Les trois France : entre périphéries et métropoles

Carte du revenu médian

La polémique, politique et scientifique, liée aux publications du géographe Christophe Guilluy continue à faire rage. Outre les attaques politiques dont il a fait l’objet – et qui sont pour certaines justifiées -, il convient ici de se pencher sur les critiques sociologiques qu’il a subies, et auxquelles il nous semble opportun de répondre en contribuant à affiner les analyses du géographe et à les compléter par l’adjonction d’un autre paradigme.


Selon Christophe Guilluy, notre système économique est entré dans une dynamique de métropolisation, qui induit une fracture de plus en plus profonde entre la « France des Métropoles » et la « France Périphérique ». La première, composée de toutes les agglomérations de plus de 300.000 habitants, voit se concentrer sur son sol l’essentiel des flux économiques, des emplois et de la croissance. La « France Périphérique » pour sa part, qui abrite la majorité des “classes populaires”, souffre de sa marginalisation économique et politique. Cette opposition s’exprime de plus en plus clairement au niveau politique : les partis de gouvernement (à savoir le PS, LREM et LR) règnent sans partage dans la France Métropolitaine, tandis que la France Périphérique voit se développer l’abstention et le vote FN. Naturellement, les choses sont plus complexes.

Carte du revenu médian

Si on se penche sur le revenu médian, l’hypothèse de Guilluy, à quelques exceptions près, se confirme[1]. Certes, certaines villes moyennes, théoriquement incluses dans la France Périphérique (La Rochelle, Pau, Caen, Cannes…) ne s’en sortent pas mal. Certaines régions périphériques, près du Luxembourg et de la Suisse, peuvent également atteindre de hauts niveaux de revenus grâce aux travailleurs frontaliers. À l’inverse, des poches de pauvreté particulièrement intenses existent dans les grandes agglomérations mondialisées (banlieue parisienne, quartiers nord de Marseille, Roubaix…). Mais globalement, force est de constater que les principaux nœuds de richesse et de croissance du pays se trouvent être les grandes villes métropolitaines (Bordeaux, Nantes, Rennes, Lyon, Aix-Marseille, Paris, Lille, Toulouse, Grenoble, Strasbourg), tandis que les campagnes et les villes petites et moyennes affichent des revenus médians particulièrement faibles. Cette opposition serait encore plus visible si le facteur retenu était le revenu moyen plutôt que médian.

En couleurs chaudes les régions fragiles

Néanmoins, pour une compréhension en profondeur du territoire français et tout particulièrement de ses fractures, il est nécessaire d’aller au-delà des revenus médians, et ici se trouvent les objections majeures qu’il est possible de faire à la grille établie par Christophe Guilluy. Utilisons pour ce faire l’indice de fragilité établi par Hervé Le Bras. Celui-ci, en prenant en compte cinq facteurs économiques mais aussi démographiques et sociaux (chômage des jeunes, jeunes sans diplômes, familles monoparentales, inégalités, revenu des plus pauvres) aboutit à une répartition des régions “populaires” sensiblement différente. L’opposition Métropoles-Périphéries disparaît complètement, tandis qu’une nouvelle opposition régionale apparaît. Certes, le fait de se concentrer sur des facteurs tels que les inégalités (généralement plus fortes dans la France des Métropoles), la situation particulière des jeunes (plus sensible dans les banlieues que dans les zones périphériques vieillissantes) et le revenu des plus pauvres plutôt que le revenu moyen[2], met en avant les difficultés métropolitaines aux dépens des difficultés rurales ou semi-urbaines. Du moins, cela efface la concentration des richesses dans les métropoles. Toujours est-il que ces facteurs sont également légitimes pour prendre en compte les fracturations du territoire et pour comprendre les difficultés spécifiques de chacune de ses parties.

 

“L’existence d’une France Périphérique prospère, explique aussi que l’opposition électorale entre Périphéries et Métropoles ne s’incarne pas nationalement avec la virulence suggérée dans les travaux de Christophe Guilluy.”

Présidentielle de 2017 – candidats arrivés en tête au premier tour par commune

Il apparaît ainsi, que certaines régions périphériques se portent bien, avec un faible taux de chômage et de faibles inégalités. Il s’agit notamment du tiers Ouest et Sud-Ouest de la France (l’Ouest Intérieur, la Bretagne et le Pays Basque s’y démarquent tout particulièrement), ainsi que du Bas-Rhin, de l’Aveyron et de la région Rhône-Alpes. De surcroît, la fragilité sociale est parfois plus forte dans les métropoles comme Grenoble, Nantes, Lyon et Strasbourg que dans leurs régions respectives. Bien sûr, ces villes restent plus riches que leurs arrière-pays, mais l’existence d’une grande pauvreté touchant principalement les populations immigrées, la présence de fortes inégalités ainsi que les pathologies sociales qui en résultent font apparaître ces métropoles comme plus fragiles socialement que leurs périphéries. L’opposition établie par Christophe Guilluy se retrouve donc ici inversée.

Cette existence d’une France Périphérique prospère, explique aussi que l’opposition électorale entre Périphérie et Métropoles ne s’incarne pas nationalement avec la virulence suggérée dans les travaux de Christophe Guilluy. Dans cette France Périphérique, une large classe moyenne, urbaine et rurale, continue à donner le ton. Ainsi, Emmanuel Macron obtient 21% des voix dans la France rurale et 22% dans les petites villes (moins de 10.000 emplois)[3]. Géographiquement, il est en tête dès le premier tour dans l’ensemble des départements du littoral atlantique et dans le centre de la France, y compris dans des régions rurales (Auvergne et Limousin[4]) ou dans des petites villes périphériques. En somme, la France Périphérique qui va bien vote Macron (ou Fillon).

 

“A côté d’une France Métropolitaine qui bénéficie de la mondialisation, coexistent deux France périphériques.”

 

Il est dès lors évident que la grille d’analyse de Guilluy est insuffisante pour expliquer ce phénomène et cette opposition, qui n’est plus celle de la France Métropolitaine et de la France Périphérique, mais celle entre le cœur historique de la France révolutionnaire (bassin parisien élargi et Provence), et les régions catholiques conservatrices (Bretagne, Vendée) et de « familles souches[5] » (Midi-Pyrénées, Pays Basque, Alsace). Pour comprendre cette opposition, il est nécessaire de faire intervenir les analyses d’Emmanuel Todd, et plus particulièrement celles développées avec Hervé Le Bras dans Le Mystère français[6].

Dans son analyse des systèmes familiaux, Emmanuel Todd met en évidence le fait que les structures familiales anciennes d’un pays le prédisposent à développer certaines idéologies. Par exemple, il explique que la prééminence des familles souches au Japon et en Allemagne, par les valeurs d’autorité et d’inégalité qu’elles portent, expliquent en partie que ces nations aient vu naître des régimes autoritaires ou fascistes. Parallèlement, il explique le développement du communisme en Russie, en Chine et au Vietnam, comme des conséquences de la domination du modèle familial communautaire[7] (autoritaire et égalitaire) dans ces pays. Selon lui, la Révolution française n’est pas née dans le bassin parisien par hasard : c’est une région de famille nucléaire[8] qui porte en elle des valeurs égalitaires et libérales (égalité entre frères, émancipation des enfants).

Dans Le Mystère Français, E. Todd et H. Le Bras, insistent sur la particularité de la France, qui est d’être un pays divisé entre régions de familles nucléaires et régions de familles souches. Ces deux types familiaux sont porteurs de dynamiques sociales et économiques différentes qui expliquent les inégalités inter-régionales que nous avons mentionnées plus haut.

Si l’alphabétisation précoce favorisée par les valeurs d’émancipation portées par le système familial nucléaire-égalitaire a permis l’industrialisation du quart Nord-Est de la France au XIXe siècle, les choses se sont inversées face à l’instabilité économique provoquée par la mondialisation. En effet, les valeurs d’autorité et d’obéissance véhiculées par la famille souche ont tendance à renforcer la solidarité familiale et ainsi développer la résilience du tissu social face aux crises économiques, expliquant la vigueur économique du Sud-Ouest de la France, de l’Alsace, du Rhône-Alpes et à l’étranger de pays exportateurs comme l’Allemagne et le Japon.

 

“Les territoires avec les taux de précarisation les plus faibles coïncident avec les régions de famille souche et/ou récemment déchristianisés.”

Carte de la déchristianisation

 

À ce premier facteur, s’ajoute un second : le concept de « catholicisme zombie ». Emmanuel Todd le définit par la survivance de valeurs de solidarité propres au catholicisme dans des régions de déchristianisation récente, ce qui permet également une meilleure résilience du tissu social. Plus encore, une déchristianisation récente permet de libérer des énergies nouvelles qui jusque-là étaient bloquées par la religion, tout en conservant les structures éthiques portées par la tradition catholique, comme la morale de l’effort et le goût de l’étude. Ainsi, comme Emmanuel Todd et Hervé le Bras, pouvons-nous constater qu’« avec une grande exactitude, les régions catholiques sont celles où la préférence pour des études longues est la plus marquée » [9]. En effet, la dynamique du catholicisme zombie marche à plein régime tout particulièrement dans des régions comme la Bretagne, les Pays de la Loire et le Pays Basque, où la pratique religieuse n’a diminué qu’à partir des années 1960. Il est intéressant de noter que catholicisme zombie et régions de familles souches se recoupent souvent, ces dernières ayant, du fait de leur conservatisme plus prononcé, souvent maintenu la pratique religieuse plus longtemps.

En comparant donc la carte des zones fragiles et celle des structures familiales et de la déchristianisation, on remarque que les territoires avec les taux de précarisation les plus faibles coïncident avec les régions de famille souche et/ou récemment déchristianisés. Ces régions, au premier rang desquelles on trouve la Bretagne, l’Aquitaine et l’ex région Midi Pyrénées, faiblement industrialisées (à l’exception de Toulouse), étaient économiquement très en retard jusque dans les années 1960. Ce point s’est même paradoxalement révélé être un atout car elles n’eurent pas à souffrir des difficultés sociales liées à la désindustrialisation, passant directement « du stade agricole au stade post-industriel »[10]. Enfin, en partie liée à ce fait, la faible présence de populations immigrées, en moyenne plus précarisées, conforte la bonne situation de ces régions. Le dynamisme de ces régions est aujourd’hui incontestable, en termes démographique, économique ou culturel[11]. Et cette France-là, moins marquée par la fracture Métropole-Périphérie, s’est opposée à Le Pen et a majoritairement voté Macron (ainsi que Fillon et Mélenchon).

 

“Les concepts développés par Emmanuel Todd permettent de nuancer et de compléter les conclusions de Christophe Guilluy, tout en confirmant la validité partielle de ses travaux”

 

Au contraire, cette France qui bénéficia du potentiel émancipatoire de la famille nucléaire et du capital culturel d’une déchristianisation débutée dès le milieu du XVIIIe siècle et qui fit la Révolution française et la Révolution industrielle, à savoir le Nord-Est de la France, bassin parisien compris, et le littoral méditerranéen, se retrouve dans une situation très difficile depuis une trentaine d’années. Frappée à la fois par la désindustrialisation et l’anomie potentielle que porte le modèle familial nucléaire – accentuée plus encore par le déclin du communisme qui comblait l’espace social laissé vide par l’Eglise -, cette France se retrouve profondément fracturée entre ses métropoles, qui malgré tout tirent leur épingle du jeu (Paris en premier lieu, mais aussi Lille, Reims, Dijon, Nice), et leur arrière-pays, composé de villes petites et moyennes, et de campagnes, qui doivent faire face à des niveaux de fragilité économique et sociale extrêmement préoccupants. Ici, la grille de lecture proposée par Christophe Guilluy marche à plein, tant au niveau des inégalités territoriales qu’au niveau des comportements électoraux. Dans cette France, que l’on peut qualifier d’« hyper périphérique », l’abstention et le vote Front National écrasent complètement un vote Macron limité aux métropoles.

Ainsi donc, les concepts développés par Emmanuel Todd permettent de nuancer et de compléter les conclusions de Christophe Guilluy, tout en confirmant la validité partielle de ses travaux. A côté d’une France Métropolitaine qui bénéficie de la mondialisation, coexistent deux France périphériques. La première, « hyper périphérique », cumule anomie et forte précarité. La seconde, parvient à mieux supporter la mondialisation grâce à la résistance de structures sociales fortes, et fait même preuve d’un remarquable dynamisme. On a pris l’habitude d’opposer deux France, il en existe en réalité pas deux, mais trois.

 

Par Guillaume Gau-Corbière et Oscar Bockel.

[1] Il est à noter la non-pertinence d’une grande partie des critiques des travaux de Guilluy. On pourrait citer celles effectuées par Frédéric Gilli pour Le Monde, « Deux France se feraient face ? C’est un peu rapide » (26 avril 2017), et plus récemment sur Terra Nova, qui nie l’opposition entre France Périphérique et France Métropolitaine sur la base des grilles statistiques de l’INSEE, qui compte comme « grand pôle urbain » toutes les aires urbaines avec plus de 10.000 emplois. Il est évident que si l’on qualifie de métropolitaines l’ensemble des villes de plus de 10.000 emplois, la majorité des pauvres se retrouveront dans la “France Métropolitaine” et les différences (notamment électorales) FM/FP seront largement oblitérées. Le fait est que pour Guilluy, la ligne de séparation se situe aux alentours de 300.000 habitants, ce qui est beaucoup plus pertinent, et attesté par les travaux de l’INSEE lui-même, Cf. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281263.

[2] Si les « classes populaires » au sens large sont majoritairement localisées dans la France Périphérique, la grande pauvreté elle, est distribuée de manière relativement égale entre Métropoles et Périphéries.

[3] Frédéric Gilli, « Deux France se feraient face ? C’est un peu rapide », Le Monde, 27 avril 2017

[4] Emmanuel Macron réalise parmi ses meilleurs scores nationaux dans le Cantal et la Corrèze (27%). Naturellement ici, l’effet d’âge est aussi à prendre en cours, les retraités ayant massivement voté pour les candidats centraux (Fillon et Macron) et contre Marine Le Pen. L’effet âge explique largement la résistance (relative) du rural au FN et à l’abstention, sans quoi, à âge équivalent, sa poussée y serait plus importante.

[5] La famille souche se caractérise, selon la classification d’Emmanuel Todd (et avant lui de Frédéric Le Play), par un système d’héritage inégalitaire (héritage unique) et la coexistence de plusieurs générations sous un même toit (autorité paternelle sur ses enfants, même après que ceux-ci ont atteint l’âge adulte).

[6] Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Le Mystère français, Seuil, 2013

[7] La famille communautaire se caractérise comme la famille souche par la coexistence de plusieurs générations sous un même toit (valeur autoritaire), mais également d’une égalité entre enfants.

[8] La famille nucléaire se caractérise par des relations libérales entre les parents et les enfants (indépendance des enfants une fois atteint l’âge adulte par exemple). Elle peut tantôt être égalitaire (comme dans l’essentiel de la France), tantôt être inégalitaire ou indifférente à l’égalité (comme dans le monde anglo-saxon).

[9] Le Mystère français, 2013, Hervé Le Bras, Emmanuel Todd

[10] Ibid. p. 151

[11] Au cœur de ce bloc Ouest, Sud-Ouest relativement uni, seul un axe allant de la Charente au Tarn-et-Garonne en contournant Toulouse fait figure d’exception, avec une précarité importante et une forte percée du vote Front National, et qui en cela est assez semblable au Languedoc.