Après la catastrophe du 14 décembre, la situation d’urgence sanitaire et sociale de Mayotte atteint son paroxysme. Les racines de cette tragédie sont à rechercher plus loin, et notamment dans l’inactivité politique du gouvernement, dont le plan stratégique établi en 2018 et les opérations « Wuambushu » n’ont rien réglé. Entre multiples effets d’annonce non aboutis – le second hôpital de l’île, promis à Combani depuis 2018, n’a toujours pas vu le jour – et abandon acté par les autorités, retour sur une faillite d’État.
Urgence sanitaire dans un brouillard politique
Mayotte a été dévasté le 14 décembre dernier par le cyclone Chido. Ce « cyclone tropical intense » a rasé des zones entières du territoire avec des vents de plus de 225 km/h, là où 77% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, un taux cinq fois supérieur à celui de l’Hexagone. Plus de trois semaines après cette catastrophe, la situation des Mahorais reste critique.
Comme le relève la Croix-Rouge française dans un communiqué publié le 16 décembre 2024, l’accès à l’eau demeure un problème de premier plan : « les sources d’eau sont très rares à Mayotte, les rivières dites “urbaines” sont jonchées de détritus, et depuis le cyclone, faute de mieux, l’eau y est puisée pour tous les usages, ce qui augmente fortement les risques d’épidémies, comme le choléra et la typhoïde ». Malgré la distribution d’un million de litres d’eau, cette quantité reste insuffisante, alors que l’eau courante n’est toujours pas de retour dans toutes les communes.
La distribution de denrées alimentaires n’est également pas à la hauteur : malgré 146 tonnes de nourriture livrées selon la préfecture de Mayotte, dans certains villages isolés, la nourriture se fait de plus en plus rare. Des renfort supplémentaires ont alors été engagés notamment pour rétablir l’électricité et les réseaux de télécommunication. Mais près de 30% des foyers n’ont toujours pas accès à l’électricité. Et 2000 personnes sont toujours logées dans les écoles, alors même que la rentrée avait lieu le 20 janvier.
Il n’existe à ce jour aucun document stratégique de développement pour Mayotte.
Le nombre exact de décès demeure difficile à calculer. Le dernier bilan, publié le 24 décembre 2024, comptabilisait 39 morts et 4 260 blessés, dont 124 grièvement. Derrière cette sous-estimation manifeste, la prudence des autorités s’explique également par le grand nombre d’immigrés sans papier vivant sur l’île. En 2017, 48% de la population était de nationalité étrangère, selon l’INSEE (un chiffre à mettre en regard avec l’Hexagone, dont la population étrangère s’élevait en 2021 à 7,7% de la population totale). Ces familles immigrées, installés dans des habitats précaires et privées de toute existence légale sur le territoire, ont été les principales victimes du cyclone Chido.
Effets d’annonce sans effets
Le cyclone ne vient que souligner l’état de déliquescence dans lequel vivent les Mahorais. Si l’archipel est à ce point dévasté aujourd’hui, c’est parce qu’il est particulièrement vulnérable : un sous-investissement chronique a alimenté une pauvreté endémique de l’île et créé les conditions d’une impréparation au risque de catastrophe. Selon l’INSEE, le niveau de vie médian des habitants de l’archipel est sept fois plus faible qu’au niveau national. La moitié de la population vivait avec moins de 3 140 euros de revenus disponibles par an en 2017 et « 2 % des habitations sont assurées, dont seulement 10 % d’entre elles ont été construites selon des normes anticycloniques», précise Fred Constant. Cette catastrophe naturelle est un révélateur des insuffisances de la puissance publique dans l’archipel. Mayotte a été sujette à un abandon progressif et structurel de la part de l’Etat.
Au cours des dernières années, l’Etat français a déployé deux plans d’actions pour répondre aux défis multiples de Mayotte, qui n’ont pas abouti. Le premier, dénommé « Mayotte 2025 », annoncé en 2015, comptait 324 actions. Sans moyens affectés, il énonçait des objectifs souvent imprécis et ne proposait aucune issue aux questions sécuritaires et migratoires. Son suivi et son animation ne sont pas prolongés au-delà d’un an. Ainsi, son bilan n’a pas été établi, et son apport aux besoins du territoire et de la population mahoraise n’a pas été évalué.
Le second, « le plan pour l’avenir de Mayotte » a, quant à lui, été élaboré dans l’urgence en réponse à la crise sociale de 2018 qui a causé une paralysie de deux mois dans l’archipel. En janvier 2018, des violences ont éclaté à Mamoudzou entre bandes rivales ; elles ont constitué le point de départ d’une crise importante : protestations des Mahorais sur la question de l’insécurité et des conditions de vie, grève générale, barrages… Cette crise sociale a été un point de bascule, poussant le gouvernement à prendre des mesures d’urgence. Or, ce plan, constitué de 53 mesures pour un montant annoncé de 1,3 milliard d’euros – dont un chapitre entier sur la sécurité et l’immigration – n’a fait l’objet d’aucune réelle supervision.
En effet, selon le rapport de la Cour des comptes, le suivi de ces deux plans s’est révélé très insuffisant et mal hiérarchisé : « les documents comportent des actions de portée et d’ambition très variées et peu hiérarchisées. Certaines d’entre elles contiennent des engagements concrets et mesurables, mais la plupart ont un caractère général. On compte peu d’actions engageant les finances de l’État, en dehors d’engagements antérieurs ». Les actions sont donc peu développées sur les moyens à engager et traitées de manière disparate. En somme, il n’existe à ce jour aucun document stratégique de développement pour Mayotte.
Le taux d’équipement en lits d’hôpitaux s’élevait à 1,6 pour 1000 habitants en 2019 contre 3,5 en Métropole.
Des promesses ambitieuses avaient pourtant été annoncées à travers ces deux plans dont les habitants n’ont jamais vu la couleur. Lors de sa visite en 2019, Emmanuel Macron avait présenté trois grands projets d’infrastructures : allongement de la piste d’aéroport (déjà promise depuis 2001 par Jacques Chirac), agrandissement du port de Mayotte et ouverture d’un second hôpital pour 2023. Aucun de ces trois projets n’a connu un commencement d’exécution. Cet hôpital, qui devait être construit à Combani, est emblématique de ces plans fantômes : les 250 millions prévus pour la construction ont apparemment disparus, puisqu’ils servent désormais à moderniser le centre hospitalier actuel de l’île ; il faudra donc « trouver un autre financement », comme le précise le directeur de ce dernier Jean-Mathieu Defour. Nul doute que le contexte austéritaire actuel aidera à le concrétiser…
Depuis la continuité de ces plans, l’État a décidé de mettre en place, à partir d’avril 2023, l’opération « Wuambushu », ayant pour but de réagir à la crise migratoire de l’île. Opération policière visant à expulser les étrangers en situation irrégulière, détruire les bidonvilles et lutter contre la criminalité dans l’archipel, elle s’est avérée largement inefficace – et a acté le piétinement des droits humains à Mayotte. Selon un rapport de 50 pages de deux avocats installés sur l’archipel, que le Canard Enchaîné a récupéré, l’administration française viole certaines lois pour accélérer les processus d’expulsion et pour montrer l’efficacité de leur nouveau plan. Il met en avant le fait que des expulsions massives d’étrangers sont réalisées avec des OQTF souvent standardisées, parfois pour des individus en procédure de régularisation.
Certaines expulsions sont menées de manière accélérée, souvent sans consultation judiciaire et dans des conditions dégradantes. Des détournements de procédure, comme des « invitations » sous contrainte, et une rétention d’informations rendent l’accès aux droits très difficile pour les migrants. Cette opération, visant à lutter contre l’insécurité et l’immigration clandestine est un échec flagrant : le nombre de clandestins reconduits à la frontière reste le même d’une année sur l’autre (autour de 25000), la délinquance ne baisse pas, tandis que les bangas sont reconstruits.
Permanence du gouffre avec l’Hexagone
Si Mayotte est un département français au regard de la loi, les habitants attendent toujours l’égalité et des conditions de vie supportables. Les dépenses de l’Etat à Mayotte ont certes fortement augmenté (accroissement de 92% en huit ans), mais ce niveau reste bien inférieur à celui des autres départements d’Outre-Mer, alors que Mayotte est le département français le plus pauvre.
Le rapport de la Cour des comptes démontrent notamment un retard très important en matière de services à la population dans le domaine de la santé et de l’éducation. Mayotte possède une offre de soins très inférieure aux standards nationaux : le taux d’équipement en lits d’hôpitaux s’élevait à 1,6 pour 1000 habitants en 2019 contre 3,5 en Métropole. L’île ne peut compter que sur 35 médecins généralistes libéraux, 6 spécialistes et 12 dentistes. Sur quatre mesures que le « plan pour l’avenir de Mayotte » avait prévu, seule une (portant sur la création d’une agence régionale de santé) a été réalisée.
L’éducation n’est pas en reste. Le système éducatif mahorais présente un niveau plus faible que partout ailleurs en France et une non-scolarisation record – qui touche 5 379 enfants. Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque la scolarisation à Mayotte ? Seul un élève sur cinq y bénéficie d’un repas chaud, tandis qu’un déficit permanent d’infrastructures et un recrutement des professeurs dès la licence y compromet la qualité des cours.
Quelle nouvelle catastrophe faudra-t-il pour que le bilan de cette faillite soit effectué et que l’État agisse en conséquence ?