Covid-19, temps de guerre contre les grands précaires

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

Des centaines milliers de précaires abandonnés face au coronavirus et dans la misère grandissante, l’impréparation d’un État face à la pandémie de pauvreté qui arrive, des actes de harcèlement et de violences des forces de l’ordre qui se multiplient, des migrants confinés dans des camps insalubres dont ils sont inlassablement expulsés. Et si dans un pays où le chef de l’État vient de promettre d’aider “les plus fragiles et les plus démunis”, la crise du Covid-19 était en fait devenue l’opportunité d’un temps de “guerre” contre les grands précaires ?


Après un discours du 16 mars 2020 moralisateur et martial marqué par son fameux « nous sommes en guerre », Emmanuel Macron a adopté un ton beaucoup plus satiné pour son allocution du 13 avril 2020. Comme pour les services publics, cette « première ligne » dont il semble avoir découvert l’utilité, le Président de la République a également appris aux Français que « pour les plus fragiles et les plus démunis, ces semaines sont aussi très difficiles. »

Comme pour l’hôpital public en surchauffe depuis des années qui a enfin bénéficié de moyens supplémentaires, on s’attendrait donc à voir des renforts arriver pour les plus pauvres qui vivent dans la rue, sous des tentes ou dans des hébergements d’urgence. Pourtant, alors que la crise sanitaire frappait, le secteur médico-social a été contraint par l’impréparation de l’État à la fermeture de nombreux points de contact et services répondant aux besoins les plus nécessaires et urgents des grands précaires. Là aussi, les conséquences de la logique comptable et de la baisse constante des moyens financiers se dévoilent.

Paradoxalement, la « guerre » déclarée par le Président de la République au coronavirus, se traduit depuis plusieurs semaines par une aggravation de la situation des plus pauvres qui sont plus que jamais privés de la possibilité de se défendre contre la maladie. Et c’est finalement en observant les violences exacerbées qui leur sont faites que l’on découvre le véritable champ de bataille. Il se trouve dans les rues désertées, et de plus en plus, dans les zones périphériques et les no man’s land où les matraques et les gaz lacrymos des forces de l’ordre peuvent se libérer plus discrètement.

Alors que le confinement des Français rend notre société aveugle, celles et ceux que l’on ne regarde pas habituellement sont plus que jamais dans les angles morts du regard social parfois protecteur. La crise du COVID-19 deviendrait-elle un temps de guerre contre les grands précaires ?

Confinés dehors, des êtres humains assignés à l’indignité

Durant la première quinzaine d’avril, on accompagne à plusieurs reprises des bénévoles d’associations et collectifs qui effectuent des maraudes, formes de déambulations solidaires aux travers desquelles on va vers les personnes sans abri pour leur offrir un contact humain, une écoute et souvent, une aide matérielle. Dans les rues semi-désertées du nord-est de Paris, on rencontre des personnes, on entend leurs parcours de vies (plus souvent, de survie) et on découvre une réalité sociale qui n’a rien de nouveau mais que la crise du COVID-19 rend plus visible encore : le voile de la foule s’est dissipé pour laisser la rue à ceux qui continuent à l’occuper, parce qu’ils l’habitent, à défaut de pouvoir se loger autrement ; plus visibles que jamais et pourtant, toujours invisibles au regard de la dignité humaine.

On trouve des femmes et des hommes allongés sur des matelas décharnés ou sur le béton, marchant le corps courbaturé et endolori par les coins de bétons qui les accueillent, ou bien assis le regard fixe et dans un lointain inaccessible, parcourant peut-être leurs histoires et leurs drames. La crise sanitaire actuelle ayant obligé bon nombre d’associations à la fermeture de leurs points de contacts au moins dans un premier temps, ces gens ont perdu une part de leurs rares repères en même temps que des lieux d’accès aux biens et services de première nécessité. Souvent dépourvus d’accès à un téléphone (dont le vol est courant) et à une information chaotique, ils ne savent plus vraiment où aller et leur suivi dans le temps devient presque impossible. Des associations comme Emmaüs Connect travaillent à attribuer des smartphones aux sans-abris mais la démarche est compliquée et lente pour ces personnes qui vivent au jour le jour.

 

Maraude SC
Photo antérieure à la crise. Pour le Secours Catholique, les maraudes sont d’abord l’occasion d’échanges humains pour des personnes qui sont isolées. ©Secours Catholique

La mendicité est devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Il y a ceux qui vivent seuls comme Pierre (les prénoms ont été changés), place du Colonel Fabien, arrivé à Paris après avoir vadrouillé dans le Nord de la France et qui se trouve coincé dans la rue avec ses caddies et valises qui sont ses derniers bien et en même temps son boulet : les bagageries sont très largement fermées, et il ne peut plus y déposer ses biens et prendre le temps d’aller prendre une douche ou bien un repas chaud à l’un des quelques points de distribution qui ont rouvert, de peur qu’on lui vole ses dernières affaires. Pris dans ce dilemme, il vit en grignotant ce que lui permet une mendicité devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Comme beaucoup, et malgré l’action des bénévoles, des centaines de milliers de personnes sont confinées dehors et assignées à l’indignité sous toutes ses formes.

On trouve également de petits groupes, comme sous le pont aérien du côté de la Place Stalingrad, où Amadou sort de la petite tente Quechua où il dort au moins avec deux autres personnes : « On est heureux de vous voir, ça fait plaisir ! Des documents sur la maladie ? Si tu m’en donnes, je peux partager avec les autres, moi je connais tout le monde et tout le monde me connait (rires). » Lui et ses compagnons d’infortune ont faim et quand les bénévoles du Secours Catholique leur ramènent à manger, ils se mettent à partager joyeusement le pain, les sardines, l’eau et les blancs de poulets, entre eux mais aussi avec d’autres personnes qui passent à proximité du petit campement. Une femme fait partie du groupe, mais les bénévoles présents, qui sont tous des hommes, hésitent à aller discuter avec elle de protections hygiéniques : « D’abord, les serviettes, c’est un sujet délicat à aborder pour une femme face à des mecs. Et puis, ajoute Clément, on craint de créer d’éventuelles tensions dans le groupe en abordant le sujet, et de générer des violences. C’est compliqué, il faudrait vraiment faire des équipes mixtes. »

Maraude Migrants Solidarité Wilson
Le long des canaux à Paris. Depuis le début de la crise sanitaire, les volontaires engagés dans les maraudes portent masques et gants pour respecter les gestes barrières. ©Collectif Solidarité Migrants Wilson

Dans toutes les associations rencontrées, on souligne et se réjouit de l’élan de solidarité apparu avec l’afflux massif de nouveaux volontaires, souvent des jeunes et des actifs qui n’avaient pas le temps et pallient l’impossibilité des plus âgés de se rendre sur le terrain en raison de la pandémie. « On a dû repenser notre action et on a pu sensibiliser des personnes de tous milieux de manière inédite, raconte Solène Mahe qui s’occupe de la mobilisation des bénévoles au Secours Catholique. On espère que ces nouvelles solidarités seront durables dans le temps. ».

« Pour eux, le Coronavirus est une maladie de riche »

Partout, ces personnes sont dans l’attente d’un logement depuis quelques semaines, plusieurs mois ou, plus souvent, plusieurs années et elles sont bien conscientes que l’offre d’hébergements d’urgence est plus saturée que jamais : « Vous dites que vous allez voir pour m’avoir un logement, mais moi, ça fait vingt ans qu’on me dit ça, vingt ans ! Comment voulez-vous que j’y crois encore ? J’ai plus confiance en rien, moi ! » se révolte Mohammed, 70 ans, assis du côté de la rue de Belleville et tout juste sorti d’une longue hospitalisation pour des problèmes cardiaques.

Les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer.

Parfois la bonne santé est leur dernière richesse, mais les soucis sanitaires viennent bien souvent empirer des problématiques sociales qui elles-mêmes empêchent l’accès aux soins. Dans l’immense catalogue des dommages physiques, on trouve des dents et des peaux rongées par le manque de soins, les maladies graves non prises en charges pour des raisons diverses, parfois aussi, les bouffées de cracks et les lésions de seringues, et des situations de manque extrêmement nombreuses et douloureuses. Il faut dire que l’économie souterraine sous toutes ses formes, notamment le trafic de drogue, est aussi paralysée que l’économie légale.

Du côté de Guillaume et Cindy, qui sont en couple, la jeune femme témoigne de ses problèmes : « Il y a quinze jours, on m’a retiré un staphylocoque doré, mais là j’ai un abcès dentaire qui me fait très mal. Et puis j’ai une infection urinaire, j’ai peur que ça remonte dans les reins… Il y a des types violents dans la rue. J’ai mal et j’ai peur. » Les bénévoles l’incitent fortement à aller à l’hôpital mais le couple a trop peur d’être séparé, et les premiers n’insistent pas beaucoup plus et feront un signalement à Médecins du Monde : tout couple qui vit ou a vécu une séparation involontaire en comprend le drame, alors comment ne pas entendre que les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer ?

Boubacar, bénévole au Secours Catholique
Bénévole expérimenté au Secours Catholique, Boubacar encadre les nouveaux volontaires et les forme à “l’aller vers” qui facilite l’échange avec les personnes isolées. ©Gaël Kerbaol / Secours Catholique-Caritas France

Mais alors, quid du COVID-19 ? Les bénévoles des diverses associations engagées sur le terrain savent bien que la documentation qu’ils distribuent sur la maladie est inopérante : comment des personnes qui n’ont pas les moyens de prendre soin d’elles en temps normal le pourraient davantage aujourd’hui ? « Ils savent et voient ce que c’est, explique Boubacar, bénévole au Secours Catholique, mais pour eux, le Coronavirus c’est une maladie de riche, et surtout un manque à gagner parce qu’ils vivaient de la mendicité dans des rues maintenant désertées. »

Devant un petit supermarché, un vigile empêche un sans-abri d’entrer dans l’établissement : Gregor est pieds nus, enveloppé dans un sac de couchage lui-même couvert d’excréments.

Après le coronavirus, la pandémie de grande pauvreté

Si les situations de précarité sont à ce point dramatiques à ce jour, c’est bien moins du fait de la pandémie qui n’est qu’un nouveau révélateur de leur extrémité, qu’en raison des sérieux manquements de l’État. Amélie Gilbert, animatrice de réseaux au sein du Secours Catholique, nous dresse un portrait du champ du social et de la grande précarité en France, c’est-à-dire quinze années de politiques désastreuses pour les grands précaires.

« Après la Seconde guerre mondiale et depuis, nous explique-t-elle, la grande exclusion a longtemps été pensée comme un problème marginal, une anomalie à régler avec des solutions de réintégration à ce qui est envisagé comme la norme. Mais dans les dernières décennies, nous avons non seulement assisté à la massification de la grande précarité du fait des chocs économiques et migratoires, mais à une évolution des publics et formes d’exclusion avec davantage de jeunes, de travailleurs pauvres et de migrants. »

Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’enjeu du logement (et de sa crise) est devenu l’un des principaux dénominateurs communs et thermomètre de la grande précarité en France. Si les statistiques sont compliquées à comparer dans le temps, car l’INSEE a cessé de compter le nombre de personnes vivant à la rue au début des années 2000 (elles étaient environ 130 000), des structures de la société civile comme la Fondation Abbé Pierre nous permettent tout de même un suivi dans le temps grâce à un rapport annuel. Pour ne compter que les plus fragilisés, sur les 902 000 personnes privées de logement personnel en France début 2020, 143 000 « sans-domiciles » dormaient dans la rue et 91 000 dans des habitats de fortune. En somme, les statistiques racontent à quel point les Pierre, les Guillaume, les Cindy, les Amadou et les Mohammed sont toujours plus nombreux.

Statistiques Abbé Pierre
Les chiffres du mal-logement. Issu du rapport sur l’état du mal-logement en France 2020, de la Fondation Abbé Pierre. ©Fondation Abbé Pierre

On se trouve bien loin des promesses de Nicolas Sarkozy qui promettait en 2006 « zéro SDF en deux ans » ou même des intentions d’Emmanuel Macron qui déclarait le 27 juillet 2017, lors d’un discours sur sa politique en matière d’accueil des demandeurs d’asile : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus d’ici la fin de l’année avoir des femmes et des hommes dans les rues. » On comprendra que déjà martial, le discours n’en était pas moins déjà inopérant, voire contraire dans les faits.

« Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies et sachons nous réinventer, moi le premier, déclarait Emmanuel Macron le 13 avril 2020. » Avec la crise économique qui arrive et des répercussions humanitaires à l’échelle mondiale, les associations du secteur de la solidarité se préparent mentalement à une pandémie de pauvreté. Lors de la crise de 2008, le gouvernement Fillon avait renfloué les banques, préservé la spéculation financière et laisser fleurir la pauvreté. Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’impréparation sociale de l’État face aux chocs de misère

Force est de constater que pour l’instant, il ne l’a pas été jusqu’à présent. Ni Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, ni Christelle Dubos (la secrétaire d’État concernée) n’ont fait d’autres annonces que la création d’une plateforme destinée à recruter davantage de bénévoles sur le terrain : une solution numérique plus communicationnelle qu’opérationnelle, très peu coûteuse, très Startup Nation en somme (comme quoi la réinvention a ses limites). Et l’on ne connaît toujours pas le détail de « l’aide supplémentaire pour les plus démunis » évoquée par Emmanuel Macron, ni celui sur les moyens de la faire parvenir à celles et ceux qui n’ont même pas de boîte postale pour la recevoir.

« Face à cette situation qui ne cesse de s’aggraver, les moyens mis en place par l’État sont nettement insuffisants, explique à nouveau Amélie Gilbert. On ne rattrape pas quinze années de politiques sociales désastreuses en quatre semaines. Or, comme pour les retards calamiteux dans l’arrivée de masques, de gants et de matériels de santé, l’impréparation de l’État en matière sociale va nous tomber dessus, et c’est cette impréparation qui coûtera à la société, bien plus que le Covid-19 en lui-même. La capacité des pouvoirs publics est d’autant plus incertaine qu’on est à l’aube d’une crise humanitaire à l’échelle mondiale. » Ce qui est certain en revanche, c’est que la crise sanitaire vient révéler des contradictions anciennes et grandissantes entre les visions de société des associations et celles de l’État.

Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel.

En effet, les associations qui ont dû prendre le relais des acteurs publics en matière de travail social sont confrontées depuis des années à une raréfaction des ressources financières qui non seulement brident la liberté et la vision des projets associatifs mais les mettent en concurrence : il s’agit avant tout de répondre à des appels à projets. « Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel au détriment des actions de plaidoyer et de défense des droits. »

Le travail de sape des services publics opéré depuis une quinzaine d’années, et accéléré depuis le début du quinquennat Macron, sature l’ensemble des dispositifs sociaux et sanitaires et créé des effets pervers : par exemple, le secteur de l’urgence sociale a été fortement impacté par la baisse des moyens de la psychiatrie et la suppression de nombreux lits, conduisant de nombreux patients directement dans la rue avec des conséquences individuelles et collectives dramatiques. On n’est ainsi pas surpris de trouver dans les rues parisiennes des personnes comme Ahmed, Andrea ou Claire, plus ou moins conscientes de leurs problèmes psychiatriques, souvent en rupture de parcours de soins et de suivi social.

« Bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger »

Alors que dans la crise du COVID-19 le chef du gouvernement appelle à se réinventer, l’État qui a recentralisé les dispositifs de l’action sociale et attribue les hébergements d’urgence via le SIAO (Service intégré d’accueil et d’orientation), continue à inscrire son action dans des logiques court-termistes, dépensant des sommes colossales dans des nuitées hôtelières plutôt que d’investir dans la création de solutions de logement durables et financièrement durables. Les familles qui ont la chance de pouvoir être logées le sont dans de minuscules chambres d’hôtel aux propriétaires souvent peu consciencieux (on pourrait aussi bien parler de marchands de sommeil conventionnés), où l’on s’entasse parfois trois ou quatre personnes dans 10m². Et parce que sont logées en priorité les personnes atteintes de pathologies lourdes, l’État les place donc dans une situation de confinement extrême, où l’impossible respect des gestes barrière et de la distanciation sociale est de fait, génératrice de nids épidémiques propice à une propagation extrêmement mortifère du coronavirus. Les cas d’hospitalisations urgentes ne cessent de se multiplier pour ces personnes déjà affaiblies.

A quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire.

Cette incompétence criminelle de l’État se double d’actes de violence beaucoup plus intentionnels. Clément, bénévole au Secours Catholique, évoque l’une de ces scènes dont il a été témoin : « Au milieu de la Place du Colonel Fabien désertée, alors les joggeurs font leur footing tranquillement de fin de journée, trois SDF se tiennent assis sur des bancs, médusés et à distance les uns des autres. Et bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger, leur ordonnant d’évacuer la zone même s’ils n’ont pas de chez eux où aller… » Boubacar, volontaire dans la même association, témoigne quant à lui de nombreux actes de délits de faciès : « C’était le long du canal de l’Ourcq dans l’après-midi, il y avait de nombreux promeneurs. J’ai vu les policiers se diriger systématiquement et à plusieurs reprises vers des hommes jeunes à la peau noire. » Ilham et Simone, couple serbo-égyptien à la rue et séparé de ses quatre enfants, évoquent tristement « le racisme de la police, de certains passants et aussi de quelques autres SDF qui croient que les étrangers sont mieux lotis que les Français… »

Maraude à vélo
Avec l’expulsion et la dispersion des campements de sans-abris, les volontaires comme ceux du collectif Solidarité Migrants Wilson se sont lancés dans des maraudes à vélo. ©Solidarité Migrants Wilson

Sans doute est-ce là la partie la plus visible et le signal faible d’actions de violence plus physiquement brutales qui se déroulent à l’abri du regard social, confiné et plus éloigné que jamais des angles morts médiatiques et des zones périphériques. C’est là même, à quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire, que l’on trouve celles et ceux qui sont en première ligne de la répression : les migrants et plus particulièrement, les sans-papiers. Pour eux, le quinquennat Macron a commencé avec les circulaires des 4 et 12 décembre 2017 qui donnaient aux forces de l’ordre le pouvoir d’aller contrôler les personnes hébergées dans des foyers de migrants. Alors que ces personnes sans-papiers se trouvaient déjà exclues par la loi du marché du travail, (paradoxe d’un pays où travailler permet d’être régularisé mais où l’on a pas le droit de travailler si on n’est pas régularisé), voilà qu’elles se trouvaient mises hors du circuit de l’hébergement sous le poids de la menace d’expulsion, les confinant plus que jamais hors du circuit légal de la société.

« C’est toujours la colonisation, partout la colonisation, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. »

Dès lors, et puisque le gouvernement n’avait prévu aucune alternative, comment s’étonner d’avoir vu fleurir des champs de tentes vétustes, là où les sans-papiers n’avaient pas encore été chassés. Clément et Silvana sont membres du collectif Solidarité Migrants Wilson créé en 2016 à Saint-Denis, qui apporte de l’aide aux migrants sous formes de repas et parfois d’autres biens de première nécessité : « On fait ce que l’État ne fait pas, tout en réclamant à l’État de prendre ses responsabilités, nous explique la première. »

Distribution Solidarité Migrants Wilson
Chaque semaine, des centaines de migrants se rendent aux distributions alimentaires de repas chauds organisées par le collectif Solidarité Migrants Wilson. ©Solidarité Migrants Wilson

Silvana nous raconte l’histoire de la multiplication des camps et des expulsions dans le nord de Paris et des banlieues limitrophes entre Saint-Denis, la « colline du crack » située Porte de la Chapelle ou encore Porte d’Aubervilliers à Paris. Cette violence n’a rien de nouveau : « Un mois avant le confinement, la police a cassé le pieds d’un homme sans-abri en détruisant un camp porte de Saint-Ouen », rappelle la bénévole. Mais elle se poursuit largement en période de confinement, avec matraques et gaz. « Ça n’a pas changé depuis mais avant même le COVID, on avait des soupçons de cas de tuberculoses et de maladies graves, mais avec la peur des migrants d’aller dans les hôpitaux du fait de la violence contre eux, leur accès au soin a toujours été empêché. » Face à la crise du COVID-19, l’État n’a donc pas renforcé autre chose que son action de répression policière, contre les sans-abris et les migrants qu’il continue à expulser de manière musclée, mais aussi contre les bénévoles qui sont verbalisés au moindre prétexte. Une manière pour le gouvernement de valoriser les actions de solidarité ?

Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées.

Dans la même zone, raconte Clément, « la police est venue lacérer des tentes que les migrants ont installé sous les ponts, le long du canal et elle a jeté leurs affaires personnelles. […] De nombreux points d’eau ont été fermés, et il y a maintenant des migrants qui boivent l’eau du canal, tombent gravement malades et font même des septicémies. En 2020, en France. » D’après Clément et d’autres, les migrants et sans abris sont peu à peu repoussés de commune en commune par la police vers l’ouest et plus précisément le Bois de Boulogne où se forme actuellement « une nouvelle jungle. »

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

En parlant de « jungle », on retrouve à Calais une bénévole de Human Rights Observers (HRO), association qui observe et documente les violations de droits humains en lien avec Utopia 56. « La situation est tout aussi absurde qu’il y a quelques années, nous explique Louise (son prénom a été changé), mais le confinement et le coronavirus sont un bon terreau pour les discriminations et les violences policières. Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées (par délits de faciès) ce qui créé un empêchement d’accès aux supermarchés, qui eux-mêmes bloquent des migrants aux portes, et d’accès aux soins, pour des personnes parfois atteintes de pathologies lourdes et qui ne peuvent plus aller voir leurs soignants. »

Campement à Calais
A Calais, la communauté érythréenne vit dans les conditions inhumaines de “la Jungle” où elle vit comme des milliers d’autres personnes. ©La communauté des réfugiés érythréens de Calais

Depuis le début du confinement, HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement plusieurs personnes et groupes, dont la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais, qui a récemment adressé un courrier au Préfet. Elle y dénonce notamment les actes de violence de « la compagnie 8 » qui se sont multipliés depuis mars. « On relève une expulsion sur zone toutes les 48 heures, raconte Louise, effectuées sur Calais-Grande-Synthe par les gendarmes qui demandent aux personnes de déplacer leurs tentes de quelques mètres, en leur confisquant parfois des biens. Puis après avoir regardé les migrants se déplacer pendant une heure, ils leur demandent de recommencer, et ainsi de suite. » Depuis fin mars et rien que pour Calais-Grande Synthe, HRO a effectué cinq saisines IGPN, cinq saisies auprès du Défenseur des Droits et autant de plaintes au procureur sur des cas de ce genre.

Lettre communauté érythréenne
L’association HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais dans la rédaction de sa lettre ouverte au Préfet, dénonçant diverses actions des forces de l’ordre. © Lettre ouverte de la communauté Erythréenne de la Jungle de Calais

A une distribution alimentaire à Paris organisée par Les Restos du Cœur et le Collectif Solidarité Wilson, parmi les quelques 200 personnes présentes, on rencontre Hussein arrivé très récemment de Somalie après être passé par la Suisse et l’Allemagne. Il nous raconte qu’après un accident grave, quelques années auparavant, sa mâchoire et nombre de ses os ont été remplacés par des broches et pièces de métal. « J’ai peur, nous dit-il en anglais, je ne connais personne, je ne suis pas quelqu’un de fort et si on m’agresse, je ne pourrai pas me défendre. J’ai juste besoin de quelque part où dormir et de quelques soins aux dents. […] Le coronavirus, je crois que c’est une arme de guerre politique et biologique. […] Cette guerre, c’est toujours la colonisation, partout la colonisation des pays entre eux, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. » Et lui dans tout ça ? « Moi…? Je n’ai pas de grandes aspirations. Je veux juste vivre. »

Un monde d’après sans les grands précaires ?

Partout et comme pour d’autres enjeux, on se rend compte que le sort des personnes à la rue, françaises ou migrantes, dépend largement de choix politiques : « Là on a réussi à faire réquisitionner par les préfectures des chambres d’hôtel de manière inédite, raconte Solène Mahe, l’État a trouvé les moyens, alors comment se fait-il qu’il ne les trouve pas habituellement pendant les périodes hivernales ? »

Pour un monde d’après qui refuserait le grand abandon des pauvres, la cadre du Secours Catholique évoque des solutions défendues par de nombreuses associations et universitaires depuis des années : développement de bureaux uniques d’accompagnement, d’un revenu universel minimum, ou encore du système du cash for work. Ce système qui consiste à accompagner humainement les grands précaires tout en finançant leurs projets de vie a déjà été expérimenté par des associations en Asie, avec succès.

Penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes.

Lors de son discours du 13 avril 2020, Emmanuel Macron a esquissé comme la vague promesse de projeter la France vers un monde d’après (pas forcément le même que celui de Solène Mahe) où l’on « retrouve le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience ». Tout ce que son gouvernement et sa majorité ont combattu ces dernières années, le Président de la République promet à présent de l’utiliser pour se réinventer.

Tout comme la « guerre » et sa symbolique historique, « l’après » semble être devenu pour Emmanuel Macron, une idée utile : un moyen de fuir le présent où se trouvent concentrés tous ses échecs et toutes ses contradictions, et ainsi de faire table rase de son passé. Mais même dans le fol espoir de se reforger une popularité, peut-on se revendiquer d’un avenir meilleur tout en écrasant le monde présent et le(s) vivant(s) qui le peuplent ?

Durant ces dernières semaines de confinement, on a partout lu et vu rejaillir des idées sur tous les sujets et des projets à tous les niveaux, pour faire cap sur le monde d’après. Si penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes, alors on pourra juger de la sincérité des propositions politiques, dans leur capacité à prendre en compte le bien-être des vivants à long-terme et sans en oublier aucun, surtout pas ceux qui ont été les grands oubliés jusqu’à présent.

Car même dans la misère, même pourchassés jusqu’aux frontières du monde, même dans la guerre qui leur est faite, Pierre, Amadou, Guillaume, Cindy, Hussein et tous les êtres qui s’expriment dans cet articles sont bel et bien vivants.