« Smart cities » : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique

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Personnes marchant à Tokyo, Japon © Koukichi Takahashi

La smart city – ou ville intelligente – est un concept en pleine expansion. L’Hexagone ne fait pas exception puisque de nombreuses collectivités locales consacrent déjà des sommes faramineuses pour favoriser ce mode de développement. Pas moins de 25 villes françaises ont ainsi nommé un responsable chargé de rendre plus smart leur environnement urbain. Green city ou safe city : gauche et droite communient dans l’enthousiasme, misant sur le numérique pour s’attaquer au réchauffement climatique comme à l’insécurité. Un moyen commode de dépolitiser ces enjeux et de pallier la misère budgétaire par une inflation technologique.

Les villes accueilleront 75% de la population mondiale d’ici à 2050, concentrant le gros des efforts de lutte contre la criminalité, la pollution ou encore les inégalités. C’est dans ce contexte que la smart city apparaît souvent comme la solution miracle à toutes ces problématiques qui guettent la ville moderne. Selon la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), la smart city, pourrait ainsi permettre « d’améliorer la qualité de vie des citadins […] à l’aide de nouvelles technologies ». Plusieurs domaines inhérents à la ville sont concernés : les « infrastructures publiques, les réseaux, les transports, les e-services et e-administrations ». La mise en place de la 5G en France ne fait qu’accélérer ce modèle puisqu’elle permet une circulation plus rapide des données. La mairie de Paris vient ainsi d’accepter le déploiement de cette nouvelle technologie afin de se préparer à accueillir les JO 2024.

Gauche et droite unies dans l’enthousiasme

Dans un article du Monde Diplomatique de juin 2019, le chercheur et membre de La Quadrature du Net Félix Tréguer analyse « qu’en-dehors de quelques initiatives en matière de mise à disposition des données, de gestion intelligente de l’éclairage public ou des bennes à ordures, la ville intelligente se définit surtout par son volet sécuritaire [la safe-city] ». Pourtant, s’il est vrai que les arguments sécuritaires sont largement mobilisés pour mettre en place des villes intelligentes, les promoteurs de la smart city sont capables d’adapter leurs justifications et leurs arguments au gré des enjeux locaux. La ville intelligente sera tantôt dévouée à la protection de l’environnement à Grenoble, tantôt attentive à la répression de la criminalité dans les villes marquées par une violence soudaine, comme à Nice.

Les dirigeants de certaines villes françaises ayant pris des engagements en faveur de la protection du climat s’enthousiasment face à la mise en place de technologies ultra-modernes. Le maire de Grenoble Eric Piolle, a ainsi inauguré en 2017 la construction d’un « technopôle » doté de « smart grid ready intelligent » afin de raisonner la consommation d’énergie. De même, les métropoles de la capitale des Alpes et de Besançon favorisent la mise en place d’une taxe d’habitation proportionnelle aux déchets des habitants. Pour ce faire, 150 000 nouveaux bacs personnels équipés de puces RFID vont être mis en place à Grenoble tandis que les camions de collecte équipés de matériel de pesée seront dotés de nouveaux logiciels. À Bordeaux, plus de 500 capteurs ont été installés pour la mise en place du projet Smart Lights afin de réduire la consommation d’électricité communale. Même principe à Rillieux-La-Pape, commune de 30 500 habitants ayant mis en place un éclairage intelligent. À Lyon, c’est la baisse de consommation d’énergie des habitants du quartier Hikari qui est souhaitée. Ce projet construit par le géant Bouygues équipe les immeubles de capteurs en tout genre (fournis en grande partie par Toshiba) tandis que chaque résident est équipé d’une tablette de suivi énergétique.

Les nouvelles technologies alimentées par les très polluants métaux rares transportés de l’autre bout du globe pour constituer des « cités écologiques » permettent avant tout d’exporter la pollution engendrée par le système de production et de consommation.

Cette liste n’est pas exhaustive mais permet de comprendre les arguments mis en avant par les responsables politiques soucieux de « verdir » leur image. Qu’en est-il réellement ?

À Lyon, la mise en place de ces nouvelles technologies à l’utilité douteuse – suffit-il de donner une tablette de suivi énergétique pour susciter une nouvelle manière de consommer ? – a entraîné un surcoût de 8% dans la construction du quartier Hiraki, pour le plus grand bénéfice de Bouygues ; une réalité qui jure de prime abord avec l’objectif de réduction des coûts. L’ambition affichée de construire des « cités écologiques » prête à sourire lorsque l’on connaît l’impact environnemental des métaux rares incorporés dans les technologies numériques. Ces matières premières sont en effet transportées de l’autre bout du globe jusqu’aux villes françaises sans que cet aspect ne soit discuté dans le débat public.

Pour une analyse du coût écologique du numérique, lire sur LVSL la synthèse de Nathan Dérédec sur les métaux rares : « Métaux rares : l’empire global de la Chine ».

Ici comme ailleurs, la focalisation sur l’utilité du numérique voile le coût écologique du système de production et de consommation. De même, comment comprendre cette volonté de favoriser une gestion « citoyenne » des déchets, lorsque l’on garde à l’esprit la difficulté de recycler nombre de détritus ?

Lutte 2.0 contre l’insécurité et la pauvreté

Si les arguments en faveur du climat ont souvent été mobilisés dans le contexte des smart cities, de nombreux projets dont le but est de réduire la criminalité essaiment à travers l’hexagone. Il est d’ailleurs très difficile, sinon impossible, pour un responsable politique de s’opposer à cette tendance techno-sécuritaire. En 2014, l’engagement n° 95 du futur maire de Grenoble promettait de supprimer les caméras de surveillance en espace extérieur. Ce dernier avait provoqué un tollé médiatique en plaisantant sur le fait qu’il allait revendre les caméras désinstallées à la mairie de Nice, friande de technologies sécuritaires. La ville méditerranéenne a en effet été marquée par les terribles évènements du 14 juillet 2016, qui ont entraîné une « thérapie de choc » sécuritaire à travers la ville. Ainsi, l’autorisation de portiques de reconnaissance faciale dans deux lycées fut entérinée en 2018 par le conseil régional de la région PACA. L’aéroport de la ville a subi le même traitement de faveur. L’application Reporty, largement plébiscitée par le maire de la ville Christian Estrosi, permet aux citoyens de dénoncer des délits et des incivilités à la police.

L’enthousiasme pour la magie du numérique rend inaudible les discours considérant le chômage ou le mal-logement comme des problèmes structurels, appelant des solutions politiques et non des gadgets technologiques.

À Marseille, l’entreprise Engie Ineo se voit confier le projet « d’observatoire big data de la tranquillité publique » permettant d’agréger différentes sources d’information issues des services publics (police, hôpitaux…), de partenaires externes (ministère de l’Intérieur entre autres) ou des opérateurs télécoms afin de cartographier en temps réel les flux de population. De même, avec son projet de « vidéoprotection urbaine » (VPU), la cité phocéenne suit la même voie que la mairie niçoise. Le projet S²ucre, mené par l’Allemagne et la France, repose sur l’analyse de vidéos et permet de surveiller de larges foules et de prédire leurs comportements. Le projet a déjà été déployé lors du festival d’Hambourg ainsi que lors de la manifestation du 1er mai à Paris.

Pour une analyse de la captation des données par la technologie numérique et de l’économie qu’elle alimente, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « Captation des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation ».

Entre 2010 et 2016, le nombre de caméras de surveillance a ainsi augmenté de 126% (1,5 million d’appareils en France). Ces installations onéreuses ont largement été plébiscitées par la puissance publique. En 2009, Brice Hortefeux reprend ainsi le « Rapport sur l’efficacité de la vidéoprotection » à la méthodologie douteuse pour justifier l’utilisation d’une telle technologie. C’est la plupart du temps suite à des actes terroristes que leur mise en place est favorisée (attentats de Londres en 2005, de Boston en 2013 ou de Nice en 2016). Pourtant, de nombreuses études ont prouvé que ces technologies n’avaient qu’une efficacité limitée. Le sociologue Laurent Mucchielli, auteur de Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, analyse ainsi que lors des attentats terroristes de Nice, « les caméras n’ont fait que filmer l’horreur et n’ont servi à rien ». Il dénonce un véritable « bluff technologique qui permet plus de lutter contre un sentiment d’insécurité que contre les problèmes de sûreté réellement existants ». En revanche, les multiples coupes budgétaires imposées au Ministère de l’intérieur depuis la présidence de Nicolas Sarkozy sont rarement évoquées dans le débat public.

Dans un rapport financé par la métropole Lyonnaise destiné à « repenser la ville intelligente dans les quartiers populaires », la smart city se met également au service de l’amélioration des services publics. Le problème résiderait justement dans leur difficulté à dématérialiser les administrations. Les territoires ruraux sont accusés du même mal dans l’étude « Smart City vs. Stupid village » publiée en 2016 par la Caisse des Dépôts. Ainsi, la smart city permettrait de rapprocher les citoyens des administrations publiques à l’image de la mission « numérisation de la Seine-Saint-Denis ». La métropole de Toulouse a, quant à elle, favorisé le développement de l’application Jobijoba afin de favoriser l’emploi local tandis que d’autres plateformes sont créées afin de faciliter les demandes de logements sociaux.

Plaider pour la mise en place de la smart city permet aux décideurs politiques de montrer une attention aux problèmes rencontrés par les classes touchées par le chômage de masse ou par la ségrégation spatiale. Ici encore, l’enthousiasme pour la magie du numérique rend inaudible les discours considérant le chômage ou le mal-logement comme des problèmes structurels, appelant des solutions politiques et non des gadgets techniques.

Le projet avorté d’éco-quartier de Sidewalk à Toronto, entièrement conçu par Google, allait ainsi devenir une véritable usine à data.

Ces décisions font également fi du désintérêt de nombre de citoyens envers la dématérialisation de l’administration. Le dispositif Visio-guichets dans les Hautes-Alpes, censé rapprocher les usagers des services publics, n’a par exemple attiré qu’un faible nombre d’utilisateurs. D’autant plus que la dématérialisation des administrations permet souvent de réaliser de fortes coupes budgétaires. Pourtant, 86% des collectivités françaises sont aujourd’hui engagées dans cette voie. La numérisation, cache-misère d’administrations réduites à peau de chagrin par des décennies d’austérité ?

Les bénéficiaires cachés de la « transition numérique »

Si la mise en place de smart cities se fait pour des raisons différentes, force est de constater que ces dernières possèdent des traits communs. Les villes intelligentes sont souvent réalisées dans le cadre de Partenariats Publics-Privés (PPP). Ce mode de financement se fait avant tout au bénéfice des GAFAM américaines (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), et dans une moindre mesure de certains géants chinois ou de différentes entreprises françaises spécialisées dans les high-techs (Thales Group, Safran SA, AnyVision…).

Pour une analyse de la rivalité sino-américaine au prisme du numérique, lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime chinois de techno-surveillance s’impose au Zimbabwe ».

Ces PPP permettent aux industries de faire de certaines villes françaises une vitrine de communication à bas prix. La ville de Valenciennes s’est ainsi équipée de caméras de surveillance dotées d’un système de reconnaissance faciale offertes par Huawei. Bien souvent, les « villes intelligentes » s’insèrent dans l’économie globale des données, accroissant et raffinant les moyens de procéder à leur captation. Le projet avorté d’éco-quartier de Sidewalk à Toronto, entièrement conçu par Google, allait ainsi devenir une véritable usine à data. L’opacité régnant autour du projet faisait craindre à certains spécialistes que les données soient utilisées à des fins commerciales. D’autant que le stockage et l’analyse des nombreuses données produites par les géants du web est totalement incompatible avec des impératifs relatifs au changement climatique…

Envers et contre tout, l’installation de villes intelligentes semble largement plébiscitée par l’État. Ce dernier, par le prisme de la Banque Publique d’Investissement (BPI) finance de nombreux projets (VOIE, financement du projet de safe-city de Nice à hauteur de 11 millions d’euros…). De même, les groupes Thales et Engie Ineo, qui participent à de nombreux projets de villes sécuritaires, sont possédées respectivement à 23,6% et 25,8% par l’État français. Les collectivités locales semblent également tout faire pour faciliter l’implantation des géants de la technologie. La région Grand Est a ainsi récemment accordé à Huawei une subvention de 800 000 euros pour construire un site de production, afin de fabriquer des « équipements de communication sans fil 4G et 5G destinés principalement au marché européen ». La mairie de Lyon a, quant à elle, dépensé plus de 340 millions d’euros dans des PPP au bénéfice d’une trentaine d’entreprises dont Toshiba, Bouygues, Transdev ou SPL Lyon Confluence. L’utilité et la nécessité d’un tel mode de développement n’est pourtant que très peu remise en cause.

On doit à Evgeny Morozov d’avoir forgé le concept de solutionnisme technologique, qu’il détaille dans l’un de ses livres au titre évocateur : Pour tout résoudre, cliquez ici. Il renvoie à la croyance selon laquelle des problèmes irréductiblement politiques peuvent trouver des solutions technologiques grâce au numérique. Le paradigme de la « causalité », analyse-t-il, est peu à peu remplacé par celui de la « connexion » ; plutôt que d’interroger la cause de la pauvreté, du changement climatique ou de l’insécurité, la classe politique estime qu’une meilleure « interconnexion » entre demandes et offres, problèmes et solutions, permise par les technologies digitales, permettra de les résoudre. Ce qui revient in fine à considérer que les problèmes politiques sont générés par un accès déficient à l’information, et non par des institutions dysfonctionnelles.

Les smart cities apparaissent comme l’une des têtes-de-pont de ce solutionnisme technologique. Ce leitmotiv ne permettra ni de questionner l’austérité budgétaire, ni le paradigme politique dominant.

Pourquoi il faut un moratoire sur la 5G

Une antenne 5G de Vodafone en Allemagne. © Fabian Horst

Alors qu’a lieu l’attribution des fréquences pour le réseau 5G, le déploiement de cette technologie fait de plus en plus débat. Le 12 septembre dernier, 70 élus, pour la plupart étiquetés EELV et France Insoumise, ont appelé à un moratoire et à un débat démocratique sur le sujet. Ils rejoignent ainsi les préconisations de la Convention Citoyenne pour le Climat. Le Président de la République leur a répondu négativement le lendemain, arguant qu’il ne croyait pas au « modèle amish ». Derrière cette polémique, les sources d’inquiétudes autour de cette infrastructure sont en effet nombreuses. Elles nous invitent à questionner les technologies avant de les introduire dans notre quotidien.


« On n’arrête pas le progrès »

Alors que les zones blanches sont encore nombreuses dans notre pays, la dernière génération de réseau mobile, la 5G, devrait bientôt faire partie de notre quotidien. Les enchères auront lieu le 29 septembre 2020. Grâce à l’usage de nouvelles fréquences, les débits seront très fortement améliorés (ils devraient être multipliés par 10) et les temps de latence beaucoup plus faibles. Au-delà d’un confort accru dans nos usages numériques, la 5G est surtout l’infrastructure nécessaire à la poursuite de la numérisation de toute l’économie. De nombreux nouveaux usages sont prévus : automatisation des usines, véhicules autonomes, télémédecine, jeux vidéo en ligne, gestion plus « intelligente » des villes… 

Pour certains dirigeants politiques, ces promesses de développement de nouvelles activités sont une aubaine. En effet, la croissance économique stagne depuis des années. Ainsi, Emmanuel Macron a de nouveau prôné l’urgence du déploiement de ce nouveau réseau le 13 septembre dernier devant un public conquis d’entrepreneurs du numérique. Les défenseurs de la start-up nation estiment en effet impératif de ne pas se laisser distancer. En Chine ou en Corée du Sud, la couverture 5G dans les villes est de fait de plus en plus large. 

Pourtant, cet enthousiasme pour le « progrès » n’est pas partagé par tous. D’abord, la question du risque sanitaire n’est toujours pas résolue. Les différentes études sur le sujet se contredisent. En France, une étude complète de l’ANSES à ce sujet est d’ailleurs très attendue, sauf par le gouvernement et les opérateurs. Ces derniers souhaitent mettre en place le nouveau réseau le plus rapidement possible. Le refus des quatre grands opérateurs français d’attendre cette étude a d’ailleurs conduit à une récente attaque en justice par 500 militants écologistes au nom du principe de précaution. 

Par ailleurs, ce nouveau réseau pose d’importantes questions de souveraineté numérique. Pour l’heure, le leader mondial des équipements 5G n’est autre que le groupe chinois Huawei, dont la proximité avec le Parti Communiste Chinois n’est plus à prouver. Le risque de fuite des données produites par les milliards d’objets connectés à la 5G est donc réel, autant vers Pékin que vers Washington, qui jamais eu de scrupule à espionner ses alliés européens. Les européens sont en train de multiplier les obstacles à la mainmise de Huawei sur le réseau du futur. Ils emboîtent ainsi le pas aux États-Unis qui mènent une guerre tous azimuts contre le géant chinois des télécoms. Mais auprès de qui se fournir ces équipements télécom ? Si les compagnies européennes Nokia et Ericsson en produisent, ils ne sont pour l’instant pas aussi avancés que ceux de Huawei. Cela a conduit le ministre de l’Intérieur allemand, Horst Seehofer, à déclarer que le déploiement de la 5G prendrait un retard de « 5 à 10 ans » sans Huawei. 

La précipitation du Président de la République et des opérateurs mobiles pose donc question. Plutôt que de se précipiter vers des fournisseurs américains, la France (ou l’Europe) ne devrait-elle pas plutôt prendre le temps de développer des technologies souveraines ? Cela mettrait un terme à l’espionnage de masse par les puissances étrangères Si l’on excepte ces questions de souveraineté numérique, la technologie 5G est désormais prête. Mais faut-il pour autant croire aux promesses de la start-up nation ?

Un impact environnemental désastreux

Malgré les promesses d’optimisation de la consommation énergétique de ce nouveau réseau et des appareils connectés, la consommation énergétique globale augmentera très probablement. D’une part, la nécessité de multiplier les antennes pour assurer une bonne couverture contredit le discours des opérateurs et du gouvernement. Surtout, « l’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique. Les voitures autonomes, le e-sport, la télémédecine, la croissance des usages vidéos, la multiplication des objets connectés ou encore l’intelligence artificielle sont en effet autant de nouveaux usages amenés à se développer considérablement avec l’arrivée de la 5G, puis de la 6G. D’après Waymo, la filiale de Google dédiée au développement de véhicules autonomes, la quantité de données produite par un voiture en un jour varie entre 11 et 152 terabytes ! Le stockage et le traitement de telles quantités de données supposent donc une construction massive de datacenters énergivores. Ainsi, selon une étude de l’industrie des semi-conducteurs publiée en 2015, nos usages numériques nécessiteront en 2040 la totalité de l’énergie mondiale produite en 2010 si le rythme de croissance actuel se maintient. Selon cette étude, des gains de performance énergétique d’un facteur 1 000 ne feraient reculer cette échéance que de dix ans.

« L’effet rebond » encouragé par l’arrivée de la 5G a toutes les chances de gonfler encore la consommation énergétique exponentielle du numérique.

Au-delà de la seule consommation d’électricité, l’impératif de renouvellement des terminaux mobiles et la multiplication d’objets connectés s’annonce désastreuse pour l’environnement. Les ventes mondiales de smartphones stagnent autour d’un milliard et demi par an depuis 2016. La 5G apparaît donc comme un argument de poids des fabricants pour relancer les ventes. Or, les progrès technologiques des nouveaux modèles sont devenus de plus en plus superficiels ces dernières années. Il semble qu’il soit temps de concevoir enfin des produits plus durables et plus réparables. Au contraire, ces nouveaux appareils vont copieusement accroître nos besoins en terres rares (souvent extraites dans des conditions désastreuses pour l’environnement et les travailleurs) et les conflits géopolitiques qui y sont liés. Par ailleurs, la quantité de déchets informatiques ainsi créés a toutes les chances d’aggraver les problèmes de pollution dans les pays pauvres où ils sont exportés. Le recyclage des « e-waste » demeure en effet embryonnaire.

Derrière la technologie, des choix de société

Si les enjeux environnementaux liés à la 5G sont de plus en plus pointés, notamment par la Convention Citoyenne pour le Climat, les promesses d’un monde toujours plus connecté sont moins discutées. À l’heure où de plus en plus de jeunes découvrent la réalité déshumanisante de la « continuité pédagogique » à travers les cours en ligne, un grand débat sur la numérisation de la société s’avère nécessaire. D’abord les avancées de la digitalisation amplifient sans cesse les fractures sociales, en particulier lorsqu’elles sont corrélée à la disparition des services publics de proximité. L’ampleur de « l’illectronisme » devrait pourtant nous interroger. Selon l’INSEE, 15% de la population française âgée de 15 ans ou plus n’a pas utilisé Internet au cours de l’année 2019. 38% manque d’au moins une compétence informatique de base.

Un graffiti contre la surveillance de masse à Londres. © KylaBorg

Quant aux innovations permises par la 5G, elles vont bien au-delà des gadgets contemporains que sont les fourchettes ou frigos connectés. La voiture autonome dont rêve Uber afin de pouvoir se passer de main-d’œuvre humaine risque d’encourager des usages irraisonnés. Une étude de 2018 dans la baie de San Francisco dont les participants disposaient d’une voiture à leur disposition sans avoir à la conduire indique un grand nombre de trajets supplémentaires et l’augmentation des distances parcourues, en particulier le soir. Pire, de nombreux trajets se faisaient à vide. Le manque de stationnements dans les grandes villes pourrait encourager les voitures autonomes à errer en attendant leurs passagers. De plus, la prouesse technologique que représente la télémédecine nous fait oublier que nos problèmes de santé viennent surtout d’un environnement pollué et stressant. De même, le renoncement aux soins (pour motifs financiers, géographiques, temporels…) s’aggrave dans notre pays. Développer la télémédecine semble intéressant, mais à quoi bon avec un corps médical déjà surchargé ?

Enfin, la 5G devrait donner un grand coup d’accélérateur à la surveillance de masse. Le cabinet de conseil Gartner estime ainsi que le plus gros marché pour les objets connectés dans les 3 prochaines années sera celui des caméras de surveillance. Grâce à la 5G, ces caméras pourront d’ailleurs se connecter à d’autres appareils de surveillance, comme les détecteurs de mouvement ou les drones. Avec l’amélioration de la qualité des images transmises, la reconnaissance faciale pourrait aisément se généraliser. Ce processus a déjà débuté : la Chine a largement déployé ces outils et les exporte désormais, notamment en Afrique. Pourtant, l’efficacité de ces technologies de la « safe city » n’est jamais débattue. Le sociologue Laurent Mucchielli a publié un livre sur la vidéosurveillance. Il y démontre qu’elle n’a pratiquement aucun impact sur la criminalité et n’aide que rarement à résoudre des affaires. Quant aux invasions de la vie privée et aux usages répressifs de ces technologies, ils ne sont plus à prouver.

Les amish, un modèle ?

Pour toutes ces raisons, le déploiement de la 5G n’a rien d’anodin. Plus que de potentiels risques sur la santé, ce nouveau réseau présente surtout des risques certains pour l’environnement et notre vie privée. Pourtant, tout débat sur ces questions semble interdit au nom du « progrès » que représenterait un meilleur débit. Or, ce progrès à marche forcée semble surtout faire les affaires des grandes entreprises du numérique dont le business model est fondé sur l’exploitation des données. Avec ces montagnes de données, les GAFAM et quelques autres sont en passe d’obtenir un contrôle incroyable sur nos vies. Dans La nouvelle servitude volontaire, Philippe Vion-Dury explique combien les algorithmes des géants du web sont de plus en plus capables « d’anticiper nos désirs, nos comportements et nos vices et de percer l’intimité de nos opinions ou le secret de nos préférences », et, sous couvert de liberté et de plaisir, nous conditionnent à consommer toujours plus. Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a souvent un projet politique, ici celui de la Silicon Valley.

Derrière l’apparente neutralité d’une technologie, il y a en effet souvent un projet politique, en l’occurrence celui de la Silicon Valley.

L’opposition historique du mouvement écologiste à certaines technologies, comme le nucléaire (civil ou militaire) et les OGM, nous rappelle d’ailleurs qu’il n’existe guère de neutralité de la technique. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau sont deux intellectuels célèbres par leur regard critique sur le progrès technique. Ce dernier sacralise en effet l’efficacité et nous enferme toujours plus étroitement dans le productivisme et le consumérisme. Par ailleurs, questionner le « progrès » n’implique pas nécessairement de le rejeter en bloc comme le font les néo-luddites. Il est possible de reconnaître les bienfaits qu’apporte une technologie tout en étant conscient de ses impacts négatifs, et donc de se battre pour en retrouver le contrôle. Le courant émergent autour des low tech, qui défend des technologies simples, réparables, utiles et abordables, témoigne ainsi d’une volonté de reprendre le contrôle sur les outils techniques qui nous entourent.

Au vu des impacts environnementaux et sociétaux considérables de la 5G, il est donc regrettable de voir que le débat politique sur cette question demeure finalement, et paradoxalement, technocratique. Le principal grief des adversaires de la 5G reste en effet la question du risque sanitaire, qui mérite certes d’être posée, mais est secondaire. Il ne faut pas se contenter d’attendre la sortie du rapport de l’ANSES sur le sujet et de laisser ce débat à des « experts » jamais véritablement indépendants. Un vrai débat démocratique global sur la 5G est nécessaire, comme le réclament les 70 élus de gauche dans leur tribune. Pour Macron et les apôtres du progrès technique, une telle demande est synonyme de retour à la bougie. Cela explique sa petite pique sur les Amish. Mais qui souhaite vraiment imiter cette société fermée et très conservatrice ? Le Danemark nous fournit un exemple plus facilement imitable. Depuis les années 1980, des « conférences de consensus » réunissant des citoyens tirés au sort ou choisis par appel à candidature permettent de questionner les répercussions culturelles, psychologiques et sociales des nouvelles technologies. En France, la réussite de la Convention Citoyenne pour le Climat, bien qu’elle n’ait disposé que d’un temps limité pour traiter de sujets particulièrement complexes, a montré qu’il était possible de rompre avec le monopole des experts et des représentants politiques sur des questions qui nous concernent tous. Les propositions radicales qui en ont émergé (dont un moratoire sur la 5G que le Président de la République s’était engagé à prendre en compte), plébiscitées par près des trois quarts des Français, devraient nous inspirer. À quand un vrai débat de société, suivi d’un référendum, sur la 5G ?