SWIFT : l’arme atonique ?

Il est avisé, dans le verbe diplomatique, de ne pas brandir de menaces que l’on ne puisse mettre en œuvre. De ce principe Poutine fait une maxime, les Européens, eux, l’ont longtemps superbement ignoré. Que penser des récentes sanctions prises contre la Russie ? La décision de débrancher une partie de son infrastructure du système SWIFT aura certes des répercussions importantes sur l’économie russe. Le cours actuel du rouble, en chute libre, en témoigne. L’accès au réseau de virement bancaire SWIFT est en effet indispensable pour effectuer des transactions avec des entités occidentales. Mais la Russie s’est manifestement préparée à une exclusion de ce système depuis plusieurs années…

En 2014, déjà, à l’occasion de l’annexion de la Crimée, le Parlement européen constatait la violation par la Russie du droit international, « notamment de la charte des Nations unies, de l’acte final d’Helsinki et du mémorandum de Budapest de 1994 »1. L’offensive sur l’Ukraine s’était alors accompagnée d’intrusions dans l’espace aérien de la Finlande et des Etats baltes. En réponse à cette « guerre hybride », non déclarée, le Parlement européen avait adopté une résolution « envisag[eant] l’exclusion de la Russie […] du système Swift », restée lettre morte2.

Est-il aujourd’hui trop tard pour brandir « l’arme atomique financière » ? Peut-être. Les conséquences d’un « débranchement » de SWIFT pourraient être une épreuve plus rude pour l’Europe – au premier chef pour l’Allemagne et l’Italie, particulièrement dépendantes du gaz russe – que pour Moscou. En effet, l’avertissement de 2014 ayant été entendu, la Russie se prépare depuis lors à résister à de telles sanctions. L’alternative russe à SWIFT, le SPFS, fonctionnel depuis 2017, pourra par exemple servir de solution de repli aux entreprises russes. Selon le site de l’association nationale Rosswift, 300 banques et établissements financiers sont d’ores et déjà présents sur ce réseau. En cas de sanctions effectives, ce nombre serait amené à grossir. La population est d’ailleurs déjà équipée d’une carte bancaire nationale, la « carte Mir », bien que celle-ci n’assure encore qu’un quart des transactions nationales3. D’autres réseaux régionaux, chinois notamment, pourraient eux aussi permettre à Moscou de contourner la sanction.  Mais encore faudrait-il que la Russie soit exclue de SWIFT ! Or, en l’état actuel des choses, l’accord de la majorité des 25 administrateurs qui composent la société est incertain. Entre les décisions prises par les États Unis, celles du Canada, de l’Australie et celles de l’Union Européenne au sujet de SWIFT, un certain nombre de banques russes, essentielles pour l’approvisionnement énergétique de l’Europe échappent encore à la déconnexion.

La forteresse russe à l’abri des sanctions financières ?

Être déconnecté de SWIFT, du moins partiellement, c’est donc voir entravée sa capacité à effectuer des transactions à l’international. C’est à un choc conséquent que semblent s’attendre les marchés financiers, puisque l’indice boursier moscovite cédait près du tiers de sa valeur suite à l’attaque russe, ce 24 février. Pour comprendre la portée et la pertinence de la menace SWIFT, il convient donc d’analyser la structure de l’économie russe et en particulier de son commerce extérieur.

En 2019, la balance commerciale de la Russie était très largement excédentaire, portée par des exportations d’un montant de 426 milliards de dollars, dont environ 60 milliards à destination de la Chine, 45 des Pays-Bas, 30 d’Allemagne, ou encore 20 de Biélorussie ou de Turquie. Ces exportations dépendent en très grande majorité des matières premières (plus de 300 milliards), et en particulier des hydrocarbures, puisque le pétrole brut représente à lui seul 28,4% des exportations russes, ce à quoi s’ajoutent 15,5% pour le pétrole raffiné ou encore 4% pour le charbon. Contrairement à ce que l’agitation médiatique pourrait laisser penser, le gaz naturel ne constitue pas une source de revenu substantielle pour la Russie, puisque celui-ci représente 2% des exportations du pays.

Une déconnexion totale du réseau SWIFT de toutes les institutions financières majeures du pays impliquerait donc qu’il ne pourrait subitement plus acheter en dollars ou en euros les machines et produits manufacturés dont il dépend, ni vendre ses matières premières dans ces devises. Le précédent iranien en 2012 a démontré qu’un pays hautement dépendant de ses exportations de matières premières pouvait, en étant coupé de SWIFT, perdre une part substantielle de ses revenus. On comprend donc qu’il s’agit d’une menace à première vue sérieuse sur l’économie russe en raison de sa structure même. Quels leviers de contournement sont à disposition de la Russie, dans l’éventualité – qui paraît aujourd’hui improbable, mais qui peut prétendre prédire l’évolution de ce conflit – où la menace de déconnexion de SWIFT serait mise à exécution ?

[NDLR : pour une analyse des conséquences d’un débranchement de l’Iran du système SWIFT, lire sur LVSL notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »]

Tout d’abord, si la Russie a bien développé son propre système de messages financiers (System for Transfer of Financial Messages, SPFS), celui-ci n’est utilisé que par 23 banques non-russes, principalement dans des pays d’ex-URSS – mais parmi lesquelles on trouve aussi UniCredit, Deutsche Bank, ou encore Raiffeisen Bank. Une autre alternative est celle proposée par la banque de Chine et son réseau CIPS, qui revendique 1189 institutions participantes – contre plus de 10 000 pour SWIFT. La possibilité de passer par un système de messages financiers alternatif semble pour l’instant une alternative fastidieuse pour permettre la réalisation des transactions liées au commerce russe à court terme, mais pourrait se développer à plus long terme. À court terme, l’utilisation de banques étant à la fois membres de CIPS et de SWIFT comme proxys pourrait constituer une alternative à certaines sanctions, mais une telle manoeuvre dépendra du volume de transactions concernées. Ainsi, et indépendamment des réserves de devises à la banque centrale, les entreprises russes ne seraient pas dans l’impossibilité technique totale de payer ou d’être payées par des partenaires internationaux. À la difficulté technique liée aux messages s’ajoute la question de la logistique et des débouchés de telles quantités de matières premières : à court terme, qui pourrait se substituer à la consommation européenne, et comment transporter de tels volumes vers d’autres pays (fût-ce la Chine) ?

Système SWIFT mis à part, la Russie demeure dépendante des monnaies internationales pour son commerce. En effet, dans sa volonté de dé-dollariser l’économie, le pouvoir russe a en effet réduit la place du dollar à moins de 50% dans les exportations du pays, mais en le substituant principalement par l’euro. La banque centrale russe possède de plus les quatrièmes réserves de devises au monde pour un montant de l’ordre de 600 milliards de dollars, qui seraient pour partie inopérantes du fait des sanctions occidentales.

D’autres moyens de contournement de SWIFT existent ou émergent. L’alternative de la monnaie digitale est cours de développement côté russe, avec la création d’un rouble digital qui sera en phase de test en 2022. Des solutions de contournement plus exotiques encore vont jusqu’à proposer une utilisation à grande échelle des crypto-monnaies par les entreprises russes pour gérer leurs paiements internationaux. Cependant, il n’existe à ce jour aucune alternative éprouvée capable de gérer un volume de transactions tel que le commerce extérieur russe.

Un véritable bannissement des institutions financières russes de SWIFT pourrait provoquer sérieux dégâts à l’économie du pays, mais il poussera surtout la Russie vers la principale alternative existante : celle des chinois. Cette menace, brandie pour la première fois de manière sérieuse contre un partenaire commercial majeur de l’Occident, a fortement participé à la dégradation spectaculaire du climat des affaires en Russie, comme en témoignent l’effondrement des cours de bourse à Moscou ou encore la chute du Rouble, qui cédait plus de 20% de sa valeur le 28 février. Face à cette panique des investisseurs, afin d’enrayer une fuite de capitaux et pour éviter une spirale inflationniste, la Banque centrale russe a remonté les taux d’intérêts courts sur les dépôts à une semaine de 9,5% à 20%. Maintenant que les différentes sanctions ont véritablement été prises par les pays concernés, il sera nécessaire de suivre précisément l’évolution des marchés dans les prochains jours.

L’effet boomerang ?

Dans la soirée du 26 février, l’ensemble des pays du G7 se sont mis d’accord pour débrancher du système SWIFT « toutes les banques russes déjà sanctionnées par la communauté internationale ». Dans le même temps, Bruxelles déclare avoir « paralysé les actifs de la Banque centrale russe » et « gelé les avoirs » de plusieurs oligarques du pays. Mais depuis mercredi, les sanctions effectives ont révélé que des banques stratégiques telles que Sberbank ou encore Gazprombank n’ont pas été débranchées du réseau SWIFT.

Ce choix s’explique principalement par la forte dépendance des pays européens vis-à-vis du gaz russe. Avec 40% des exportations à destination du Vieux continent, la Russie a pour premier partenaire économique l’Europe. Réparti de manière hétérogène, le gaz naturel représente la moitié de ces échanges. Du fait de leur proximité avec la Russie, les pays de l’Est sont les plus dépendants. En Lettonie, Lituanie, Finlande, Hongrie, plus de 90% du gaz importé provient de l’ancienne URSS. En Allemagne, Pologne, Bulgarie, c’est plus de 50%. Par opposition, les pays de l’Ouest sont relativement moins concernés. En France, comme au Portugal, moins de 20% des importations de gaz sont russes. En Belgique, c’est seulement 10%. Quant aux États-Unis, leur forte production de gaz de schiste leur permet de ne pas dépendre des russes. S’ils peuvent alimenter à court-terme leurs alliés occidentaux, leurs réserves ne sont pas suffisantes pour combler le manque qu’induirait une rupture de gaz russe…

C’est donc sans surprises que le 26 février, Annalena Baerbock – ministre des affaires étrangères allemande – a déclaré que l’Allemagne serait prête à agir si le gouvernement parvenait à établir une « restriction ciblée » qui limiterait les  « dommages collatéraux ». Du côté américain, Joe Biden est resté « hésitant » face à une telle sanction. Si les deux plus grandes puissances de l’Occident ont retardé la déconnexion de la Russie du système SWIFT, puis orienté la décision vers l’exclusion de « certaines banques », c’est principalement en raison de la hausse des prix persistante et du risque de forte augmentation en cas de représailles russe. 

En hausse continue depuis plus d’un an, et largement porté par les prix de l’énergie,  l’inflation a atteint 5% en janvier outre-Rhin et 7,5% aux États-Unis – le plus haut niveau depuis 1982. Côté allemand, le tropisme anti-inflationniste demeure. L’idée de laisser progresser la hausse des prix est inconcevable pour les rentiers allemands et la nouvelle coalition. Côté américain, si Joe Biden veut conserver une majorité à la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat, il ne peut se permettre de laisser filer l’inflation. Le resserrement de la politique monétaire de la FED pourrait constituer une option, mais elle nuirait profondément aux marchés financiers américains, qui ne survivent que sous perfusion de mesures d’assouplissement quantitatif – aux effets inflationnistes. Une hausse des taux d’intérêt de la FED pourrait donc précipiter une nouvelle crise financière. Ne pouvant ni laisser filer l’inflation ni resserrer la politique monétaire de la FED sans conséquences dommageables, on comprend ainsi la prudence des États-Unis à l’égard des sanctions dirigées contre la Russie…

Du fait de l’interdépendance des institutions financières et de l’accointance des entreprises étrangères avec les banques russes, la déconnexion partielle du réseau de messagerie bancaire risque de mettre à mal le système financier occidental. La majorité des banques européennes possèdent des activités en Russie et parmi elles la Société Générale possède par exemple 11 milliards d’actifs liés à l’économie russe. Comme le souligne le Crédit Suisse, cette nouvelle sanction économique pourrait entraîner le non-remboursement de certains prêts émis par des entreprises russes. Par ailleurs, si une déconnexion totale de SWIFT avait finalement lieu, les établissements européens et américains présents en Russie pourraient être contraints de ne plus pouvoir exporter dans l’Occident. Pour certaines d’entre elles, une aggravation de leurs situations financières – déjà mise à mal avec la crise sanitaire – pourrait créer un risque de faillite. Du fait d’une forte exposition sur le sol russe, l’Autriche, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, et les États-Unis, sont les principaux pays concernés.

En admettant que le statu quo perdure, la question d’une coexistence entre opposition militaire et partenariat commercial se pose. Dans quelles conditions ces pays pourraient-ils faire la guerre tout en continuant de commercer ? La bataille économique se jouerait probablement entre la résistance des Russes à faire face à la chute de leur économie, et la résistance des Occidentaux à supporter un emballement de l’inflation.

Notes :

1 Résolution 2014/2841 RSP

2 Ibid.

3 Selon le récent ouvrage de David Teurtrie (Russie : le retour de la puissance, Armand Colin, 2021).