Triomphe ou barbarie, de la colère des gilets jaunes à la révolte d’une nation

©Olivier Ortelpa

Depuis le 17 novembre, l’histoire s’écrit sous nos yeux. Il s’agit d’une de ces dates qui font l’histoire, tant les événements qu’elles ont vu advenir affectent les contemporains qui les ont vécus, et déterminent de manière décisive leurs actions futures.


Depuis plusieurs semaines, les routes de France et les rues de Paris sont le théâtre d’une mobilisation remarquable à la fois par sa spontanéité et par son ampleur. Nombreux étaient les acteurs politisés de gauche en France à faire preuve de circonspection à l’annonce de ces mobilisations, parfois jusqu’à l’excès, tant les acteurs politisés de droite semblaient déjà en avoir fait leurs choux gras. Beaucoup de choses ont été écrites sur la nature de ces mobilisations, et nous savons déjà que nous ne savons pas grand chose concernant ce mouvement, ou plutôt que nous ne sommes sûrs de rien. Nous savons qu’il a mobilisé spontanément, et en dehors de toute médiation politique, des centaines de milliers de personnes. Nous savons que le prix de l’essence n’est pas, n’est plus, la raison d’être de ce mouvement qui a déjà étendu son champ de revendications de façon impressionnante, jusqu’à n’en laisser audible que l’unique revendication  commune « Macron démission ». Nous savons que ce mouvement est dès lors sans contour, sans limite, flou, qu’il émane du corps social de la façon la plus brute qui soit et pour des motifs les plus concrets et ordinaires. Ces trois derniers samedis nous ont donné à voir la colère de cette « France d’en bas »1, cette France moyenne, diverse, périphérique, spontanément réunie… Mais pour être plus exact, et saisir le moment historique que nous vivons, peut-être ne devrait-on pas vraiment parler d’une multitude spontanée : les gilets jaunes ne sont pas tant un mouvement issu d’une France spontanée, que d’une France affectée.

L’ILLUSION DE LA RAISON

Sans prétendre expliciter tous les tenants et les aboutissants d’un tel mouvement populaire, il est nécessaire de tenter d’en proposer une lecture qui permette d’en tirer des conclusions politiques et, en définitive, d’agir. L’une des réalités qu’il nous faut accepter, malgré son caractère si brutalement opposé aux certitudes morales de notre époque, est que les individus agissent d’abord sous le coup des affects et non sous celui de la raison. Les citoyens présents dans les rues depuis le samedi 17 novembre n’agissent pas sous le coup d’une impérieuse rationalité d’homo economicus qui les enjoindrait à s’insurger contre la baisse mathématique de leur pouvoir d’achat. Ils agissent davantage par colère, par tristesse ou par peur.

L’ère moderne est philosophiquement inaugurée par ce vaste et long courant philosophique dit des « Lumières ». Un courant tout à fait hétérogène regroupant des philosophes qui s’opposent parfois très nettement. Mais tous ces philosophes ont en commun de construire une pensée qui rompt avec l’ordre ancien et qui entend constituer un paradigme nouveau, humaniste, révolutionnant des concepts tels que l’individu, les droits naturels, la souveraineté, etc. Et l’on peut ainsi distinguer deux grandes tendances parmi les Lumières : les Lumières « libérales » d’une part, qui construisent leur paradigme philosophique autour de l’individu, d’une conception naturelle de la liberté, et qui conçoivent une concurrence entre les libertés individuelles et l’ordre collectif ; et les Lumières que l’on pourrait qualifier de « républicaines » d’autre part, dont le paradigme philosophique repose sur le social, qui conçoivent l’individu d’abord comme citoyen faisant partie intégrante d’un tout, et la liberté comme un bien à construire. Spinoza, notamment, se retrouve dans la deuxième catégorie, le caractère original de sa pensée s’oppose, à l’époque, au libéralisme classique naissant.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps.

La philosophie de Spinoza constitue une approche inédite de la condition humaine en postulant tout d’abord l’unité entre le corps et l’esprit. « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Étendue existant en acte et n’est rien d’autre. »2

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Baruch Spinoza, philosophe du XVIIe siècle

Selon Spinoza l’esprit n’est pas distinct du corps et ne commande pas le corps, il n’est rien d’autre que la conscience plus ou moins claire que le corps a de lui même.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps. Pour comprendre le mécanisme que décrit Spinoza il faut bien faire la distinction entre « affection » et « affect ». Une affection désigne uniquement une affection du corps, soit une modification de ce dernier par un autre corps qui exerce sur lui une action et qui, par là, augmentera ou diminuera sa puissance, sa capacité d’agir. Par exemple, si je consomme un aliment au goût agréable et qui apaise ma faim, mon corps s’en retrouvera positivement affecté, par diminution de la faim et augmentation de sa force. L’affection positive qu’a produit cet aliment sur mon corps va amener mon esprit à concevoir une idée positive de cet aliment,  sous la forme d’un affect que l’on peut qualifier d’amour pour cet aliment.

C’est à partir de ce mécanisme fondamental que Spinoza développe ses conceptions de la liberté et de la condition humaine, soit du point de vue du corps, déterminé par des causes extérieures.

DU DOUTE A LA REVOLTE

Ce détour théorique paraît complexe et peut bousculer certains de nos présupposés, mais il s’avère très utile pour éclairer les événements actuels. L’Histoire, en effet, n’est pas constituée d’événements qui surgiraient comme autant de coups de théâtre, et viendraient ponctuer la grande pièce que joue l’Humanité depuis des milliers d’années. Marx aimait dire « ce sont les hommes qui font l’Histoire mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font ». L’Humanité joue sans en connaître le texte la grande pièce de l’Histoire, dont elle est pourtant l’auteure.

L’autorité et l’ordre que cette première entretient ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent.

Il existe des événements, peut-être en apparence anodins dans la grande fresque du temps humain, qui surgissent et font basculer l’Histoire dans un nouveau chapitre. Cette conséquence est due à un phénomène de cristallisation qui s’opère autour d’un tel événement, par le prisme duquel une série de repères, de mémoires, de passions et d’affects se rencontrent en un même point. Un point de convergence, donc, qui donne sens à des doutes, des intuitions et des incertitudes. Un point de basculement, mais un basculement avant tout dans l’esprit des hommes et, donc, un basculement en conséquence dans le cours de l’histoire. C’est ce que nous permet de comprendre Spinoza et c’est ce que nous appelle à comprendre le philosophe spinoziste Frédéric Lordon, figure de la gauche radicale depuis quelques années3.

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Frédéric Lordon, chercheur au CNRS et philosophe spinoziste

L’autorité, et l’ordre social que cette dernière met en place, ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent. Ce consentement ne s’obtient que par l’entretien d’affects positifs à l’égard de l’ordre dominant. Notre esprit est tel une balance affective déterminant nos actions : la multitude ne remettra pas en cause l’ordre dominant tant que la balance affective de la plupart des individus la composant ne se trouvera pas inversée, et ne les amènera pas à considérer comme davantage désirable d’abolir l’ordre dominant que de le conserver. Cette conversion de la multitude se déroule par un lent processus d’affection mutuelle entre les individus qui la composent. Les plus directement affectés par la domination en place seront les premiers à connaître le basculement de leurs désirs, et les autres individus, capables de compassion, se verront progressivement affectés à leur tour jusqu’au lent basculement de leurs désirs. D’abord naîtra la pitié, puis le doute, puis l’indignation et la révolte. Dans une société sur le chemin du basculement, le moindre événement peut amener du doute à la révolte.

LE POINT POTEMKINE

Frédéric Lordon aime nommer ce moment « le point Potemkine »4, en référence à la révolte des marins du cuirassé Potemkine, en 1905, mise en scène dans le célèbre film du cinéaste russe Sergueï Eisenstein.

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Affiche du “Cuirassé Potemkine”, Einsenstein 1925 © Goskino Films

Dans ce film de 1925, une scène retient l’attention du philosophe. Les marins du cuirassés s’indignent des conditions dans lesquelles ils vivent et les plus vaillants d’entre eux se confrontent au capitaine, lui mettant sous les yeux la viande avariée, infestée de vers, qu’ils ont pour seul repas. Le capitaine, incarnation de l’ordre et de la hiérarchie en place, se refuse à reconnaître la réalité de leur condition et tente de les convaincre que cette viande impropre à la consommation est excellente et bonne pour eux. La dissonance se créée alors entre leur constat du réel (la viande est avariée) et le discours de l’incarnation de l’ordre (la viande est bonne). C’est ce moment de dissonance que nous pouvons appeler le « Point Potemkine », avec une dissonance qui pousse les individus à la remise en question de leurs affects. Ici, c’est la confiance envers la hiérarchie qui est mise en cause, appelant le doute. Si le doute naît chez l’un des individus du collectif et se transmet d’individu à individu par affection mutuelle, il peut ainsi faire naître le sentiment de révolte contre l’ordre régnant devenu illégitime.

Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus à gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation.

Ce genre d’événements de basculement, ce genre de « Point Potemkine », est relativement courant dans l’histoire. Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 une berline lourdement chargée quittait la cité parisienne encore fébrile de plusieurs mois révolutionnaires. A bord de ce convoi inhabituel se trouvait Louis Capet, Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine et leurs deux enfants, tentant de fuir vers la frontière pour retrouver des forces armées qui reprendraient ensuite Paris et mettraient à bas les premiers pas révolutionnaires accomplis depuis 1789. L’histoire, nous la connaissons. La fuite fut un échec, Louis Capet et sa famille firent leur retour à Paris dans un silence de mort. Le 10 août 1792, les Tuileries furent prises d’assaut par les révolutionnaires, le 21 septembre, la République fut proclamée et, le 21 janvier 1793, Louis vit sa tête tomber.

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The arrest of Louis XVI and his family at the house of the registrar of passports, at Varennes in June, 1791, Thomas Falcon Marshall ,1854

Cet événement, connu sous le nom de la fuite de Varennes, fut pour le peuple de France un « point Potemkine ». Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus a gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation. En voyant ce monarque traître revenir dans la capitale, le peuple comprit qu’il n’avait plus à faire à son protecteur mais à un bourreau. Le peuple saisit la portée de siècles de dominations, de privilèges, d’oppression, de mensonges et réalisa, dans un mélange probable de colère froide et de désespoir brûlant, que ce bon roi n’était pas le garant de droit divin du seul ordre possible et souhaitable, mais bien la figure d’un ordre dominant à destituer.

L’une des réactions du peuple de Paris, le mois de juillet suivant la fuite de Varennes, fut de se réunir sur le Champs de Mars afin de rédiger une pétition demandant la déchéance du Roi. Nous connaissons là aussi la suite tragique de l’histoire : l’Assemblée législative nationale, alors largement composée de défenseurs de la monarchie, ordonna la dispersion de la foule par la force. Sans sommation des coups de feu furent tirés et de nombreuses victimes de la répression tombèrent sur le Champs de Mars.

LE POIDS DES AFFECTS COMMUNS

Certes, il peut sembler facile et emphatique d’établir un lien de parenté historique entre les gilets jaunes de 2018 et les sans-culottes de 1791. Mais ce lien n’est pas si fantaisiste, dans la mesure où les uns comme les autres se sont constitués autour d’affects communs. Ce qui différencie la foule d’un peuple, c’est justement cette construction par des affects communs, qui confère à la masse un caractère plus spécifique que la simple addition d’individus, et au mouvement une dimension plus profonde que le caractère éphémère de la spontanéité apparente.

En observant les mobilisations des gilets jaunes, nous observons également l’importance d’affects communs qui signent la construction d’un peuple. Le gilet en lui même, cet objet autrefois symbole du pouvoir gouvernemental à opérer un contrôle sur l’usage de l’automobile et la régulation de la sécurité routière, est aujourd’hui le symbole à la fois de cette révolte et de ce basculement des affects d’un peuple, qui se retourne contre l’autorité de l’Etat et dont il se réapproprie les symboles. Le gilet jaune est le dénominateur commun, avec l’essence, de tous les automobilistes, de toutes celles et ceux contraints par des déplacements quotidiens à parcourir les routes de nos campagnes et des périphéries de nos villes.

En apparence plus cocasses, des signifiants populaires festifs se retrouvent également lors des rassemblements des gilets jaunes. Ainsi, on a vu la chorégraphie des pouces en avant ou encore la chenille qui redémarre, animer les blocages de ronds-points. Il n’est pas anodin que ces danses, typique des fêtes et célébrations populaires en France depuis de nombreuses années, se retrouvent au milieu d’un mouvement de révolte d’un peuple, à l’instar du bal-musette qui investissait les usines lors des grandes grèves de 1936.

Le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée : il est le fruit d’une histoire.

Il est indéniable que de vastes mouvements sociaux, tels que les grèves de 1936 ou les événements de 1968, structurent l’imaginaire des gilets jaunes. De nombreux signifiants historiques et nationaux sont d’ailleurs mobilisés. Les drapeaux tricolores et la Marseillaise, symboles s’il en est de la Révolution française, se donnaient à voir et à entendre lors des dernières manifestation. Il s’agit incontestablement d’un mouvement national, ancré dans une histoire et un héritage. Et le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée, il est le fruit d’une histoire et d’une pratique collective du patrimoine, du territoire, d’infrastructures. Il est le fruit d’une domination commune par une caste et par son Etat. Vécu commun qui s’incarne en autant d’affects, structurant le peuple. Des affects communs négatifs à l’égard de cette caste qui nous domine, et des affects positifs à l’égard de notre patrie, de notre histoire révolutionnaire et de nos concitoyennes et concitoyens en souffrance.

©Virginie Cresci

Le mouvement des gilets jaunes est celui d’un peuple qui se construit, dans la colère contre l’injustice, dans la haine des dominants, dans l’empathie envers les dominé.es et dans l’amour du commun. Le théoricien post-marxiste Antonio Gramsci envisage la société comme un bloc historique5 : les Hommes sont soumis à l’influence des circonstances sociales mais eux-mêmes, en retour, sont capables de modifier ces circonstances. « Du passé faisons table rase » n’est donc pas un mot d’ordre gramscien, selon le penseur il est au contraire nécessaire d’absorber de manière critique les apports du passé. Ce passé nourrit les Hommes du présent d’affects communs permettant de structurer les corps sociaux, de construire les identités collectives et ainsi d’agir politiquement, par l’avènement d’un clivage nous/eux.

En définitive, le mouvement des gilets jaunes est ce peuple qui se construit après le basculement. Après ce « point Potemkine », ce point de prise de conscience des illusions qui camouflent les dominations, nous sommes seuls face à la dureté d’un système aliénant et oppressant. La caste aussi se trouve dès lors démunie : les tenants de l’ordre n’ont désormais plus que la force des matraques pour imposer leur réalité. Comme l’a écrit à plusieurs reprises François Ruffin, député de la France insoumise, le président Emmanuel Macron est haï, lui et son monde. Les affects que mobilisait la caste pour soumettre sont aujourd’hui les même par lesquels le peuple se construit et se soulève.

Aujourd’hui, il devient certain que le gouvernement aura beau mentir, négocier, s’incliner ou riposter, cela n’aura plus guère d’importance. L’ordre semble déjà rompu, le basculement s’est produit, et plus jamais les centaines de milliers de gilets jaunes, avec celles et ceux qu’ils représentent, n’accorderont leur consentement à l’autorité d’une caste désavouée. Le gouvernement sera autoritaire ou ne sera plus. De ce constat, nous réalisons que la caste doit chuter pour que le peuple puisse vivre, mais l’unique question qui doit désormais animer nos esprits est la suivante : Quel peuple doit vivre ? Quel peuple pouvons nous construire ? S’ouvre une époque nouvelle et s’ouvre, dans cette vaste clairière, brumeuse et effrayante, la possibilité d’un chemin vers un ordre humaniste, social et écologiste, porté par un peuple (re)naissant.

1Article de Marion Beauvalet : https://lvsl.fr/gilets-jaunes-le-soulevement-de-la-france-den-bas
2SPINOZA, Ethique, seconde partie, Proposition XIII
3LORDON Frederic, Les affects de la politique, 2016
4Conférence de Frédéric Lordon à Nantes, « Les affects de la politique », le 4 avril 2017 au Lieu Unique avec l’IAE, Les mardis de l’IAEoLU
5HOARE George et SPERBER Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, 2013

Mouvement, parti et pouvoir populaire

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 © teleSUR

Il semble que les partis politiques n’aient jamais eu aussi mauvaise presse. Réputés temples de la corruption et du carriérisme, gangrenés par les querelles intestines, ils se voient progressivement substituer des formes d’organisation que l’on nomme volontiers « mouvements ». Autrefois largement cantonné à la droite, ce refus du parti se répand dangereusement à gauche, sous diverses formes parfois purement nominales mais souvent accompagnées de conséquences pratiques bien réelles et fondées sur des doctrines accordant une place démesurée au rôle politique des affects. A l’heure « d’Aufstehen ! » et de la France Insoumise, revenir sur le rôle de la raison en politique ainsi que sur la fonction historique des partis et sur les mécanismes de dépossession doit nous permettre d’insister sur l’importance fondamentale d’organisations structurées et démocratiques orientées vers la prise de pouvoir des classes populaires. Par Mathis Bernard.


Chacun a en tête des exemples fameux de partis ouvriers et populaires qui ont marqué l’histoire, au premier rang desquels l’énorme Parti Communiste Français, qui compta jusqu’à 700 000 membres revendiqués à la fin des années 70. Ces organisations massives et hiérarchisées ont fasciné les sociologues : quantités de travaux leur sont consacrés, et les premiers ouvrages de sociologie politique étaient dédiés à ces organisations entièrement nouvelles et jugées caractéristiques de la modernité politique. Certaines, comme le PCF, ont acquis une influence sociale telle que leur capacité à modeler les croyances et les comportements, à forger les individus, était comparable à celle de l’Église catholique. A titre d’exemple, certaines communes de la fameuse « ceinture rouge » parisienne ont connu, à quelques époques, des taux d’abstention inférieurs à ceux des quartiers bourgeois, traduisant un rôle d’intégration politique capable de renverser jusqu’aux tendances statistiques les plus lourdes. De même, la SFIO (l’ancêtre du PS) et surtout le PCF ont été en mesure de propulser une masse considérable d’ouvriers et d’employés jusqu’aux plus hautes instances législatives, atteignant un pic de représentation populaire à l’Assemblée nationale en 1946 avec une centaine de députés. Depuis lors, cette proportion a constamment diminué jusqu’à retrouver aujourd’hui un niveau comparable à celui des premiers années de la République.

Défile du 1er Mai 1937 à Paris (Source : Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)

Toutefois, il ne s’agit pas de s’attacher à un mot: le parti de masse moderne est avant tout, en ce qui nous concerne, un principe de structuration démocratique et, pourrait-on dire, un ensemble de liens sociaux (ou de “sociation”, aurait dit Max Weber) fédérés dans l’objectif de la réalisation d’intérêts et d’objectifs idéologiques à travers la prise du pouvoir. Dès lors, peu importe, même si cela constitue un critère de définition habituel, qu’un parti participe ou non à des élections: un tel critère est tout à fait dispensable dans la mesure où il ne rend pas compte de la diversité historique des organisations partisanes.

Des organisations politiques telles que la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), qui comptait environ 150 000 membres en 1937, ont joué un rôle comparable d’éducation politique de masse, d’identification et d’action collective démocratique, et ne se présentèrent à un scrutin électoral que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre civile espagnole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la photographie qui a été choisie pour illustrer cet article: la Fédération des Jeunesses Libertaires, qui se rattachera au Mouvement libertaire de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la FAI en 1937, constitue bien la jeunesse d’un “parti” au sens large du terme. Si la CNT ne recrute, comme tous les syndicats ouvriers, que sur des bases de classe, et non en se fondant sur une pure adhésion idéologique, sa fusion avec la FAI et son rapport concret à l’exercice du pouvoir font que l’on ne saurait affirmer nettement qu’il s’agit seulement d’une “confédération syndicale” ou d’un “parti”: nous sommes manifestement face à un cas-limite. La forme du congrès symbolise le principe d’unification démocratique: regroupant des délégués venant de toutes les branches de l’organisation, il permet de dégager une ligne politique stable servant de base aux éventuelles instances exécutives. Nous reviendrons plus tard sur ces questions de fonctionnement interne, qui sont au cœur de la distinction entre organisation partisane et mouvement politique, mais au total, qu’il s’agisse du PCF ou du Mouvement libertaire, ces organisations ont eu pour point commun de participer à une socialisation des masses populaires à la politique moderne, c’est à dire une politique aux enjeux nationaux voire internationaux, donc médiatisée, marquée par les questions idéologiques et les clivages de classes.

A contrario, de nombreux partis conservateurs ont longtemps été de lâches regroupements d’élus notables qui, jouant auparavant sur leur prestige personnel pour obtenir des postes électifs, en furent réduits à se coaliser pour faire face à la puissante mutualisation des moyens politiques et économiques que constituaient les partis républicains et socialistes. Ils n’ont pas joué un rôle de développement d’un pouvoir populaire et d’éducation politique mais bien un rôle essentiellement paternaliste et électoraliste.

On ne saurait que trop souligner à quel point le parti politique sur le modèle socialiste fut la forme par excellence d’une politisation de haut niveau des masses ouvrières. Jouant certes un rôle secondaire par rapport à l’immense porte d’entrée vers l’action politique que représentaient les syndicats ouvriers, ceux-ci ont souvent constitué une école et une voie d’accès aux partis politiques. Les partis politiques modernes ont aussi permis de réduire considérablement le rapport notabiliaire à l’exercice du pouvoir : officiers, propriétaires terriens et rentiers ont vu leur nombre diminuer au sein des institutions représentatives à mesure que s’enracinait le suffrage universel, qui imposa la présence de nouvelles élites politiques, davantage issues de la petite bourgeoisie intellectuelle voire de la classe ouvrière, capables d’opposer programmes et doctrines aux relations clientélistes. Et s’il s’agit de tirer toutes les leçons des échecs historiques des organisations social-démocrates, communistes et libertaires, reste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, en abandonnant le principe d’une structuration formelle capable de poser les bases du pouvoir populaire, ce qu’une organisation déstructurée et peu autonome n’est pas en mesure d’accomplir.

Le mouvementisme : une forme de régression démocratique justifiée par une régression scientifique

En France, la forme mouvementiste de l’organisation politique est essentiellement incarnée par la France Insoumise. Dans son état actuel, celle-ci est manifestement dirigée par les anciens cadres du Parti de Gauche et de quelques autres formations de moindre importance, auxquels se sont greffés plusieurs figures qui se sont d’abord distinguées hors du champ politique, à l’instar du journaliste François Ruffin. Cela a amené, suite à une petite victoire électorale, à la constitution d’un groupe parlementaire relativement virulent, qui a su porter quelques problématiques nouvelles dans le débat parlementaire, ce dont on ne peut que se réjouir. Toutefois, son mode de fonctionnement rend structurellement impossible la constitution d’une organisation populaire jouant un rôle comparable à celui des partis de masse du XXème siècle.

Si on peut voir dans le mouvementisme contemporain une forme d’opportunisme jouant sur la méfiance populaire envers les partis politiques, il faut souligner qu’il peut être soutenu par les théorisations des principaux penseurs du populisme de gauche, au premier rang desquels Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Dans leur perspective postmoderne, inspirée par un remaniement de la philosophie du nazi Carl Schmitt, le “peuple” est essentiellement une construction du discours politique, une agrégation d’intérêts radicalement hétérogènes et a priori en conflits. Le leader, porte-parole et dirigeant, est alors celui qui opère la conversion en discours politique de ces intérêts hétérogènes via un ensemble de métaphores (le fameux « Le Pain et la Paix » de Lénine, souvent évoqué par Pablo Iglesias) plus ou moins douées de sens. Dès lors, difficile d’envisager qu’un peuple aussi métaphorique puisse exprimer une volonté cohérente et concrète susceptible d’être trahie par une direction politique insuffisamment contrôlée par sa base populaire.

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 (Source : teleSUR)

Chantal Mouffe déclare ainsi, dans un entretien à l’Obs:  « Je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique. Il n’y a pas d’abord un peuple qui préexisterait, puis quelqu’un qui viendrait le représenter. C’est en se donnant des représentants qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se réalise le “nous” »

S’il ne s’agit pas de contester la nécessité pratique de la représentation dans des sociétés bourgeoises fortement centralisées qui nous imposent à minima une forme de porte-parolat, ce n’est pas ce que Mouffe défend ici. Force est de constater que sa déclaration exprime non une attitude pragmatique prenant acte de l’impossibilité concrète et contingente d’une forte horizontalité mais bien une justification de la représentation qui confine à la métaphysique et rejoint étonnamment les conceptions aristocratiques de la représentation: chez l’abbé Sieyès, acteur important de la Révolution française, la représentation vise précisément à constituer une volonté générale qui ne préexiste pas au sein de la société mais ne se constitue que par le biais des élus.

Dans cette perspective théorique, l’objectivité du social, la force prépondérante de certains principes de découpages de la société, et en particulier la classe sociale, n’ont pas leur place: la classe n’est jamais qu’un principe parmi d’autres, issu non pas d’un ensemble de facteurs déterminant les comportements sociaux, mais bien d’une opération d’unification par le discours opérant sur un terreau hétérogène. Devant toute considération d’ordre proprement sociologique, Chantal Mouffe va davantage mobiliser le concept « d’affect » comme principe explicatif de la vie sociale et de la mobilisation, n’hésitant pas à recourir aux concepts psychanalytiques douteux de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort », voire aux théories pour le moins discutables d’un Jacques Lacan, en lieu et place des découpages fondés sur la matérialité des relations sociales et découverts par l’enquête scientifique. On ne saurait que trop voir le potentiel relativiste et nihiliste d’une telle position: en l’absence d’intérêts objectifs produits par la combinaison d’une humanité commune et d’une position sociale donnée, la définition éclairée et rationnelle du désirable politique est impossible.

Et si Mouffe n’est pas avare de critiques envers le “romantisme” (sic) des mouvements tels que Nuit Debout, dont elle fustige à raison le rêve naïf d’horizontalité parfaite et le refus du porte-parolat, sa théorie politique apparaît d’emblée compatible avec le fonctionnement de mouvements de type plébiscitaires tels que la France Insoumise. Car si l’on s’en tient à sa pensée, on ne voit pas en vertu de quel motif nous pourrions critiquer l’évidente absence de démocratie interne au sein de cette organisation, la dimension cooptative de la désignation de ses dirigeants et son caractère presque exclusivement électoraliste. Une fois la volonté populaire décrétée inexistante en elle-même, la raison mise au ban de la politique et les divisions objectives du monde social brouillées et noyées dans la toute-puissance du discours, ni la masse du peuple ni les adhérents d’une organisation politique ne peuvent revendiquer une parole et une action autonomes susceptible d’être opposées à l’action unificatrice du chef. L’usurpation du pouvoir par un dirigeant tyrannique est bien difficilement pensable.

Pour l’autonomie populaire : réinvestir et renouveler la forme du parti

Le militant socialiste, communiste ou anarchiste trouvera dans la sociologie scientifique des outils bien plus adaptés à une compréhension rationnelle des mécanismes sociaux et susceptibles d’être mobilisés pour défendre l’autonomie des classes populaires et leur éventuelle prise de pouvoir. La sociologie politique de Pierre Bourdieu, fondée sur une théorie du capital politique et militant, de ses modalités d’acquisition et de conservation, prend le contre-pied de l’analyse psychologiste de Chantal Mouffe, qui tient plus d’une psychanalyse des foules que de la sociologie scientifique. À rebours de cette tendance, qui affirme le matérialisme métaphysique pour mieux nier le matérialisme historique, Bourdieu établit à travers la théorie des champs une articulation du matériel et du symbolique en mesure de rendre compte de toute la diversité du social.

En effet, l’analyse de la dépossession des masses par les instances dirigeantes est au coeur de la théorie bourdieusienne des partis politiques. Examinant le fonctionnement interne des partis ouvriers historiques, et notamment le PCF, il montre de quelle façon ces énormes appareils structurés et hiérarchisés ont offert une dignité et une influence politique décisive aux masses populaires tout en sélectionnant, parmi les ouvriers ou parmi la petite bourgeoisie intellectuelle une élite dirigeante toujours susceptible d’usurper la parole et les intérêts des représentés. Les classes dominées, toujours définies par leur état de dépossession, sont contraintes par cet état à de tels modes de fonctionnements, qui mutualisent les moyens mais créent une forte dépendance à l’égard de organisation : l’élu du PCF, ouvrier formé dans les écoles de cadres du parti, ne peut quitter l’organisation sans perdre du même coup le capital politique collectif qui lui a permis d’obtenir sa position de pouvoir. Cependant, tant qu’il reste au sein du PCF, il se fait le porte-voix de la classe ouvrière dont il est issu mais ne fait plus tout à fait partie, contribuant autant à la déposséder de son expression autonome qu’à favoriser son pouvoir, sa formation politique et sa représentation au sein des institutions bourgeoises. D’où une formule aussi fameuse que paradoxale : “Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique.” C’est cette tension entre dépossession et conquête d’une dignité de classe qui est au cœur de l’analyse de Bourdieu, dont le continuateurs ont nuancé le pessimisme en montrant les formes institutionnelles susceptibles de contrecarrer les mécanismes d’aliénation.

Walter Crane, The Triumph of Labour, 1891 (Source : British Museum)

Les conséquences d’une telle analyse sur le débat qui oppose mouvement et parti sont patentes : si la forme partisane revêt des risques évidents, elle ne peut être évitée par un groupe politique dont l’objectif serait l’organisation autonome des classes dominées voire leur accession au pouvoir politique. Il faut un appareil puissant, en mesure de bâtir un grand nombre de militants issus de ces classes via la production d’une masse considérable de formation, d’expression et d’action politique, en lien avec les organisations de masse regroupées autour de revendications portant sur une thématique donnée. La production idéologique elle-même ne peut pas être essentiellement importée du monde journalistique ou académique, qui fonctionnent selon leurs logiques propres et nécessairement exogènes à l’organisation populaire : elle doit être le fruit d’intenses discussions démocratiques au sein de l’organisation, mobilisant un maximum de ses membres grâce à son appareil de formations et de communication interne, et menant à proposer une doctrine susceptible de rassembler le parti autour d’une même ligne politique. Ceci étant organisé dans une perspective résolument délibérative tout à fait opposée aux positions théoriques du populisme de gauche, basées sur une conflictualité au statut anthropologique. Une telle délibération interne doit être le moyen d’une véritable « souveraineté de la raison », pour employer la belle expression de Pierre-Joseph Proudhon, ainsi qu’une manière de produire un programme et des modes d’action susceptibles de correspondre aux aspirations populaires qui, n’en déplaise à nos populistes, préexistent à toute mise en forme. Une telle conception du débat interne doit être le support concret d’une vigilance organisée des membres du parti envers toutes les formes de dépossession de la parole: la ligne politique ayant été élaborée d’une façon aussi horizontale que le permet une structure formelle de grande envergure, les instances exécutives de l’organisation n’en sont que les dépositaires temporaires et toujours susceptibles de déviation.

A force de chercher à renouveler la propagande de gauche radicale, ce qui n’a certes pas été mené en vain, les organisations populistes en ont oublié l’impérieuse nécessité de proposer, en leur sein, des ressources (formation politique, outils efficaces de mobilisation sur toutes les questions politiques, liens de solidarité conviviale à échelle locale qui soient enracinés dans les lieux de vie et de travail des classes populaires…) introuvables dans d’autres types de groupes, et nécessaires à la construction dans le long cours d’une solide base militante. En ce sens, elles sont fortement soumises aux fluctuations électorales et n’ont pu porter au pouvoir que des représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont l’actuel groupe parlementaire de la France Insoumise est une illustration patente. La situation contemporaine des classes populaires, frappées de plein fouet par la précarité et l’individualisation des carrières, appelle un renouvellement pratique et théorique sur ce sujet. Et pourtant, la réflexion sur la domination de classe a été largement mise de côté au sein des organisations populistes, au profit de catégories autrefois jugées trop vagues (le peuple contre la caste…) pour produire autre chose qu’un efficace travail de propagande. On en trouve une traduction théorique dans l’éloge des « nouveaux mouvements sociaux » opérés par Chantal Mouffe, catégorie qui abandonne l’idéal d’une intégration effective de ces luttes prétendument nouvelles à un combat populaire général : provenant notamment de la sociologie d’Alain Touraine, ce concept vient appuyer une idéologie anti-syndicale et l’ethnocentrisme des classes moyennes supérieures, qui ont vu abusivement dans leurs formes propres de mobilisation et de préoccupations politiques des effets de génération touchant l’ensemble de la société. Les pratiques populaires, marquée par la dépendance au duo parti-syndicat, s’en trouvent du même coup renvoyées à une époque moins émancipée. Du reste, pour Mouffe et Laclau, la constitution de la classe ouvrière comme sujet historique rationnellement organisé au début du XXème siècle aurait même été une terrible erreur entravant la « construction » du peuple.

Cet abandon de l’analyse de classe vaut tout autant pour les organisations comme Podemos, qui au terme de longs débats a finalement adopté une organisation de type social-démocrate, avec tous les inconvénients que cela suppose en terme de dépossession politique, mais dont on ne voit pas bien en quoi les outils de propagande sont complétés, en interne, par une formation pratique et théorique de haut niveau qui soit susceptible de faire accéder les classes populaires à un haut degré de compétence politique. Les outils de l’analyse scientifique de l’histoire ont été abandonnés en rase campagne au motif qu’ils n’étaient plus compris par les masses. Dès lors, les seuls individus susceptibles d’accéder au pouvoir via les organisations populistes sont ceux-là mêmes qui n’ont aucun besoin, du fait de leurs capitaux culturels et politiques personnels, des moyens d’une organisation populaire et autonome. Ainsi, et alors même qu’il est formellement un parti, Podemos reproduit les errements du mouvementisme populiste autant que de la social-démocratie classique.

Dès lors, dans une organisation aussi autonome et massive qu’un grand parti populaire, la création et l’entretien d’institutions radicalement démocratiques sont absolument nécessaires si l’on souhaite éviter les apories des organisations socialistes historiques. Les moyens de communication modernes doivent être utilisés pour contrôler les institutions centrales et permettre des initiatives venues à tout moment de la base de l’organisation. S’il doit exister des instances exécutives quelconques, celles-ci doivent être clairement identifiées: le pire mal que l’on puisse infliger au projet d’une organisation aussi démocratique que possible est de nier l’existence d’instances dirigeantes là où elles se trouvent pourtant réellement. Elles doivent également être révocables à volonté, en tant qu’elles sont le sommet d’une organisation plus ou moins pyramidale (et il vaudrait mieux qu’elle le soit moins que plus) dont elles émanent. Leur marge de manœuvre doit être enserrée dans des résolutions de congrès précises et contraignantes, tandis que leur mandat doit être précis et faire l’objet d’un compte-rendu sur la base duquel ils seront jugés durant et après l’exercice de leur charge. Quant aux unités de base de l’organisation, elles doivent être tenues de respecter la discipline démocratique mais conserver une marge d’action nécessaire pour s’adapter aux problématiques locales et organiser le débat interne. Autant de règles bien connues qu’il reste surtout à mettre en pratique, en gardant à l’esprit que la désaffection pour la forme du parti que l’on constate en France est davantage une conséquence des échecs du marxisme-léninisme et de la social-démocratie que la marque d’une obsolescence définitive d’un mode d’organisation qu’il s’agit surtout de régénérer par l’action des classes populaires.

Ainsi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, réinvestir la forme du parti doit nous amener à accorder une importance bien moindre aux ambitions électorales. Car bien avant de devenir une machine à engranger des voix (et si toutefois il s’agit bien d’un objectif, ce dont on peut douter), un vaste parti populaire doit être un moyen pour les classes dominées d’accéder à la parole et à l’action politique de masse. De construire une dignité, une discipline et, en définitive, le moyen méthodique d’une conquête de la liberté.

 

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Lordon : Les affects de la politique ou de l’importance d’affecter

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image-1Frédéric Lordon est incontestablement l’un des théoriciens critiques les plus fins et importants de la décennie. Son dernier ouvrage, Les affects de la politique, s’inscrit dans la proposition théorique qu’il nourrit depuis maintenant plusieurs années : construire un structuralisme des passions . L’ambition est de dépasser l’aporie apparente du structuralisme : comment rendre compte des changements historiques, de l’action des individus et de leurs revirements plus ou moins soudains tout en accordant un caractère prépondérant aux structures ? En introduisant à l’équation, explique Lordon, la théorie des affects de Spinoza : « une chose exerce une puissance sur une autre, cette dernière s’en trouve modifiée : affect est le nom de cette modification. » Proposons une illustration. Le régime néolibéral, jusque dans les années 2000, exerce une domination idéologique d’apparence inébranlable. Par l’intermédiaire de l’immense majorité des médias qui lui sont acquis, le capitalisme néolibéral est parvenu à faire passer pour naturelles de pures constructions politiques (« la dette, il faut bien la rembourser ! », bégaient les thuriféraires béats et paresseux de l’ordre dominant) : « Tel est le pouvoir de l’hégémonie, pouvoir de conformer un imaginaire majoritaire, et d’y inscrire sa manière de juger. » (Lordon, 2016, p.135)

« Mais soudain, voilà que des peuples qui jusque-là ne bronchaient qu’à peine sous les coups de boutoir d’un néolibéralisme destructeur des conquêtes sociales prennent la mouche et se révoltent. »

Mais soudain, voilà que des peuples qui jusque-là ne bronchaient qu’à peine sous les coups de boutoir d’un néolibéralisme destructeur des conquêtes sociales prennent la mouche et se révoltent : ce sont les manifestations anti-austérité en Grèce, la victoire de Syriza, la percée spectaculaire de Podemos en Espagne. Comment rendre compte de ce brutal changement d’attitude ? C’est que, nous explique Lordon, l’affect de conformation néolibéral a poussé trop loin et vient de céder le pas devant un affect plus puissant : l’affect d’indignation, car « un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier. » (Spinoza, Ethique, IV, 7) L’affect d’indignation est « ce point d’intolérance dépassé où l’Etat (…) perd toute emprise sur ses sujets. » (Lordon, 2016, p.124)

Le projet de Frédéric Lordon est aussi ambitieux qu’il promet d’être fécond : allier la puissance conceptuelle que seule permet la philosophie à l’empirisme des sciences sociales. Après avoir appliqué son cadre théorique au salariat (Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, 2010) et aux institutions politiques (Imperium. Structures et affects des corps politiques, 2015), Lordon s’essaie ici à l’analyse de l’action politique. Qu’est-ce qui pousse les individus à l’action ? Et de remettre en question le primat traditionnellement accordé aux idées : les idées, explique Lordon, ne sont rien si elles ne sont pas affectées.

Ainsi, l’idée seule de la pauvreté ne suffit pas à provoquer la révolte contre ce qui l’engendre. Pour se révolter, il l’avoir vue de ses yeux, avoir mesuré de visu les souffrances qu’elle provoque : « Tout est affaire de figurations intenses puisque ce sont ces images, ces visions qui, bien plus que tout autre discours abstrait sur la cause, déterminent à épouser la cause. » (Lordon, 2016, p.65) Pour illustrer cette proposition, existe-t-il un meilleur exemple que celui du changement climatique ? Si ce phénomène est maintenant parfaitement documenté par la communauté scientifique, si ses dégâts présents et à venir sont indéniablement établis, comment expliquer qu’il suscite encore autant de désintérêt ? Comment expliquer que l’on tarde tant à prendre les mesures qui s’imposent pour y remédier ? C’est que nous n’avons pas été affectés : aucune catastrophe climatique ne s’est abattu sur la majeure partie des pays développés. La montée des eaux, les réfugiés climatiques, tout cela est encore très abstrait. Se pose alors la question des outils qui permettent d’affecter.

« Après avoir visionné des dizaines, des centaines de reportages sur la délinquance dans les banlieues, comment les imaginer autrement que comme de véritables zones de non droit ? »

C’est le rôle, nous dit Frédéric Lordon, des machines affectantes : les médias, les sondages, tout cela produit des effets sur les individus, les affecte. Après avoir visionné des dizaines, des centaines de reportages sur la délinquance dans les banlieues, comment les imaginer autrement que comme de véritables zones de non droit ? S’il faut tirer un enseignement de la lecture du dernier ouvrage de Frédéric Lordon, c’est l’urgente nécessité, pour les militants qui s’opposent à l’ordre social dominant, de monter leurs propres machines affectantes.

Pour aller plus loin :

  • LORDON Frédéric, L’Intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, coll. Armillaire, 2006.
  • LORDON Frédéric, Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
  • LORDON Frédéric, La Société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2013, 358 p.
  • LORDON Frédéric, Imperium : structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, 358 p.

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