Le militantisme écologiste est-il aussi impopulaire qu’on le pense ?

Manifestation des Soulèvements de la Terre contre le projet d’entrepôt logistique Greendock en mai 2024. © Vincent Dain

Blocages routiers, occupations, manifestations, ZAD, sabotage d’infrastructures écocidaires… Le mouvement écologiste recourt à des modes d’actions de plus en plus variés, dont l’utilité fait débat. Or, contrairement à une idée répandue, les actions les plus radicales peuvent être largement soutenues dans la population. À condition cependant qu’elles ciblent un adversaire clairement identifié plutôt que d’impacter les « citoyens lambda ». Explications [1].

Éco-terroristekhmers vertsayatollah de l’écologie… Les qualificatifs se sont multipliés ces dernières années pour condamner toute action des militants écologistes jugée trop radicale. Ce raidissement a atteint son apogée à l’issue de Sainte-Soline et de la tentative du gouvernement de dissoudre les Soulèvements de la Terre.

Si cette dernière a été rejetée par le Conseil d’État, les critiques en impopularité ne sont pas sans effet sur les mouvements eux-mêmes. Dans cette logique, Extinction Rebellion, outre-Manche, a fait le choix en décembre 2022 d’arrêter (temporairement) les actions disruptives pour créer un mouvement plus large et populaire, sentant le vent tourner face à un gouvernement et des médias conservateurs de plus en plus hostiles.

L’impopularité des mouvements écologistes serait autant liée à des modes d’action jugés trop radicaux qu’au profil sociologique particulier des militants, plutôt très diplômés, urbains et jeunes, et régulièrement qualifié de ce fait de « bobos » pour les disqualifier. Les résultats de la première vague du Baromètre Écologie Environnement, collectés en décembre 2023, viennent pourtant nuancer ce rejet des mouvements écologistes et de leurs méthodes.

Des modes d’action soutenus au-delà des idées reçues

Il ressort d’abord de cette enquête un taux de soutien élevé pour le répertoire d’action des mouvements écologistes. Sans surprise, cependant, c’est la manifestation, c’est-à-dire le mode d’action le moins perturbateur, qui arrive en tête avec 74 % des enquêtés qui la trouvent tout à fait ou plutôt acceptable. Plus étonnant en revanche, certains modes d’action parmi les plus perturbateurs et spécifiquement liés aux mouvements écologistes, font l’objet d’un rejet modéré, voire minoritaire. Une grande majorité de la population (67 %) considère ainsi acceptable de bloquer une entreprise polluante. De même, 61 % des Français reconnaissent la légitimité d’occuper une zone naturelle lorsque celle-ci est menacée.

Ce résultat est d’autant plus surprenant que les lignes de clivage ne correspondent pas à certaines idées reçues que l’on peut avoir sur la prévalence des classes moyennes supérieures dans la préoccupation pour l’environnement. Si une telle conception s’est cristallisée avec l’opposition entre la « fin du monde » et la « fin du mois » lors du lancement des gilets jaunes, elle a ensuite été partiellement démentie par la participation de certains d’entre eux aux marches pour le climat et la proximité établie par des travaux de recherche entre l’attitude des gilets jaunes l’environnement et celles de la moyenne des Français.

Notre enquête confirme cette réalité plus nuancée. On voit par exemple que les ouvriers et employés sont autant favorables au répertoire des écologistes que les cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), si ce n’est davantage. Tandis que les premiers soutiennent le blocage d’entreprises polluantes à la hauteur de 67 %, ce taux baisse à 62 % chez les CPIS. Ces derniers sont 60 % à juger favorablement l’occupation de zones naturelles menacées, soit autant que les ouvriers et employés (61 %). À l’exception des agriculteurs, qui ne soutiennent qu’à 54 % le blocage des entreprises polluantes et à 33 % le fait d’occuper une zone naturelle menacée, le soutien à ces actions reste en fait majoritaire dans l’ensemble des catégories socio-professionnelles. Similairement, les niveaux de diplôme et de revenu ne semblent pas corrélés aux taux de soutien, ce qui discrédite l’idée d’un rejet mécanique du répertoire des écologistes par les classes populaires.

Autre réalité contre-intuitive, les taux de soutien restent hauts, même à droite de l’échiquier politique. Par exemple 43 % des électeurs qui s’identifient à la majorité présidentielle (LREM/MoDem/Horizons) et 46 % de ceux qui se sentent proches des Républicains reconnaissent comme tout à fait ou plutôt acceptable l’occupation de zones naturelles menacées, contre des taux supérieurs à 80 % pour La France Insoumise et EELV.

Alors que la défense des zones naturelles s’ancre dans l’attachement à un territoire et que le blocage d’entreprise polluante les désigne comme adversaires, les perturbations entraînées par le blocage de route et l’interruption d’événements sportifs impactent principalement le « citoyen lambda ».

Concernant l’intensité du soutien à ces modes d’action, cependant, on voit des règles plus prévisibles se confirmer avec un soutien qui décline avec le positionnement politique à droite et l’âge. Ce qui converge avec le constat que, sans être plus inquiets que leurs aînés pour l’environnement en France, les jeunes générations tendent à traduire davantage leur préoccupation en engagement.

L’importance des actions ciblées

Certains modes d’action suscitent toutefois beaucoup moins d’adhésion. Il en va ainsi du blocage de routes, rejeté par 69 % de la population, et de l’interruption d’événements sportifs (par exemple lors du Tour de France de 2022), rejeté à 74 %. Cette désaffection se retrouve de manière plutôt homogène dans la population. Atténué par l’âge, le rejet de ces modes d’action est plus net chez les agriculteurs, les ouvriers et employés.

Ces actions peu populaires ont un point commun : leur caractère indiscriminé. Alors que la défense des zones naturelles s’ancre dans l’attachement à un territoire et que le blocage d’entreprise polluante implique de les désigner comme adversaires car responsables, les perturbations entraînées par le blocage de route et l’interruption d’événements sportifs ne sont pas ciblées et impactent plus directement et principalement le ou la « citoyen lambda ».

Ces résultats rappellent la réforme des retraites et le soutien majoritaire pour un durcissement du mouvement : quand la cause est jugée juste par une grande partie de l’opinion et qu’un adversaire est clairement désigné comme responsable, le caractère illégal de certains modes d’action perd de son effet dissuasif et l’action est jugée majoritairement comme acceptable.

Si l’on reprend l’exemple d’Extinction Rebellion, le mouvement britannique ne s’y est pas trompé puisqu’à l’issue de l’action qui devait parachever en avril dernier sa stratégie de massification, une majorité de militants se sont prononcés en faveur de plus d’actions disruptives et ciblées. C’est également de cette façon qu’on peut comprendre en France le succès des Soulèvements de la Terre qui redynamisent l’opposition à projets locaux contestés (des méga-bassines de Sainte-Soline au projet de l’A69 dans le Tarn), et la multiplication d’actions de désobéissance civile ciblées, comme celles contre les Assemblées générales de Total ou le mode de vie des ultra-riches (des jets privés aux golfs en passant par les croisières). On se rappelle également de la popularité des Faucheurs Volontaires qui, au début des années 2000, sont parvenus à faire accepter la légitimité de leurs modes d’action impactants (arrachage de plants, destruction de stocks, etc.) en s’appuyant sur le rejet majoritaire des OGM par la population française et des figures appréciées comme José Bové.

Quelles perspectives pour les mouvements écologistes ?

Il ressort de ce panorama que la radicalité des modes d’action importe moins que le fait de cibler un adversaire clairement identifié. Doit-on pour autant imaginer que cela conduira les écologistes à abandonner une fois pour toutes leurs actions dans l’espace public ?

On peut en douter. En effet, les actions ciblées sont plus difficiles à mettre en place que les mobilisations de rue. Dans le cas des ZAD, elles impliquent une présence quotidienne sur place et dans celui des entreprises, les actions sont plus efficaces quand elles sont synchronisées avec l’actualité (comme l’annonce de bénéfices ou la tenue d’une Assemblée générale), ce qui demande une certaine organisation. De même, les lieux associés au gouvernement sont extrêmement protégés et la police, habituée à en défendre l’accès, comme en témoigne la tentative avortée de blocage du ministère de la Transition écologique en octobre 2020 par Extinction Rebellion.

L’espace public, quant à lui, ne se résume pas nécessairement à une confrontation entre les militants écologistes et l’opinion publique, puisque l’intervention souvent musclée de la police rappelle l’hostilité de l’État, tandis que les actions spectaculaires permettent de réaffirmer ses demandes à l’égard de la puissance publique. Au-delà de ces considérations pratiques, il faut rappeler que la popularité de leur répertoire n’est pas forcément l’objectif premier des militants écologistes, qui se préoccupent plus immédiatement de la protection des espaces naturels menacés et du maintien des questions environnementales et climatiques dans l’agenda médiatique et politique.

De plus, si l’enquête montre que certains modes d’action sont moins rejetés que d’autres par la population, on ne peut pas en conclure que les militantes écologistes disposent automatiquement d’un socle d’adhésion fort. On peut imaginer qu’un même mode d’action soit perçu différemment en fonction de ses modalités et des collectifs qui le portent. Par exemple, la question « d’occuper une zone naturelle menacée » peut autant couvrir la protection d’un parc public apprécié par des riverains dans leur quartier que l’occupation d’une ZAD par des militants accusés d’écoterrorisme par le gouvernement. La capacité des mouvements écologistes à imposer leur discours et leurs termes dans le débat sera donc déterminante face aux tentatives de criminalisation croissantes.

[1] Article initialement paru sur The Conversation

Écocidaire et inutile : pourquoi le projet d’autoroute A69 fait fausse route

Manifestation des Soulèvements de la Terre contre l’A69 en avril 2023 © Capture d’écran depuis la chaîne Youtube Partager c’est sympa

Nouvelle manifestation des Soulèvements de la Terre, grève de la faim et de la soif du militant Thomas Brail, interpellation de l’Etat par les députés de gauche, tribunes de scientifiques… Le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, temporairement à l’arrêt, suscite une opposition de plus en plus intense. Vieux de près de 30 ans, celui-ci est en effet impossible à défendre, tant il est destructeur pour l’environnement et étant donné qu’il revient plus ou moins à privatiser une route nationale existante. Alors que le gouvernement et la présidente de Région Carole Delga s’acharnent à défendre ce tronçon de béton, une vaste coalition hétérogène se met en place pour le stopper.

Il ira jusqu’au bout. Après avoir entamé une grève de la faim depuis le 1er septembre et s’être installé durant dix jours dans un platane pour protester contre le projet d’autoroute A69, l’arboriste-grimpeur et militant Thomas Brail a entamé une grève de la soif le 9 octobre. Le lendemain, craignant son décès, le gouvernement a annoncé la suspension temporaire des travaux jusqu’aux négociations organisées ce vendredi. Il aura malheureusement fallu en arriver à de telles extrémités pour empêcher provisoirement les bétonneurs de tracer leur route.

Un projet fossile

Si ce fameux tronçon autoroutier est aujourd’hui au cœur de l’actualité, le projet est dans les cartons depuis longtemps. La décision ministérielle de création d’une 2×2 voies entre les villes de Castres et Toulouse, afin de désenclaver la cité tarnaise et favoriser un essor économique par un accès facilité à la métropole remonte en effet au 8 mars 1994. Distantes d’environ 70 kilomètres, les deux villes étaient alors, et sont toujours reliées par la route nationale 126, conçue et entretenue par les pouvoirs publics. 

Fin 2009, le ministre des transports confirme le projet d’autoroute, longeant la RN126, entre Castres et Toulouse par concession autoroutière, supposée accélérer les travaux. Le projet principal se concentre alors sur la construction d’une portion d’autoroute entre Castres et Verfeil, au nord-est de Toulouse, de 54 kilomètres. Ces dernières années, le projet s’est accéléré, d’abord avec la déclaration d’utilité publique en juillet 2018, puis par la signature du contrat définitif de concession de l’autoroute A69 en 16 avril 2022 avec la société Atosca, filiale du groupe NGE, une holding du BTP. Les travaux ont quant à eux débuté en mars 2023. Bref, les promoteurs n’en démordent pas : l’A69 sera construite.

Les élus favorables au projet dépeignent une vision catastrophiste de territoires ruraux, faisant fi des propositions alternatives mises sur la table.

De manière presque anachronique, les partisans de l’A69 déploient, pour convaincre, un argumentaire basé sur une forme de « solutionnisme » technique ayant pour ligne directrice une vision émancipatrice de la voiture individuelle. Maniant hyperboles et emphase, ils qualifient ce projet de « vital pour le territoire », allant « dans le sens de l’histoire du département » selon les termes du Président du Conseil Départemental du Tarn Christophe Ramond (PS). Comme en écho à un discours du siècle passé, les élus favorables au projet dépeignent une vision catastrophiste de territoires ruraux, isolés et abandonnés des politiques nationales de mobilité collective, rendant le recours au véhicule individuel indispensable, faisant fi des propositions alternatives mises sur la table. Dans cette perspective, les responsables départementaux font du projet de l’A69 une « absolue nécessité pour le Tarn », tandis que les élus régionaux estiment qu’ « il faut sauver ce territoire pour qu’il ait un avenir ! ». La voiture ou l’isolement, l’autoroute ou la décrépitude, le pétrole ou la mort, en somme.

Un dossier béton… vite enlisé

Pour justifier la pertinence de l’A69 alors qu’il existe déjà une route nationale, ses promoteurs mettent en avant un gain de temps estimé à 35 minutes entre les deux villes. A priori conséquente, cette économie de temps est néanmoins rapidement relativisée par les différentes critiques du projet. Calculée par rapport à une vitesse moyenne inexacte de 130 km/h, celle-ci est en réalité inexacte et s’élèverait, selon plusieurs simulations, plutôt autour de 12 à 15 minutes, si l’on exclut les ralentissements à attendre à l’arrivée de Toulouse. Bref, cet argument est largement exagéré.

D’autre part, la société Atosca argue d’un engorgement des voiries actuelles qui justifierait la création d’une infrastructure plus importante. Cependant, cet argument échoue lui aussi à l’épreuve quantitative. En effet, la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) 2018 estimait à 10 900 le nombre de véhicules susceptibles d’emprunter l’hypothétique A69. Or, la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement d’Occitanie (DREAL Occitanie) recensait pour sa part en 2019 un trafic moyen journalier annuel de 8422 véhicules dans le village de Soual, en périphérie de Castres, et de 5 640 véhicules à l’entrée de l’A680 en bordure de Toulouse. Par comparaison, les tronçons autoroutiers recensaient en moyenne à l’échelle nationale plus de 28.000 véhicules par jour en 2021 selon l’Association des Sociétés Françaises d’Autoroutes (ASFA).

Au vu d’un gain de temps très faible et d’un trafic trop faible pour nécessiter une telle infrastructure, le prix du péage autoroutier risque de décourager les rares usagers potentiels. Le prix annoncé pour un trajet simple par le concessionnaire est en effet de 6,77€, auquel il faut ajouter 1,60€ pour la portion d’A68 reliant Toulouse, aboutissant à une somme totale de 8,37€, soit presque 17€ pour un aller-retour Castres-Toulouse…

Appropriation de bien public et fourberie administrative 

Dès lors, comment les promoteurs de l’A69 peuvent-ils espérer que cette infrastructure sera rentable et utile ? Ils semblent qu’ils aient trouvé une solution : à défaut de rendre l’autoroute attirante, il est tout à fait possible de rendre la RN126 invivable. Le futur tracé de l’autoroute, que le Conseil National de Protection de la Nature (CNPN) qualifie d’« assez incompréhensible », a donc tout naturellement inclus dans ses projections les deux rocades de contournement des villages de Soual et Puylaurens, construites en 2000 et 2008 pour 55 millions d’euros. Ces contournements construits par l’argent public, fortement appréciés par la population locale pour le désengorgement des localités concernées et l’éloignement des nuisances sonores, seraient donc aspirés dans ce nouvel itinéraire privé et payant.

A défaut de rendre l’autoroute attirante, il est tout à fait possible de rendre la RN126 invivable.

Cet escamotage n’est pas le seul tour contenu dans les tiroirs du promoteur : sous couvert de rééquilibrage, il est prévu que la RN126 soit déclassée en route départementale, que sa vitesse soit abaissée et qu’elle repasse par de nombreuses bourgades et villages, ce qui signifierait de laborieuses traversées de bourgs, auxquelles s’ajouteront 12 nouveaux ronds-points. Exaspérés par un trajet rallongé et considérablement amoindri dans sa qualité, les usagers se tourneraient donc vers l’A69, plus « confortable »… 

Quand le dernier arbre aura été coupé…

Si ces éléments techniques sont déjà suffisants pour questionner ce projet d’autoroute A69, de nombreuses considérations d’ordre démocratique et surtout environnemental achèvent de mettre en exergue le potentiel destructeur et mortifère de cette initiative. Au total, le projet implique une artificialisation de 474 hectares, dont 316 de terres agricoles. Par ailleurs, les 44 kilomètres de voiries neuves, le projet pourrait impacter directement et durablement l’environnement immédiat selon l’Autorité Environnementale, en entraînant une « fragmentation du territoire », une « forte consommation des sols naturels et agricoles » ainsi qu’une « rupture des continuités écologiques ». L’A69 traverserait ainsi plusieurs zones humides protégées, tout en mettant en péril de nombreuses espèces d’insectes et d’oiseaux. Une portion particulière du tracé, dans la zone inondable entre Vendine et Gragnague, impliquerait, elle, un remblais, qui compliquerait les écoulements naturels d’eau et augmenterait le risque d’inondations.

Étant donné un bilan aussi désastreux, l’enquête publique environnementale conduite fin 2022 s’est soldé par un plébiscite contre le projet : 90% des 6 266 personnes ayant répondu étaient défavorables à ce projet. Plus récemment, le 24 septembre 2023, ce sont 200 scientifiques toulousains, dont deux membres du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du  Climat (GIEC), qui demandaient l’arrêt immédiat des travaux de l’autoroute, revendiquant dans une lettre ouverte leur « rejet unanime » de ce projet écocide. 

Outre la bétonisation des terres, c’est l’abattage de 200 arbres, pour beaucoup des platanes d’alignement centenaires typiques des routes du Sud de la France, qui suscite le plus d’oppositions. Certes, les défenseurs de l’autoroute promettent de planter cinq nouveaux arbres pour chaque arbre coupé. Au vu des sécheresses et canicules de plus en plus violentes chaque année, on peut déjà douter de la résistance de ces futurs arbres, alors que les platanes centenaires, aux racines plus profondes, encaissent bien mieux ces chocs climatiques. Plus largement, la coupe d’arbres centenaires est un non-sens, ceux-ci étant reconnus comme des alliés principaux dans la captation de CO2. Dans leur tribune contre l’A69, les scientifiques rappellent ainsi que « non, un arbre centenaire ne peut être remplacé par cinq jeunes arbres : il est irremplaçable dans les échelles de temps qui nous concernent, en raison du carbone qu’il contient, qu’il continue de capter, des autres vivants avec lesquels il interagit, de son importance dans la régulation du cycle de l’eau et du microclimat local ».

Pour protéger ces arbres, dont les premières coupes, le 1er septembre 2023, ont dû être organisées de nuit et sous surveillance policière, les militants ont tenté différentes actions. Beaucoup d’entre eux font partie du groupe national de surveillance des arbres (GNSA), créé il y a quatre ans pour lutter contre les coupes rases et différents projets écocidaires. Son fondateur n’est autre que Thomas Brail, lui-même arboriste-grimpeur, qui est devenu par ses actions spectaculaires – grève de la faim et de la soif – le visage le plus médiatique de cette contestation. D’autres arboristes-grimpeurs, surnommés les « écureuils », sont également montés dans les platanes menacés, occupant un double rôle de vigie et de blocage, leur présence dans les branches rendant la coupe impossible.  En parallèle de ces actions radicales, les militants ont aussi eu recours au droit, en s’appuyant sur l’article L.350-3 du code de l’environnement, qui reconnaît « le rôle pour la préservation de la biodiversité » des arbres et interdit l’abattage d’un ou plusieurs arbres, sanctionnant les contrevenants d’une amende de 5ème classe, égale à 1 500€. Mais la justice a finalement autorisé l’abattage des arbres concernés, alors même qu’ils n’étaient pas inclus dans la demande d’abattage dérogatoire du projet d’A69.

Une floraison de résistances

Si les recours juridiques font désormais régulièrement partie des répertoires d’action des militants écologistes en lutte contre des projets destructeurs, les militants contre l’A69 utilisent tous les leviers possibles. A ce titre, cette lutte est d’ailleurs un exemple-type de la combinaison de tous les moyens d’action, des plus institutionnels aux plus spectaculaires. Au-delà du droit, les opposants ont d’abord cherché à interpeller les élus locaux et les parlementaires. Les élus France Insoumise, ainsi que ceux du Parti communiste et d’Europe-Ecologie-Les-Verts, pourtant membres de la majorité régionale de la socialiste Carole Delga qui défend le projet, ont répondu présents. Ces soutiens n’ayant pas été suffisants, plusieurs manifestations ont également été organisées devant le Conseil régional de la région Occitanie, mais sans plus de succès.

Cette lutte est un exemple-type de la combinaison de tous les moyens d’action, des plus institutionnels aux plus spectaculaires.

Constatant que l’Etat et la Région n’entendent pas renoncer à ce projet, les militants ont ensuite élargi leur répertoire d’action à la désobéissance civile, notamment via l’occupation des sites de chantier et des arbres. Fin avril, les opposants locaux ont été rejoints par d’autres militants écologistes de toute la France, durant un week-end d’action des Soulèvements de la Terre, une structure qui fédère différents collectifs, associations et syndicats et organise des actions spectaculaires autour de différentes luttes locales. Organisée peu de temps après la violente répression de la manifestation contre les méga-bassines de Sainte-Soline, cette opération « Ramdam sur le Macadam » s’est voulue pacifique et joyeuse, notamment via l’organisation d’une course de caisses à savon et la construction de petits murs de parpaings sur la nationale actuelle. Une nouvelle édition de cette manifestation est prévue prochainement, les 21 et 22 octobre. Mais là encore, les pouvoirs publics n’ont toujours pas plié. Pour certains militants, la grève de la faim et de la soif sont donc apparues comme les seules possibilités pour interpeller l’opinion publique et forcer le gouvernement et la région à une négociation rapide. Si les travaux ont temporairement été suspendus pour éviter le scandale qu’aurait entraîné le décès de Thomas Brail, rien ne garantit qu’ils ne reprendront pas à brève échéance.

Enfin, les militants ont tenté de parer à l’argument habituel qui leur est opposé, à savoir qu’ils ne font que des critiques stériles et ne proposent pas d’alternative. Un registre auquel a eu recours le président de la Chambre du Commerce et de l’Industrie (CCI) du Tarn, pour qui il n’y a « pas d’alternative raisonnable » au projet d’A69. Or, un projet alternatif, conçu par le paysagiste-urbaniste Karim Lahiani et  porté par le collectif La voie est libre existe bel et bien, et a été présenté à l’Assemblée nationale. Dénommé « Une autre voie », celui-ci permettrait de reprendre les terres déjà expropriées pour en faire une matrice innovante, écologique et créatrice d’emplois. 

Une guerre des imaginaires

S’il prévoit quelques  aménagements routiers pour la RN126 (qui comporte 3 fois plus de points d’entrée que l’autoroute), ce projet fait surtout la part belle aux mobilités douces. Le développement du train est une priorité, à travers la rénovation des gares et la création de cinq nouvelles haltes ferroviaires, ainsi que l’augmentation de la fréquence des trains. Le vélo n’est pas non plus oublié, ce projet prévoyant la création de la première véloroute d’Europe entre Toulouse et Mazamet (87 km). En miroir de la destruction annoncée par l’A69, il est aussi prévu de créer 315 kilomètres d’alignements d’arbres afin de faire face aux canicules à venir et de convertir 250 hectares de terres agricoles à l’agriculture biologique. Cette transition agroécologique permettrait, selon ses promoteurs, d’augmenter de 30 % le nombre d’oiseaux et d’insectes localement et donc de faire face à l’érosion de la biodiversité. Au total, cette « autre voie » devrait coûter environ 100 millions d’euros, dont seulement la moitié viendrait des collectivités locales, le reste étant éligible à des financements nationaux (Plan vélo, France 2030…). Un chiffre bien faible en comparaison des 450 millions d’euros que coûtera l’A69.

Au-delà d’une bataille entre le béton et les arbres, il s’agit d’une lutte entre les porteurs d’un statu quo mortifère basé sur un alliage pétrole-technique et les défenseurs du vivant.

Ainsi, le projet de l’autoroute A69, comme la plupart des projets routiers et autoroutiers aujourd’hui envisagés, apparaît finalement comme symptomatique d’un rapport de force et d’une bataille idéologique opposant des visions du monde profondément différentes. Au-delà d’une bataille entre le béton et les arbres, il s’agit d’une lutte entre les porteurs d’un statu quo mortifère basé sur un alliage pétrole-technique et les défenseurs du vivant. Dans ce point de bascule – tant en matière de dérèglement climatique que de disparition de la biodiversité – que sont les années 2020, de nombreuses voix s’élèvent pour revendiquer et mettre en œuvre l’imaginaire d’un avenir désirable. Autant de voix qui refusent de poursuivre l’asservissement de la nature et de l’être humain au marché et à la rentabilité, et qui réclament urgemment, une vraie bifurcation écologique.