 2019 à Athènes. © DTRocks

Pendant que les Grecs s’appauvrissent et fuient leur pays miné par l’austérité, une poignée d’investisseurs étrangers réalisent d’excellentes affaires, grâce aux privatisations et au rachat de créances pourries pour une fraction de leur valeur nominale. Dépendant de la BCE et dépourvu de la plupart de ses services publics, l’Etat grec ressemble davantage à une colonie qu’à un Etat souverain. Alors que de récentes élections viennent de reconduire le conservateur Kyriákos Mitsotákis, l’ancien Ministre grec des Finances, l’économiste Yanis Varoufakis, nous livre son analyse de la situation et ses solutions pour sortir son pays du pillage et du carcan de l’euro.

Le 21 mai dernier, des élections législatives ont eu lieu en Grèce. A cette occasion, le parti du Premier Ministre sortant, Nouvelle Démocratie (droite conservatrice) est arrivé largement en tête avec 41% des suffrages. Une performance qui a surpris nombre d’observateurs, Kyriákos Mitsotákis ayant été particulièrement critiqué ces derniers mois pour son autoritarisme et accusé d’espionnage envers ses opposants politiques. Surtout, malgré les fables de la presse économique, qui affirme que le pays relève enfin la tête après des années d’austérité, la crise de la dette souveraine n’est pas terminée et la situation ne fait que s’aggraver pour les citoyens ordinaires. Le 28 février dernier, une catastrophe ferroviaire ayant coûté la vie à 57 personnes est d’ailleurs venue rappeler tragiquement les conséquences de l’austérité et de la privatisation.

Le principal rival de Mitsotákis, l’ancien Premier ministre Alexis Tsipras, peine pourtant à cristalliser la contestation, étant donné que son mandat (de 2015 à 2019) s’est résumé à une trahison : au lieu de rejeter l’austérité imposée par la Troïka et d’appliquer le résultat du référendum de 2015 (61% des Grecs avaient voté contre le plan d’austérité), son parti Syriza a poursuivi cette politique mortifère. La gauche est ressortie durablement affaiblie de cette expérience.

Ancien ministre des Finances du premier gouvernement de Syriza, Yanis Varoufakis a préféré donner sa démission en juillet 2015 plutôt que de céder aux dogmes de l’austérité. Très critique du bilan de Syriza, il a depuis fondé un autre parti de gauche, MeRA25, sous l’étiquette duquel il a été élu député en 2019. Ayant réalisé seulement 2,62% lors des dernières élections, son parti ne siègera désormais plus au Parlement. Néanmoins, Varoufakis a mené une campagne offensive contre les institutions européennes et décrit avec lucidité l’état économique de la Grèce. Dans cet entretien publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokadem, il évoque les conséquences actuelles de l’austérité en Grèce, les fondements de la prétendue « reprise économique » ainsi que les solutions alternatives proposées par son parti.

David Broder – Le 13 mai, un article du Financial Times affirmait qu’après une décennie marquée par l’austérité et les plans de sauvetage, la Grèce connaissait un redressement économique. Le PIB ne représente toujours que 80 % de son niveau de 2008 et les salaires moins de 75 %, mais une croissance rapide permet au pays d’améliorer sa notation auprès des investisseurs. Cité dans l’article, le président de l’Eurobank (une banque grecque, ndlr) évoque même « le plus grand redressement de l’histoire du système financier européen ». Peut-on vraiment se fier à ce tableau ?

Yanis Varoufakis – Tout dépend de quel côté on se place. Si l’on se situe du côté de la population grecque, tout ceci relève du discours orwellien. Mais si vous observez la Grèce en tant qu’investisseur étranger, ces propos ont du vrai. 

Aujourd’hui, la Grèce est encore plus insolvable qu’il y a dix ans, lorsque le monde de la finance (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne, qui forment la Troïka, ndlr) nous a déclarés en faillite. Notre dette était alors aux alentours de 295 milliards d’euros et notre PIB s’élevait à 220 milliards d’euros. Aujourd’hui, notre dette atteint 400 milliards d’euros et le revenu national est de 192 milliards d’euros. Nous sommes donc plus dépendants que jamais de la Troïka et des investisseurs étrangers, qui sont nos principaux créanciers.

Le niveau de vie de la population grecque a baissé en moyenne de 20 % depuis 2010. Mais c’est une moyenne, si l’on regarde la situation de la classe ouvrière, le PIB par habitant a chuté de 45 % ! Pour ce qui est de la dette du secteur privé, environ 2 millions de Grecs sur 10 millions ont des fonds propres négatifs et des prêts non productifs. C’est un record mondial, une situation inédite que même les États-Unis n’ont pas connue lors de la crise des subprimes en 2008.

Dans un tel contexte, comment puis-je affirmer que la Grèce se porte bien du point de vue des investisseurs étrangers ? C’est assez simple : les obligations d’État se négocient à un taux de rendement de 3,6 à 3,7 %, soit bien au-dessus des obligations à 2,2 à 2,3 % de l’Allemagne. Pourtant, tout le monde sait que l’État grec est en faillite et que ses obligations ne pourront jamais être remboursées, alors pourquoi les racheter ?

« Déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. »

La raison est simple : la Banque Centrale Européenne a annoncé qu’elle garantissait les obligations grecques. Toutefois, déclarer la Grèce solvable en 2023 découle d’une manœuvre politique du même ordre que celle qui a consisté à la déclarer insolvable en 2010. Pour Christine Lagarde et ses laquais, il s’agit là d’un clin d’œil adressé aux investisseurs.

Si la BCE soutient les obligations grecques, alors qu’elle ne l’a pas fait en 2012 et 2015, c’est parce qu’un mécanisme inédit est apparu ces dernières années, permettant d’extraire de la richesse des États en faillite. Les pouvoirs en place ont instauré le plan Hercules, qui retire les obligations des bilans des banques pour les vendre à des fonds vautours basés aux îles Caïman. Ces fonds deviennent la propriété d’investisseurs étrangers, de dirigeants de banques grecques, et de familles élargies de la classe politique. Ils ont la possibilité d’acheter un prêt non productif d’une valeur de 100.000 euros pour seulement 3.000 euros, tout en sachant pertinemment qu’ils ne pourront pas récupérer leur argent. Ils peuvent en revanche, s’ils vendent la garantie attachée au prêt pour 50 000 euros, empocher 47 000 euros sans avoir à déclarer un centime une fois les fonds transférés aux îles Caïmans. Cette manœuvre permet d’extraire environ 70 milliards d’euros d’une économie qui en produit moins de 200 milliards par an !

À première vue, il pourrait donc sembler paradoxal pour la presse financière de vanter les mérites d’une économie dont les secteurs public et privé sont à ce point en faillite. Mais en tenant compte des profits que tirent les investisseurs étrangers d’une telle situation, on comprend ces commentaires élogieux. De tels profits n’existent nulle part ailleurs : la Grèce est une véritable poule aux œufs d’or. De plus, ce plan Hercules, approuvé par le Parlement grec, garantit au moins 23 milliards d’euros. L’État grec et la BCE soutiennent donc les intérêts de ces fonds vautours s’ils ne parvenaient pas à extraire suffisamment de richesses par les dépossessions.

DB – En janvier, vous avez désigné Syriza, Nouvelle Démocratie et Pasok (équivalent grec du PS, ndlr) comme « l’arc du mémorandum ». Vous accusez ces partis d’ignorer le fait que, quelle que soit la couleur politique du gouvernement au pouvoir à la fin de la décennie, il devra quoiqu’il arrive emprunter davantage. À quel point la Grèce s’est-elle enfoncée dans cette spirale de dépendance depuis 2015 ? N’y a-t-il pas de nouveaux signes de croissance dans des secteurs comme la construction ou le tourisme ?

YV – Nous avons affaire à un désinvestissement massif : l’argent investi l’est dans des secteurs qui affaiblissent la capacité de notre pays à produire. Le gouvernement et la presse économique s’auto-congratulent devant l’augmentation des investissements directs étrangers (IDE). Il y a effectivement une augmentation des IDE, mais quels sont leurs effets ? Un fonds vautour qui achète un prêt de 100.000 euros pour 3.000 euros est comptabilisé comme un IDE. Pourtant cela ne rapporte qu’une faible somme d’argent, qui permet d’extraire un montant bien plus élevé par une dépossession. On n’y trouve pas le moindre signe de capital productif.

D’autre part, pendant que les garde-côtes de Frontex repoussent les migrants au large du littoral grec, causant la mort de nombreuses personnes, le système de « visa doré » laisse circuler dans l’espace Schengen quiconque pouvant investir 250.000 euros dans le pays. Pourtant cela ne provoque aucun investissement productif : dans mon quartier en centre-ville d’Athènes, on achète des appartements pour les convertir en Airbnb. Les seules conséquences sont l’affaiblissement de l’offre immobilière, qui force les locaux à se loger ailleurs. Ces manœuvres ne contribuent donc pas à la construction d’un capital productif.

Les gens qui viennent d’Ukraine, de Russie, de Chine ou du Nigéria n’utilisent pas ces passeports pour investir en Grèce durablement, mais pour s’installer ensuite en France ou en Allemagne grâce au système Schengen. L’argent des touristes américains circule d’une banque américaine à une banque allemande, contournant la Grèce, tout en augmentant les loyers pour les locaux par la même occasion. Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive.

« Les IDE ont pour but de tirer profit du marché de l’immobilier, des prêts non performants et des privatisations, tous préjudiciables au fonctionnement d’une économie réellement productive. »

Nous pouvons prendre l’exemple de l’accident ferroviaire qui a récemment coûté la vie à 57 personnes. Au Parlement, les membres de MeRA25 (le parti de Yanis Varoufakis, ndlr) ont alerté sur les dangers des privatisations. La compagnie ferroviaire grecque a été vendue à la firme italienne Ferrovie dello Stato pour 45 millions d’euros en 2017, mais cela n’a donné lieu à aucun investissement, au contraire, l’État s’est engagé à subventionner la ligne Athènes-Thessalonique à hauteur de 15 millions d’euros par an. C’est une escroquerie pure et simple.

Pour ce qui est du plan de relance de l’UE, dont on entend beaucoup parler, la répartition des fonds est entachée de corruption. L’argent se retrouve dans les poches des oligarques, qui n’investissent pas, ou bien directement dans le système bancaire. On assiste, depuis la soumission de Tsipras en 2015, à un pillage ininterrompu, à une expérience d’extorsion de fonds à grande échelle. Après la pandémie, j’ai immédiatement affirmé que le plan de relance était insignifiant d’un point de vue macroéconomique. Certains ont préféré le voir comme un moment hamiltonien (c’est-à-dire qui conduirait à un fédéralisme européen, ndlr), mais en réalité ce plan a enterré tout projet d’union fiscale.

DB – Que pourrait entreprendre un gouvernement grec différent ?

YV – MeRA25 est le seul parti qui dispose d’un programme complet, modulaire et multidimensionnel pour gouverner. Notre manifeste aborde les enjeux sociaux, économiques et environnementaux et propose une alternative au prétendu mémorandum « d’entente » qui règne en maître dans le pays.

Un des points essentiels de notre programme consiste à instaurer une banque publique qui remplacerait le système Hercules afin d’empêcher l’achat et la vente de prêts non performants sur les marchés financiers. Cette banque, appelée Odysseus, absorberait ces prêts et permettrait aux individus menacés de liquidation ou de vente de sauver leur propriété en échange d’une redevance qui ne dépasserait pas un sixième de leurs revenus disponibles.

Les banques cèderaient leurs prêts pourris à Odysseus, qui les gèlerait ensuite par l’émission d’obligations. L’idée étant qu’une fois que le prix d’une propriété excède la valeur nominale des prêts gelés, des négociations peuvent avoir lieu entre les emprunteurs et Odysseus. Les emprunteurs ne perdraient pas la part qu’ils ont déjà payée, ceci permettrait de mettre un terme au transfert de richesses vers les îles Caïmans, et aux dépossessions qui sont une véritable catastrophe sociale.

Un autre volet clé concerne l’énergie : le réseau électrique a été privatisé et se trouve entre les mains d’une poignée d’oligarques qui se sont répartis les restes du distributeur public d’électricité. Notre programme prévoit la nationalisation progressive des producteurs d’énergie et des distributeurs, afin d’empêcher que le prix de l’énergie ne dépasse le coût moyen de sa production.

« Après mon départ du ministère des Finances, un “super fonds” a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. »

Après mon départ du ministère des Finances, un « super fonds » a été imposé pour administrer les biens publics. Cette situation, unique dans l’histoire, représente le pire exemple de néo-colonialisme. Le fonds étant géré directement par la Troïka, les biens grecs sont donc légalement entre les mains de puissances étrangères. Nous proposons de démanteler ce fonds et de transférer ces biens vers une banque publique de développement dont le stock de capital servira notamment à financer la transition énergétique ou l’agriculture biologique.

Nous proposons également une autre institution, une plateforme de paiement numérisée, basée sur les données de l’administration fiscale grecque. Chacun pourra recevoir et envoyer de l’argent via son numéro de déclaration fiscale, ce qui permettra d’effectuer des transactions en dehors du carcan de la BCE, des banquiers privés, ou des systèmes Mastercard et Visa. Ce projet nous ferait économiser deux milliards d’euros par an, mais reste une mesure controversée, car elle sort du cadre établi par la BCE. L’objectif est de nous rendre hors de portée des mesures de chantage que le système bancaire grec a subies en 2015.

De plus, nous proposons le démantèlement des entreprises qui pratiquent le commerce de la main-d’œuvre humaine par le système de mise en relation. Nous souhaitons faire passer la TVA de 24 à 15 %, réduire le taux d’imposition des petites entreprises de 22 à 10 %, tout en faisant passer le taux d’imposition des sociétés de 22 à 30 %. Le financement des soins de santé et de l’éducation est à un niveau abyssalement bas et il est urgent de le doubler. Nous ne faisons pas de promesses impossibles à financer, mais développons plutôt un programme d’anti-austérité.

DB – Votre liste pour les élections législatives, MeRA25 – Alliance pour la Rupture, compte dans ses rangs le parti Unité Populaire, qui préconise une sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne elle-même. Avez-vous des points communs sur ce sujet, et comment comptez-vous vous coordonner pour appliquer votre programme ?

YV – Nous avons eu quelques désaccords sur le plan tactique et dans une certaine mesure sur la stratégie à adopter. Unité Populaire s’était fixé comme objectif la sortie de la zone euro, ce qui nous semblait préjudiciable, économiquement comme politiquement. Nous savons que l’euro est une monnaie désastreuse, non viable et responsable de l’asphyxie de la Grèce et de l’Italie. Seulement, annoncer ouvertement la sortie de la zone euro n’a pas de sens sur le plan politique, car une sortie aura de lourdes conséquences.

Au cours de l’année dernière, nos camarades d’Unité Populaire ont progressivement rallié notre position, ce qui nous a permis de nous rassembler autour des principes de base de MeRA25. Il n’en demeure pas moins vrai que depuis 2015-2016, la zone euro a systématiquement échoué à rendre viables les économies des pays membres. Pour se faire, une union politique est fiscale serait nécessaire.

« Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. »

Le problème, c’est que la zone euro est à la fois invincible et intenable. Nous devons donc nous préparer à l’éventualité où l’euro s’écroulerait de lui-même. Il serait particulièrement naïf de notre part de penser que la Banque Fédérale allemande n’a pas prévu d’imprimer des Deutschemarks dans un tel scénario. La même logique s’applique en politique étrangère : nous devons nous préparer à la possibilité que Recep Tayyip Erdoğan envahisse Rhodes du jour au lendemain, même si nous n’espérons bien sûr pas que cela ait lieu (la Grèce et la Turquie ont une longue histoire de conflits territoriaux non résolus, ndlr).

Nous l’affirmons fermement : la sortie de l’euro n’est pas un objectif politique. Mais étant donné que la survie de l’euro est incertaine, notre système de paiement digital (appelé Demeter) offre, lui, deux avantages bien distincts : il nous permet d’abord de respirer plus librement dans la zone euro, et nous fournit une solution intermédiaire pour sortir de l’euro, si cela devait arriver.

DB – Bien qu’étant arrivé derrière Nouvelle Démocratie, Syriza vise à former un nouveau gouvernement. Dans un entretien pour Star TV, Tsipras a récemment déclaré que MeRA25 et le PASOK n’auraient d’autres choix que de soutenir son parti s’il arrivait au pouvoir plutôt que de voir survenir de nouvelles élections. Y a-t-il une possibilité de vous voir soutenir un tel gouvernement ?

YV – Suite à notre congrès, nous avons mis un point d’honneur à inviter Syriza à la table des négociations, sans aucune condition préalable, afin de mettre nos différents derrière nous, d’honorer notre système de représentation proportionnelle et de trouver un accord mutuel pour mettre fin à l’exploitation des Grecs. 

Nous avons également mentionné le fait indéniable que notre Constitution ne nous permet pas de négocier avec tous les partis pendant trois mois après une élection pour former un programme de gouvernement, comme cela se fait en Allemagne ou en Italie. La Constitution grecque donne deux jours pour former une éventuelle coalition. Durant ces deux jours, il serait impossible d’avoir une véritable conversation débouchant sur un authentique programme progressiste, c’est pourquoi nous avons sollicité Syriza ces deux dernières années.

Tsipras a refusé de nous parler avant l’élection. Nous lui répondons que nous refusons de lui parler après, car cela ferait de nous des traîtres, nous rendant complices de l’oligarchie en échange de quelques postes au gouvernement. Or, les oligarques n’ont besoin d’aucun accord ni d’aucun manifeste, ils ont leur mémorandum, leurs cabinets d’avocats, ils règnent dans le secret. Nous ne pouvons pas appeler les électeurs à voter pour nous en leur disant d’un côté : élisez-nous pour mettre fin à l’escroquerie des prêts non performants, à la marchandisation de l’électricité, et pour renationaliser les chemins de fer qui ont provoqué 57 morts, pour accepter ensuite des postes de ministres en renonçant à nos promesses.

DB – J’ai récemment assisté à une conférence à Londres où la ministre de l’Intérieur Suella Braverman citait la Grèce, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie et le Danemark comme des pays adoptant une ligne plus dure sur l’immigration. Dans un entretien pour le tabloïd allemand Bild, le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis a réclamé les financements de l’UE pour ériger une clôture le long de la frontière turque. Son parti, Nouvelle Démocratie, est souvent comparé à celui de Victor Orbán, le Fidesz. Est-ce une tendance marginale ou peut-on y voir un point de restructuration de la droite ?

YV – Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. Son gouvernement est à la fois néolibéral, car il adopte les mesures de la Troïka, et néofasciste, car il diabolise l’immigration et les musulmans en les qualifiant de « Satan ». C’est ainsi que sont perçues les populations désespérées qui fuient la guerre et la faim pour rallier la Grèce.

« Mitsotákis est un mélange de centrisme radical, d’un discours favorable à la Troïka et d’un ultranationalisme débridé. »

J’ai vécu en Australie dans les années 1990, et en Grande-Bretagne et au Texas au début des années 2010. Je trouve que Mitsotakis a des points communs avec l’ancien Premier ministre australien John Howard, qui avait fait interner les réfugiés arrivant en Australie dans des camps de concentration ouverts dans des pays pauvres en échange de la promesse d’aides financières. On peut aussi le comparer à Suella Braverman, car l’UE n’est pas exempte de tout reproche dans sa gestion migratoire : elle est à l’origine d’une situation infernale en Libye, où les réfugiés sont détenus dans des camps au milieu du Sahara dans des conditions catastrophiques.

Mitsotakis est un mini Trump. Comme lui, il voit les frontières comme un élément de fierté nationale. Le mur érigé à la frontière nord du pays est une source d’orgueil pour lui. La différence avec Trump est qu’il l’a réellement fait construire un mur, et se prend même en photo devant. Mes anciens camarades de Syriza le comparent à Victor Orbán (pas à Trump, avec qui Tsipras entretenait une relation cordiale durant son mandat). De manière honteuse, Tsipras a lui aussi affirmé qu’il soutenait la construction d’une barrière frontalière, la seule différence est qu’il réfléchit à la faire financer par l’UE.

Marine Tondelier : « Nous voulons dépasser l’État-nation »

Marine Tondelier au siège de EELV | © Laura Bousquet pour LVSL
Marine Tondelier au siège de EELV | © Laura Bousquet pour LVSL

Depuis la séquence de la NUPES et l’élection de sa nouvelle cheffe de file, Europe-Écologie-Les Verts (EELV) travaille à sa refondation. En convoquant des États généraux de l’écologie en février dernier, le parti écologiste souhaite s’élargir, se donner de nouveaux interlocuteurs et mieux irriguer la société. Pour en parler, nous avons rencontré Marine Tondelier, élue depuis quelques mois Secrétaire nationale, afin de l’interroger sur l’actualité de son mouvement et de cette refondation. Elle nous a parlé de sa vision de l’articulation entre la lutte et l’exercice du pouvoir, de l’industrie nucléaire, des attaques de la droite, de la place des écologistes dans la NUPES et de sa vision européenne. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Robin Elbé, photographies de Laura Bousquet.

LVSL – Le discours écologique s’est historiquement placé dans une posture d’opposition, liée à une histoire politique de l’alerte et à une culture de l’activisme. Comment faire tenir ensemble cette tradition oppositionnelle (à travers une figure comme Sandrine Rousseau par exemple) et une « écologie de gouvernement » (que prônait par exemple Yannick Jadot lors de la présidentielle de 2022) ?

Marine Tondelier – Bruno Latour disait que l’écologie, et à travers elle la classe écologique, est majoritaire dans notre société. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit aujourd’hui structurée et fédérée. Le travail que nous menons consiste à faire prendre conscience d’elle-même à cette classe, à la structurer et à l’organiser – les lobbys à qui nous faisons face, eux, le sont. Ce mouvement ne se fera pas en réduisant l’écologie à certaines de ses catégories, en la restreignant par l’ajout de qualificatifs : être écologiste c’est autant démonter un McDonald’s que diriger la métropole de Lyon. Sandrine Rousseau, qui incarnerait « l’activisme », était vice-présidente d’université. Yannick Jadot, qui incarnerait « l’écologie de gouvernement », a mené des actions de désobéissance civile, a été sur écoute et a pris des risques juridiques quand il était membre de Greenpeace.

« Être écologiste c’est autant démonter un McDonald’s que diriger la métropole de Lyon. »

Celles et ceux veulent nous « qualifier », nous rajouter un adjectif après « écologiste », veulent en général nous diviser et nous affaiblir. Les écologistes sont toutes celles et ceux qui se considèrent comme tels, dans leur diversité. Ils sont par exemple à la fois radicaux et pragmatiques. C’est avec eux que nous avons besoin de créer le plus grand mouvement possible. Pas simplement pour être victorieux aux prochaines échéances électorales, mais pour changer la vie, vraiment ! Depuis 2020, nous avons fait la démonstration que nous savons concilier ces deux aspects : nous dirigeons déjà un certain nombre de grandes villes et la métropole de Lyon. Nos élus sont confrontés à l’exercice du pouvoir et n’en demeurent pas moins des militants écologistes déterminés et de terrain.

LVSL – Vous faites référence à la classe écologique telle que Bruno Latour l’a théorisée. Ce concept est critiqué pour son articulation difficile avec les classes sociales traditionnelles. Comment conciliez-vous les deux ?

M. T. – Je ne pense pas que la classe écologiste mette fin à la lutte des classes. Celle-ci continue. Mais se superpose à cette première grille d’analyse une seconde, complémentaire : celle de cette nouvelle classe écologiste, qui est composée de membres de différentes classes sociales. C’est justement sa force : il y a bien plus de monde qui a intérêt à l’avènement d’une société écologique que de personnes qui ont intérêt au statu quo.

La force de ceux qui n’y ont pas intérêt, c’est par exemple de réussir à répandre le préjugé que l’écologie serait « un truc de riche », « de mesures punitives », « une politique dans le dos des pauvres », alors que c’est l’inverse. Le programme écologiste que nous proposons est à la fois un programme de justice environnementale et de justice sociale. Parce que les classes populaires sont les premières victimes de la crise écologique et qu’elles seront les premières bénéficiaires des politiques qui sont bonnes pour le climat. N’oublions pas que, statistiquement, ce sont les plus aisés qui contribuent le plus au changement climatique.

LVSL – La culture politique écologiste est extrêmement diverse : en lançant une campagne d’adhésion « Venez comme vous êtes » vous marquez la volonté d’ouverture de votre parti et de dépassement des cultures politiques internes. Cela implique-t-il une ouverture jusqu’à des cultures écologistes plus technocratiques, voire scientistes ? Pour reprendre votre slogan, est-ce que pour Jean-Marc Jancovici aussi c’est « Venez comme vous êtes » ?

M. T. – Toutes celles et ceux qui le souhaitent sont évidemment les bienvenus ! Le but des États généraux de l’écologie c’est de créer un grand mouvement de l’écologie en France, et justement pas uniquement avec les adhérents d’EELV. Pendant 150 jours, sur lesecologistes.fr, nous organisons une grande enquête populaire pour écouter ce que les écologistes de ce pays ont à nous dire. Vous vous sentez écologiste dans un coin de votre tête ? Venez nous dire ce que vous attendez de ce nouveau mouvement qui ne doit pas être que politique. Venez nous parler des moteurs de votre engagement. Venez nous interpeller, nous donner vos idées ou nous dire ce que vous avez sur le cœur. Nous devons confronter nos idées et notre façon de voir l’écologie et la société au plus grand nombre pour créer un nouveau mouvement qui soit à l’image et avec celles et ceux qui n’y sont pas encore.

LVSL – Le mouvement de refondation dans lequel s’est engagé EELV et le courant écologiste comprend-t-il une remise en cause ou des inflexions de votre programme?

M. T. – Dans le cadre de ces États généraux, on s’interroge sur la manière dont le grand mouvement de l’écologie doit fonctionner et sur ses positionnements. Par exemple sur la non-violence et la désobéissance civile, sur la distinction entre ce qui est légal et ce qui est légitime, sur la manière dont on milite quand on est écologiste : comment on s’entraide, comment on fait progresser la bataille des idées, comment et avec qui construire un outil utile pour gagner en 2027… Ce travail ne peut pas être produit pendant une campagne électorale, d’où l’importance de le réaliser maintenant et de le mener jusqu’aux européennes. Mais on ne peut pas, alors qu’on s’interroge sur la forme de notre mouvement, réécrire notre projet.

Nous ne sommes pas dans un temps de débat programmatique, ce qui ne signifie pas que nous ne sommes pas ouverts aux remarques, et les contributions que nous recevons peuvent apporter des réflexions et des critiques qui sont susceptibles de nous mener à des réinterrogations, comme nous le faisons en permanence, sur de nombreux sujets. Pour autant, il y a des fondamentaux de l’écologie, que nous partageons avec les Verts européens et les Global Green à l’échelle mondiale, qui s’inscrivent dans une histoire de ce mouvement, avec ses valeurs communes.

LVSL – Votre position sur le nucléaire n’a donc pas évolué ?

M. T. – Tous les écologistes, dans le monde entier, font le même raisonnement et aboutissent tous à l’impasse du nucléaire. Nous alertons sur le sujet depuis longtemps : quand nous disions en 2010 que l’EPR de Flamanville ne fonctionnerait pas, on nous traitait d’oiseaux de mauvaise augure. Quand bien même il marcherait un jour, l’automne dernier a démontré l’incapacité du nucléaire à nous sortir de la crise énergétique – et ce n’était ni la faute du charbon allemand, ni des écologistes. C’est la faute d’une filière industrielle qui ne fonctionne pas. Quand Macron annonce six nouveaux EPR, je peux vous dire qu’ils ne verront pas le jour. Il prétend qu’ils permettront de résoudre la crise climatique, mais c’est en réalité du greenwashing. L’Accord de Paris nous engage à baisser nos émissions pour 2030, Macron annonce ces EPR pour 2035, alors qu’une note gouvernementale qui a fuité annonce qu’ils ne sont pas réalisables avant 2040 : c’est un nouveau scénario à la Flamanville qui nous attend. C’est un mirage de penser que ces EPR nous permettront de respecter nos engagements climatiques à temps ! Or tout l’argent qui est mis dans ces projets ne va pas ni à l’éolien, ni au solaire, ni aux autres énergies renouvelables qui permettraient de nous sortir beaucoup plus tôt de la crise énergétique et de la crise climatique. Notre foi dogmatique dans le nucléaire nous fait prendre un retard considérable sur des enjeux primordiaux pour l’avenir de notre pays et de l’humanité.

« C’est un mirage de penser que ces EPR nous permettront de respecter nos engagements climatiques à temps ! »

Rappelons par ailleurs qu’à l’occasion de ses vœux du 31 décembre dernier, Emmanuel Macron se demandait qui aurait pu prévoir ce qui s’est passé en 2022 en France sur le plan climatique. Aujourd’hui, il souhaite construire un projet à horizon 2040 – 2100, soit la période d’activité de ces futures centrales. Il ne peut pas prévoir 2022, mais il est capable de savoir où sera le niveau de la mer à Blayais en Gironde en 2070, où seraient construits deux nouveaux réacteurs ? Il sait où en sera le débit des rivières en 2050 quand déjà en 2022 le niveau de certains cours d’eau ne permettait pas le fonctionnement normal de certaines centrales existantes ? Il sait à quelle température seront nos cours d’eau pour refroidir les centrales en 2100 ? Tout cela n’est pas sérieux.

Marine Tondelier à son bureau au siège EELV | © Laura Bousquet pour LVSL

LVSL – Depuis les dernières élections, un glissement dans la qualification des écologistes semble s’être produit. Des militants écologistes sont de plus en plus diabolisés, notamment par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. On pense à l’usage d’expressions comme « éco-terrorisme », « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche » et aux menaces de dissolution à l’encontre du collectif Les Soulèvements de la Terre. Que vous inspire cette escalade de la part du gouvernement ?

M. T. – Le débat politique s’est beaucoup dégradé dans notre pays, jusqu’à tomber dans l’outrance. Ce n’est malheureusement pas nouveau et c’est parti pour durer, ce qui ne participe ni à l’apaisement, ni à la sérénité, ni à l’élévation des débats, alors même que la gravité des problèmes auxquels nous sommes confrontés l’imposerait. Dans ce cadre, l’accusation de terrorisme, à laquelle on ne s’habitue jamais, est très inquiétante. Elle l’est parce que la nouveauté c’est la fonction de celui qui la profère, ce qui lui donne une gravité particulière. Sa position donne une solennité à son propos et conduit à une réaction dans les médias et dans l’opinion.

Lors de l’un de mes déplacements récents dans le Lot-et-Garonne avec la Coordination rurale, des militants annonçaient vouloir « se venger de Sainte-Soline ». Les raccourcis de Gérald Darmanin mènent à des raccourcis sur le terrain. Il fait de nous des boucs émissaires : l’innocent qui, dans l’Antiquité, était sacrifié quand aucune explication n’était trouvée à un phénomène et qu’il fallait l’enrayer. Ce que j’explique, par exemple aux agriculteurs qui s’opposent à nous, c’est que même si par magie ils faisaient disparaître tous les écologistes de France, et même du monde,  cela ne règlerait rien à leurs problèmes : l’eau manquera quand même chaque été, les difficultés à cultiver perdureront, la France sera à +4°C, 200 exploitations continueront de disparaître chaque semaine et leur niveau de vie n’en sera pas amélioré.

LVSL – En réponse, vous avez annoncé la création d’un observatoire des violences contre les militants écologistes. Quel est son but et comment fonctionnera-t-il ?

M. T. – Depuis plusieurs mois, nous assistons d’un côté à une montée des violences contre des militants associatifs (comme le saccage de plusieurs maisons ou des freins de voiture sectionnés) et politiques écologistes et, de l’autre, à une multiplication du recours par l’État à des mécanismes visant à bâillonner les associations écologistes. Plus grave encore, un ministre comme Gérald Darmanin accroche une cible sur le dos des écologistes en nous qualifiant de terroristes. C’est extrêmement dangereux et cela risque de mal se terminer : il va finir par y avoir un mort, et il sera écologiste. Sachant que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, nous créons un Observatoire des violences contre les militants écologistes, dont nous discutons avec le tissu militant et associatif.

« Gérald Darmanin accroche une cible sur le dos des écologistes en nous qualifiant de terroristes. »

L’idée, c’est d’effectuer un travail d’observation et de recensement des faits de plaidoyer et d’accompagnement juridique, psychologique et financier des victimes. Ce qui est certain, c’est qu’il y a un problème avec la protection des écologistes en France. On préfère mobiliser des milliers de forces de l’ordre pour protéger un trou dans la terre comme à Sainte Soline plutôt que de fournir une protection policière à une journaliste comme Morgane Large, qui a subi deux tentatives d’assassinat en deux ans.

LVSL – Cette diabolisation de l’écologie s’accompagne d’un renvoi dos à dos de la gauche et de l’extrême droite. Comment l’analysez-vous ?

M. T. – Les écologistes se sont particulièrement mobilisés durant l’entre-deux tours de la présidentielle pour faire voter Macron contre Le Pen, malgré l’effort que ça nous imposait et la difficulté que ça représentait pour nous. Cinq semaines plus tard, après le premier tour des législatives, nous étions renvoyés à l’extrême-droite. Dans ma circonscription, la candidate de la majorité présidentielle a dit entre les deux tours qu’entre Marine le Pen et Marine Tondelier, elle voterait blanc, car elle ne voulait pas choisir entre les deux extrêmes. Nous avons été responsables pour deux à la présidentielle, et je crains qu’on soit amenés à l’être encore. Mais, dans le même temps, la majorité a déroulé un tapis rouge institutionnel au Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale, participant à la notabilisation de ce parti et à sa grande entreprise de communication et de respectabilité. La majorité en paiera assurément les conséquences. Le problème c’est que nous allons toutes et tous les payer. C’est irresponsable.

De notre côté, nous devons convaincre les classes populaires que le RN ne défend pas leurs intérêts. Ce parti à la stratégie d’un vautour, ce sont des charognards : ils ne s’attaquent pas à l’animal, ils attendent qu’il soit tué par d’autres, puis viennent se nourrir sur sa carcasse. Marine le Pen n’a pris aucune part au mouvement social. À l’Assemblée, ses députés ont déposé moins d’amendements que ceux de la majorité ! Est-ce à dire qu’ils reprochent moins à la réforme que la majorité elle-même ? Le combat contre Macron, c’est nous qui le menons. Le RN n’en fait rien, ils attendent patiemment leur heure.

LVSL – Vous vous êtes prononcée en faveur d’une candidature commune de la gauche et des écologistes pour la présidentielle de 2027. Ne craignez-vous pas que l’absence de candidature commune aux européennes remette en cause la NUPES et l’union de la gauche et des écologistes pour les échéances suivantes ?

M. T. – Le cadre institutionnel de la Vème République, que nous déplorons, nous impose de nous présenter unis, partis écologistes et de gauche, au premier tour de l’élection présidentielle. Dans une démocratie normale, telle que celle que nous établirons à travers une VIème République, chacun pourrait se présenter sous ses couleurs, porter ses idées et son projet politique. Avec les communistes, les socialistes et les insoumis, nous sommes proches et partageons des valeurs communes. Il y a beaucoup de convergences, mais aussi des différences qu’il ne faut ni exacerber ni mettre sous le tapis. Nous n’avons pas la même histoire, le même électorat, la même manière de nous exprimer, pas les mêmes cultures militantes. C’est la beauté de notre biodiversité, que comme écologiste je respecte beaucoup ! Mais dans une situation où tout indique que le RN sera au second tour en 2027 et que la gauche n’y sera pas si elle part divisée, il faut construire une coalition qui soit capable de gouverner ce pays, de transformer la vie. Tracer un chemin d’espoir et de victoire pour 2027, en somme. Pour que cela soit possible, il faut dès maintenant discuter d’une plateforme programmatique de coalition et de notre projet pour le mandat. Cela fonctionne ainsi dans beaucoup de pays. Pourquoi pas dans le nôtre ?

Il nous faudra aussi une candidature rassembleuse, pas simplement une personnalité à même d’être au second tour. Nous avons besoin d’une personnalité qui pourra gagner et gouverner. Je trouve que nous sommes collectivement en train de nous enfermer dans l’impasse de la question : « Mélenchon, stop ou encore ? ». Nos débats ne peuvent pas se résumer à cela pendant les 4 années qui viennent. On doit éviter de tomber nous même dans le piège de l’ultra présidentialisation de la vie politique française, que l’on dénonce, et prendre les choses dans le bon sens en commençant par nous interroger sur les qualités requises pour gagner et gouverner : savoir fédérer, apaiser, dialoguer, et cela au-delà de la NUPES, avec toutes celles et ceux qui sont aujourd’hui dans la rue, qui ne se résignent pas. Il faut aussi travailler davantage avec les syndicats et les associations, en s’inspirant de la démonstration qu’ils ont fait de leur capacité à travailler en commun au service du collectif et de l’intérêt général : Le Pacte du pouvoir de vivre, Plus jamais ça ou encore l’intersyndicale sont de beaux exemples à suivre.

LVSL – Pourquoi ne pas appliquer ce raisonnement à l’élection européenne ?

M. T. – La présidentielle nous impose d’être unis dès le premier tour pour ne pas être éliminés. Mais le mode de scrutin des européennes est beaucoup plus simple : c’est la proportionnelle à un tour. Or, avec ce mode de scrutin, les listes représentant la NUPES feront collectivement un meilleur score et seront mieux représentées au Parlement européen en partant séparées qu’en y allant ensemble, c’est logique et les sondages le montrent. Si nous partons ensemble, les électeurs plus eurosceptiques, qui se retrouvent dans le programme insoumis, ne voteront pas pour une liste menée par une ou un écologiste. De la même manière, les fédéralistes, qui savent que les écologistes défendent la vision d’une Europe forte, fédérale et écologique, ne voudront pas voter pour une liste avec des défenseurs de l’Europe des nations. C’est ainsi !

L’Europe est un enjeu immense pour notre avenir et ces élections sont importantes. Rappelons que, par exemple, c’est grâce aux résultats des Verts partout en Europe il y a 5 ans que nous avons pu imposer un Green New Deal, des réglementations contre la déforestation, ou encore la taxe carbone aux frontières externes pour protéger notre industrie et imposer nos normes contre le moins disant écologique. 

LVSL – Le processus de décision européen nécessite la majorité qualifiée voire l’unanimité dans la plupart de ses décisions. En pratique, cela reviendrait à mettre d’accord le gouvernement de Viktor Orban et la coalition des gauches espagnoles. Si vous étiez au pouvoir, quel serait votre plan alternatif si l’agenda écologiste bute sur cet obstacle légal ?

M. T. – C’est la raison pour laquelle nous sommes contre la règle de l’unanimité, qui permet le blocage par la volonté d’un seul, et que nous souhaitons passer à un processus décisionnel fondé sur la majorité qualifiée. Cette règle, qui vise à protéger l’État-nation, nuit à l’idéal européen.

LVSL – Votre position, c’est donc celle d’un dépassement de l’État-nation ?

M. T. – Oui, ça l’a toujours été. Mais un dépassement dans les deux sens : vers l’échelon supranational, à travers l’Europe, et vers l’échelon infranational, à travers les régions, en leur donnant plus de pouvoir, en reconnaissant leur identité, et notamment leurs langues. Nous n’avons jamais sacralisé l’échelon national, même si nous ne nions évidemment pas son importance. Les transformations écologiques que nous devons mener ne se feront jamais sans les territoires. Dans les communes que nous dirigeons, la vie de millions de Françaises et de Français est déjà en train de changer : les cantines permettent de se nourrir de produits bios et locaux, des kilomètres de pistes sont construits, les enfants bénéficient de droits aux vacances pour tous à Poitiers. C’est aussi l’avenir qui s’y construit : quand nous serons confrontés à des températures extrêmes, les habitants seront mieux protégés parce que la ville aura été rendue plus résiliente. Mais malheureusement l’échelon communal ne suffira pas, c’est pour ça que nous devons aussi gouverner, avec nos partenaires, la France… et l’Europe !

Consigne sur les bouteilles : un débat technique hautement politique

© Ameer Basheer

Alors que s’est ouverte une concertation autour de l’instauration d’une consigne sur les bouteilles afin d’augmenter leur taux de collecte, les débats font de nouveau rage sur la pertinence de cet outil. En effet, la consigne pour recyclage promue par le gouvernement depuis près de quatre ans ne parvient à convaincre ni les collectivités locales, ni les associations environnementales. Ces dernières prônent une consigne pour réemploi, à laquelle les industriels sont réticents. Derrière un débat en apparence technique, différents intérêts et différentes visions de la politique écologique s’y expriment. Le sociologue Vincent Jourdain, auteur d’une thèse sur le sujet, revient sur cet affrontement entre industriels, Etat, collectivités et associations.

Le 30 janvier dernier, la Secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires chargée de l’Ecologie, Bérangère Couillard, annonçait la mise en place d’une concertation autour de la consigne, rassemblant producteurs, distributeurs, collectivités locales et associations environnementales. L’objectif de cette concertation ? Obtenir l’adhésion des parties prenantes au projet gouvernemental de rendre obligatoire la consigne pour les emballages de boisson, ouvert en 2019 mais qui n’a guère avancé depuis. Mais le 23 février dernier, des associations d’élus ont annoncé la constitution d’un groupe de travail parallèle, portant un coup à la légitimité de la concertation. Le 18 avril dernier, elles ont insisté sur leur opposition, en dévoilant 14 propositions alternatives à la consigne lors d’une conférence de presse. En parallèle, la commission du développement durable du Sénat s’est exprimée contre la concertation et le projet de consigne.

La consigne est réputée populaire : en 2019, une enquête de l’IFOP rapportait que 88% des français seraient favorables à la mise en œuvre d’une consigne obligatoire pour le réemploi des emballages de boisson. Pourtant, selon les collectivités locales et associations environnementales, le projet du gouvernement porterait un intérêt environnemental limité, puisqu’il est en réalité un projet de consigne pour le recyclage des bouteilles en plastique, et non pour leur réutilisation. Le recyclage consistant à broyer la matière pour en recréer une nouvelle, cette technique est en effet moins vertueuse pour l’environnement que la réutilisation, qui consiste à réutiliser les produits en fin de vie.

Selon les collectivités locales et associations environnementales, le projet du gouvernement porterait un intérêt environnemental limité, puisqu’il est en réalité un projet de consigne pour le recyclage des bouteilles en plastique, et non pour leur réutilisation.

De plus, les collectivités luttent contre une mesure qui réduirait leurs financements pour la collecte des déchets d’emballage et mettraient en péril leurs investissements passés dans des capacités de collecte et de tri des déchets. En outre, le plébiscite populaire concernant une consigne pour recyclage des bouteilles plastique n’a, lui, pas été démontré par sondage. Aussi, le droit européen indique depuis 2008 explicitement une préférence pour la réutilisation ou le réemploi devant le recyclage [1].

Dans le même temps, le gouvernement argue que la hausse des objectifs de collecte des déchets de bouteilles plastiques rend nécessaire l’adoption de nouveaux modes de collecte. La loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC), promulguée le 10 février 2020, fixe en effet un objectif de taux de collecte des bouteilles plastiques de boissons de 77 % en 2025 et de 90 % en 2029, s’alignant ainsi sur la directive européenne « plastique à usage unique » (SUP) publiée en 2019. Or, ce taux n’atteignait que 61% en 2021, selon l’ADEME.

En 2019, un premier échec

Pour parvenir à augmenter ce taux de collecte, Brune Poirson, alors secrétaire d’Etat à l’économie circulaire, défend dès 2019 l’idée de l’instauration obligatoire d’une consigne pour les emballages de boissons en plastique. Initialement, cette mesure devait être introduite dans la loi AGEC pour une entrée en vigueur dès l’année suivante. Mais ce projet suscite nombre de mécontentements.
Les premiers acteurs à réagir officiellement au projet de loi, qui avait alors fuité dans la presse, sont les recycleurs qui, à travers un communiqué de presse publié le 24 juin 2019, proposent un « plan Marshall » d’investissement dans les capacités de collecte et de tri des plastiques plutôt qu’une consigne pour venir à bout des objectifs posés par la directive SUP. Dans les semaines qui suivent, les collectivités locales, à travers le réseau AMORCE et l’association des maires de France (AMF), publient elles aussi des communiqués à charge contre ce projet.

Lorsque le projet de loi arrive en première lecture devant le Sénat à l’été 2019, la consigne est bien présente. Toutefois, elle est présentée comme un outil indifférencié, pouvant aussi bien contribuer au recyclage qu’au réemploi des bouteilles plastiques. Une forte mobilisation des élus locaux auprès des sénateurs conduit toutefois au resserrement de la mesure : le texte transmis à l’Assemblée nationale, mentionne que la consigne ne peut être mise en œuvre que pour le réemploi ou la réutilisation, et non pour le recyclage.

Face à cette levée de boucliers, Emmanuel Macron tente alors de corriger le tir. Lors du congrès annuel de l’AMF en novembre 2019, il affirme que « rien ne sera fait sans l’accord des maires ». Son Premier ministre Edouard Philippe enfonce le clou deux jours plus tard, pour assurer aux maires qu’ils étaient, sur ce sujet, un contre-pouvoir réel. En fin de compte, le statu quo est privilégié : le gouvernement dépose et fait adopter à l’Assemblée nationale un amendement au projet de loi AGEC repoussant à 2023 la prise de décision concernant la consigne. Le lendemain, un communiqué de presse des représentants des collectivités s’aligne sur cette proposition.

« Rien ne sera fait sans l’accord des maires. »

Emmanuel Macron, congrès de l’AMF, 2019

Ce « moratoire » sur la consigne s’accompagne d’une demande d’expertise à l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), pour évaluer les avantages relatifs de la consigne sur les autres solutions de collecte. Cette expertise prend deux formes : un suivi régulier des performances du système actuel, paru annuellement, et la production d’une étude de comparaison avec un système de consigne, parue en février 2021. Mais comme bien souvent lorsque le pouvoir demande un rapport aux institutions spécialisées, une question en apparence technique masque de vrais enjeux politiques.

La consigne, menace du modèle existant

Si la consigne suscite tant d’opposition auprès des collectivités locales, c’est qu’elle remet en question un système de financement et de gestion des déchets d’emballages déjà trentenaire. Il s’agit du principe de la « responsabilité élargie des producteurs » (REP), qui demande aux metteurs sur le marché d’emballages de contribuer à la gestion des déchets issus de leurs produits. Ce système a d’abord été mis en œuvre dans les années 1990 par l’Allemagne, dans un contexte de menace de retour de la consigne obligatoire, instaurée au Danemark voisin dans les années 1980.

Si la consigne suscite tant d’opposition auprès des collectivités locales, c’est qu’elle remet en question un système de financement et de gestion des déchets d’emballages déjà trentenaire.

En 1992, la France, emboîte le pas à l’Allemagne, sous l’impulsion de Brice Lalonde, qui construit avec les industriels (Jean Louis Beffa, de Saint-Gobain et Antoine Riboud, de Danone) et les collectivités (représentées par Jacques Pélissard, de l’AMF) un système autour d’Eco-emballages. Cette entité privée, appelée « éco-organisme », est chargée de collecter auprès des industriels une somme pour chaque emballage mis sur le marché, et de reverser le produit de ces sommes aux collectivités locales, afin de financer leur valorisation [2]. Le pouvoir de collecter cette somme, appelée « éco-contribution » est accordé à l’éco-organisme par un agrément des pouvoirs publics.

Si la France a construit ce modèle, coincé entre interventionnisme et laissez-faire [3], c’est qu’elle cherchait avant tout à éviter de reproduire le modèle allemand qui donnait plus de libertés aux industriels, mais aussi des objectifs de collecte et de valorisation plus élevés [4]. En somme, la REP s’est donc constituée indirectement contre la consigne. Elle est présentée comme une alternative crédible et efficace, qui favorise la valorisation des déchets d’emballages (notamment de boisson) et légitime ainsi leur consommation.

Comparaison des différents modèles en Europe, tirée du rapport de Jacques Vernier sur la consigne, 2019, p. 19.

Dans les faits, la REP française a effectivement permis d’accroître la collecte, la valorisation et même l’importance du recyclage dans le « mix » de la gestion des déchets. Elle n’a en revanche jamais atteint les objectifs qui lui étaient fixés dès 2002 par l’Etat français, à savoir de recycler 75% des emballages ménagers, soit 14 points de plus que le taux effectivement observé sur les bouteilles plastiques en 2021. L’imposition de nouveaux objectifs de collecte au niveau européen en 2019 oblige donc le gouvernement à imaginer un nouveau système. La remise en cause de la REP n’est d’ailleurs pas spécifique à la France : l’Espagne, la Belgique, qui ont des systèmes similaires, connaissent les mêmes critiques.

Pour le gouvernement et sa majorité, seule la consigne permettait d’atteindre ces nouveaux objectifs. Ainsi, Stéphanie Kerbarh, rapporteure du texte, affirme le 25 novembre 2019 que : « la consigne est actuellement la seule méthode permettant d’atteindre des taux de collecte supérieurs à 90 % pour les emballages, qu’ils soient en verre, en plastique ou en aluminium. Dix et bientôt quinze pays européens ont adopté des mécanismes de consigne et cinq ont déjà dépassé les 90 % de bouteilles en plastique collectées et recyclées. Aucun système sans consigne ne fait aussi bien. »

En réaction, les collectivités locales et les opposants à la consigne, ont insisté sur l’existence de « trajectoires » d’augmentation de la collecte des emballages de boisson, via l’activation de « leviers d’amélioration » en lien avec la REP [5]. Qu’en est-il vraiment ?

La bataille des chiffres

Dans les deux cas – la mise en œuvre d’une consigne ou l’intensification de la REP – les discussions techniques portent sur des projets de collecte pour recyclage des emballages de boisson. Il s’agit d’évaluer le rapport coûts-bénéfices de chaque solution, tant d’un point de vue économique qu’environnemental.

L’aspect économique est le premier abordé, à travers un rapport confidentiel remis par les industriels de la boisson au gouvernement dès 2019. Il chiffre à 182 millions d’euros les pertes de revenus pour les collectivités du fait de la « sortie » des bouteilles plastiques du système de collecte des déchets d’emballages. Ces pertes sont des éco-contributions qui ne seraient plus versées par l’éco-organisme. Les collectivités, elles, évaluent ce coût à 250 millions d’euros, puisque les gains mis en avant par les industriels (moins de collecte) seraient en fait quasiment nuls, du fait de la forte proportion de coûts fixes dans la collecte des déchets d’emballages. Depuis, les études de l’ADEME concluent toutes à l’existence d’un coût élevé.

Sur les aspects environnementaux, il faut relever que la REP comme la consigne pour recyclage sont construits comme des outils d’« internalisation des externalités environnementales ». Autrement dit, ils sont agnostiques en ce qui concerne l’extraction de ressources, ou la consommation d’énergie nécessaire à leur production [6]. Dans les deux cas, les emballages récupérés ne sont en effet pas réutilisés mais détruits par recyclage ou par incinération. Faire du réemploi, à travers la REP ou la consigne, permettrait de dépasser ces insuffisances. Ainsi, la critique environnementale de la consigne vise non pas le procédé de collecte en lui-même, mais l’usage des emballages récupérés.

Pour les associations environnementales, il a été délicat de se positionner contre la consigne pour recyclage tout en maintenant un plaidoyer pour la consigne pour réemploi, les deux options étant aisément confondues dans le débat.

Si les associations environnementales se sont opposées en 2019 à l’introduction de la consigne pour recyclage dans la loi AGEC, leur positionnement était malaisé. De leurs propres dires, il a été délicat de se positionner contre la consigne pour recyclage tout en maintenant un plaidoyer pour la consigne pour réemploi, les deux options étant aisément confondues dans le débat. Au niveau européen, le réseau Zero Waste Europe a opté pour une autre stratégie et a au contraire soutenu la consigne indistinctement, en faisant paraître un communiqué commun avec des industriels de la boisson appelant à la mise en place d’une cadre européen pour la consigne des emballages de boisson.

Dans le même temps, les industriels de la boisson s’opposent fermement à l’hypothèse de la généralisation d’une consigne pour réemploi sur les emballages en verre. Ils disent douter de son intérêt environnemental et de sa faisabilité. En particulier, ils rejettent en bloc l’idée d’une standardisation des contenants, nécessaire pour mettre en œuvre une consigne pour réemploi à grande échelle. Cette standardisation des bouteilles nuirait en effet à la possibilité de distinguer leurs produits de ceux de leurs concurrents à travers le design des bouteilles.

L’analyse coûts-bénéfices, tant sur le plan économique qu’environnemental, reste donc incertaine. Elle repose à la fois sur les connaissances existantes et sur leur mobilisation par les acteurs. Or, l’analyse dépend des effets de « cadrage » de la question de la consigne, c’est-à-dire de « comment pose-t-on la question ? ». Ces effets de cadrage sont par exemple l’idée qu’il faut atteindre les objectifs européens dans les délais impartis ou que la standardisation des contenants est difficilement envisageable dans une économie libérale.

Les écueils de la rationalité instrumentale

La consigne ne serait qu’un « mode de collecte » ? C’est en tous cas la façon dont elle est appréhendée dans le débat technique. Le « deposit-refund system » (ou DRS) et ainsi pensé comme un simple outil, neutre, que les dirigeants politiques auraient à choisir et à paramétrer en fonction des objectifs poursuivis [7]. Selon ce mode de pensée technique, emprunté à la discipline économique, les « outils économiques », à l’instar de la taxe carbone, auraient l’avantage d’être plus efficaces que d’autres modes d’intervention de l’Etat [8].

C’est dans ce cadre intellectuel qu’une grande partie de la controverse s’est déroulée. Qu’ils s’agissent des rapports qui précèdent la loi, comme celui du collectif boisson ou de Jacques Vernier, ancien président de l’ADEME et expert reconnu sur ces questions, ou ceux de l’ADEME qui lui succèdent, les auteurs s’efforcent de rationaliser la décision politique. Il s’agit alors de mettre en équation les différentes projections et les différents moyens mobilisés, afin d’évaluer leur capacité à atteindre les objectifs fixés.

Pourtant, derrière les débats économiques, certaines formes de moralisation de l’économie reviennent fréquemment dans la controverse. Il faut d’abord noter les appels à la prise en compte des effets sociaux de la consigne : elle serait susceptible de générer des comportements « déviants », comme le fait de favoriser les dépôts sauvages déculpabilisés. Concrètement, les consommateurs ne se souciant pas de récupérer la consigne sur leurs bouteilles les abandonneraient ainsi en pleine rue, afin que des personnes à faible revenu les récupèrent pour arrondir leurs fins de mois. Certains parlementaires disent craindre l’émergence de ces « marchés parallèles » de récupération d’emballages consignés [9]. Les collectivités locales dénoncent elles la « monétisation » d’un geste citoyen, le tri étant jusqu’à présent effectué gratuitement [10].

Aussi, et surtout, les débats autour de la consigne débordent les cadrages techniques comme « mode de collecte ». Pour un certain nombre de commentateurs, une consigne pour recyclage ne serait pas une « vraie » consigne. Ainsi, Loïc Prud’Homme, député La France Insoumise, affirme que :

« Le mot « consigne » a un sens qu’il s’agirait de ne pas détourner : cela consiste à rapporter des objets, notamment des bouteilles en verre, non pour les refondre et dépenser de l’énergie pour en fabriquer de nouvelles, mais pour les renvoyer à leurs producteurs, les laver et les réutiliser. La « consigne », comme vous en faites la publicité, n’est que du recyclage déguisé. »

Loic Prud’Homme, lors des discussions sur le projet de loi AGEC à l’Assemblée Nationale.

A l’inverse de la disjonction opérée par les experts, cette définition de la consigne lie l’outil à son objectif. Cette interprétation « liée » d’un instrument (penser en même temps ses moyens et ses fins) constitue la règle plutôt que l’exception. Une comparaison avec le cas du consentement à l’impôt [11] peut ici s’avérer pertinente. En effet, un impôt répond bien souvent autant à des exigences morales et politiques qu’à des critères d’efficacité [12].

Bien que la consigne ne soit pas, juridiquement, un impôt, elle consiste en réalité en un prélèvement de ressources auprès des individus – bien que ceux-ci soient des consommateurs – créé pour poursuivre des objectifs politiques, en l’occurrence environnementaux. Il faut également noter que la consigne n’est pas tout à fait conçue comme un outil neutre : dans l’ensemble des discussions qui entourent sa mise en œuvre, il est estimé que les consignes non récupérées par les usagers (en cas de mauvais « tri ») seront affectées au financement de la logistique du système. Autrement dit, une part résiduelle de l’outil est un instrument budgétaire : on prélève des ressources auprès des consommateurs pour financer la collecte et la gestion des déchets.

Enfin, la réflexion sur la consigne est constamment prise dans un débat portant sur d’autres outils fiscaux alloués à la collecte et à la gestion des déchets. Parmi les « leviers » considérés pour accélérer la collecte des emballages de boisson, on trouve l’accélération du déploiement de la « tarification incitative », soit le fait de payer la taxe d’enlèvement des ordures ménagères en fonction du poids des ordures ménagères jetées dans la poubelle grise, tout en laissant la collecte sélective « gratuite » pour en augmenter l’intérêt. Cette mesure, plébiscitée par les experts [13], est toutefois sujette à une forte politisation chez les élus locaux [14].

Les conséquences des choix hérités du passé, notamment en termes de pertes financières pour les collectivités en cas de mise en place d’une consigne, et l’opposition des industriels à l’instauration d’une consigne pour réemploi sur le verre (ou le plastique), risquent de peser lourd face à la proposition d’instauration d’une « vraie » consigne pour réemploi, comme le réclament notamment les associations environnementales.

Parler de la consigne, c’est donc directement et indirectement parler d’imposition, ou en tous cas d’allocation collective des ressources économiques. Ainsi, derrière l’apparence d’un débat technique et neutre reposant uniquement sur des expertises, l’opposition entre REP et consigne renvoie à des antagonismes entre les intérêts de différents acteurs, mais aussi à des visions « morales » de la politique environnementale, relatives au choix des modes de traitement. Les conséquences des choix hérités du passé, notamment en termes de pertes financières pour les collectivités en cas de mise en place d’une consigne, et l’opposition des industriels à l’instauration d’une consigne pour réemploi sur le verre (ou le plastique), risquent de peser lourd face à la proposition d’instauration d’une « vraie » consigne pour réemploi, comme le réclament notamment les associations environnementales.

Si ces dernières ont déjà gagné la bataille de l’opinion sur ce sujet, l’enjeu pour elles est de parvenir à rendre leur message compréhensible et de différencier le mode de collecte et le devenir des emballages collectés. A rebours de l’image consensuelle du processus de concertation lancé par le gouvernement, ces différents intérêts et visions de l’écologie vont donc de nouveau s’affronter.

Notes :

[1] Aussi appelé « hiérarchie des modes de traitement », ce principe est présent dans la directive 2008/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative aux déchets.

[2] La valorisation a été plébiscitée lors de la création du dispositif, pour intégrer à la fois le recyclage et l’incinération, qui sont ainsi mis sur un pied d’égalité.

[3] En réalité, la REP française correspond à un accord privé-public de type nouveau, que les économistes ont pu appeler « engagements volontaires » et les gestionnaires désigner comme une « régulation hybride ». Voir à ce titre : BORKEY, P., GLACHANT, M., « Les engagements volontaires de l’industrie : un mode original de réglementation environnementale ». Revue d’économie industrielle 83, 1998, ou encore MICHEAUX, H., AGGERI, F., « The emergence of hybrid co-regulation: empirical evidence and rationale in the field of e-waste management », Présenté au colloque EGOS en 2016.

[4] En effet, si le taux de « réutilisation » (c’est-à-dire de recyclage ou de réemploi) des emballages tombait en-dessous de 72%, il était ainsi prévu que l’Etat fédéral Allemand oblige tous les producteurs à mettre en place une consigne
[5] Ces leviers sont multiples (collecte des déchets consommés hors-foyer, augmentation des points d’apport volontaires, amélioration de la communication) et impliquent généralement une hausse des moyens alloués par Citeo. Voir VERNIER, J., Rapport sur la consigne des emballages de boissons, 2019.

[6] S’il est anticipé que le recyclage des déchets peut, indirectement, contribuer à diminuer le taux d’extraction des ressources vierges, cette relation causale n’a jamais été observée empiriquement. Surtout, elle prend mal en compte le fait que le recyclage comporte nécessairement des pertes énergétiques ou matérielles, qui l’empêchent ainsi d’être tout à fait neutre d’un point de vue environnemental.

[7] WALLS, M, « Deposit-refund systems in practice and theory ». Resources for the future discussion paper n°11-47, 2011.

[8] « Les incitations économiques ou autres visant à favoriser les choix durables du consommateur et à promouvoir des habitudes de consommation responsables peuvent être un outil efficace pour atteindre les objectifs de la présente directive » (considérant n°22 de la directive SUP).

[9] Voir l’intervention de Valérie Beauvais dans le rapport des sénatrices : RIOTTON, V., KERBARH, S., Rapport fait au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi, adopté par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, relatif à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (n° 2274), Tome II, Assemblée nationale, 2019.

[10] Qui repose d’ailleurs sur une « mise au travail » des usagers. Voir à ce titre : BARBIER, R., « La fabrique de l’usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », Flux 48/49, 2002. CAILLAUD, K., « Les conditions de mise au travail des usagers. Le cas de la gestion des déchets » Gouvernement et action publique 7, 2018.

[11] DELALANDE, N., SPIRE, Alexis., Histoire sociale de l’impôt. La Découverte, 2010, ainsi que BLAVIER, P., « Que nous apprennent les sciences sociales sur les Gilets jaunes, et ceux-ci sur la société française ? Une entrée par les enjeux socio-économiques », Revue Française de Socio-Économie 24, 2020.

[12] Si l’on peut rétorquer que les critères d’efficacité qu’on y intègre peuvent être suffisamment bien choisis et paramétrés pour parfaitement prendre en compte les exigences morales, cette optimisation semble encore difficile à atteindre et surtout requiert l’acquisition, par toutes les parties concernées par l’impôt en question, d’une connaissance suffisante de ses mécanismes.

[13] Voir la thèse de Renaud Nougarol, sur la mise à l’agenda et la traduction politique de la tarification incitative comme outil économique : NOUGAROL, R., La tarification incitative des déchets ménagers comme processus d’économisation ? : sociologie des cadrages et des débordements d’une politique publique, Université Toulouse le Mirail, 2017.

[14] CAILLAUD, K., NOUGAROL, R., « La triple politisation de la tarification incitative. Rapports de force, réagencements et effets d’un instrument politique », Géocarrefour 95, 2021.

Europe sociale : aux origines de l’échec

François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1981 © Lothar Schaack

« Trahison » ? Facteurs structurels ? Les causes de l’échec du projet d’« Europe sociale », porté haut et fort par la gauche durant les années 1970, ont fait couler beaucoup d’encre. C’est l’objet de l’ouvrage d’Aurélie Dianara, Social Europe : the road not taken (Oxford University Press, 2022), issu de sa thèse. Elle met en évidence la difficulté du contexte européen dans lequel François Mitterrand parvient au pouvoir, marqué par le mandat de Margaret Thatcher et une volte-face des sociaux-démocrates allemands. Surtout, elle souligne l’absence de soutien populaire à l’idée d’Europe sociale défendue par les socialistes français, qui fut déterminante dans son abandon. Dès lors que François Mitterrand acceptait de poursuivre la construction européenne sur une voie libérale, elle ne devait plus en dévier… Nous publions un extrait de son livre, traduit par Albane le Cabec.

« L’Europe sera socialiste ou ne sera pas »… À en juger par l’état de l’Europe actuelle, la prophétie séduisante de Mitterrand ne pouvait être plus éloignée de la vérité. Depuis, l’Union européenne plusieurs fois élargie s’est engagée sur une voie qui s’éloigne chaque jour davantage de cette « Europe sociale » que les socialistes européens défendaient dans les années 1970.

Loin d’une Europe régulatrice, redistributive, planificatrice et démocratisée au service des travailleurs, se dessine une Europe de plus en plus néolibérale, dont la dimension sociale n’est plus seulement compatible avec le marché : elle constitue un véritable levier à la libre circulation des capitaux et à l’extension de la propriété privée. Que l’on choisisse d’y voir une illusion, un alibi ou une réalité, l’Europe qui émerge à partir du milieu des années 1980 est à bien des égards à l’opposé de « l’Europe sociale » pensée par la gauche européenne précédemment.

Volte-face des sociaux-démocrates allemands contre l’Europe sociale

La victoire de la gauche en mai 1981 en France, lorsque François Mitterrand est élu président de la République et qu’un gouvernement de ministres socialistes prend les rênes, rejoints en juin par quatre ministres communistes, était un événement majeur pour la gauche européenne. La France était bien sûr un pays clé en Europe occidentale comme au sein de la Communauté Economique Européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne.

Le nouveau gouvernement était bien conscient des contraintes imposées par l’interdépendance des économies européennes et par la Communauté elle-même, dans un contexte où ses principaux partenaires adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes. Dans son programme commun de 1972, la gauche s’était engagée à réformer la Communauté et à préserver sa liberté d’action, nécessaire à la réalisation de son programme. Lorsqu’elle est finalement arrivée au pouvoir en 1981, elle s’y est essayée.

Dès le 11 juin 1981, lors d’une déclaration commune, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors en appelait à un plan de relance concerté à l’échelle européenne, tandis que le ministre du Travail Jean Auroux plaidait pour des mesures radicales contre le chômage et défendait notamment la réduction du temps de travail. Le 29 juin, au Conseil européen, Mitterrand effectuait une déclaration officielle en faveur d’une Europe « sociale », appelant à la création d’un « espace social européen » fondé sur la réduction coordonnée du temps de travail, un dialogue social amélioré et l’adoption d’un plan européen de relance économique. Le gouvernement français publiait également un mémorandum le 13 octobre sur la revitalisation de la CE : l’Europe « doit parvenir à la croissance sociale et être audacieuse dans la définition d’un nouvel ordre économique », pouvait-on y lire.

La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible, y compris au sein de la gauche européenne

Ces propositions avaient alors beau être prudentes, clairement dépourvues de rhétorique marxiste, moins ambitieuses que les revendications jusqu’alors portées par la gauche européenne, elles ne parvinrent pas à convaincre les partenaires de la France. Le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt ne se montrait pas beaucoup plus enthousiaste que son homologue Margaret Thatcher, frontalement hostile à cet agenda – et le soutien du gouvernement grec ne pesait pas bien lourd dans la balance. La proposition d’une relance européenne coordonnée en particulier, clé de voûte du plan français, fut accueillie avec un certain dédain.

Les raisons de l’échec de l’Europe sociale sont nombreuses et complexes. Parmi elles, le rôle du gouvernement social-démocrate allemand, qui avait pourtant été l’un des principaux promoteurs d’une « Union sociale européenne » quelques années plus tôt, ne doit pas être sous-estimé. Dès 1974, il œuvrait à l’émergence d’un ordre international fondé sur l’austérité et le libre marché. Au G7 comme au Conseil européen, Schmidt insiste sur la priorité de la lutte contre l’inflation, plaide pour la suppression des obstacles à la mobilité des capitaux et souhaite voir les gouvernements européens renoncer à leurs prérogatives dans le domaine monétaire pour les confier à des banques centrales « indépendantes » du pouvoir politique.

Schmidt contribue en effet à engager non seulement le système monétaire européen mais les États-Unis eux-mêmes dans la discipline monétaire en 1979 – année du « choc Volcker ». Il plaide également pour que l’octroi de crédits par le FMI aux pays confrontés à des crises financières particulièrement graves – comme l’Italie et le Royaume-Uni en 1976 – soit conditionné à l’adoption de politiques anti-inflationnistes et de mesures d’austérité. À contre-courant des réponses interventionnistes et expansionnistes envisagées alors par la majorité de la gauche européenne, la réponse de l’Allemagne à la crise des années 1970 contribuait au « désencastrement » de l’ordre économique international.

Côté britannique, Thatcher, figure de proue de la « révolution » conservatrice d’Europe occidentale, constituait un obstacle inamovible à toute orientation « sociale » de l’Europe. En parallèle, entre 1979 et 1984, la question de la contribution du Royaume-Uni au budget de la CEE empoisonnait les relations entre États-membres. Dans ce contexte, les perspectives d’une Europe de la redistribution, de la régulation des marchés et de la solidarité s’amenuisaient. Les propositions européennes de Mitterrand essuient donc un refus cordial.

​Le « tournant de la rigueur » et l’Europe

En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, qui allait devenir un traumatisme dans la mémoire collective de la gauche française, fut entrepris au nom de l’Europe. Pour ceux qui avaient cru au socialisme par l’Europe et à l’Europe sociale, il s’agissait là d’une cuisante défaite. Bien entendu, les causes de l’échec de l’expérience socialiste ne peuvent être réduites à la construction européenne. Il faut bien sûr mentionner la récession internationale, la politique déflationniste menée par les principales puissances mondiales ou le rôle des marchés financiers.

De la même manière, le projet socialiste français n’était pas exempt de défauts qui ont pu nuire à sa mise en œuvre. Un élément demeure central : le soutien populaire manquait au projet « d’Europe sociale ». La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne.

Il faut dire qu’avec le départ des travaillistes et Thatcher à la tête du gouvernement britannique, la France avait perdu un allié majeur. Malgré le soutien des socialistes français au gouvernement allemand concernant la question des euromissiles au cours des années précédentes, la coalition sociale-libérale de Schmidt refusait alors de considérer la proposition de Mitterrand pour un plan de relance coordonné afin d’éviter une nouvelle dévaluation du franc et une sortie du système monétaire européen. À l’instar des partis de gauche, les syndicats européens se caractérisaient eux aussi par leur absence de mobilisation – aussi bien au niveau institutionnel que dans la rue – en faveur de l’agenda français. En l’absence d’un mouvement populaire domestique et transnational à même de soutenir ses réformes, le recul du gouvernement français était difficilement évitable.

Tous les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et partis européens et construire l’unité programmatique nécessaire pour ériger une Europe alternative semblaient donc avoir été vains. Plus que jamais, la gauche européenne était prise dans le dilemme européen. D’un côté, le renoncement français semblait confirmer que le « socialisme dans un seul pays » n’était plus une option dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante.

De quoi donner du grain à moudre au discours désormais porté par la gauche européenne, selon lequel la réalisation du socialisme nécessiterait de s’organiser au-delà de l’État-nation. Malheureusement, d’un autre côté, les déboires de la gauche française, tout comme la défaite du combat de la gauche européenne pour un « New Deal » européen, pour une réduction du temps de travail, une démocratisation de l’économie, et une régulation des entreprises multinationales, avaient démontré l’incapacité de la gauche européenne à transformer la CE en une « Europe sociale ».

Il était désormais évident que la Communauté constituait un carcan de plus en plus étroit dans lequel les politiques économiques, sociales, industrielles, budgétaires et fiscales ne pouvaient plus être décidées indépendamment par les États-membres. À la lueur de cet échec français, la gauche européenne fut contrainte de repenser sa stratégie socialiste. Alors que certains tiraient pour conclusion que le cadre institutionnel européen était intrinsèquement incompatible avec le socialisme, la plupart se convainquaient que ce dernier ne pourrait être atteint qu’à l’issue d’une réforme de la Communauté européenne. C’est ainsi que le « tournant européen » du gouvernement français fut justifié – celui-là même qui conduisit Mitterrand à relancer le processus d’union économique, monétaire et politique avec Helmut Kohl à Fontainebleau en 1984.

​Quand les socialistes français édifiaient l’Europe libérale

Le sommet de Fontainebleau, tout comme la nomination de Jacques Delors comme président de la Commission européenne (1985-1995), confirmait le choix du gouvernement français, après avoir renoncé au « socialisme dans un seul pays », de réaffirmer son engagement européen aux côtés de son nouvel « ami » allemand, Helmut Kohl. Jacques Delors appartenait à l’aile libérale du parti socialiste français. C’était un homme politique expérimenté, qui avait été l’un des principaux artisans du virage français vers l’austérité et la persévérance au sein du système monétaire européen. Selon les propres mots de Margaret Thatcher, « en tant que ministre français des Finances, on lui savait gré d’avoir freiné les premières politiques socialistes du gouvernement et d’avoir assaini les finances françaises ».

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein.

Delors avait gagné la confiance des néolibéraux mais aussi celle du gouvernement allemand ; il connaissait le jargon bureaucratique européen aussi bien que la politique communautaire. Bien que le « moment Delors » soit souvent présenté comme le temps fort de la promotion d’une « Europe sociale », c’est d’abord l’intégration économique et le projet de marché unique que le nouveau président de la Commission plaça au sommet de son programme. Ce choix était consensuel, comme l’explique Delors lui-même quelques années plus tard : « Je devais me rabattre sur un objectif pragmatique qui correspondait aussi à l’air du temps, puisqu’on ne parlait alors que de déréglementation, de suppression de tout obstacle à la concurrence et aux forces du marché. »

Bien que les droits de douane et les quotas aient été supprimés avec la création du marché commun suite au traité de Rome, de nombreuses « barrières non tarifaires » persistaient, comme les règles d’hygiène alimentaire, les normes techniques et les subventions étatiques aux entreprises et aux services. Le parachèvement du marché intérieur – grâce à la suppression des obstacles aux « quatre libertés » : libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes – était bien sûr encouragé par le gouvernement Kohl et par Thatcher elle-même. Le nouveau commissaire britannique chargé du marché intérieur et des services, Arthur Cockfield, ancien dirigeant de la chaîne britannique de pharmacies Boots qui avait détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements Thatcher, joua un rôle central dans l’édification du projet.

Le projet européen plus que jamais au service des classes dominantes

Le projet de marché unique réunissait les aspirations de deux « fractions » rivales d’une classe capitaliste européenne de plus en plus transnationale. D’un côté, une frange « mondialiste », composée des plus grandes multinationales européennes (y compris les institutions financières). De l’autre, une frange « européiste » constituée de grandes entreprises industrielles desservant principalement les marchés européens et concurrencées par les importations bon marché extérieures à l’Europe. Les premiers défendaient un projet néolibéral pour l’Europe, avec une ouverture des marchés européens à l’économie mondiale appuyée par des déréglementations, des privatisations et la réduction de la place de l’État dans l’économie.

Les seconds étaient davantage favorables à un projet néo-mercantiliste, attachés à un « marché domestique » européen élargi ainsi qu’à des politiques publiques industrielles censées stimuler les « champions européens » – dans le but de les rendre compétitifs par rapport à leurs homologues nord-américains ou japonais. Ces deux fractions convergeaient alors pour exercer une pression croissante sur les élites politiques européennes pour la levée de tous les obstacles au libre-échange au sein du marché intérieur.

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein. En 1983, à l’initiative du directeur général de Volvo, Pehr Gyllenhammar, les dirigeants de dix-sept grandes multinationales – dont Volvo, Philips, Fiat, Nestlé, Shell, Siemens, Thyssens, Lafarge, Saint Gobain et Renault – se réunissaient à Paris pour fonder la Table ronde européenne des industriels (ERT). Son objectif était de promouvoir une plus grande ouverture des marchés ainsi qu’un soutien européen à l’industrie. Le « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de la Commission de 1985 ressemblait comme deux gouttes d’eau aux recommandations de l’ERT. En particulier, il proposait quelques 300 mesures pour achever le marché unique d’ici 1992 par la suppression des barrières non tarifaires…

La logique qui sous-tendait le programme institutionnalisé par l’Acte unique était intrinsèquement liée à celle du libre-marché. Loin de la « planification socialiste » promue par Delors quelques années plus tôt, l’objectif de ce programme était de construire un marché plus étendu, « censé conduire à une concurrence plus rude entraînant une plus grande efficacité, de plus grands profits et finalement par un effet de ruissellement, plus de richesse générale et plus d’emplois ». Le marché était conçu comme indispensable à la croissance économique et à la création d’emplois et pour redonner à l’Europe occidentale sa place d’acteur économique dans un monde de plus en plus compétitif et globalisé.

Bien sûr, l’Acte unique européen ne se limitait pas à l’achèvement du marché unique européen : il étendait également le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil (y compris sur quelques questions sociales telles que les normes de santé et de sécurité au travail) ; augmentait les pouvoirs législatifs du Parlement européen avec les procédures de coopération et d’avis conforme (plus tard consolidées avec la procédure de « codécision », bien que la chambre n’ait jamais obtenu le droit d’initiative) et définissait parmi ses objectifs le renforcement de la coopération en matière de développement régional, de recherche et de politique environnementale. Cependant, la majeure partie du nouveau traité concernait la libéralisation, l’harmonisation et la « reconnaissance mutuelle » dans le secteur économique. Au cours des années suivantes, des directives cruciales furent adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire.

Delors et ses collègues n’avaient-il pas prévu que l’explosion des échanges, la libéralisation des services et la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale et sociale, mettraient inévitablement en concurrence les travailleurs et les régimes de protection sociale, provoquant un nivellement par le bas des droits sociaux et des salaires ? La question est d’autant plus prégnante que les socialistes européens avaient prôné tout au long des années 1970 une harmonisation sociale et fiscale par le haut, alliée à un contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales.

​Carence de dimension populaire de l’idée européenne

Une des principales raisons de l’échec des projets « d’Europe sociale » a résidé dans l’incapacité de la gauche européenne à construire une mobilisation populaire transnationale pour soutenir ses propositions. Une telle mobilisation aurait été – et serait toujours – nécessaire pour inverser le rapport de force en faveur des travailleurs et des travailleuses à l’échelle continentale. Il est significatif qu’en-dehors d’un rassemblement sous la tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au Parlement européen, les partis socialistes n’aient pas même envisagé de se mobiliser sur leur projet européen ces années-là. Tout au long des années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti, tout en n’étant qu’une préoccupation lointaine pour les militants des partis socialistes et communistes.

Pourtant l’« Europe sociale » n’était pas complètement déconnectée des mouvements sociaux de l’époque. Ce projet avait été formulé par les élites de la gauche européenne en réponse aux revendications issues des contestations sociales vives et diverses des années 1970. Mais dans le même temps, cette évolution de la « vieille gauche » et de son projet d’Europe sociale peut être interprétée, au moins en partie, comme une tentative paternaliste de réaffirmation de son autorité sur ses électeurs sans jamais essayer de susciter un soutien populaire massif pour leur projet européen. Bien sûr, sa perte progressive de soutien au sein des classes populaires – qui allait s’accentuer dans les années 1980 – ne ferait que rendre la perspective d’un tel mouvement populaire en soutien à une Europe sociale plus lointaine et improbable…

Les choses étaient quelques peu différentes du côté des syndicats où, comme le montre ce livre, il y a eu une véritable intention de construire un mouvement transnational des travailleurs pour soutenir « l’Europe sociale » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Néanmoins, bien que la Confédération européenne des syndicats ait joué un rôle crucial dans l’élaboration de positions et d’une culture syndicale communes en contribuant à « l’européanisation » du syndicalisme, elle est restée jusqu’à ce jour un organe de représentation au sein des institutions, plutôt que de lutte.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire. Elles ont résulté des décisions des dirigeants des partis et des syndicats, sont demeurées éloignées des mouvements de masse et donc limitées dans leur pouvoir et leur influence. Contrairement aux attentes de la fin des années 1970, faute de volonté politique de la plupart des confédérations nationales, et faute de moyens, la Confédération européenne des syndicats est toujours demeurée un colosse aux pieds d’argile.

La gauche européenne n’a jamais réussi à édifier le bloc unitaire et combatif nécessaire pour construire un rapport de force suffisant et imposer une Europe alternative. Si elle y était parvenue, nous vivrions peut-être aujourd’hui dans une Europe très différente. Tout comme l’intégration européenne d’après-guerre était principalement un processus dirigé par les élites, l’« Europe sociale » est restée dans une large mesure un projet formulé et promu par les élites politiques et technocratiques.

L’incapacité des partisans de « l’Europe sociale » à construire un lien organique avec les populations et avec les mouvements populaires n’est pas seulement la principale raison pour laquelle ce projet a échoué. C’est aussi une pièce du puzzle qui permet de mieux saisir la transformation de la social-démocratie européenne, et le changement de paradigme vers le capitalisme néolibéral à partir de la fin des années 1970.

Le « Plan industriel vert » de l’UE : échec programmé d’une transition incitative de marché

La Présidente de la Commission européenne Usrula von der Leyen en compagnie d’Emmanuel Macron © Léonie Saint-Fargeau

Sans surprises, le « Plan industriel vert » de l’Union européenne refuse toute logique de planification ou de redistribution. C’est sur une matrice incitative qu’il est fondé : une série d’entreprises seront éligibles à des fonds publics et leur accès aux financements de marché sera facilité. Outre la confiance démesurée que ce plan accorde à l’hydrogène sur le plan de l’énergie, il est d’ores et déjà critiqué pour sa carence d’investissements publics dans le domaine des transports. Il consiste en effet à déverser des sommes considérables aux géants de l’automobile pour les inciter à transiter vers la voiture électrique… sans rien prévoir pour permettre aux Européens pauvres d’acheter ce bien destiné à une clientèle aisée. Ce plan, dont les maigres effets vertueux sont facilement réversibles – dans un contexte où les logiques austéritaires reprennent de l’ampleur – n’offre aucune réponse structurelle au défi de la transition énergétique. Article d’Alexandra Gerasimcikova, publié par notre partenaire Jacobin, et traduit par Camil Mokaddem.

En 2019, Ursula von der Leyen n’avait pas hésité à comparer le Green Deal européen au premier pas de l’homme sur la Lune. La présidente de la Commission européenne dévoilait alors l’objectif de faire de l’Europe le premier continent à atteindre la neutralité carbone. Ce Green Deal, basé sur des fondations fragiles, s’est avéré n’être qu’une énième séquence technocratique dont Bruxelles a le secret.

Les faibles sommes injectées n’ont pas été à la hauteur de l’objectif, et sa mise en œuvre a surtout penché en faveur des secteurs privé et financier, comme en attestent le choix de subventionner des projets jugés rentables pour les investisseurs. Le maigre budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes aux énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

Plus de trois ans ont passé, et Ursula von der Leyen relance aujourd’hui le Green Deal avec un Plan industriel vert, qui prétend faire de l’Europe une figure de proue de l’objectif « zéro émission », en attirant sur le Vieux Continent les investissements dans les technologies propres. Ironie du sort, c’est à Davos, au Forum Économique Mondial, qu’a été annoncée cette initiative, de quoi enterrer les derniers espoirs de ceux qui comptaient sur l’Europe pour adopter une véritable juridiction écologique sur le plan industriel.

Le plan de l’UE est une réponse directe à l’Inflation Reduction Act (IRA), votée aux États-Unis. Cette dernière débloque un budget de 370 milliards de dollars dans l’optique de bâtir une économie fondée sur les énergies propres. La majorité des fonds prend la forme de crédits d’impôt, mais aussi de prêts et de subventions. Déjà inquiets de la place de la Chine dans plusieurs secteurs clés faibles en carbone, les États membres de l’UE voient maintenant cette juridiction américaine comme une menace supplémentaire pour la compétitivité de leurs entreprises. Celles-ci, contrariées par l’IRA, sont tentées tentées de mettre les voiles outre-Atlantique pour fuir la flambée des prix de l’énergie en Europe et bénéficier d’un cadre fiscal plus avantageux.

D’ores et déjà affaiblie par les conséquences de la pandémie sur les chaines d’approvisionnement et par la crise de l’énergie provoquée par la guerre en Ukraine, Bruxelles a été forcée de réagir. Les autorités de l’UE élaborent les conditions d’un déblocage massif de subventions visant à favoriser les investissements européens dans les « technologies propres », à décarboner l’industrie, et à accélérer la « croissance verte ».

Pour ce faire, la Commission européenne a proposé le Net-Zero Industrial Act, pilier du Plan industriel vert, visant à assouplir l’octroi de permis afin d’accélérer les grands projets technologiques d’énergie propre. La Commission table également sur un accès facilité aux financements, le renforcement des compétences (dont une proposition d’académies d’industries « zéro émission »), et l’ouverture du marché pour développer de nouvelles voies d’exportation pour l’industrie européenne verte, et s’assurer un accès aux matières premières.

Pour l’heure, l’UE ne dispose pas des liquidités suffisantes pour soutenir son plan, la Commission s’emploie donc à fluidifier et à accélérer les dépenses des États membres pour financer le Plan industriel vert. En temps normal, ces aides (considérées comme des ressources de l’État versées aux grandes entreprises sous forme de subventions, d’allègements fiscaux ou de participation publique) sont limitées par les règles de concurrence de l’Union au sein du marché intérieur.

Le faible budget censé compenser les effets de la décarbonation pour les régions dépendantes des énergies fossiles était un signe : le Pacte vert ne servirait pas de moteur à une transition énergétique équitable.

Les États membres peuvent également puiser dans les canaux d’investissements (comme InvestEU, REPowerEU, et le Fonds européen d’innovation). Les propositions visant à créer un nouveau fonds, elles, se heurtent aux désaccords entre les États, mais aussi aux limites du budget rachitique de l’Union européenne. Plusieurs responsables de banques et d’institutions européennes en appellent à la création d’une Union des marchés de capitaux, ce qui permettrait d’ouvrir l’accès aux finances du secteur privé grâce à un marché européen des obligations. Dans ce domaine, l’UE est clairement en retard sur Washington : les prêts bancaires sont actuellement la principale source d’emprunt des entreprises par rapport aux marchés obligataires en Europe, et c’est l’inverse aux États-Unis.

Avec l’objectif « zéro émission », le Plan tente de réconcilier « la planète avec le profit ». En réalité, il ne peut que nuire aux objectifs de décarbonation affichés par l’Europe. Il aura pour effet d’accroître des profits déjà faramineux par un apport de fonds publics – une distribution abondante de carottes, sans aucun bâton. Des multinationales comme Shell, Iberdrola ou Enel, déjà bénéficiaires de subventions record sur l’hydrogène, réclament déjà cette nouvelle enveloppe. De leur côté, la grande industrie qui subit la hausse des prix de l’énergie et fait face aux défis du « virage vert » compte également profiter du Plan pour prendre de l’avance sur ses concurrents globaux. Des géants comme le groupe sidérurgique ArcelorMittal ou le groupe chimique allemand BASF n’ont pas manqué d’enjoindre l’UE à suivre le modèle américain pour, eux aussi, recevoir davantage de fonds publics.

En résumé, le Plan industriel vert consiste en une politique verticale de cadeaux au secteur privé ; le débat collectif visant à déterminer les besoins sociaux et écologiques du continent n’a pas même été ouvert…

Quand les oligopoles se repeignent en vert

Selon toute vraisemblance, le Plan industriel vert risque d’accroître le caractère monopolistique du marché du renouvelable, et d’intensifier la compétition aux technologies propres au sein des oligopoles existants. Le projet est centré sur les batteries électriques, les panneaux solaires, les éoliennes, les biocarburants, ainsi que les techniques de capture d’hydrogène et de carbone – aux côtés de techniques de stockage inefficaces, coûteuses et inapplicables à grande échelle, qui représentent un danger écologique et social, mais ont l’indéniable mérite d’accroître les profits des géants de l’énergie.

Ce sont en effet ces derniers (dont certains spécialisés dans les énergies fossile) qui continueront à profiter des coups de pouce des États (les cinq plus grandes entreprises d’hydrocarbure ont réalisé un profit record de 134 milliards de dollars en 2022) pour amplifier le marché de l’hydrogène et de la capture du carbone… sans que rien ne les empêche de revenir sur leurs timides engagements sur le renouvelable.

Le Plan industriel vert, politique bureaucratique construite sur une logique d’aide aux entreprises, balaye l’idée d’une discussion collective sur les besoins sociaux et écologiques. Une occasion manquée de revoir les fondements d’une authentique transition verte de l’industrie, qui aurait pu planifier la décarbonation urgente de plusieurs secteurs. Ce plan s’entête plutôt à financer l’éternel modèle énergétique de marché, centralisé et court-termiste, qui fait la part belle aux actionnaires. Les quantités d’énergie et d’eau nécessaires au transport et à la production d’hydrogène (exemples non exhaustifs) rendent à elles seules cette solution non viable.

L’Allemagne a expérimenté un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative dont l’impact a été positif, en particulier auprès des revenus les plus modestes. La surcharge d’usagers a cependant mis en évidence le manque criant d’investissements publics

Qui plus est, on estime que le recours à l’hydrogène est plus coûteux que les énergies fossiles, même sur le long terme, ce qui implique un modèle sous perfusion constante de fonds publics. Une voie qui augure des subventions massives des oligopoles de l’énergie… à l’heure où l’Union s’oriente de nouveau vers l’austérité budgétaire !

D’autres plans européens comme Hydrogen Strategy 2030 ou REPowerEU parient sur les investissements extérieurs de l’UE pour compenser sa faible capacité de production d’hydrogène. Car le Plan industriel vert souhaite toucher de nouveaux marchés avec ses technologies propres afin d’obtenir, à terme, de l’hydrogène à faible coût (qu’importent les possibles retombées socioéconomiques locales). Ainsi, l’Europe compte sur l’Afrique et son potentiel en hydrogène, mais s’appuie également sur l’Ukraine, comme en atteste l’annonce début février 2023 d’un partenariat stratégique sur le biométhane, l’hydrogène et d’autres gaz de synthèse. En dépit des ravages de l’invasion russe et de la nécessité de répondre aux besoins locaux en énergie (renouvelable) durant la reconstruction de l’Ukraine, l’UE flaire une opportunité de sécuriser des importations d’hydrogène en Europe.

Des véhicules électriques, mais pour qui ?

Les véhicules électriques, tout comme les batteries et les stations de chargement, jouent un rôle majeur dans le Plan industriel vert. On peut cependant encore une fois déplorer l’absence de tout projet social en la matière – comme le développement des transports en commun ou la subvention de la mobilité partagée, dont les effets bénéfiques en termes écologiques ne sont plus à démontrer.

Le virage vers l’électrique porte avec lui une question sociale. En effet, l’Union européenne comme les États-Unis voient leur demande en voitures décliner. Selon l’association des constructeurs européens d’automobiles, les ventes de 2023 n’atteindront certainement pas les niveaux d’avant la pandémie. Les constructeurs s’engagent désormais à orienter leur production vers le tout-électrique (Fiat d’ici 2027, Mercedes d’ici 2030 et Volkswagen d’ici 2033) en ciblant une clientèle aisée. Les ménages aux revenus plus modestes sont eux mis de côté, et continuent à se tourner vers le marché de l’occasion.

De fait, aux États-Unis, les aides comme le crédit à la consommation proposé par l’IRA tentent d’apporter une solution à ce problème. En Allemagne, un système de subvention similaire est accusé de négliger les ménages à bas revenus et de privilégier les consommateurs aisés. De fait, les subventions à la consommation n’offrent aucune solution structurellement viable au problème du transport, mais peut tout juste encourager une acquisition volatile de biens privés sur fonds publics. La chute de 13,2% des ventes de véhicules électriques en Allemagne, suite à la décision de réduire ses subventions de moitié, en est l’illustration. Cette même mesure a provoqué une hausse de 3,5% des ventes de véhicules à essence… Le virage vers l’électrique semble avant tout profitable aux hauts revenus, ainsi qu’à l’industrie automobile, avide de fonds publics.

Cette transition vers l’électrique s’explique aussi par la volonté de cette industrie de « verdir » son modèle économique grâce aux deniers publics. Les constructeurs, qui sont pourtant en mesure de financer la fabrication de modèles plus vertueux avec la technologie actuelle, choisissent de faire du lobbying contre les normes d’émission de CO2 (qui d’après eux, les forcent à réduire leurs investissements vers l’électrique) et préfèrent réclamer des subventions. En attestent les 22,5 milliards d’euros de profits réalisés par Volkswagen en 2022, 13% de plus que l’année précédente, ce qui n’a pas empêché le groupe allemand de faire pression sur les États d’Europe de l’Est pour financer la construction de leurs giga-usines à batteries. Un projet en la matière est actuellement en suspens, Volkswagen comparant les avantages respectifs de l’UE et des États-Unis d’après le vote de l’IRA… Quoi qu’il en soit, en République tchèque, la perspective de voir s’installer une giga-usine a provoqué l’ire de la population locale, inquiète des conséquences sur l’environnement, l’emploi et l’économie de la région.

Laisser le soin aux multinationales de remplacer leurs véhicules à essence par des modèles électriques, sans repenser la structure même de la mobilité individuelle, ne contribuera pas à une véritable transition écologique. En particulier quand les géants continuent de s’appuyer sur les pays d’Europe de l’Est pour produire à moindre coût. La manne publique qui est déversée aux entreprises de l’automobile constitue autant d’argent qui n’est pas investi dans les transports publics : dans de nombreux pays, certains trajets sont plus coûteux en train qu’en covoiturage.

L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

L’été dernier, l’Allemagne a expérimenté durant trois mois un pass mensuel à 9 euros donnant accès aux transports ferroviaires sur les réseaux locaux et régionaux. Une initiative qui a démontré la popularité des infrastructures publiques, en particulier auprès des revenus les plus modestes. Toutefois, la surcharge d’usagers due au succès de cette expérience a mis en évidence le manque criant d’investissements publics – nécessaires pour étendre le réseau, améliorer la fréquence des transports et la capacité d’accueil.

L’extractivisme et ses conséquences sont également absents du Plan industriel vert. On estime que la demande mondiale en lithium, indispensable à la fabrication des batteries électriques, sera multipliée par 40 d’ici 2040. La ruée vers les minéraux rares risque d’amener son lot de dégâts environnementaux et de provoquer des expropriations et l’épuisement des ressources en eau, tout en creusant davantage les inégalités et en augmentant le niveau d’émissions. Le Critical Raw Materials Act, texte faisant partie du Plan industriel vert, vise lui à accroître les projets d’extraction minière dans l’UE. Ironiquement, les auteurs de ce texte ont conscience de l’opposition populaire face à un tel projet (son impopularité est même inscrite dans le texte), et choisissent d’assurer l’accaparement des ressources en dehors des frontières européennes, en faisant payer aux pays du Sud le coût écologique et social de la croissance verte du Vieux continent.

Atténuer les risques, quoiqu’il en coûte

Le Plan industriel vert n’introduit pas la moindre remise en question, et n’imagine aucune politique industrielle à la hauteur des enjeux sociétaux actuels : des emplois de qualité, des transports et services publics fiables, et un accès aux énergies renouvelables à prix raisonnable. Le projet tient essentiellement à atténuer les risques d’investissement des multinationales et à tirer parti du financement privé pour mettre en œuvre la décarbonation.

Dès 2015, suite au plan Juncker de 315 milliards d’euros, la Cour des comptes européenne émettait des doutes quant à la capacité de la Commission à lever de telles sommes par garantie publique, qualifiant même d’illusoires les ambitions de l’UE en la matière. InvestEU, qui succède désormais au plan Juncker et doit aider à financer le Pacte vert et le Plan industriel vert, montre déjà des signes de faiblesse. Pour Daniela Gabor, économiste à l’université de Bristol, l’atténuation des risques n’est pas une solution pour atteindre la décarbonation à temps et à grande échelle.

En réalité, elle découle plutôt d’une logique de rentabilité : un projet ne sera financé que s’il permet un retour rapide sur investissement. Cette approche n’implique aucune remise en question sur le type d’économie et d’industrie nécessaires à une véritable transition écologique.

Il n’est donc pas étonnant que les actionnaires réclament les bonnes grâces de l’État pour développer des technologies propres, eux qui redoutent avant tout les faibles profits à court terme (ce qui est à craindre pour des secteurs florissants). Les fonds publics devraient toutefois être réservés à des projets d’énergies renouvelables viables et sûrs, qui eux nécessitent un capital patient et des prêts concessionnels. Le Plan industriel vert reste pourtant muet sur la question de conditionnalité. Éclaircir ce point permettrait d’identifier les bénéficiaires malhonnêtes et d’empêcher les subventions « vertes » de se retrouver dans les poches d’entreprises polluantes, qui elles peuvent facilement se financer sur les marchés.

Le cas du PDG d’Iberdrola, José Galán, est particulièrement frappant. Ce dernier a touché une rémunération de 13,2 millions d’euros en 2021, année où le Tribunal suprême (institution au sommet du pouvoir judiciaire en Espagne) enquêtait sur sa participation à des faits de corruptions, d’atteinte à la vie privée et de fraude. Le salaire du dirigeant équivalait à 171 fois le montant du salaire moyen de ses employés (qui lui chutait de 1,3 %).

Pour 2023, l’entreprise espagnole d’électricité Iberdrola s’attend à un bénéfice net situé entre 8 et 10 %, et ses actionnaires peuvent encore s’attendre à recevoir de juteux dividendes. Pourtant, cette année encore, la Banque européenne d’investissement a approuvé un prêt concessionnel de 150 millions d’euros à l’entreprise pour la construction de centrales d’énergies renouvelables en Italie. Iberdrola avait déjà bénéficié d’au moins 650 millions d’euros en 2021, puis de 550 millions d’euros en 2022. Les multinationales gonflées aux aides publiques qui distribuent d’énormes dividendes seront bien les véritables bénéficiaires du Plan industriel vert.

Les États européens tentent désespérément de doper la compétitivité industrielle de l’UE à l’ère du zéro émission. Mais pour l’heure, leurs initiatives se concentrent sur de fausses solutions comme l’hydrogène à grande échelle, moyen efficace d’augmenter les profits des grandes entreprises mais aucunement de transiter vers une énergie plus propre. L’UE, qui s’appuie sur la capacité des multinationales à concevoir des technologies propres, ne prend aucune hauteur de vue sur les bénéficiaires et la finalité de cette course au « zéro émission ».

Le Plan industriel vert ne répond à aucun des grands défis industriels européens. Il omet la question cruciale des exigences de réinvestissement, celle des limites aux rachats d’actions et versements de dividendes, qui représentent la contrepartie tant redoutée par les multinationales dopées à l’argent public. L’essentiel est ailleurs : le problème majeur reste l’incapacité à repenser en profondeur la politique industrielle de l’UE. Une telle refonte n’aura lieu qu’à condition de pouvoir discriminer entre secteurs propres et polluants, et ne sera possible que grâce à une stratégie d’investissements publics, visant une véritable transition écologique.

Les approches technocratiques tentant de faire coexister préservation de la planète et intérêts du marché ne mènent nulle part. Seule une véritable rupture démocratique permettra l’avènement de la transition écologique et la sortie du jeu à somme nulle qui découle des logiques d’entreprise.

« Il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain » – Entretien avec David Cayla

L’économiste David Cayla. © Manon Decremps

La crise de 2008, celle des dettes souveraines du Sud de la zone euro, la pandémie et maintenant la crise inflationniste ne cessent de montrer les limites d’un modèle économique où le marché est censé permettre la meilleure allocation des ressources. Contrairement aux néolibéraux, qui pensent que le marché doit être simplement mieux organisé grâce à l’action de l’Etat, l’économiste David Cayla considère que le marché est incapable de remplir la mission qui lui a été donnée. Pour ce membre des Économistes Atterrés, d’autres approches sont nécessaires. Celle de la théorie monétaire moderne (MMT) propose selon lui une réflexion intéressante, mais ne pourra suffire à elle seule à définir une nouvelle doctrine capable de remplacer le néolibéralisme mourant. Entretien.

Le Vent Se Lève : En 2020, dans votre livre Populisme et néolibéralisme, vous faisiez un lien entre les doctrines néolibérales et l’essor de mouvements populistes. Vous poursuiviez aujourd’hui votre étude du néolibéralisme – et son exégèse, avec Déclin et chute du néolibéralisme. Dans votre chronologie, ce courant de pensée naît dans les années 1920 et sa disparition a débuté en 2008. Ne vivons-nous pourtant pas toujours en régime néolibéral ?

David Cayla : En 2008, le monde connaît la plus grave crise financière depuis le krach de 1929. La soudaine faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers contraint le gouvernement américain, puis la banque centrale, à intervenir massivement pour sauver le système financier de la faillite. Ainsi, à partir de cette date, le rôle des banques centrales change et se politise. C’est la fin d’une époque fondée sur le principe de la neutralité de la monnaie et le désengagement continuel de l’État.

Le livre entend démontrer que le néolibéralisme est en déclin depuis cette date. Cela ne veut pas dire qu’il ait disparu, mais plutôt que nous ne sommes jamais vraiment revenus au monde d’avant. Ainsi, les banques centrales, du moins dans les pays développés, ont largement contribué à financer les besoins financiers des États lors de la pandémie de Covid. Pour autant, on ne va pas jusqu’à remettre en cause l’indépendance des banques centrales. Même si un certain nombre de pratiques néolibérales ont été abandonnées, le néolibéralisme continue de dominer les esprits et les représentations. Nous sommes donc dans une phase de transition et il est difficile de prévoir quelle nouvelle doctrine succédera au néolibéralisme.

LVSL : Dans votre ouvrage, vous rappelez en effet que la neutralité des banques centrales vis-à-vis du pouvoir politique est un élément central du néolibéralisme. Vous pointez notamment la grande proximité entre la création de la Bundesbank après-guerre, qui dispose d’un statut indépendant et du mandat centré sur la stabilité des prix, et la Banque Centrale Européenne. Pourquoi s’être aligné sur l’Allemagne ?

David Cayla : L’Union Européenne s’est construite sur un accord franco-allemand dans les années 1950. Lors de cette discussion, il y a eu une sorte de compromis fondé en partie sur l’ambiguïté des textes. Quand on lit le traité de 1957 qui instaure la CEE, il y a beaucoup de choses qui peuvent aller dans des directions opposées. Au fur et à mesure du développement de la CEE, puis de l’Union Européenne, l’interprétation allemande des textes s’est mise à prédominer. Ainsi, on peut dire que la vision allemande a gagné en influence à partir des années 1980-1990. La monnaie unique apparaît dans ce contexte de domination de l’interprétation allemande. De plus, pour que les Allemands acceptent de perdre leur monnaie fondée sur des principes ordolibéraux (la version allemande du néolibéralisme), ils ont exigé que l’euro fonctionne comme le Deutsche Mark, c’est-à-dire avec une banque centrale indépendante, centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

Le Vent Se Lève : Pourquoi la France dirigée alors par un président socialiste, accepte-t-elle l’institutionnalisation du monétarisme via le traité de Maastricht ? De manière générale, comment expliquer la prédominance de politiques français issus du Parti Socialiste dans la constitution de la mondialisation financière, par exemple avec Pascal Lamy ou Jacques Delors ?

David Cayla : Il faut se replacer dans le contexte de l’époque et rappeler que la mondialisation financière s’est construite en trois temps. Lors de la première phase, celle issue du capitalisme encastré des accords de Bretton Woods : les taux de change des monnaies étaient administrés, les droits de douanes élevés et les flux financiers internationaux contrôlés. Il y avait des échanges financiers internationaux bien sûr, mais ces derniers étaient sous la coupe des institutions politiques. La plupart des banques centrales n’étaient alors pas indépendantes. Ce système s’effondra à partir de l’été 1971, lorsque Nixon annonça la fin de la convertibilité en or du dollar.

La deuxième phase, la phase d’internationalisation financière, apparaît lorsque des pays comme les États-Unis, décident unilatéralement de libéraliser les flux financiers et de laisser flotter leurs monnaies. Lors de cette phase, certains pays tentent d’attirer les capitaux internationaux. Cette deuxième phase fondée sur la concurrence permet à chacun de réguler son système financier comme il l’entend. Il n’y a pas d’harmonisation des règles.

La troisième phase, celle de la mondialisation financière proprement dite, apparaître dans les années 80. C’est une phase qui engendre l’harmonisation des règles en matière de régulation financière. Cette harmonisation nécessite un cadre commun qui sera négocié au sein d’institutions telles que le FMI, l’OCDE ou l’Union Européenne. C’est en 1986 que l’acte unique européen est signé. C’est cette troisième phase qui va être promue par des socialistes français et qu’a étudié l’historien britannique Rawi Abdelal. Elle va conduite à interdire le contrôle les mouvements de capitaux et à sacraliser partout dans le monde l’indépendance des banques centrales. Les normes de la gouvernance néolibérale vont alors s’imposer.

Dans la perspective des socialistes français qui les ont promues, il y avait l’idée qu’on pourrait ainsi mieux contrôler et canaliser la mondialisation financière. Sauf que les effets sont allé dans le sens inverse : en interdisant aux États de contrôler leurs flux financiers et en libéralisant les marchés financiers, on a nourri les paradis fiscaux et organisé la concurrence fiscale à l’échelle mondiale. La mondialisation financière est sans conteste la conséquence la plus importante des politiques néolibérales.

LVSL : Vous expliquez aussi clairement que le néolibéralisme a été, paradoxalement, planifié. Il a été sciemment mis en place alors qu’il prône la spontanéité du marché. Comment expliquer ce paradoxe ?

David Cayla : Précisions d’abord que, dans l’histoire du XXe siècle, il y a eu des phases de régulation économique, comme celle des 30 glorieuses, et des phases de libéralisation. Là où il y a un paradoxe, c’est que la phase de régulation qui s’ouvre aux États-Unis avec la crise des années 1930 prend les États et les économistes de court et n’a donc pas été théorisée au préalable. Lorsque survient la Seconde guerre mondiale, les États en viennent à contrôler l’essentiel des prix pour permettre de réorienter l’économie d’un système productif fondé sur les besoins civils à une économie devant répondre aux impératifs de la guerre. Cette phase de contrôle des prix sera allégée une fois la paix rétablie, mais ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’elle sera véritablement abandonnée.

La phase de libéralisation de l’économie apparaît lorsque le système économique des 30 glorieuses commence à s’essouffler, à partir de la fin des années 1960. Et c’est à ce moment qu’interviennent les économistes néolibéraux. Ces derniers avaient une théorie toute prête qui disait que l’État ne peut pas contrôler les prix sans engendrer de l’inefficacité.

Il se trouve que la doctrine néolibérale fut conçue dans les années 1920 et 1930 pour contester le système soviétique. A l’époque, il y a un débat chez les économistes pour savoir si le système soviétique pouvait ou non être efficace. Certains économistes l’affirmaient, parce qu’il y a un côté rationnel dans la planification et parce qu’ils pensaient que le contrôle de l’économie par l’Etat pouvait éviter un certain nombre de coûts de marché. D’autres économistes, comme Ludwig von Mises ou Friedrich Hayek, tentèrent alors de démontrer que lorsque l’État contrôle les prix, il se prive du marché. Or, ce dernier constitue pour eux un outil indispensable pour agréger et diffuser l’information dispersée détenue par les agents économiques.

Pour les néolibéraux, la fonction première du marché est de déterminer un système de prix, lequel constitue un système d’incitations permettant de coordonner la société et de parvenir à l’efficacité. Cette réflexion, qui est la base du néolibéralisme, n’a pu être mise en œuvre alors en raison d’un renforcement inverse de régulation étatique pour faire face à la crise et à la guerre. De plus, l’Union Soviétique n’a pas périclité, contrairement à ce qu’ils pensaient. Au contraire, le système soviétique a tenu 70 ans et l’URSS est devenue une superpuissance dans les années 1950 et 1960.

En fin de compte, les néolibéraux ont dû attendre 50 ans et la chute du système de Bretton Woods pour que le néolibéralisme soit enfin mis en œuvre. On a alors progressivement libéralisé les marchés afin de faire éclore des prix n’émanant pas du pouvoirs politique.

LVSL : Vous mettez en avant une corrélation entre croissance et limitation de la liberté de marché. Plus le marché est libre et plus le taux de croissance serait faible. Pouvez-vous étayer ?

David Cayla : C’est un constat plutôt qu’une analyse. Je constate que les moments de forte croissance, sont des moments où les marchés ont été davantage contrôlés, comme lors de la période des 30 glorieuses. À l’inverse, les périodes néolibérales n’ont pas été très porteuses de croissance.

Pour autant, je ne dis pas que c’est directement à cause des politiques de libéralisation qu’on a connu un affaiblissement de la croissance. La fin de la forte croissance est plutôt liée à la désindustrialisation, qui est elle-même la conséquence des progrès de la productivité du travail et du changement des habitudes de consommation (les ménages consommant davantage de services en proportion de leurs revenus). Il y a néanmoins eu un effet négatif de la mondialisation : les pays riches se sont trouvés concurrencés par les pays en développement où les salaires sont beaucoup plus faibles et ils se sont affaiblis industriellement.

Il faut comprendre que la hausse de la productivité est liée à la mécanisation du travail et dépend donc, pour l’essentiel, du nombre des salariés travaillant dans des métiers mécanisables. Or, ce qui est mécanisable c’est surtout la production industrielle. En perdant son industrie, un pays comme la France a donc perdu son potentiel de croissance.

LVSL : Les néolibéraux s’appuient souvent sur des modèles mathématiques pour justifier leur politique. On peut citer par exemple celui d’Andrew K. Rose pour l’euro, ou de Rogoff sur les taux d’endettement public à ne pas dépasser pour ne pas affaiblir la croissance. Comment cette doctrine a-t-elle pu dominer si longtemps alors que ses modèles ont bien souvent été démentis par la réalité ?

David Cayla : Il faut d’abord distinguer la théorie économique de la doctrine. Les économistes font de la théorie : ils essaient de construire des modèles pour comprendre des phénomènes économiques, et ces modèles n’impliquent pas nécessairement des politiques particulières. La doctrine, c’est différent. C’est une forme d’acte de foi. On porte des jugements de valeur : « ça c’est bien » ou « ça c’est mal ».

Le néolibéralisme est une doctrine qui vise à diriger l’action politique : elle est normative, elle dit le bien. En tant que telle, les doctrines néolibérales s’occupent surtout des rapports entre l’État et le marché. Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Il dit au contraire que l’intervention de l’État est indispensable au bon fonctionnement des marchés parce que les marchés ne sont pas des espaces naturels, mais s’appuient sur des institutions sociales et politiques, sur le droit, etc. Autrement dit, le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible.

« Contrairement au libéralisme, le néolibéralisme n’est pas favorable au laissez-faire. Le néolibéralisme entend mettre l’État au service des marchés afin qu’ils fonctionnent le mieux possible. »

Dans les théories économiques, on a aussi aujourd’hui une mise en avant assez systématique du marché. Pourtant, à l’origine, chez Adam Smith ou David Ricardo par exemple, la pensée économique s’intéressait surtout à la production. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la pensée économique met l’échange et l’allocation (donc le marché) au cœur de son analyse. De même, à la différence des économistes classiques qui pensaient en termes de classes sociales, la pensée économique contemporaine s’appuie sur des modèles fondés sur des agents individuels cherchant à maximiser leur utilité dans un cadre concurrentiel. Ainsi, l’approche dominante en économie, la théorie néoclassique, alimente clairement la doctrine néolibérale, même si elle s’en distingue et qu’on peut trouver des économistes adeptes de l’économie néoclassique qui ne sont pas néolibéraux et inversement.

De la même façon, ce qui caractérise les économistes hétérodoxes, c’est-à-dire ceux qui refusent le paradigme théorique dominant, n’est pas qu’ils soient contre le néolibéralisme mais que leurs théories relève d’un autre cadre intellectuel. Être hétérodoxe aujourd’hui, c’est souvent considérer que les marchés ne peuvent, par nature, être efficaces et que créer des institutions pour résoudre les défaillances de marchés est vain. Les approches hétérodoxes se distinguent donc clairement de la vision néolibérale.

Pour la plupart des économistes hétérodoxes, même en situation de concurrence parfaite, même avec des agents parfaitement rationnels et informés l’allocation d’un marché ne sera jamais optimale. C’est ce qu’on constate dans la finance. Pour les économistes mainstream, par exemple pour Jean Tirole dont j’étudie la pensée dans le livre, les crises financières telles la crise des subprimes relèvent toujours d’une défaillance de marché, des mauvais systèmes d’incitations, d’une insuffisance des régulateurs, etc. À l’inverse, les économistes hétérodoxes affirment qu’il ne suffit pas de rendre les marchés parfaits pour que mécaniquement le système économique fonctionne mieux et que c’est le principe même de la régulation par les marchés qui engendre des crises.

LVSL : Les monétaristes considèrent que la stagflation des années 1970 est due à l’excessive régulation des marchés. Quelle explication retenez-vous de cet événement ? Comment comprendre lhégémonie de l’explication monétariste dans le débat public jusqu’à maintenant ?

David Cayla : Dans les années 1950 et 1960, l’inflation était relativement faible. Elle apparaît soudainement dans les années 70, notamment lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 et dépasse alors les 10 %. Cette forte inflation, qui dure, pose question à tout le monde, d’autant qu’elle entraine des tensions sociales.

Pour expliquer l’inflation des années 1970, les monétaristes disposent d’une réponse simple, à l’image de Milton Friedman qui déclare que l’inflation a toujours une cause monétaire, autrement dit qu’elle résulte d’une politique monétaire trop expansive. Dans la vision monétariste, c’est parce que les banques centrales créent trop de monnaies que l’inflation émerge. Ainsi, la seule manière de réduire cette inflation serait de mener des politiques restrictives en augmentant le coût de l’argent, quitte à déclencher une récession, pour solder, en quelque sorte, les politiques « laxistes » qui auraient été menées auparavant. Cette politique d’austérité monétaire est engagée dès 1979 par le président de la Réserve fédérale Paul Volcker, qui augmente brutalement le taux de refinancement des banques à 20% pour combattre une inflation de 10%. Il s’agit d’un taux d’intérêt extrêmement élevé qui entraine immédiatement une récession et qui vaut au président démocrate Jimmy Carter de perdre l’élection présidentielle de novembre 1980 face à Reagan.

On dit aujourd’hui que Volcker a fait preuve de courage et que grâce à lui l’inflation a été enraillée (au prix de millions de chômeurs). Mon interprétation est différente. Je ne crois pas que l’inflation soit due à des politiques monétaires laxistes. Contrairement à Friedman je ne crois pas que l’inflation puisse se résumer à des phénomènes monétaires. Si c’était vrai, pourquoi aurait-elle commencé à la fin des années 1960 et non dans les années 1950 ? Après tout, cela faisait longtemps qu’on avait mis en place un système d’économie régulée. Et puis évoquer les causes monétaires de l’inflation c’est oublier tout un ensemble d’événements qui se sont passés dans les années 1970 et qui méritent de faire partie de l’explication. Par exemple, il est évident que les chocs pétroliers ont joué. Mais ces derniers, notamment celui de 1973, est lui-même le produit d’une volonté tout à fait compréhensive des pays producteurs des matières premières de reprendre le contrôle de leurs économies.

Avant même le choc pétrolier, il y eut la nationalisation du secteur pétrolier par les pays producteurs en 1970-71. Ce phénomène touche d’ailleurs d’autres pays producteurs de matières premières ou agricoles. Plus largement, à partir de la fin des années 1960, les pays en voie de développement cherchent à se décoloniser économiquement en reprenant le contrôle de leurs matières premières, de leurs produits agricoles et des puits de pétrole qui étaient sur leur sol. Les occidentaux avaient, pendant des années, exploité sans vergogne les pays producteurs parce qu’ils contrôlaient les entreprises qui exploitaient ces gisements ou parce qu’ils étaient les pays anciens colonisateurs.

L’inflation peut tout à fait s’expliquer ainsi, par le basculement d’une économie auparavant extrêmement dirigée par les pays consommateurs de matières premières dans les années 1950 et 1960 vers une économie où les rapports de force s’équilibrent. Je n’ose pas dire s’inversent. Tout cela se passe dans le cadre des mouvements tiers-mondistes et avec l’appui de l’URSS. On peut ajouter d’autres événements comme la tendance à la désindustrialisation qui s’amorce et engendre des tensions sociales. Cette époque des années 1970 est aussi une période au cours de laquelle les taux de profit des entreprises diminuent, ce qui les incitent à augmenter leurs prix. La désorganisation des systèmes productifs et industriels dans les pays capitalistes développés est aussi une cause de la stagflation qui mérite d’être prise en compte sans qu’il soit nécessaire d’évoquer le « laxisme » des banques centrales.  

Le narratif monétariste s’appuie sur une théorie très simple à comprendre : « Regardez, il y a trop de monnaie, donc il y a de l’inflation ». C’est une pensée un peu mécanique et globalement fausse.

L’autre raison pour laquelle les économistes keynésiens ne sont pas parvenus à proposer un narratif différent de celui des néolibéraux c’est qu’ils ne sont jamais vraiment intéressés à la question du contrôle des prix. Le keynésianisme n’a pas vraiment de théorie sur la régulation des prix, ce qui signifie qu’on interprété en général les 30 glorieuses uniquement à travers le prisme d’un État régulant, par ses dépenses, les grands équilibres macroéconomiques. Or, ce qu’il se passe dans les années 1970 c’est que les États ne parviennent plus à contrôler les mécanismes de régulation des prix qui avaient fonctionné depuis la guerre. Faute d’une réponse théorique adéquate de la part des Keynésiens, c’est donc le narratif monétariste qui l’a emporté à la faveur de la montée de l’inflation.

LVSL : Dans votre ouvrage, vous expliquez que les prix ne seraient pas forcément capables de refléter de manière efficace toute l’information disponible. Qu’est-ce qu’un tel constat implique dans un contexte économique de plus en plus marqué par des pénuries ?

David Cayla : Pour un néolibéral, le rôle du marché est d’agréger l’information pour construire des prix qui soient pertinents et reflètent la réalité économique. Les néolibéraux estiment que chaque personne a une certaine connaissance partielle de l’économie et elle utilise cette connaissance pour effectuer des opérations d’achat ou de vente sur les marchés. Et en faisant cela, les agents contribuent à apporter de l’information au marché. En somme, pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements, ces prix reflétant une grande partie de l’information disponible dans la société.

« Pour les néolibéraux, le marché serait une sorte de gigantesque algorithme permettant de produire des prix à partir des comportements. »

Le problème de cette théorie est qu’elle fonctionne rarement et que les comportements ne sont pas toujours ceux qui sont attendus. Dans les marchés financiers par exemple il peut y avoir des bulles spéculatives au cours desquels lorsque les prix montent, les gens achètent davantage en espérant revendre plus cher. Mais un tel comportement est contraire avec l’idée qu’une hausse des prix entraîne une diminution des achats.

L’autre problème avec la vision néolibérale des marchés c’est que les gens n’ont pas de l’information ou de la connaissance en tête, mais des croyances. On le mesure par exemple avec le Bitcoin. Les gens qui achètent des bitcoins sont convaincus, on pourrait même dire qu’ils ont la foi. Ainsi, des communautés, des croyants achètent du bitcoin parce qu’ils ont une vision techno-prophétique selon laquelle l’avenir est aux cryptomonnaies. Mais il ne s’agit pas là d’information, cela ne relève pas de la réalité, c’est un point de vue construit socialement. Autrement dit, ce qu’on met dans l’algorithme ce ne sont pas des faits mais des constructions sociales, des croyances partagées. Les prix ne reflètent donc pas une quelconque réalité mais la force des convictions. Le problème est que si les prix représentent par exemple des croyances sur l’avenir, et non l’avenir réel, cela pose la question de savoir si ces prix sont fiables et si on peut organiser un système économique résilient sur le long terme à partir d’une telle base.

Prenons le cas des ressources naturelles. Comme elles sont naturelles, elles sont limitées en quantité et non renouvelables. Une fois qu’on aura tout extrait, il n’y en aura plus. En économie, il faudrait distinguer ce qui est produit par le travail et qui peut être renouvelé de ce qui est produit par la nature et qui ne peut pas être renouvelé. Si on réfléchit comme un marché parfait, on pourrait penser que plus on consomme un stock non renouvelable, plus la quantité disponible de cette ressource diminue et plus le prix devrait augmenter. Or, ce n’est jamais ce qu’il se passe sur les marchés. C’est la raison pour laquelle les marchés ne peuvent pas déterminer la valeur des ressources naturelles.

Étudions le cas des pénuries. Lorsqu’un bien devient rare et qu’il n’est pas possible d’en augmenter l’offre les prix du marché peuvent exploser, surtout quand il s’agit d’un bien indispensable comme l’électricité. Cette explosion des prix ne peut pas être acceptée sans broncher par les populations car elle engendre des injustices. De plus, quand les prix augmentent cela ne pèse pas sur les riches. Prenons un cas concret. Le carburant peut être utilisé par un ouvrier pour aller à son boulot ou par une infirmière pour aller faire les visites à domicile. Ce même carburant peut aussi être utilisé par Elon Musk pour offrir aux milliardaires une expérience de tourisme spatial. Or, si on laisse le marché décider de ce qui doit être fait du carburant qui reste, il y a de fortes chances pour que l’ouvrier ou l’infirmière ne puissent se rendre à leur travail alors que les milliardaires pourront continuer à aller dans l’espace. Le problème est que si toutes nos ressources non renouvelables sont utilisées pour le tourisme spatial, mais que les ouvriers et les personnels soignants ne peuvent plus travailler, on en arrive à une situation où la société elle-même est mise en péril.

Autrement dit, il manque quelque chose au marché. Il lui manque une conscience politique, une conscience sociale. En fin de compte, il faut aussi raisonner en sortant du cadre de l’économie pour s’intéresser à notre survie en tant que société… et aussi à la survie de notre écosystème. Or, tout ça ne peut pas être intégré dans le fonctionnement des marchés tel qu’il est présenté par les néolibéraux.

LVSL : Pourquoi parlez-vous de « prix administrés » en ce qui concerne les marchés financiers ? Et en quoi seraient-ils amenés à s’étendre au-delà des marchés monétaires et financiers ?

David Cayla : Lors de la crise de 2007-2008 le monde s’est retrouvé dans une situation d’événement systémique. Autrement dit, le système bancaire et financier américain était sur le point de s’effondrer. Quand un tel événement survient, l’État ne peut pas rester sans rien faire et assister à l’effondrement. Il doit agir. C’est ce qu’il s’est passé en 2008. Le gouvernement américain a dû chercher à sécuriser le monde financier en rachetant aux banques les actifs immobiliers dont elles ne voulaient plus de manière à leur redonner un prix. En effet, comme plus personne ne voulait ne certains actifs immobiliers américains, il n’y avait plus d’achats, donc plus de prix : le marché, pour ces titres, avait disparu.

Dans le monde néolibéral, la disparition des prix pose de sérieux problèmes car on ne sait plus évaluer la valeur, et donc faire des choix. De plus, on ne peut plus établir les bilans des sociétés qui détiennent les actifs en question. Le fait qu’un actif n’ait plus de prix contraint à le considérer sans valeur. Cela entraîne des pertes comptables et peut conduire des sociétés à la faillite.

En 2008, la décision du gouvernement américain a été de racheter ces actifs en pensant, à juste titre, que même s’ils n’étaient plus demandés, ils avaient tout de même une certaine valeur. Il a donc fallu que l’État « invente » des prix à l’issue d’une évaluation négociée avec les parties prenantes, afin d’éviter au système financier de faire faillite. Des gens se sont plaints en estimant que le gouvernement fédéral dépensait des milliards pour sauver des banques qui avaient fait n’importe quoi. Le gouvernement a donc modifié sa politique en décidant de prendre des participations dans les entreprises au lieu de leur racheter leurs titres. C’est alors la Réserve fédérale qui a pris le relais et s’est mise à racheter ces titres sans valeur de marché. C’est ainsi que la banque centrale américaine s’est mise à pratiquer des politiques dites « non conventionnelles » en intervenant directement sur les marchés.

Au début de l’année 2009, la question du financement du plan de relance de Barack Obama s’est posée. À l’époque, il fallait sauver l’industrie automobile américaine. Obama a donc lancé un plan de près de 800 milliards de dollars. La banque centrale américaine va alors aider l’État à se refinancer en rachetant des obligations publiques sur les marchés afin d’augmenter leur valeur. Ce faisant, elle a contribué à diminuer les taux d’intérêt que paie l’État sur sa dette. C’est ce qu’on a appelé les politiques de « quantitative easing » (QE), ou « assouplissement quantitatif » en français. Ces politiques se sont ensuite généralisées, d’abord au Royaume-Uni puis, quelques années plus tard, dans la zone euro.

« Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. »

Les politiques de quantitative easing ne sont pas des politiques de création monétaire. Il n’y a pas de monnaie créée dans ces opérations de rachat. Ce sont des politiques qui visent surtout à faire baisser les taux d’intérêt pour les États, mais aussi pour les ménages et les entreprises, afin de les aider à se financer et à investir. Autrement dit, ces politiques de QE relèvent bien d’une forme d’administration des prix. Certes, il ne s’agit pas d’une administration directe. Ce n’est pas le ministre des Finances qui décide directement des taux. Mais, de manière indirecte, les banques centrales se sont mises à piloter la baisse des taux d’intérêt. La BCE l’a fait en particulier pour sortir de la crise des dettes souveraines et éviter la faillite des États d’Europe du Sud.

De plus il faut noter que même si aujourd’hui les banques centrales ont cessé de racheter des actifs en raison du retour de l’inflation, elles n’ont absolument pas renoncé au principe du contrôle des taux d’intérêts. C’est ce que j’appelle la finance administrée, c’est-à-dire le retour de l’intervention de l’État au sein des marchés financiers par l’intermédiaires des banques centrales.

LVSL : Un autre courant économique, la Modern Monetary Theory (théorie monétaire moderne) a gagné en intérêt ces dernières années. Les conditions d’effectivité de la MMT pourraient-elles être réunies prochainement ? Cette théorie pourrait-elle être succéder au néolibéralisme ?

David Cayla : Dans l’ouvrage, je me réfère surtout à l’approche de Stéphanie Kelton telle qu’elle est exprimée dans Le mythe du déficit (2021). La MMT n’est pas vraiment une théorie, c’est un éclairage spécifique sur la monnaie. Ce qu’elle essaie de démontrer, c’est qu’un État souverain monétairement est libre de dépenser comme il le souhaite puisqu’il dépense dans une monnaie qu’il contrôle. Autrement dit, d’après la MMT, il n’y a pas de limite financière à la dépense publique.

Cependant la MMT ne permet pas à l’État de faire tout ce qu’il veut. Car une autre contrainte apparaît : c’est la contrainte réelle. Ainsi, dans une économie avec un secteur public et un secteur privé, si l’État commence à dépenser sans limite, il va devoir embaucher beaucoup et il ne restera plus grand monde pour produire des services marchands. Stéphanie Kelton en déduit que l’État ne doit intervenir que lorsque le taux de chômage est élevé et que cela permettrait de mettre en place une garantie fédérale de l’emploi. Autrement dit, on pourrait supprimer le chômage en imaginant que l’État régule directement le marché du travail en créant autant d’emplois publics (payés au salaire minimum) qu’il le faut pour supprimer le chômage.

« Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. »

Le problème avec la MMT est qu’elle suppose qu’un État soit pleinement souverain monétairement. Or, la souveraineté monétaire c’est un concept qui mérite discussion et débat. Il est clair que dans une économie fermée, un État est totalement souverain monétairement et peut faire ce qu’il veut. Mais nous ne vivons pas dans des économies fermées. Aujourd’hui, on ne peut quasiment rien produire sans importer du pétrole, des minerais, des terres rares, des produits industriels qu’on ne sait pas faire mais que d’autres savent fabriquer. Ça veut dire qu’il faut qu’en échange de nos importations on ait quelque chose à vendre. Il faut que les flux financiers s’équilibrent à peu près avec les autres pays. Cela signifie qu’on ne peut pas dépenser tout ce qu’on souhaite. L’État ne peut pas, par exemple, assécher le secteur privé, car alors on ne pourrait plus vendre des choses que nos partenaires commerciaux voudront acheter en contrepartie de ce que nous on a besoin pour produire.

Ce que je veux dire, c’est que la souveraineté monétaire implique des conditions économiques pour être garantie et pas uniquement des conditions institutionnelles et politiques. Il ne suffit pas de dire qu’on peut créer la monnaie qu’on veut parce qu’on contrôle la banque centrale pour être souverain monétairement. Il faut aussi qu’on puisse payer nos achats de pays étrangers avec une monnaie qui ait de la valeur et il faut que ces pays acceptent de commercer avec nous en échange de nos marchandises ou de garanties qu’on leur apporte. Ainsi, l’ouverture commerciale implique une limite à la souveraineté monétaire et économique d’un pays.

Et ce que je reproche à la MMT c’est de ne pas beaucoup discuter les limites de la souveraineté monétaire. Stéphanie Kelton explique dans son livre que les États-Unis et le Japon ont un gouvernement monétairement souverain. Elle range en revanche la Turquie ou la Russie dans une autre catégorie. Pourtant ils ont eux aussi une monnaie nationale et une banque centrale. Pourquoi alors seraient-ils moins souverains ? Et puis il y a des pays qui ne sont pas du tout souverains mais qui disposent pourtant de leur propre monnaie… En fin de compte, qu’est-ce que ça signifie être souverain monétairement ? La MMT ne répond pas vraiment à cette question.

Ce que j’en déduis, ce n’est pas que la MMT serait fausse ou qu’il faudrait la balayer d’un revers de main, mais plutôt qu’il faudrait s’intéresser sérieusement aux principes qui garantissent la souveraineté économique et monétaire d’un pays. Par exemple, il ne suffit pas de sortir de l’euro pour redevenir souverain. Le retour au franc ne constituerait pas un réel gain de souveraineté pour la France. Pour que ce soit le cas, il faudrait mener des politiques visant à limiter nos dépendances en matière énergétique et industrielle, et cela demande une politique économique protectionniste. Il faudrait également mettre en place des systèmes de coopérations hors marché avec les pays producteurs de matières premières. En faisant du troc, on peut davantage préserver notre politique monétaire et notre indépendance financière que si on achète avec de la monnaie.

Ainsi, à mon sens la MMT ne peut constituer une réponse pertinente que si elle sort de son cadre purement monétaire et financier pour s’intéresser plus largement au fonctionnement global de l’économie, à la politique commerciale et aux conditions de la souveraineté économique. Plus largement, je pense qu’on ne peut pas penser l’économie à partir du seul prisme de la monnaie. L’économie est un ensemble d’institutions politiques, sociales, de rapports de force, c’est une histoire, une sociologie. Ce n’est pas en utilisant un seul levier, la politique monétaire ou les dépenses publiques, que l’on peut résoudre tous les problèmes.

C’est pour cette raison que j’inscris ma pensée dans le cadre intellectuel de l’économie institutionnaliste. Je pense qu’il faut comprendre l’économie non pas en analysant des modèles abstraits mais en combinant la pensée économique avec les apports des autres sciences sociales. C’est ce qui manque à certaines approches hétérodoxes telles que la MMT.

Derrière le spectre des chemises noires, les technocrates en costume trois pièces

© Mario Gentile

Le gouvernement italien de droite dure, tout comme le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, sont souvent dépeints comme anti-européens. Pourtant, par-delà les postures anti-élitaires et les « petites phrases » politiquement incorrectes, la nouvelle extrême-droite du Vieux continent s’inscrit pleinement dans le néolibéralisme porté par l’Union européenne et n’entend pas le remettre en cause. Article de David Broder traduit par Marc Lerenard et édité par William Bouchardon.

Le 15 septembre 2022, le Parlement européen qualifiait la Hongrie, d’« autocratie électorale », en lieu en place de « démocratie réelle ». Près de 80% des élus ont adopté un rapport qui dénonçait le gouvernement du premier ministre Viktor Orbán suite à ses « efforts délibérés et systématiques » pour éliminer toute opposition à son autorité. Le document évoquait notamment le népotisme, les atteintes à l’indépendance des médias et de la justice et les attaques persistantes sur les droits des migrants et des personnes LGBT.

La dirigeante d’extrême-droite a passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi.

Les jugements émis dans le rapport étaient basés sur divers critères démocratiques : non seulement l’Etat hongrois n’a pas assuré des procédures électorales équitables, mais il a aussi, plus généralement, miné les valeurs libérales et égalitaires de la citoyenneté. Les conservateurs pro-Orbán ont été prompts à souligner que seul le dernier point importait véritablement. Pour Rod Dreher, auteur au journal American Conservative, il y avait un message pour les États Unis : « Dès que les élections débouchent sur des résultats qui n’agréent pas aux élites, elles sont décrétées antidémocratiques – et les vainqueurs et leurs soutiens sont considérés par Washington et les élites des GAFAM et de la finance comme “des menaces pour la démocratie” ». 

La promesse de s’attaquer aux élites de la tech et de la finance est aujourd’hui un pilier de la droite radicale, même s’ils émanent de la bouche de milliardaires comme Donald Trump. Un des seuls partis à rejeter le rapport sur la Hongrie était Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ; ce mouvement aux origines néofascistes a noué depuis longtemps des liens étroits avec Budapest. Au moment du vote du Parlement européen, la coalition des droites italiennes, dominée par Fratelli d’Italia, était sur le point d’obtenir la majorité des sièges dans les élections générales du 25 septembre, et de nombreux commentateurs ont réagi avec surprise au vote de son parti en défense d’Orbán. Pourquoi prendre une posture idéologique pour défendre un leader peu populaire au poids politique faible dans le jeu européen plutôt que de faire preuve d’opportunisme électoral ?

Cette réaction s’inscrit dans l’idée que ce vote nuirait aux tentatives de Giorgia Meloni de se placer comme un acteur politique conventionnel. La dirigeante d’extrême-droite a en effet passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi. L’ancien cabinet italien dirigé par ce technocrate avait alors le soutien des principaux partis italiens, du centre gauche à la droite dure, à l’exception du parti Fratelli d’Italia.

Ce paradoxe apparent s’explique aisément. En tant que principale force d’opposition, Giorgia Meloni a bâti sa candidature sur la promesse de rupture avec ce qu’elle appelait l’éternelle « hégémonie de la gauche », en référence au Parti Démocrate (centriste) qui a soutenu une série de gouvernements technocratiques de grande coalition. Fratelli d’Italia a d’ailleurs été fondé en 2012 en opposition à une précédente administration « d’unité nationale » que Draghi a aidé à placer à la tête de l’Etat. Au cours des dix-huit derniers mois, cette posture lui a permis de gagner les voix des électeurs insatisfaits des autres partis de droite, notamment la Lega de Matteo Salvini, qui avait rejoint l’administration Draghi. Mais Giorgia Meloni, qui a fait campagne sur la reconquête de la souveraineté démocratique, n’a jamais renoncé à maintenir une continuité inébranlable avec les politiques antérieures sur des enjeux majeurs – principalement en matière économique et de politique étrangère. En clair, ces questions ne devaient pas être soumises au choix démocratique.

L’Italie est plus importante que la Hongrie, à la fois d’un point de vue démographique et en termes PIB. Elle est également l’un des États fondateurs de l’Union européenne et de la zone euro. Pourtant, en raison de décennies de politiques d’austérité et de faibles investissements publics, c’est l’État-membre le plus endetté.

Troisième économie de la zone euro, l’Italie a un potentiel déstabilisateur bien plus important que celui de la Hongrie. Mais le modèle politique mis en place dans la péninsule à la suite de la victoire électorale de Giorgia Meloni est à mille lieues d’une quelconque remise en cause de l’hégémonie de l’Union européenne ou élites économiques italiennes. Pour Gilles Gressani, il s’agit là d’une forme de « techno-souverainisme », compris comme « le produit de la synthèse entre l’intégration des logiques technocratiques, l’acceptation du cadre géopolitique de l’Alliance atlantique et de sa dimension européenne, avec l’insistance sur des valeurs très conservatrices et des instances néonationalistes. »

On comprend donc le caractère résolument feutré des attaques de ce bloc identitaire contre les élites technologiques et financières. Fratelli d’Italia défend non seulement les axes fondamentaux de l’économie néolibérale mais promet également de respecter les dogmes ordolibéraux imposés à l’apogée de la crise des dettes souveraines de 2012, comme les limites de dépenses et de déficit mis en place par le pacte budgétaire européen. Gressani souligne une contradiction fondamentale dans le processus de « dédiabolisation » de Giorgia Meloni : l’extrême-droite qu’elle incarne accepte des limites fondamentales à son action politique, alors même qu’elle accuse divers opposants domestiques (le « lobby LGBT », les ONG qui sauvent des migrants en mer Méditerranée, ou encore de prétendus communistes, pourtant quasi-disparus du pays…) de miner l’identité nationale.

Lorsque Giorgia Meloni s’était adressé au CPAC (la Conservative Political Action Conference) en Floride, en février dernier, elle avait insisté sur cette dimension précise. La dirigeante refusait de faire « partie de leur mainstream », celui « d’une droite tenue en laisse », insistant sur le fait que « la seule manière d’être rebelle est d’être conservateur ».

« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire.

La combinaison de ces positions n’est pas entièrement neuve : déjà dans les années 90, le parti postfasciste Alleanza Nazionale, alors allié au gouvernement de Silvio Berlusconi, avait abandonné sa posture de défense de l’État-Providence. Le spécialiste de la droite radicale Herbert Kitschelt parlait déjà, à l’époque, de « la formule gagnante » consistant à combiner libre marché et nativisme. Bien sûr, le néolibéralisme des quatre dernières décennies a toujours nécessité investissement public et interventions étatiques visant à réorganiser le marché du travail. Mais la crise financière et la pandémie ont remis cet élément sur le devant de la scène : le renforcement du cadre « national », contre le triomphalisme affiché à propos de la mondialisation, est devenu la norme – du moins dans les discours. Invité à une conférence de Fratelli d’Italia en avril, l’ancien ministre des finances de Berlusconi Giulio Tremonti a ainsi déclaré la mort des illusions mondialistes de « la République internationale de l’argent » tout en militant pour une politique de réindustrialisation nationale fondée sur des avantages fiscaux pour les sociétés qui investissent dans la relocalisation.

« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire. Comme la politologue Daniele Albertazzi le remarque, Giorgia Meloni a accepté l’impossibilité de diriger l’Italie contre les marchés financiers ou contre la volonté d’une Commission européenne non-élue. Sur le long terme, la politique de Meloni vise un capitalisme plus national, dissociant les économies européennes de l’énergie russe et de l’industrie chinoise – même si l’on peut douter de la faisabilité d’un tel agenda. Mais au-delà de ces effets d’annonce, les principales implications de la politique de Meloni sont internes : elle vise explicitement à supprimer des systèmes de redistribution en faveur des chômeurs et des migrants, pour en faire bénéficier « les producteurs » – c’est-à-dire les entreprises. Ainsi, Giorgia Meloni reconnaît que les exportateurs souffrent de décennies de faibles investissements publics et de la pression sur les coûts provoquée par la monnaie unique européenne – et promet de les aider non pas en remettant en cause l’euro ou le marché unique, mais grâce à des baisses d’impôts.

L’Union européenne n’est donc pas incompatible avec une forme réactionnaire de nationalisme. Au contraire, elle a plutôt tendance à la renforcer en organisant la compétition entre les classes dominantes nationales. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le cas de la Hongrie : ce pays est devenu une destination privilégiée pour la production automobile allemande, permettant en retour à Orbán de promettre aux travailleurs qu’il les protégerait de la compétition des rivaux étrangers. Si le capital, dans son ensemble, a un intérêt dans un régime stable et à la permanence des institutions européennes, les décisions d’Orbán n’ont pour l’instant pas déclenché d’alarme suffisantes pour pousser les entreprises à quitter la Hongrie. Désormais, c’est au tour de l’Italie d’avoir un gouvernement mené par l’extrême-droite, promettant de défendre « l’intérêt national » contre « les mondialistes et les communistes » qui chercheraient à « détruire [notre] civilisation ». Les plans de Fratelli d’Italia font face à de nombreux obstacles, en particulier la crise énergétique et une probable récession. Dans tous les cas, le parti affrontera ces défis en s’inscrivant dans le paradigme néolibéral européen, non contre lui.

Règles budgétaires européennes : une réforme qui ne résout rien

Siège de la Commission européenne à Bruxelles, Belgique ©Belga

Après des mois de pourparlers, la Commission européenne a dévoilé, début novembre, les contours de la réforme du Pacte de Stabilité et de croissance, dont les règles sont suspendues depuis mars 2020 en raison du besoin de financement massif des pays européens pour lutter contre la crise sanitaire puis en raison de la guerre en Ukraine. Malgré une flexibilité accrue, les pays « frugaux » refusent toujours une modification profonde du Pacte, pourtant jugé obsolète par de nombreux États, dont la France. Alors que la zone euro s’apprête déjà à entrer en récession, le retour de ces règles inapplicables laisse craindre des pressions accrues en faveur d’une politique d’austérité.

Revendication des courants néolibéraux, le Pacte de Stabilité et de croissance (PSC) voit le jour le 17 juin 1997, au Conseil européen d’Amsterdam. Appliqué au moment de la création de la monnaie unique en 1999, il a pour mission d’assurer la rigueur budgétaire des États membres à travers le respect du maintien du déficit public en dessous de 3% du PIB et un ratio dette/PIB inférieur à 60%. 

Si la plupart des pays parviennent à s’aligner sur ces critères au début des années 2000, la crise financière de 2007-2008, déclenchée aux États-Unis, engendre un profond creusement de la dette et du déficit des pays européens, et le non-respect des seuils exigés. Lors de l’éclatement de la crise des dettes souveraines, apparue quelques années plus tard sous les effets du krach financier de 2008, les règles budgétaires européennes sont toutefois conservées, et de nouvelles mesures d’autant plus strictes sont instaurées, malgré les avertissements de nombreux économistes à l’égard du Pacte. Sur volonté de l’Allemagne, ces règles seront même renforcées grâce à la création du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (aussi appelé TSCG) le 2 mars 2012, où est introduit de nouvelles exigences budgétaires, dont le principe de la « règle d’or».

Du fait de la structure de la zone euro, dont aucun mécanisme redistributif ne vient contrebalancer les asymétries, les chocs entraînés par la crise des dettes souveraines sont traités séparément, et des programmes d’austérités sont imposés à de nombreux pays, avec en premier lieu la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande – et dans un moindre degré la France et l’Italie. Le bilan de cette politique est désormais bien connu : ralentissement économique, accroissement des inégalités, dégradation des services publics, et profondes divergences au sein de la zone euro. Si l’objectif cible de 3% est atteint par l’ensemble des pays fin 2019 grâce à ces « cures », nombre d’entre eux ne retrouvent pas le seuil de 60% de dette/PIB, et s’en trouvent même particulièrement éloignés.

Face à la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine, le déficit budgétaire et la dette des États se sont profondément aggravés. À ce jour, près du tiers des pays de la zone euro affichent un ratio dette/PIB supérieur à 100% (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) et la moyenne des 19 se situe autour de 95%, soit bien au-delà des 60% exigé. Le déficit public moyen, situé à 5.1% en 2021, reste, lui aussi, au-dessus du seuil de 3%. 

Tout changer pour que rien ne change

Peu d’observateurs se risquent désormais à affirmer que les dispositions actuelles du Pacte sont efficaces. Le Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Paolo Gentiloni, a récemment déclaré que « nous n’avons pas investi comme nous l’aurions dû, et le désendettement a échoué. » Étant donné l’erreur historique d’avoir exigé un retour accéléré aux critères de 3% et de 60% lors de la décennie passée (la Grèce est à cet égard un exemple probant), une réforme en profondeur s’imposait. Surtout, la crise sanitaire et désormais la baisse du pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation obligent les États européens à d’importantes dépenses en urgence.

Pourtant, si l’on se plonge dans les détails de cette réforme, les mesures proposées ressemblent sensiblement à celles exigées au lendemain de la crise des subprimes, malgré quelques assouplissements. Dans les faits, les critères de 3% et de 60% sont conservés, mais la soutenabilité budgétaire des États tient désormais compte des dépenses primaires (hors intérêts de la dette et dépenses d’assurance chômage), et non des dépenses publiques dans l’ensemble. 

Par ailleurs, les pays européens disposeront de quatre années pour retrouver 3% de déficit public et 60% de dette/PIB à partir de 2023, et trois années supplémentaires si des facteurs conjoncturels interviennent (crises, guerres…) ou si de nouveaux investissements s’avèrent nécessaires (à condition toutefois que la stratégie budgétaire du pays s’aligne sur les critères). Alors que de nombreux pays souhaitaient un traitement différencié pour certains investissements et un plafond de dette différent pour chaque pays (comme le proposait la France), ce léger compromis laisse plutôt paraître une victoire du conservatisme des pays frugaux dans les négociations. Certains États, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, font encore de la rigueur budgétaire une priorité absolue.

D’autre part, si ce « délai supplémentaire » de trois ans permet de mieux prendre en compte la situation de chaque pays (et donc les divergences économiques structurelles de la zone euro), la proposition initiée par la vice-présidente espagnole, Nadia Calviño, visant à ce que chaque pays puisse définir la trajectoire de réduction de sa dette et de son déficit, n’a visiblement été que partiellement prise en compte, car la stratégie budgétaire des États resterait conditionnée à l’approbation de la Commission européenne et du Conseil européen, comme c’est le cas par le biais du « Semestre européen » depuis 2011… De surcroît, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE) est maintenue, et la PDE fondée sur la dette est même renforcée. Ainsi, si un pays dont la dette excède 60% du PIB s’écarte de la trajectoire des dépenses convenues par le Conseil, il s’expose alors à diverses sanctions.

Par ailleurs, l’écart de production (aussi appelé « output gap ») reste la référence de mesure de la soutenabilité de la dette des pays européens, malgré le fait que son calcul dépend d’hypothèses discutables, de plus en plus fragiles à mesure que les crises se succèdent.

Un cadre immobile face à un monde en pleine mutation

À travers cette révision, la Commission européenne cherche officiellement à « permettre aux pays de la zone euro d’exécuter les investissements nécessaires, en réduisant les ratios élevés de dette publique de manière réaliste, progressive et soutenue afin de bâtir une économie verte, numérique et résiliente. »

Si cette trajectoire est à première vue souhaitable, elle a tout d’une chimère : comment parvenir à réduire les ratios de dette publique des pays membres tout en mettant en place les « investissements nécessaires » (très coûteux en ce qui concerne ceux dans la transition écologique, mais aussi dans le numérique où les pays de la zone euro affichent un retard significatif face aux grandes puissances) ? Pour ne donner qu’un seul exemple, la France devra dépenser 100 milliards d’euros sur quinze ans si elle entend doubler la part du train dans les déplacements. Par ailleurs, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts à rembourser, augmentera à terme sous l’effet de la hausse des taux directeurs de la BCE.

Dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent.

Comment réussir à investir massivement afin de « bâtir une économie résiliente » alors que la guerre en Ukraine – impliquant la plupart des puissances du globe -, et la multiplication des guerres commerciales affaiblissent profondément le Vieux-continent ? En effet, dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent à court et moyen-terme (celle-ci étant déjà atone depuis deux décennies).

L’inflation serait-elle la solution pour réduire la dette tout en permettant les investissements nécessaires ? Si celle-ci permet effectivement en théorie de réduire le poids accumulé des dettes, le ralentissement de la croissance, les dépenses massives des États pour lutter contre la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt laissent peu d’espoir quant à une véritable baisse du ration dette/PIB. De surcroît, le choix de certains États d’émettre des obligations dont la valeur est indexée sur l’inflation protège les investisseurs de pertes financières… mais engendre un coût massif pour les finances publiques.

Il semble dès lors utopique de croire que les pays de la zone euro dont le ratio dette/PIB est supérieur à 100% puissent parvenir à réduire leur dette publique pour atteindre le seuil de 60% d’ici 4 ou 7 ans, tout en exécutant les « investissements nécessaires. » Alors que trois d’entre eux (la France, l’Italie et l’Espagne) figurent parmi les cinq plus grandes puissances du continent, le risque d’un nouvel accroissement des divergences entre pays de la zone euro, l’affaiblissement de cette dernière, et plus largement celle du projet européen, semble de plus en plus probable.

Sans harmonisation budgétaire et fiscale, avec des divergences de structures productives et un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, la zone euro est donc vouée à une régression permanente. Or, ce scénario est systématiquement rejeté par les pays frugaux, qui refusent de « payer pour les autres », et les paradis fiscaux européens (Irlande, Malte, Chypre, Pays-Bas), qui auraient trop à perdre d’une convergence des niveaux d’imposition.

Si la proposition de la Commission européenne fera l’objet d’un débat législatif début 2023, avant d’être validée par les ministres des Finances et le Parlement européen (dans l’objectif d’arriver à un consensus pour 2024, sans quoi le cadre budgétaire restera inchangé), la trajectoire envisagée laisse donc penser que l’Europe s’apprête à répéter une faute historique.

Note :

[1] Selon la règle d’or, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0.5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB, et 1% pour les pays dont la dette publique est inférieure à 60% du PIB.