CROUS à 1€ : l’austérité macroniste contre l’universalisme

Restaurant universitaire de la Halle aux farines, campus des Grands Moulins dans le 13e

Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler les politiques sociales ouvrant la voie à un flicage et une stigmatisation des plus pauvres et minant la cohésion nationale.

À une voix près. Il y a quelques semaines, la proposition de loi portée par la députée socialiste Fatiha Kelouah-Hachi et visant à mettre le repas au CROUS à 1€ pour tous les étudiants a été refusée de justesse, les groupes LR et LREM accourant pour voter en bloc contre. Face au tollé grandissant et alors que la précarité étudiante ne faiblit pas, les députés macronistes ont justifié leur vote en invoquant la “justice”. La député LREM Anne Brugnera a ainsi déclaré dans l’Hémicycle que « donner le repas pour tous à 1€, c’est vraiment très injuste pour les étudiants précaires ». Une logique assez difficile à saisir pour le commun des mortels. Heureusement, d’autres députés de son groupe nous donnent davantage d’explications. L’injustice résiderait dans le fait que les étudiants les plus riches en bénéficieraient aussi alors qu’ils n’en auraient – selon les députés – pas besoin.

Cibler les aides sociales, une logique néolibérale

Plutôt que de proposer le repas Crous à 1€ pour tous les étudiants, les députés de la majorité préfèrent le réserver aux étudiants boursiers. Cibler les aides et dispositifs – ici sur les boursiers – est une logique qui se répand dans les politiques sociales. Elle témoigne d’une volonté de réduire les dépenses publiques. En effet, plus le nombre de bénéficiaires des repas à 1€ est réduit, moins l’État aura besoin de compenser les coûts du repas.

Cette ambition de réduire les dépenses publiques s’explique par la volonté du gouvernement d’une baisse des impôts, en particulier ceux sur le capital. Une logique austéritaire assez classique des politiques économiques de droite mais qui entre donc en contradiction avec le principe d’universalité. De son côté, une partie de la gauche s’est également retrouvée à soutenir des propositions non-universelles parfois par misérabilisme bien-attentionné mais maladroit, le plus souvent par soumission à la doxa néolibérale. En proposant des mesures sociales ciblées donc à priori moins “coûteuses”, la gauche serait en recherche de crédibilité économique. Pourtant, des mesures “coûteuses”, lorsqu’elles servent à financer des services publics et des politiques sociales et lorsque l’effort fiscal est justement réparti, contribuent à la redistribution des richesses.

Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici les non-boursiers. À l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Dans le domaine de l’action sociale, la logique à la mode de chèques ciblés sur certains publics témoigne bien de cette conception néolibérale des politiques publiques. Comme l’explique le chercheur Arnaud Lacheret, “les chèques sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles”. Historiquement, la logique de ciblage est un principe de base des politiques sociales libérales telles que celles en vigueur aux Etats-Unis où les Républicains parlent “d’erreur universaliste” pour désigner les programmes d’assurance maladie universelle. 

A contrario, une logique universaliste aurait voulu que tous les étudiants – sans distinction aucune – bénéficient des repas à un 1€ et pas seulement les boursiers. Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici en l’occurrence les non-boursiers. A l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Un rapport de l’Assemblée nationale rappelle en la matière que “Le réseau des CROUS dispose d’une bonne implantation sur les campus et dans certains centres-villes mais nombre d’étudiants en sont isolés. Le maillage territorial de l’offre ne couvre en effet pas les antennes universitaires délocalisées, les petites écoles, les formations en instituts universitaires de technologie (IUT) (…) Les zones rurales et les villes de taille moyenne offrent moins de possibilités de restauration, surtout lorsque les lieux d’étude se situent en dehors du centre-ville.” Ainsi, pour être pleinement effective, une politique à l’ambition universelle comme celle des repas à 1€ pour tous les étudiants aurait dû être accompagnée d’un renforcement du service public de restauration universitaire, service public dont la qualité est très inégale selon le territoire et parfois en voie de privatisation comme le documente Streetpress.

Cibler les aides sociales, une logique inefficace de flicage

Cibler les aides sociales suppose de définir un public cible et de le contrôler afin de s’assurer que personne ne triche, que ceux qui en “bénéficient” sont bien “ceux” à qui on a décidé qu’ils en avaient le “droit”. Pour nombre de prestations sociales ciblées, il faut prouver – avec une multitude de documents à l’appuie et en dévoilant des pans de sa vie à autrui – être “assez pauvre” pour en bénéficier. Pour les macronistes, les repas Crous à 1€ doivent être cantonnés aux seuls boursiers et aux “étudiants les plus précaires”, précarité que ces derniers doivent justifier. Ce système de ciblage porte donc en lui une certaine violence et contribue à créer des effets de stigmatisation générant notamment des phénomènes plus ou moins massifs de non-recours. La DREES estime ainsi que pour de nombreuses prestations sociales, le taux de non-recours dépasse les 30% avec par exemple 34% de non recours au RSA en 2018 et même 50% pour le minimum veillesse pour les personnes vivant seules.

Surtout, attention à celles et ceux qui dépasseraient tel ou tel seuil ou qui ne rempliraient pas ou plus tel ou tel critère ! Une petite augmentation temporaire de revenus ? C’est la prestation sociale qui saute. Cibler des aides suppose de définir des critères objectifs mais forcément incomplets car ne pouvant refléter les milles et une réalité du quotidien. Autrement dit, cibler les aides, c’est risquer de rater sa cible.

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration avec l’embauche de personnels chargés d’instruire les dossiers de chacun, de vérifier que les personnes demandant les aides répondent bien aux règles fixées de pauvreté. 

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration.

En matière des repas Crous à 1€, vouloir les cibler sur les seuls étudiants boursiers relève de nombreux défauts. D’une part, le système de bourse génère des effets de seuils qui excluent pour quelques euros de nombreuses familles. D’autre part, bien qu’actuellement en discussion, le barème des bourses n’a pas été revu depuis 2013 alors même que de nombreux postes de dépenses ont augmenté, en particulier l’alimentation et le coût du logement dans les villes étudiantes. Surtout, alors que le statut d’étudiant boursier est défini en fonction du statut des parents, les situations familiales ou personnelles de chacun peuvent faire que l’étudiant ne soit plus en lien avec ses parents. Dès lors, la référence fiscale de ces derniers importe peu dans le quotidien matériel de l’étudiant. 

Dernière preuve de l’insuffisance à réserver les repas à 1€ pour les seuls boursiers : selon l’association Cop’1-Solidarité, la majorité des étudiants qui fréquentent leurs distributions d’aide alimentaire sont non-boursiers. Une limite du ciblage dont la Macronie avait bien conscience puisque en janvier 2021, lors de la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait pris la décision d’ouvrir les repas à 1€ à tous les étudiants et pas seulement aux boursiers… Une mesure arrêtée à la rentrée suivante.

Des droits universels contre la sécession et la stigmatisation

Voilà qu’aujourd’hui les députés “Robin des bois” de la NUPES appellent à voter pour que les enfants de millionnaires puissent bénéficier des repas à 1€” s’offusque sur Twitter la député LREM Prisca Thévenot. Bien qu’on ait du mal à imaginer que beaucoup d’enfants de millionnaires fréquentent les resto’U, si tel est le cas, ce serait une bonne chose. Même si les enfants d’ouvriers sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur, cela offrirait aux fils et filles de millionnaires l’occasion de partager des moments avec des enfants d’infirmières et d’instituteurs. Se mélanger, partager des expériences communes, bénéficier de même droits : autour d’un repas au CROUS, loin de la sécession, la jeunesse ferait nation. C’est précisément là que réside toute la puissance des mesures universelles.

Avec des mesures ciblées, on crée des aides qui ne bénéficient qu’à une portion limitée de la population. Cette dernière doit prouver sa misère tandis que les autres, ceux qui sont juste au-dessus des seuils ne touchent rien, voire paient – dans une logique de solidarité nationale – pour les autres. Se faisant, émerge une certaine méfiance entre des citoyens qui “bénéficieraient de tout” et les autres, guère plus riches et ayant le sentiment de se faire léser. Le directeur de recherche au CNRS, Philippe Warin, explique que la transformation des modèles sociaux par le ciblage peut contribuer à défaire la société en produisant des frontières sociales, mentales et politiques.

Contre cela, le député picard François Ruffin appelle dans son livre Je vous écris du front de la Somme à des droits universels : “La gauche doit renouer avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans condition, sans obligation de misère, sans formulaire à délivrer. Des droits qui vaillent aussi bien, à égalité, pour Katia, mère célibataire au chômage de Vignacourt, que pour Hélène, fille d’agriculteur. Et même pour Bernard Arnault !”

Dès lors, dès que les politiques ne sont plus ciblées mais universelles, elles deviennent non plus des aides mais des droits. Aussitôt, on sort d’une logique d’assistance pour être dans une logique de conquête de droits-créances. Par exemple, l’objectif de l’école gratuite n’est pas simplement de permettre aux enfants les plus pauvres d’aller à l’école mais bien de créer un droit à l’éducation. Et, personne ne s’offusque que les enfants de millionnaires bénéficient également de l’école gratuite (bien que beaucoup l’esquivent pour rejoindre le privé). La logique est la même avec la Sécurité sociale qui a permis de créer un droit à se faire soigner. Ici aussi, personne n’est dérangé à l’idée que même les milliardaires aient une carte vitale qu’ils peuvent présenter devant leur médecin. 

François Ruffin résume très bien dans l’ouvrage mentionné précédemment cette logique : “ Quelles sont nos grandes conquêtes, nos magnifiques constructions ? C’est l’école gratuite pour toutes et tous, des plus modestes aux plus aisés. C’est la Sécurité sociale, toutes et tous donnant selon leurs moyens, toutes et tous se soignant selon leurs besoins. C’est la retraite qui a couvert toutes et tous les salariés, qui a divisé par quatre, en une génération, le taux de pauvreté chez les personnes âgées. Pour toutes et tous. Alors que, aujourd’hui, les ‘’progrès”, des rustines en réalité ne valent que pour des fragments de la société, pour les plus en difficultés : le Chèque énergie, le Zéro reste à charge, le Pass’sport, l’Allocation de rentrée scolaire … avec une jungle de critères sociaux à remplir et de justificatifs à fournir, de cases à cocher, de seuils à ne pas dépasser. Pour “inclure”, bizarrement, on exclut. On tire. On trace une ligne.”

Créer et renforcer des droits qui bénéficient à tous permet de créer du commun, contribuant à faire nation. Tout le monde se sent investi, se sent bénéficiaire et dès lors consent à contribuer. Et sur ce point, la logique originelle de la Sécurité sociale, du tous contributeurs selon ses moyens, tous bénéficiaires selon ses besoins semble la plus juste.

Pour revenir à notre exemple initial, en matière d’accès à l’alimentation, deux propositions incarnent cette différence de conception entre aide ciblée et droit universel. Le chèque alimentaire – pour le moment promesse sans lendemain d’Emmanuel Macron – serait ciblé sur les tranches les plus pauvres de la population, avec tous les travers mentionnés précédemment. En somme, une pauvre politique pour les pauvres. A l’inverse, la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation est pensée comme universelle. S’adressant à toutes et tous, la sécurité sociale de l’alimentation vise la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.

Notes :

1. Lacheret, Arnaud. « Le chèque (voucher), instrument néolibéral et/ou innovation institutionnelle ? », Entreprendre & Innover, vol. 32, no. 1, 2017, pp. 36-50. 

2. Philippe Warin, “Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières”, SociologieS [Online], Files, Online since 27 December 2010  

3. Warin, Philippe. « Chapitre 3. Ciblage des publics et stigmatisation », , Le non-recours aux politiques sociales. sous la direction de Warin Philippe. Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 61-82. 

4. Philippe Warin, 2010

« Sans amortisseurs sociaux, la crise sanitaire aurait été encore plus violente » – Entretien avec Éric Chenut

Eric Chenut MGEN
Eric Chenut, vice-président délégué de la MGEN et auteur de L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels.

Vice-président délégué du groupe MGEN et militant mutualiste, Éric Chenut est l’auteur de L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels (Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2020). Dans cet entretien, il revient pour nous sur les origines et sur les fondements philosophiques du mouvement mutualiste, mais aussi sur sa conception de l’émancipation, notion au cœur de son engagement. Il y défend le rôle de l’État dans la garantie à chacun des moyens de l’émancipation. Il analyse également l’importance du numérique dans nos sociétés et dessine les contours d’une démocratie sanitaire pour renouer la confiance entre la population et les autorités, dans le contexte de la crise que nous traversons. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Vous vous présentez avant toute chose comme un « militant mutualiste », et exercez des responsabilités de premier plan dans la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN). Pourriez-vous revenir à la fois sur les origines et sur les fondements philosophiques du mouvement mutualiste ?

Éric Chenut – Être militant mutualiste, c’est avant tout s’inscrire dans une philosophie particulière de l’action, à la fois individuelle et collective. Une philosophie qui implique un savoir-être et un vouloir-être-ensemble pour soi et pour les autres. Une mutuelle, par définition, est un bien collectif, animé et porté par des femmes et des hommes engagés, qui partagent des convictions communes. Des convictions qui s’incarnent au quotidien dans la manière d’activer des solidarités intergénérationnelles, interprofessionnelles, interrégionales, entre actifs et retraités, entre malades et bien portants, dans le service apporté à ses adhérents ainsi que dans la gouvernance démocratique qui est la signature du mutualisme.

Nous agissons par et pour les adhérents, les bénéficiaires finaux de notre action. Le mutualisme est une manière originale, résolument moderne d’entreprendre, une forme d’économie circulaire à échelle humaine. Elle cherche à rationaliser notre action pour en maximiser l’utilité sociale, où la mesure d’impact est démocratiquement contrôlée par les représentants des adhérents. Le mutualisme induit une efficacité vertueuse s’il n’est pas dévoyé par l’hyper-concurrence qui pourrait le conduire à se banaliser pour répondre aux canons du marketing, des appels d’offres remettant en cause le fondement même de son essence solidariste et émancipatrice.

Avec l’avènement du siècle des Lumières, ces groupements, ces mouvements inspirés du principe de solidarité se détachent de la charité pour donner forme aux Sociétés de secours mutuels qui se développent concomitamment à la Révolution industrielle.

Très concrètement, le mutualisme est un modèle économique et solidaire fondé sur la Mutualité, c’est-à-dire une action de prévoyance collective par laquelle des personnes se regroupent pour s’assurer mutuellement contre des risques sociaux que sont la maladie, les accidents du travail, le chômage ou encore le décès. Nous pouvons adapter les réponses du mutualisme afin qu’il puisse se préoccuper des nouveaux fléaux sociaux, induits par des risques émergents comme l’environnement, les vies plus séquentielles ou de nouvelles crises pandémiques.

Pour ce qui est des origines philosophiques du mutualisme, plusieurs courants de pensée ont participé à sa conceptualisation, comme le mutualisme inspiré par Proudhon ou le solidarisme promu par Léon Bourgeois. Bien sûr, si on retrouve des traces d’actions de secours mutuel dans l’Antiquité, l’histoire du mutualisme en France remonte plus sûrement au Moyen-Âge avec les guildes, les confréries, les jurandes, les corporations et le compagnonnage. Avec l’avènement du siècle des Lumières, ces groupements, ces mouvements inspirés du principe de solidarité se détachent de la charité pour donner forme aux Sociétés de secours mutuel qui se développent concomitamment à la Révolution industrielle. Libérées de leur sujétion au pouvoir politique, après le Second Empire, et se développant d’abord en marge voire en opposition aux syndicats ainsi qu’aux assurances, les mutuelles proprement dites s’organisent dans un cadre juridique plusieurs fois remanié, concrétisé en France par le Code de la mutualité.

Le mouvement mutualiste continue donc d’investir et d’innover, contribuant ainsi à l’aménagement du territoire en santé en apportant des réponses de proximité.

En France, le mutualisme s’inscrit aujourd’hui dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire qui promeut ce mode d’entreprendre à but non lucratif, ce qui ne signifie pas sans excédents. Ceux-ci sont réinvestis pour apporter aux adhérents des services nouveaux, à travers des réalisations sanitaires et sociales, des œuvres mutualistes, des services de soins et d’accompagnements mutualistes, aussi divers que des EHPAD, des cliniques de médecine, de chirurgie, d’obstétrique, des établissements de soins de suite et de réadaptation, des établissements de santé mentale, des centres de santé, des établissements médico-sociaux, des services à domicile, des centres d’optiques, dentaires ou d’audiologie, des crèches ou encore des services funéraires. Le mouvement mutualiste continue donc d’investir et d’innover, contribuant ainsi à l’aménagement du territoire en santé en apportant des réponses de proximité.

La mutualité n’est donc pas soluble dans l’assurance tant sa dimension sociale, sociétale et d’accompagnement est forte, elle concourt à la dimension sociale de la République aux côtés de la Sécurité sociale.

LVSL  Justement, à la Libération, la mise en place du régime général de la Sécurité sociale, par le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat, et le directeur de la Sécurité sociale Pierre Laroque, a suscité l’inquiétude, voire la méfiance de la Mutualité, qui craignait de perdre le poids qu’elle avait acquis dans le mouvement social depuis plus d’un siècle. L’ordonnance portant statut de la Mutualité reconnaît toutefois que « les sociétés mutualistes sont des groupements qui, au moyen des cotisations de leurs membres, se proposent de mener, dans l’intérêt de ceux-ci ou de leur famille, une action de prévoyance, de solidarité ou d’entraide ». Comment ont évolué, depuis, les rapports entre la Mutualité et la puissance publique ?

E. C. – L’intervention de l’État dans le domaine social a été beaucoup plus tardive en France que dans la majorité des pays européens, ce qui explique le poids qu’y ont pris les mutuelles. La Sécurité sociale n’a pas été créée ex nihilo en 1945 sur une décision du Gouvernement provisoire de la République française, elle est le résultat d’un processus historique. Elle repose sur deux lois antérieures. La première, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, fut votée en 1910 et concerna à l’époque 2,5 millions de personnes. La seconde fut votée en 1930 et a établi les Assurances sociales, inspirées en partie du système dit bismarckien mis en place en Allemagne de 1883 à 1889.

La Sécurité sociale innove sur trois points : d’abord, elle porte une ambition universelle et prétend couvrir tous les Français. Ensuite, elle prend en charge l’ensemble des risques sociaux. Enfin, les caisses de Sécurité sociale sont gérées par les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs représentants syndicaux élus.

La France est le dernier grand pays d’Europe à s’être inspiré de ce système et à mettre en place les Assurances sociales, en raison principalement d’une farouche opposition d’une partie du patronat et à la réticence des médecins libéraux qui avaient promu leur charte de la médecine libérale à la fin des années 1920. Les Assurances sociales ont été investies par les mutualistes : aussi notre pays compte 15 millions de mutualistes à la Libération. Le rapport de force est alors favorable à la gauche et aux syndicats.

La Sécurité sociale innove sur trois points. D’abord, à la différence des lois de 1910 et 1930, elle porte une ambition universelle et prétend couvrir tous les Français. Ensuite, elle prend en charge l’ensemble des risques sociaux, jusqu’alors gérés par des acteurs différents ; seule exception, le chômage qu’on croit avoir vaincu. Enfin, les caisses de Sécurité sociale sont gérées par les travailleurs eux-mêmes à travers leurs représentants syndicaux élus.

Il s’agit donc d’un moment difficile pour la Mutualité, qui voit son périmètre d’activité et de légitimité se réduire à mesure que la Sécurité sociale se généralise. Son modèle, parce qu’il a gagné, induit de fait son retrait. À partir de ce moment, elle doit donc se réinventer, et aller sur de nouveaux risques, que la Sécu ne couvre pas, et se développer sur des protections par des prestations en espèces, certes, mais surtout en nature et en services. S’ouvre alors une ère d’innovation et d’investissement pour apporter des réponses territoriales et accompagner la reconstruction du pays, l’accès aux soins et des actions de salubrité publique.

La Sécurité sociale couvrant les salariés, les syndicats et les mutualistes portent son élargissement aux fonctionnaires. En 1947, la loi Morice établit un accord entre l’État et la Mutualité : cette dernière, reconnaissant la Sécurité sociale, gagne le droit de gérer celle des fonctionnaires, notamment pour la MGEN, celle des enseignants.

La Mutualité a su se développer, et convaincre de son utilité sociale, alors que la Sécurité sociale se généralisait, preuve qu’il n’y a pas à les opposer.

Au sein du mouvement mutualiste une ligne de divergence exista pendant plusieurs dizaines d’années entre les défenseurs d’une alliance objective avec l’assurance maladie, et ceux estimant que la Mutualité avait été spoliée. Depuis, ces querelles ont totalement disparu, les mutualistes défendant la Sécu comme premier levier de mutualisation, le plus large possible, socle indispensable au creuset républicain.

La Mutualité a su se développer, et convaincre de son utilité sociale, alors que la Sécurité sociale se généralisait, preuve qu’il n’y a pas à les opposer. Alors qu’elle couvrait 15 millions de personnes à l’après-guerre, elle en protège aujourd’hui 38 millions et gère 2 800 services de soins et d’accompagnement mutualistes sur tout le territoire, faisant d’elle le premier réseau non lucratif de soins du pays.

À partir des années 1970, les assureurs privés, avec des objectifs lucratifs, commencent à investir le domaine de la santé, au détriment des mutualistes. Ils sont confortés par le cadre européen, qui privilégie leurs statuts, celui des mutuelles n’existant pas dans la plupart des autres pays.

La Mutualité n’a pas toujours entretenu une relation apaisée et fluide avec les syndicats. La Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), créée en 1902 au Musée social à Paris, attendit 1971 pour engager des relations régulières avec la CFDT, la CGT et FO, sous l’impulsion des mutuelles de fonctionnaires où les relations étaient bien plus nourries et structurées.

Le mouvement mutualiste est soumis aujourd’hui à une concurrence de plus en plus sévère, induit par la doxa libérale européenne et les ordonnances de concurrence libre et non faussée qui induisent la déconstruction méthodique des cadres solidaires émancipateurs mutualistes. Les contrats groupes d’entreprises, sous couvert d’une meilleure couverture des salariés, ont déconstruit les solidarités entre actifs et retraités. Les besoins de portabilité des droits renforcent les stratégies de segmentation des marchés et d’individualisation des risques. L’hyper-concurrence engendre des coûts d’acquisition renforcés sans création de valeur sociale pour l’adhérent, les dernières modifications législatives imposant la résiliation infra-annuelle pour les complémentaires santé ayant pour principal impact une augmentation des coûts de gestion.

Nous devons jouer notre rôle de leader et rester ce que nous sommes : des militants de la protection sociale solidaire, des entrepreneurs du mieux vivre.

Alors que la question devrait être au contraire d’imposer un haut niveau de redistribution, de créer de la valeur pour les bénéficiaires finaux, les conditions de marché et un impensé politique conduisent à réglementer à outrance les contrats plutôt qu’à interroger le sens de l’action des acteurs et des opérateurs.

La Mutualité a donc intérêt aujourd’hui encore plus qu’après-guerre à se réinterroger sur son devenir, compte tenu des impacts induits par ce contexte concurrentiel, l’accélération des regroupements, aujourd’hui moins de 400 mutuelles, et la constitution de groupes mutualistes couvrant des millions de personnes. Le groupe VYV cofondé par la MGEN en 2017 protège ainsi plus de 10 millions de personnes. Comment allier taille et proximité ? Comment innover et investir pour inventer les métiers de demain de la protection sociale sans perdre de vue la préoccupation de la vie quotidienne des femmes et des hommes que l’on protège ?

Voilà une des nombreuses équations auxquelles les mutualistes ont à apporter la meilleure réponse possible. Ils doivent se réinventer pour ne pas se banaliser et préserver leurs capacités à entreprendre, à jouer l’émulation avec les autres acteurs de la protection sociale sans avoir peur d’être copiés. Nous devons jouer notre rôle de leader et rester ce que nous sommes : des militants de la protection sociale solidaire, des entrepreneurs du mieux-vivre.

Il appartient aux mutualistes de créer les conditions du rapport de force pour être entendus des pouvoirs publics et de l’État pour ce qu’il est, un employeur responsable, un investisseur de long terme dans les territoires, et un acteur contribuant au développement de l’action publique, confortant par le non lucratif les services publics de proximité.

Les mutualistes, par leur action, par le développement de leurs réponses, participent de la politique des territoires et du pays, même si ils ne sont pas toujours payés en retour. Il leur faut nouer des alliances objectives afin de pouvoir davantage peser dans le débat public à la hauteur de leur contribution sociale effective.

LVSL  L’idée d’émancipation est au cœur de votre ouvrage, comme en témoigne son titre. Quelle conception vous faites-vous de ce terme, de sa valeur philosophique et de son utilisation possible dans le domaine politique ?

E. C.  Je me suis aperçu en préparant ce livre que l’émancipation était au cœur de tous mes engagements depuis plus de 25 ans. Et cela m’a interrogé, car je n’en avais pas forcément eu conscience au moment de mes choix d’engagement successifs ou concomitants.

J’ai toujours voulu être libre, que l’on ne me réduise pas à l’image que l’on se faisait de moi. Je voulais être jugé pour ce que je faisais, et non pour ce qu’en apparence j’étais, ou ce à quoi on voulait me restreindre. Comme tout le monde, j’ai de multiples identités, elles ne peuvent suffire à me définir seules. À la différence de Kant, je crois que l’on se définit plus par ce que l’on fait que par ce que l’on pense.

Je n’oppose pas l’émancipation individuelle et collective car l’une comme l’autre se nourrissent, se renforcent. C’est parce qu’en tant qu’individu, je me sens libre, éduqué, en capacité de faire des choix, que j’ose les faire.

Je me réfère régulièrement à Montaigne, qui pose le principe d’individuation. Je suis par moi-même, et je crois que chacun l’est, femme ou homme libre. Je fais partie d’un groupe, un village, des amis, une famille, une profession, mais je suis moi-même. Je ne suis pas seulement une partie du groupe. Je concours au groupe, j’interagis avec les autres. Montaigne ne fait pas l’éloge de l’individualisme comme certains ont voulu le caricaturer, il porte le germe de l’émancipation, en ce sens qu’il pousse l’individu à se réaliser par lui-même, pour lui-même avec les autres, dans son écosystème, humain, naturel, animal. Je crois à cette nécessité de rechercher une harmonie, au fait que l’on ne se construit pas contre les autres, mais avec eux et par eux.

Je n’oppose pas l’émancipation individuelle et collective car l’une comme l’autre se nourrissent, se renforcent. C’est parce qu’en tant qu’individu, je me sens libre, éduqué, en capacité de faire des choix, que j’ose les faire. C’est parce que le groupe, la société, la nation investissent et croient en moi, me protègent de l’aléa, me donnent les outils pour que je sois un citoyen libre et éclairé, que je pourrais la défendre si une menace apparaissait.

La République a donc tout intérêt à investir massivement pour que ses filles et ses fils puissent être libres, émancipés de toute pression politique, religieuse, consumériste, et agissent en femmes et hommes libres, éclairés, car c’est ainsi qu’elle sera confortée. Elle sera questionnée, elle devra être elle-même irréprochable, car plus les gens sont formés et informés, plus leur niveau d’exigence progresse. C’est donc un cheminement exigeant, une recherche d’amélioration permanente, où le sens est d’être plus que d’avoir, où le progrès se mesure dans la concorde et aux externalités positives et non à l’accumulation, où l’essentiel est la PIBE, la participation intérieure au bien-être, et non le PIB, gage de gabegies et d’aberrations environnementales.

Pour que cette émancipation individuelle et collective prenne force et vigueur, cela suppose que différentes conditions soient remplies, que la République porte une ambition aspirationnelle, que l’État garantisse à chacun les moyens de cette émancipation par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité et la citoyenneté.

L’émancipation, c’est donc ce qui me permet d’être moi-même, un être civilisé, connecté avec mon environnement, pouvant agir et interagir avec lui, comprenant les enjeux, et pouvant décider en toute connaissance de cause. Pour que cette émancipation individuelle et collective prenne force et vigueur, cela suppose que différentes conditions soient remplies, que la République porte une ambition aspirationnelle, que l’État garantisse à chacun les moyens de cette émancipation par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité et la citoyenneté.

LVSL  Votre livre s’ouvre sur le constat que « la société française apparaît de plus en plus fracturée, loin du mythe révolutionnaire de la nation une et indivisible la structurant », ce qui constitue un défi considérable pour le vivre-ensemble. La croissance des inégalités sociales et territoriales a dans le même temps altéré en profondeur l’égalité des chances, réduisant ainsi ce que vous appelez « la capacité des individus à s’émanciper ». Si ce constat est souvent fait dans les champs politique et médiatique, quelles en sont la portée et la spécificité selon une perspective mutualiste ?

E. C. – Depuis les années 1980, l’évolution des inégalités est en hausse partout dans le monde, de telle sorte que même si en Europe celles-ci sont moins fortes qu’ailleurs dans le monde, notamment en raison de nos systèmes sociaux, les inégalités n’y régressent plus pour autant. Les politiques publiques permettent moins qu’avant à un enfant de réussir par son seul mérite à se hisser dans une autre classe sociale que celle de sa naissance. Cela ne peut que générer du ressentiment social, qui se traduit vite en exutoire violent, faute de débouché politique si ces frustrations ne trouvent pas de possibilité de traduction constructive.

Aujourd’hui, celles et ceux qui contribuent le plus aux solidarités proportionnelles par l’impôt et les cotisations sociales sont les classes moyennes qui, paradoxalement, voient leurs efforts moins récompensés qu’avant. En effet, l’action publique investit moins pour l’avenir à travers des infrastructures ou l’éducation permettant à leurs enfants de pouvoir avoir une vie meilleure que la leur. Depuis l’après-guerre, ma génération est la première à ne pas avoir vu sa condition s’améliorer par rapport à celle de ses parents.

Par ailleurs, celles et ceux qui bénéficient de l’action sociale se voient dans l’obligation de justifier toujours davantage les aides auxquelles ils ont droit, et ces dispositifs d’accompagnement, plutôt que de les aider à évoluer, à s’élever, leurs permettent juste de survivre.

Par conséquent, les contributeurs nets comme les bénéficiaires nets ne peuvent nourrir dans cette situation qu’une vision négative de l’action publique, des dispositifs d’aide sociale, sans que l’État ne les réinterroge en profondeur pour les refonder. Une situation qui nourrit un sentiment de gâchis, et qui alimente une perte de sens collectif, tout en nuisant à la conscience que les solidarités sont nécessaires et participent à la richesse de tous. De plus, elle est largement instrumentalisée par les tenants du tout libéral.

La crise sanitaire actuelle, qui aggrave dangereusement cette crise économique et sociale, en témoigne : sans amortisseurs sociaux, elle aurait été encore plus violente. Mais si on ne rétablit pas la pertinence des solidarités, nous aurons du mal à convaincre de l’utilité de l’impôt et des cotisations sociales.

Si le rapport à la société et aux autres n’est pas apaisé, nous, en mutualité, ne pouvons promouvoir efficacement nos constructions solidaires, nos mécanismes redistributifs. Si chacun calcule son risque a posteriori, et veut en avoir pour son argent, le mécanisme même d’assurance n’est plus possible. C’est pourquoi il faut en revenir au sens, rendre compte de l’utilisation des ressources qui nous sont confiées pour montrer le bon usage qui en est fait, et rappeler pourquoi nous avons intérêt à être solidaires les uns avec les autres en termes de prévention des risques et d’apaisement social.

La meilleure des garanties de la Mutualité est son essence démocratique. Il nous faut donc renforcer la place des adhérents dans les mutuelles et la gouvernance mutualiste.

Cette crise sanitaire a rappelé à chacun que nous étions mortels, fragiles, et que sans les autre nous n’étions rien. Même la coopération internationale et européenne, quand elle a failli au début de la pandémie, a montré à quel point nous étions vulnérables. Il faut espérer que nous ayons des femmes et des hommes politiques qui portent cette aspiration au dépassement, au sursaut républicain, pour que nous ayons à cœur l’attention de l’autre, pour éviter les tensions de demain que tout repli nationaliste induirait inexorablement.

La Mutualité est traversée par les mêmes interrogations que la société. Elle doit donc elle aussi démontrer la force de son modèle, l’efficacité de ses mécanismes de redistribution solidaire, la résilience de son économie. La meilleure des garanties de la Mutualité est son essence démocratique. Il nous faut donc renforcer la place des adhérents dans les mutuelles et la gouvernance mutualiste en utilisant notamment les nouveaux moyens de communication afin de les associer aux réflexions et de rendre compte des décisions qui sont prises.

LVSL  Vous présentez cet ouvrage comme le résultat d’un « travail d’archéologie sur [vous]-même », dévoilant votre enfance, notamment marquée par un sentiment d’injustice suscité par votre handicap, et par une scolarité dans une ville, Nancy, où l’école jouait encore « le rôle de creuset républicain », avant d’évoquer vos engagements successifs dans le milieu mutualiste et plus largement associatif, et de résumer les valeurs qui vous animent selon le triptyque suivant « humanisme, émancipation, laïcité ». Pourriez-vous revenir sur les principales étapes de votre parcours, et sur les motivations qui vous ont mené à écrire cet ouvrage ?

E. C.  J’ai débuté mon parcours en mutualité en 1993, après avoir milité dans le syndicalisme étudiant à l’UNEF ID. J’ai trouvé dans cette forme d’engagement une dimension très concrète que je ne retrouvais pas ailleurs et qui me correspondait bien. Comme je l’ai dit, je crois que l’on se réalise aussi en faisant, en étant dans l’action.

Puis, les rencontres m’ont amené à m’intéresser à d’autres questions que la prévention, l’accompagnement social. J’ai eu envie et besoin de comprendre, d’approfondir les questions sous-jacentes qui amenaient à cette situation. J’ai voulu agir en amont, et donc j’ai élargi mon champ des possibles en essayant de remonter le fil et de voir où et comment il était possible d’agir pour que chacun puisse devenir réellement l’artisan de sa propre vie, sans que personne ne soit contraint par un problème de santé, de handicap, une origine ethnique ou religieuse, une contrainte économique et sociale.

La politique fut donc une source de réflexion et d’engagement naturelle pour moi, au Parti socialiste, où j’ai réfléchi et travaillé sans vouloir prendre de responsabilités au sein de l’appareil du parti. J’ai été élu municipal et communautaire d’opposition de 2008 à 2014, mandat au cours duquel j’ai beaucoup appris, en découvrant l’action publique depuis l’intérieur. Ce fut une expérience que j’aurais probablement poursuivie si mon engagement professionnel ne m’avait pas conduit à quitter Nancy pour m’installer à Paris.

La MGEN m’a permis de m’intéresser et de me former à différents champs d’activités dans l’assurance, la prévention, la recherche en santé publique, la gestion d’établissements de santé, le numérique en santé, me donnant une vision prospective qui a nourri ma capacité à faire des propositions, et là où je suis, à la MGEN, au Groupe VYV ou à la FNMF, d’être force de propositions pour que nous nous réinterrogions quant à notre devenir, notre contribution perceptible par celles et ceux pour qui nous sommes là, les adhérents.

Nos organisations, parce qu’elles sont inscrites dans le camp du progrès, se doivent d’éclairer l’avenir et de porter une parole courageuse dans le concert du mouvement social dont nous faisons partie.

LVSL  Dans son discours lors de la réception de son prix Nobel, en 1957, Albert Camus a dit : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » En accordant une place centrale aux « enjeux de notre génération », et en rappelant que ceux-ci ont énormément évolué depuis l’après-guerre, vous semblez aussi traduire des inquiétudes qui concernent l’asservissement de l’humanité, non plus tant par les idéologies que par le numérique. Dans quelle mesure cet enjeu est-il devenu celui de notre génération, et comment faire progresser efficacement une culture scientifique et un nouvel humanisme, capables d’armer les citoyens face à cette menace qui alimente nombre de récits dystopiques ?

E. C. – Je crois que notre préoccupation est davantage de savoir quelle génération nous allons laisser au monde que de savoir quel monde nous allons laisser aux générations futures. Si nous n’armons pas ces générations à pouvoir se projeter, à pouvoir comprendre leur environnement et y agir, comment pouvons-nous imaginer leur donner la capacité de faire de bons choix pour elles-mêmes et pour les générations qui viendront après ?

Le numérique bouleverse et transforme toutes les sociétés. Aucune parcelle de l’organisation de notre monde ne semble lui échapper. L’organisation des États, des économies, des démocraties, a vu les algorithmes et aujourd’hui l’intelligence artificielle suppléer ou se substituer à l’intelligence humaine, quand ils ne sont pas des moyens de la manipuler. Nos comportements quotidiens, nos choix en tant que citoyens et consommateurs, nos rencontres, notre vie amoureuse et intime sont de plus en plus accompagnés, si ce n’est commandés, par d’habiles suggestions d’algorithmes qui nous connaissent parfois mieux que nous-mêmes. 

Il faut bien avoir conscience que l’avènement de l’ère numérique annonce une civilisation nouvelle qui se dessine sous nos yeux depuis trente ans et s’impose à une vitesse exponentielle. Aucune génération dans l’histoire n’a connu de changement si radical et si profond en un temps si court.

En me posant la question des menaces qui alimentent les récits dystopiques, vous posez la question de savoir qui du numérique ou de l’homme sert l’autre et qui du numérique ou de l’homme peut asservir l’autre ? C’est l’éternelle question de la liberté de l’homme dans son environnement, et notamment dans son environnement historique. L’ère numérique n’est ni plus ni moins qu’un fait historique majeur, le dernier développement de la révolution scientifique entamée au XVe siècle en Europe mais aussi l’aboutissement de la globalisation. 

Il faut bien avoir conscience que l’avènement de l’ère numérique annonce une civilisation nouvelle qui se dessine sous nos yeux depuis trente ans et s’impose à une vitesse exponentielle. Aucune génération dans l’Histoire n’a connu de changement si radical et si profond en un temps si court. Qui aurait pu imaginer le rôle du smartphone dans le quotidien des individus il y a seulement vingt ans ? Qui aurait pu imaginer une telle transformation dans le fonctionnement des États et de l’économie dans le même temps ? Où serons-nous dans vingt ans ? Personne n’est en mesure de le dire avec certitude. 

Il faut permettre à chacun de comprendre, apprendre, anticiper pour ne pas subir les évolutions techniques, technologiques, scientifiques et médicales.

Ainsi, nous devons accompagner cette révolution en investissant sur l’éducation et la culture pour permettre à chacun d’appréhender le visible comme l’invisible, car je crois que l’on apprend autant de ce qui existe que de ce qui manque. Il faut permettre à chacun de comprendre, apprendre, anticiper pour ne pas subir les évolutions techniques, technologiques scientifiques et médicales.

Le numérique, par ce qu’il induit de progrès, est une opportunité que nous devons saisir pour mieux la faire partager au plus grand nombre. Mais au regard des transformations consubstantielles liées aux données qui en sont le ferment, il faut apprendre aux assurés sociaux, aux patients, aux personnes malades, à savoir comment les utiliser, savoir avec qui et comment les mettre à profit.

Il est singulier de voir que de nombreux individus ne s’émeuvent pas de laisser ses données de santé en accès via leur smartphone à leur opérateur ou via les applications utilisées mais se méfient du fait que l’État puisse avoir des informations le concernant via « Tous Anti-Covid ». À ce sujet, une expérience d’un blue button à la française où chacun aurait accès à ses données, pourrait décider de les partager avec les professionnels de santé ou de participer à des programmes de recherches, me semblerait une expérimentation utile à proposer. Ainsi, chacun aurait la capacité de gérer son capital santé en pleine responsabilité.

Mais pour que cela soit possible, il faut que la confiance soit au rendez-vous, et donc que des principes clairs soient établis et que l’État soit garant de leur application. Un principe de transparence, pour que celles et ceux qui sont à l’origine des algorithmes soient connus. Un principe de loyauté, afin que l’on n’utilise pas l’intelligence artificielle à l’insu des personnes. Un principe de libre consentement qui suppose que les assurés sociaux soient formés et informés. Un principe d’égalité pour que chacun puisse avoir accès aux dispositifs, ce qui suppose de régler les problèmes liés aux zones blanches. Un principe d’inviolabilité des infrastructures, ce qui nécessite que l’État garantisse la sécurité et impose des normes élevées aux acteurs et opérateurs.

Et pour finir, un principe de garantie humaine afin que jamais une personne ne soit seule face à un algorithme ou un robot, et puisse toujours bénéficier d’une médiation humaine pour expliciter un diagnostic. À l’aune du respect de ces principes éthiques, la confiance pourra être possible, l’individu respecté et donc nous pourrons lui permettre d’être arbitre de ses choix.

LVSL  De même, vous rappelez que « l’enjeu de l’émancipation est vital pour la République », et que celle-ci doit se réarmer idéologiquement et créer un nouveau contrat social, pour reproduire un cadre collectif protecteur et émancipateur, en termes d’accès à l’éducation et à la culture, de protection sociale ou encore de laïcité. Quels devraient être, selon vous, les contours de ce nouveau contrat social ?

E. C. – Tout au long de ce livre, je plaide en filigrane pour l’engagement mutuel, qui pourrait être le socle d’une reviviscence de la citoyenneté et d’un nouveau contrat social.

Il ne peut y avoir de République si elle n’est constituée d’individus émancipés, de citoyens éclairés, de gens heureux.

Un engagement mutuel entre l’État et les structures de l’économie sociale et solidaire, entre l’État et les organisations syndicales, entre l’individu qui s’engage et l’État, entre les personnes qui s’engagent et la structure dans laquelle elles le font.

Oui, l’émancipation est vitale pour la République, nous le rappelions plus haut, et il ne peut y avoir de République si elle n’est constituée d’individus émancipés, de citoyens éclairés, de gens heureux. Je crois que c’est à l’État, parce qu’il est l’émanation et l’instrument de la société pour accompagner les transformations du monde et se transformer elle-même, de donner toutes les clés de compréhension aux individus via l’éducation nationale, la culture.

Très clairement, je ne crois pas que l’État doive tout faire, mais je ne suis pas non un adepte du tout libéral, où le marché réglerait le bonheur des gens. Je suis convaincu qu’une articulation entre la puissance publique et le champ du non lucratif serait utile et pertinente, offrant la capacité aux gens de s’engager et d’agir à l’échelle locale comme nationale à travers des associations, des fondations, des coopératives, des mutuelles et des syndicats, pour appréhender à leur façon la chose publique.

Je crois aussi fondamentalement que l’économie sociale et solidaire, par son mode d’organisation et sa façon d’entreprendre, offre des capacités à faire, à initier le faire-faire, pour que la puissance publique ne porte pas tout. Les organisations doivent permettre à leurs membres de s’investir, ainsi nous démultiplierons les espaces de coopération, de co-construction des décisions et aspirations collectives. Nous pourrons, dans cette optique, créer des espaces de concordes sociales, donner des espaces au plaisir d’être et de faire ensemble. Il faut générer des espaces vertueux démocratiquement où celles et ceux qui veulent agir puissent le faire. Ainsi on créera des remparts pour défendre la République contre ses adversaires, et ils sont nombreux.

Il faut réaffirmer la République, ses valeurs et ses principes. Elle ne doit pas être solvable dans le marché, sauf à perdre son ambition émancipatrice. Il faut redonner du lustre à l’universalisme, à la fraternité/sororité républicaine qui, trop souvent, est moins appréhendée que la liberté et l’égalité pour lesquelles les débats sont si fréquents, alors qu’elle est le ciment de la société.

Nous nous réunissons davantage par notre envie d’être ensemble que par seulement une langue, un drapeau et un hymne. La République doit donc nourrir, entretenir cette aspiration, si elle veut que la flamme républicaine ne s’éteigne pas.

LVSL  Votre dernière partie, intitulée « À l’heure des choix », sonne comme l’ébauche d’un programme politique pour repenser la question des « jours heureux », pour reprendre le titre de celui du CNR. Quels en sont les axes principaux ?

E. C.  L’époque nous impose de dramatiser les enjeux autour des choix que nous devons faire. Vous êtes vous-même historien, activement engagé dans la cité, vous savez que l’Histoire peut être sévère et que chaque génération est jugée sur les choix qu’elle fait, sur l’héritage qu’elle laisse.

Mais si le lot de notre génération peut paraître un peu lourd tant les défis sont nombreux, il n’appartient qu’à nous de nous prendre en main pour refonder le pacte social et républicain, « Liberté, égalité, fraternité », pour redonner confiance en la démocratie, pour réussir la reconstruction écologique.

Je crois que l’universalisme, qui est peut-être le plus important des héritages qu’on nous ait légués, doit être au cœur de la reconquête démocratique et sociale.

Nous ne partons non plus d’une page blanche, bien heureusement, nous avons à notre disposition quelques acquis et fondamentaux sur lesquels nous appuyer pour construire l’avenir. Je crois que l’universalisme, qui est peut-être le plus important des héritages qu’on nous ait légués, doit être au cœur de la reconquête démocratique et sociale. Nous devons nous réapproprier cette notion, la défendre, la partager, l’enseigner, la transmettre.

En effet, la puissance publique qui doit nous unir ne peut le faire que si elle promeut ce qui est commun à tous, des principes s’appliquant à toutes et tous, et surtout pour toutes et tous, garantissant un espace public fondé sur la neutralité où chacun puisse agir, s’épanouir.

Concomitamment, la laïcité doit être réaffirmée comme cadre organisationnel émancipateur, garantissant à chacun de vivre librement dans le respect des autres. Et nous rappeler aussi ce qu’est la laïcité. Si elle est un cadre juridique, l’esprit de la loi va bien plus loin : c’est un principe d’organisation de la société qui s’est imposé comme clef de voûte de l’édifice républicain. Réduite à une simple opinion par ses contempteurs, la laïcité est au contraire la liberté d’en avoir une.

La laïcité est l’essence de nos libertés individuelles et de l’égalité des droits, elle constitue le fondement indispensable de l’harmonie sociale et de l’unité de la nation […] qui offre à chacun un accès égal aux connaissances et aux responsabilités, aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. C’est, in fine, une doctrine de la liberté dans l’espace civique.

Concrètement, que garantit la laïcité en France ? Le droit absolu à la liberté de conscience, à la liberté d’expression et au libre choix. Elle est ainsi l’essence de nos libertés individuelles et de l’égalité des droits, elle constitue le fondement indispensable de l’harmonie sociale et de l’unité de la nation. Elle dessine le contour de notre civilité, une exigence à être au monde selon les codes d’un humanisme moderne qui offre à chacun un accès égal aux connaissances et aux responsabilités, aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. C’est, in fine, une doctrine de la liberté dans l’espace civique.

J’y reviens assez longuement dans la troisième partie du livre, les questions du progrès, du temps et du bonheur doivent être réinvesties par le politique, pour leur redonner un sens partagé. La technologie, l’allongement de la durée de l’existence, mille choses ont depuis quelques décennies considérablement modifié notre rapport à l’espace, au temps, à nous-même en tant qu’individus, et en tant que société.

Nous devons resituer notre action individuelle et collective à l’aune des enjeux donc au-delà de ce que nous sommes : une espèce humaine vivant dans un monde dont les ressources sont finies, dans lequel nous nous devons de vivre harmonieusement. La question du sens devient essentielle, vitale même. Nous devons redonner une vision commune et partagée, donc débattue, des aspirations collectives. Nous devons requestionner l’économie pour que celle-ci, qui n’est qu’un moyen de nous réaliser, soit plus humaine, soit bien davantage structurée pour financer la santé, le social, l’environnemental.

Il faut également que l’Europe soit une terre d’émancipation et de progrès partagés à l’échelle continentale, plus sociale et solidaire. Ce qu’est devenue l’Europe est à bien des aspects problématiques. L’Europe doit renouer avec l’ambition de préparer l’avenir, d’assurer la prospérité du continent, d’offrir demain aux nations qui la composent les moyens de leur destin et de leur liberté. La reconstruction de l’esprit européen, de la conscience commune d’appartenir à un ensemble cohérent de peuples ayant des intérêts convergents, ne se fera pas sans un puissant effort pour rebâtir un dessein dans lequel chacun pourra se reconnaître, pour une Europe souveraine et solidaire.

LVSL  Dans une tribune parue dans le journal l’Humanité, vous estimez également qu’« associer les citoyennes et les citoyens à l’élaboration d’une ambitieuse politique de santé publique permettrait non seulement à cette politique d’être largement comprise et acceptée, mais participerait également à l’éducation populaire aux questions de santé publique et lèveraient des appréhensions légitimes, en particulier sur la politique vaccinale. » Est-ce à une sorte de démocratie sanitaire que vous aspirez, dans le sens où la population aurait à la fois davantage de poids et de visibilité sur les questions de santé publique, qui nourrissent de plus en plus d’inquiétudes ?

E. C.  Je suis toujours surpris de voir que nous nous soyons collectivement accommodés des milliers de morts chaque année de la grippe saisonnière parce que nous connaissions cette maladie, ou de voir le coût considérable induit par des pathologies certes moins graves comme les gastro-entérites, alors que des gestes simples permettraient de les éviter, par de la prévention et de la responsabilité individuelle. Nous avons préféré miser sur le curatif plutôt que sur le préventif. Cela ne peut se corriger en pleine crise et il est illusoire de demander à une population d’adopter des gestes barrières qu’on ne lui a pas enseignés préalablement.

Si nous voulons que des citoyens se responsabilisent, il faut que par l’éducation, à l’école, mais aussi tout au long de leur vie personnelle et professionnelle, via la médecine scolaire, universitaire ou du travail, on leur permette de comprendre et donc d’agir.

Je propose que l’ensemble des médecins de santé publique travaillent avec les médecins scolaires, universitaires et du travail à travers des pôles d’éducation et de promotion de santé sur de la recherche, notamment interventionnelle. Ainsi, les assurés sociaux pourront être accompagnés et devenir acteurs eux-mêmes de leur parcours, ils pourront appréhender en quoi et comment, par leur comportement, leur engagement, ils contribueront à l’amélioration de l’état de santé de leur communauté territoriale.

C’est par cette émulation collective, cet engagement de toutes et tous que l’on peut donner du sens à la démocratie sanitaire, car les gens pourront mesurer leur contribution, leur impact.

La crise sanitaire que nous vivons est singulière, en ce qu’elle a induit un retrait de la place des patients ou de leur organisation à la différence de crises précédentes comme le sida, le sang contaminé ou le Médiator. C’est donc la première fois que la démocratie sanitaire recule à l’occasion d’une crise, alors que les précédentes l’avaient au contraire fait progresser.

Si l’on veut dépasser cette défiance, il convient de conforter la transparence en permettant aux citoyens ou leurs représentants de questionner notre organisation en santé publique.

Si on pouvait le comprendre au moment de la sidération du mois de mars dernier, où en situation de crise majeure il a fallu agir vite, rien ne le justifie depuis mai dernier. Alors que le professeur Delfraissy, président du comité scientifique, demande la mise en œuvre d’un comité citoyen à côté de l’instance d’experts pour accompagner l’appropriation citoyenne des enjeux de cette crise, les pouvoirs publics ne l’ont pas installé ni même validé.

C’est regrettable au regard de la défiance induite par les errements de la communication gouvernementale du mois de mars. Si l’on veut dépasser cette défiance, alors que nous entrons dans la phase de la vaccination de la population, il convient de conforter la transparence en permettant aux citoyens ou leurs représentants de questionner notre organisation en santé publique. La démocratie sanitaire pourrait permettre de conforter la participation au bien-être physique, psychique, social et environnemental auquel j’aspire, permettant à chacun d’être acteur et non sujet, voire objet de soins.

Pour rétablir la confiance, il faut rendre les citoyens acteurs de leur parcours et non les infantiliser, comme cela est fait depuis la crise de la Covid-19, en leur permettant de comprendre les enjeux et d’être en capacité de questionner les pouvoirs publics à l’allocation des moyens pour atteindre des objectifs clairement établis.

En santé comme en politique, la démocratie ne peut fonctionner que si elle est participative, et si celles et ceux en responsabilité acceptent de rendre des comptes en toute transparence, pour conforter la confiance.

Il est ainsi surprenant de voir qu’actuellement, faute de confiance dans les pouvoirs publics, nous n’avons d’autre alternative que d’imposer, d’interdire ou de rendre obligatoire certaines pratiques auprès des assurés sociaux au lieu de miser sur l’intelligence collective en matière de santé publique. Avant même cette crise, compte-tenu de la montée du sentiment vaccino-sceptique très développé dans notre pays, les autorités ont ainsi fait passer le nombre de vaccins obligatoires de 3 à 11. Je suis convaincu de la nécessité de la vaccination, mais de telles décisions ne risquent-elles pas pour autant d’être contre-productives ?

Pour gagner en efficacité et en pertinence, la santé publique doit se penser à long terme, il faut miser et investir dans le temps long, et surtout y associer les femmes et les hommes qui sont concernés, tant les professionnels de santé que les patients ou assurés sociaux. En santé comme en politique, la démocratie ne peut fonctionner que si elle est participative, et si celles et ceux en responsabilité acceptent de rendre des comptes en toute transparence, pour conforter la confiance.

Éric Chenut, L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels, Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2020.

Frantz Fanon : face au racisme, l’universalisme radical

© Louis HB

Peau noire, masques blancs, est sans doute la première œuvre majeure de l’écrivain et militant anti-colonialiste Frantz Fanon. Dans ce livre, il analyse longuement le legs colonial de l’histoire de France dans l’inconscient collectif, aux Antilles comme dans l’Hexagone. Malgré le tournant juridique de 1946, inaugurant une marche vers l’isonomie républicaine, le racisme et les rapports de domination perdurent. Tenté d’opposer une réaction identitaire à cet état de fait – consistant dans la promotion d’une identité collective « noire » – Fanon conclut que celle-ci est le dernier obstacle à la libération des hommes colonisés. Reprenant Hegel, il fait de la lutte pour la « reconnaissance » mutuelle des Noirs et des Blancs en tant qu’hommes la matrice de son combat anti-raciste. Dans la conclusion de son ouvrage, que Le Vent Se Lève republie dans le cadre de sa série « les grands textes », il en appelle au dépassement des subjectivités et des identités raciales, et à une « désaliénation » conjointe des Blancs et des Noirs. Cette transcendance de la couleur de peau est pensée dans le cadre d’une lutte commune, visant à édifier une société libérée de l’exploitation. À lire sur LVSL en complément de cet texte, un commentaire de Karthik Ram Manoharan, enseignant en Sciences politiques à l’Université d’Essex.


L’homme n’est humain que dans la mesure où il veut s’imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu’il n’est pas effectivement reconnu par l’autre, c’est cet autre qui demeure le thème de son action. C’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre, que dépendent sa valeur et sa réalité humaines. C’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie.

Il n’y a pas de lutte ouverte entre le Blanc et le Noir.

Un jour le Maître blanc a reconnu sans lutte le nègre esclave.

Mais l’ancien esclave veut se faire reconnaître.

Il y a, à la base de la dialectique hégélienne, une réciprocité absolue qu’il faut mettre en évidence (…).

« Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. »

Le seul moyen de rompre ce cercle infernal qui me renvoie à moi-même est de restituer à l’autre, par la médiation et la reconnaissance, sa réalité humaine, différente de la réalité naturelle. Or l’autre doit effectuer semblable opération. « L’opération unilatérale serait inutile parce que ce qui doit arriver peut seulement se produire par l’opération des deux » ; « ils se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement ».

Dans son immédiateté, la conscience de soi est être-pour-soi simple. Pour obtenir la certitude de soi-même, il faut l’intégration du concept de reconnaissance. L’autre, pareillement, attend notre reconnaissance, afin de s’épanouir dans la conscience de soi universelle. Chaque conscience de soi recherche l’absoluité. Elle veut être reconnue en tant que valeur primordiale désinsérée de la vie, comme transformation de la certitude subjective (Gewisheit) en vérité objective (Wahrheit).

Rencontrant l’opposition de l’autre, la conscience de soi fait l’expérience du Désir ; première étape sur la route qui conduit à la dignité de l’esprit. Elle accepte de risquer sa vie, et par conséquent menace l’autre dans sa présence corporelle. « C’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve la liberté, qu’on prouve que l’essence de la conscience de soi n’est pas l’être, n’est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d’abord, n’est pas enfoncement dans l’expansion de la vie ».

Ainsi la réalité humaine en-soi-pour-soi ne parvient à s’accomplir que dans la lutte et par le risque qu’elle implique. Ce risque signifie que je dépasse la vie vers un bien suprême qui est la transformation en vérité objective universellement valable de la certitude subjective que j’ai de ma propre valeur.

Je demande qu’on me considère ici à partir de mon Désir. Je ne suis pas seulement ici-maintenant, enfermé dans la choséité. Je suis pour ailleurs et pour autre chose. Je réclame qu’on tienne compte de mon activité négatrice en tant que je poursuis autre chose que la vie ; en tant que je lutte pour la naissance d’un monde humain, c’est-à-dire d’un monde de reconnaissances réciproques. (…)

Un jour, un bon maître blanc qui avait de l’influence a dit à ses copains : « Soyons gentils avec les nègres… ».

Alors les maîtres blancs, en rouspétant, car c’était quand même dur, ont décidé d’élever des hommes-machines-bêtes au rang suprême d’hommes.

Nulle terre française ne doit plus porter d’esclaves.

Le bouleversement a atteint le Noir de l’intérieur. Le Noir a été agi. Des valeurs qui n’ont pas pris naissance de son action, des valeurs qui ne résultent pas de la montée systolique de son sang, sont venues danser leur ronde colorée autour de lui (…).

« Désormais, tu es libre. »

Mais le nègre ignore le prix de la liberté, car il ne s’est pas battu pour elle (…). L’ancien esclave, qui ne retrouve dans sa mémoire ni la lutte pour la liberté ni l’angoisse de la liberté dont parle Kierkegaard, se tient la gorge sèche en face de ce jeune Blanc qui joue et chante sur la corde raide de l’existence (…).

L’ancien esclave exige qu’on lui conteste son humanité, il souhaite une lutte, une bagarre. (…)

Le moi se pose en s’opposant, disait Fichte. Oui et non.

Nous avons dit dans notre introduction que l’homme était un oui. Nous ne cesserons de le répéter.

Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité.

Mais l’homme est aussi un non. Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme. À l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté.

Le comportement de l’homme n’est pas seulement réactionnel. Et il y a toujours du ressentiment dans une réaction. Nietzsche, dans la Volonté de Puissance, l’avait déjà signalé.

Amener l’homme à être actionnel, en maintenant dans sa circularité le respect des valeurs fondamentales qui font un monde humain, telle est la première urgence de celui qui, après avoir réfléchi, s’apprête à agir (…).

Nous ne poussons pas la naïveté jusqu’à croire que les appels à la raison ou au respect de l’homme puissent changer le réel. Pour le nègre qui travaille dans les plantations du Robert, il n’y a qu’une solution : la lutte, et cette lutte il l’entreprendra et la mènera non pas après une analyse marxiste et idéaliste, mais parce que, tout simplement, il ne pourra concevoir son existence que sous les espèces d’un combat mené contre l’exploitation, la misère et la faim. (…)

La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVe siècle ne me décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le passé ne peut en aucune façon me guider dans l’actualité. (…)

Seront désaliénés nègres et blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé.

Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue.

Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.

En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle…

En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir.

Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement », il lui devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer. (…)

Sartre a montré que le passé, dans la ligne d’une attitude inauthentique, « prend » en masse et, solidement charpenté, informe alors l’individu. C’est le passé transmué en valeur. Mais je peux aussi reprendre mon passé, le valoriser ou le condamner par mes choix successifs. (…)

N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ?

Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ?

Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ?

Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race.

Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître.

Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués.

Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.

Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l’on réclame de me battre ; un monde où il est toujours question d’anéantissement ou de victoire.

Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent en silence ; dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit.

Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc.

Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir.

Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela. Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce Y a bon banania qu’il persiste à imaginer (…).

Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.

Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.

Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.

Je suis solidaire de l’Être dans la mesure où je le dépasse.

Et nous voyons, à travers un problème particulier, se profiler celui de l’Action. Placé dans ce monde, en situation, « embarqué » comme le voulait Pascal, vais-je accumuler des armes ? (…)

« Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »

La douleur morale devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules.

Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé.

Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. (…)

Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché.

La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.

Je suis mon propre fondement.

Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté.

Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé.

Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part.

Sont, encore aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives.

Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :

Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de le découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve.

Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.

Texte issu de Peau noire, masques blancs (1952, initialement publié aux éditions du Seuil).

La crise de l’universalisme ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:John_Martin_Le_Pandemonium_Louvre.JPG
Le Pandémonium de John Martin, Tableau (1841)

Depuis plusieurs années, le débat public français est saturé d’appels à combattre les « communautarismes » (sans que le terme, bien souvent, soit clairement défini) qui constitueraient une menace prioritaire pour le projet universaliste républicain. De l’autre côté du spectre médiatico-intellectuel, on observe une progression de la critique explicite de l’universalisme et du républicanisme, au nom de la lutte contre les discriminations à l’égard des « minorités ». La confusion induite par les termes du débat tend à déboussoler les forces républicaines et laïques.

L’universalisme se définit généralement comme l’idée d’une unité du genre humain, passant outre les différences physiques et culturelles des individus. Il fait partie d’une philosophie politique revendiquant l’égalité des droits pour tous les citoyens d’une même nation sans les traiter différemment selon leurs particularités culturelles ou religieuses. En France, l’universalisme s’est d’abord historiquement exprimé au travers de la Révolution française qui s’opposait à l’Ancien Régime, lequel instituait dans le droit des privilèges et des inégalités parmi la population. Les révolutionnaires avaient pour but l’instauration d’une république « universelle », en ce qu’elle serait « une et indivisible » et assurerait l’égalité entre tous ses citoyens.

La revendication de « l’universalisme » a cependant servi, au fil du temps, à justifier de nouvelles formes de domination ou d’exclusion. Il est aujourd’hui brandi par un certain nombre de responsables politiques qui considèrent que telle religion ou communauté culturelle n’est pas « compatible avec la République ». Cet usage du concept « d’universalisme » est abusif et brouille la philosophie politique originelle dont il est issu.

Un universalisme pris entre deux étaux

Cette instrumentalisation de « l’universalisme » par des courants politiques identitaires pousse divers courants militants, souvent situés à gauche, à rejeter l’idée même d’universalisme républicain – un universalisme républicain dont la gauche a pourtant été, historiquement, son principal défenseur. On assiste ainsi à une multiplication des collectifs politiques ou militants qui rejettent l’universalisme sous le prétexte qu’il exclurait certaines « communautés ». Toute une fraction des luttes antiracistes a pour but de se détacher de la conception française de la nation, et du rapport bien particulier qu’elle entretient avec la République et la citoyenneté ; elles lorgnent, à l’inverse, du côté anglo-saxon et du modèle « communautaire » qui y prévaut.

Cette critique de l’universalisme trouve ses fondements dans la permanence de discriminations en France, qui subsistent malgré sa condamnation par la loi et les discours politiques – des discriminations perpétuées par certains secteurs étatiques spécifiques, comme l’atteste par exemple le phénomène massif du contrôle au faciès[1]. Elle fait appel à l’histoire de France, et à l’hypocrisie qui a bien souvent caractérisé les discours “universalistes”. Bien avant les aventures coloniales de la IIIème République, l’universalisme a été mis à mal dès l’année 1791, où le suffrage universel a été réservé aux hommes suffisamment riches pour être imposables. Si ces errements ont été progressivement réparés par les partisans de l’universalisme – bien que très tardivement, notamment en ce qui concerne le droit de vote des femmes qui n’a été mis en application qu’à partir de 1945 et dont l’historien Alain Garrigou considère que « si en termes démocratiques, le vote féminin est indispensable au suffrage universel, en termes sociologiques il ne change rien à l’institution que ses inventeurs ont appelé « suffrage universel ». Autrement dit, le vote féminin fut adopté alors que l’activité démocratique était déjà fixée dans ses règles et pratiques fondamentales » [2]), on comprend sur quoi reposent les critiques contemporaines de l’universalisme : l’exclusion effective de certaines catégories de la population qui a été perpétuée au cours de l’histoire de France.

Les sociétés anglo-saxonnes, basées sur le « multiculturalisme », offrent-elles un horizon positif aux problèmes soulevés par ces mouvements anti-racistes ? Dans un article du Monde diplomatique, Benoît Bréville souligne la permanence des symptômes dénoncés par ces mouvements dans les sociétés « multiculturelles »[3] : « sur le plan statistique, malgré l’émergence de petites classes moyennes et supérieures noires, tous les voyants restent au rouge pour le groupe dans son ensemble : taux de chômage et d’incarcération, écarts de richesse, ségrégation urbaine, violences policières, accès aux soins… Parallèlement, les politiques de discrimination positive ont nourri un sentiment d’injustice parmi les Blancs pauvres, exclus des programmes de traitement préférentiel, désormais moins bien représentés que les Noirs dans les universités et qui se sentent bloqués au bas de l’échelle sociale : tandis que les minorités feraient l’objet de toutes les attentions, eux n’intéresseraient plus personne ». Au lieu donc de permettre l’effacement des disparités, le modèle de reconnaissance étatique de communautés basé sur l’« ethnie » (voire l’appartenance confessionnelle) ne permet aucunement la résorption des inégalités. Il provoque d’autre part un ressentiment qui accroît le racisme et les tensions entre citoyens se pensant appartenir à des communautés différentes. Sa dimension performative ne doit pas être sous-estimée : par son apologie tous azimuts de l’appartenance communautaire ou confessionnelle, il renforce le sentiment de différence ou de ségrégation que peuvent déjà provoquer, en France, les discriminations ou les inégalités territoriales.

La division des sociétés anglo-saxonnes en « communautés » tend également à empêcher le dialogue politique entre membres de « communautés » différentes, et à compromettre des processus décisionnels nationaux impliquant l’ensemble des citoyens au nom du « droit à la différence », fussent-ils d’intérêt général. Elle interdit par exemple la critique de pratiques religieuses. C’est ce qu’explique la philosophe Américaine Susan Moller Okin dans son article « Feminism and multiculturalism : some tensions »[4], dans lequel elle note que la préservation des droits de certaines « communautés » religieuses peut entraîner une régression des droits des femmes. En d’autres termes, soutenir et défendre le principe de « droits culturels » revient à accepter que des régimes d’exception existent dans le droit public, au nom d’une appartenance revendiquée à une communauté particulière. On comprend aisément qu’accepter ce type de logique multiplierait les problèmes que son adoption est censée résoudre, entraînerait une course à la réclamation de droits particuliers et une série de débats sur la légitimité de telle revendication communautaire par rapport à telle autre. Ce sont là les principales impasses du multiculturalisme.

L’universalisme républicain et ses faux amis

Les errances des défenseurs du modèle anglo-saxon – au nom de la critique du républicanisme français – ne doivent pourtant pas conduire à considérer tout défenseur auto-proclamé de la “République” et de “l’universalisme” comme un allié pour ceux-ci. L’univers médiatique ne manque pas, en effet, de personnalités qui instrumentalisent “l’universalisme” pour délégitimer des revendications au prétexte de leur supposé “communautarisme” – quand bien même il s’agirait de simples revendications égalitaires. Celles-ci considèrent l’universalité comme un acquis, et non comme une lutte ou un projet à atteindre – comme si la simple proclamation de l’universalité des droits avait effacé les pratiques discriminatoires ou patriarcales. Le débat est donc dès le début biaisé lorsqu’il oppose faux universalistes et vrais avocats d’un modèle anglo-saxon organisé en « communautés » faisant valoir leurs particularismes politiques.

S’il est évident que le communautarisme s’oppose frontalement à l’universalisme, certains de ses adversaires auto-proclamés oublient qu’ils portent leur part de responsabilité dans la progression de certains communautarismes. Les politiques d’austérité mises en place notamment sous les quinquennats Sarkozy-Hollande, ainsi que l’abandon des services publics entraînant des formes de ghettoïsation de territoires entiers souffrant d’être mal desservis, et d’une concentration importante de populations précaires, n’ont pu que favoriser celui-ci. Comment s’étonner que ces territoires, privés de services sociaux et culturels essentiels (comme le montre par exemple l’Atlas des inégalités territoriales de La Courneuve) [5], deviennent le lieu privilégié de pratiques d’entraides communautaires ? En d’autres termes : l’auto-exclusion ou le regroupement par communautés est bien souvent le fruit d’une politique d’exclusion (qu’elle soit de facto ou de jure).

Dans le même temps, on ne saurait par exemple reprocher aux personnes LGBTQI (lesbiennes, gay, bisexuelles, trans, queer, intersexes) de s’organiser politiquement et socialement contre les discriminations sociales les concernant. C’est en fait au travers d’un rappel à l’ordre du fait d’une non-conformité à un universel particulier que s’opère ce larcin conceptuel et politique du vocabulaire républicain.

On ne peut donc pas s’en prendre aux partisans du modèle anglo-saxon ou aux promoteurs du communautarisme sans attaquer au préalable les faux défenseurs de l’universalisme, qui bien souvent les produisent.

Quel universalisme défendre ?

L’enjeu réside dans le contenu de cet universel. Il ne peut être fondé sur une superposition de particularismes, ceux-ci pouvant se démultiplier à l’infini ou entrer sans fin en contradiction les uns avec les autres. L’universalisme ne peut qu’être fondé sur une identité transcendante aux particularités, qui leur permette de vivre en conformité avec celles-ci, si tant est qu’elles ne troublent pas l’intérêt général.

La laïcité constitue un exemple éclairant, dans la mesure où il constitue un principe d’inclusion – non pas communauté par communauté, mais bien dans un cadre commun et théoriquement universel de la citoyenneté politique. Il permet la neutralité confessionnelle pour que tout le monde puisse participer à la vie politique sans avoir à se soucier de ce qu’il croit ou de ce qu’il ne croit pas. Comme le précise l’historien Jean-Paul Scot dans « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 [6] : « la laïcité n’est pas, à la différence de l’anticléricalisme ou du cléricalisme, une politique ni une éthique, ni même une spiritualité particulière ; elle est la condition institutionnelle de la coexistence pacifique et de la concurrence loyale entre toutes les idéologies et tous les systèmes de pensée. L’État laïque se doit donc, loin de rester passif au nom de sa neutralité, d’être actif pour assurer les conditions concrètes du débat laïque, pluraliste, démocratique. »

On ne peut donc pas détacher le concept de laïcité de celui d’universalisme, puisque les deux ont une fonction similaire qui est celle de garantir les bonnes conditions de la citoyenneté et du débat démocratique en vue de l’intérêt général. Intérêt général qui exclut lui aussi dans sa définition tout particularisme dans la mesure où il ne se définit pas par l’addition d’intérêts particuliers, mais par ce qui est bon pour tous. Un précepte que le Rassemblement National – pourtant héritier d’une tradition anti-laïque et anti-républicaine, mais qui revendique aujourd’hui la défense et même le monopole de la laïcité – piétine à de nombreuses reprises lorsqu’il justifie la présence de crèches dans les écoles publiques au nom des « racines chrétiennes de la France », ou à l’inverse en souhaitant interdire tous les signes religieux ostentatoires (voiles, kippa…) dans l’intégralité de l’espace public. Cette défense à géométrie variable de la laïcité et de la République a pu entretenir la confusion, notamment à gauche, sur le bien-fondé de l’utilisation de ces mots.

La lutte pour l’universalisme

La communauté nationale ne peut se définir qu’au travers de la citoyenneté politique, c’est-à-dire de l’universalité. C’est la raison pour laquelle le multiculturalisme anglo-saxon ou le nationalisme ethno-culturel renvoient en dernière instance à une conception du monde similaire ; ils défendent une société fractionnée en différentes communautés inassimilables, basées sur leur appartenance ethnique ou confessionnelle.

La défense de l’universalisme ne peut se faire simplement en le proclamant ou en le constatant. La défense de l’universalisme est inséparable de la lutte contre l’organisation sociale (et non seulement juridique) de la société en différentes « communautés » exclusives (qu’elles soient le produit de discriminations ou de dynamiques communautaristes endogènes). La lutte contre la permanence de structures patriarcales relève de l’universalisme – rien ne justifie que 50 % de la population soit pénalisée socialement, économiquement, ou juridiquement en raison de son genre. Ainsi, les luttes sociales pour l’inclusion sont indissociablement des luttes qui participent de la concrétisation de l’idéal universaliste, visant à ce qu’aucune domination basée sur le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle ou le domaine confessionnel ne vienne le contrecarrer.

Ce qui constitue le marqueur entre universalisme et particularisme, à propos des luttes à visée émancipatrice concernant une fraction de la population (qu’elle soit basée sur l’appartenance confessionnelle, l’ethnie, le genre, etc) réside dans l’idéal communautaire auquel elles se réfèrent : affirmation de la citoyenneté politique d’une part ; défense de droits particuliers de l’autre. Dénominateur artificiel, la citoyenneté politique sert à gommer les différences et les constructions mentales des « minorités » au sein du champ politique qui elles, lorsqu’elles sont comprises ou perçues ainsi, portent atteinte à l’indivisibilité de la République.

L’universalisme n’est donc pas un donné auquel il conviendrait de se conformer, mais une lutte permanente pour l’égalité et contre l’exclusion, dans la pratique, de la citoyenneté. Pour ce faire, il convient donc de récupérer les mots « universalisme » et « République » trop longtemps dévoyés par la classe dominante souhaitant les vider de leur aspect révolutionnaire et émancipateur. Se réapproprier ces mots, qui sont en eux-mêmes de puissants signifiants politiques, fédérateurs car justement universels et compréhensibles par tous. Ces mots représentent une opportunité conceptuelle pour toutes les revendications sociales, car ils permettent de supprimer la méfiance engendrée par la domination idéologique des faux universalistes à l’endroit des revendications venant des « minorités » sociales. S’efface donc derrière ces mots le scepticisme envers des luttes pour des intérêts particuliers, que les personnes se considérant comme extérieures à celles-ci délaissent trop souvent. En somme : ces mots permettent une conception effective et collective des luttes faites au nom de l’égalité, c’est-à-dire des luttes contre l’exclusion de la communauté nationale, donc citoyenne et politique.

Notes :

[1] TOUBON Jacques, Défenseur des droits, « Relations police / population : le cas des contrôles d’identité » https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actus/actualites/relations-policepopulation-le-defenseur-des-droits-publie-une-enquete-sur-les

[2] GARRIGOU Alain « Histoire sociale du suffrage universel en France (1848-2000) », Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2002

[3] BREVILLE Benoît, « Quelle est votre race ? » Monde diplomatique, juillet 2019 https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/BREVILLE/60012?var_ajax_redir=1

[4] OKIN, Susan. 1998. « Feminism and Multiculturalism: Some Tensions ». Ethics, 108, 661-684 https://www.jstor.org/stable/10.1086/233846?seq=1#metadata_info_tab_contents

[5] Jérémy Schlosser – Manon Uguen, « Atlas des inégalités territoriales. À La Courneuve démonstration d’une discrimination d’État », La Courneuve, DEJA LINK, 2019 https://lacourneuve.fr/sites/default/files/2019-04/Atlas%20des%20inegalites_EXE_WEB_0.pdf

[6] SCOT Jean-Paul, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 , Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2005

Marx, penseur de l’écologie – Entretien avec Henri Peña-Ruiz

Henri PENA-RUIZ (capture d’écran d’une vidéo youtube de la France insoumise)

Henri Peña-Ruiz est agrégé de philosophie et maître de conférences à l’IEP de Paris. Il a consacré plusieurs ouvrages à l’oeuvre de Karl Marx : Marx, quand même, Entretien avec Karl Marx en 2012, puis plus récemment Karl Marx, penseur de l’écologie (publié en 2018 aux éditions Le Seuil). L’entretien qu’il nous accorde est l’occasion d’aborder cette dimension méconnue de l’oeuvre marxienne, celle de la prise en compte du rapport à la nature et plus globalement d’envisager Marx comme un penseur de l’émancipation. Entretien réalisé par Sébastien Polveche.


LVSL – Vous avez consacré plusieurs ouvrages à Marx, dont le dernier, intitulé Karl Marx, penseur de l’écologie. Cette dimension de l’oeuvre de Marx peut sembler contre-intuitive. Dans quelle mesure Karl Marx intègre-t-il l’écologie et le rapport à la nature à ses réflexions politiques et économiques ?

Henri Peña Ruiz –  Il est vrai que si on s’adonne à la lecture du corpus des œuvres de Marx et Engels, il apparaît que les considérations sur le respect l’environnement naturel sont très minoritaires. Mais il faut aller au-delà de cette première impression. En effet, la pensée de Marx s’enracine dans l’étude d’Épicure, c’est-à-dire du matérialisme philosophique grec. Avant Épicure, il y a Démocrite. Et Démocrite pense qu’on peut expliquer le réel avec un seul principe explicatif qui serait la matière, dont les différenciations pourraient expliquer les différentes formes de la réalité, qu’elle soit la réalité matérielle non organique, ou la réalité organique, ou la réalité humaine. 

Couverture de Karl Marx, penseur de l’écologie Ed. Le Seuil

La lecture par Marx de la philosophie grecque et notamment de la philosophie matérialiste a été déterminante dans son cheminement. Elle est d’autant plus déterminante qu’indépendamment de la question de l’explication de la réalité, il y a la question éthique, c’est-à-dire la question de l’ethos. L’ethos est un mot grec qui signifie la façon d’être, la façon qui nous permet le mieux possible de nous accomplir. Épicure répond à cette interrogation métaphysique en suivant un principe naturel qui est celui du plaisir, hedone, d’où le nom d’hédonisme. Le plaisir est un signe d’accomplissement de l’humanité. L’homme doit apprendre à se satisfaire, non pas de peu, mais de ce qui lui est nécessaire ; ce qui implique le rejet de la démesure, de l’hubris en grec. Et on pourrait résumer ce principe par l’expression “rien de trop, juste assez”. Autrement dit, le comportement humain, qui est un comportement qui doit se régler sur la nature, doit respecter l’idée que la démesure est toujours mauvaise. Par exemple si je bois trop de vin, je serai malade, j’aurai la nausée, c’est-à-dire que j’obtiendrai le contraire du plaisir, à savoir la souffrance.

Cette pensée intéresse beaucoup Marx. De même Marx est intéressé par l’idée qu’en expliquant la nature par ces lois, on cesse de craindre les dieux. Il y a une forme de dédramatisation de la nature, qui est rendue possible par la physique épicurienne. Et en même temps, cette physique épicurienne n’est pas seulement un humanisme, c’est-à-dire une théorie de l’accomplissement de l’être humain, mais c’est aussi un naturalisme : une théorie de la nature totale, dans laquelle l’être humain est un être naturel. A ceci près que parmi tous les êtres naturels, il est celui qui est capable de penser. C’est un point de départ philosophique chez Marx qui est très intéressant. Il rédige une thèse de doctorat sur la différence entre le système de Démocrite et le système d’Épicure. Il s’inscrit déjà sur une voie qu’on pourrait qualifier de naturaliste, c’est à dire une attention portée à la nature, entendue comme la réalité totale en laquelle s’inscrit l’être humain.

Ce sont déjà de bonnes bases pour qu’émerge ultérieurement une conscience de la nécessaire protection de la nature. Il y a là tous les éléments d’un rapprochement entre naturalisme et humanisme. Le souci de l’homme ne peut pas aller sans le souci de la nature. Et donc, on peut dire que dans le matérialisme naturaliste et humaniste du jeune Marx, qui écrit Les Manuscrits de 1844, il y a une orientation qui envisage clairement de concilier humanisme et naturalisme.

le capitalisme en agriculture ne fait pas qu’épuiser les hommes, il épuise aussi la terre.

Marx est très sensible à la condition ouvrière. Il n’existe à l’époque quasiment aucune loi pour tempérer le capitalisme sauvage. Guizot disait “enrichissez vous et comme cela vous pourrez voter”, justifiant à la fois le suffrage censitaire et la maxime même d’un capitalisme qui n’est pas encore tempéré par le contrepoids des lois sociales. Enrichissez-vous quoi qu’il en coûte en somme. Quoi qu’il en coûte aux hommes, avec une espérance de vie qui, chez les ouvriers atteint à peine 50 ans. Et quoi qu’il en coûte aussi à la nature. Et là, Marx et Engels remarquent que dans sa frénésie de profits, le capitalisme ne fait pas qu’exploiter les hommes, il exploite également la nature au-delà de toute mesure. Et on aura dans Le capital de Marx cette célèbre phrase : “le capitalisme en agriculture ne fait pas qu’épuiser les hommes, il épuise aussi la terre”. Donc cette formulation est clairement une formulation pré-écologique, même si Marx n’utilise jamais le terme écologie, Engels non plus.

LVSL – Le terme n’existait pas encore, c’est ça ?

HPR – Oui, le terme est forgé par le savant allemand Haeckel. La première occurrence apparaît en 1864. Or, en 1864, Marx travaille sur son livre Le Capital. Et il essaie d’organiser la classe ouvrière au niveau international, en rédigeant les statuts de la première Association internationale des travailleurs. Il est clair que la thématique écologique, même sans le terme (Marx emploie le terme naturalisme), existe comme composante incontestable de la théorie marxiste. Elle existe comme une thématique secondaire, dominée par la thématique de l’émancipation du prolétariat. Mais en même temps, tous les éléments qui permettent de penser un lien entre la thématique sociale et la thématique écologique sont réunis.

La nature est le corps non organique de l’homme

Marx écrit ainsi dans les manuscrits de 1844 que “la nature est le corps non organique de l’homme”. Et que donc, l’homme ne peut s’accomplir indépendamment d’un lien vital avec la nature. Il y a une confluence entre une anthropologie philosophique qui solidarise naturalisme et humanisme, et les prémices d’une économie politique qui mette en évidence le lien entre l’exploitation des être humains et l’exploitation dégradante, prédatrice, de la nature.

LVSL – Marx était également un observateur averti de la condition ouvrière, des risques liés aux pollutions, des conséquences des épidémies de choléra qui touchaient les grandes villes. Cela a-t-il joué aussi dans son cheminement intellectuel ?

HPR –  Oui. Je tiens à souligner le rôle Friedrich Engels. Quand ils se rencontrent et deviennent amis, Engels est fils d’un industriel textile en Allemagne. Engels est théoriquement promis à une carrière de patron de filature. Et il est outré par la condition des ouvrières qui travaillent dans les usines textiles de son père. Son père fait de lui un fondé de pouvoir qu’il envoie en Angleterre, mais Engels est beaucoup plus préoccupé par la condition ouvrière, qui vous l’avez rappelé, vivent dans des conditions telles, qu’ils sont soumis à des épidémies, qu’ils sont à la merci des famines, … Et c’est la conscience éthique révoltée de ce jeune homme, pourtant de grande famille, qui rejoint celle du jeune Marx, qui est lui aussi d’une grande famille, fils d’avocat. 

Engels joue un rôle déterminant dans l’évolution de la pensée marxienne. Lorsqu’il écrit un livre sur La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Marx s’exclame “c’est un ouvrage tout à fait extraordinaire”. L’un et l’autre remarquent la pollution de la Tamise et Marx écrit dans une lettre qu’au “lieu de jeter tous ces nutriments dans la Tamise, on ferait mieux d’en faire de l’engrais pour l’agriculture”. Il y a déjà un frémissement de conscience de ce qu’est une société du gaspillage. Marx et Engels vivant encore dans une économie de rareté, ils ne sont pas aussi sensibles que nous le sommes à la question du gaspillage, même s’ils le soulignent. Dans sa description des crises du capitalisme, Marx souligne l’effroyable gaspillage occasionné par les crises, puisqu’on se met à détruire des marchandises pour ne pas faire baisser les prix et les vendre. Et il y a là quelque chose qui est symptomatique de l’émergence d’une conscience écosocialiste, c’est-à-dire conciliant la conscience socialiste et la conscience écologiste, si on ne craignait pas de paraître faire un anachronisme.

Bien sûr, ne créditons pas Marx et Engels d’une conscience écologique, au sens qui est le sien aujourd’hui, à l’heure de la dette écologique, de la réduction dramatique de la biodiversité et du réchauffement climatique. N’érigeons pas notre impatience en théorie. Mais en même temps, il y a des éléments qui sont tout à fait forts de la conscience écologique dans le corpus de Marx.

Évidemment Marx n’est pas décroissant, mais il n’est pas abstraitement croissant.

Évidemment Marx n’est pas décroissant, mais il n’est pas abstraitement croissant. Il dit que les rapports de production privés sont un carcan pour le développement de forces productives publiques. Il pointe la contradiction qui existe entre l’appropriation privée de l’outil de production et le caractère quasiment public de cette production elle-même. Et donc, il en conclut qu’il faut abolir la propriété privée des moyens de production. Mais cela ne veut pas dire que le développement des forces productives est nécessairement sans limites.  

Et d’ailleurs, il y a deux outils théoriques qui ne doivent pas échapper à notre attention. Le premier c’est la conscience que le capitalisme ne développe une branche de production que si elle est objectivement très lucrative. Et que donc, il y a une tendance à l’inégal développement des branches de production, selon qu’elles produisent plus ou moins de profits. Ce qui veut dire qu’une branche de production peut très bien être très lucrative sans avoir une nécessité sociale, alors qu’à l’inverse une branche de production peut être d’une très grande utilité sociale, mais si elle n’est pas très lucrative, le capitalisme aura tendance à s’en désintéresser. Par conséquent, la problématique n’est pas de croître abstraitement ou de décroître abstraitement ; c’est plutôt de décroître là où on croît trop par rapport à une économie de la demande, et de croître par rapport à une économie qui ne produit pas assez dès lors que ce n’est pas assez lucratif.

LVSL – En fait, il s’intéresse à la finalité de la production.

HPR – Absolument. Si la finalité de la production correspond à des besoins socialement repérables, il faut développer la production. Mais si toute une catégorie de ce qu’on appelle aujourd’hui des faux besoins ne sont pas d’une utilité fondamentale, là il faut décroître.

Il y a un deuxième point qui me paraît très important, c’est l’admirable texte qu’il produit dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique, qu’il rédige en 1857. Il écrit que la production ne produit pas seulement un objet de consommation pour satisfaire un besoin qui préexiste, mais qu’elle peut produire aussi la consommation, au sens où elle peut inciter, par la présentation d’objets nouveaux le consommateur à s’intéresser à des objets dont il n’avait nul besoin auparavant. Et ça, c’est la découverte anticipée de ce qu’on appelle la société de consommation. Ce diagnostic sur la production qui produit la consommation, c’est aussi un deuxième élément qui montre que Marx nous fournit un appareil conceptuel pertinent pour critiquer l’hypertrophie de la production, l’hubris du capitalisme.

Tout cela il faut le construire en repérant tous les éléments, qui liés les uns autres, permettent, de construire une conscience écologique forte ; et non pas faible. C’est-à-dire, une conscience écologique qui n’est pas simplement descriptive, se réduisant à constater le mal que l’homme peut faire à la nature, et donc le mal qu’il peut se faire à lui-même. Marx apporte une analyse sur le système qui débouche sur cette prédation de la nature. Et évidemment, c’est le système capitaliste. Marx ne pense pas que la capitalisme peut être vert. D’ailleurs, il dit que les forêts devraient être un bien commun. Pourquoi ? Parce que le capitaliste qui s’empare d’une parcelle de forêt cherche à en tirer des profits immédiats. Or, la sylviculture est par essence un mode de production qui ne peut pas faire abstraction des cycles naturels. Il y a chez Marx une expression qui est tout à fait remarquable où il dit que l’humanité devrait apprendre à gérer la terre en boni patres familias, en bons pères de famille. C’est-à-dire qu’il y a un principe de solidarité intergénérationnel. On ne peut pas léguer la terre pour les générations à venir dans un état qui compromettrait leur survie.

LVSL – Au delà de la pensée de Marx, se pose la question de ses continuateurs, des régimes politiques qui se sont réclamés du marxisme. Quel bilan tirez-vous de l’expérience de l’URSS ou de la Chine communiste ? En quoi ce bilan invalide-t-il, ou pas, la portée écologiste de la pensée de Marx ?

HPR – La réponse est assez complexe. Parce que si prenez la révolution d’octobre 1917, beaucoup d’analystes font remarquer que pendant la première décennie, il y a eu beaucoup d’innovations, qui tenaient compte de la nature. Et avec la glaciation stalinienne, on s’éloigne durablement de la gestion de la nature en bon père de famille, telle que la prônait Marx. A partir de ce moment, on instaure une planification centralisée avec le Gosplan, cette obsession de la quantité sans tenir compte de la qualité, qui n’avait rien à voir avec l’idée d’une appropriation collective par les travailleurs à la base. Le mode de production cadré par de tels modes de production ne fut pas du tout ce que Marx recommandait.

Il n’y a pas de capitalisme vert, mais le stalinisme ne pouvait pas être vert non plus.

Mer d’Aral 1989 – 2008 (Wikipedia)

Si on prend un exemple d’une des catastrophes écologiques de l’Union Soviétique, le désastre de la mer d’Aral, où le Gosplan décide, sans consulter les soviets de pêcheurs, qui vivaient de l’écosystème de la mer d’Aral, de détourner l’Amou-Daria et Syr-Daria de la Mer d’Aral pour irriguer des plantations de coton. N’importe quel pêcheur consulté aurait alerté sur le risque d’augmentation de la salinité de l’eau de la mer d’Aral, et donc sur le risque de disparition de tout un écosystème, faune et flore confondue. Et on sait que la mer d’Aral a longtemps été une mer morte. Après les autorités soviétiques ont essayé de se ressaisir, mais entre-temps le mal avait été fait. Quel est le mode d’appropriation qui a produit cela ? Le contraire de ce que Marx voulait : une centralisation autoritaire, bureaucratique. Le mode de décision, à l’opposé de ce que Marx voulait, a conduit à une véritable catastrophe écologique. Il n’y a pas de capitalisme vert, mais le stalinisme ne pouvait pas être vert non plus.

LVSL – Ce qui s’est fait en Union Soviétique n’avait donc rien à voir ni avec l’écologie, ni avec le marxisme ?

Proclamation de la Commune de Paris (Wikipedia)

HPR – Sur le plan politique, Marx disait bien dans La guerre civile en France que le grand mérite des communards, c’est d’avoir innové dans la régulation politique. C’est-à-dire qu’ils ne se contentent pas de prendre la machine d’État et de la faire tourner à leur profit ou au profit du prolétariat. Ils brisent cette machine d’État pour lui substituer d’autres formes de régulation, avec le mandat impératif, avec la révocation possible des dirigeants, … L’expérience soviétique est une rupture, non seulement avec ce que Marx disait de la révolution socialiste, mais également avec ses intuitions écologiques, avec ses recommandations en matière de rapports de production, d’appropriation collective.  

LVSL – A vous écouter, on comprend que Marx est un penseur de l’émancipation : émancipation par l’appropriation collective des moyens de production, émancipation par l’instruction. Vous vous êtes également beaucoup intéressé à la laïcité. Est-ce que cette dimension universaliste est présente dans son œuvre ?

HPR – A l’égard de l’émancipation, il y a trois grands registres dans l’œuvre de Marx : il y a l’émancipation politique. Elle est indispensable, il suffit de lire les textes qu’il consacre à la révolution française. Puis, il y a l’émancipation intellectuelle et culturelle : par l’école, par le développement de l’instruction. Et cela, c’est très important pour Marx. Et enfin, il y a le registre de l’émancipation, qui a le plus intéressé Marx : l’émancipation économique et matérielle. On comprend pourquoi. Marx ne voulait pas d’une république bourgeoise. La république bourgeoise se satisfait de droits formels. La revendication populaire doit permettre de remplir ces droits formels avec des droits matériels qui donnent chair et vie à ces droits formels. C’est ce fameux passage du “droit de” au “droit à”. Le droit de partir en vacances peut être proclamé pour tout le monde, mais sans les congés payés qui permettent aux prolétaires de partir tout en étant payé, le droit de pouvoir prendre des vacances reste lettre morte.

L’émancipation s’articule au travers de ces trois registres : conquérir des droits politiques et juridiques, conquérir les moyens matériels de remplir ces droits et conquérir la culture et l’instruction, qui permettent aux prolétaires d’accéder au même niveau que les fils de bourgeois. Marx a cultivé ces trois registres d’émancipation. Il fait, par exemple, l’éloge de la Commune de Paris, d’avoir édicté une loi de séparation de l’école et de l’Église, et même de l’Église et de l’État.

Marx est universaliste. Il suffit de lire l’admirable texte des statuts de l’Association Internationale des Travailleurs. Marx conçoit la révolution à venir en terme éthique et universaliste. Il ne s’agit pas, pour la classe ouvrière de substituer sa domination à la domination de la bourgeoisie, mais de faire advenir une société où il n’y aura plus de domination. Bien sûr, il y aura encore des dirigeants de société, d’usines, des gens qui auront une position technique de régulation, mais plus de position politique de domination. Et effectivement, Marx n’a jamais prétendu que l’on pourrait se passer d’une forme de hiérarchie intégrée. C’est une hiérarchie technique et fonctionnelle, mais qui n’instaure pas de domination de certains hommes sur d’autres. C’est en ce sens là qu’il y a un universalisme de Marx. Et d’ailleurs il y a de très beaux textes de Marx où il recommande aux ouvriers d’incorporer dans leurs revendications la destruction du racisme.

LVSL – C’est une pensée qui tranche par rapport à que l’on peut constater dans la société française. On se souvient des déclarations du Président Macron appelant à réparer le lien entre l’Église et l’État, ou des revendications communautaristes portées ici et là. Quelle est votre approche par rapport à cela ?  

HPR – Mon approche, vous pouvez la déduire de tout ce que je viens d’expliciter. Par rapport à cette mouvance qui cherche à raciser les choses, et qui organise des réunions en non-mixité raciale, parce que les gens qui sont victimes de la domination raciste auraient besoin de se battre eux mêmes, pour eux mêmes et qu’il ne faudrait pas les mélanger aux autres. C’est une vision que je récuse. Marx ne pensait pas que l’émancipation du prolétariat devait être seulement l’affaire des prolétaires. Il disait que des bourgeois, pour des raisons éthiques, politiques, ou juridiques, peuvent très bien ne pas supporter l’existence de l’exploitation de l’homme par l’homme, et donc s’allier aux ouvriers pour les aider à s’émanciper. Parce qu’à travers l’émancipation du prolétariat se joue l’émancipation de toute l’humanité.  

François Jullien : Pour en finir avec “l’identité culturelle”

Lien
©Claude Truong-Ngoc

Dans un pays où la politique se résume de plus en plus à des prises de position et non à un véritable débat, le thème de l’identité nationale n’en finit pas de s’imposer comme l’horizon indépassable de tout programme politique. Et le futur s’annonce radieux pour la thématique identitaire car, dorénavant, celle-ci est loin d’être uniquement l’apanage des extrêmes. Alors que pour Manuel Valls l’essentiel de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017 sera « la bataille culturelle et identitaire », Nicolas Sarkozy, dans le prolongement de sa campagne de 2007, affirme que nos « ancêtres sont les Gaulois. », phrase pouvant être interprêtée de façon ambiguë : à la fois comme plaidoyer pour l’assimilation, mais aussi comme affirmation ethniciste et romantique. N’y a-t-il donc pas d’autres choix, d’autres échappatoires, que le slogan politico-philosophique d’Alain Juppé « l’identité heureuse » et son contraire finkielkrautien de « l’identité malheureuse » ? Aux multiples réponses précède une unique question, sous-jacente et pourtant absolument prégnante dans l’ensemble de la classe politique : ne faut-il pas défendre l’« identité culturelle » de la France contre le supposé péril des communautarismes ? Aux adeptes de l’éternel déclinisme français, on pourrait répondre que ce débat identitaire, au-delà même de l’Europe toute entière, se pose à l’échelle mondiale du fait de la mise en rapport des cultures entre-elles.

Il n'y a pas d'identité culturelle, François Jullien, éditions de L'Herne.
Il n’y a pas d’identité culturelle, François Jullien, éditions de L’Herne.

Face au tumulte des borborygmes politiques, le dernier livre du philosophe François Jullien, intitulé Il n’y a pas d’identité culturelle, apparaît donc comme une tentative de clarification conceptuelle ô combien salutaire. Peu adepte des interventions médiatiques, ce philosophe injustement méconnu, à la fois sinologue et helléniste, est pourtant l’un des penseurs contemporains les plus traduits et reconnus à l’étranger, comme en témoigne l’obtention du Prix Hannah Arendt pour la pensée politique en 2010. Grâce aux outils de la philosophie, il soutient ainsi que le débat sur l’identité, qui paraît à première vue aussi complexe qu’explosif, repose en réalité sur des bases conceptuelles erronées, qui font de ce débat un faux débat. Le titre de son opuscule, éminemment évocateur, et le format de son court livre (104 pages) ne manquent donc pas de répondre clairement au pseudo-débat qui ne cesse d’agiter le personnel politique, dont F. Jullien souligne d’ailleurs la pauvreté des éléments intellectuels. Tout d’abord, la méprise vient de la confusion entre le processus d’identification par lequel se constitue l’identité du sujet et l’identité objective d’une culture. Or, si le caractère intangible d’une culture peut sembler rassurante et utile dans le discours politique, la réalité est toute autre car l’identité, entendue comme collective et non singulière, ne peut-être culturelle puisque, à l’instar d’une langue, elle ne cesse de se transformer, sous peine de mourir. Penser en terme d’identité objective une culture n’est pas sans risques car de l’identité découle la différenciation et donc le rangement des cultures selon des caractéristiques spécifiques. De là, le livre de S.Huntington, Le Choc des civilisations, qui repose sur cette conception erronée de cultures pensées comme des blocs « civilisationnels » antagonistes.

La valorisation de “ressources” culturelles.

En réponse à ces discours niant la transformation incessante et la diversité interne des cultures, F. Jullien opère un renouvellement sémantique fondamental par l’introduction du terme de « ressources » culturelles. L’avantage de ce déplacement conceptuel est multiple : les ressources, bien loin d’exclure, sont à partager, à activer, à déployer. Si l’identité n’appartient qu’à moi, les ressources, à l’image de la langue, appartiennent à tous ceux qui les exploitent. Si les valeurs se défendent, se prêchent et sous-entendent des rapports de force, les ressources appartiennent à qui veut bien les faire fructifier. C’est là qu’intervient le nouvel apport de l’essai de F. Jullien, qui parle alors « d’écarts » et non de différences culturelles. Si la différence isole en distinguant, l’écart met en regard et fait apparaître de « l’entre », au sein duquel se produit du « commun ». Ce dernier surgit donc de la fécondité relative à cette mise en tension qu’est l’écart. C’est le contraire du semblable qui, par l’assimilation, ne vise qu’à produire du standard, une répétition uniforme. Pour revenir à l’exemple français, la définition de caractéristiques culturelles spécifiques est donc fatalement vouée à l’échec, notamment avec la vision binaire de racines judéo-chrétiennes opposées à une laïcité républicaine. La solution ne pourrait-elle pas alors se trouver dans cette pensée de l’écart défendue par F. Jullien ? Et si c’était l’écart de ces deux visions, leur mise en rapport, qui, par un processus de transformation incessante, faisait la France ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Jullien_par_Claude_Truong-Ngoc_octobre_2013.jpg
Le philosophe français François Jullien, à la fois helléniste et sinologue. © Claude Truong-Ngoc

Mais, s’il est très critique vis à vis de la notion d’identité culturelle, F. Jullien ne considère pas moins que la culture européenne est menacée, et ce sur deux fronts. Si cela peut sembler au premier abord paradoxal, voire semblable aux discours alarmants qu’il prétend pourtant dénoncer, il n’en est rien. Tout d’abord, il pointe le danger du semblable évoqué plus haut, qui se manifeste concrètement par l’appauvrissement des cultures lié à la standardisation mondiale (par exemple, l’anglais devenant peu à peu le globish). Par la suite, il met en garde contre une des dérives possible du commun, c’est à dire le communautarisme. En partie constitué en réponse à l’uniformisation évoquée précédemment, à terme, vire-t-il au sectarisme si le partage qui fait le commun vient à disparaître. Pour éviter ces deux écueils, F. Jullien invite à activer et à déployer les ressources les plus à même de produire du partage, et donc du commun. Il prend ainsi les exemples du subjonctif, de la classe de philosophie et du latin et du grec, qu’il considère comme des ressources « d’intelligence partagées » non pas tant à « défendre » négativement qu’à exploiter et promouvoir de façon active et positive (la littérature étant un exemple parmi d’autres de déploiement de la langue considérée comme ressource).

Ainsi, on peut souhaiter, comme nous l’invite F. Jullien, que chaque culture valorise ses ressources, disponibles à tous et qui n’appartiennent à personne sinon à leurs exploitants, afin de faire fructifier le « commun » de tous, qui ne cesserait de s’enrichir de l’altérité et de la créativité des cultures qui le composent. Précédant les critiques qui ne manqueront pas d’y voir un universalisme déguisé, il précise sa pensée en opposant deux conceptions de l’universalisme. Celle qu’il entend critiquer se conçoit comme un universalisme prescriptif et « facile », que l’Occident a longtemps prétendu incarner au nom de valeurs universelles, et qui trouve ses limites dans un universel satisfait de lui-même qui ne voit pas ce qui lui manque. (F. Jullien donne l’exemple du suffrage dit universel, mais sans les femmes) A l’opposé, il promeut un universalisme insatisfait et « rebelle » qui comporte en lui-même une exigence sans cesse renouvelée d’universel, un idéal asymptotique, à même seul d’éviter la dégénérescence du commun en communautarisme. Par cette exigence incessante, F. Jullien souhaite aussi dépasser le réflexe de la tolérance, qui relève le plus souvent de la « résignation et du compromis » comme le montre son étymologie (du latin tolerare « supporter »), afin d’éviter tant un universalisme « facile » qu’un relativisme culturel conduisant au communautarisme.

« Penser entre la Chine et la Grèce. »

Au travers de sa démarche sur les cultures, c’est aussi toute la pensée philosophique de F. Jullien qui se dessine en filigrane. La formule de Pierre Nora à son sujet, « penser entre la Chine et la Grèce », est d’ailleurs éloquente puisque qu’elle révèle l’importance de sa double compétence de sinologue et d’helléniste. Par « l’écart » des pensées entre la Chine et l’Europe, il a opéré, du dehors, une déconstruction de l’ensemble de la pensée occidentale, dont la Grèce a posé les fondements, tout en y exhumant son impensé, c’est-à-dire ses partis pris, ses évidences, qu’on ne prend plus la peine de penser et repenser. Par l’exploration d’autres intelligibilités, F. Jullien fait ainsi émerger le parti-pris majeur de la pensée grecque, c’est-à-dire la pensée de l’Être, l’ontologie, matérialisée par la question aristotélicienne : Qu’est-ce qui ne change pas dans le changement ? De là, des réponses différentes, essence ou sujet, mais qui répondent invariablement à la même question. L’ontologie se révélant incapable de penser l’entre, puisqu’il n’a pas d’en-soi donc d’essence (par exemple, Platon ne peut appréhender la neige qui fond car elle est « entre » les extrêmes du solide et du liquide). François Jullien a donc fait appel à la pensée chinoise, pensée relationnelle par interaction et polarités (yin et yang, ciel et terre, haut et bas…) donc par processus.

En définitive, tant au niveau de l’interculturalité qu’à celui de la philosophie, la pensée de « l’écart » et du « commun » de F. Jullien lève le voile, tant par un renouvellement conceptuel que par un détour par la pensée chinoise, sur les poncifs et faux débats de la pensée contemporaine. En tentant d’éviter le double écueil de l’ethnocentrisme et de la fascination pour l’exotisme, F. Jullien participe ainsi à une reconfiguration du champ du pensable et nous invite à sa suite car , comme il le dit lui-même dans sa post-face De l’Être au Vivre : lexique euro-chinois de la pensée, « philosopher, c’est s’écarter ».


Pour aller plus loin :

Crédits :

© Claude Truong-Ngoc https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Jullien_président_du_FIG_2013.jpg

http://francoisjullien.hypotheses.org/1510

© Claude Truong-Ngoc https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Jullien