« Souviens-toi de l’envol » : l’intarissable révolte des poétesses persanophones

Souviens-toi de l'envol - Le Vent Se Lève
Peinture inspirée d’une miniature persane de l’époque safavide © Nazanin Karezooni

Il aura fallu leur enlever le droit de la parole pour que les femmes afghanes fassent de nouveau parler d’elles. Fin août, les Talibans promulguent un texte de 114 pages énumérant de nouvelles prohibitions : obligation de se couvrir le visage, interdiction de faire entendre leur voix, de chanter, de lire dans l’espace public. En Iran, deux ans après la mort de Mahsa Amini et la répression du mouvement « Femme, vie, liberté », nous n’entendons guère plus la voix des femmes dissidentes. Une importante anthologie, publiée en 2023, commence à les faire sortir de l’oubli – mais pas seulement. Traduisant souvent pour la première fois des poétesses persanophones (d’Iran, mais aussi d’Afghanistan, du Tadjikistan, et de la diaspora), Souviens-toi de l’envol. Voix féminines de la poésie persanophone (Mælström Reevolution, Bruxelles, 2023) répare une autre injustice : celle de la réduction de la poésie de cette langue à ses voix masculines (Hafez, Khayyâm, etc). Franck Merger et Niloufar Sadighi, à l’origine du choix et de la traduction des poèmes, tissent le fil historique de ces autrices méconnues, des aristocrates du Moyen-Âge à la composition classique, jusqu’à la forme éclatée et révoltée des poétesses modernes.

Le désir en embuscade

Première anthologie du genre publiée en français, l’ouvrage a le mérite de combler cette béance, tout en proposant une grille de lecture autour des thèmes de la révolte et du désir. Après la poésie feutrée du Moyen-Âge, la poétesse Tâhereh (1817/1818 – 1852) ouvre une certaine forme de modernité en mobilisant la puissance politique dans une poésie lyrique. Au XX siècle, la nouvelle dynastie Pahlavi instaure une modernité à marche forcée qui permet dans le même temps l’émergence publique de poétesses ouvertement féministes. Ce n’est cependant qu’avec Forough Farrohkzâd (1935 – 1967) et Simin Behbahâni (1927 – 2014) que la poésie féminine persanophone devient ouvertement contestataire, tout en libérant la poésie persanophone du formalisme classique du ghazal, court poème d’amour de cinq à quinze vers.

Farrohkzâd est peut-être la plus connue d’entre toutes. Elle devient célèbre en 1954 avec son poème « Le péché » mettant en scène le plaisir tiré d’une relation sexuelle adultérine. En janvier 2024, la journaliste et écrivain franco-iranienne Abnousse Shalmani en tirait même un roman (J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset, 2024).

« J’ai péché, un péché lourd de plaisir

dans une étreinte ardente, incandescente

J’ai pêché dans des bras

d’acier brûlants et triomphants »

Ce n’est pas l’expression du plaisir sexuel qui fait la spécificité de ce poème. La forme marque en revanche une petite rupture poétique : le plaisir est pris par un sujet féminin, acteur de son désir comme de sa vie. Sapant les relégations de la femme au foyer, à un désir claquemuré, aux manigances de mariages arrangés, la poésie de Farrohkzâd (que l’on retrouvera dans un autre ouvrage publié chez MaelstrÖm reEvolution, Je suis la flamme, publié en 2022) possède cette puissance d’autant plus révoltante qu’elle fut inspirante pour nombre de femmes iraniennes. La poétesse Nâdiâ Anjuman (1980-2005) en fait partie. Elle meurt sous les coups de son mari, qui ne supportait pas qu’elle s’adonne à la poésie où elle notait « Captive dans une cage sans joie sans espoir et sans désir / À quoi bon être née pour se faire bâillonner ? ».

La poésie comme levier politique

Simin Behbahâni, iranienne également, se démarque quant à elle par son engagement plus direct dans les enjeux politiques et sociaux qui secouent son pays. Cette figure est d’autant plus importante qu’elle se situe entre deux eaux : à la fois résistante et tolérée par le pouvoir islamiste. La préface revient sur cette scène illustrant son caractère incontournable, malgré un pouvoir qui lui est hostile :

« Le 23 octobre 1997, Simin Behbahâni est invitée à Téhéran lors d’un festival organisé par le gouvernement pour célébrer la Journée de la femme et de la réconciliation nationale. Elle commence à lire le discours qu’elle a préparé sur l’oppression des écrivains et des intellectuels iraniens depuis la Révolution islamique, mais au milieu de son allocution, le micro est coupé. Elle continue en élevant la voix. La lumière s’éteint. Elle se déplace et continue à lire. Le rideau tombe sur elle. Elle se déplace devant le rideau et poursuit son discours. Elle dira plus tard : « C’est la manifestation de soutien exubérante de l’auditoire qui m’a sauvée ce jour là » »

Si la poésie de Behbahâni tient une place de choix dans ce recueil, c’est qu’elle exprime un radical engagement tant poétique que politique, qui traverse toute la poésie persanophone des XXe et XXIe siècles.

« La passion, la révolte et les cris, voilà ma vie ! Que me font les pierres

Qu’on me lance ? Je suis torrent indomptable — comptez sur moi !

Pourquoi devrais-je nouvelle Gord-Âfarid cacher mes cheveux ?

N’est pas né le roué qui de moi fera une femme emmurée — comptez sur moi ! 

(…) J’ai dit « Révolte et hurlements ! Et advienne que pourra ! »

Je ne serai pas éternellement avec vous, la voix seule demeure — comptez sur moi ! »

Plus près de nous, Firouzeh Borâzjâni (1969 – ) revient sur des événements en Iran des plus tragiquement contemporains :

« Mort

À onze heure du soir

Te voici dans les hauts-parleurs

Mes yeux tremblotants

essorés

goutte

à

goutte

dans l’évier

Tes deux mains levées rideaux rayés

Quadrillage des rues

Les rues cris mouillé

Mouillé de

SANG

Rayons d’ouest

D’un soleil retournant

Les rues définitivement

Sans nom

Deux mains

traînant

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un

corps

Hurlement continuel des klaxons

Parmi les gyrophares

Une disparition

À onze heure du soir »

Faire imploser le théologico-politique

Réduire la poésie féminine persanophone à une poésie de lutte serait en même temps réducteur et fallacieux. Fallacieux d’abord, car cette poésie déborde de vie, d’humour, d’attention aux détails qui précisent les contours flous des objets du quotidien. Mais surtout réducteur : quand un pouvoir théocratique place la morale au niveau du politique (et donc au-dessus de lui), c’est toujours pour « politiser » tous les aspects de la vie, pour les contrôler. Qu’elles répliquent directement à la théocratie des Mollahs ou qu’elles enrobent le réel sans se soucier du politique, c’est alors toujours une libération, un envol, une victoire politique.

« J’ai le coeur lourd

Le coeur lourd

Je vais sur la terrasse et je glisse

Mes doigts sur la peau tendue de la nuit

La lumière des liens est éteinte

La lumière des liens est éteinte

Au soleil personne

Ne me présentera

Au banquet des moineaux personne ne me conviera

Souviens-toi de l’envol

L’oiseau est mortel » (« L’oiseau est mortel, Forough Farrohkzâd)

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