Brader la culture pour soutenir les hôpitaux ? La vente du mobilier national est un faux choix

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Brigitte_Macron_and_Emmanuel_Macron_-_November_2018_(1541931666)_(cropped).jpg
Brigitte Macron et Emmanuel Macron en 2018

Le mobilier national, un service du ministère de la Culture, a annoncé jeudi une vente aux enchères exceptionnelle de meubles de sa collection afin de « contribuer à l’effort de la Nation pour soutenir les hôpitaux ». Il s’agit d’une partie de ses collections qui sera cédée lors des Journées du Patrimoine, les 20 et 21 septembre, dont tous les bénéfices seront reversés à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France, présidée par Brigitte Macron.


Selon le Figaro, une commission composée de conservateurs est en train de formuler une liste d’une centaine d’objets, majoritairement des meubles Louis-Philippe et du XIXe siècle, dont Hervé Lemoine, directeur du Mobilier, assure qu’ils n’auront « ni valeur patrimoniale, ni valeur d’usage ». En plus, dit-il cette liste sera établie à l’unanimité des conservateurs, afin d’éviter le procès en «dilapidation des bijoux de famille».

Jusque-là, le Mobilier national, dont les origines remontent au Garde-Meuble de la Couronne, fondée au XVIIe siècle par Colbert, ministre de Louis XIV, vendait régulièrement quelques objets déclassés, sans en faire de grande publicité. Cette fois-ci, il s’agit d’un coup de comm’ qui devrait inquiéter tous les amateurs de la culture. En effet, si cette vente a lieu, elle pourrait faire jurisprudence non seulement pour la vente d’autres éléments du patrimoine et donc conduire à un morcellement progressif des collections publiques et la privatisation du monde culturel au nom de la solidarité nationale, mais aussi entraîner des détournements de biens publics ou une prise illégale d’intérêts.

L’inaliénabilité des collections publiques

Alors qu’outre leur appartenance à un style et une époque, les objets destinés à la vente n’ont pas été précisés, les collections nationales sont en théorie « inaliénables, insaisissables et imprescriptibles », comme le précise même le site du ministère de la Culture. Cet inaliénabilité des biens de l’État, une «personne publique» juridiquement parlant, remonte à l’Édit de Moulin de 1566 qui prévoyait l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine de la couronne. Jugée comme la loi fondamentale du Royaume, elle était prononcée lors du serment du sacre et avait pour but de protéger les biens de la couronne contre les ventes excessives du pouvoir royal. Un roi ne pouvait pas, par exemple, vendre son héritage pour payer les dettes du Royaume. La métaphore de M. Lemoine quant à la dilapidation des bijoux de famille est donc d’une grande justesse historique. Mais cette règle était violée lorsque les biens étaient aliénés pour nécessité de guerre, comme ce fut le cas pour le célèbre mobilier d’argent de Louis XIV, fondu pour payer la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La Révolution a donc conduit à son abrogation ; les biens de la Nation ont ainsi pu être aliénés lorsque le Royaume est devenu la Nation. Mais le principe d’inaliénabilité a connu une résurgence au XIXe siècle, notamment sous la plume de Pierre-Joseph Proudhon, qui estime que la personne publique n’est pas propriétaire du domaine public, mais simplement gardienne. Elle ne peut donc pas vendre ces biens.[1] 

Plus d’un siècle et demi plus tard, dans son rapport de février 2008, l’ancien directeur de cabinet du ministre des Affaires culturelles, Jacques Rigaud, fait écho à Proudhon en rappelant que l’État ne  devrait être considéré comme collectionneur, mais qu’au contraire il doit gérer et préserver le patrimoine légué par les générations précédentes pour les générations futures. Il n’est que le dépositaire de ce patrimoine qu’il doit transmettre intact et enrichi aux générations qui suivent. C’est une idée importante qui constitue la toile de fond de la notion même de patrimoine depuis la Révolution : les biens de la Nation, «trésors nationaux» et «monuments historiques» appartiennent à tous les citoyens.

Il existe pourtant une procédure de déclassement des objets des collections nationales et biens classés mise en place par la loi Musées de France du 4 janvier 2002. Le texte soumet la possibilité de déclassement d’objets des collections d’un musée de France à l’autorisation d’une commission scientifique dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret et exclut de cette possibilité les objets provenant de dons et de legs, ainsi que ceux acquis avec l’aide de l’État. Dans le rapport susmentionné de M. Rigaud, ce dernier regrette pourtant que les dispositions de cette loi “n’ont […] fait l’objet jusqu’ici d’aucune application pratique”.[2]

Les déclassements exceptionnels et stratégiques

L’histoire nous indique que la récente possibilité de déclasser et donc d’aliéner des objets de collections publiques a surtout servi d’outil diplomatique. Par exemple, l’année où la loi est entrée en vigueur, l’État a finalement répondu aux demandes de l’Afrique du Sud de restituer la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, une femme khoïsan réduite en esclavage et exhibée en Europe pour son large postérieur où elle était surnommée « Vénus hottentote ». Les demandes de restitution de cette dépouille remontent aux années 1940 et ont fait l’objet d’une demande personnelle de Nelson Mandela en 1994. Avant 2002, les autorités du monde scientifique français avaient refusé ces demandes au nom de l’inaliénabilité du patrimoine de l’État. 

Ce n’est pourtant qu’en octobre 2009 que la première «véritable» procédure de déclassement fut déclenchée. À cette occasion, le Louvre a déclassé par obligation cinq fragments des fresques d’un tombeau égyptien datant de la VIIIe dynastie. Dispersés en 1922, le Louvre revendique les avoir « acquis de bonne foi ». Après la révélation de leur sortie illégale du territoire égyptien, l’Égypte avait fait pression sur le musée, promettant de suspendre toute collaboration archéologique avec le Louvre en attendant la restitution de ces pièces « volées ».

Une représentation de Saartjie Baartman, surnommée “Vénus hottentote,” sur une estampe intitulée ‘Les Curieux en extase ou les Cordons de souliers,’ 1815, gravure à l’eau-forte, coloriée; 18,4 x 27 cm, © BNF, Paris / DR

Depuis ce « premier » déclassement et cette restitution, la procédure continue à s’appliquer, surtout aux œuvres dont la provenance s’avère douteuse, notamment sur le plan moral – comme cela a été le cas pour les têtes Maori du Musée de Rouen puis du Musée du Quai Branly, déclassées et restituées aux descendants maoris de la Nouvelle Zélande.[3]  Plus récemment, Emmanuel Macron a proposé la restitution des œuvres africaines aux anciennes colonies françaises, une promesse nébuleuse, aux arrière-goûts stratégiques sur un plan géopolitique et qui a quand même réussi à susciter la colère des professionnels des musées pour la transgression qu’elle représente de l’inaliénabilité des collections publiques.

Donc, bien que l’inaliénabilité des collections publiques ne soit pas inébranlable, celle-ci est, au mieux, une manière d’assurer la fonction de service public des musées et au pire, elle fait office de dernier rempart contre les demandes légitimes de restitution de biens pillés d’anciennes colonies françaises. 

Vendre la culture pour payer les dettes publiques

Dans leur rapport très controversé, Valoriser le patrimoine culturel de la France, les économistes Françoise Benhamou et David Thesmar évoquent le « danger de malthusianisme dans la gestion des collections nationales ». Ils ajoutent que « dans un contexte de finances publiques très contraintes, les collections nationales ont du mal à s’étoffer, car les financements pour acquérir de nouvelles œuvres, pour compléter, mettre en cohérence ou enrichir certaines collections, font défaut ».[4] Alors que leur argument vise à ce que les lois concernant l’inaliénabilité des collections s’assouplissent davantage, ils sont on ne peut plus clair quant à la destination des éventuels fonds accrus par la vente des objets : « Le revenu de la vente devrait exclusivement être affecté à des acquisitions nouvelles».[5] 

L’un des moyens défendus par Benhamou et Thesmar pour «valoriser le patrimoine» est l’adoption d’un processus tel que le deaccessioning à l’américaine. Cette pratique permet à un musée d’art américain de céder un objet qu’il possède à une autre institution. Les objets peuvent être vendus ou échangés, mais le deaccessioning permet aussi à un musée de se débarrasser d’un objet en raison de son mauvais état. La procédure est encadrée par l’Association of Art Museum Directors (AAMD) qui contraint les établissements membres à obéir à des règles strictes. Par exemple, la ville de Detroit, en faillite avec un dette de plus de $18 millards, envisageait en 2013 de vendre un partie des collections du musée municipal Detroit Institute of Art, sur proposition d’un fonds d’investissement pour $3 milliards. Cette vente a été freinée à la dernière minute, en partie grâce au AAMD, qui dans une lettre ouverte adressée à Rick Snyder, gouverneur de l’état du Michigan, a menacé de retirer l’accréditation du musée, ajoutant :

«Une telle vente – même contre la volonté du personnel et de la direction du musée – ne serait pas en conformité avec les principes professionnels acceptés dans ce pays. Si une telle démarche s’effectue, ce serait une violation des lignes directrices d’administration des collections définies dans les Pratiques Professionnelles des Musées d’art de l’AAMD. Ce serait, par ailleurs, représenter une rupture de responsabilité de la ville de Detroit d’entretenir et protéger une ressource culturelle inestimable qui lui a été confiée pour le bénéfice du public ».

La collection fut épargnée, mais la ville a dû céder la gestion du musée à un organisme privé à but non lucratif, qui a privatisé la gestion de la collection municipale et a restreint davantage le budget du musée. 

Des parallèles inquiétants

Tandis que la situation de la vente exceptionnelle d’objets de la collection du Mobilier national ne reflète pas encore la gravité de la situation à laquelle a été confrontée la ville de Detroit, elle laisse poindre certains parallèles qui indiquent un précédent potentiel inquiétant pour le futur des collections françaises. 

D’abord, comme à Detroit, la vente d’une partie de la collection est proposée pour combler un déficit budgétaire longtemps présenté par les pouvoirs publics comme la faute des dépenses publiques irresponsables car trop généreuses. Dans la ville américaine où est né le fordisme, ce sont les retraites payées à une population vieillissante d’anciens syndicalistes et servants publiques qui sont devenues la cible de Wall Street. Ces derniers ont encouragé les pouvoirs locaux à accepter des prestations aux conditions abusives, réclamant la privatisation des écoles, des transports et même des services de traitement de l’eau.

Le site du Mobilier national dans le 13e arrondissement de Paris © Roberto Casati.

En France, bien avant que nous ayons été submergés par la crise actuelle du Covid-19, les hôpitaux publics ont été déjà systématiquement affaiblis, devenus objets d’une conquête financière d’une grande ampleur. L’introduction en 2004 de la tarification à l’activité (T2A) pour aider à financer le système de santé qui représentait désormais 10% du produit intérieur brut (PIB) alors qu’il en représentait seulement 6% trente ans plus tôt, a eu pour effet la mise en concurrence des hôpitaux publics et des cliniques commerciales. Incités à gagner des parts de marché en augmentant l’activité financièrement rentable plutôt qu’en répondant à des besoins, les établissements ont dû réduire les coûts de production, à la fois augmenter les séjours et réduire leur durée, fermer des lits (70 000 en dix ans) et contenir la masse salariale, bloquer les salaires et comprimer les effectifs. 

La toile de contradictions qu’a tissée cette conception néolibérale de la santé a réduit l’hôpital public à une chaîne de production, créé des déserts médicaux dans les territoires ruraux et en ville, et  a permis la résurgence de maladies chroniques. Tandis que le nombre des passages aux urgences a explosé, nous avons observé le retour des épidémies infectieuses malgré plusieurs alertes ces dernières années, à l’instar de la crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019.  

Un conflit d’intérêts

Maintenant que la catastrophe annoncée du Covid-19 est arrivée, le système de santé mis en danger par l’austérité est davantage estropié. Dans ce contexte, la vente des meubles du Mobilier national est présentée comme un secours, une sacrifice charitable sinon un mal nécessaire. La culture joue son rôle dans l’effort de la « Guerre » qu’Emmanuel Macron a déclarée lors de son allocution télévisée du 16 mars 2020 – mais les décisions politiques des dernières deux décennies dans une perspective de « start-up nation » du Président montrent qu’elle est tout le contraire. 

D’ailleurs, le fait que Brigitte Macron soit la présidente de la Fondation hôpitaux de France pose des problèmes sur le plan juridique. En tant que présidente de cet organisme privé, madame Macron est ce qu’on appelle une « personne privée ». Or les époux Macron ont pris cette initiative en tant que « personnes publiques » et auraient dû théoriquement le faire pour des motifs d’intérêt général. Porter la double casquette des genres public-privé est interdit par l’article 434–12 du code pénal qui sanctionne la « prise illégale d’intérêts ». Monsieur et madame Macron, en tant que personnes publiques, sont censés surveiller et administrer la décision de la vente. En tant que « personne privée », madame Macron, destinataire des sommes a un intérêt personnel privé, monsieur Macron en tant qu’époux de celle-ci, un intérêt personnel indirect également privé. La jurisprudence concernant cette infraction est de ce point de vue inflexible.[6]

Une fausse générosité

L’affaire sent l’opportunisme: le Mobilier national, qui avait été épinglé en début 2019 par un rapport de la Cour des comptes pour mauvaise gestion des fonds publics (5 millions d’euros alloués par an) aura l’occasion de faire bonne figure, en donnant l’impression de se sacrifier pour la Nation. 

En effet, afin de policer une décision de toute évidence sujette à caution, le Mobilier national a souligné son intention de soutenir les artisans d’art qui travaillent à la fabrication, la restauration et l’entretien du mobilier, avec une enveloppe de 450 000 euros. Mais l’argent que la vente des objets pourrait apporter aux finances publiques des hôpitaux voire même à l’enrichissement des collections est bien modeste en comparaison des 38,5 milliards d’euros payés en dividendes aux actionnaires des banques et assurances, des 171,5 milliards d’euros de dividendes placées par d’autres sociétés en France en 2018 ou bien des 30 à 80 milliards d’euros annuels estimés que représente l’évasion fiscale. De plus, entre 1992 et 2018, les exonérations de cotisations patronales ont représenté 570 milliards d’euros. Nous pouvons citer encore les 84,4 milliards des crédits d’impôt sans contrepartie donnés aux entreprises par le CICE entre 2013 et 2018.

Le capitalisme néolibéral avec sa doctrine d’austérité n’est peut-être pas directement responsable de la crise du Covid-19, pourtant ses effets néfastes sur les services publics et sur l’État social ont mis en relief de façon brutale l’inaptitude dangereuse de cette politique. Après le coronavirus, comment va-t-on préparer la prochaine crise ? Va-t-on continuer à éroder d’autres secteurs comme la culture ou l’éducation plutôt que de revendiquer un changement systémique ? Combien de trésors nationaux sommes nous prêts à déclassifier, à qualifier exceptionnellement « sans valeur patrimoniale, ni valeur d’usage » et à vendre avant de pointer du doigt celles et ceux dont le pouvoir ne cesse de prendre le pas sur l’intérêt collectif ?

 


  1. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou la philosophie de la misère, Paris : A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1867, p. VIII.
  2.  Jacques Rigaud, Réflexions sur la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collection, Rapport remis à Christine Albanel Ministre de la Culture et de la Communication, 20 février 2008, p. 34
  3. Jean-Marie Pontier, « Une restituions, d’autres suivront, Des têtes maories aux manuscrits Uigwe », AJDA, 19 juillet 2010, pp. 1419-1422
  4. Françoise Benhamou et David Thesmar, Valoriser le patrimoine culturel de la France, Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2011, p. 99.
  5. Ibid., p. 79.
  6. Cette analyse repose sur le décryptage offert par Régis de Castelnau, « Privtisation et vente de la France à la découpe : Le Mobilier national maintenant », Vu du Droit, un regard juridique sur l’actualité avec Régis de Castelnau, 1 mai 2020, [en ligne] URL: https://www.vududroit.com/2020/05/privatisation-et-vente-de-la-france-a-la-decoupe-le-mobilier-national-maintenant; consulté le 2 mai 2020.

Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Barcelona,_rueda_de_prensa_con_Ada_Colau.jpg
©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

Clara Serra : “Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire”

Nous publions ici un entretien réalisé par nos partenaires de La Trivial. Clara Serra est professeure de philosophie et porte-parole du groupe parlementaire de Podemos à l’Assemblée de Madrid. Nous avons discuté avec elle à l’occasion de sa visite à Oviedo où elle a participé à la rencontre « Féminisme. Dialogue entre deux générations » organisée par Accion en Red Asturies. Pendant l’interview, elle a explicité certaines des idées développées dans son essai Leonas y Zorras. Estrategias políticas feministas (littéralement : Lionnes et Renardes. Stratégies politiques féministes, compte-rendu publié par La Trivial) et elle nous a annoncé qu’elle pensait déjà à un nouveau livre, qui sera davantage axé sur l’« exécution » et la mise en pratique des réflexions théoriques qu’elle a menées. Entretien mené par David Sanchez Piñeiro. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.


La Trivial – Dans Leonas y Zorras, tu t’appuies sur des auteurs comme Foucault, Butler, Laclau et même Freud pour introduire l’idée que les individus sont construits par tout un ensemble de normes, de lois et d’interdictions, et tu affirmes que le travail d’une politique émancipatrice n’est pas tant d’abolir ces pouvoirs qui nous constituent (une tâche impossible) que de les transformer individuellement et collectivement. Crois-tu que cette vision constructiviste du social est un point de départ sine qua non pour tous ceux qui misent sur une politique transformatrice radicale ?

Clara Serra – Oui, en effet. Je m’appuie sur Foucault, un auteur qui a toujours souligné le fait que les sujets sont construits. Il semble parfois que ce point de vue nous mène à un certain pessimisme quant à la possibilité d’échapper aux règles sociales. Foucault dit que les sujets sont construits et, évidemment, ce qui les construit, ce sont les relations de pouvoir. Nous pourrions donc dire que, si l’individu-même, au lieu d’être ce qui est en-dehors du pouvoir ou celui sur lequel le pouvoir s’abat, est en lui-même un résultat ou un produit artificiel du pouvoir, et bien il semble que cela pourrait nous conduire à une impasse. Pourtant, ce que je voulais en tirer, c’est que Foucault trouve en cette thèse, non pas une mauvaise nouvelle, mais une possibilité. Je crois que Butler a également beaucoup travaillé là-dessus quand elle met en évidence que la construction des individus est précisément plurielle : en effet, quand nous disons que les individus sont artificiellement constitués au moyen de règles, de normes ou de relations de pouvoir, c’est en réalité face à un faisceau pluriel de relations et de fixations que nous nous trouvons.

Je crois que le féminisme doit réfléchir à cela, et surtout aux raisons pour lesquelles la transformation peut avoir lieu quand on ne prétend pas à une abolition totale. Nous n’abolirons pas le pouvoir, nous n’abolirons pas les relations de pouvoir, tout comme nous n’abolirons pas les identités. Les identités existent et elles existeront toujours, mais au moment où l’on prend conscience du fait que les identités sont un ensemble d’éléments, on comprend dans quel sens on peut opérer une transformation à l’intérieur-même d’une identité, qui ne peut être éradiquée du monde mais peut en revanche être reconfigurée de différentes manières, comme si nous avions un Lego de plusieurs pièces et que nous pouvions les emboîter selon différentes combinaisons. Il est indispensable de comprendre qu’il y a plusieurs pièces, qu’il y a une pluralité. Et il faut comprendre une chose fondamentale, très bien mise en lumière par Butler, selon moi, qui est que le pouvoir n’est pas cohérent avec lui-même, c’est-à-dire que les pièces d’une identité qui ont évidemment tout à voir avec les relations de pouvoir, ne vont pas toutes ensemble de manière nécessaire et cohérente, mais qu’elles peuvent être configurées autrement, précisément parce qu’elles ne sont pas nécessairement unies les unes aux autres. Cela veut aussi dire que l’un des éléments d’une identité ou d’un sujet peut entrer en contradiction avec d’autres, que nous pouvons désavouer la masculinité traditionnelle sur la base d’éléments qui, en réalité, pourraient au contraire faire partie de cette masculinité traditionnelle, et nous pourrions dire la même chose de la féminité et de façons bien précises de construire le désir. C’est ça qui est intéressant : le fait qu’à l’intérieur-même du produit du pouvoir se niche la possibilité d’échapper au pouvoir ou de lui faire face. C’est ça, la thèse que je voulais explorer.

La Trivial – Dans le prologue de Leonas y Zorras, tu défends ton pari en faveur d’un féminisme qui se préoccupe de « celles qui manquent », un féminisme « tourné vers l’extérieur » et « accessible à toutes les femmes », surtout à celles qui « ne sont pas comme nous, ne parlent pas comme nous et ne lisent pas ce que nous lisons ». Dans un entretien à la page web de l’Institut 25M, les chanteuses du groupe de rap Tribade disaient, dans cette même logique, que « le féminisme qu’il faut renforcer, c’est celui que comprennent nos mères et nos grand-mères, le féminisme des gens ». En quoi consiste ce féminisme et quels sont ses traits différentiels ?

Clara Serra – En réalité, ce livre invite à réfléchir sur la nécessité de construire un féminisme populaire, et l’on pourrait me dire : « bon, d’accord, mais c’est un livre de théorie, de philosophie, où tu parles de Butler, etc. ». En effet, c’est un livre où j’appréhende la nécessité de construire ce féminisme. Je ne dirais pas que ce livre est justement un exemple de féminisme populaire mais une réflexion sur la manière dont nous devons le construire. Je crois que, parfois, quand nous faisons de la politique, nous menons des actions politiques ou des interventions politiques ; et parfois, nous réfléchissons sur ces actions et sur la façon dont nous devons les mener – et ce livre est plutôt une réflexion. Mon prochain livre sera plutôt une mise en application de cela, ou comment mettre en pratique ce qui est dit là. Un féminisme populaire doit être un féminisme qui, au lieu de mépriser le point de vue de la majorité des mères et des grand-mères de notre pays, parte précisément de ce point de vue. Et nous autres, féministes, nous devons nous interroger : parmi les choses que nous faisons, nous, féministes, combien d’entre elles peuvent sembler inaccessibles à de nombreuses femmes ? Il y a des choses qui, certes, sont très érudites, très clairement féministes : des textes, des livres, des films qui font partie de notre culture, que l’on trouve dans des librairies de femmes, dans des masters de féminisme ou dans des cursus académiques, mais dont il se peut qu’elles n’interviennent pas directement dans le monde. L’intervention politique doit être pensée pour transformer majoritairement la réalité, c’est-à-dire pour entrer en contact avec des majorités. En ce sens la question est la suivante : comment nous adressons-nous à la majorité des femmes ? Où se trouve la majorité des femmes ?

Nous autres, quand nous faisions de la politique dans le groupe de travail « Égalité » de Podemos, nous nous posions toujours cette question. Nous disions : nous, nous ne pouvons pas mépriser ces lieux majoritairement peuplés de femmes et nous devons donc porter le féminisme en des lieux où il est un peu inattendu, ou bien où il n’a pas l’habitude d’être. Combien de femmes achètent des revues dans l’espoir de lire des sujets qui ont quelque chose à voir avec le fait d’être une femme, et pourquoi ne pourrions-nous pas y exploiter les possibilités du féminisme ? Une de mes camarades disait : « pourquoi ai-je parfois, en tant que militante féministe, méprisé les salles de gym alors qu’il est possible qu’elles soient remplies de femmes et qu’elles soient un lieu idéal pour mener des combats féministes ? » Cette question nous mène aussi à appréhender la culture pop. Beaucoup de féministes trouvent peut-être un peu problématique que Beyoncé brandisse une pancarte portant l’inscription « féminisme » pendant un concert sponsorisé par la grande industrie musicale nord-américaine, qui fait partie du marché capitaliste américain. Cependant, nous nous demandions : « combien de jeunes filles y a-t-il dans cette salle de concert qui ne se procureraient jamais un livre de féminisme mais qui, peut-être, en voyant Beyoncé sur scène devant cette pancarte, ont ensuite trouvé la motivation pour lire un livre comportant sur sa tranche le terme « féminisme » ou, tout du moins, se sont intéressées à cela ? »

La Trivial – Il se produit la même chose avec Operación Triunfo, n’est-ce pas ? (NdT : concours de télé-réalité musicale espagnol du type « Star Académy ») Dans cette édition de nombreux messages féministes ont été lancés, plusieurs candidats sont montés sur scène et ont chanté avec des tee-shirts arborant des slogans féministes ; le 25 N [NdT : Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes], les filles ont par exemple réalisé une vidéo contre les violences machistes. Cela aussi touche un public très jeune.

Clara Serra – Bien sûr, il est vrai que la réflexion sur ces sujets doit être faite de façon critique et problématique. Nous insistons habituellement sur Operación Triunfo. En effet, Operación Triunfo est un programme de télé-réalité pensé pour ce qu’il est, tout comme le sponsor du concert de Beyoncé est la grande industrie musicale ; mais nous, nous disons que l’origine des choses n’est pas toujours le seul aspect à penser politiquement, et qu’il faut également penser leurs effets. Operación Triunfo, c’est un produit de consommation très populaire. Et Beyoncé aussi. Il peut y avoir beaucoup de filles, pas précisément issues des classes supérieures mais plutôt des classes populaires, qui n’ont pas accès à un master d’études de genre mais qui sont allées à un concert de Beyoncé, et cela a été pour elles un pas intermédiaire avant d’en faire un autre ensuite, jusqu’à s’intéresser pour la première fois au féminisme. Il nous faut justement appréhender ce type d’effets inespérés mais intéressants d’un point de vue politique en nous demandant où se trouvent les espaces de majorités et, dans ce cas concret, les espaces de majorités féminines.

La Trivial – Tu affirmes également dans ton livre que « toute tentative pour que les hommes se débarrassent de leur masculinité est vouée à l’échec si l’on ne propose pas d’identifications alternatives vraisemblables, capables de se rattacher à d’autres éléments déjà présents dans leur identité et, ainsi, de la déplacer. » Tu donnes comme exemple une redéfinition du courage : être courageux, c’est faire son coming out ou ne pas avoir besoin d’humilier, de mépriser les autres. Quelles pourraient être les autres composantes de ces nouvelles masculinités ?

Clara Serra – Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire, au pouvoir, au patriarcat et au machisme. L’une de nos tâches consiste à disputer les valeurs que le machisme ou le patriarcat ont confisqué ou capitalisé. Le courage, ainsi que la force, sont traditionnellement associés au masculin. Mais je crois que nous, féministes, devons précisément disputer la « force ». Par exemple, quand nous parlons de nouvelle politique, il me semble qu’un leader capable de reconnaître ses faiblesses, ou bien capable de reconnaître qu’il ne sait pas tout, se révèle être bien plus fort. La force, entendue dans les termes masculins traditionnels, c’est ce mec qui croit qu’il sait déjà tout et qu’il n’a besoin de personne. Il me semble que cela génère des leaderships très faibles et qu’en réalité, la personne qui dit « j’ai besoin des autres, j’ai besoin d’une équipe », ou une femme comme Manuela Carmena [NdT : actuelle maire de Madrid soutenue par Podemos] qui, tout à coup, dit « je ne sais pas, je répondrai plus tard à cette question car je vais m’en informer auprès de la personne qui connaît ce sujet », cela, loin d’être une faiblesse ou un signe de vulnérabilité – ce qui, dans la masculinité traditionnelle, serait vécu comme un échec -, c’est surtout une autre manière de comprendre la force. Je crois qu’il faut disputer la force, le courage, et reprendre au patriarcat et à la masculinité traditionnelle ce qu’ils se sont approprié. Il y a là de nombreuses voies à explorer. Un homme fort, ce n’est pas celui qui maltraite le garçon de la classe différent des autres ; un homme fort, décidé, courageux, ce n’est pas celui qui doit continuellement faire l’étalage de sa virilité face aux autres. En réalité, ces comportements révèlent une faiblesse absolue qui doit beaucoup à la manière dont, à l’adolescence, les garçons entendent qu’ils doivent prouver qu’ils sont des hommes. Et bien, effectivement, un garçon qui fait son coming out et qui défie les règles de la société dans laquelle il vit peut parfaitement être vu comme quelqu’un de courageux. Cela peut être une incarnation du courage. C’est une manière de retourner ou de reconfigurer des éléments faisant partie de la masculinité mais qui, tissés différemment ou reliés d’une autre manière, permettent de s’en émanciper.

La Trivial – Tu as défendu l’idée que de nouveaux leaderships comme ceux de Manuela Carmena ou Ada Colau, qui font de la politique de façon « moins agressive, moins provocatrice et moins testostéronée », ne sont pas simplement des leaderships féminins, mais aussi de meilleurs leaderships. Crois-tu que les hommes politiques en prennent aujourd’hui acte ?

Clara Serra – En partie seulement. Parfois, ils n’ont pas d’autre choix que d’en prendre acte ; mais parfois aussi, nous nous rendons compte qu’ils prennent la fuite ou qu’ils esquivent l’argument. Une des manières de l’esquiver, c’est que, quand les femmes font de la politique et montrent qu’elles ont des qualités pour en faire, les hommes essentialisent cette manière de faire de la politique comme quelque chose contre laquelle ils ne peuvent pas rivaliser. Ils disent « bon, elle fait les choses comme ça parce qu’elle est une femme » ou bien « évidemment, moi je ne serai jamais une femme, bien sûr qu’elle fait ça très bien, mais ça n’est pas de mon niveau parce que je suis un homme et que je fais les choses de manière différente ». Bien que cela semble une manière de reconnaître aux femmes leurs qualités, c’est en réalité une façon de ne pas se regarder en face comme un sujet qui pourrait faire les choses tout aussi bien. Cette idée selon laquelle il y aurait des manières féminines de faire de la politique m’a toujours, au fond, semblé très dangereuse. Les hommes doivent prendre acte de nouvelles façons de réfléchir à ce que signifie être un bon leader ou ce que signifie mieux diriger. Il ne s’agit pas de dire que nous, les femmes, nous ne sommes pas de vrais leaders, que nous ne savons pas diriger, ou que nous n’avons pas d’autorité : il s’agit de disputer, de remettre en question et de réfléchir à ce qu’est l’autorité. L’autorité, est-ce imposer les choses par la force ou bien est-ce générer suffisamment de séduction, de confiance et d’adhésion pour que les gens acceptent de nous obéir ? Ces questions, je crois que les femmes les posent très bien ces derniers temps, et quand les hommes répondent que « non, ça c’est une affaire de femmes », ils se retirent en réalité de l’équation qui les inclut dans cette comparaison.

Ensuite, il y a une autre question qui me paraît fondamentale : cette façon de dire qu’il y aurait des manières féminines de faire les choses, cela nous retire au fond à nous, les femmes, ces qualités qui ont toujours été propres aux hommes. Certains diront : « Manuela Carmena fait les choses comme ça parce que c’est une dame âgée, très candide, très gentille et très aimable… » Bon, c’est possible. Mais il se peut aussi qu’elle fasse les choses de cette manière parce que c’est une excellente femme politique qui pense que c’est-là la méthode la plus efficace, que c’est une bonne stratégie, que c’est intelligent. En d’autres termes, la stratégie, la tactique, la réflexion sur les méthodes et les moyens, tout ce qui a toujours fait partie du champ politique, est exclusivement assigné aux hommes. Les hommes s’y connaissent toujours en stratégie et les femmes font bien de la politique parce qu’« elles sont comme ça », parce qu’elles sont de bonnes personnes. C’est un piège, non ?

La Trivial – Dans un article récent publié dans ctxt.es, Jorge Lago a signalé un paradoxe : l’objectif des luttes des travailleurs est de cesser de constituer une classe laborieuse et de s’émanciper de cette condition. Dans ton livre tu dis quelque chose de très semblable : « le féminisme affirme, défend et représente un sujet politique qui, en dernier lieu, doit disparaître ». Plus loin, tu ajoutes qu’« être citoyenne est une fin, et qu’au service de cette fin se trouvent les identités [travailleuse, féministe] avec lesquelles nous faisons de la politique ». Est-ce que la citoyenne ou le citoyen seraient en quelque sorte les sujets d’arrivée de ce « républicanisme démocratique moderne » que tu défends ?

Clara Serra – Je crois que Judith Butler explique très bien cela. Elle examine avec une certaine distance la question de la catégorie des femmes. Il y a une représentation des femmes dans le féminisme, mais pour moi elle dérive toujours du fait que le monde nous traite comme des femmes. Dans la mesure où le monde nous traite comme des femmes – et dans un monde patriarcal, être une femme comporte une série de conséquences vitales, notamment la perte de droits -, nous devons nous organiser en tant que femmes pour faire face à cela. De la même façon, le monde racialise les personnes et nous mettons également en question la catégorie de race d’un point de vue biologique. Dans la mesure où le monde nous traite ainsi, cela a du sens de nous organiser en fonction de ces catégories, ce qui ne veut pas dire que nous les validons essentiellement, mais seulement stratégiquement. Pour moi le fait d’être une femme ne devrait pas être, dans le monde, un facteur impliquant des conséquences vitales – avoir plus ou moins de droits. Tant que les choses seront comme ça, il me semble que c’est un sujet politique indispensable, mais dans un horizon plus lointain, je crois que la catégorie fondamentale est celle de la citoyenneté, une catégorie que nous partageons, hommes et femmes. Cela ne me semble pas être une catégorie stratégique ou à abolir. Il ne me semble pas qu’être une femme ou être une citoyenne soit la même chose. Il me semble qu’être une femme est un chemin transitoire, nécessaire et stratégique en termes politiques, et qu’être citoyen est en quelques sorte la fin à laquelle doit être subordonnée toute la politique ; la politique qui tourne autour de la question de si nous sommes des hommes et des femmes, celle qui s’occupe du fait que nous sommes vus d’une couleur ou d’une autre, de façon racialisée, et de beaucoup d’autres politiques. Mais ce que je crois, et c’est pour cela que je me définis comme républicaine, c’est que fondamentalement, nous les femmes, nous aspirons à être des citoyennes avant d’être des femmes, et que nous espérons que le fait d’être des femmes ne conditionne pas nos droits citoyens.

Catalogne : la polarisation politique se confirme

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:11s2012_Via_Laietana.JPG
Manifestation pour la “Diada”, le 11 septembre 2012 ©Josep Renalias

Albert Borras Ruis est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique. Il revient dans cet article sur les élections régionales du 21 décembre 2017 en Catalogne, qui ont vu les indépendantistes conserver leur majorité absolue malgré l’ascension du parti de centre-droit Ciudadanos. Convoqué à la suite de la suspension de l’autonomie de la région, le scrutin devait permettre de trancher le conflit politique qui oppose le gouvernement espagnol à la Généralité de Catalogne, dont l’ancien président Carles Puigdemont est aujourd’hui retranché à Bruxelles. Loin de satisfaire les desseins de Mariano Rajoy, les résultats démontrent l’affaiblissement du Parti populaire ainsi que les maigres perspectives de la gauche non indépendantiste, tout en confirmant la tendance à la polarisation politique dans la société catalane.

Ces dernières années ont été riches en bouleversements pour la société catalane, ainsi que pour la société espagnole dans son ensemble. Une crise économique sans précédent a déclenché une crise politique qui se poursuit aujourd’hui encore. La polarisation du débat politique est arrivée à une telle dimension que tous les partis politiques de l’échiquier politique catalan (et espagnol) ont dû s’adapter.

Le mouvement du 15 mai 2011 (« les Indignés »), l’ascension de Podemos (2014) et le succès des candidatures dites « du changement » (à l’instar des « Communs » à Barcelone, sous l’égide d’Ada Colau) avaient réussi à placer la défense des droits sociaux au centre du débat politique. Mais aujourd’hui, cette représentation semble reléguée au second plan au fur et à mesure que le nationalisme et, iimplicitement, la question identitaire s’imposent au cœur de la stratégie discursive des acteurs politiques. En Catalogne, on en est presque arrivé, n’hésitons pas à le dire, à une forme de conflit civil. Et ce notamment dans les semaines qui ont précédé et qui ont suivi l’action policière disproportionnée lors du référendum du 1er octobre, jugé illégal (rappelons que plus de deux millions de personnes y ont participé malgré les difficultés rencontrées). La fracture sociale et politique est un constat.

“Aujourd’hui, la défense des droits sociaux est reléguée au second plan à mesure que le nationalisme et la question identitaire s’imposent au coeur de la stratégie discursive des acteurs politiques.”

L’appel à la démocratie est le principal ressort des stratégies de légitimation des acteurs qui constituent les deux « blocs » (« bloques ») pro et anti indépendance. Qui est le plus démocrate : celui qui défend l’Etat de droit, ou celui qui défend la voix du peuple ? Cette question mériterait de faire l’objet d’un débat dans toute l’Europe. Néanmoins, les demandes du peuple catalan sont difficilement comprises dans le cadre de l’Europe actuelle, au moment où l’ascension de l’extrême-droite nationaliste est bien réelle. Sur le Vieux continent, les indépendantistes catalans ne trouvent d’ailleurs guère d’autres alliés que des mouvements régionaux de droite radicale. Quoi qu’il en soit, outre-Pyrénées, la polarisation se sédimente du fait de la victoire de la droite nationaliste espagnole de Ciudadanos d’une part, et de la majorité absolue en nombre de sièges obtenue par les partis indépendantistes d’autre part.

Une campagne de plusieurs mois

La campagne électorale a officiellement débuté le 5 décembre, mais tous les acteurs politiques se sont mobilisés des semaines auparavant. Parmi les principaux marqueurs de cette campagne anticipée, l’application de l’article 155 de la Constitution, utilisé par le Parti Populaire afin de suspendre la Communauté Autonome de Catalogne et de stopper le « processus d’indépendance ». Cette mesure fait consensus au sein du bloc dit « constitutionnaliste » ou « unioniste », composé du PP, de Ciudadanos et du Parti Socialiste. A l’opposé, l’article 155 est unanimement rejeté par les indépendantistes, de même que par Catalunya en Comú (Catalogne en Commun) la formation emmenée par la maire de Barcelone Ada Colau et le député Xavier Domènech, alliée à Podemos ainsi qu’aux écolo-communistes de Iniciativa per Catalunya i Verds (ICV) et aux communistes d’Esquerra Unida i Alternativa (EUiA). Catalunya en Comú refuse d’intégrer la logique des blocs et défend une voie alternative à moyen voire à long terme : celle du référendum pacté avec le gouvernement espagnol.

Par ailleurs, l’autre grande ligne du débat s’est axée sur les dirigeants politiques emprisonnés, considérés par les indépendantistes et les « Communs » comme des prisonniers politiques, ainsi que sur les membres de la Généralité exilés à Bruxelles, parmi lesquels l’ancien président de la Généralité de Catalogne Carles Puigdemont. La fin de la campagne a été marquée par des échanges d’accusations entre les deux blocs mais aussi et tout particulièrement entre les partis de gauche : Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), le Parti des socialistes de Catalogne (PSC), Catalunya en Comú et les indépendantistes anticapitalistes de la CUP. Les forces de gauche catalanes sont ainsi elles-mêmes profondément divisées sur la question nationale.

https://en.wikipedia.org/wiki/Catalan_independence_referendum,_2017#/media/File:Manifestación_en_Barcelona_en_protesta_por_el_encarcelamiento_de_Sánchez_y_Cuixart.jpg
Manifestation à Barcelone pour la libération des leaders indépendantistes Jordi Sànchez (ANC) et Jordi Cuixart (Òmnium), le 21 octobre 2017. ©Sandra Lazaro

La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre. Un sentiment d’appartenance nationale d’autant plus fort dans les secteurs de la société qui parlent le catalan ou le castillan, du fait de la domination de l’une des deux langues dans le milieu familial.

La division que les indépendantistes et le gouvernement espagnol ont fabriquée, entre les partisans de l’indépendance et ses opposants, a obligé les partis politiques à se transformer. Des listes électorales qui, auparavant, auraient été jugées contrenatures sont apparues. A tel point que l’on retrouvait dans la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, des candidats de la société civile tels que Jordi Sánchez, président de la puissante Assemblée Nationale Catalane (ANC) et ancien membre de la gauche communiste et écologiste d’ICV, aujourd’hui emprisonné.

“La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre.”

La liste de la gauche indépendantiste d’ERC intégrait de son côté les Démocrates de Catalogne, issus d’une scission au sein de l’un des grands partis de droite indépendantiste (l’Union Démocratique de Catalogne, UDC), d’idéologie démocrate-chrétienne et optant pour une vision particulièrement essentialiste de la question nationale. Les démocrates-chrétiens non indépendantistes se sont quant à eux ralliés à la liste Citoyens pour le Changement, dominée par les socialistes catalans. Cette alliance visait à récolter les voix de la haute bourgeoisie catalane et des Catalans modérés hostiles à l’indépendance.

De son côté, la coalition emmenée par Catalunya en Comú a su imposer le leadership des « Communs » d’Ada Colau sur la gauche radicale non indépendantiste, suite au conflit interne qui a secoué et affaibli Podem – la branche régionale de Podemos, s’achevant par la démission de son secrétaire général en novembre dernier. Enfin, les listes du Parti Populaire, de la CUP et de Ciudadanos se sont lancées seules dans le combat. C’est cette dernière formation qui est parvenue à incarner dans la région le « non » au processus d’indépendance.

Les résultats : tout change pour que rien ne change ? 

 Ciudadanos, un parti de droite né en Catalogne en 2006 afin de lutter contre la politique linguistique de la région, a su tirer son épingle du jeu et gagne les élections régionales du 21 décembre 2017 (26,44 % et 37 sièges). La liste emmenée par Ines Arrimadas ne pourra cependant pas former de gouvernement, car les partis indépendantistes conservent leur majorité au Parlement de Catalogne avec un total de 47,49 % et 70 sièges (majorité absolue : 68 sièges). Au sein du bloc indépendantiste, c’est la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, qui l’emporte avec 20,64% et 34 sièges, donnant ainsi l’avantage aux indépendantistes de droite, principalement représentés par le Parti démocrate européen Catalan (PDeCAT) de l’ancien président de la Généralité. C’est la troisième surprise du scrutin, après la victoire de Ciudadanos et l’incroyable taux de participation, jamais atteint depuis la Transition à la démocratie : 81,94%.

 Le PdeCAT, qui a piloté la Généralité de Catalogne pendant la crise économique en pratiquant l’austérité radicale, atteint par la corruption – le cas de Jordi Pujol, qui a présidé pendant 23 ans le gouvernement catalan, est emblématique – avait vu ses perspectives électorales diminuer drastiquement. La « martyrisation » de l’ancien président et actuel candidat Carles Puigdemont l’a sauvé de l’échec. ERC, de son côté, a obtenu les meilleurs résultats de son histoire, avec 21,39% des suffrages et 32 sièges, mais les indépendantistes de gauche voient s’éloigner la perspective de dominer le bloc indépendantiste et de diriger la Généralité, alors même que tous les sondages pré-électoraux leur donnaient la victoire.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cabecera-manifestacion-representantes-PP-Cs_EDIIMA20171008_0215_5.jpg
Albet Rivera et Ines Arrimadas, leaders de Ciudadanos. Le parti de centre-droit est arrivé en tête lors des élections du 21 décembre. ©Robert Bonet

Le parti du gouvernement espagnol, le PP (4,24 % voix et 4 sièges), s’effondre au profit de Ciudadanos, sanctionnant lourdement la gestion de crise de Mariano Rajoy. Le PSC se maintient avec 13,88 % des voix et 17 députés.  Le bloc du « non » perd néanmoins globalement en nombre de voix. Le gouvernement espagnol est ainsi perçu en Catalogne comme le perdant du scrutin. Catalunya en Comú perd trois sièges (7,45 % et 8 sièges) par rapport aux dernières élections de 2015. Cet échec était attendu : les « Communs » et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane. Sociologiquement parlant, Catalunya En Comú est toutefois le parti le plus transversal, et il pourrait bien être la clé de la gouvernance, car les radicaux de la CUP (4% des suffrages et 4 sièges), particulièrement exigeants, pourraient s’avérer un soutien instable au sein du bloc indépendantiste. Par ailleurs, à la mairie de Barcelone, les « Communs » d’Ada Colau qui arrivent aujourd’hui à mi-mandat, gouvernent en minorité et auront besoin des indépendantistes pour consolider leur projet dans la capitale régionale. Ainsi, en Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.

“Les Communs et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane (…)  En Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.” 

Enfin, les indépendantistes disposent encore d’une importante légitimité électorale afin de poursuivre leur but. L’unilatéralité n’est plus à l’ordre du jour, sauf pour la CUP, qui exige de persévérer dans cette voie. L’orientation du processus dépendra aussi de la réaction du gouvernement du PP. Celui-ci ne semble pas vouloir discuter avec les indépendantistes et cherche à perpétuer le conflit par la voie judiciaire. Tout comme pour la droite catalane, la centralité de la question nationale permet de masquer les affaires de corruption. Il s’agit également d’une bataille entre les droites espagnoles,  entre le PP et Ciudadanos. Le gouvernement ne peut se permettre de faiblir vis-à-vis des indépendantistes s’il ne veut pas être devancé par Ciudadanos à l’échelle nationale.

Par ailleurs, les indépendantistes devraient reconnaître et admettre devant les citoyens que le rapport de forces en Espagne et en Europe ne leur est pas favorable. Ils ont avancé à l’aveugle dans un conflit déjà perdu qui bénéficie à long terme à la droite catalane et espagnole. Avec moins de 50% des soutiens, il leur est impossible d’escompter l’indépendance sans une confrontation, sans un trauma social. D’un côté comme de l’autre, les intérêts électoraux prévalent. La polarisation demeure, rien ne change à cet égard. Le conflit perdure et la société catalane, très divisée après des mois de fortes tensions, aura à en subir les conséquences.

 

Par Albert Borras Ruis

 

Crédit photos :

©Sandra Lazaro

©Robert Bonet

©Josep Renalias

Catalogne : “nous réclamons le droit de décider” – Entretien avec Lucía Martín

Lucía Martín est l’une des principales figures de Catalunya En Comú (Catalogne En Commun), le parti politique catalan lancé fin 2016 sous l’impulsion de Xavier Domènech et de la maire de Barcelone, Ada Colau. Elle est élue au Congrès des députés depuis 2015 et siège dans le groupe En Comú-Podem, une coalition regroupant la branche régionale de Podemos et diverses forces de gauche catalanes. Co-fondatrice de la PAH, la Plateforme des Victimes du Crédit Hypothécaire, sa trajectoire est emblématique de ces militants associatifs désormais engagés dans le champ politique. Dans cet entretien réalisé au cours de l’été  dernier, nous revenons avec elle sur son parcours, les ambitions de Catalogne En Commun, les enjeux posés par l’indépendantisme catalan et le référendum du 1er octobre. 

 

LVSL : Vous êtes une des fondatrices de la PAH, qui a joué un rôle remarqué dans la vague de mouvements sociaux née dans le sillage de la crise de 2008. Pourriez-vous nous expliquer un peu en quoi il consiste et l’influence qu’il a eu sur les mobilisations sociales en Espagne et en Catalogne ?

La PAH a été fondée en février 2009, suite à la crise déclenchée par la bulle immobilière, dont les répercussions ont été plus importantes en Espagne que dans d’autres pays européens. C’est notamment parce qu’ici, en Espagne, on a encouragé pendant très longtemps l’achat de logements, de telle sorte que près de 90% des gens étaient propriétaires.

La PAH est née dans un contexte où les gens commençaient à perdre leur travail, et à se rendre compte qu’ils ne pouvaient pas payer leur hypothèque. Selon la loi espagnole, ils pouvaient non seulement perdre leur maison, mais aussi être contraints de continuer à payer leurs dettes une fois à la rue.

Nous avons travaillé avec des associations de protection des droits sociaux et d’aide sociale, qui existaient déjà avant 2009, notamment avec le mouvement pour un logement digne qui a essaimé en Espagne à partir de 2007, autour du slogan “Tu n’auras pas de maison dans ta putain de vie”. Ce mouvement a mobilisé beaucoup de jeunes, et de là est née l’idée de monter une plateforme : la PAH, qui a été selon moi l’un des plus grands mouvements sociaux de ces dernières années en Espagne.

LVSL : Par la suite, quel fut votre rapport à la plateforme municipaliste de « Barcelone en commun », qui a permis à Ada Colau, elle-même activiste emblématique de la PAH, de remporter la mairie de Barcelone  ?

Je n’y ai pas participé directement. Je suis restée davantage impliquée dans la PAH. Au coeur de la crise, aux côtés d’autres syndicats et d’associations, la PAH a présenté une initiative législative populaire  au Congrès des députés afin de modifier la législation en matière de logement. L’initiative législative populaire (ILP) en Espagne, c’est la seule manière dont disposent les citoyens pour essayer de proposer une loi. Il faut pour cela récolter un demi-million de signatures, et les présenter au Parlement. En neuf mois, nous avons récolté un million et demi de signatures, mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.

“Au coeur de la crise, la PAH a présenté une initiative législative populaire afin de modifier la législation en matière de logement (…) mais c’était le Parti Populaire qui avait la majorité absolue, et elle a été rejetée.”

Nous nous sommes donc dit qu’il n’était pas suffisant de rester en dehors des institutions, et que notre mouvement devait changer les choses d’une autre façon. C’est à la suite de cette réflexion qu’Ada [Colau], Adrià [Alemany] et Gala [Pin] ont présenté une candidature municipale, à Barcelone, avec d’autres membres du mouvement qui étaient jusqu’alors assez peu politisés.

LVSL : Maintenant que vous êtes députée au Congrès, que vous inspire justement le fait d’intégrer les institutions après tant d’années de lutte dans les mouvements sociaux ?

Je ne sais pas, il y a beaucoup de sensations différentes. Cela dépend aussi beaucoup de mes collègues, l’ambiance est particulière. Nous sommes à Madrid, la capitale de l’État central, et le Congrès ressemble à une forteresse ; nous n’y voyons pas le soleil, et je pense que c’est un lieu qui vous isole de dehors. Disons que les politiques n’évoluent pas au contact de la réalité, tout simplement car dans ces conditions, ce n’est pas possible. Je me retrouve moi-même dans un lieu qui n’a rien à voir avec mon quartier, avec la vie de tous les jours. C’est un lieu particulier, totalement différent.

Nous sommes pris dans une véritable bureaucratie, tout est très hiérarchisé. Les hommes sont bien habillés, très formels, et c’est quelque chose qu’il est très difficile de changer. Quand on arrive là sans expérience institutionnelle, il y a beaucoup de pression, dans un environnement plutôt hostile qui plus est. Mais en même temps, cela donne une grande visibilité à notre lutte, car il y a beaucoup de monde, même au Congrès des députés, qui en savent peu sur les problèmes de logement. On découvre aussi comment la politique institutionnelle fonctionne de l’intérieur, notamment à travers le veto du gouvernement face à l’opposition.

LVSL : Vous avez aussi participé à la création de « Catalogne En Commun ». Quels sont les principaux axes politiques de ce nouveau mouvement. Quelles sont vos ambitions?

Catalunya en Comú, dont le congrès fondateur s’est tenu en avril 2017, fut créé sur le même modèle que Podem [la branche régionale de Podemos]. Il s’agit d’une coalition de partis, une conjonction de forces auparavant éparses, et en même temps un espace nouveau. Se présenter aux élections générales nous paraissait indispensable. Barcelona en Comú est la candidature municipale, quand Catalunya en Comú est nationale, pour porter notre voix jusqu’au Congrès.

Il y a bien sûr le thème central de la question catalane, et notre position va dépendre des conditions du vote du 1er Octobre (1-O). D’autant plus qu’il y a des partis indépendantistes au Congrès, ERC [Gauche républicaine de Catalogne] notamment, qui font aussi partie du gouvernement catalan. De fait, on avait une candidature au Congrès des députés, à travers la coalition En Comú-Podem, mais il manquait une organisation unique et structurée derrière. Catalunya en Comú est apparu assez naturellement, pour créer un groupe catalan au Congrès.

“Notre ligne de conduite vis à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.”

Nous voulons représenter avant tout un nouvel espace politique. C’est un idéal politique : il n’y avait pas de programme initialement, mais à partir d’une groupe moteur auquel se sont agrégées des personnes très différentes les unes des autres, sont apparues des discussions autour de plusieurs sujets : la démocratie, la droits sociaux, la souveraineté. A partir de cette diversité, une ligne de conduite a été adoptée lors de l’assemblée d’avril 2017 mais aussi grâce aux contributions sur la page web. Notre ligne de conduite vise à répondre à trois problèmes : la crise économique et sociale, en particulier en matière de santé et de logement ; la crise démocratique, avec le problème de la corruption et l’absence de transparence ; la crise territoriale, et notamment la question catalane.

LVSL : Comme vous l’avez évoqué, le Président de la Généralité de Catalogne, Carles Puigdemont, a annoncé un référendum pour le 1-O. Quelle est votre position concernant cette échéance ?

À vrai dire, nous ne savons pas très bien en quoi consistera ce vote. Nous avons toujours défendu la tenue d’un référendum. Nous pensons que c’est une chose positive, car 80% des citoyens catalans le réclament. Le référendum que nous défendons doit être effectif et applicable : c’est ce que beaucoup de gens demandent, des deux côtés, qu’ils soient favorables ou non à l’indépendance. Nous voulons donc qu’il soit reconnu internationalement et qu’il ait des applications juridiques directes.

Mais  le référendum qui a été annoncé ne correspond pas à ces attentes. Et la réaction du gouvernement du Parti Populaire n’est pas favorable : c’est un gouvernement complètement immobiliste, qui refuse catégoriquement le dialogue. Cela dit, pour le moment, le référendum est unilatéral, et le gouvernement catalan l’instrumentalise aussi, d’une certaine façon. Des gens veulent voter, tout en sachant que ce vote n’aura pas les effets attendus.

Une chose est sûre, nous soutiendrons toute mobilisation pour réclamer le droit de décider, pour un référendum qui ne soit pas seulement une simple consultation. Mais nous affirmons aussi que le jour suivant le 1er octobre, nous continuerons de travailler, pour la réalisation du référendum que tout le monde exige. La position du gouvernement est un peu complexe, dans ce contexte.

Au sein de notre mouvement, il y a des indépendantistes, des fédéralistes, et d’autres pour qui cela importe peu. En réalité, c’est un espace pluriel, et nous défendons cette pluralité car nous vivons dans un pays qui est fait comme cela. Nous le revendiquons comme une force et comme une forme de cohérence, parce que cela apporte de la nuance, et cela implique de comprendre toutes les idées, de les accepter.

Meeting de En Comú-Podem le 11 juin 2016, avec Lucía Martín Ada Colau, Pablo Iglesias, Monica Oltra, Alberto Garzón, Xavier Domènech et Íñigo Errejón. Crédit photo : Marc Lozano / ECP

LVSL : Esquerra Republicana Catalana, la Gauche républicaine de Catalogne, soutient le référendum. En quoi vous distinguez-vous de ce parti traditionnel de l’indépendantisme catalan ?

ERC fait partie du gouvernement. Ils agissent à la manière d’un caméléon : au Congrès, ils agissent comme un parti de gauche, qui s’intéresse aux questions sociales, à l’indépendance. Mais à la Généralité de Catalogne,  ils gouvernent avec le PDeCAT [Parti démocrate européen catalan] qui n’est autre que l’ancienne CDC [Convergence démocratique de Catalogne], un parti qui est au pouvoir depuis vingt ans, corrompu jusqu’à la moelle.

Dans le gouvernement actuel ils ont mené des politiques qui ne sont en rien des améliorations sociales. À propos de l’éducation, de l’économie, ce n’est pas un gouvernement progressiste. Ils jouent donc une  partition dualiste. Au Congrès, ils sont de gauche, mais à la Généralité, ils sont libéraux. Nous leur posons donc la question : avec qui voulez-vous gouverner ? Avec la droite catalane de toujours, ou avec d’autres forces progressistes ?

LVSL : La principale différence serait donc qu’ils privilégient à tel point l’indépendance qu’ils s’unissent à la droite, alors que vous privilégiez davantage la question sociale ?

Non, car pour nous, la question sociale ne devance pas celle du référendum… Pour nous, les deux sont très liées. Nous pensons que la réalisation du référendum est quelque chose de simple, mais certains doutent encore beaucoup, craignent le lendemain.

De plus, je ne suis pas sûre que la Gauche républicaine catalane  privilégie l’indépendance, en tout cas je ne sais pas s’ils le font efficacement. Surtout en soutenant le PDeCAT, ce parti corrompu, qui représente la continuité de la droite catalane et qui parle aujourd’hui du référendum pour éviter d’aborder les autres sujets. Dans ce même parti, il y a des membres qui ne croient pas au référendum, qui ne veulent pas l’indépendance, et qui veulent représenter le parti de l’ordre. De ce fait, avec un tel panorama, je ne suis pas sûre que ERC privilégie véritablement l’indépendance.

LVSL : Depuis Podemos, l’idée de plurinationalité s’est répandue. Ils défendent en ce sens le droit de décider, mais affirment que si un référendum était organisé demain, ils défendraient le « Non »…

C’est très bien. Imaginez-vous qu’on a depuis des années un gouvernement du PP qui nous répète « on ne peut pas discuter », « consulter le peuple catalan n’a aucun sens, car c’est le peuple espagnol qui détient la souveraineté ». Le Tribunal constitutionnel a rejeté en 2010 la proposition d’un nouveau statut d’autonomie pour la Catalogne, qui avait été votée par référendum. Cela a provoqué une rupture, un sursaut favorable à l’indépendantisme.

“La position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider.”

Et maintenant, nous avons un parti avec des ambitions nationales, qui défend le droit à décider ici en Catalogne, ou encore en Andalousie. Je pense donc que la position de Podemos a été très bien reçue. C’est une force très importante pour promouvoir le référendum. Il était impossible d’imaginer, il y a trois ans, qu’il y ait un tiers du Congrès des députés à Madrid en faveur du droit de décider. Avoir un parti avec des ambitions étatiques qui défende le référendum était impensable. Et jusqu’à 50% de la population espagnole est d’accord avec cette position.

LVSL : Au sein de Catalunya en Comú, seriez-vous plutôt favorables à un État fédéral dans lequel la Catalogne pourrait avoir une autonomie plus importante, ou bien davantage portés sur l’indépendance?

Je ne peux pas me positionner là-dessus, car nous ne l’avons pas encore suffisamment discuté entre nous. Nous n’avons pas encore fait de consultation sur ce point précis. Nous avons déjà discuté ensemble de la plurinationalité et du droit de décider car c’est un thème indispensable, mais il faut désormais interroger les citoyens pour savoir ce qu’ils veulent. C’est l’étape suivante, un travail que nous devons mener sérieusement. Il y aura des discussions, des débats, et nous consulterons bien évidemment notre base, probablement par internet.

Entretien réalisé par Léo Rosell et Vincent Dain. Traduit de l’espagnol par Alexandra Pichard et Léo Rosell. 

 

 

Crédit photos : 

http://www.elnacional.cat/es/politica/lista-26j-en-comu-podem-marta-sibina-lucia-martin_103586_102.html