Hébergements d’urgence : une réalité de terrain méconnue

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À l’issue d’une année de confinement où le « chez soi » n’a jamais pris autant d’importance, nombreux sont pourtant ceux qui sont restés sans domiciles. Les centres d’hébergement d’urgence accueillent ainsi en moyenne 160 000 personnes par an. Des lieux méconnus et discrètement accompagnés par les pouvoirs publics, alors que le président de la République assurait faire de l’habitat digne l’un des objectifs de son mandat. Reportage à travers les voix de trois professionnels du secteur, Arnaud* chef de service et sa collègue Lise* exerçant à Lyon, ainsi que Tom*, rattaché à un centre orléanais, qui assurent chaque jour leurs rôles de « travailleurs sociaux ». Des métiers essentiels à en croire l’augmentation exponentielle des chiffres du mal-logement : la France dénombrait ainsi 86 000 sans domicile fixe en 2001, 141 500 en 2011 et 300 000 en 2020, selon la Fondation Abbé Pierre.

Centres d’hébergement : derniers remparts face à la précarité

Il existe différents types de centres d’hébergement, qui ciblent chacun des publics spécifiques afin de répondre au mieux à leurs besoins : certaines structures disposent de dortoirs collectifs ou de chambres individuelles, d’autres acceptent les couples ou les animaux de compagnie, d’autres encore accueillent les personnes âgés ou les personnes en situation de handicap, selon des heures d’ouvertures le jour ou la nuit. Arnaud, Tom et Lise travaillent tous trois dans des centres d’hébergement d’urgence pour hommes dits « bas seuil », c’est-à-dire que « l’accueil y est inconditionnel, le lieu se voulant le plus accessible possible ». Ils recueillent donc les personnes les plus précaires. Des publics souvent marginalisés comme les SDF ayant un « long parcours de rue », des toxicomanes plus ou moins jeunes, des sortants de prison, des réfugiés régularisés ou en attente de l’être, des sans-papiers etc… Quand tous les échelons précédents n’ont pas pu leur apporter l’aide dont ils ont besoin, les centres d’hébergement d’urgence demeurent souvent le dernier rempart contre l’extrême précarité.

Le centre dans lequel travaille Arnaud et Lise se présente « comme un petit village ». À ceci près qu’il est composé de modules Algeco, qu’il se trouve dans une caserne désaffectée et qu’il est habité par un public dont « personne ne veut ». Initialement, le centre s’est constitué afin d’accueillir des personnes sans-abris durant la période hivernale. « Du fait du Covid, ce qui devait être du provisoire s’est installé dans le temps. Car l’État – et c’est tout à son honneur –, a prolongé les places disponibles entre les deux saisons hivernales », affirme Arnaud. Cette cinquantaine de modules Algeco permet de loger 150 personnes dans des chambres individuelles disposant chacune d’un lit, d’une armoire et de deux prises électriques. Les chambres individuelles sont « appréciées par les résidents » car cela n’est pas très répandu. Une fois la personne installée dans un centre, celui-ci devient son domicile, aussi son appellation de SDF devient-elle obsolète, fait remarquer Tom, dont l’objectif « n’est certainement par de les remettre dehors ».

Sociologie des résidents : marginaux et accidentés de la vie

Mais qui sont ces résidents dont personnes ne veut ? Bien que la généralisation ne soit jamais aussi précise que le cas particulier, il convient pour une meilleure vue d’ensemble de dresser les différents profils des personnes présentes dans ces centres bas seuil et pour lesquels se dégagent plusieurs sociotypes. Le sans domicile fixe, présent dans l’imaginaire collectif, est âgé de 40 à 60 ans et est passé par un long parcours de rue qui l’a physiquement abimé et qui l’a conduit à une consommation d’alcool addictive. Son réseau social (familial et amical) a disparu depuis longtemps ; disparition qui le plonge dans une immense solitude et occasionne une perte de repères ainsi que parfois une hostilité vis-à-vis du monde et de la société. Autre visage, le jeune précaire marginalisé (entre 18 et 30 ans), souvent accompagné d’un chien, souffrant la plupart du temps d’une dépendance ou d’une addiction à des substances comme l’héroïne ou le crack. Les centres d’hébergement d’urgence ne sont pas sa seule façon de se loger. Il peut avoir à sa disposition un réseau, lui permettant de dormir tantôt « dans un squat », tantôt « chez une copine ». Ce style de vie est parfois choisi mais souvent subi, en raison notamment d’une consommation abusive de drogues dures.

Depuis quelques années, on trouve aussi un public nouveau, composés d’étrangers arrivés récemment dans le pays. Régularisés chez Lise et Arnaud, non-régularisés chez Tom, ils sont jeunes pour la plupart (18-25 ans) et font face à des obstacles différents : ceux qui sont régularisés « doivent surmonter la barrière de la langue pour trouver un travail et s’intégrer » tandis que les sans-papiers se trouvent dans une situation bien plus précaire, dans la mesure où ils ne peuvent ni travailler ni se loger en dehors des centres. Enfin, également présents dans les centres, d’autres profils moins courants tels que « des sortants de prisons », « des gens sans prises avec le réel et qui n’ont pas d’autres endroits où aller », « des personnes ayant subi un revers de fortune qui y séjournent le temps de retomber sur leurs pieds » ou encore « des maris violents qui ont interdiction de retourner chez eux ». Autant de parcours qui traduisent une extrême marginalité sociale.

Les travailleurs sociaux, garants du lien social

Pour gérer les centres et les personnes qui les composent, l’État peut compter sur des travailleurs sociaux dévoués, dont l’engagement pour les autres remonte souvent très tôt dans leurs parcours de vie. Ces travailleurs ont deux missions principales qui parfois s’entrecroisent : l’accompagnement social et la gestion du collectif. La première de ces tâches consiste à aider les résidents dans les démarches administrative : la recherche de logement, l’ouverture de droits, etc. La seconde est axée sur la régulation du collectif. Il faut s’assurer du bon déroulement des activités, des repas, des relations entre les différents résidents.

Selon les profils, l’accompagnement peut s’effectuer dans un cadre standard ou dans des contextes informels, comme nous l’explique Lise : « Avec le public des réfugiés politiques, le travail est vraiment axé sur l’administratif qu’on effectue au bureau, tandis qu’avec les personnes sans domicile fixes on accompagne plutôt sur des temps informels, autour d’une pause-café, lors des repas, des activités. » Arnaud ajoute que « certains résidents doivent être accompagnés plus que d’autres. Cela se décide en fonction de la personne ; avec des gars autonomes, ce n’est pas nécessaire, mais pour d’autres, si tu ne les accompagnes pas sur quelques démarches, tu sais qu’il ne va rien se passer. »

À partir de 17h, place au collectif. « Les résidents jouent à la pétanque, aux cartes ; il va y avoir le repas : les collègues ne sont pas dans les bureaux, ils sont dehors, ils discutent. » Cependant, l’accompagnement se poursuit même sur les temps collectifs, au détour « d’une pause clope ; on travaille beaucoup sur l’informel ici », nous confirme Arnaud. Cette approche informelle permet la création de liens, établit une confiance plus naturelle que dans le cadre solennel d’un bureau. Car ce « lien de confiance » entre le travailleur social et le résident représente l’un des aspects essentiels du travail social. Tom résume ainsi : « Le lien de confiance réciproque et le respect mutuel sont des éléments essentiels à un bon travail d’accompagnement, pour aboutir à quelque chose (…), surtout sur des profils très dégradés, avec les gens qui ont une grande habitude de rue et qui sont très hostiles à tout. Avec ces personnes-là, tu es obligé d’établir un lien avant tout humain, personnel, du quotidien, pour pouvoir parler du reste, sinon le reste n’arrive jamais. »

Pour favoriser cette création de liens et plus largement améliorer la vie dans le centre, Arnaud et son équipe ont mis en place des petits événements récurrents. Ils organisent par exemple des barbecues toutes les deux semaines : « Le mercredi soir, c’est kebab », fait-il remarquer. Ce rituel est rendu possible grâce à un partenariat libre avec un snack local. « Il s’agit des petites choses de bases, de l’ordre de celles que toi et moi, on aime faire avec nos potes (…) Ce n’est pas grand-chose mais ça instaure des moments privilégiés, chaleureux, et ça soude le collectif. »

Entre la vie sur le site, les repas et les activités, les résidents sont en effet souvent amenés à être ensemble. Comme dans tout collectif, cette promiscuité entraîne « des tensions qui se cristallisent parfois, mais sans que cela soit un fait quotidien, dans des bagarres ». La gestion de ces dernières fait également partie des tâches des équipes : « Quand il y a un conflit, quand le ton monte, on intervient collectivement. Certains d’entre nous sont plus ou moins à l’aise face à la violence, mais quoi qu’il en soit, on ne laisse pas les gens se battre » nous explique Arnaud. Par ailleurs, une sorte d’autorégulation collective semble être monnaie courante dans les centres : « S’il y a une bagarre, d’autres gens du centre vont sortir de leur chambre et, si cela se passe le soir, ils vont intervenir. C’est très important, ça nous sécurise en permanence. Ici, on n’est jamais tout seul. »

Par-delà les très rares conflits, Arnaud tient à souligner que la majeure partie du temps, « entre les résidents, tout se passe plutôt bien, dans l’ensemble l’ambiance est bonne ». Cela est dû notamment aux travailleurs sociaux qui instaurent un climat de respect, de confiance et de proximité, comme le confirme Lise, qui travaille pourtant dans un milieu exclusivement masculin (excepté sa collègue animatrice) : « Il est important de s’imposer et de s’affirmer comme professionnelle avant tout et pas simplement comme le fait d’être une jeune femme. » Certains résidents aiment à la « tester » et, s’il faut parfois les « recadrer gentiment », Lise rappelle que dans ce milieu, « il est important d’avoir du caractère mais qu’il ne faut pas tout prendre au premier degré ». Elle ne se sent pas en insécurité, ses collègues, sa direction et les résidents étant en général « adorables et respectueux à [son] égard » et soutient qu’elle exerce son métier avec « passion ».

* Les prénoms et les villes ont été changés à la demande des intéressés.

Quels vœux pour 2017 ? Entrer en Décroissance

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Chroniques de l’urgence écologique

         L’an 2017 est là. C’est l’occasion de présenter mes vœux à ceux qui me lisent. Mais aussi d’engager le dialogue sur la Décroissance, en réponse à un précédent article publié sur Le Vent se Lève.

Décroissance : un mot choc pour lutter

         J’aime répéter que l’urgence écologique qui met en péril notre écosystème et notre humanité est le plus grand défi auquel nous devrons faire face. Attentats à répétition, écocides, exploitation des ressources au détriment des peuples autochtones, licenciements, suicides, croissance exponentielle des dividendes et des revenus du capital, réchauffement climatique… Autant d’indicateurs qui appellent à bouleverser notre vision du monde et à changer nos référentiels. S’il est une solution à nos problèmes, celle-ci ne peut être que politique. Mais on ne changera pas la politique sans concevoir une nouvelle éthique qu’Hans Jonas nomme « éthique du futur ». C’est-à-dire une éthique qui veut préserver la possibilité d’un avenir pour l’être humain. Réalisons que « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement et […] économiquement. »1 Admettons que la sortie de crise n’est possible qu’à condition de penser une alternative concrète et radicale à un système cancéreux. La convergence des crises nous plonge dans un état d’urgence écologique. Et si la réponse à cet état d’urgence était la Décroissance ? Ce mot « Décroissance » suscite beaucoup d’effroi chez les novices. Certains ont pris l’habitude de développer un argumentaire d’opposition considérant que puisque le mot est absurde, nul besoin de s’intéresser aux idées qu’il contient. Ce terme « décroissance » est-il pertinent ? Puisqu’il faut prendre parti, je rejoins ceux qui l’envisagent comme un slogan provocateur qui suscite les passions, plutôt qu’un mot-écran qui empêche le débat. Véritable « mot-obus », « poil à gratter idéologique », il affirme un projet politique à part entière, un mouvement politique. Il s’agit concrètement de s’opposer frontalement au culte de la Croissance et à la religion de l’économie. Il s’agit « de ne pas revenir en arrière vers un pseudo paradis perdu, il s’agit de collectivement bifurquer »2 , de faire un “pas de côté”. Mais comment ?

Décoloniser les imaginaires, changer de logiciel

         Pour les décroissants, le dogme du tout-croissance est à l’origine de la crise multi-dimensionnelle qui nous atteint. Cette crise écologique englobe ainsi un effondrement environnemental (dérèglement climatique, crise de la biodiversité, exploitation des ressources, altération des milieux), une crise sociale (montée des inégalités, crise de la dette et du système financier), une crise politique et démocratique (désaffection et dérive de la démocratie) ainsi qu’une crise atteignant la personne humaine (perte de sens, délitement des liens sociaux). Entrer en décroissance serait donc prendre conscience des ramifications de cette crise écologique et de ses conséquences. C’est opérer une « décolonisation de nos imaginaires » qui aboutirait à la remise en cause du système capitaliste, financier et techno-scientiste. Entrer en décroissance c’est changer de logiciel, se défaire de nos référentiels poussiéreux. La décroissance réside ainsi dans l’élaboration d’un projet politique profondément optimiste : celui d’une vie humaine indissociable de la préservation des écosystèmes. C’est reconnaître une valeur intrinsèque à la nature, lutter contre toute glorification anthropocentriste. A ce titre, notre développement passerait par un réencastrement du social et de l’économie dans une vision écologique globale. La seule voie plausible résiderait ainsi dans la définition de besoins sociaux cohérents avec les limites de la planète, une « auto-limitation » collective au sens de Gorz. La tâche n’est point aisée, rétorquerez-vous. Une première pierre ne serait-elle pas celle d’une profonde transformation de notre système économique et démocratique ? En d’autres termes, prôner une « relocalisation ouverte », une décentralisation radicale qui ancre la dynamique sociale et environnementale au cœur des territoires. La décroissance nous permettrait ainsi de donner un cade conceptuel cohérent à toutes les initiatives de transition. Transports collectifs ou doux (vélo, marche à pied), réorganisation du système alimentaire (permaculture, réduction de l’alimentation carnée). Mais aussi redéfinition de nos besoins énergétiques et abandon des énergies fossiles, monnaies locales, biens communs, etc. En somme, mettre en branle une évolution de nos modes de consommation et de production qui s’inscrirait dans une démondialisation maîtrisée et voulue, une réorganisation à toutes les échelles de notre schéma sociétal.

Quelle transition ? Une responsabilité collective

         Nombre de politiques déclarent aujourd’hui ne plus compter sur la croissance. J’ose espérer que cette apparente prise de conscience ne soit pas pure stratégie électorale. De Benoît Hamon à Yannick Jadot en passant par Jean-Luc Mélenchon, des propositions émergent.3 Mais gare aux leurres ! La décroissance est là pour rappeler qu’il ne s’agit pas de procéder à des ajustements, mais de renverser la table, de construire un nouveau projet. La transition ne peut être qu’écologique, mais tout investissement écologique n’est pas forcément une transition radicale. Ainsi, force est de constater que consommation d’énergie et hausse du PIB sont encore étroitement corrélées à l’échelle mondiale. Ainsi, comme le souligne Fabrice Flipo, « la forte croissance du secteur des énergies renouvelables pourrait bien n’être à ce titre qu’une fausse bonne nouvelle. Cela tient à ce que certains appellent le « cannibalisme énergétique ». La fabrication de renouvelables nécessite de l’énergie. Au-delà d’un certain taux de croissance de ces technologies, celles-ci en consomment plus qu’elles n’en produisent. Dans ces conditions, le déploiement des renouvelables tend donc à entraîner une augmentation de la production de gaz à effet de serre. » 4 En d’autres termes, un virage technologique ne résout pas la question de la surconsommation. La question qui se pose réellement est de savoir comment subvenir à nos besoins sans utiliser davantage de ressources. Cette réponse passe obligatoirement par une réflexion et une redéfinition collectives de notre projet de société. Cet exemple est à l’image de la logique décroissante. Il convient de s’éloigner d’une simple logique de « destruction créatrice » schumpéterienne qui n’est qu’une supplantation linéaire des technologies : du milliard de voitures diesel au milliard de voitures électriques, quel changement ? Il s’agit en conscience de faire un pas de côté, d’envisager la croissance de l’être par la décroissance de l’avoir. En temps d’élections présidentielles et législatives, il revient à chacun de bien peser le poids de ces mots.

        Loin d’être une vision pessimiste, terne et dépassée du monde, la décroissance s’oppose à tout conservatisme aveugle d’un système cancéreux et cancérigène. La décroissance comme mouvement politique et projet sociétal est une écologie politique radicale. Écologique car elle envisage les symptômes et les solutions comme interdépendantes. Politique car elle propose de refonder les bases d’un nouveau monde, de bâtir des référentiels neufs avec enthousiasme. Radicale car nul ne saurait l’accuser de petits arrangements avec le Capitalisme. « Le monde n’est pas complètement asservi. Nous ne sommes pas encore vaincus. Il reste un intervalle, et, depuis cet intervalle, tout est possible. » 5 Que vous souhaiter de mieux pour 2017 que d’entrer en décroissance ? Quel meilleur vœux que celui de refuser toute résignation face à l’état d’urgence ?

Crédit photo : ©kamiel79. L’image est libre de droit. 

1La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.

2Paul Ariès, La décroissance, un mot-obus, La Décroissance, n°26, avril 2005

3Manon Drv, Quelle transition écologique ? L’écologie entre en campagne, 19 décembre 2016, LVSL.

4Fabrice Flipo, l’urgence de la décroissance, Le Monde, 9 décembre 2015.

5Yannick Haenel, Les renards pâles, 2013.