Vous avez dit progressiste ?

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©U.S. Air Force photo by Senior Airman Joshua R. M. Dewberry/RELEASED

L’adjectif est furieusement à la mode. On l’entend sur toutes les ondes, dans les meetings, les interviews, les réunions. Jean-Christophe Cambadélis, Manuel Valls et, surtout, Emmanuel Macron, s’en sont, entre autres, faits les chantres. “Progressiste”. Elle est comment, ta politique ? Elle est progressiste. Cela sonnerait presque comme un un slogan du MJS ; c’est désormais un leitmotiv chez bon nombres d’hommes et de femmes politiques tantôt classés à gauche de l’échiquier, tantôt plus hybrides (suivez mon regard). On ne le rappellera jamais assez : en politique, les mots ont toujours un sens et leur utilisation est souvent révélatrice de certaines logiques. Que se cache-t-il donc derrière cette notion si floue qui, sous couvert d’une infaillible modernité, ne date pas d’hier ? De quelles manoeuvres politiques est-elle le symptôme ? De quoi le progressisme version XXIème siècle est-il le nom ?

 

L’héritage ambigu des Lumières

Le Progrès, cette grande idée. Le XVIIIème siècle, les Lumières, ont provoqué un séisme dans la vie des idées dont les répliques se sont enchaînées durant les siècles suivants. Parmi elles, cette idée de progrès, que l’humanité avance inexorablement vers du meilleur, que toute avancée est bonne à prendre puisqu’elle témoigne d’une marche incessante et salutaire : progrès de la science, de “l’esprit humain” (formule empruntée à l’ouvrage de Condorcet[1]) avant tout. Lentement, mais sûrement, l’Homme – en tant qu’individu bien plus qu’en tant qu’élément d’une société – s’acheminerait vers un environnement plus clément, des conditions de vie améliorées et toujours perfectibles. Séduisant, et pour cause : le progrès en tant qu’amélioration nous apparaît presque naturellement comme quelque chose de souhaitable. Ne vivons-nous pas mieux qu’il y a deux cents ans ?

Le progressisme s’incarne pourtant dans une ambiguïté absolue. Le cas français est à cet égard particulièrement intéressant. Depuis la IIIème République, la notion est mobilisée par des familles politiques très éloignées les unes des autres, englobant de façon apparemment surprenante les libéraux les plus forcenés et les staliniens les plus convaincus. L’historien Maurice Agulhon a parfaitement montré que les Républicains modérés de la IIIe République se réclament constamment de cette idée de progrès[2]. En parcourant ainsi les discours de Léon Gambetta, on s’aperçoit qu’il n’a de cesse de se référer au progrès, porté, évidemment, par l’instruction publique. Les radicaux, le centre, en tant que famille politique qui s’est voulue héritière de cette tradition, tout en épousant entièrement le libéralisme, a totalement adopté cette notion de progressisme – Emmanuel Macron en est aujourd’hui l’exemple le plus saillant.

Parallèlement, et de plus en plus dans le premier XXème siècle, le progressisme s’incarne dans une gauche plus affirmée : on le retrouve fièrement porté par les communistes et les socialistes. Précisons néanmoins tout de suite les choses : ici, le progrès n’est pas érigé comme une valeur en soi ; ce qui compte, c’est le progrès social. On attribue forcément un adjectif à la notion, on la précise. On se bat certes pour le progrès, mais pas n’importe lequel : celui qui se façonne en faveur des plus faibles, des couches populaires, des ouvriers. Ainsi, seront qualifiés de “progressistes” les politiques ou les actions qui prennent position en faveur de l’émancipation du peuple. Littérature prolétarienne, réalisme socialiste (Aragon, Nizan, Barbusse…), tous ces écrits qui fleurissent notamment dans l’entre-deux-guerres sont par exemple regroupés sous l’expression “littérature progressiste” par le PCF et ses proches en France. Cette vision du progressisme s’est solidement ancrée dans la culture politique française, plaçant le concept à gauche de manière visiblement durable, l’associant même le plus souvent dans l’entre-deux-guerres et durant la Guerre froide aux partisans de l’Union soviétique et de ses zones d’influence. Je suis progressiste car je défends le progrès social, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs : rien de plus naturel pour un homme ou une femme de gauche.

Un écran de fumée pour masquer l’abdication face au néolibéralisme

Et pourtant, l’ambiguïté ne s’est pas évaporée ; aujourd’hui, plus la notion est mobilisée, plus l’opacité de son sens s’épaissit. Une grande partie de la gauche non-radicale la brandit comme un étendard, dans des formules préconçues et vides de sens. Cette soupe sémantique nous est servie pour masquer (inefficacement) les concessions et renoncements réguliers d’une partie de la gauche face au rouleau-compresseur du libéralisme économique. Mais quel progrès nous vendent ces autoproclamés progressistes ? Il ne faut pas chercher bien loin pour le trouver : ce progrès se traduit dans les “réformes”, constamment présentées comme des nécessités asbolues, qu’il faut mettre en place pour faire avancer le pays. Être progressiste, ce serait donc soutenir la loi El-Khomri, au nom de la réforme, au nom du mouvement. Comme si la réforme était une valeur en soi, et non pas une notion neutre qui peut s’incarner à droite comme à gauche. A cet égard, l’exemple de Macron est encore une fois emblématique : il multiplie les envolées lyriques totalement creuses sur la nécessité de réformer, de se mettre en marche, et brille parallèlement par son absence de programme. On assiste alors à la naissance d’une étrange idéologie qui manque cruellement de substance puisqu’elle poursuit un objectif précis : ne pas affirmer trop fort son affiliation au libéralisme afin de ne pas brusquer à gauche. Mais le message demeure clair : le progressisme, c’est la réforme, c’est le mouvement, quelle qu’en soit la direction. Vous vous battez contre la réforme ? Vous êtes donc un méchant et obscur conservateur – on flirte avec le sophisme.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentative de déplacement du clivage politique – ou du moins de ses représentations – d’une division “droite-gauche” à une dualité “conservateurs-progressistes”, qui ne résiste pas à une étude plus approfondie des forces en présence. La réalité politique est autrement plus complexe : on peut évidemment être très conservateur sur les plans social et sociétal, et libéral à l’extrême économiquement (François Fillon l’illustre parfaitement) ; à l’inverse,  il est tout à fait possible et cohérent de défendre le progrès social tout en refusant le système économique libéral. Cette tendance va de pair avec une déstabilisation profonde de la gauche, de son identité et de son socle de valeurs. Elle constitue surtout un véritable écran de fumée qui occulte l’opposition de plus en plus saillante entre, d’un côté, ceux qui s’accommodent de la pensée néolibérale dominante voire la promeuvent, et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il est encore possible de la combattre pour transformer la société (ne touche-t-on pas ici à l’essence de la gauche ?). Le progressisme, en tant que notion fourre-tout, imprécise qui remplace peu-à-peu l’utilisation du terme “gauche” comme identification politique des individus, symbolise parfaitement la confusion qui règne dans cette famille politique ; il est l’autel sur lequel une partie de la gauche sacrifie ses idéaux en renforçant la position hégémonique du néolibéralisme.

La gauche doit renouer avec elle-même pour retrouver son électorat

Mais pourquoi cette notion semble-t-elle rencontrer une telle popularité ? Le progressisme est à certains égards efficace car il semble porter en lui l’idée d’un rassemblement de diverses forces politiques qui se retrouvent dans leur volonté d’une amélioration de la société. Cependant, il oublie l’essentiel, c’est-à-dire de préciser quel progrès, quelles améliorations nous voulons. Le progrès, est-ce baisser les “charges” ou obtenir de nouveaux droits pour les travailleurs ? Le progressisme, si tant est qu’il incarne un projet politique, peut séduire un électorat sociologiquement défini, celui des grandes villes, d’une partie des classes moyennes et supérieures, des “gagnants de la mondialisation” pour qui le progrès social n’est pas nécessairement une priorité par rapport au progrès sociétal par exemple. Notion floue, mais toujours connotée positivement, le progressisme séduit ceux qui se reconnaissent dans certaines valeurs perçues comme liées à la gauche tout en s’accommodant plutôt bien des effets du néolibéralisme. Bref, une fraction de la population relativement éloignée de ce qui est à l’origine l’électorat des forces de gauche, électorat abandonné qui vote aujourd’hui pour le clan Le Pen.

Il ne s’agit pas ici de rejeter catégoriquement la notion de progrès – laissons à Christopher Lasch et Jean-Claude Michéa l’analyse approfondie des rapports entre progrès et abandon de la lutte contre le système capitaliste à gauche[3]. Leurs travaux ont notamment mis en lumière la nécessité de remettre en cause le progrès en tant que valeur suprême pour sa participation à l’avènement de l’ère individualiste, au démantèlement de certaines solidarités : on retrouve ici l’importance de l’individu au coeur d’une certaine philosophie des Lumières.

Mais l’urgence réside ailleurs : ce que la gauche doit entreprendre, c’est la réaffirmation du progrès qu’elle vise et pour lequel elle se bat ; un objectif qui est le produit de décennies de luttes sociales pour l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et intermédiaires et la réduction des inégalités qui deviennent de plus en plus criantes. Que la gauche ne s’excuse plus d’être elle-même ; qu’elle abandonne les sophismes et les terminologies vides de sens, qu’elle réaffirme son identité et elle renouera avec son électorat. On lui conseillerait bien, pour cela, de se replonger dans sa propre histoire pour y puiser son inaltérable richesse. Au risque d’être traitée de conservatrice.

[1] Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795.

[2] La République de 1880 à nos jours (I), 1990.

[3] Michéa, Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, 2013 

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