La castration chimique obligatoire : une proposition dangereuse

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Tarquin en Lucrèce, 1575, Rijksmuseum, Amsterdam

La castration chimique est devenue une antienne de la sphère politique, surtout à droite, dès qu’un fait divers de mœurs est saisi par les médias. Pourtant, loin d’être efficace pour prévenir la récidive et protéger les victimes de viol et d’agression sexuelle, cette proposition est à la fois inhumaine et dangereuse.


Le 2 mai 2018, Laurent Wauquiez, président des Républicains, déclarait dans une interview à 20 Minutes, suite au viol et au meurtre d’Angélique, vouloir rendre obligatoire la castration chimique pour les violeurs. Il assurait même que les Républicains allaient déposer une proposition de loi afin de faire évoluer la législation.

Tout d’abord, il convient de préciser que le terme « castration chimique » n’est pas utilisé par les médecins : il serait trop violent, rappellerait une forme de contrition et induirait un caractère définitif, alors que ce traitement est réversible. Les professionnels prescrivant ces injections trimestrielles ou ces comprimés préfèrent l’appellation « traitement inhibiteur de libido ».

Toutefois, le terme de « castration chimique » semble approprié pour qualifier la violence et la dimension expiatoire de cette disposition dans notre droit pénal, prouvant encore une fois, si c’était nécessaire, qu’il faut se méfier des volontés politiques qui se prétendent protectrices des femmes lorsqu’elles émanent de l’aile droite de la droite. En effet, cette proposition apparaît non seulement d’une utilité réduite, mais elle est encore inhumaine voire dangereuse.

La castration chimique obligatoire, une proposition à l’utilité contestable

La proposition de M. Wauquiez semble peu pertinente car cette disposition est déjà présente dans notre droit, sous une forme différente. En outre, la castration chimique transformée en peine se verrait critiquée en tant que telle. Enfin, elle n’est efficace que pour de rares profils d’agresseurs.

Une proposition peu utile car déjà existante

La castration chimique est d’ores et déjà possible dans notre droit. La loi du 10 mars 2010 « tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle » a modifié l’article 706-47-1 du code de procédure pénale (CPP), désormais rédigé ainsi : « Les personnes condamnées pour l’une des infractions mentionnées à l’article 706-47 peuvent être soumises à une injonction de soins prononcée soit lors de leur condamnation, dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire, […] soit postérieurement à celle-ci, dans le cadre de ce suivi, d’une libération conditionnelle, d’une surveillance judiciaire ou d’une surveillance de sûreté […]. Lorsqu’une injonction de soins est ordonnée, le médecin traitant peut prescrire un traitement inhibiteur de libido […] » Le prononcé d’une injonction de soins pouvant être un traitement inhibiteur de libido est donc soumise à deux conditions : la condition de fond relative à la nature de l’infraction et une condition de procédure.

Concernant la condition relative à l’infraction, cet article ouvre le chapitre dédié à « la procédure applicable aux infractions de nature sexuelle et de la protection des mineurs victimes » et recouvre les dossiers où des mineurs (enfants de moins de dix-huit ans) sont victimes d’infractions allant du délit d’atteinte sexuelle (pénétration avec consentement de la victime punie de cinq ans d’emprisonnement) au crime d’assassinat accompagné de tortures ou d’actes de barbarie passible de la réclusion criminelle à perpétuité en passant par le proxénétisme.

En somme, tous les auteurs d’infractions aux mœurs commises sur des mineurs sont susceptibles de se voir prononcer une injonction de soins par un juge. M. Wauquiez compte-t-il l’étendre à tous les auteurs de viol, même pour les victimes majeures ? Faute de précisions supplémentaires, impossible d’écarter ce scénario.

« tous les auteurs d’infractions aux mœurs commises sur des mineurs sont susceptibles de se voir prononcer une injonction de soins par un juge »

La condition de procédure recouvre quant à elle deux situations. Si on imagine que la procédure pénale suit une chaîne temporelle allant de la commission de l’infraction à la purgation de la peine en passant par le jugement, la castration chimique intervient soit au milieu de la chaîne soit vers la fin. En effet, le juge peut, lors du jugement de condamnation, en complément d’une peine de prison et/ou d’amende ou à titre principal, prononcer une injonction de soins, commuée par le médecin en traitement inhibiteur de libido.

Mais cette injonction peut être prononcée par un autre juge que celui qui a prononcé la condamnation : le juge d’application des peines (JAP). Cette injonction fait l’objet de ce qu’on pourrait qualifier de contrat entre le JAP et le condamné : « soit vous suivez ce traitement, et dans ce cas-là vous pourrez sortir de prison plus tôt, soit vous ne le suivez pas et vous exécutez les neuf mois qu’il vous reste à purger en prison. Si vous interrompez le traitement, je vous replacerai en détention. » Le choix est donc possible en théorie, mais les possibilités limitées.

La castration chimique existe donc déjà dans notre droit, et sur la base d’un volontariat… limité, car il conditionne pour certains la sortie anticipée de prison, procédure habituelle en fin de peine. On ne peut toutefois pas reprocher à M. Wauquiez d’avoir oublié l’existence de cette procédure : en 2009, lors de l’élaboration de la loi, ses collègues de l’UMP avaient réussi à faire voter par l’Assemblée Nationale la castration chimique obligatoire. Cela avait été modifié par le Sénat, où l’UMP était pourtant le premier groupe parlementaire (147 sièges sur 343, le second étant le PS avec 115 sièges) et où la droite plus généralement détenait 55% des sièges. Encore une preuve que le Palais du Luxembourg, régulièrement critiqué pour son conservatisme, a le mérite d’être moins sensible que les élus directs du peuple au chant des sirènes de la démagogie pénale.

Une proposition peu utile en tant que peine alourdie

Dans l’esprit de M. Wauquiez, la castration chimique obligatoire inspirerait une telle crainte dans l’esprit du violeur ou agresseur potentiel que cela le dissuaderait de commettre l’infraction. Pourtant, il est reconnu depuis le siècle des Lumières que la lourdeur de la peine n’a qu’un effet dissuasif minime, contrairement à la certitude d’être puni. Cesare Beccaria l’avait déjà remarqué concernant la peine capitale : « Quand l’expérience de tous les siècles ne prouverait pas que la peine de mort n’a jamais empêché les hommes déterminés de nuire à la société ; […] il suffirait de consulter la nature de l’homme, pour sentir cette vérité. […] La terreur que cause l’idée de la mort, a beau être forte, elle ne résiste pas à l’oubli si naturel à l’homme, même dans les choses les plus essentielles, surtout lorsque cet oubli est appuyé par les passions. […] La peine de mort infligée à un criminel n’est pour la plus grande partie des hommes qu’un spectacle, ou un objet de compassion ou d’indignation. Ces deux sentiments occupent l’âme des spectateurs bien plus que la terreur salutaire que la loi prétend inspirer. […] Il arrive au spectateur du supplice la même chose qu’au spectateur d’un drame ; et comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices. » (Des délits et des peines, 1764)

« Comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices. » (Cesare Beccaria, Des délits et des peines, 1764)

S’il faut chercher une cause de fond pour la commission des infractions sexuelles et du sentiment d’injustice inspirant la soif de vengeance de nos concitoyens, il s’agira plutôt d’aller chercher du côté du sentiment d’impunité des agresseurs.

Une proposition peu utile car ne traitant que partiellement les causes des agressions

Le traitement inhibiteur de libido permet de tempérer les pulsions sexuelles des individus. Cela apaise donc la composante purement physique voire physiologique de l’acte du viol ou de l’agression. Mais ce traitement sur le corps du condamné est indispensablement doublé d’une thérapie sur sa personnalité. Ainsi, dans un entretien donné à Ouest France le 3 mai 2018, le psychiatre Roland Coutanceau précise que les médecins « utilise[nt] l’effet du médicament qui permet au patient d’être moins obsédé par ses fantasmes et permet d’installer une thérapie qui vise à leur permettre de contrôler eux-mêmes leur comportement. » La castration chimique n’est donc qu’une première étape vers un véritable traitement visant à éradiquer les causes de long terme des agressions.

« L’agression sexuelle n’est pas qu’une question d’hormones, c’est un comportement humain. L’agression sexuelle, c’est aussi, par exemple, une affaire de toute puissance. […] La castration chimique donne de la sexualité humaine une image fausse : « je fantasme, donc je ne peux pas me contrôler ».

En outre, ce traitement déjà partiel n’est intéressant que pour un profil très particulier d’agresseurs : ceux soumis à des pulsions irrésistibles. M. Coutanceau est le premier à souligner cette incomplétude : « L’agression sexuelle n’est pas qu’une question d’hormones, c’est un comportement humain. L’agression sexuelle, c’est aussi, par exemple, une affaire de toute puissance. […] La sexualité transgressive, c’est un comportement dont seulement l’une des composantes est liée à un excès de fantasmatique ou à un non-contrôle d’une obsession sexuelle. La castration chimique donne de la sexualité humaine une image fausse : “je fantasme, donc je ne peux pas me contrôler” ».

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Barbe Bleue, figure mythique du monstre tueur de jeunes filles. Gravure de Gustave Doré, 1862.

Enfin, les psychiatres précisent que ce traitement ne peut être pris à vie car il peut entraîner des effets secondaires pouvant nuire à la santé du condamné : ostéoporose, risques d’embolie pulmonaire, dépression, incompatibilité avec les traitement pour la psychose… Or, l’Observatoire International des Prisons estime que les personnes incarcérées ont six fois plus de risques de suicider que le reste de la population, et vingt fois plus de risques d’être atteint d’une pathologie psychiatrique.

Ce traitement pose donc un sérieux dilemme aux médecins : ne créerait-il pas plus de mal que ce qu’il n’en règle, contrairement au principe fondamental du serment d’Hippocrate primum est non nocere (« avant tout, ne pas nuire ») ? Ce traitement est d’autant plus susceptible d’entrer en contradiction avec le code de déontologie des médecins qu’il est inhumain et pose de sérieuses questions sur sa conformité avec les droits fondamentaux.

La castration chimique obligatoire, une proposition peu respectueuse des droits fondamentaux

La castration chimique est déshumanisante car elle revient à nier la capacité des individus à contrôler leur corps. En soi, toute action sur le corps même du condamné est une violence inacceptable. En France, comme dans tous les États de droit, les peines de prison ne devraient être que la privation de la liberté d’aller et venir et seulement la privation de cette liberté. Malheureusement, nos concitoyens semblent attendre de la peine qu’elle humilie le condamné, qu’elle le prive non seulement de sa liberté, mais aussi de sa dignité.

D’où les discours récurrents sur « la prison [infestée par les rats, les puces, les cafards, la gale et avec un siège de toilette pour quatre détenus], c’est pas le Club Med ! », qu’une enquête de la fondation Jean Jaurès en collaboration avec l’Ifop publiée le 10 avril 2018 ne fait qu’attester : 50% des personnes interrogées estiment que les détenus bénéficient de trop bonnes conditions de détention, contre 18% en 2000.

Dans le même ordre d’idées, quoique moins rigoureux statistiquement, à la question « Êtes-vous favorable à la castration chimique pour les coupables de viol(s) ? » posée par le chatbot Messenger du vidéaste Hugo Travers le 3 mai 2018, sur les 6722 participants (très probablement, sans qu’il soit possible de le prouver, dans la sphère jeune, progressiste et éduquée de la population française), 43% ont répondu « oui », pour une minuscule majorité (50%) de « non » et 7% de personnes « sans opinion ».

« 50% des personnes interrogées estiment que les détenus bénéficient de trop bonnes conditions de détention »

Si le caractère déshumanisant de la castration chimique ne semble pas émouvoir plus que ça nos concitoyens, la proposition de loi, si elle venait à se concrétiser, apparaît toutefois difficilement conciliable avec de nombreux droits protégés par notre Constitution et par nos engagements internationaux.

Une conciliation difficile avec nos exigences constitutionnelles et conventionnelles

Il semble que la castration chimique porte atteinte à la prohibition des traitements inhumains ou dégradants, à la dignité humaine, et au droit au respect de la vie privée.

L’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention ESDH) de 1950 prohibe la torture, les peines ou les traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l’homme adopte une interprétation large des comportements des autorités publiques susceptibles de constituer des traitements inhumains. Le 1er juin 2010, réunie en grande chambre, elle n’a pas hésité à condamner l’Allemagne sur ce fondement dans un cas où des policiers avaient simplement menacé un individu soupçonné de commettre des mauvais traitements sur lui afin d’obtenir son aveu. Comment imaginer que la Cour, qui condamne de simples menaces, puisse accepter l’administration forcée d’un traitement ?

La dignité de la personne humaine, consacrée par le Code civil (article 16), a acquis le statut de principe à valeur constitutionnelle par la décision du Conseil Constitutionnel rendue le 27 juillet 1994 sur les lois bioéthiques. Or, infantiliser une personne adulte et responsable pénalement en le forçant à prendre un traitement hormonal sans son consentement apparaît irréconciliable avec le droit de chacun au respect de sa dignité.

Le droit au respect de la vie privée et familiale est protégé par plusieurs normes. La loi française, via l’article 9 du code civil proclame que « Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Au niveau conventionnel, supérieur à la loi selon notre hiérarchie des normes, l’article 8 de la Convention ESDH encadre aussi le droit à une vie privée et familiale normale. Enfin, ce droit a acquis une protection suprême avec la décision du Conseil constitutionnel du 18 janvier 1995 qui lui accorde le statut de principe à valeur constitutionnelle. Or, la castration chimique, en privant l’individu de ses pulsions, affecte nécessairement sa vie sexuelle, composante de sa vie privée.

Toutefois, les droits des détenus n’émeuvent que modérément nos concitoyens et nos décideurs politiques. C’est pourquoi il faut insister sur la dangerosité de cette proposition pour notre société.

La castration chimique obligatoire, une proposition dangereuse

La castration chimique obligatoire ne répond pas du tout aux causes sociales, morales ou culturelles du viol.

Ces causes sociales sont évidemment présentes lorsque les victimes sont des femmes adultes. Quid du viol lors d’une soirée ? Quid du « droit de cuissage » sur les nouvelles venues dans certains milieux associatifs et/ou étudiants ? Quid du viol entre conjoints / concubins / partenaires de PACS ? Quid d’un certain producteur de cinéma profitant de sa toute-puissance pour faire du chantage sexuel à de jeunes artistes en situation de précarité ?

Ces situations sont-elles vraiment causées par les pulsions des agresseurs ? Ou par leur sentiment d’impunité ? Une expérimentation menée en 2016 par Massil Benbouriche, docteur en psychologie et en criminologie, révèle que près d’un tiers des hommes interrogés seraient prêts à commettre un viol s’ils étaient absolument certains de ne pas être poursuivis.

Outre l’incapacité de la castration chimique à répondre à la dimension psychologique de l’agression, elle ne permet pas de mettre fin au phénomène nommé par les théories féministes « culture du viol », c’est-à-dire l’acceptation, la relativisation, la banalisation du viol permises par la société. Espérer répondre aux violences sexistes et sexuelles par la castration chimique évoque surtout la volonté d’enlever la paille dans l’œil du voisin sans voir la poutre dans le nôtre. La castration déresponsabilise les violeurs – « je n’y peux rien, c’est les pulsions ! » – au lieu au contraire de les responsabiliser – « je peux contrôler mes pulsions par respect pour la victime potentielle et je n’outrepasserai pas son consentement ».

Enfin la castration chimique peut certes constituer une délivrance pour les pédophiles. Mais si on levait le tabou de la pédophilie afin de prévenir le crime plutôt que d’alourdir la répression ? Ne serait-ce pas in fine plus favorable aux potentielles victimes ?  Comme le précise Latifa Bennari, présidente de l’association « L’Ange Bleu » et elle-même ancienne victime de pédocriminalité : « En France, la prévention se limite à celle de la récidive. […] C’est attendre que des pédophiles commettent des infractions sexuelles et que certaines d’entre elles soient signalées à la police et que certains de leurs auteurs soient condamnés à suivre un traitement. »

C’est pourquoi l’association organise des groupes de paroles entre d’anciennes victimes et des pédophiles abstinents ou « ex-criminels ». En effet, « le dialogue avec les victimes permet une prise de conscience des dégâts potentiels, en cas de premier passage à l’acte pour les uns ou d’une récidive pour les autres. Une méthode révolutionnaire qui a fait ses preuves et a constitué un vrai garde-fou pour des milliers de pédophiles. »

Ce n’est donc pas en castrant vingt « monstres » qu’on va éviter aux femmes ou aux enfants de se faire violer par leur proche. Sans doute vaudrait-il mieux prévenir que guérir. Éduquer plutôt que déresponsabiliser. Dialoguer plutôt que réprimer. Il est bon que la castration chimique existe, car cela permet à certains auteurs de se libérer de leurs pulsions. Mais l’imposer entre outrepassant le consentement du condamné semble inhumain, inutile et dangereux si cela permet au législateur tel Ponce Pilate de se laver les mains en négligeant la prévention du crime.

La proposition de M. Wauquiez est tellement inquiétante en matière de droits et libertés pour nos concitoyens qui se sont écartés du droit chemin et de sexisme à l’œuvre dans notre société qu’on en vient à espérer qu’il ne s’agisse que d’un effet d’annonce.

Crédits :

Tarquin et Lucrèce, 1575, Rijksmuseum, Amsterdam.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Tarquinius_en_Lucretia_Rijksmuseum_SK-A-1287.jpeg#/media/File:Tarquinius_en_Lucretia_Rijksmuseum_SK-A-1287.jpeg

Barbe Bleue, par Gustave Doré, 1862. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Barbebleue.jpg

 

“Les élites ont fait sécession et fonctionnent en vase clos” Entretien avec Jérôme Fourquet

Directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, Jérôme Fourquet est l’auteur d’une note remarquée sur la “sécession des élites” françaises. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages, l’un sur la droitisation des catholiques français et l’autre sur la situation politique corse. Nous avons voulu l’interroger sur l’état de la situation politique, un an après l’élection d’Emmanuel Macron. 


LVSL : Vous êtes l’auteur d’une note sur la “sécession des élites” françaises. Vous y expliquez que les cadres et les professions intellectuelles se sont recroquevillés sur les métropoles, et se sont coupés des catégories sociales moyennes et populaires. Comment ce processus de ségrégation sociale s’est-il opéré ?

C’est un processus au long cours qui s’étend sur une trentaine d’années et qui touche différents paramètres. Vous avez mentionné le facteur géographique. Il est tout à fait déterminant. On a une concentration des catégories favorisées (que l’on raisonne en termes de diplômes ou de revenus), dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Il y a toujours eu des quartiers bourgeois mais on atteint là un taux d’homogénéité exceptionnel.

Dans l’ouest francilien (en particulier, dans toute une série de communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines) et dans l’ouest parisien, les cadres, les professions intellectuelles et les chefs d’entreprise sont majoritaires. Ce sont des niveaux de concentration qui relèvent du jamais vu, et cela sur des territoires très vastes, ce qui permet de fonctionner en vase clos. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.

 

On a une concentration des catégories favorisées, dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.” 

 

Cette ségrégation sociale et géographique a été renforcée par toute une série de phénomènes. Au bout de 30 ans, on aboutit à une ségrégation scolaire de plus en plus poussée : les CSP+ sont de plus en plus enclines à placer leurs rejetons dans des établissements privés. Au sein même d’une ville, on constate des disparités scolaires en fonction de la profession et du milieu social des parents qui sont parfois très spectaculaires.

1982 – 2013 : Evolution de la population active à Paris. Source : 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet

 

On a également assisté au long déclin des colonies de vacances que l’on pourrait qualifier de généralistes. Or, on y constatait un brassage de la population qui était important. Aujourd’hui, beaucoup moins d’enfants vont dans les colonies de vacances. Sur la même période, du milieu des années 1980 à aujourd’hui, on a eu la suppression du service militaire qui cahin-caha faisait passer sous les drapeaux deux tiers d’une classe d’âge masculine, quel que soit le niveau de diplôme des appelés.

Il y avait certes des exemptions, du piston et des réformés. Néanmoins, cette institution se distinguait par une certaine hétérogénéité sociale. En parallèle de la ségrégation spatiale qui trouve sa cause dans la hausse du prix de l’immobilier, on peut décrire un processus de suppression ou de déclin d’institutions qui permettaient une certaine mixité : le service national a disparu, la carte scolaire est de plus en plus contournée et les colonies de vacances se spécialisent, laissant une grande partie des enfants issus des familles moyennes et populaires sur le quai.

On peut d’ailleurs affiner l’analyse en pointant le fait que, dans les partis politiques, en particulier au PS, le poids des classes moyennes et populaires a décliné au profit de celui des cadres. Ce sont des endroits où il y avait un certain échange, une certaine confrontation même parfois. Tout cela s’est considérablement étiolé. En bout de course, les représentants des CSP+ sont de plus en plus enclins à ne plus avoir de contact avec le reste de la population.

LVSL : Au sujet des inégalités scolaires et du repli des élites sur le privé, quelles peuvent-être, selon vous, les pistes pour réduire ces inégalités ? Faut-il rallumer la guerre scolaire public/privé pour réunifier la nation ?

Emmanuel Macron insiste sur sa volonté de recréer un service national universel. En avançant cette idée, je pense qu’il a ce constat de fracturation de la nation en tête. Évidemment, cela peut aussi passer par l’école. Est-ce qu’il faut réanimer la guerre scolaire ?  Ce n’est pas évident. Il faut s’interroger sur les raisons de la désertion de l’enseignement public par une partie croissante des catégories supérieures. Il y a sans doute un problème de niveau.

Là encore, la volonté de remettre en place l’enseignement des langues anciennes et des classes bilingues est sans doute pensée comme un moyen de rendre de l’attractivité aux établissements publics et de ralentir le départ des enfants des classes moyennes supérieures de ces établissements. C’est un très vaste chantier qui ne concerne pas uniquement la question du rapport entre l’enseignement public et l’enseignement privé.

LVSL : Les catégories populaires et moyennes sont majoritaires dans la société française. Le vote sur le Traité Constitutionnel Européen a mis à jour cette réalité. Comment expliquez-vous qu’un homme issu de la France d’en haut ait été élu en mai dernier ? Les oppositions populaires semblent faibles alors qu’Emmanuel Macron met en place un agenda libéral à marche forcée…

Il faut rappeler les conditions de son élection. Emmanuel Macron obtient 24% des voix au premier tour, ce qui peut paraître beaucoup pour un primo-candidat. Or, en comparaison, en 2012, François Hollande avait obtenu 28% des voix au premier tour. Quant à Nicolas Sarkozy, il avait totalisé 31% des voix au même stade de la compétition électorale. Le score d’Emmanuel Macron n’est donc pas si considérable que cela. Quant au second tour, il a un caractère atypique. C’est davantage un plébiscite contre Marine Le Pen qu’un vote en faveur de l’agenda porté par Emmanuel Macron.

Ensuite, s’il a été soutenu majoritairement par les populations des quartiers dont on a parlé toute à l’heure, ce serait réducteur de le présenter seulement comme le candidat de ces quartiers-là. La spécificité du vote Macron, réside dans le fait que, dans la « France périphérique » chère à Christophe Guilluy, comme dans les banlieues du 93, il y a un minimum de 15% de voix qui s’expriment en sa faveur au premier tour. Cela monte à 30-35% des voix dans les quartiers les plus huppés des grandes métropoles.

 

“Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.”

 

Cependant, les 15% qu’il réalise dans les quartiers populaires démontrent qu’il a agrégé toute une partie de la population, qui, toutes classes sociales confondues, était en attente d’un renouvellement générationnel, d’un renouvellement des pratiques politiques et qui jugeait le modèle gauche-droite comme complètement épuisé. Macron a capitalisé là-dessus. Avec une certaine habileté, il a énormément insisté sur ce point davantage que sur son agenda libéral. Cela explique sa victoire.

Pourquoi n’y a-t-il pas un puissant mouvement de contestation qui s’exprime ? D’une part, nous sommes en début de mandat. Il y a une légitimité forte de l’élection et le gouvernement use de l’argument selon lequel ce qui est fait maintenant a été présenté il y a un an aux Français, ce qui n’était pas forcément le cas pour tous ses prédécesseurs. Deuxièmement, il y a un constat répandu que notre modèle social et éducatif est mal en point, insuffisamment performant et qu’on ne peut pas se contenter du statu quo.

On voit cela clairement pour l’enseignement supérieur avec le fiasco d’APB. Si Emmanuel Macron peut proposer des mesures impliquant une sélection à l’université, c’est parce que tout le monde a en tête la fiasco que représente APB. On peut avoir le même raisonnement sur la SNCF : nous ne sommes plus en 1995. Emmanuel Macron arrive après le tragique accident de Bretigny-sur-Orge, après les pannes géantes de la gare Montparnasse. et après la hausse des billets de train. Tout ceci sans compter la dette faramineuse de la SNCF. Statut du cheminot ou pas, il y a un constat partagé qu’il faut remettre les choses à plat. Ce constat est présent dans la société française. Macron en joue et en bénéficie.

Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.

Quant au référendum de 2005, c’est évidemment un moment très important pour comprendre ce qui s’est passé dans le pays. À ceci près que nous étions justement dans la configuration d’un référendum. Le camp du non était largement majoritaire. Cependant, il agrégeait des supporters de Laurent Fabius, de Jean-Luc Mélenchon, de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen. Toute la difficulté des oppositions, c’est qu’elles sont morcelées. Elles ne sont pas en désaccord sur la même chose vis-à-vis de la politique du gouvernement.

Macron bénéficie de l’adhésion résignée et de la fragmentation des oppositions. Si on veut rentrer dans le détail, les partis qui doivent symboliser les oppositions, FN, PS, LR et la France Insoumise sont tiraillés par des tensions internes. Pour ce qui est du PS, à ces divisions s’ajoute le coup fatal pris lors de la présidentielle. L’opposition est fortement déstabilisée. Cette situation n’est sans doute pas définitive mais ouvre un espace dans lequel Emmanuel Macron peut dérouler son agenda de réformes à l’abri de la légitimité  de son élection.

LVSL : N’y a-t-il pas une prise de conscience de cette désaffiliation du côté de Macron ? Que ce soit sur le plan électoral, raison pour laquelle il donne des signes en direction des chasseurs, mais également sur le plan de la cohésion nationale, raison pour laquelle il œuvre à la remise en place d’un service national ? On sent qu’il mobilise une gestuelle gaullienne pour conquérir la France exclue de la mondialisation…

Il y a en effet quelque chose de paradoxal dans le positionnement d’Emmanuel Macron : son entourage pourrait s’apparenter à cette élite déconnectée de la majorité de population. Cette élite l’a massivement soutenu électoralement et financièrement. Or, Macron semble être conscient de l’état des fractures françaises et essaie, par le biais du cérémonial républicain, par la remise en place de lieux de brassage sociaux comme le service militaire, de ressouder la nation française. Toute la question est de savoir si tout cela sera suffisant. Des réformes comme la suppression de l’ISF, la réforme du Code du Travail, ou la réforme de l’assurance chômage sont plutôt de nature à fragiliser sa position et à l’empêcher de raccrocher la population exclue par les élites françaises.

LVSL : Vous êtes également auteur d’un ouvrage sur la droitisation des catholiques français. Cette petite bourgeoisie catholique a surpris son monde en faisant irruption sur la scène politique française à l’occasion du débat sur le mariage pour tous. Aujourd’hui, la PMA, le mariage homosexuel et l’adoption pour les couples homosexuels sont majoritaires dans la société française. Comment expliquez-vous ce double mouvement contradictoire ?

 À la droite de Dieu, Jérôme Fourquet

Il y aura sans doute des répliques de la Manif’ pour tous lors du débat sur la PMA. S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est d’une part parce qu’ils étaient fondamentalement opposés à ce projet mais aussi parce qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française.

Quand ils allaient à l’église, ils savaient qu’ils n’étaient pas très nombreux. Cependant, jusqu’à présent, aucun gouvernement n’était allé les chercher sur leurs fondamentaux. Mais avec ce projet, il s’est attaqué à leurs convictions profondes. La mobilisation contre la loi Taubira et le raidissement d’une parti des catholiques a à voir avec la prise de conscience de ce fait minoritaire.

Ils prennent conscience que, comme ils ne sont pas assez organisés, ils s’exposent à des textes qui sont contraires à leurs valeurs. Pour contrer cela, ils s’organisent soit dans la rue, soit en faisant de l’entrisme dans des partis politiques, soit en développant des think-tanks, des associations, des revues et en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT” en se disant : « ils sont minoritaires mais ils ont su habilement faire avancer leur pions. Nous pouvons faire de même. »

 

S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française. Pour contrer cela, ils s’organisent en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT”

 

C’est un choc culturel immense puisque les catholiques continuaient à considérer la France comme la fille aînée de l’Église. Ils voyaient la France comme un pays sous le régime d’une certaine forme de catho-laïcité. Les catholiques déclinants s’en accommodaient plutôt bien jusque-là. De ce point de vue, les années 2012-2013 constituent une rupture : les catholiques se rendent compte qu’ils sont minoritaires, et que, s’ils ne s’organisent pas, s’ils ne mènent pas de lutte culturelle, ils devront accepter des changements de société fondamentalement contraires à leurs valeurs.

LVSL : La droite et l’extrême-droite sont dans une situation paradoxale. Marine Le Pen a comptabilisé plus de 10 millions de voix en mai dernier. Elle semble cependant affaiblie par les critiques qui se dévoilent depuis l’échec de son débat d’entre-deux-tours.  De son côté, Laurent Wauquiez est à la tête d’un parti essoré par ses contradictions internes et la défaite à la présidentielle. Quelles perspectives peut-on raisonnablement tracer pour ces deux pôles du bloc conservateur/réactionnaire ?

Si une jonction se produisait, elle ne concernerait pas l’ensemble des deux blocs. Il y aurait une frange, dans les deux blocs, qui ne s’y retrouverait pas vraiment. Surtout, cela ne se ferait pas en termes institutionnels, avec des accords électoraux. Cela se ferait à la base avec toute une partie de l’un ou de l’autre des électorats qui se mettrait à voter pour le chef de l’autre camp.

Wauquiez veut refaire le coup qu’a fait Nicolas Sarkozy en 2007 : siphonner l’électorat du FN sans signer un accord avec Marine Le Pen. Est-ce possible ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler qu’il s’est passé énormément de choses depuis l’élection présidentielle de 2007. Toute la frange modérée de l’UMP a quitté le giron commun soit pour aller directement dans la majorité macronienne soit pour se mettre en orbite et en soutien d’Emmanuel Macron. C’est le cas d’Alain Juppé par exemple. Ce faisant, l’audience de LR s’est réduite. Il y a évidemment des franges différentes. On voit bien que Valérie Pécresse, même si elle est minoritaire, veut incarner un courant modéré. Le courant incarné par Laurent Wauquiez est lui majoritaire au sein du parti Les Républicains. Il est majoritaire dans des proportions opposant deux-tiers de son parti à un tiers centriste. Cela lui suffit pour être majoritaire, sans être hégémonique.

Reste que le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front national. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.

Ce mano a mano reste une hypothèse. Il ne faut enterrer ni Marine Le Pen ni le Front national. Les causes profondes qui ont abouti à l’émergence du Front national n’ont pas du tout disparu et le FN a connu des crises bien plus graves que celle-ci. En 1998, la scission mégrétiste était bien plus importante que celle que vient de provoquer Florian Philippot. De même, en 2007, quand Nicolas Sarkozy siphonne l’électorat du Front national, il le laisse exsangue : au moment des législatives, des centaines de candidats ne passent pas la barre des 5% et ne sont donc pas remboursés. Il y a, à la fois, un espace idéologique qui se rétrécit considérablement, parce que c’est l’époque du Kärcher et puis organisationnellement et financièrement, le parti est au point mort.

 

“Le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.”

 

Laurent Wauquiez, en visite à Villeneuve-d’Ascq. ©Peter Potrowl

Pour autant, quelques années après la scission mégrétiste, Jean Marie Le Pen était au second tour de l’élection présidentielle. Par ailleurs, quelques années après l’OPA de Nicolas Sarkozy sur l’électorat du Front National, Marine Le Pen est adoubée au congrès de Tours. C’est un nouveau départ pour le FN. Il ne faut donc pas surestimer leurs difficultés. Il y a un énorme doute au sein de l’électorat FN, par rapport à ce qu’ils auraient pu attendre de la présidentielle. Il n’en demeure pas moins que Marine Le Pen a réalisé presque 11 millions de voix au second tour. Elle a obtenu huit députés élus. Le Front national reste une marque électorale tout à fait puissante.

Cependant, dans l’hypothèse où l’image de Marine Le Pen l’empêcherait de relancer le Front, il y aura des voix pour réclamer autre chose. La récente séquence autour de Marion Maréchal Le Pen est assez éloquente. Son positionnement entrerait en concurrence frontale avez Laurent Wauquiez.

LVSL : Marion Maréchal Le Pen est récemment intervenue devant les conservateurs américains. Elle semble à la croisée de la droite conservatrice et libérale, de la droite catholique réveillée par la Manif’ pour tous et de la droite identitaire qui centre son combat sur l’Islam et l’immigration. Peut-elle être le point d’appui pour cette droite d’après qu’espérait construire Patrick Buisson il y a quelques années  ?

On sauterait de génération. Marine Le Pen, ce n’était déjà pas la même chose que son père. Même si la configuration était très différente, Marine Le Pen a réalisé un score deux fois supérieur à celui de son père lorsqu’elle est arrivée au second tour de l’élection présidentielle. La marque Le Pen reste connotée négativement bien sûr. Cependant, le pedigree de la personne qui le porte peut aboutir à un poids supérieur dans l’équation personnelle vis-à-vis de la charge négative que porte le nom Le Pen.

Quant à Marion Maréchal Le Pen, elle ne semble pas pressée de revenir. Elle est issue d’une famille où les contentieux politiques ont provoqué des clashs et des blessures très profondes. Elle n’a pas hâte de vivre une brutale confrontation avec sa tante. Cela étant, elle voit ce que Laurent Wauquiez essaie de faire. Elle fait le constat que quelque chose s’est abîmé autour de sa tante. Elle veut prendre date, se rappeler à la mémoire de tous. Tout cela ne va pas se faire dans les prochains mois. Cela prendra du temps.

Les européennes seront une échéance importante. On verra le rapport de forces entre le FN et la droite. On verra ce qui se passera du côté du bloc souverainiste. Quel sera l’étiage qui sortira vainqueur ? Est-ce que ce sera un match nul ? A partir de là, si le FN revient à des scores importants et laisse sur place la liste Wauquiez, on n’est pas du tout dans la même situation que si la FN reste encalminé. Là, la pression qui s’est exercée sur Marine Le Pen dès le soir du débat d’entre-deux-tours va se faire de plus en plus forte.

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Nouvelle Question Corse. Les nationalistes corses ont surpris en conquérant l’île dans un laps de temps extrêmement court entre les municipales à Bastia en 2014 et l’élection pour la collectivité unique de Corse en 2018. Comment expliquez-vous cette fièvre nationaliste qui prend les Corses ?

C’est la concrétisation électorale d’un travail d’implantation et d’influence idéologique et métapolitique qui a 40 ans d’existence. Les « natios » ont commencé ce travail en 1975. Ils ont mis 40 ans à convaincre les Corses. Par ailleurs, certaines circonstances leur ont permis de transformer leur victoire culturelle en une victoire électorale. Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Ils soufflaient même de manière plus forte en Corse.

Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. La volonté de renouvellement est encore plus forte là-bas. De manière paradoxale, Emmanuel Macron a réalisé des scores modestes à la présidentielle et ses candidats ont été défaits aux législatives, ce qui est très rare. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.

La volonté de renouvellement et de changement a été un des grands atouts des « natios ». La figure de Simeoni s’apparente à celle d’un Macron corse. Cette comparaison ne lui plairait sans doute pas mais l’équation personnelle lui a fortement bénéficié. Par ailleurs, ce score est le résultat d’une longue bataille culturelle et politique autour de revendications typiquement insulaires : la défense du littoral, la défense de la langue, la question du rapatriement des prisonniers « politiques », la question du non-bétonnage du foncier. Tout cela est largement majoritaire dans la société corse.

 

“Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.”

 

Un verrou empêchait cependant la concrétisation de cette domination culturelle en victoire politique : c’était le rapport à la violence et les organisations clandestines. A partir du moment où la violence politique a décliné sur l’île, et qu’en 2014, après la victoire des « natios » aux municipales de Bastia, les représentants du FLNC annoncent l’auto-dissolution des organisations clandestines et une trêve unilatérale, ce verrou a sauté. Tout le travail des nationalistes a ensuite payé électoralement.

Gilles Simeoni, président de la collectivité unique de Corse. ©Nationalita

On peut ajouter deux derniers éléments dans cet alignement des planètes : on leur reprochait leur inexpérience gestionnaire et leur division. Les divisions ont été dépassées par un front commun et la stratégie de la liste unique. Le manque de culture gestionnaire a été également très vite dépassé : ils gouvernent Bastia, et ont pris le contrôle de la collectivité un an plus tard. Le reproche du manque de culture gestionnaire tombe alors. Cela leur permet d’obtenir trois députés sur les 4 que compte l’île de beauté. Tout cet alignement de planètes a permis aux nationalistes corses d’être majoritaires et de prendre le pouvoir.

LVSL : Il y a quand même un paradoxe. Le FN a fait des scores très élevés lors de la présidentielle en Corse. Cependant, il n’a pas du tout capitalisé sur ce score au moment des législatives et de l’élection à la collectivité unique de Corse. Comment l’expliquez-vous ?

On se souvient des événements du quartier de l’empereur à Ajaccio : en décembre 2015, après une embuscade contre deux pompiers corses, dans un quartier immigré d’Ajaccio, des centaines de manifestants sont venus crier « Arabes dehors ». Plus proches de nous, on se souvient des événements de Sisco.

 

“En proportion, la Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse.”

 

Le vote nationaliste est un vote identitaire. Historiquement, la fibre identitaitre s’est orientée contre l’État jacobin qui empêcherait le développement de l’île, et la conservation de l’identité corse. Cette dimension n’a pas disparu. Cependant, depuis 30 ans, une partie de la population corse, très attachée à son identité, ne se sent pas seulement menacée par la domination d’un État jacobin mais également par la présence d’une forte communauté immigrée maghrébine.

En proportion, c’est en Corse que la population immigrée est la plus importante. La Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse. Il faut néanmoins dire qu’il n’y a pas totalement des vases communicants. Quand on regarde, ce n’est pas aussi simple que cela : une partie de l’électorat a pu passer de l’un à l’autre, mais sociologiquement, on ne peut pas mettre de signe égal entre les deux.

Propos recueillis par Lenny BENBARA.

“Macron est un joueur de flûte” – Entretien avec Gaël Brustier

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure

Gaël Brustier est conseiller politique, essayiste et politologue. Il est notamment l’auteur de Le Mai 68 conservateur : que restera-t-il de la Manif pour tous ? paru en 2014 aux éditions du Cerf et de A demain Gramsci, paru en 2015 chez les mêmes éditions.


 

LVSL : Vous évoquez dans la première partie de votre ouvrage la « fascination de l’extrême-droite pour Gramsci ». Dans quelle mesure la référence à Gramsci a-t-elle joué dans l’élaboration de leurs stratégies ?

D’abord la fascination de l’extrême droite pour Gramsci est ancienne. Franco Lo Piparo dit qu’il est très probable que le premier lecteur des Cahiers de Prison ait été Mussolini. De manière plus significative, en Italie, Ordine Nuovo et une partie du MSI, les camps Hobbits dans les années 1970, se sont réclamés de Gramsci. La fille de Pino Rauti dit de lui qu’il était un intellectuel gramscien. En Italie, et en France dans les années 1970, avec la Nouvelle droite autour d’Alain de Benoist, il y a l’idée d’un gramscisme de droite. Il y a bien sûr des angles morts dans le gramscisme de droite. Jean-Yves Le Gallou l’a reconnu devant Nicolas Lebourg : il n’y a pas de prise en compte du bloc historique. Pour eux, le combat culturel se résume à imposer des mots. La conception que se font les droites italienne et française de Gramsci est assez simpliste.

Ensuite, l’extrême droite a toujours un complexe d’infériorité par rapport à la gauche. Les gens de droite sont fascinés par ce qu’ils estiment être le pouvoir culturel de la gauche. Dès qu’on interroge un militant d’extrême droite, qu’il soit païen ou ultra-catholique, il est béat d’admiration devant les marxistes, devant le PCF, etc. Le Printemps français, par exemple, puise son iconographie dans le PCF des années 1950, la Manif Pour Tous allait puiser ses identifiants et ses symboles dans l’histoire de la gauche et de Mai 68. Le complexe d’infériorité par rapport à la gauche est donc pour beaucoup dans cet usage de Gramsci.

C’est une utilisation de Gramsci très hémiplégique, résumée à l’idée du combat culturel pour imposer une vision du monde. On ne retrouve pas l’idée que l’hégémonie commence à l’usine, qu’il existe une pluralité de fronts : le front social, le front culturel, le front économique, qu’il faut mener en même temps. La droite française est rétive à l’idéologie et est fascinée par les gens qui organisent leur pensée. Ils sont persuadés que les socialistes ont une idéologie, un projet, c’est vous dire…

LVSL : Comment expliquez-vous le succès de l’extrême droite nationale-populiste ? A travers notamment la réappropriation des signifiants liberté, démocratie, etc.

A partir de 2011 et jusqu’à maintenant, on observe un cycle de cinq années au cours desquelles ces droites ont été extrêmement dynamiques. Ce cycle correspond aux suites de la crise. Dans ce dernier cycle, on remarque une prise en compte des mutations des sociétés occidentales et des préoccupations liées aux libertés individuelles. Il y a une demande d’Etat social paradoxalement combinée à une méfiance à l’égard de l’Etat concernant les libertés individuelles jugées menacées. C’est Andreas Mölzer, du FPÖ autrichien, qui misait sur les questions de libertés numériques par exemple. Ils tentent de conquérir un électorat qui jusque-là leur échappait. Par exemple, les femmes et les homosexuels, à qui ils expliquent que les musulmans sont leurs ennemis mais aussi les diplômés. Il y a donc une mutation des droites national-populistes à partir de la crise à la fois sur la relative prise en compte de l’individu autonome, et sur la question démocratique car ils se posent comme les principaux contestataires des malfaçons démocratiques et comme les défenseurs d’une démocratie idéale. Ils prennent en considération un certain libéralisme culturel, paradoxalement combiné au conservatisme qui a pour clé de voûte la haine de l’islam et un occidentalisme, dont ils n’ont pas le monopole puisqu’il est partagé jusqu’au cœur de la « gauche ».

LVSL : Vous écriviez en octobre 2016 l’article « Et à la fin, c’est Wauquiez qui gagne », dans lequel vous reveniez sur l’ambition du président de la région Auvergne-Rhône Alpes de fédérer toutes les chapelles de la droite en un seul et même parti. Cette ambition vous semble-t-elle réalisable aujourd’hui, malgré l’émergence d’un pôle néolibéral représenté par La République en Marche et les vifs débats qui agitent actuellement le Front national ? L’union des droites est-elle possible ?

Oui, je le pense. Il y a un obstacle, c’est le patronyme Le Pen. Pour le reste, et Philippot l’a compris, c’est le triomphe des mégretistes : Bruno Mégret a dit récemment que dans la stratégie actuelle, ce qui manque, c’est l’union des droites. Evidemment, tout cela est bloqué par le fait que le mode d’organisation du FN ne permet pas une évolution rapide. Le FN est tout de même une affaire familiale, même sur le plan juridique. C’est assez compliqué de faire évoluer les choses rapidement. Personne ne veut tenter sa chance au Front national car il risquerait d’être viré au bout de quelques années, comme Florian Philippot.

Je pense qu’un espace se constitue à droite. Ils bâtissent une droite qui est l’antithèse totale de la droite gaulliste qui a dominé les débuts de la Ve République. C’est assez amusant de voir l’utilisation de l’Algérie pour liquider l’héritage du gaullisme. Les droites se recomposent à partir d’éléments anciens et nouveaux, et la grande victime sera De Gaulle, qui va finir déboulonné : ils diront qu’on a abandonné les harkis, mettront en avant les massacres d’Oran, parleront de crime contre l’humanité. Valeurs actuelles et Le Figaro Magazine s’en donneront à cœur joie et ce sera fini : à partir de là, il n’y aura plus de barrière idéologique entre le FN et la droite parlementaire car ils seront dans la même vision idéologique identitaire-sécuritaire. Anti-mai 68 ? Non, pro-avril 61 ! Ce qui se passe à droite c’est un Petit-Clamart qui est en passe de réussir.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Le gaullisme existe-t-il encore aujourd’hui ?

Non, je ne pense pas. Il y a des reliquats, mais l’héritage va être liquidé. Cela a commencé avec Juppé il y a 25 ans. Il se prétend gaulliste aujourd’hui, mais il a liquidé les cadres gaullistes du RPR, impitoyablement. Dupont-Aignan qui prétendait être gaulliste a prouvé, en se ralliant à Le Pen, qu’il était étranger à la culture d’une France qui avait en mémoire le maquis. Il existe des familles, il existe une France où l’idée de voter pour le parti de Victor Barthélémy et Roland Gaucher ou de leurs séides locaux, des Sabiani aux Henriot, est impossible. Ce n’est pas massif dans le pays mais ça existe.

LVSL : Cela implique une rupture radicale avec les classes populaires, ou une tentative de les conquérir uniquement à travers le prisme identitaire ?

Oui, je ne pense pas que ce soit une option viable dans l’évolution des clivages aujourd’hui. Il y a des conséquences de la crise qui sont matérielles, et une gauche radicale qui monte. Je pense que la question identitaire est un peu derrière nous. La dernière présidentielle ne s’est pas jouée sur les propositions de droite ou d’extrême droite, aucun de leurs thèmes ne s’est imposé dans la campagne. Je pense qu’on en est à la fin de la droitisation, c’est-à-dire du processus continuel de déplacement à droite du débat public. En revanche, je ne vois pas pour l’heure de signe de « gauchisation » mais plutôt la possibilité d’activation d’autre clivages et d’articuler des demandes, des colères, d’une nouvelle façon.

C’est comme après un tremblement de terre : tout s’est écroulé. Même s’il n’y a pas de secousses à venir, le monde d’hier est révolu. On ne peut pas pointer l’arabe du coin de la rue comme fauteur de troubles dans une ville où il n’y a plus d’usines, c’est aussi une réalité. A un moment donné, les gens commencent à réagir, à réfléchir, ils subissent les conséquences des inégalités scolaires, territoriales, etc. C’est pourquoi l’hypothèse Mélenchon a pu avancer auprès d’un électorat populaire qui jusqu’ici était mu par des constructions plus identitaires. Même s’ils n’ont pas voté pour lui, l’hypothèse Mélenchon a pu s’installer. Et l’hypothèse Mélenchon ce n’est pas que la personne Mélenchon, c’est une gauche radicale de gouvernement qui s’adresse à tous.

LVSL : Comment définiriez-vous l’ « objet politique » Macron ? Certains auteurs parlent d’un populisme néolibéral, vous employez l’expression de « populisme élitaire ». Sa victoire n’est-elle pas la manifestation d’une révolution passive, sur le mode du « tout changer pour que rien ne change » ?

Emmanuel Macron, c’est l’homme qui part de 6% d’électeurs sociaux-libéraux et qui agglomère autour de lui un électorat composé des groupes sociaux les plus favorisés, et une France « optimiste » notamment ceux de l’ouest qui ressentent la situation comme meilleure qu’il y a trente ans. Il vise à adapter le pays au capitalisme californien et à une Ve République régénérée. Cela suppose de liquider le système partisan précédent pour imposer une armée de clones. Íñigo Errejón parle de populisme antipopuliste. C’est un populisme qui nie les clivages, les frontières entre les Français, qui utilise l’idéologie du rassemblement national. C’est une tentative de transformisme, un populisme des élites dans le sens où son projet va bénéficier aux groupes sociaux les plus favorisés qui essaient de reprendre le contrôle du pays. Lui, c’est le joueur de flûte qui raconte une histoire à laquelle sont supposés adhérer les Français.

LVSL : L’élection d’Emmanuel Macron en France, de Justin Trudeau au Canada, de Mauricio Macri en Argentine, ou encore l’émergence de Ciudadanos en Espagne, n’est-ce pas la preuve que le néolibéralisme est résilient, réussit à s’adapter à l’époque ?

En 1981, on élisait en France un Président socialiste quand les Etats-Unis et le Royaume-Uni choisissaient Reagan et Thatcher. Il est vrai qu’il est surprenant qu’un Président libéral soit aujourd’hui élu dans un pays qui ne l’est pas. Il ne faut pas néanmoins oublier le carambolage électoral et le score élevé de Marine Le Pen qui questionne sur le fonctionnement démocratique, le candidat « anti-Le Pen » était élu d’avance. On ne construit pas un projet durable en faisant voter une nation sur un enjeu tel que « Pour ou contre les Le Pen ». Mais je pense que le néolibéralisme est battu en brèche parce que ces évidences ne sont plus là : l’individualisme triomphant, il faut se faire de l’argent, le ruissellement, l’égalité des chances, etc. Je crois que beaucoup de gens n’y croient plus.

LVSL : Pour Emmanuel Todd, la dynamique serait à la renationalisation. Il prend Donald Trump et Theresa May comme les exemples d’un populisme conservateur, comme formes de reprise en charge de la question nationale. C’est comme si on assistait à une divergence dans le monde occidental.

Il est vrai que la critique des excès du thatchérisme et du reaganisme est aussi venue de la droite en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, alors qu’on l’attendait de la social-démocratie dans le monde occidental qui n’a pas cessé de s’aligner sur l’idée de l’expansion du marché. May est un peu inspirée par Philipp Blond. Il y a un paradoxe. Les droites radicales ont bénéficié de la colère des classes populaires, on le voit en Autriche avec le vote FPÖ ou avec la ligne Philippot en France, qui n’était d’ailleurs qu’une reprise de la ligne Martinez dans le FN de Jean-Marie Le Pen. Je pense que dans la population, l’idée qu’il faut privatiser les services publics ne prend plus. Mais il n’y a pas forcément d’appareils politiques capables d’incarner un projet alternatif qui succéderait au néolibéralisme, il n’y a pour l’instant pas d’issue à cette crise. On est dans un état transitoire, dans un interrègne qui peut durer très longtemps.

LVSL : En octobre 2016, vous parliez d’une « Ve République entrée en crise finale ». En Espagne, les gauches radicales évoquent régulièrement la « crise du régime de 1978 ». Vous reprenez cette expression à votre compte et parlez d’une « crise de régime de la Ve République ». En quoi la Ve République traverse-t-elle une crise de régime ?

Cette grille de lecture s’applique à la France mais aussi à l’Italie, assez bien à l’Autriche et à l’Union européenne plus généralement. Le régime de la Ve République a eu deux évolutions majeures : la décentralisation et l’intégration européenne. Le récit de l’intégration européenne a chuté en 2005, quant à la décentralisation on commence à s’apercevoir du fait que c’est une machine à accélérer les inégalités. Toutes les promesses de la Ve République, qui est au départ un régime modernisateur, où les élites techniques étaient censées être au dessus des clivages, de même que le Président, tout cela est aujourd’hui battu en brèche, les gens n’y croient plus. On observe une chute de la confiance dans les institutions, jusqu’aux maires d’ailleurs. C’est une vraie crise de régime : par exemple, au cours du dernier quinquennat, on a vu deux grands mouvements, la Manif pour Tous et le mouvement contre la Loi Travail, dont le leitmotiv était non seulement de contester la légitimité de la loi mais aussi la légitimité de ceux qui font la loi. C’est un fait nouveau. Il y a la défection de groupes sociaux qui étaient jusqu’alors porteurs de la Ve République. Les élections législatives ont montré un taux de participation minable. Il y a un pourcentage de votes blancs et nuls qui n’a jamais été aussi important.

Gaël Brustier, essayiste et politologue. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL : Vous revenez dans votre livre sur les caractéristiques de la déclinaison française du mouvement des places, Nuit Debout. En Espagne, le mouvement des Indignés a eu un réel impact sur les trajectoires des militants et a fortement contribué au remodelage du sens commun de l’époque. Iñigo Errejón parle à ce propos de l’émergence d’un « discours contre-hégémonique » à même de bousculer les certitudes qui ordonnaient jusqu’alors la vie politique espagnole et le bipartisme pour laisser place à des grilles de lecture du type « ceux du haut » contre « ceux d’en bas ». D’après vous, Nuit Debout et le mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016 ont-ils eu ce type d’impact ? Si non, pourquoi ?

Nuit Debout était d’une certaine manière la rébellion des diplômés des villes qui sont aujourd’hui déclassés. Quand on observe le vote pour Benoit Hamon à la primaire socialiste, on observe la même cartographie que Nuit Debout. Cela ne signifie pas que les gens de Nuit Debout ont voté Hamon, cela signifie que les préoccupations de cette sociologie là se sont retrouvées à un moment donné dans Nuit Debout, puis dans le vote Hamon. Il y a un mouvement des diplômés vers une radicalisation : ils ont dégagé Valls, ils ont voté Hamon et Mélenchon. C’est le même mouvement qu’en Espagne, qu’au Royaume-Uni avec Corbyn. Il y a un vrai mouvement des classes moyennes éduquées qui subissent les conséquences matérielles de la crise et qui se voient privées de perspectives.

Des idées, des projets, des réseaux ont germé à Nuit Debout. Le mouvement aura des conséquences, mais pas les mêmes que les Indignés, ce n’est pas le même nombre de personnes, il y avait un poids plus important des autonomes. Il y a une question de fragmentation territoriale. Certains m’ont dit que la victoire serait acquise dès que les ouvriers investiraient la place de la République. Mais les usines de l’Oise n’ont pas débarqué en masse à Paris. C’était une illusion.

LVSL : La campagne présidentielle française a opposé, parmi les gauches, deux stratégies politiques bien distinctes. Celle de Benoît Hamon, supposée incarner une « gauche de gauche », et celle de Jean-Luc Mélenchon, se fixant pour objectif de “fédérer le peuple”. Pouvez-vous expliciter ces différends stratégiques qui sont aujourd’hui loin d’être tranchés au sein de la gauche française ?

Le deuxième a eu une logique plus transversaliste. Au PS, l’idée de la transversalité était inenvisageable. Le mot « peuple » est déjà mal perçu. Jean-Luc Mélenchon s’est donné les moyens d’élargir sa base électorale, même s’il faut relativiser, car à la fin il a bien un électorat majoritairement de gauche. C’est la même chose pour Podemos. Cependant, la subversion du clivage gauche droite a un intérêt sur un plus long terme.

Benoît Hamon a quant à lui payé l’éclatement du noyau électoral socialiste. Il a été lâché et trahi de toutes parts et n’était dès lors plus crédible pour incarner le candidat de la gauche. Ses thématiques sont des thématiques d’avenir, de même que son électorat composé de jeunes diplômés. Mais il ne mordait plus du tout sur d’autres segments électoraux, puisque l’essentiel du noyau socialiste s’est tourné vers Macron. Par ailleurs, les choses sont allées trop vite. Pour gagner en crédibilité, Benoît Hamon a technocratisé sa proposition de revenu universel au point d’en dénaturer l’idée. Puisqu’il a un peu reculé, les gens se sont dits que ce n’était pas sérieux. Il est allé trop loin dans l’utopie pour laisser des technocrates déformer sa proposition, il aurait dû poursuivre dans sa ligne de la primaire.

LVSL : Benoît Hamon n’a-t-il pas été incapable d’incarner la figure présidentielle ? N’a-t-il pas payé son inadéquation à la Ve République ?

Oui, je pense. Quand il se présente à l’élection présidentielle, il est candidat pour succéder aux rois capétiens ! On ne peut pas faire un projet participatif, horizontal, pour gouverner le pays. Quand il explique qu’il n’a pas la vérité infuse, qu’il consultera pour prendre une décision collégiale, cela passe mal. Les gens ne votent pas pour quelqu’un qui veut diminuer son propre pouvoir. C’est comme le Président normal, personne ne veut avoir son voisin comme président de la République ! Tant qu’on est dans le Vème il y a des figures imposées.

LVSL : De Podemos à la France Insoumise, la transversalité a fait du chemin. Au-delà de la construction de nouvelles lignes de fracture politiques et de l’éloignement vis-à-vis des codes des gauches radicales traditionnelles, quelle stratégie adopter pour ces mouvements désormais installés dans leurs paysages politiques respectifs ? Iñigo Errejón, par exemple, insiste sur la nécessité pour les forces progressistes de proposer un ordre alternatif et d’incarner la normalité pour obtenir la confiance de « ceux qui ne sont pas encore là »…

Cela suppose qu’une culture de gouvernement s’ancre dans les forces telles que la France Insoumise. Ce n’est pas gagné, car une grande partie de la technostructure de gauche est partie chez Macron. C’est plus rentable et c’est fait avec des bons sentiments du genre « parlons aux centristes », ce qui ne veut pas dire grand chose. Les propositions viennent après la vision du monde et la construction discursive du sujet politique, mais tout cela est bien arrimé si on a des propositions concrètes, crédibles, dont on peut imaginer la mise en œuvre par un personnel politique auquel on peut fait confiance. Je ne suis pas persuadé que les cadres de la France Insoumise inspirent aujourd’hui confiance à tous les Français.

LVSL : Cette recherche de la confiance en politique ne passe-t-elle pas par la conquête de bastions dans la société, à travers l’échelon municipal par exemple, à l’image du Parti socialiste avant la victoire de François Mitterrand en 1981 ?

Les projets municipaux originaux aujourd’hui sont difficiles à mettre en œuvre, les budgets sont de plus en plus contraints. La France Insoumise a conquis la centralité à gauche, sa responsabilité est de tendre la main. D’autant que le Parti socialiste, à défaut d’avoir une idéologie et une stratégie, n’est pas dépourvu de ressources et dispose encore de réseaux d’élus locaux de gauche.

LVSL : Y a-t-il un espace pour la social-démocratie aujourd’hui en France ?

Non, je ne pense pas, et c’est justement pour cela qu’il faut tendre la main. La radicalisation de la social-démocratie est la seule voie qu’il reste, sinon elle sombre comme le Pasok.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Vous avez dit urgence ? Écologie, primaire et sparadrap

@adege

Ces 6  et 7 décembre, en raison d’un pic de pollution qui s’étend de Paris à Budapest, en passant par Hanovre, le gouvernement français impose la circulation alternée et rend les transports publics gratuits pour la journée. Belle décision direz-vous, mais qui relève davantage d’un sparadrap sur une hémorragie que d’une véritable politique d’adaptation écologique. Si nous voulions vraiment respirer, les transports devraient être gratuits et le nombre de voitures réduit sans attendre de voir poindre la catastrophe. Étrange attitude propre aux hommes que ce « décalage prométhéen » théorisé par Günther Anders, à savoir l’impossibilité pour la conscience humaine d’appréhender et de comprendre toutes les conséquences possibles de notre usage des technologies, brandissant sans relâche et sans recul l’argument de la modernité.

Pics de pollution à répétition, disparition de 58% des espèces animales en 40 ans, Fukushima, conséquences des pesticides sur la santé humaine, artificialisation massive des sols, rupture nette en 2016 du cycle de glaciation hivernale du Pôle Nord et faille de plus de 110 km qui formera à terme un iceberg grand comme l’Etat du Delaware… Comme le martèle Jean-Pierre Dupuy, « Il nous faut vivre désormais les yeux fixés sur cet événement impensable, l’autodestruction de l’humanité, avec l’objectif, non pas de le rendre impossible, ce qui serait contradictoire, mais d’en retarder l’échéance le plus possible. »[1] Tant d’écocides à répétition, et pourtant l’urgence écologique est toujours la grande absente de l’échiquier politique français, de Marine Le Pen à Emmanuel Macron en passant par François Fillon. Les primaires, parlons-en ! Débat de l’entre-deux tours : ils ont parlé fonctionnaires feignants, dette, suppression de l’ISF, chômeurs, terrorisme, famille, identité. Deux heures de débat puis une heure d’ « analyse » sans mentionner les mots clés des enjeux du 21e siècle : Europe, précarité, pauvreté, migrants, tous liés par des questions primordiales d’inégalités, de climat et d’écologie. Sur le terrain, à droite, Wauquiez « fait la chasse aux écolos »[2] en région Auvergne-Rhône-Alpes, confie l’agriculture bio aux productivistes de la FNSEA et l’éducation au développement durable aux seuls chasseurs. Ce qui est en place au niveau régional est déjà catastrophique, ce qui s’annonce à l’échelle nationale, apocalyptique. Penchons-nous sur le programme de François Fillon[3], plébiscité par les électeurs de droite, dont la moitié sont retraités, et par leur seul vote peuvent conditionner l’avenir des générations futures. On y découvre un véritable amour pour la filière nucléaire française, les OGM, le projet symbole de l’anti-écologie qu’est Notre-Dame-Des-Landes et surtout la remise en cause du principe de précaution, partagée avec Emmanuel Macron, vécu comme un abominable obstacle au capitalisme rampant.

Comment expliquer, et tolérer encore, l’omniprésence du débat sur la dimension géopolitique, économique et techno-scientiste de l’énergie comme fondement du modèle de croissance et l’ajournement concomitant de la crise écologique ? Plus précisément, pourquoi vanter encore les mérites de la filière nucléaire et honnir le principe de précaution quand quinze réacteurs (sur 58) sont à l’arrêt et que l’Agence de Sûreté Nucléaire alerte sur les irrégularités du parc français ? Plus que la préservation des espaces et des espèces, l’écologie se doit d’être un socle politique qui conditionne les aspirations d’une société, ses projets à long-terme, les finalités de son projet démocratique. Ainsi, tel que Hans Jonas l’a conçu, la solution à nos problèmes, s’il en est une, ne peut être que politique. Mais l’on ne changera pas la politique sans concevoir une nouvelle éthique nommée « éthique du futur », c’est-à-dire l’éthique qui a vocation de préserver la possibilité d’un avenir pour l’homme. Cette éthique ne peut se dispenser d’un principe de précaution qui tend à imposer un temps de réflexion sur nos actes. Comme le dit si juste à propos Günther Anders, « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement, […] économiquement et commercialement. Nous sommes donc dans une situation qui correspond à ce que d’un point de vue juridique, on appelle, un ‘état d’urgence’ ».[4]

Cet état d’urgence écologique recouvre les dimensions sociales, économiques, techniques et environnementales d’un système que l’élite politique avec le concours des médias dominants a décidé de passer sous silence. Et F. Lordon[5] d’analyser et dénoncer avec brio l’articulation du « politique post-vérité » et du « journalisme post-politique », ou la misère de la pensée éditorialiste, avec pour symbole le culte du fact-checking et « le spasme de dégoût que suscite immanquablement le mot d’idéologie ». Car le paroxysme de la réalité comme argument choc, la bataille des chiffres de fonctionnaires à limoger, l’obsession monomaniaque pour les « faits » que l’on nous fait croire lavés de toute (mauvaise) intention, tend à voiler le « temps de l’idéologie, c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces absurdes discussions ignorantes de la ‘réalité’ dont il nous est enjoint de comprendre qu’elle ne changera pas. » Amener l’écologie politique sur la table, forcer journalistes et partis politiques traditionnels à laisser la place à ceux qui revendiquent, non pas de négocier des variables d’ajustements internes au système mais d’en changer le cadre par une transition forte, sera assurément la première étape d’une considération de l’urgence écologique qui nous mène à la ruine.

Crédits : @adege. Libre pour usage commercial. Pas d’attribution requise. https://pixabay.com/fr/centrale-nucl%C3%A9aire-de-l-%C3%A9nergie-2485746/

[1] “D’Ivan Illich aux nanotechnologies, prévenir la catastrophe ?”, entretien de Jean-Pierre Dupuy par O. Mongin, M. Padis et N. Lempereur, 2007 (http://www.esprit.presse.fr/article/dupuy-jean-pierre/d-ivan-illich-aux-nanotechnologies-prevenir-la-catastrophe-entretien-13958)

[2] “Comment Wauquiez fait la chasse au bio et aux écolos”, L’Obs, novembre 2016 (http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/20161122.OBS1574/auvergne-rhone-alpes-comment-wauquiez-fait-la-chasse-au-bio-et-aux-ecolos.html)

[3] “Fillon et Juppé : deux programmes contre l’écologie”, Reporterre, 22 novembre 2016 (https://reporterre.net/Fillon-et-Juppe-deux-programmes-contre-l-ecologie)

[4] La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.

[5] “Politique post-vérité ou journalisme post-politique”, Frédéric Lordon, 22 novembre 2016, Le Monde Diplomatique (http://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-vérite-ou-journalisme-post)