Sensationnalisme : un travers des médias ?

Illustration générée via DALL-E © OpenAI

L’accusation en « sensationnalisme » sert généralement à disqualifier et à rejeter les polémiques suscitées par les productions médiatiques actuelles. Pourtant, comme le montre Yoan Vérilhac, maître de conférences en littérature à l’Université de Nîmes et spécialiste des liens entre presse et littérature, le sensationnalisme peut être compris comme une forme actuelle du bavardage. Dans Sensationnalisme, enquête sur le bavardage médiatique (Éditions Amsterdam, 2024), il réinscrit ainsi son histoire dans le processus moderne de démocratisation des sociétés depuis le XVIIIe siècle. C’est dans une ambivalence consubstantielle à la modernité, dans la double injonction à la singularité des individus et à leur grégarité, qu’il faut comprendre notre rapport aux discours sensationnalistes. Ainsi, l’omniprésence du sensationnalisme et notre incapacité à nous en défaire, tout en le critiquant, illustre parfaitement les contradictions de l’idéologie moderne. Extraits.

Comment donc, justifier l’existence d’un bavardage médiatique ? Une première piste est la participation des récepteurs, qui donne une consistance matérielle à l’idée d’interaction bavarde en régime médiatique. Bernard Leconte, pointant les limites des théories intransitives des médias, insiste sur la portée communicationnelle de la télévision. À l’idée portée par Jean Baudrillard que la télévision est une « parole sans réponse », il oppose les stratégies que le média emploie pour fabriquer un simulacre d’interaction, et les échanges domestiques qui se développent à partir de ses programmes, de ses contenus. (« Télévision et communication », 1987) À l’opposition entre sphère privée et sphère médiatique, ce modèle substitue la continuité, la circulation des modes de communication et la contamination réciproque des situations et des contenus d’échanges. Éric Macé pousse au bout ce raisonnement, en tirant les conséquences de plusieurs décennies de recherche en sociologie des médias : les produits de la culture de masse (par exemple les téléfilms, les reportages, la publicité pour la télévision) résultent, « comme tout objet ou fait social », d’un « ensemble de médiations inscrites dans des rapports sociaux », et ne sont jamais qu’un « moment dans un processus continu de ‘‘configuration’’ et de ‘‘reconfiguration’’ des représentations symboliques du monde dans lequel se trouvent les individus ». (« Qu’est-ce qu’une sociologie de la télévision ? », 2001) Cette conception de la communication médiatique comme processus social d’encodage et de réencodage continu, d’interaction permanente entre les différentes sphères où les énoncés sont fabriqués, diffusés, reçus, commentés puis réutilisés est fondamentale pour notre propos.

Les messages médiatiques ne sont pas séparables de l’ensemble du discours social, ils ne le surplombent pas ni ne le façonnent supérieurement : ils se convertissent en bavardages ordinaires, en sont des supports fréquents, mais ils en découlent et en dépendent aussi. La participation du bavardage des individus au bavardage médiatique est antérieure (avant que les médias ne s’emparent des objets qu’ils sélectionnent et ne les mettent en forme, dans leurs termes, à partir de leur façonnage par le discours social et le contexte) et postérieure (lors de la réappropriation des objets tels que les médias les ont représentés et commentés), mais, grâce aux nouvelles technologies numériques, elle est aussi, désormais, simultanée, et l’apparition immédiate des réactions et commentaires des téléspectateurs, par X (anciennement Twitter), par exemple, s’est naturellement intégrée à l’ensemble des simulacres de participation.

D’emblée, d’ailleurs, dans les tout petits groupes, le bavardage fonctionne comme un flux et non comme un échange fermé dans la relation entre deux individus  : la vertu de l’information plaisante est dans sa dispersion et sa reproduction, non dans son secret et sa rétention. Cette définition du bavardage comme circulation continue de discours dans toutes les dimensions du corps social n’est pas un subterfuge, permettant une démétaphorisation artificielle de la notion, mais un moyen de saisir quelle réalité systémique, prise dans l’histoire, il s’agit d’observer lorsqu’on parle de bavardage. 

Tout cela nourrit toutes les situations de délibération, à deux à table, à dix en soirée, à mille sur les réseaux sociaux, à plusieurs millions devant la télévision.

À mesure que les communications sociales se complexifient, des sous-systèmes s’agencent, composés de différents niveaux de productions de discours et d’interactions qui ne sont pas étanches les unes aux autres. Les conversations privées, les sociabilités de cafés ou les soirées mondaines, les diffusions de rumeurs par les journaux, les talk-shows forment un ensemble « bavard », traversé par une cohérence formelle et fonctionnelle, et décomposé en situations d’échange, qui s’interpénètrent et s’entre-influencent, tout en ayant leurs prérogatives et leurs logiques formelles. Quittons un instant les questions légères pour faire comprendre notre idée  : comme le montrent les études sociologiques sur les prises de décision électorale, l’influence qui joue sur les individus est une combinaison des sphères familiale et intime, réticulaire et médiatique. Comprendre comment les gens se décident (à voter, à acheter, à s’engager, à se déplacer, etc.) revient à saisir l’interpénétration des sphères de débat et d’argumentation, l’interpénétration des idées mais aussi des formes d’expression  : les chiffres, les arguments économiques, historiques, personnels…

Tout cela nourrit toutes les situations de délibération, à deux à table, à dix en soirée, à mille sur les réseaux sociaux, à plusieurs millions devant la télévision. Ce n’est donc pas tant l’existence spéciale d’un bavardage médiatique, extension hyperbolique du bavardage ordinaire, qui nous apparaît, mais la participation des médias, à un certain échelon, à un système général de bavardage qui forme un pan immense des activités de communication sociale (le plus grand, quantitativement, sans doute, mais pas nécessairement le plus influent). Le bavardage médiatique ne correspond pas, dès lors, à une métaphore critique, mais renvoie à une modalité particulière de l’immense bavardage qui anime la communication sociale.

Dissociation du plaisir et de l’utilité du ragot

Reste à qualifier toutefois ce qui permet de délimiter la sphère du bavardage. Les idées de « non-sérieux » et de plaisir de contact (phatique) peuvent nous aider dans cette dernière étape de repérage de notre objet. Le ragot a deux caractéristiques  : il véhicule une information utile embrayée sur le réel social (qui fait quoi avec qui ? où ? pourquoi ? comment ?) et il diffuse un plaisir lié à la circulation de cette information. Pour autant, au fil de l’évolution, ce plaisir s’est, dans certaines situations, déconnecté de l’utilité de cette information. Le ragot est désormais très discrètement rattaché à cette fonction pratique, du fait du haut degré de sécurité et de confort auquel nous sommes arrivés. Pour autant, le besoin de bavardage est si profondément ancré en nous que nous inventons des manières de bavarder à distance, en imagination… et même tout seuls. C’est encore en ce sens que va Robin Dunbar en évoquant, par exemple, l’idée que les soap-operas comblent un déficit d’échanges sociaux pour les femmes au foyer, substitution qui a fait le succès du genre.

La plupart des productions médiatiques et des divertissements répondent à ce besoin fondamental et à sa mise en péril par l’agrandissement des groupes humains. Dès lors qu’on ne peut plus avoir toutes les informations sur tous les membres de notre groupe, il est nécessaire d’assurer la circulation des informations par des moyens différents, reposant sur des généralisations et des abstractions. À un certain stade, le plaisir du bavardage s’autonomise et se détache des référents : le renseignement ne porte plus sur des individus que l’on connait, mais il permet de se faire une vague idée de l’état du monde, voire de prendre connaissance de relations entre des personnes que l’on ne connait pas (ragot people), ou enfin des personnes qui n’existent pas (fictions).

Le dialogue syndical ou le débat citoyen sont bien pervertis en bavardage, dès lors que coupés de l’action, mais un bavardage doublement parodique de la délibération sérieuse et du bavardage en tant que vecteur de cohésion sociale.

Du ragot primitif aux systèmes complexes qui s’imposent à partir de l’Antiquité, cette tendance à la séparation entre la part utile et la part plaisante des interactions donne lieu à deux grands types d’organisation de la communication sociale. Le bavardage  correspond au sous-système de communications où circulent des informations sur le réel pour le plaisir. Ces informations peuvent être imaginaires ou véridiques. […] La rationalité effective de l’action ou de la décision importe peu, tant qu’on en a parlé et que ce cheminement a activé le sentiment qu’il y a un rapport entre les paroles et l’action. Pour autant, cette valeur propre du processus de décision ne doit pas être confondue avec du bavardage. On  «  en  » parle pour «  en  » parler, dans les deux cas, certes, mais les finalités sont distinctes  : sérieuses et pratiques, d’une part, phatiques et plaisantes de l’autre. Cette différence est très sensible lorsque, dans la vie politique ou syndicale contemporaine, les parties prenantes ou analystes de la vie publique déplorent la manipulation infantilisante des techniques de communication politique consistant à substituer au dialogue démocratique un pur processus de discussion, détaché de l’action. « Grands débats », longues négociations ou « conseils citoyens », réunis pour produire de la réflexion et des propositions concrètes, servent à masquer ou à enrober d’un simulacre de discussion des décisions déjà prises.

Ces critiques sont fondées  : le processus de décision tire sa valeur de la croyance qu’il produit, en tant que processus débouchant sur l’action. Le dialogue syndical ou le débat citoyen sont bien pervertis en bavardage, dès lors que coupés de l’action, mais un bavardage doublement parodique de la délibération sérieuse et du bavardage en tant que vecteur de cohésion sociale. Au cours de la dissociation des sous-systèmes de décision et de bavardage au sein des communications sociales, se joue une division du travail politique des formes de communication  : à la sphère de la décision les actes de communication liés à l’action et à la pratique  (ce qu’on a tendance à assimiler au politique ou à l’État), à la sphère du bavardage les actes de communication liés à la fluidification des rapports sociaux et au maintien de la cohésion des groupes par la circulation du plaisir de l’échange phatique. Cela ne signifie pas, enfin, que les prises de décision ne donnent pas du plaisir à ceux qui y participent, mais il est aussi évident que ce plaisir, lié aux conséquences sérieuses de la communication, ne peut être analysé dans les termes du divertissement et de la superficialité que nous pouvons appliquer au bavardage.

Sauf à considérer l’assimilation de la décision publique au bavardage, donc le plaisir au pouvoir, comme une perversion profonde de l’organisation démocratique des communications sociales : ce qu’on appelle communément la propagande totalitaire, qui associe des modes de communication sensationnalistes à un exercice de décision générant des effets puissants de divertissement et de persuasion, en contradiction avec la superficialité constitutive qui fait la valeur du bavardage de masse. On n’est alors pas surpris que ces tendances antidémocratiques reposent sur la peur de l’étranger et surexploitent les fonctions primitives du ragot  : renseigner qui est qui, qui fait quoi avec qui, qui est l’étranger au groupe, etc. Tout cela indique bien la nature profondément archaïque des logiques de circulation de l’information dans les sociétés totalitaires ou, plus simplement, « fermées » sur elles-mêmes.

Configuration moderne du bavardage public

[…] Deux facteurs principaux agissent pour faire évoluer la donne, de l’épouillage matriciel vers nos sociétés hyper connectées. La dissociation de l’utilité de l’information et du plaisir de contact suit, d’abord, une dynamique de sophistication, qui tient, essentiellement à l’intégration de nouveaux modes de mise en forme de l’information (la représentation, l’argumentation et le spectacle), et à leur exploitation démultipliée par les nouvelles technologies de communication (écriture, scénographie, imprimerie, enregistrement et transfert de l’image et du son, etc.). Ainsi le plaisir de contact naturellement généré par le bavardage devient l’enjeu principal de nouvelles techniques de mise en circulation d’informations, véridiques ou imaginaires  : les récits, les spectacles, les discours. Cette dynamique tend à faire perdre de vue, d’ailleurs, l’unité bavarde de la plupart des domaines artistiques et culturels qui ne sont plus du tout perçus, à vrai dire, à partir de leur relation originelle au bavardage.

Il est vrai que ces nouvelles mises en forme de l’information se définissent progressivement des territoires et des prérogatives propres, notamment du côté de la signification et du savoir, et se détachent de la nature irréductiblement relationnelle et superficielle du bavardage. Ainsi, les arts, les sciences, la philosophie découlent indéniablement du plaisir de bavarder mais s’en détachent aussi dans la mesure où ils ne prennent plus le plaisir de la relation aux autres comme fin, mais le monde comme objet (à représenter, comprendre, maîtriser). Cela vaut aussi pour la sphère de la décision, liée initialement au partage sommaire d’une information sociale, qui se complique des modalités argumentatives, narratives ou même spectaculaires à mesure que ces modes de communication s’institutionnalisent et se mettent à participer de la circulation générale des informations dans le corps social. 

Isolée du bavardage, la part sérieuse des communications sociales forme un monde insupportable, insaisissable, trop complexe, trop exigeant pour les individus  : il faut penser à trop de choses, s’occuper de trop de thèmes et de lois, s’engager dans trop de savoirs.

Si on applique ce que nous avons dit jusqu’ici à l’histoire des XVIIIe – XXIe  siècles, la modernité apparaît comme une réorganisation profonde des relations entre sphère du bavardage et sphère de la décision, du fait de la mutation des technologies de communication et de l’expansion de l’espace public au moment des révolutions démocratiques. Dans Walden ou la vie dans les bois, David Thoreau décrit ce changement, de manière tout à fait symptomatique, à travers deux observations désabusées concernant le développement du télégraphe  : « Nous n’avons de cesse que nous n’ayons construit un télégraphe magnétique du Maine au Texas ; mais il se peut que le Maine et le Texas n’aient rien d’important à se communiquer », « Nous brûlons de percer un tunnel sous l’Atlantique et de rapprocher de quelques semaines le vieux monde du nouveau ; or, peut-être la première nouvelle qui s’en viendra frapper la vaste oreille battante de l’Amérique sera-t-elle que la princesse Adélaïde a la coqueluche . (Walden ou la vie dans les bois, 1854) Il exprime là le préjugé selon lequel le télégraphe devrait servir à dire des choses importantes, donc que l’information sur la santé de la princesse (ou « ragot ») n’est pas un bon choix, et que sa divulgation serait contradictoire avec une conception saine du discours public. Ce propos part de l’illusion que l’information circule pour des raisons sérieuses à propos de choses sérieuses, et que sa valeur est dans la relation entre action et nouvelle.

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Or, le mouvement de démocratisation qui marque les sociétés occidentales engage la transformation des communications sociales autour d’un bavardage de tous pour tous, autant que de l’élaboration d’un espace de débat public d’extension maximale. Plus précisément, le développement des contre-pouvoirs et des processus de délibération impliquant les citoyens, rend nécessaire l’hypertrophie de la sphère du bavardage. Le développement des sociétés démocratiques, industrielles et médiatiques semble d’abord dépendre de tout ce qu’elles ont inventé de sérieux  : l’information, le débat, les élections, la rationalité politique, économique, technique, scientifique, administrative. Il est indiscutable, bien entendu, que la démocratie correspond à l’invention de nouveaux processus de décisions collectives, et que cette nouveauté repose sur le développement de concertations et de critiques rendues possibles par des techniques et par des niveaux de vie inédits. Mais l’efficacité et la permanence de ce système de décision dépendent du fluidifiant du bavardage, rendant supportable cette relation sérieuse aux autres et au temps historique.

Car c’est bien plutôt la discussion politique, scientifique ou philosophique qui tourne au bourdonnement incessant et contradictoire de mille voix sur lesquelles il est difficile de se concentrer suffisamment. Isolée du bavardage, la part sérieuse des communications sociales forme un monde insupportable, insaisissable, trop complexe, trop exigeant pour les individus  : il faut penser à trop de choses, s’occuper de trop de thèmes et de lois, s’engager dans trop de savoirs. Isolés, en outre, du sentiment du présent que donne le bavardage, nous serions sans cesse absorbés dans la relation au passé et à l’avenir qu’impose la conscience de l’Histoire. 

Le bavardage et l’amusement

« Dans le capitalisme avancé, écrivent Adorno et Horkheimer, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être à nouveau en mesure de l’affronter » (Kulturindustrie, Raison et mystification des masses, 2012). On peut discuter de cette vision des choses, même objecter que le divertissement est parfois un espace d’émancipation ou d’évasion inoffensive, mais je préfère considérer valable cette optique de même que toutes les nuances qui lui sont apportées, dans la mesure où cette façon d’aborder la relation entre divertissement et travail repose sur des évidences incontestables  : nous nous amusons en-dehors des heures de travail – et de tout un ensemble d’autres activités vécues comme obligations – pour nous détendre et supporter les contraintes. Au point de vue de l’histoire sociale, les travaux impulsés par Alain Corbin ont renouvelé l’angle d’attaque en sortant du couple liberté/aliénation au profit du couple temps pour soi/temps contraint, et ainsi identifier les loisirs comme marqueurs de séparation entre classes sociales et facteurs de redistribution des rapports entre privé et public. Les phénomènes d’imitation, de contamination ou d’appropriation des pratiques des hautes classes par les plus basses sont centraux pour cette histoire sociale, qui observe les mouvements de conquête et/ou de repli qui accompagnent la démocratisation du temps pour soi et l’augmentation du temps libre. En complément de ces approches économique (travail/loisir), politique (aliénation/émancipation) et sociale (loisirs hauts/bas), proposons ici que, dans les sociétés avancées, l’amusement est le prolongement du bavardage.

Comment ne pas considérer une bonne part de nos loisirs comme une extension du plaisir de bavarder et comme une amélioration du bavardage, privé comme public ?

Comment ne pas considérer, en effet, une bonne part de nos loisirs comme une extension du plaisir de bavarder et comme une amélioration du bavardage, privé comme public ? À un certain stade, il faut «  nourrir  » le bavardage social et le seul ragot ne suffit plus, ce qui explique que les sociabilités soient si fréquemment accompagnées de jeux, de rituels de stimulation ou de relance de la conversation, de scansions qui sont des prétextes à renouveler le flux de la parole et du plaisir de contact. Quoi de commun entre passer trois jours à Eurodisney, à Las Vegas, nager 5 km à Marseille pour réussir le « Défi de Monte Cristo », faire une partie de Trivial Pursuit avec des amis ou jouer devant sa télévision à Pyramide avec les candidats, et l’activité qu’est le bavardage ?…

Avant toute chose, il me paraît important de prendre la mesure de la dimension communicationnelle et grégaire de tels loisirs. Rien de ce que nous faisons, et qui a trait au plaisir du jeu, n’est coupé du plaisir d’en parler, ou, plus généralement, d’une transformation en acte de communication  : consigner ses résultats et ses temps de course dans son téléphone ou sa montre connectée, partager simplement un selfie avec sa médaille sur Facebook, raconter un film, commenter une pièce, «  chambrer  » ses camarades de jeu… De même que la sphère du bavardage médiatique ne peut se penser indépendamment de l’ensemble des lieux de bavardage, la sphère de l’amusement et du loisir n’est jamais pensable indépendamment d’activités de communication superficielle et plaisante. Les loisirs sont des carburants du bavardage, et on serait surpris de voir combien, si on nous ôtait le droit de parler de nos passions, de nos hobbies et de ce qui nous amuse, nous serions instantanément asséchés et même, je pense, tristes, comme si ces passions et ces hobbies ne servaient plus à rien, ou étaient devenus des obligations.

D’ailleurs, faire le lien entre la contamination du discours public par le bavardage et le divertissement est une évidence pour les plus virulents adversaires de la société du spectacle. Pour Neil Postman, cette hypertrophie mécanique du bavardage et de l’amusement dans l’espace public comme mutations solidaires correspond à la catastrophe qu’il déplore dans Se distraire à en mourir (1985)  : l’abolition des distances et de la durée par les technologies électriques (télégraphe, radio, télévision) a favorisé une culture de la nouvelle immédiate, déconnectée de son contexte et de l’action, l’amusement et le bavardage incohérent ont remplacé l’échange articulé de l’âge typographique. Il ne fait aucun doute, pour Postman, que le bavardage incohérent des discours des mass-médias et la démesure du divertissement attractionnel sont deux résultantes d’une même tendance historique. «  Ville entièrement consacrée au divertissement, Las Vegas est la parfaite image de notre civilisation dans laquelle tous les discours publics prennent de plus en plus la forme de l’amusement  », écrit-il en ouverture pour poser les enjeux de sa critique. Cette interprétation pessimiste de l’histoire est datée, mais elle repose sur une intuition juste  : lorsque s’amorce la démocratisation de la société, la communication sociale se refaçonne de façon spectaculaire autour du divertissement parce que se libère la sphère du bavardage.