Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les conflits d’intérêts

Le Pentagone, siège du Secrétariat d’Etat à la Défense américain. © Touch of light

De nombreux élus américains détiennent des parts importantes dans les entreprises d’armement qui bénéficient de contrats fédéraux. Ceux-ci sont, chaque année, plus importants. Cette intrusion flagrante des intérêts militaro-industriels dans la sphère politique est l’une des clefs qui permet d’expliquer la surenchère militariste de Washington dans le conflit ukrainien. Par Shea Leibow, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Alors que le Congrès reprend ses activités après les élections de mi-mandat, les représentants américains s’attèlent désormais à définir le budget, les dépenses et la politique du Département de la Défense des Etats-Unis à travers le National Defence Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2023. Après le budget record de 778 milliards de dollars de l’année dernière, la fourchette supérieure du NDAA pour cette année, autorisée par la commission des services armés du Sénat, s’élève à la somme stupéfiante de 858 milliards de dollars.

Ce chiffre dépasse même la demande initiale du Président Joe Biden, déjà astronomique, de 813 milliards de dollars. Avant de prendre des vacances, le Sénat a proposé des amendements au NDAA ajoutant jusqu’à 100 milliards de dollars au budget initialement proposé. Bien que ces amendements varient par leur sujet, ils sont unifiés quant à leurs plus grands bénéficiaires : les fournisseurs militaires comme Boeing et General Dynamics profiteront grandement des largesses du Sénat en matière d’achat d’armes militaires, s’assurant ainsi un marché encore plus grand pour leurs avions V-22 Osprey, leurs chars Abrams ou leurs véhicules Stryker. Or, comme plusieurs membres du Congrès possèdent des montants importants d’actions dans ces entreprises de défense, ils ont aussi beaucoup à gagner en cas d’augmentation du budget du NDAA.

L’argent de l’industrie de l’armement s’immisce dans la politique américaine sous de nombreuses formes : contributions aux campagnes électorales, affectation d’allocations lucratives, emploi de coûteux lobbyistes coûteux pour représenter leurs intérêts etc. Cependant, le lien le plus direct entre le pouvoir politique et les gains financiers est sans doute la capacité des membres du Congrès à détenir et à échanger des actions dans les industries sur lesquelles ils légifèrent directement. 

Selon une note publiée par le Congressional Progressive Caucus [coalition parlementaire de l’aile gauche démocrate NDLR] en avril 2022, 284 membres du Congrès, soit 53 %, détiennent des actions – ce qui signifie que leurs finances personnelles sont directement rattachées au succès ou à l’échec d’industries et de sociétés spécifiques. Des exemples flagrants de délits d’initiés, tels que des opérations boursières menées en 2020 fondées sur des informations secrètes sur le coronavirus, auxquelles les parlementaires avaient eu accès, ont mis en lumière le sujet dans la période récente.

Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027

Le problème ne réside pas seulement dans la capacité ainsi acquise, par les membres du Congrès, de se servir des informations confidentielles auxquelles ils ont accès pour boursicoter. Il réside aussi dans leur propension à façonner la politique américain au gré de l’intérêt des industries dans lesquelles ils détiennent des parts. Il s’agit de la définition même d’un conflit d’intérêts. Un récent reportage du New York Times a ainsi révélé qu’au moins 97 membres du Congrès, ou leurs conjoints ou personnes à charge, ont acheté ou vendu des actions ou autres actifs financiers dans les industries sur lesquelles ces membres légifèrent dans le cadre de leur travail au Congrès.

Étant donné les montants colossaux en jeu, les commissions des services armés ne font pas exception. De fait, elles ont été reconnues comme étant celles qui ont enregistré le plus de transactions boursières de toutes les commissions du Congrès. Au sein de la Commission des services armés du Sénat (SASC), plusieurs membres détiennent des parts importantes dans les sociétés de défense dont ils votent l’augmentation des contrats fédéraux chaque année.

Le sénateur Tommy Tuberville (Républicain de l’Alabama) possède par exemple 200 000 $ en actions des sociétés de défense Honeywell, Lockheed Martin, General Electric, Raytheon et General Dynamics ; le sénateur Jacky Rosen (Démocrate du Nevada) possède jusqu’à 110 000 $ en actions General Electric ; et le sénateur Gary Peters (Démocrate du Michigan) possède environ 15 000 $ en actions Raytheon. Certains membres du SASC spéculent de manière encore plus massive, comme le sénateur Jim Inhofe (Républicain de l’Oklahoma), qui a acheté et vendu des actions de technologie militaire pendant que le SASC négociait un contrat de 10 milliards de dollars avec le Pentagone.

Conscient des dangers de tels conflits d’intérêts, en 2012, Barack Obama a fait voter le Stock Act afin d’empêcher les membres du Congrès de faire des transactions et de détenir des actions grâce à des informations privilégiées. Mais cette loi n’est que très peu respectée : selon Insider, au moins soixante-quatorze membres du Congrès ont enfreint le Stock Act ce mois-ci. Les sanctions actuelles sont d’un niveau dérisoire par rapport aux gains : l’amende moyenne est de seulement 200 dollars !

Alors que ces transactions courantes passent largement inaperçues au yeux de la loi, une nouvelle législation du Congrès va peut-être voir le jour. Depuis le début de l’année, de multiples textes de loi ont été introduits pour mettre en œuvre une interdiction du négoce des actions plus efficace et plus solide. La loi sur l’interdiction des transactions boursières au Congrès (Ban Congressional Stock Trading Act) a été introduite en janvier par le sénateur démocrate Jon Ossoff. En février, la loi bipartisane sur l’interdiction de l’actionnariat au Congrès (Bipartisan Ban on Congressional Stock Ownership Act), moins rigoureuse, a elle été introduite par la sénatrice Elizabeth Warren. Toujours en février, le leader de la majorité au Sénat, le démocrate Chuck Schumer, a formé un groupe de travail pour élaborer une législation commune sur l’interdiction des transactions boursières. La séance consacrée à cette législation avait été reportée après les élections de mi-mandat, mais elle sera probablement soumise à un vote prochainement

Si le va-et-vient qui dure depuis des mois sur cette impérieuse réforme n’est guère surprenant. Pourquoi les élus qui possèdent des actions se mobiliseraient-ils pour un vote sur une question populaire auprès de leurs électeurs mais contraire à leurs intérêts particuliers, surtout au moment où ils font campagne pour les élections de mi-mandat ? Toutefois, malgré la lenteur législative, les transactions boursières du Congrès attirent de plus en plus l’attention du public, ce qui n’était pas le cas au cours des dernières décennies. Néanmoins, les opposants à la présence de l’argent en politique – et en particulier les opposants à la guerre qui craignent que les ingérences de l’industrie de la défense n’entraînent une augmentation des budgets militaires – doivent maintenir une forte pression populaire s’ils entendent contrer l’hésitation du Congrès. 

Si de telles pratiques ne sont pas interdites au Congrès – et à la commission des services armés du Sénat en particulier – le NDAA ne s’arrêtera pas à 853 milliards de dollars. Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027. 

Certes, les investissements personnels des membres du Congrès dans le complexe militaro-industriel ne sont pas la seule raison qui les conduit à voter pour des solutions militaristes plutôt que pour une approche diplomatique du conflit ukrainien, mais elles constituent certainement une incitation personnelle majeure. Il est en tout cas probable qu’ils continueront à voter pour des budgets du Pentagone toujours plus élevés tant qu’ils profiteront directement des dépenses d’armement fédérales… 

Bien qu’une interdiction de la transaction d’actions n’impliquera pas, à elle seule, une réduction du budget du Pentagone, elle poussera au minimum les membres du Congrès – en particulier ceux qui siègent dans les commissions chargées de prendre des décisions cruciales – à créer des lois et des budgets sans motivation financière personnelle directe. Bien sûr, les dons de campagne et les réseaux de lobbying de l’industrie de la défense sont une autre affaire, qui nécessitent aussi une législation plus stricte…