Colombie : deux années progressistes sous les fourches caudines de l’oligarchie

Gustavo Petro - Le Vent Se Lève
Le président colombien Gustavo Petro en compagnie de la ministre du Travail Gloria Inés Ramírez présentant la réforme du droit du travail © César Carrión

À son actif, le président colombien Gustavo Petro compte d’indéniables succès. Une réforme du droit du travail et des programmes sociaux ont contribué à une réduction historique de la pauvreté, tandis que les rudiments d’une transition énergétique ont été concrétisés. Le bilan relatif aux accords de paix est moins reluisant. Si les relations entre la présidence colombienne et les guérillas ont atteint un degré historique de pacification, de nombreuses régions demeurent sous l’emprise de groupes armés, et les clauses de l’accord de 2016 peinent à être appliquées. L’oligarchie agraire de Colombie mène un processus de sabotage multiforme, visant à faire échouer la première présidence progressiste de l’histoire de Colombie.

Il y a deux ans, lors d’une investiture marquée un geste symbolique fort – brandir l’épée de Simón Bolívar -, Gustavo Petro avait appelé les Colombiens à se rallier au gouvernement de changement qu’il s’apprêtait à diriger, toutes tendances politiques confondues. Une large coalition — des conservateurs aux libéraux en passant par Comunes, le parti formé par d’anciens chefs des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) — avait alors répondu présent à son appel. Et le gouvernement d’union qui avait vu le jour devait même comprendre des ministres issus de plusieurs de ces formations. Mais cette alliance s’est fissurée lorsque les élites traditionnelles ont compris que les règles du jeu avaient changé – et que Petro ne comptait pas renoncer à mettre en oeuvre l’accord de paix de 2016, avec l’ensemble de ses objectifs.

Obstruction parlementaire

La polarisation politique ne devait cesser de s’intensifier au sein du Congrès. Lors des élections législatives de 2022, la coalition Pacto Histórico, menée par Gustavo Petro, était alors parvenue en tête – mais avec seulement 17 % des voix. Les vingt sièges obtenus étaient loin de lui permettre de conquérir une majorité absolue, dans une assemblée composée de 108 sièges. Les partis traditionnellement alignés avec les élites du pays se sont rapprochés des factions centristes de l’Alianza Verde pour faire obstacle aux nombreuses réformes proposées par le gouvernement de Petro.

En matière de pacification, le bilan de Petro demeure mitigé : de nombreuses régions rurales sont toujours plongées dans un conflit de basse intensité. La Colombie demeure l’un des pays les plus dangereux au monde pour les syndicalistes

Deux des réformes les plus importantes que cette alliance a réussi à entraver concernent les droits des travailleurs et le système de santé. La réforme du droit du travail visait essentiellement à moderniser la législation colombienne pour la rapprocher des normes en vigueur dans d’autres pays de l’OCDE : réduction progressive de la durée hebdomadaire de travail à quarante-deux heures, un renforcement des droits des travailleurs face à la précarité croissante, etc. L’ambassade des États-Unis elle-même avait affiché son soutien à la réforme, ce qui constitue un revirement historique par rapport à sa posture traditionnelle. Les élites nationales, elles, ont continué à s’y opposer.

Quant à la réforme du système de santé, elle visait à remplacer le modèle néolibéral actuel de la Colombie, qui privilégie les intérêts des compagnies d’assurance privées, par un système plus étatisé. La construction d’un système public de santé devait permettre de réduire les coûts de l’accès aux soins pour les Colombiens, en particulier ceux qui vivent dans les zones éloignées et mal desservies. Comme on pouvait s’y attendre, cette réforme a rencontré une forte résistance de la part d’un bloc médiatique acquis aux entreprises dominantes.

Malgré ces obstacles, le gouvernement colombien est parvenu à faire adopter des réformes significatives dans ces deux domaines. Autre victoire qu’il compte à son actif : la création d’un embryon de transition environnementale posant les bases d’un abandon des combustibles fossiles, et qui s’est manifestée par la réduction drastique de la déforestation d’Amazonie.

Une paix en demi-teinte

Autre pilier fondamental du gouvernement de Petro : la reprise de l’accord de paix avec l’ancienne guérilla des FARC, qui avait été largement démantelé par son prédécesseur Iván Duque. En outre, les efforts de Petro ont également porté sur les factions dissidentes des FARC et de l’Armée de libération nationale (ELN), le dernier grand mouvement de guérilla d’Amérique latine, à tendance marxiste.

Malgré des avancées significatives dans l’application des différents aspects de l’accord de paix, l’administration Petro a dû faire face à une opposition considérable de la part des élites colombiennes. Celles-ci redoutent en particulier qu’une réforme agraire ne vienne remettre en cause leur hégémonie. En réponse à cette résistance, Petro a proposé un processus accéléré pour la mise en œuvre de l’accord, et a même évoqué la possibilité de rédiger une nouvelle Constitution qui inclurait les réformes ambitieuses qu’il prévoit. Une manière de jouer la légitimité populaire contre l’obstruction du Parlement.

Le bilan demeure mitigé, et de nombreuses régions rurales sont toujours plongées dans un conflit de basse intensité. Sous le mandat de Duque, plusieurs zones autrefois sous influence des FARC avaient transité vers d’autres groupes, allant du Clan del Golfo – mouvement paramilitaire constitué de narco-traficants et inféodé à l’oligarchie locale – à l’ELN, en passant par une mosaïque de factions dissidentes des FARC diversement politisées. Ainsi, la Colombie demeure l’un des pays les plus dangereux au monde pour les syndicalistes et les défenseurs de l’environnement.

Pour ne rien arranger, certaines attaques de la presse de droite trouvent un fondement bien réel dans le degré de corruption qui gangrène le gouvernement de Petro.

Cet échec relatif à la situation sécuritaire du pays et au contrôle de l’État sur son territoire tendrait à faire oublier les avancées obtenues par Petro en faveur d’une paix durable. Les négociations avec l’ELN, qui se sont déroulées au Venezuela, en sont une manifestation. Par le truchement d’anciens membres du mouvement guérillero M-19 (dont Petro lui-même a été membre), le président colombien a présenté un plan pragmatique visant à mettre fin au conflit entre l’ELN et l’État. Et il est parvenu à arracher un cessez-le-feu qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui – soit une durée record d’un an, plus durable que les trêves majeures du passé.

Une opposition croissante

L’opposition la plus menaçante ne réside pas dans les zones rurales infestées de groupes paramilitaires, mais dans les couloirs du Congrès, les rédactions des médias et l’administration d’un État largement corrompu. Cet état des rapports de force a contraint la gauche à faire des concessions permanentes aux partis du centre et de la droite – une attitude qui n’a pas empêché de nombreux parlementaires centristes, initialement favorables à Petro, de s’allier à l’extrême droite pour bloquer les réformes, malgré leur soutien initial.

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Les tirs médiatiques dirigés contre le gouvernement ont été particulièrement intenses. De nombreux titres de presse ont accordé des tribunes démesurées aux figures proches des anciens présidents Ivan Duque et Álvaro Uribe. En particulier le magazine Semana, propriété de l’une des familles les plus riches de Colombie, les Gilinski. De ragots dignes des pires tabloïds en fausses nouvelles dirigées contre le gouvernement, le magazine atteint un nombre record de ventes, et a fait de nombreuses émules au sein de la presse colombienne.

Pour ne rien arranger, certaines attaques issues de la Semana trouvent un fondement bien réel dans le degré de corruption qui gangrène le gouvernement de Petro. Plusieurs scandales ont montré que la gauche n’est nullement à l’abri de la dynamique de corruption qui marquent les gouvernements successifs de Colombie. Récemment, une affaire – où un représentant du gouvernement a été accusé de recevoir des pots-de-vin – a conduit Petro à formuler des excuses publiques. Que ces cas de corruption aient été plus rares que sous les administrations antérieures, que des membres de l’opposition y aient aussi été impliqués, n’a rien changé au tir de barrage médiatique déclenché contre le gouvernement.

Un contexte régional difficile à l’horizon

Avec deux années restantes et l’interdiction constitutionnelle de se représenter, Petro dispose encore de temps pour surmonter ces obstacles et consolider les changements structurels qu’il a mis en oeuvre. Un levier, et non des moindres, réside dans son importante popularité, consécutive à la réduction drastique de la pauvreté observée au cours de ces deux dernières années.

La perspective d’une seconde présidence de Donald Trump aux États-Unis, et d’un virage régional vers la droite, pourraient cependant entraver cette dynamique – et encourager l’opposition dans ses velléités les plus putschistes. Des politiciens d’extrême droite aux États-Unis, comme la représentante de Floride María Elvira Salazar, ont déjà appelé à des réductions de l’aide américaine à la Colombie. De son côté, le président argentin Javier Milei s’est ouvertement fendu de propos insultants à l’égard de Petro, tout en son soutien à l’opposition la plus radicale. Une réélection de Trump pourrait signer le retour à une politique interventionniste traditionnelle.

Un horizon des plus ternes, dont l’avenir dira s’il sera suffisant pour infléchir le cours du premier gouvernement colombien qui soit parvenue à faire résonner la voix des secteurs les plus marginalisés jusqu’au palais présidentiel.

Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Latin America.

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