Écologie et économie : l’impossible conciliation ?

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La pandémie de la COVID a engendré une profonde crise économique dont les effets commencent seulement à se faire sentir. Ils viennent s’ajouter à ceux, de plus en plus flagrants, de la crise climatique. Si bien que c’est une évidence pour tous : concilier écologie et économie est un impératif absolu ; les opposer serait devenu totalement incongru. Pourtant, derrière l’unanimisme de façade de ce nouveau mantra se cachent des divergences d’approches dont il serait temps de prendre conscience. Cela permettrait de comprendre pourquoi l’État français ne pouvait qu’être condamné dans l’Affaire du siècle ou pourquoi le gouvernement, dans son projet de loi, a tant vidé de leur substance les propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat. En clair, pourquoi une certaine forme d’économie et l’écologie sont irréconciliables.

À l’automne dernier, devant une centaine d’entrepreneurs de la « French Tech » le président Macron a fustigé les tenants du modèle amish, ceux qui veulent « revenir à la lampe à huile ». Peu de temps avant, 70 élus avaient en effet eu l’idée iconoclaste de demander un moratoire et un débat démocratique préalable à l’introduction de la 5G, nouvelle technologie aux apports discutables. Il ne faut pas être dupe de la dimension tactique de ces dérapages contrôlés du président – discrédit sur les nouveaux maires écologistes ; pierre jetée dans le jardin des citoyens de la Convention pour le climat ; garanties données aux start-up du numérique…

Mais il faut aussi prendre au sérieux ce que révèle de fondamental cette posture présidentielle : « l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise » comme l’affirme Pierre Charbonnier « parce que nous devons identifier avec qui et contre qui nous sommes dans cette bataille […], quels attachements et quels assemblages entre institutions, machines, pouvoirs, milieux, nous voulons »Le rappel de cette réalité, y compris au moyen d’une outrance caricaturale est salutaire par maints aspects, tant les repères finissent par être brouillés et les mots vidés de leur sens : Jean Castex nous décrète « tous écologistes », les grands pollueurs français appellent à « mettre l’environnement au cœur de la reprise » ; tout le monde le jure, des maires écologistes nouvellement élus déclarant « l’état d’urgence climatique » au ministre de l’agriculture ré-introducteur de l’usage des néonicotinoïdes : « Il ne faut pas opposer écologie et économie. »

Pourtant, c’est bien notre rapport à l’économie, à la production, à la création et à la répartition des richesses, qu’une approche écologique conséquente doit transformer radicalement. À commencer, notamment, par notre aversion viscérale, au moins depuis les chocs pétroliers des années 70, de tout ce qui peut, de près ou de loin, s’apparenter à une tendance récessive. Toutefois, si l’on prend le temps de s’arrêter sur la définition que donne l’INSEE d’une récession (« période de recul temporaire de l’activité économique d’un pays [caractérisée le plus souvent par] un recul du Produit Intérieur Brut (PIB) sur au moins deux trimestres consécutifs »), une telle hypothèse, si tant est qu’elle soit planifiée, ne devrait pas susciter de grands débats, et ce pour trois raisons principales.

La première, pragmatique, est qu’une période de récession fait mécaniquement baisser les émissions de gaz à effet de serre. Le confinement du printemps 2020 et le coup d’arrêt économique qui s’en est suivi a permis, peu ou prou, d’atteindre l’objectif annuel de baisse. Cette diminution, dans des proportions rarement observées depuis le début de l’ère industrielle, aurait ainsi été comprise entre 3 et 7%, performance à reproduire de manière cumulative, chaque année pendant 10 ans… C’est dire l’ampleur de l’effort à concéder, ordre de grandeur dont les décideurs pourraient s’imprègner.

La deuxième raison est fondée sur l’anticipation des difficultés : l’entrelacement des diverses crises, sanitaire, climatique et écologique que nous traversons ne nous laisse que peu d’options. Elles causeront, l’une après l’autre, une spirale récessive. C’est bien sûr, de manière spectaculaire, le cas de la COVID-19. Mais ça sera aussi le cas dans un monde impacté par les conséquences d’un climat déréglé. On commence à le constater, par exemple, dans le sillage des méga-feux qui ont frappé l’Australie en 2020 : ils ont eu un impact tel qu’ils ont entrainé l’économie vers une récession inédite avec « un effet négatif sur la productivité pour toute la côte est australienne […]. » Si la contraction de l’économie va, au gré des crises, s’imposer de manière récurrente, autant l’anticiper pour qu’elle soit démocratique et apaisée plutôt que subie et conflictuelle. Et que, ce faisant, cela nous permette d’en prévenir les causes profondes.

De ces constats découle la 3ème raison, lucide : nous n’avons pas d’autre choix. Ce retournement du There is no alternative thatchérien s’appuie sur un état de fait. Certes, l’intensité énergétique du PIB et l’intensité carbone de l’énergie diminuent régulièrement, mais de manière beaucoup trop anecdotique pour envisager à court terme un découplage absolu croissance/émission de CO2. Nous sommes trop loin d’un saut technologique hypothétique pour faire le pari d’une perpétuation de notre modèle de croissance subitement devenue verte. Oui, la décarbonation de notre économie est nécessaire et on constate de-ci de-là des découplages ponctuels, temporaires, localisés. Mais ce que supposent les tenants de la « croissance verte », c’est que nous n’aurions besoin de ne rien changer d’autre, voire de de penser que « notre mode de vie est non négociable », comme l’affirmait déjà George Bush père en 1992 à Rio. Il suffirait simplement de l’alimenter progressivement avec des énergies non fossiles. C’est se bercer d’illusions. Le découplage entre croissance et CO2, si tant est qu’il se vérifie, ne sera pas suffisamment universel et rapide. Comme le précise Jean-Marc Jancovici, « si nous devons baisser les émissions de 6% par an, mais que le gain sur les émissions [de GES] par euro de PIB plafonne à 1,5% par an, cela signifie… un PIB qui baisse de 4,5% par an en moyenne ».

La conclusion est implacable. Respecter les accords de Paris, c’est, au moins à court terme, assumer ouvertement ce qui est la suite implicite et logique du constat d’urgence climatique, mais qui ne peut que trop rarement être admis tant cela vient percuter nos croyances les plus intimes dans le progrès : les politiques économiques doivent organiser démocratiquement une récession volontaire et faire diminuer le PIB. On appellera cela, selon sa grammaire inquiète : ralentissement, atterrissage, décroissance … ou récession. Bref : un recul temporaire de l’activité économique.

Immédiatement, on perçoit ce que ce constat peut avoir de violent pour celles et ceux qui sont directement impactés par les crises. Intérimaires subitement sans contrat, étudiants précaires sans débouchés, territoires en décrochage, ouvriers en chômage partiel ou tout simplement licenciés faute de marchés solvables pour leur employeur : nous ne sommes pas égaux face aux chocs économiques. Mettre un coup de frein aux émissions de CO2, donc à la croissance, ne peut s’envisager, pour que cela soit socialement acceptable, qu’avec une intervention forte et coordonnée des pouvoirs publics. 

À rebours des plans de relance qui volent à leur secours sans discernement ni éco-conditionnalité, il faut ainsi organiser le démantèlement, au moins partiel, des secteurs les plus polluants et leur substitution par une économie plus vertueuse. Le volontarisme du gouvernement espagnol qui organise la fermeture de ses usines à charbon en limitant la casse sociale est à ce titre un exemple inspirant – replacement du personnels dans des énergies renouvelables, garanties pour les sous-traitants, ou encore mise aux enchères de l’accès au réseau électrique considéré comme un actif qui appartient au territoire.

De nombreuses études, comme celle de l’Organisation internationale du travail de 2018, soulignent le solde largement positif en faveur de la transition écologique (4 créations d’emploi pour une suppression, pour un total de 24 millions d’ici 2030). Mais ce que cache cette vision macro, c’est le hiatus temporel et géographique inévitable lors de la mise en œuvre. La transition ne se fera pas sans frottements et il faudra les lisser. En créant des parcours professionnels de reconversion vers des secteurs en tension, comme l’envisage Aéropers, le syndicat suisse des pilotes d’avions, prêt à reconvertir ses adhérents dans la conduite de trains. En inventant de nouveaux modes de rémunération des activités productives favorables à la réorientation de l’économie, comme le dispositif de revenu de transition écologique défendue par la fondation Zoein ou la campagne actuellement en cours pour promouvoir un « emploi vert pour tous », inspirée de l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de longue durée. En partageant le travail, en incitant, par exemple, à la semaine de 4 jours comme le soutient la 1ère Ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern. En suivant Oxfam et le Secours catholique pour une fiscalité carbone écologiquement incitative et socialement juste. Bref, en pilotant concrètement la transition écologique, très loin des outils du laisser-faire néo-libéral.

Ça n’est qu’au prix de cette régulation qu’on pourra associer écologie et prospérité, mais, il y a fort à parier, une prospérité sans croissance, c’est-à-dire sans augmentation du PIB. Qu’à cela ne tienne, tant le PIB n’est pas un indicateur pertinent du bonheur. On peut en approcher la réalité en reprenant l’exemple cité par B. Latour dans son texte sur les gestes-barrière contre le retour à la production d’avant crise et la nécessité de s’interroger sur nos propres attachements : abandonner la production des fleurs hollandaises plantées hors sol dans de gigantesques hangars et livrées par avion à travers le monde, ça n’est pas renoncer aux plaisirs de faire pousser des fleurs et de les offrir. Mais si une production locale et saisonnière peut être pourvoyeuses de plus d’emplois, elle contribuera moins, à coup sûr, au PIB mondial : la chaîne de valeurs hyper-optimisée et dopée à la technologie et aux énergies qui soutient la production concentrée et industrialisée sera infiniment plus créatrice de richesses monétaires que les mêmes fleurs en circuit court. Que pèse, en unité de PIB, le salaire d’un ouvrier agricole, son arrosoir et les bénévoles de son AMAP face à l’ingénierie de l’agrobusiness, à l’industrie de l’aviation, aux majors du pétrole et du BTP, à la chaine logistique des transporteurs, à la puissance commerciale des détaillants, tous ces acteurs qui se cachent derrière nos tulipes bataves mondialisées ?

Finalement, la contraction de l’économie qui en résultera inévitablement n’est pas la finalité du processus de transition comme font mine de le croire les contempteurs de la décroissance, mais la scorie inévitable de l’abandon progressif d’une économie hyper-productive, fonctionnant à flux tendus, optimisant chaque unité de matière consommée, au profit d’une économie résiliente, c’est-à-dire robuste, low-tech, réparable et circulaire.

Et rendre cette transition possible, passer à un système économique infiniment moins producteur de marchandises et donc moins prédateur de nos écosystèmes, implique de mettre en cohérence nos besoins, de décoloniser nos esprits de la quête d’une abondance absolue qui, à l’image de l’horizon, recule à mesure qu’elle se déploie sous nos yeux. Un système productif résilient ne peut s’épanouir qu’en miroir d’une consommation fondée sur la sobriété, c’est-à-dire une consommation qui intègre les limites planétaires comme un plafond indépassable.

On le sait, nous surexploitons la planète et épuisons ses ressources dans des proportions intenables. Cette nécessité de sobriété a été maintes fois affirmée. Elle est relative, puisqu’elle se réfère non pas à une quête ascétique d’absolu, mais à des limites physiques concrètes, celles de l’écosystème terrestre : ces dernières sont malgré tout suffisantes pour permettre à tout un chacun de – bien ! – vivre sur cette planète. Mais elle est radicale car elle ne pourra pas se limiter à des ajustements cosmétiques, bien qu’indispensables. Les ordres de grandeurs de la transition nécessaire ne seront pas atteints en éteignant la lumière en sortant d’une pièce, en limitant sa consommation de fraises en hiver ou en économisant l’eau sous la douche. Faudra-t-il, entre autres mesures radicales, aller jusqu’à des quotas individuels énergie/matière comme proposés dans le Manifeste Retour sur terre initié par Dominique Bourg ? Pourquoi pas. Rationner la consommation de viande de chacun ou instaurer un couvre-feu thermique ? Possible. En tout cas, il faudra débattre démocratiquement des mesures que collectivement nous souhaitons mettre en œuvre. Car ne serait-ce qu’évoquer un dixième de toutes ces restrictions drastiques – aux effets pourtant nécessaires pour s’aligner sur le respect des accords de Paris – fera ressortir inévitablement le spectre de l’écologie punitive, cette écologie castratrice qui viendrait rogner nos libertés fondamentales en nous contraignant à changer nos modes de vie.

Il faudra sortir de cette impasse cognitive où, au nom d’une écologie, joyeuse cette fois, on reproche à l’écologie radicale des solutions qui ne sont, au final, que la conséquence logique des constats initiaux qu’on prétend partager avec elle, en marchant sur nos deux jambes : à celle de la sobriété souvent mentionnée, il convient, pour trouver le bon équilibre, d’adjoindre celle de la satiété. La société capitaliste hyper-productive, comme le rappelle R. Keuchayan, a besoin pour écouler ses marchandises, de susciter en nous l’émergence de besoins artificiels. L’épidémie mondiale d’obésité est-elle vraiment sans rapport avec l’agressivité commerciale de l’industrie agro-alimentaire ? Vanter les mérites d’une voiture en la décrivant comme « suréquipée » a-t-il une véritable valeur d’usage ? Est-il indispensable de passer l’intégralité de son trajet en transport en commun les yeux rivés sur les clips musicaux HD de son tout nouveau smartphone ? Faut-il succomber aux sirènes de la fast fashion à chaque solde ?

Finalement, si la sobriété propose à la société de consommation d’intégrer dans son extraction des ressources les limites de la planète, son pendant individuel, la satiété, vise, quant à elle, à intégrer dans nos besoins les limites personnelles, niées jusqu’à l’absurde par la pression consumériste : on peut posséder quarante paires de chaussure, on n’a jamais, au plus, que deux pieds. 

Que nous apporte, dès lors, de coupler ces deux approches ? Cela doit nous conduire, comme le préconise Keuchayan, à conquérir contre la société marchande une structure de nos besoins authentiques, écologiquement supportables. Une éthique de la satiété permet ainsi de dépasser, dans une approche dialectique, la contradiction apparente entre sobriété nécessaire et liberté inconditionnelle. Consommer au-delà de ses besoins authentiques, ça n’est pas la manifestation d’une puissance sans entrave, mais l’expression de sa propre aliénation à des besoins artificiels imposés par la société consumériste.

En outre, s’interroger sur cette saturation de nos besoins, c’est aussi clarifier sur qui doivent porter les efforts de la transition vers plus de sobriété. Les catégories sociales aisées dont le mode de vie essore les écosystèmes et dérègle le climat, celles qui ont les moyens de consommer sans compter, sont celles qui devraient le plus interroger la pertinence de leurs attentes, quand les ménages modestes sont parfois contraints de quêter la simple satisfaction de besoins essentiels dont l’accès leur est interdit par leur situation matérielle.

Enfin, introduire au cœur de la critique de l’économie cette notion de satiété permet de comprendre pourquoi les injonctions à la sobriété restent le plus souvent lettres mortes. Ce n’est pas dû à la faiblesse morale des agents qui n’auraient pas pris conscience des enjeux, mais plutôt au fait qu’arrêter de consommer quand on n’en a plus besoin, c’est tout simplement mortel pour le capitalisme qui met toute ses forces dans la bataille pour nous rendre boulimique. Le consumérisme sans limite, comme la croissance infinie, sont les deux moteurs indispensables du processus d’accumulation au fondement du capitalisme néo-libéral. Sans eux, c’est une certaine économie qui s’effondre, celle que défendent le président Macron et les tenants d’un simple verdissement – inatteignable – de la croissance. Sans eux, c’est aussi une nouvelle manière, proprement révolutionnaire, de concilier écologie et économie qui émerge, remettant radicalement en question notre rapport à la production et à la consommation.

Cette critique de l’économie dominante est au cœur d’approches alternatives : de l’économie du donut qui encadre l’activité entre un plancher social et un plafond environnemental à l’économie de la fonctionnalité qui met l’accent sur les usages plus que sur la possession ; de l’économie symbiotique qui mime les écosystèmes et leur circularité à l’économie des communs qui tracent une voie alternative à la propriété individuelle et lance des passerelles vers le champ de la gratuité… Autant d’approches économiques qui pensent différemment le lien entre prospérité et environnement.

Alors, en effet, il ne faut pas opposer écologie et économie, mais alors, non pas une économie qui perpétue une accumulation de toujours plus de marchandises et de richesses, mais une économie sobre et résiliente qui s’interroge sur ce que c’est, pour chacun, d’en avoir assez.