2022 : Face au chaos néolibéral, prendre acte

Place de la République, Paris © Laëtitia Riss

Une séquence historique s’est ouverte sous nos yeux. Qui aurait pu prédire qu’une guerre allait s’ouvrir en Europe, alors même que nous ne sommes pas encore pleinement sortis de la pandémie de Covid-19 ? Que celle-ci bouleverserait l’ordre économique dominant avec une telle force ? Ces évènements ne sont pas simplement des pages d’histoire en train de s’écrire qu’il conviendrait de regarder avec distance et retenue, ce sont des jalons, des lignes de fracture dont il faut mesurer l’ampleur et tirer les leçons dès aujourd’hui.

Si la pandémie de Covid-19 avait fait apparaître de grandes fissures au sein de l’hégémonie néolibérale, la guerre en Ukraine a non seulement accentué ces dernières mais elle a également dévoilé de nouveaux points d’achoppement majeurs. Le mécanisme n’est pas simplement enrayé, il ne fonctionne tout simplement plus. Tant sur le plan culturel qu’économique, la donne a été complètement infléchie sur de nombreux points de clivages structurants.

Regarder les choses en face

Pour commencer, la souveraineté — terme autrefois banni du vocabulaire politique dominant, ou simplement brandi comme un chiffon rouge — est aujourd’hui sur toutes les lèvres, y compris celles d’Emmanuel Macron. La pandémie, à travers les pénuries de masques, de semi-conducteurs ou de médicaments, avait rendu visible l’absurdité logique des chaînes d’approvisionnement. Avec la crise ukrainienne, ces dernières sont devenues caduques. Plus personne ne peut se porter ouvertement garant d’une dépendance industrielle aussi bien qu’énergétique tant vis-à-vis de la Russie que de la Chine ou même des États-Unis, comme l’a prouvé le rachat extrêmement coûteux des turbines Arabelle1, autrefois propriété d’Alstom et essentielles pour conserver le contrôle sur les chaînes logistiques de notre filière nucléaire.

Cette question n’est pas un point de détail. À l’heure où l’Europe de la défense, serpent de mer politique depuis bientôt cinquante ans, est au cœur des discussions, il faut bien observer la situation telle qu’elle se dessine. L’Allemagne a annoncé le doublement de son budget de défense pour atteindre près de 2% de son PIB, soit 100 milliards d’investissement potentiels. Mais à qui viendrait bénéficier une telle somme ? La réponse est vite arrivée : l’industrie d’armement américaine avec son F35. Idem en ce qui concerne les satellites Galileo qui devaient assurer à l’Europe son indépendance en termes de GPS, le groupe allemand OHB choisit Space X, l’entreprise d’Elon Musk, plutôt qu’Arianespace et la fusée Ariane 62. Si certains avaient encore des doutes, concernant les possibilités de coopération avec l’Allemagne en matière de défense dans l’état actuel des rapports de force, il est désormais impossible de se cacher derrière des slogans et des postures.

La souveraineté n’est pas le seul élément qui se retrouve aujourd’hui sur le devant de la scène. Les dogmes budgétaires européens volent en éclat face aux investissements prévus et nécessaires dans les secteurs stratégiques de la défense comme de l’énergie. D’après les annonces d’Emmanuel Macron sur son programme, 22 milliards doivent être alloués pour compenser la hausse des prix de l’énergie. Mais que se passerait-il si la crise dure et que cette hausse continue ? Patrick Artus, directeur de la recherche et des études chez Natixis, chiffre à 3,7% du PIB la dépense nécessaire pour y faire face3, alors même que nous ne percevons pas encore l’effet que risquent d’avoir la hausse des prix sur la production agricole, mais également les pénuries liées au blé qui commencent à voir le jour sur le continent africain.

Sur l’éventuel retour de l’interventionnisme étatique

Si le changement des rôles des principales banques centrales dans la dernière décennie, notamment en raison des dettes héritées depuis les crises successives et du contexte de faible inflation qui dominait alors, était, avant même la crise en Ukraine, un indicateur d’un changement de paradigme beaucoup plus important, ce dernier n’attestait pas pour autant d’une véritable retour en force de politiques étatistes comme certains le prétendent. Ayant cherché à endiguer à tout prix une phase déflationniste des économies occidentales, la FED comme la BCE ont pratiqué massivement le rachat d’actifs et la baisse des taux, ont favorisé la titrisation des crédits (les bilans ne sont plus conservés, mais se revendent et se restructurent immédiatement) et le marché des pensions livrées (la mise en gage de titres pour garantir des emprunts à très court terme). Si une inversion de cycle a lieu, et qu’une remontée des taux a lieu ou une course à la qualité (une ruée vers des actifs plus sûrs et plus liquides que les valeurs mobilières précédentes) comme ce fut le cas en 20204, les acteurs du shadow banking qui pratiquent massivement les investissements à fort effets de levier sans véritable régulation peuvent provoquer un crise économique majeure. Comme l’a démontré Joscha Wullweber5, nous n’assistons pas à un simple retour des politiques monétaires interventionnistes, mais à une situation dans laquelle les banques centrales se font garantes d’une finance internationale où le shadow banking est devenue une pratique courante.

Ce caractère paradoxal de la situation globale sur le plan économique doit être mis en relation avec le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui : la crise que nous allons connaître suite à la guerre en Ukraine risque de s’avérer bien pire que celle des années 1970. Les deux chocs pétroliers avaient alors causés une séquence inflationniste d’une immense ampleur, mais, notamment en raison du rôle joué par les syndicats à l’époque, cette dernière n’avait pas eu comme corrélatif une aggravation massive de la pauvreté. Le contexte actuel est bien différent : la Banque d’Angleterre table sur une inflation à hauteur de 8% pour l’été et la cause même de l’inflation n’a rien de comparable. S’il est difficile d’en déterminer tous les tenants, il est certain que cette dernière n’est pas purement monétaire mais bien liée à la demande et aux chaînes d’approvisionnement. Si l’inflation en vient à déréguler le marché du travail et que les banques centrales n’agissent pas de manière efficace, se contentant de ramener les taux d’intérêts aux alentours de 1%, les conséquences pourraient être désastreuses.

Étonner la catastrophe

Face à cela, quelles solutions avons-nous ? Emmanuel Macron a présenté ses mesures il y a quelques jours : faire travailler les bénéficiaires du RSA entre 15 et 20 heures pour un revenu inférieur au SMIC, retraite à 65 ans, mise en concurrence des enseignants… Si la volonté d’absorber un électorat libéral est évidente, il faut saisir ce qu’engagent de tels choix.

À l’heure où un plan d’investissement massif pour la decarbonation de l’économie est urgent, que nos services publics ne tiennent plus qu’à un fil, nous ne pouvons nous contenter de regarder par la fenêtre. Les formules creuses sur l’autonomie dans les principaux secteurs de l’économie sont certes efficaces sur le plan électoral, mais si celles-ci ne s’accompagnent de politiques réellement ambitieuses et de rupture, elles ne seront, une fois de plus, que des injonctions dépourvues de réalité.

Nous sommes par ailleurs dans un moment politique singulier pour le camp des luttes émancipatrices. Malgré les récents mouvements des Gilets Jaunes et celui contre les retraites, il y a encore vingt ans, des pans entiers de l’administration, de l’industrie ou des services publics pouvaient être soumis à un véritable rapport de force conséquent pour infléchir sur des politiques données. Nous n’en sommes plus là.

Avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, une grande recomposition politique a eu lieu et nous n’en connaissons pas encore toutes les conséquences. La disparition antérieure des organisations de masse qu’ont pu être certains partis signifie également une chose : les structures de formation de cadres, le maillage territorial et l’implantation d’espaces de politisation dans de nombreux pans de la société n’existent plus. Il n’est plus l’heure de déplorer cette situation et de se lamenter sur ce qui aurait pu être fait différemment jusqu’à maintenant, mais de prendre acte et d’en tirer les leçons qui s’imposent à nous.

Quelques hypothèses

Si le risque d’un scénario à l’italienne — un centre-droit élargi à outrance, une extrême-droite omniprésente — est bel et bien présent et que les conséquences de la crise que nous traversons risquent d’être sans commune mesure avec ce que nous avons connu auparavant, tout n’est pas encore joué. Il faut observer quelles sont les forces en présence, leur limites mais également leur portée.

La candidature de Jean-Luc Mélenchon connaît depuis quelques semaines une dynamique notable. Cette dernière peut s’expliquer de diverses manières. D’abord, l’intérêt croissant pour la présidentielle dans les différentes enquêtes d’opinion vient traditionnellement modifier les résultats annoncés auparavant. Mais il n’y a pas que cet élément exogène. Le retour de la question sociale sur le devant de la scène en raison de la guerre en Ukraine rend nettement plus audible les propositions du candidat. Enfin, la situation internationale agit comme un révélateur chimique sur les différentes candidatures : ceux qui articulent un discours structuré et cohérent apparaissent en mesure de gouverner, tandis que les autres s’effacent.

La possibilité d’une arrivée au second tour est un dernier élément important. Si celle-ci agit traditionnellement par un effet bandwagon, un report de voix en faveur d’un vote jugé « utile », il ne faut pas en négliger les limites tout comme les effets potentiellement néfastes. Dans un tel contexte, le seul report de voix venant de potentiels électeurs d’autres partis de gauche risque de ne pas être suffisant pour accéder au second tour, d’autant plus que la désagrégation de cette famille politique autour de marqueurs extrêmement divers peut également susciter un regain d’intérêt pour la candidature d’Emmanuel Macron.

Pour accéder au second tour, la marche que doit franchir Jean-Luc Mélenchon reste encore très haute et cela sera sans doute la partie la plus délicate de la campagne. En articulant un clivage fort sur les retraites, qui rentre en écho avec les demandes exprimées à l’heure actuelle dans la population concernant le pouvoir d’achat6, l’Union populaire vient cliver avec tout le reste de l’offre politique. C’est ce type de positionnement qui pourrait offrir au candidat une chance d’accéder au second tour.

La guerre en Ukraine a relatéralisé la scène politique d’une manière inattendue. Avec la crise des réfugiés ukrainiens, les discours sur l’immigration qui polarisaient jusqu’à présent la campagne sont devenus inaudibles. Les questions d’approvisionnement énergétique, d’autonomie stratégique et surtout de répartition des richesses ont pris le devant. Articuler la demande de sûreté exprimée par de très larges pans de la population à une réponse effective par des moyens accrus dans l’ensemble des services publics, mais également l’infléchissement de certains choix concernant la part du nucléaire dans notre mix énergétique à échéance courte, en prônant des investissements ciblés afin de sécuriser une fourniture constante en électricité malgré le dépérissement actuel du parc nucléaire, pourrait avoir un effet extrêmement important non seulement sur les abstentionnistes mais aussi sur certains pans particulièrement volatiles de l’électorat français.

En parallèle, imposer des sujets tels que l’investissement massif dans la rénovation thermique des bâtiments, en reprenant des propositions déjà présentes dans le programme de l’Union populaire, et ses effets macro-économiques tout en l’associant à la question de la précarité énergétique de millions de Français serait ainsi une manière de cliver la discussion face à l’ensemble des autres candidats, qui pourrait nettement bénéficier à la dynamique actuelle de Jean-Luc Mélenchon. De la même manière, opérer une rupture sur les sujets relatifs à l’insécurité des Français en rappelant quels sont les premiers responsables et les premières victimes du désinvestissement massif dans les services publics en charge de telles missions viendrait mettre en difficulté une très large partie des candidats et pourrait influer sur la décision finale de nombreux électeurs. Durant les dernières semaines de cette élection, tout l’enjeu pour l’Union Populaire va être de renforcer encore davantage sa légitimité et sa centralité au sein du débat. La différence ne se fera pas sur des querelles intestines propres à la gauche, mais bien sur la capacité à reconquérir l’ensemble du peuple qui a largement été abandonné durant ce quinquennat. Opposer au chaos néolibéral, la demande d’ordre et de protection sociale.

En cas d’accès au second tour de l’élection présidentielle, la candidature de Jean-Luc Mélenchon marquerait un tournant historique. Les partis traditionnels de gauche se verraient particulièrement affaiblis et le parti Les Républicains dans une posture particulièrement délicate. Une telle situation ne changerait pas pleinement l’analyse historique développée précédemment : les structures partisanes qui existaient auparavant n’ont pas trouvé de véritable remplaçant capable d’assurer une formation massive au sein de la société et de peser localement. Elle aurait cependant un mérite non négligeable : permettre d’éviter l’effacement complet de la scène politique d’un courant émancipateur, de rupture radicale avec le désordre néolibéral et rebattre les cartes pour la décennie à venir.

1 https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/derriere-le-coup-de-com-du-rachat-par-edf-des-turbines-de-belfort-la-filiere-nucleaire-en-crise-903728.html

2 https://www.challenges.fr/entreprise/ariane-6-le-coup-de-poignard-de-l-allemand-ohb-qui-pousse-spacex_805619

3 https://www.eurointelligence.com/?newsdate=2022-03-18&cHash=282c45e2fc37639d626b9c43146e8054

4 https://lvsl.fr/la-crise-oubliee-du-shadow-banking/

5 WULLWEBER Joscha, Zentralbankkapitalismus: Transformationen des globalen Finanzsystems in Krisenzeiten,Berlin, 2021

6 http://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2022/03/Rapport-Harris-Interactive-Toluna-Vague-37-Intentions-de-vote-Presidentielle-2022-Challenges.pdf