L’agonie du rêve européen de l’Allemagne

Scholz - Trump - Le Vent Se Lève
Le chancelier allemand Olaf Scholz en compagnie de Donald Trump

Des décennies durant, les gouvernements allemands ont poursuivi le projet d’un empire européen fondé sur le libre-échange. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine sape les fondements de son hégémonie. Dans le même temps, un processus souterrain mine la souveraineté de Berlin : la progression de la finance américaine sur l’appareil productif allemand. Une évolution face à laquelle la coalition dirigée par Olaf Scholz réagit en prônant le business as usual. Par Tommaso Nencioni, traduction Alexandra Knez [1].

La coalition allemande est peut-être devenue la première victime de la réélection de Donald Trump. Et ce n’est pas dû au président élu, qui avait pris pour cible son gouvernement – issu de l’accord de 2021 entre sociaux-démocrates (SPD), Verts et les intégristes néolibéraux du Parti libéral-démocrate (FDP) – à plusieurs reprises. La crise au sein du gouvernement allemand remonte à plus loin. Mais les principaux acteurs ont attendu le résultat des élections américaines pour la faire éclater au grand jour.

Quelques heures seulement après la confirmation de la victoire de Trump, le chancelier Scholz a limogé son ministre des Finances, Christian Lindner, qui est également le chef du FDP. Lindner est l’ardent défenseur d’une orthodoxie monétariste qui s’avère de moins en moins défendable, même en Allemagne. Mais quelles sont les véritables racines de la crise allemande ?

Un empire libéral nommé Union européenne

Dans le dernier livre de Wolfgang Streeck, qui paraîtra en anglais la semaine prochaine sous le titre Taking Back Control ?, le sociologue allemand décrit le processus d’intégration européenne depuis le Traité de Maastricht en 1992 comme la construction d’un empire libéral piloté par l’Allemagne. Lorsque Streeck parle d’« empire », il n’entend pas une puissance fondée sur l’instrument militaire. Il utilise plutôt ce terme pour désigner une polarisation entre un centre et des périphéries économiques, dont les institutions politiques cèdent leur souveraineté face au premier.

L’empereur est nu : le centre de l’empire est plus soumis encore que la périphérie à un projet dont le coeur se trouve à l’extérieur du continent – à Washington et à Wall Street.

Un centre fort – celui de l’ancienne zone du deutsche mark – et une périphérie – Méditerranée et Europe de l’Est – : il n’est pas difficile d’adhérer à la vision des choses défendue par Streeck. Dans le même temps, Streeck indique une condition préalable importante pour la construction d’un empire sur une base « libérale ». En bref, il faut qu’il y ait une élite dirigeante dans les pays périphériques qui soit prête à assumer les conditions fixées par le centre impérial. Cette élite compte donc sur une légitimité venant « d’en haut ». Mais elle doit aussi rendre cette relation acceptable pour son propre électorat national, en faisant passer le message que tout ce qui profite au centre impérial aura des répercussions positives pour les périphéries également. Un message qui a pris la forme du projet européen, présenté comme un moyen de dépasser les antagonismes nationaux.

La thèse centrale du livre est que l’austérité a été la pierre angulaire de ce processus d’intégration impérial. Mais pas uniquement. La guerre en Ukraine a brusquement mis fin à ce processus de construction impériale. Avec la guerre, l’un des piliers de la conception hégémonique allemande – la possibilité d’un approvisionnement en matières premières à bas prix – a été miné. Bien sûr, la (non) réaction de la classe dirigeante allemande au sabotage du gazoduc Nord Stream a achevé d’ébranler sa crédibilité.

Ce coup d’estoc porté à l’hégémonie allemande est-il une bonne nouvelle ? Il est clair qu’il n’a pas conduit à une remise en cause du fonctionnement de l’Union européenne : une nouvelle vague d’austérité déferle sur l’Europe, n’épargnant même pas l’Allemagne elle-même. D’une austérité imposée par Berlin, le Vieux continent est passé sans transitions – à l’exception du bref intermède de la pandémie – à une austérité imposée par Wall Street. Si la première vague d’austérité imposée à l’Europe répondait aux ambitions impériales de l’Allemagne, cette nouvelle vague constitue l’un des fondements de la tentative américaine de maintenir son hégémonie mondiale.

Aux origines de la domination allemande

La nation allemande, de par sa capacité économique et démographique, est arrivée à l’unification en 1871 munie d’un potentiel industriel et impérial immédiat. Mais cette immense capacité de développement était limitée à un territoire exigu qui manquait de débouchés « pacifiques » – c’est-à-dire qui n’impliquaient pas de conflit immédiat avec les puissances impérialistes établies. Lors de la fondation du Reich, les mers étaient dominées par l’Empire britannique et les zones terrestres convoitées par Berlin l’étaient également par d’autres puissances européennes. Ainsi, l’État allemand n’a pu mettre en place une solution impériale « terrestre » sur le modèle des États-Unis.

Avec la défaite de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a dû définitivement renoncer à un modèle impérial « à la britannique ». Et avec la défaite de la Seconde Guerre mondiale, à une approche « à l’américaine » de la conquête terrestre – malgré la sauvagerie de la colonisation de la « frontière » orientale (lebensraum), où les peuples slaves ont joué le rôle dévolu, outre-Atlantique, aux Amérindiens. Les différentes propositions de paix après 1945 étaient donc basées sur le démembrement de l’État allemand. Avant que la décolonisation ne confirme que la Guerre froide était une véritable compétition mondiale, elle était avant tout une réponse à la question allemande.

Il en va de même pour les premières tentatives « transatlantiques » d’intégration européenne. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) visait à placer la production d’acier et de charbon (industries de guerre par excellence) sous un contrôle commun ; et avec la Communauté européenne de défense (projet d’alliance militaire avorté au début des années 1950), on a tenté d’intégrer les systèmes de défense. Plus les années s’écoulaient, et moins il était possible d’écarter l’Allemagne du concert des nations occidentales. Surtout si l’on considère que son concours était indispensable pour lutter contre la « menace soviétique »…

Ce n’est qu’avec la détente et l’apaisement des tensions de la Guerre froide dans les années 1970 que les projets d’intégration militaire de l’Europe ont été réellement supplantés par des projets économiques. Le traité de Rome de 1957 avait donné naissance à la Communauté économique européenne, marché unique au sein duquel l’économie ouest-allemande, qui connaissait une période de croissance économique accélérée, était appelée à jouer un rôle de premier plan. Cela n’allait pas sans risque pour les pays du sud de l’Europe, exposés à la concurrence de la puissance industrielle allemande. On pensait cependant que cette asymétrie pourrait être compensée par une intégration politique, qui contiendrait des mécanismes de rééquilibrage. D’autant que la longue hégémonie des sociaux-démocrates ouest-allemands avait fini par accoucher d’un horizon de paix et de coopération avec la République démocratique allemande (RDA), sous la forme de l’Ostpolitik prônée par le chancelier Willy Brandt.

La réunification allemande devait finir de doucher ces espoirs. À la stratégie de l’Ostpolitik, la République Fédérale allemande (RDA) devait substituer l’annexion des territoires est-allemands. Cela impliquait de noyer son système productif sous un torrent de marchandises produites avec d’incomparables avantages compétitifs. Peu après, les économies de l’ancien bloc soviétique ont été placées dans une position subordonnée au sein de l’espace économique organisé autour d’une nouvelle Allemagne unie.

Sous le signe de l’austérité

Au fil du temps, le projet d’une nouvelle hégémonie allemande s’est étendu à l’ensemble de l’espace continental. L’austérité imposée aux États membres et l’élargissement illimité de l’UE vers l’est ont été les piliers qui ont soutenu la construction de l’empire néolibéral allemand.

L’élargissement de l’UE a permis à l’industrie allemande d’étendre ses chaînes de valeur à des zones géographiques riches en main-d’œuvre qualifiée et bon marché, tout en bénéficiant de régimes fiscaux favorables. Dans le même temps, l’austérité a donné au capital allemand un triple avantage concurrentiel. Elle a d’abord permis à Berlin de financer ses dépenses publiques à des taux d’intérêt faibles, grâce au mécanisme du spread (différence entre les rendements obligataires dans les différents États-membres de la zone euro, qui mesure la « confiance »). En outre, elle a contribué à laminer l’appareil productif des potentiels pays concurrents. Enfin, elle a offert aux classes dirigeantes des pays périphériques la motivation idéale pour réduire les salaires dans les régions, abaissant ainsi les coûts de ces approvisionnements.

La Commerzbank devait-elle être rachetée par des fonds spéculatifs américains, ceux-ci contrôleraient le principal centre financier de l’Allemagne – et une grande partie de l’appareil productif allemand

Le pacte entre le grand capital allemand et la haute finance européenne a modelé la construction de l’Union européenne. Avec les réformes néolibérales introduites par les sociaux-démocrates allemands (alors dirigés par Gerhard Schröder), l’Allemagne passait du rôle d’« homme malade de l’Europe » à celui de « moteur de la croissance européenne ». Paradoxalement, ce n’est pas le SPD qui a profité des dividendes de cet apparent second miracle économique (après celui des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale), mais leurs adversaires chrétiens-démocrates sous la direction d’Angela Merkel.

De la domination allemande à celle de Wall Street

La guerre en Ukraine a brusquement interrompu ce processus de construction impériale. Le sabotage du gazoduc Nord Stream 2 a servi de catalyseur à cette crise. Sur le plan économique, c’est l’un des fondements du capitalisme allemand qui était réduit en poussière – à savoir la fourniture en gaz à bon marché. Surtout, c’est la crédibilité des élites allemandes comme classe dirigeante impériale qui a été minée. L’empereur est nu : le centre de l’empire est plus soumis encore que la périphérie à un projet dont le coeur se trouve à l’extérieur du continent – à Washington et à Wall Street. L’Allemagne s’est révélée être un géant économique aux pieds d’argile, et un nain politique.

La nouvelle vague d’austérité qui s’annonce en Europe, loin d’aider à la reprise de la construction européenne allemande, plombe définitivement les ambitions de Berlin. Le pays est aujourd’hui aux prises avec une récession dont il ne peut s’extirper en raison de dogmes de politique économique figurant même dans la Constitution nationale depuis 2008.

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Ainsi, le Vieux continent est passé d’une austérité allemande à une austérité qui alimente Wall Street. Avec la nouvelle vague de privatisations et de réduction des aides sociales en Europe, ce sont les fonds spéculatifs américains qui se voient offrir la possibilité d’investir dans les secteurs monopolistiques de l’énergie et des télécommunications, et d’offrir aux Européens (du moins aux plus aisés) des assurances privées. Les hedge funds deviennent ainsi les gestionnaires d’un immense fleuve de liquidités, à réinvestir – compte tenu des taux d’intérêt élevés garantis par la Fed – dans la dette gouvernementale américaine.

L’administration Biden, la Réserve fédérale et les grands fonds d’investissement ont donc tenté d’établir un pacte d’acier pour tenter de maintenir à flot l’hégémonie mondiale des États-Unis, en se déchargeant des coûts de l’opération sur l’Europe et en particulier sur ses secteurs les plus faibles. L’Inflation Reduction Act (IRA) et la nouvelle course aux armements ont été indirectement financées par l’épargne des classes moyennes européennes, par l’intermédiaire de fonds spéculatifs tels que BlackRock, Vanguard et State Street. Le PDG de BlackRock, Larry Fink, est l’invité d’honneur de presque toutes les chancelleries européennes – en premier lieu celle du gouvernement italien, dirigé par la prétendue « souverainiste » Giorgia Meloni.

Fuite en avant

Mais c’est l’Allemagne elle-même qui est dans le collimateur de la nouvelle alliance entre la Maison Blanche et la haute finance de Wall Street. Et en particulier son appareil productif encore peu financiarisé.

Ainsi, l’Italien Unicredit – largement contrôlé par les Big Three, les trois principaux fonds d’investissement de Wall Street – a récemment tenté une OPA hostile sur la Commerzbank, un acteur majeur de l’économie allemande. Devait-elle tomber entre les mains d’Unicredit, ces fonds spéculatifs américains contrôleront le principal centre financier de l’Allemagne – et, indirectement, une grande partie de l’appareil productif allemand.

Pendant ce temps, l’Allemagne elle-même devient l’épicentre de bouleversements politiques graves et inquiétants. L’avalanche électorale de l’extrême droite dans les États d’Allemagne de l’Est n’est que le premier signe d’une dynamique qui ne se limite guère à l’Allemagne. Ce cocktail de crise sociale et de réveil du sentiment national allemand humilié devrait donner des sueurs froides à l’Europe.

Ceci, dans une situation où les guerres font rage aux frontières orientales et méridionales de l’Europe ; où une réunion des BRICS à Kazan, en Russie, a mis à l’ordre du jour le début du désengagement du dollar en tant que monnaie de réserve internationale ; et où la crise sociale remet au goût du jour les mouvements nationalistes et racistes. Dans une telle situation, l’ambition originelle de Willy Brandt retrouve toute sa pertinence : une Europe démocratique capable de jouer un rôle de médiateur entre l’Ouest et l’Est, entre le Nord et le Sud.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Germany’s Project for Europe Is in Tatters ».