Noam Chomsky : « Les savants-experts remplacent les intellectuels libres »

L’un des textes essentiels du linguiste Noam Chomsky, La responsabilité des intellectuels (1967), vient de paraître aux éditions Agone. Enrichi d’une préface de l’auteur et d’une partie complémentaire (2017), cet inédit en français, traduit par Laure Mistral, est rédigé pendant la guerre du Viêt Nam. Il dénonce notamment l’impérialisme américain, à travers une critique des intellectuels qui n’ont pas hésité à soutenir et à justifier la politique anticommuniste des États-Unis. Toutefois, plus qu’une pièce de circonstance, c’est aussi l’occasion pour Noam Chomsky de diagnostiquer la mise au pas progressive des intellectuels, qui n’ont guère plus d’intérêts à la « transformation radicale de la société ». Au contraire, c’est désormais l’adaptation à l’ordre existant qui légitime la parole des nouveaux savants-experts, dont les discours se confondent avec la langue du pouvoir. Extraits.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Extrait de la préface (2017)

C’est lors de l’affaire Dreyfus qu’est apparu le concept d’« intellectuel », au sens contemporain du terme, et qui renvoie à des catégories devenues aujourd’hui des classiques. La figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, fut condamné à un an de prison pour l’infamie d’avoir demandé justice pour le colonel Alfred Dreyfus accusé à tort de trahison. Zola dut même s’enfuir en Angleterre pour échapper à une nouvelle sanction, et il subit les foudres des « Immortels » de l’Académie française. C’est que les dreyfusards étaient de véritables « forcenés en coulisses », coupables d’« une des plus ridicules excentricités de notre temps », selon les termes de l’académicien Ferdinand Brunetière : « La prétention d’élever des écrivains, des savants, des professeurs et des philologues au rang de surhommes », qui osent « qualifier nos généraux d’idiots, nos institutions d’absurdes et nos traditions de malsaines ». Ils prétendaient s’immiscer dans des affaires judicieusement laissées aux « experts », aux « hommes responsables », aux « intellectuels technocrates et politiques » – selon la terminologie du discours libéral contemporain.

Alors, quelle est la responsabilité des intellectuels ? Ils ont toujours le choix entre deux rôles. Dans les États ennemis des États-Unis, c’est être commissaires du peuple ou dissidents. Dans les États clients des États-Unis, il peut se révéler d’une difficulté écrasante. Au pays, c’est être des « experts responsables » ou des « forcenés en coulisses ».

Et puis, il y a toujours le choix de suivre le bon conseil de [Dwight] Macdonald : « C’est une grande chose que d’arriver à voir ce qu’on a sous le nez » – et d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont.

Extrait de la Partie I. De la responsabilité des intellectuels (1967)

En 1945, Dwight Macdonald publia dans Politics une série d’articles sur la responsabilité des populations et, plus précisément, sur celle des intellectuels. Je les ai lus quand j’étais étudiant, dans les années d’après-guerre, et j’ai eu l’occasion de les relire vingt ans plus tard. Ils me semblaient n’avoir rien perdu de leur puissance ni de leur force de persuasion. Macdonald s’intéresse à la culpabilité de la guerre. Il pose la question suivante : dans quelle mesure les peuples allemand ou japonais étaient-ils responsables des atrocités commises par leurs gouvernements ? Et, à bon droit, il nous renvoie la question : dans quelle mesure les peuples britannique ou américain sont-ils responsables des odieux bombardements terroristes de civils, une technique de guerre développée par les démocraties occidentales qui atteignit son summum avec Hiroshima et Nagasaki, certainement un des crimes les plus abominables de l’histoire. Pour un étudiant de premier cycle en 1945-1946 – pour quiconque dont la conscience politique et morale s’était forgée face aux horreurs des années 1930 : la guerre en Éthiopie, les purges soviétiques, l’« incident du pont de Lugou »1, la guerre civile espagnole ou les atrocités nazies, la réaction de l’Occident à ces événements et sa complicité active dans certains cas –, ces questions se posaient avec une force et une intensité particulières.

La démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés.

Concernant la responsabilité des intellectuels, il y a d’autres questions, tout aussi dérangeantes. Les intellectuels sont en position de dénoncer les mensonges des gouvernements, d’analyser les actes à partir de leurs causes, de leurs motivations, et des intentions, souvent occultes, de leurs auteurs. Dans le monde occidental, du moins, ils ont le pouvoir qui découle de la liberté politique, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression. À cette minorité privilégiée, la démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés. Étant donné les privilèges uniques dont jouissent les intellectuels, leurs responsabilités sont bien plus étendues que ce que Macdonald appelle la « responsabilité de la population ».

Les questions posées par Macdonald sont aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles l’étaient à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On peut difficilement éviter de se demander dans quelle mesure le peuple américain est responsable de l’impitoyable attaque américaine contre la population rurale, pratiquement sans défense, du Viêt Nam – une autre atrocité de ce que les Asiatiques appellent l’« Ère Vasco da Gama »2 de l’histoire mondiale. Quant à ceux d’entre nous qui sont restés silencieux et apathiques alors que cette catastrophe prenait lentement forme au fil des ans, dans quelle page de l’histoire trouveront-ils leur place ? Seuls les plus indifférents peuvent faire la sourde oreille à ces questions. J’y reviendrai plus tard, après quelques remarques rapides sur la responsabilité des intellectuels et la manière dont ils l’ont assumée au milieu des années 1960.

Les intellectuels face à la guerre du Viêt Nam 

Revenons toutefois à la guerre du Viêt Nam et à la réaction qu’elle a suscitée chez les intellectuels américains. Une des caractéristiques frappantes du débat sur la politique de l’Asie du Sud-Est dans les années 1960, c’est la distinction communément établie entre, d’une part la « critique responsable » et, d’autre part la critique « sentimentale », « à fleur de peau » ou « hystérique ». Il est particulièrement instructif d’étudier les termes dans lesquels cette distinction est établie. Apparemment, on reconnaît les « critiques hystériques » à leur refus irrationnel d’accepter un axiome politique fondamental, à savoir que les États-Unis ont le droit d’étendre leur pouvoir et leur contrôle dans les seules limites du possible. Une critique responsable ne remet pas en cause ce postulat, et elle estimera éventuellement que nous ne pouvons sans doute pas « nous en tirer » à un moment et en un lieu donnés.

C’est ce genre de distinction qu’un Irving Kristol semble avoir à l’esprit quand il analyse la contestation de la politique vietnamienne. Il oppose les critiques responsables comme le Times, le sénateur Fulbright et Walter Lippmann au « mouvement des teach-in »3. « Contrairement aux contestataires des universités, souligne-t-il, M. Lippmann ne s’engage pas dans des spéculations présomptueuses sur “ce que le peuple vietnamien veut vraiment” [visiblement, il s’en moque], ni dans une exégèse légaliste pour savoir si, ou dans quelle mesure, il y a “agression” ou “révolution” au Sud-Viêt Nam. Il adopte le point de vue de la realpolitik. Et il va apparemment jusqu’à envisager la possibilité d’une guerre nucléaire contre la Chine dans des circonstances extrêmes. »

Voilà qui est digne d’éloges, contrairement aux discours des « idéologues inconséquents » du mouvement des teach-in qui, au nom d’un « “anti-impérialisme” sobre et vertueux » et autres absurdités, se lancent dans des « diatribes contre “la structure du pouvoir” » et s’abaissent même, parfois, au point de lire « des articles et des comptes rendus de la presse étrangère sur la présence américaine au Viêt Nam ». De plus, ces sales types sont souvent des psychologues, des mathématiciens, des chimistes ou des philosophes – tout comme, d’ailleurs, ceux qui protestent le plus en Union soviétique sont dans l’ensemble des physiciens, des écrivains et autres personnes éloignées de l’exercice du pouvoir –, et non des citoyens bien introduits à Washington, qui naturellement ont tout à fait conscience que, « s’ils avaient une nouvelle idée géniale sur le Viêt Nam, ils trouveraient aussitôt une oreille attentive » auprès du gouvernement.

[…]

Il pourrait être utile d’étudier de près les « nouvelles idées géniales sur le Viêt Nam » auxquelles Washington a « aussitôt prêté une oreille attentive ». L’U.S. Government Printing Office est une mine d’informations sur le haut degré de moralité et de discernement de ces avis d’experts. On peut lire dans une de ses publications une communication du professeur David N. Rowe, directeur des études supérieures en relations internationales à Yale University, devant la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants. Le professeur Rowe a proposé que les États-Unis achètent tous les excédents de blé canadien et australien afin de provoquer une famine massive en Chine. Selon ses mots : « Attention, il ne s’agit pas d’en faire une arme dont le peuple chinois aurait à pâtir. De fait, ce sera le cas, mais c’est secondaire. Ce sera avant tout une arme contre un gouvernement autoritaire, qui ne pourra maintenir la stabilité du pays face à une famine généralisée. »

On ne trouvera pas trace chez le professeur Rowe de ce moralisme sentimental qui pourrait appeler une comparaison avec, par exemple, l’Ostpolitik de l’Allemagne hitlérienne4. Il ne craint pas non plus les répercussions de telles mesures sur d’autres pays asiatiques comme le Japon. Sa « très longue fréquentation des questions japonaises » lui permet d’affirmer que « les Japonais sont avant tout des gens qui respectent le pouvoir et la fermeté ». Par conséquent, « ils ne vont pas trop s’effaroucher d’une politique américaine au Viêt Nam qui, partant d’une position de force, vise une solution consistant à soumettre par notre puissance militaire des populations locales avec lesquelles nous sommes en désaccord ». Ce qui troublerait les Japonais, c’est « une politique indécise, une politique qui refuserait de s’attaquer aux problèmes [en Chine et au Viêt Nam] et d’assumer nos responsabilités là-bas d’une manière qui soit constructive » – comme celle que nous venons de citer. Ce qui pourrait « vivement inquiéter le peuple japonais et remettre en cause la bonne intelligence entre nos deux pays », ce serait d’« hésiter à faire usage d’un pouvoir qu’ils savent entre nos mains ». En réalité, un déploiement de toute notre puissance militaire serait même éminemment rassurant pour eux, dans la mesure où ils ont eu la démonstration « de la formidable force de frappe des États-Unis, […] et en ont fait eux-mêmes l’expérience ». Voilà sûrement un parfait exemple du salutaire « point de vue de la realpolitik » qu’Irving Kristol admire tant.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher, membre du conseil d’administration de l’Institut d’études extrême-orientales à la Seton Hall University. Selon lui, comme tous les peuples qui ont vécu sous le communisme, les Nord-Vietnamiens « seraient tout à fait ravis qu’on les bombarde pour les libérer ».

Évidemment, il doit bien y avoir des Vietnamiens qui soutiennent les communistes. Mais c’est là une question vraiment secondaire, comme le souligne l’honorable Walter Robertson, qui fut secrétaire d’État adjoint pour l’Extrême-Orient de 1953 à 1959. Si l’on en croit ses déclarations devant la même commission, « le régime de Peiping5 […] représente quelque chose comme moins de 3 % de la population ».

C’est dire si les dirigeants communistes chinois ont de la chance ! Selon Arthur Goldberg, les dirigeants du Vietcong, eux, ne représentent qu’environ « 0,5 % de la population du Sud-Viêt Nam », soit à peu près la moitié des nouvelles recrues du Sud pour le Vietcong en 1965, si l’on se fie aux statistiques du Pentagone. Goldberg poursuit en affirmant que les États-Unis ne sont pas certains que tous ces gens-là soient des adhérents volontaires. Ce ne serait pas la première démonstration de la duplicité communiste. Un autre exemple a été observé en 1962, lorsque, selon des sources du gouvernement américain, 15 000 guérilleros ont subi 30 000 pertes. Face à des experts comme ceux-là, les scientifiques et les philosophes dont parle Kristol feraient bien de continuer à tracer leurs cercles dans le sable.

Ayant réglé la question de la non-pertinence politique du mouvement de contestation, Kristol se tourne vers celle de ses motivations – plus généralement, ce qui a poussé, selon lui, des étudiants et de jeunes professeurs d’université à « virer à gauche » dans un contexte de prospérité générale et un régime politique libéral de type État-providence. C’est là, note-t-il, « une énigme à laquelle aucun sociologue n’a encore trouvé de réponse ». Puisque ces jeunes gens ont de l’argent, un bel avenir devant eux, etc., leur contestation est forcément irrationnelle. Ce doit être le résultat de l’ennui, d’une trop grande sécurité, ou quelque chose dans ce goût-là.

D’autres hypothèses viennent à l’esprit. Il se pourrait, par exemple, qu’en toute honnêteté ces étudiants et ces jeunes professeurs cherchent à découvrir la vérité par eux-mêmes plutôt que de déléguer toute la responsabilité aux « experts » ou au gouvernement ; et il se pourrait qu’ils réagissent avec indignation à ce qu’ils découvrent.

De l’intellectuel au « savant-expert »

Ce qui doit nous importer au premier chef dans cette réflexion sur la responsabilité des intellectuels, c’est leur rôle dans la production et l’analyse de l’idéologie. Et, de fait, l’opposition que Kristol établit entre les idéologues déraisonnables et les experts responsables est formulée en des termes qui font aussitôt penser à l’intéressant essai de Daniel Bell, La Fin de l’idéologie, aussi important pour ce qu’il ne dit pas que pour son contenu proprement dit6.

Bell présente et examine l’analyse marxiste qui voit dans l’idéologie un moyen de masquer l’intérêt de classe, selon la célèbre formule de Marx : la bourgeoisie est persuadée que « les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée ». Bell soutient ensuite que l’ère de l’idéologie est terminée, supplantée – du moins en Occident – par un consensus selon lequel chaque question doit être réglée selon les modalités qui lui sont propres, dans le cadre d’un État-providence où les experts en conduite des affaires publiques sont voués à jouer un rôle prépondérant. Bell prend soin, cependant, de préciser le sens d’« idéologie » dans ce qu’il appelle l’« épuisement des idéologies ». Il ne se réfère à l’idéologie qu’au sens de « conversion d’idées en leviers sociaux », d’« ensemble de croyances, animé par la passion, et [qui] cherche à transformer la totalité d’un mode de vie ». Les termes clés sont « transformer » et « convertir en leviers sociaux ». Selon lui, les intellectuels occidentaux se sont désintéressés de la conversion des idées en leviers sociaux en vue d’une transformation radicale de la société. Maintenant que nous avons atteint la société pluraliste de l’État-providence, ils ne voient plus la nécessité d’une transformation radicale de la société ; nous pouvons sans doute aménager de-ci, de-là notre mode de vie, mais ce serait une erreur que d’essayer de le modifier en profondeur. C’est ce consensus des intellectuels qui fait que l’idéologie est morte.

[Bell] ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts.

Il y a plusieurs points qui interrogent dans l’essai de Bell. Tout d’abord, il ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts. Il n’établit pas de lien entre son observation – selon laquelle, dans l’ensemble, les intellectuels n’ont plus à cœur de « transformer l’ensemble d’un mode de vie » – et le fait qu’ils jouent un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’État-providence. Il n’établit pas non plus de lien entre leur acceptation de ce type d’État et le fait que, comme il l’observe ailleurs, « l’Amérique est devenue une société d’abondance, offrant position […] et prestige […] aux anciens radicaux ». Ensuite, il n’apporte aucun argument sérieux montrant que les intellectuels ont « raison » ou « objectivement le droit » de rechercher ce consensus hostile à l’idée d’une transformation de la société. En effet, bien que Bell n’ait pas de mots assez durs sur la rhétorique vide de la « Nouvelle Gauche »7, il semble avoir une confiance bien utopique dans la capacité des experts techniques à régler les quelques petits problèmes qui continuent de se poser. Ainsi, le fait de traiter le travail comme une marchandise ou les problèmes d’« aliénation ».

Il semble assez évident que les problèmes classiques sont encore et toujours d’actualité. On pourrait même affirmer sans prendre trop de risques qu’ils ont gagné en ampleur et en gravité. Par exemple, le paradoxe ancestral de la pauvreté au sein de l’abondance prend des dimensions de plus en plus alarmantes à l’échelle internationale. Mais l’inconvénient du consensus intellectuel décrit par Bell est que, s’il semble possible, du moins en théorie, d’envisager une solution au niveau national, il n’y a guère de chances de voir un jour émerger un projet cohérent de transformation de la société au niveau mondial pour faire face à l’accroissement de la misère. Cela nous conduit tout naturellement à décrire le consensus des intellectuels selon Bell en des termes quelque peu différents des siens.

En reprenant la terminologie de la première partie de son essai, on pourrait dire que le technicien de l’État-providence trouve la justification de son statut social particulier et privilégié dans sa « science », plus précisément dans l’affirmation que les sciences sociales peuvent soutenir une technologie de bricolage social à l’échelle nationale ou internationale. Il passe ensuite à l’étape suivante, qui est d’attribuer une validité universelle à ce qui n’est qu’un intérêt de classe : il affirme que les conditions particulières sur lesquelles se fonde la prétention au pouvoir et à l’autorité de l’intellectuel sont, en fait, les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée ; que le bricolage social dans le cadre de l’État-providence doit remplacer l’engagement dans les « idéologies totales » du passé, idéologies qui visaient la transformation de la société. Parvenu à une position de pouvoir qui offre à ses intellectuels aisance et sécurité, l’État-providence n’a plus besoin d’idéologies qui prétendent à un changement radical. Le savant-expert remplace l’« intellectuel libre », pour qui « les mauvaises valeurs étaient à l’honneur, qui rejetait la société » et qui a perdu son rôle politique – maintenant que les bonnes valeurs sont à l’honneur.

[…]

On serait tenté de conclure qu’il y a une sorte de consensus au sein des intellectuels qui ont pu accéder à l’aisance et au pouvoir – ou se croient en passe d’y accéder – en « acceptant la société » telle qu’elle est et en défendant ses valeurs. C’est encore plus vrai des savants-experts qui remplacent les intellectuels libres de jadis.

Pour lire la suite et commander le livre, rendez-vous sur le site des éditions Agone.

[1] Cet affrontement, près de Pékin, entre soldats japonais et chinois, marque le début de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). [ndt]

[2] Les auteurs de cette formule considèrent les voyages de Vasco de Gama, ainsi que ceux de Fernand de Magellan et de Christophe Colomb, comme le début de cinq cents ans d’ascendant de l’Occident sur l’Orient. [ndt]

[3] Ces teach-in sont des forums constitués de débats, conférences, projections de films et concerts organisés à partir de 1965 par les étudiants pour protester contre l’intervention américaine au Viêt Nam. Sur Walter Lippmann (1889-1974), lire infra. [ndt]

[4] Bien que, par souci des proportions, il faut avoir à l’esprit que, dans ses pires moments de folie, le théoricien et ministre du Reich nazi Alfred Rosenberg parlait d’éliminer trente millions de Slaves et non d’imposer une famine de masse à un quart de la population mondiale. Soit dit en passant, l’analogie établie ici est hautement « irresponsable », au sens technique de ce néologisme discuté précédemment, parce qu’elle est fondée sur l’hypothèse que les déclarations et les actions des Américains sont soumises aux mêmes normes et ouvertes aux mêmes interprétations que celles de n’importe qui.

[5] En 1928, le généralissime nationaliste et anticommuniste Tchang Kai-chek changea le nom de Beijing (Pékin) en Peiping. Cette appellation se maintint durant l’occupation japonaise (1937-1945). La ville reprit officiellement le nom de Beijing lorsque la République populaire de Chine fut proclamée, le 27 septembre 1949. [ndt]

[6] Je n’ai pas l’intention d’aborder ici toutes les questions soulevées depuis douze ans dans le débat sur la « fin de l’idéologie ». Une personne douée de raison pourrait difficilement contester nombre des thèses avancées : par exemple, qu’à un certain moment de l’histoire une « politique de la civilité » peut se montrer judicieuse et même efficace ; que celui qui préconise l’action (ou l’inaction) a la responsabilité d’en évaluer le coût social ; que le fanatisme dogmatique et les « religions séculaires » devraient être combattus (ou, si possible, ignorés) ; qu’il faudrait appliquer des solutions techniques là où c’est possible ; que « le dogmatisme idéologique devait disparaître pour que les idées reprissent vie* » (Raymond Aron) ; et ainsi de suite. Comme tout cela est parfois considéré comme l’expression d’une position « antimarxiste », il convient de garder à l’esprit que ces opinions-là n’ont aucun rapport avec le marxisme non bolchevique, tel qu’il est représenté, par exemple, par des personnalités comme Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, Arthur Rosenberg, etc.

[7] Née de la révolte étudiante des années 1960 aux États-Unis, la New Left rejetait les principes de la « vieille gauche » des années 1930, notamment dominée par le parti communiste. Les activistes s’organisaient autour des libertés (politiques) des étudiants, des droits civiques des Noirs et de la paix en Asie, valorisaient la spontanéité et voulaient donner le pouvoir à la « base ». « Le “radicalisme” n’est pas l’affaire d’une élite chargée de diriger la conscience politique du peuple mais le problème des masses qui mènent elles-mêmes la lutte contre l’oppression. » On substituait l’action directe (violente et non violente) à la stratégie parlementaire 1. [ndt]

L’impératif néolibéral de « l’adaptation » : retour sur l’ouvrage de Barbara Stiegler

© Julien Février

Professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler publie en janvier 2019 « Il faut s’adapter » aux éditions Gallimard. Le titre de l’ouvrage évoque une expression familière au lecteur, tant des injonctions de cette nature saturent l’espace médiatique et politique : « notre système social n’est pas adapté au XXIème siècle », « la France a du retard sur ses voisins », « il faut évoluer et s’adapter dans un monde qui change », etc. Barbara Stiegler cherche à reconstituer la logique théorique sous-jacente à ces slogans. Pour ce faire, elle restitue les débats qui opposaient, au début du XXe siècle, les défenseurs du courant « néo-libéral » à leurs adversaires ; héritiers auto-proclamés de la théorie de l’évolution, ils se faisaient les promoteurs d’un « darwinisme » (souvent dévoyé, qui devait moins à Charles Darwin qu’à Herbert Spencer) appliqué aux champs économique et social. Le Vent Se Lève revient sur cet ouvrage essentiel, qui met en évidence une dimension longtemps ignorée du néolibéralisme. Par Vincent Ortiz et Pablo Patarin.


[L’année dernière, Le Vent Se Lève publiait un entretien avec Barbara Stiegler :  « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes »]

Si Barbara Stiegler rend hommage à Foucault pour ses réflexions sur le néolibéralisme dans Naissance de la biopolitique, elle en souligne également les limites. Foucault distingue le libéralisme classique, favorable à un État minimal, qui considère le marché concurrentiel comme une émanation spontanée des agents économiques, du néolibéralisme. Ce dernier considère que le marché concurrentiel n’a rien d’inné ni de spontané, mais découle au contraire d’une construction politique, juridique, sociale ; le néolibéralisme introduit ainsi, paradoxalement, un retour de l’État dans « toutes les sphères de la vie sociale », destiné à construire un ordre concurrentiel que les agents économiques sont incapables, à eux seuls, de faire advenir.

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

[Lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande », qui revient sur la distinction foucaldienne entre libéralisme classique et néolibéralisme avec l’ordolibéralisme comme étude de cas]

Le néolibéralisme se positionne donc en opposition au laissez-faire classique. Il va puiser dans les ressources du droit, de l’éducation ou de la santé, afin de construire un marché « selon des règles loyales et non faussées » plutôt que de s’en remettre à l’action spontanée des agents économiques. Stiegler reprend à son compte cette définition du néolibéralisme, mais reproche à Foucault d’avoir oublié le rôle des différentes doctrines évolutionnistes du XIXe siècle – de la Révolution darwinienne à la pensée de Herbert Spencer – dans la construction du courant néolibéral.

Le néolibéralisme de Walter Lippmann se situe aux confluents d’une volonté de faire advenir un capitalisme mondialisé concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser.

L’œuvre du journaliste, essayiste et diplomate américain Walter Lippmann semble incontournable pour comprendre l’émergence de ce courant de pensée. L’influence de ce théoricien, qui avait pour cheval de bataille la refondation du libéralisme, fut notable dans la vie politique américaine. Le colloque qui porte son nom, réalisé à Paris en 1938, est généralement considéré comme l’acte fondateur du néolibéralisme depuis l’ouvrage de Foucault.

Darwinisme social, libéralisme économique et retour de l’État : les sources contradictoires du néolibéralisme

Tout débute par son opposition – très relative – au pseudo darwinisme social de Herbert Spencer. Sociologue et biologiste ultralibéral anglais à l’influence considérable, celui-ci était le promoteur de la loi de la « survie des plus aptes » (survival of the fittest) dans les sphères économique et sociale. Par là même, il s’inscrit en faux contre Charles Darwin, qui préserve explicitement le genre humain de cette loi. Aux yeux de Spencer cette « loi », qui effectue un tri entre les individus aptes et inaptes à la survie, entre les entités économiques fonctionnelles et dysfonctionnelles, permet l’émergence d’un capitalisme chaque jour plus performant.[1] À mesure que le marché se globalise, que les « plus aptes » s’élèvent dans l’échelle sociale, la société devient davantage « adaptée » aux défis du capitalisme industriel, car davantage compétitive (de la même manière qu’une espèce animale devient davantage « adaptée » à son environnement naturel au fur et à mesure que les plus faibles de ses membres disparaissent).

S’il hérite partiellement de cet évolutionnisme concurrentiel, Walter Lippmann ne partage pas l’optimiste de Herbert Spencer ; il estime au contraire que la société contemporaine souffre d’un « retard » (lag) par rapport aux contraintes que son environnement lui impose. Le libre jeu du marché ne permet plus une adaptation permanente de la société aux défis de l’environnement. Il croit voir que l’économie américaine est dominée par des monopoles – et non par des entreprises en situation de concurrence -, que la société est trop peu compétitive, que les individus sont étrangers à cet esprit de concurrence que requiert pourtant la marche vers le progrès économique. Lippmann croit observer un paradoxe : l’espèce humaine a créé un environnement auquel elle n’est plus adaptée – la mondialisation capitaliste. La Révolution industrielle a induit une déconnexion psychique et cognitive entre ce que les individus perçoivent et l’échelle du marché – mondialisé, lointain et difficilement concevable. Contrairement à ce que postule le libéralisme classique, les intérêts privés ne s’harmonisent pas spontanément pour donner naissance à une société concurrentielle.

Herbert Spencer, auteur d’une théorie de l’évolution, était le principal concurrent de Darwin de son vivant. On a improprement qualifié sa pensée de « darwiniste sociale » © Photographie conservée dans les Smithsonian Libraries

Lippmann rejoint cependant Herbert Spencer dans son désir de voir advenir une humanité davantage concurrentielle et adaptée aux réquisits du marché global ; l’horizon du « darwinisme social » de Herbert Spencer demeure le même que celui de Lippmann : interconnexion économique globale, division croissante du travail, concurrence économique accrue. La lecture de l’histoire de Lippmann, comme celle de Spencer, est ainsi fortement téléologique : il n’envisage pas d’avenir alternatif possible pour l’espèce humaine. « Jusqu’à l’intervention, qui ne fait même pas partie des possibilités spéculatives, d’une méthode de production de la richesse qui serait plus efficace et radicalement différente, l’humanité est engagée dans la division du travail dans une économie de marché », écrit Lippmann.[2] Les sociétés qui sont incapables de « s’adapter » à ce mouvement se situent en quelque sorte en-dehors de l’histoire. Lippmann décrit crûment le sort qui leur est réservé : la colonisation par les nations plus avancées, plus compétitives, plus « adaptées ».

Le néolibéralisme de Lippmann se situe donc aux confluents de cette volonté de faire advenir un capitalisme concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser. C’est ainsi qu’il promeut l’émergence d’un État fort, à même de réguler le capitalisme, non pour le rendre plus démocratique ou égalitaire, mais au contraire pour accroître son caractère compétitif.

Une théorie des limites de la démocratie

En conséquence, le néolibéralisme lippmannien est également une théorie du gouvernement et de la démocratie. Il postule le caractère chimérique du peuple, pure fiction de la théorie politique ; seules existent des masses apathiques et amorphes. Les citoyens, quotidiennement saturés d’une masse d’informations qu’ils sont incapables d’assimiler et d’analyser, ont une compréhension chaque jour plus réduite du fonctionnement du monde et de l’économie. « La société moderne n’est visible par personne, pas plus qu’elle n’est intelligible de façon continue ou comme un tout (…) Il est déjà assez pénible aujourd’hui d’avoir à faire de son esprit un réceptacle pour un tapage de discours, d’arguments, d’épisodes décousus », écrit-il.[3]

Les masses s’opposent donc au sens de l’évolution, n’étant pas capables de comprendre la nécessité de réformes économiques qui leur permettraient d’accroître leur adaptation dans la jungle du capitalisme. Il y a donc une nécessité de repenser le modèle démocratique par l’entremise de leaders, d’experts, qui aideraient les gouvernements à réadapter les masses.

Dans son ouvrage Public Opinion (1922), Lippmann critique la démocratie, qu’il juge responsable du « retard » de la société par rapport à ce qu’exige son environnement compétitif. La démocratie ne peut fonctionner qu’en communautés réduites et isolées, qui vivent dans un environnement stable et prédictible ; aujourd’hui, la promouvoir revient à nier l’accélération « brutale et nécessaire » enclenchée par la Révolution industrielle, et l’élargissement de l’environnement des hommes jusqu’à la constitution d’une « Grande société » mondialisée.[4] Le peuple doit donc être limité dans sa souveraineté.

Dewey reproche à Lippmann de nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. Il reprend ainsi une critique que Darwin adressait implicitement à Spencer.

En parallèle d’un néolibéralisme, Lippmann envisage donc une « nouvelle démocratie », qui se fonde sur une base élective mais ne tolère qu’une intervention minimale du peuple. La souveraineté est partagée entre représentants et « experts ». Ceux-ci, qui fondent leur savoir sur l’étude des sciences humaines et de la psychologie, sont plus à même de prendre connaissance des ajustements que nécessite la société pour accroître son « adaptation » à l’environnement du capitalisme mondialisé. « La manufacture du consentement » conditionnera industriellement les comportements jusqu’à « réadapter » la masse à la « Grande société », en s’appuyant sur les moyens de communication modernes, la propagande et la psychologie.

Cette justification de la limitation de la souveraineté populaire par l’incapacité des individus à comprendre un monde devenu trop complexe, qui débouche sur l’apologie d’un gouvernement d’experts – lesquels sont chargés de limiter la violence qui s’abattra inévitablement sur les classes populaires, produit du désajustement entre la stabilité de leur mode de vie et les flux permanents auxquels elles sont confrontées-, trouve de curieux échos contemporains.

John Dewey : la démocratie par l’intelligence collective

Psychologue et philosophe pragmatiste américain, John Dewey écrit de nombreux ouvrages en réponse à Walter Lippmann, donnant lieu à ce qui sera nommé, des années plus tard, le Lipmman-Dewey debate.

Chez Lippmann, l’adaptation est réalisée, quitte à être forcée, dans un monde hiérarchique et figé, « avec un telos établi de manière autoritaire ». En cela, Lippmann est un héritier des thèses de Herbert Spencer, qu’il critique durement par ailleurs. Les similitudes entre le telos lippmannien et le telos spencérien sont flagrantes : l’évolution dirige l’humanité vers un état des choses davantage compétitif, complexe et mondialisé. Aucune finalité alternative n’est concevable : c’est le sens de l’évolution.

John Dewey © Eva Watson-Schütze

C’est sur ce point que porte la critique de John Dewey : il reproche à Lippmann d’absolutiser l’environnement économique dominant, de faire de la mondialisation capitaliste l’unique horizon auquel peuvent aspirer les sociétés. Une telle conception de l’histoire revient, pour Dewey, à nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. « Même un coquillage agit sur l’environnement. Il fait quelque chose à l’environnement autant qu’il se fait quelque chose à lui-même », écrit Dewey.[6] Toute expérience vitale est active en même temps que passive ; la relation d’un organisme avec son environnement ne peut qu’être dialectique. Dans une perspective darwinienne, Dewey reprend ainsi l’idée que l’évolution n’a aucun sens préétabli – reconduisant à l’égard de Lippmann une critique que Darwin formulait implicitement à l’égard de Spencer. Nul telos chez Dewey, et donc nul impératif « d’adaptation » de l’humanité à quelque contrainte environnementale que ce soit.

En conséquence de son évolutionnisme téléologique, Lippmann exclut explicitement les « masses » de toute discussion sur la finalité de l’espèce. Chez Dewey au contraire, l’adaptation est pensée sur le mode de l’expérimentation, de l’inventivité, et de l’implication collective. Selon lui, « l’intelligence collective » émerge au cours du processus évolutif, permettant à l’humanité de prendre conscience de l’environnement qui la détermine, et d’agir sur lui. Elle permet ainsi à l’espèce humaine de n’être soumise à aucune finalité, à aucun telos particulier. Dewey réintroduit donc la délibération, par le jugement populaire « du rapport de la connaissance fournie par d’autres avec des préoccupations communes », que Lippmann cherchait à expurger.

Le « retard » supposé de l’espèce humaine n’est ainsi pas perçu de manière négative par Dewey comme il l’est chez Lippmann. Les communautés, le voisinage, la stabilité des habitudes face à l’accélération du monde industriel, apparaissent indispensables à Dewey pour conserver une certaine unité dans la société. L’hétérochronie, pensée comme le désajustement temporel entre l’évolution du marché et celle des sociétés, composantes du peuple, en plus d’être inévitable, est souhaitable.

Dewey propose ainsi un nouveau libéralisme fondé sur une planification qui aurait pour but de modifier l’environnement auquel sont confrontés les individus. Il se fait le chantre d’un ensemble de réformes à même de permettre une réappropriation des institutions par le bas. Cette mise en pouvoir du partage aura de profondes incidences sur le système économique : « seul un renversement du système économique de profits permettra la liberté de production et d’échanges », écrit-il.[5]

L’éducation tient une importance primordiale dans la pensée de Dewey, puisqu’elle vise à rendre les esprits capables d’interpréter les « mouvements réels » de leur environnement, afin d’agir plus tard sur lui. La pensée politique de Dewey a ainsi pour horizon « l’auto-gouvernement » (selfgovernment) des sociétés.

Réadapter l’espèce humaine à son environnement compétitif par le droit, l’éducation et la santé

Loin de Dewey, le propos de Lippmann n’est pas de promouvoir l’intelligence collective, mais bien de mettre celle-ci « hors circuit », écrit Stiegler. Pour Lippmann, la « Grande révolution » est apparue avec la division du travail et non l’intelligence collective. Il estime cette révolution encore incomplète, nécessitant une division du travail accrue, dans des marchés toujours plus étendus. C’est la raison pour laquelle il souhaite « réadapter » la société aux contraintes d’un mode de production fondé sur la division mondiale du travail, afin de rattraper son « retard ».

Lucide quant aux apories du libéralisme classique, Lippmann n’est aucunement un adepte du laissez-faire. Il n’espère pas des marchés qu’ils effectuent seuls ce travail. Mais quelles sont alors les instances capables de réajuster l’espèce humaine à son environnement ?

Walter Lippmann © Photographie conservée à la Library of Congress.

Il s’agit tout d’abord du droit. Le deuil de l’émergence spontanée d’un marché compétitif, par le libre jeu des agents économiques, conduit Lippmann à considérer les artifices du droit et leur puissance de régulation. Cette immixtion du droit dans l’économie ne doit pas être comprise dans le sens d’une étatisation ou d’une socialisation à visée égalitaire, mais bien d’une judiciarisation compétitive des dynamiques de marché. Le droit est simplement conçu comme meilleur régulateur que le marché lui-même, lorsqu’il s’agit de décider quelle entité économique est suffisamment ou insuffisamment concurrentielle (« apte ou inapte » à la survie) pour perdurer dans le cadre d’une économie capitaliste. Le marché entièrement libre mène en effet à la constitution de monopoles illégitimes, les entreprises les plus performantes éliminant toutes les autres. Lippmann propose de briser ces monopoles à l’aide du droit, afin de maintenir une compétition permanente.

Chez les ordolibéraux allemands qui ont assisté au colloque Lippmann, cette judiciarisation prendra la forme de la constitutionnalisation de l’indépendance de la Banque centrale, destinée à créer les cadres d’une économie compétitive ; on la retrouve aujourd’hui gravée dans le marbre des traités européens. Plus récemment, ne peut-on pas considérer l’Autorité des marchés financiers (AMF), autorité administrative créée en 2003, en charge de réguler les marchés financiers pour y faire prévaloir la concurrence libre et non faussée, douée de pouvoirs d’injonctions et de sanctions contre les agents qui y contreviendraient, comme une manifestation de cette judiciarisation compétitive de l’économie ?

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

C’est ensuite par l’éducation et la santé que le néolibéralisme poursuit cette « adaptation » de l’humanité. Instituer la compétition comme fondement des dynamiques sociales nécessite des politiques publiques d’éducation et de santé ; le libre jeu de la compétition est en effet initialement biaisé par la « défectuosité du matériau humain » aux yeux de Lippmann. Au-delà des inégalités biologiques ou sociales à limiter, la santé publique doit assumer une forme d’eugénisme – uniquement positif, Lippmann rejetant avec force l’eugénisme négatif qui avait cours aux États-Unis – visant à corriger la mauvaise qualité de la souche humaine. La santé et les capacités de l’être humain doivent non seulement être maintenues à un niveau minimal permettant l’égalité des chances, mais être amenée à progressivement s’améliorer. Lippmann parle ainsi de la lutte contre le handicap, non comme une aide procurée à ceux-ci, mais dans une perspective de limitation des anomalies génétiques, et d’amélioration du patrimoine génétique des hommes. Pour Stiegler, Lippmann justifie politiquement une « augmentation illimitée des performances de l’espèce » ; un horizon qui n’est pas sans évoquer les débats relatifs, de nos jours, au transhumanisme.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Johann Chapoutot : « Le nazisme, par son imaginaire de la performance et de la concurrence, participe de notre modernité »]

L’éducation devient un instrument de réalisation de l’égalité des chances. Lippmann cherche à faire advenir par là même une société dont les inégalités seraient fondées sur les « supériorités intrinsèques » de chaque individu, et non sur des privilèges acquis. Il tente ainsi d’établir que l’accumulation illimitée n’est pas constitutive de l’essence du capitalisme. Critiquant les inégalités fondées sur la rente, l’héritage ou le monopole, il en justifie de nouvelles, qu’il qualifie de « naturelles » si elles sont issues d’un processus concurrentiel fondé sur l’égalité des chances.

L’éducation a également pour mission de faire intérioriser aux individus un impératif de flexibilité. Avec l’accélération de la compétition, l’ouvrier doit, pour Lippmann, être capable de changer régulièrement d’emploi – un avant-goût du marché du travail flexibilisé et de l’uberisation, ne peut-on s’empêcher de penser.

Pousser l’idéologie néolibérale vers sa conclusion logique

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

Son ouvrage livre donc une généalogie d’un néolibéralisme qui résonne fortement dans la société contemporaine, tant les modalités de réalisation du capitalisme mondialisé préconisées par Lippmann – judiciarisation compétitive de l’économie, éducation destinée à inculquer des normes concurrentielles aux individus, etc. – semblent prévaloir. En dévoilant le sous-texte évolutionniste du néolibéralisme, « Il faut s’adapter » permet de prendre la mesure de l’un de ses grands tours de force rhétorique : la transformation des anciens « progressistes », qui s’opposaient aux réformes néolibérales, en « conservateurs », et des anciens « conservateurs » en nouveaux « progressistes ». Replacées dans un corpus philosophique et des débats biologiques plus larges, les métaphores évolutionnistes qui saturent les plateaux de télévision et les discours politiques prennent ainsi toute leur signification.

C’est tout juste si l’on pourrait regretter que l’autrice ne s’attarde pas plus longuement sur la méthodologie qui a présidé à la rédaction de l’ouvrage et qui lui permet de proposer une définition du néolibéralisme comme idéologie de l’adaptation. Comment faut-il comprendre ce retour aux textes de Lippmann et de Spencer ? Suggère-t-elle par là que ces auteurs, et à leur suite les participants à la conférence Lippmann, ont eu une influence déterminante sur les élites politiques européennes et américaines ? Ou faut-il plutôt comprendre que cette entreprise d’archéologie des concepts a pour but d’éclairer une idéologie qui infuse de manière diffuse la société contemporaine, de la pousser vers ses conclusions et fondements logiques ? Dans tous les cas, le potentiel heuristique de l’ouvrage et des débats que Stiegler met en évidence – que l’on pense à leur implication dans l’économie, la sociologie, la santé, ou encore le secteur du numérique – est considérable.

C’est avec les mots de Barbara Stiegler que nous conclurons : « On comprend mieux comment le néo-libéralisme, sur la base d’un récit précis […] a pu s’accaparer à la fois le discours de la réforme et celui de la révolution, condamnant ses adversaires soit à la réaction, soit à la conservation des avantages acquis, soit à l’espérance nostalgique d’un retour (de l’État-providence, de la communauté, de l’auto-suffisance), et les enfermant dans tous les cas dans le camp du retard ».

Notes :

[1] L’élimination des « inaptes » doit être comprise au sens littéral. Dans Social Statics, Herbert Spencer écrit : « Il peut sembler dur que l’artisan doive souffrir de la faim à cause de son absence de capacités, qu’il ne peut surmonter malgré tous ses efforts. Il peut sembler dur que le laboureur malade, qui ne peut entrer en concurrence avec ses confrères, plus forts, doive supporter le poids des privations qui en résultent. Il peut sembler dur que la veuve et l’orphelin soient livrés à une lutte à mort pour la survie. Cependant, lorsqu’on considère ces dures fatalités non pas séparément, mais en connexion avec les intérêts de l’humanité universelle, on découvre qu’elles sont pleines de la plus haute bienfaisance – la même bienfaisance qui mène vers des tombeaux précoces les enfants de parents malades, qui prend pour cible les simples d’esprit, les intempérants, les malades mentaux, de même que les victimes d’une épidémie » (Herbert Spencer, Social Statics, John Chapman, 1851, p. 323. Disponible en ligne en anglais)

[2] Cité par Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Gallimard, 2019, p. 203.

[3] Ibid, p. 74.

[4] Lippmann emprunte à Graham Wallas le concept de Grande société. Celui-ci, dans un ouvrage éponyme (The Great Society, 1914), croit observer un désajustement entre les impératifs qu’impose le processus d’évolution aux société contemporaines et celles-ci. Il s’agit d’un camouflet adressé à Herbert Spencer, lequel pensait que les sociétés qui ne « s’adapteraient » pas mécaniquement aux contraintes auxquelles elles faisaient face disparaîtraient. Il s’agira, pour Lippmann, d’une source d’inquiétude, qui souhaitera « réajuster » les sociétés contemporaines aux impératifs d’adaptation qui pèsent sur elles. Cette inadaptation des institutions démocratiques à l’environnement imprédictible et fluctuant du capitalisme globalisé constitue également une thèse essentielle des thèses de Friedrich Hayek, qui reprendra lui aussi à Graham Wallas le concept de Grande société. (Friedrich Hayek, Law, legislation and liberty, Routledge, 1973, p. 148).

[5] Cité par Barbara Stiegler, op. cit., p. 145.

[6] Pour une réflexion plus poussée sur les mécanismes d’évolution, on se reportera à l’article de Barbara Stiegler « Le demi-hommage de Foucault à la généalogie nietzschéenne », paru dans Binoche, Bertrand et Sorosin, Les Historicités De Nietzsche, Publications de la Sorbonne, 2016. Si la conception darwinienne de l’évolution renonce à l’aspect téléologique qui caractérisait celle de Spencer, elle n’en reste pas moins empreinte d’un finalisme diffus, relatif à la fonction adaptative des organes ; le paléontologue Stephen Jay Gould a notamment pointé du doigt cette dimension du darwinisme.