Pharmacolonialisme et triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures Nord-Sud

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La crise du Covid-19 révèle le gouffre technologique et logistique béant entre pays de l’hémisphère Nord et de l’hémisphère Sud, qui confère un monopole de fait aux premiers quant à la gestion sanitaire de la pandémie. Ces fractures sont aggravées par le triage monétaire instauré par les États-Unis, permettant à l’Union européenne, l’Angleterre, le Canada, la Suisse et le Japon d’avoir accès à des dollars en quantité illimitée, tandis que le reste de l’humanité est invité à emprunter au FMI et à la Banque mondiale – contre de nouveaux plans d’austérité, en pleine crise financière. Par Andrés Arauz, ancien Ministre de la Connaissance et directeur général de la Banque centrale d’Équateur, traduction de Baptiste Albertone.


Faisons une expérience de pensée consistant à nous projeter dans trois mois, lorsque certains médicaments ayant des propriétés curatives auront été homologués, ou même dans un an, lorsqu’un vaccin aura été approuvé.

Ces médicaments vont être développés par les scientifiques des pays riches, et approuvés par les agences pharmaceutiques européennes (EMA) ou étasuniennes (FDA). En effet, les scientifiques des pays du Nord disposent de budgets d’État et d’entreprises incomparables à ceux des pays pauvres du Sud.

Même si un médicament venait à faire l’objet d’une étude, à être testé et développé en Amérique latine, puis approuvé par l’agence sanitaire d’un pays de la région, il n’aurait aucune crédibilité tant qu’une agence européenne ou étasunienne ne l’aurait pas approuvé. Entre le moment de l’approbation et de la production, des semaines ou des mois peuvent s’écouler. Lorsque les médicaments commenceront enfin à être distribués, la question qui se posera sera la suivante : à qui seront livrés les premiers lots de médicaments, les premiers vaccins ? Aux malades du Panama, de Guayaquil et de Saint-Domingue ? À ceux de New York ? À ceux de Lombardie ou de Madrid ?

Une autre réalité concernera la propriété intellectuelle de ces médicaments. Sera-t-il interdit de produire des versions génériques ou bio-similaires ? Les pays du Sud seront-ils sanctionnés s’ils désirent et sont en mesure de les reproduire sans l’autorisation des titulaires du brevet ? Même si nous parvenons à reproduire ces médicaments par le biais de licences obligatoires – une exception autorisée dans le capitalisme cognitif dominant – l’humanité – et le marché – feront-ils confiance aux copies qui n’ont pas reçu l’approbation de la FDA ou de l’EMA, même si elles ont l’approbation du CDSCO en Inde ou de l’APMN en Chine ?

Aujourd’hui, nous vivons déjà une avant-première : une seule entreprise dans toute l’Amérique latine propose les machines et les réactifs pour effectuer les tests. Elle fait don des équipements et génère une dépendance technologique dans les logiciels de ses appareils et dans l’acquisition des réactifs. Nous ne pouvons acheter qu’auprès d’elle, bien que les universités disposent de capacités sous-utilisées d’autres marques. Ceci fait déjà un scandale au Pérou et en Colombie.

De plus, les machines, les réactifs, et les futurs médicaments et vaccins, seront importés des pays riches, tout comme une grande partie de l’équipement et des fournitures médicales. En d’autres termes, ils ne seront pas produits dans les pays pauvres du Sud, ils devront donc être payés dans des devises fortes : en dollar.

Les États-Unis sont le seul pays en capacité d’émettre autant de dollars que nécessaires pour sauver sa population. À ce titre, le gouvernement étasunien a annoncé un plan de relance de 6 000 milliards de dollars pour soutenir son économie nationale.

Ce privilège exorbitant a récemment été partagé de manière exclusive avec cinq autres banques centrales dans le monde : la Banque centrale européenne, la Banque d’Angleterre, la Banque du Canada, la Banque nationale suisse et la Banque du Japon. Les États-Unis ont signé des accords qui permettent à ces pays d’avoir accès à des dollars illimités et infinis. Ces pays ne représentent que 11,8 % de la population mondiale. Il est nécessaire de le rappeler, car en période de crise biologique, nous devons mesurer notre action en termes de vies – ou bien devrions nous continuer à la mesurer en dollars ?

Pour six autres pays, l’Australie, le Brésil, la Corée du Sud, le Mexique, Singapour et la Suède, le gouvernement étasunien a ouvert l’accès aux dollars, bien que de façon limitée. Pour chacun d’entre eux, un plafond de 60 milliards de dollars est prévu. Pour trois autres pays, le Danemark, la Norvège et la Nouvelle-Zélande, le montant est encore plus faible, 30 milliards de dollars.

Si l’on ajoute les États-Unis, les cinq privilégiés, et les neuf autres bénéficiaires nous obtenons un total de 33 pays (la zone euro étant composée de 19 pays), qui ne représentent que 17,7 % de la population mondiale : c’est ce que j’appelle un triage monétaire.

Et pour le reste ? Rien. Ou plutôt, pour le reste, les élites étasuniennes invitent à aller emprunter auprès du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale – mieux que rien. Peut-on imaginer des pays en pleine crise humanitaire appliquant des politiques d’ajustements structurels et d’austérité sur le secteur public afin de recevoir quelques dollars ? C’est ce que souhaite le directeur de la Banque mondiale et c’est ce que la directrice du FMI a promis pour l’Équateur.

L’humanité est-elle réellement prête à tolérer qu’au milieu de la maladie, de la mort, de l’urgence sanitaire, de la paralysie économique, de la crise alimentaire et de la catastrophe humanitaire, les hommes politiques s’engagent dans des négociations avec le FMI et la Banque mondiale pour éviter les crises bancaires ou l’effondrement de leur monnaie nationale ?

Heureusement, des alternatives sont envisageables. En plus du dollar, il existe une autre monnaie mondiale : le droit de tirage spécial (DTS). Il est émis par le FMI et peut être créé à partir de rien. Au milieu de la crise de 2008-2009, le FMI a déjà émis 183 milliards de DTS et a permis d’alléger la situation de nombreux pays pauvres. Elle n’a pas exigé de conditions, ni de réformes structurelles ; ce n’est pas non plus une dette remboursable. En raison de la répartition des pouvoirs au sein du FMI, environ 10 % des DTS ont atteint les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui, le FMI est en capacité de répéter l’opération. De fait, la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a déclaré qu’à la demande des pays pauvres et à revenu intermédiaire, cette possibilité était actuellement étudiée de manière conjointe avec les « membres » (entendons, les États-Unis).

En 2009, la crise était financière et a frappé l’économie réelle des familles. Mais aujourd’hui, la crise est biologique et la dimension monétaire se doit d’être subordonnée à l’économie réelle – et à la santé – des familles. C’est pourquoi, cette fois, l’émission doit être beaucoup plus importante. Si les États-Unis ont offert « 6 000 milliards de dollars » pour leur économie, le FMI doit émettre « 3 000 milliards de SDR » pour le monde, ce qui signifierait près de 400 milliards de dollars pour les pays pauvres. Il est impensable que 17,7 % de la population mondiale dispose de dollars de façon illimitée, et qu’au même moment 6 337 millions de personnes soient confrontées, en plus de la crise sanitaire, à des crises économiques. L’absence de droits de tirage spéciaux pour les pays les plus pauvres du monde est l’équivalent, à l’échelle planétaire, d’un triage monétaire. Il est temps de faire passer la vie avant tout.

« Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré » – Entretien avec Bruno Jaffré

https://www.syllepse.net/l-insurrection-inachevee-_r_69_i_778.html

Bruno Jaffré vient de publier L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, aux éditions Syllepse. Cet ouvrage retrace l’histoire du pays depuis son indépendance et livre une analyse et un récit détaillé de l’insurrection populaire qui a chassé Blaise Compaoré, au pouvoir depuis 1987 – date où il participe à un coup d’État qui renverse Thomas Sankara. Bruno Jaffré a déjà publié trois ouvrages sur Thomas Sankara et la révolution burkinabè. Il tient un blog sur le site de Mediapart, et anime l’équipe du site thomassankara.net. Il avait donné un entretien pour LVSL en 2017. Celui-ci est réalisé par Tangi Bihan.

LVSL – Pourquoi les Burkinabè se sont-ils soulevés contre leur président Compaoré en 2014 ?

Bruno Jaffré – Le mécontentement s’exprimait déjà depuis de nombreuses années dans le pays. Compaoré a accédé au pouvoir après l’assassinat de Sankara, dans lequel il est impliqué.

De violentes manifestations, voire des émeutes, et des mutineries ont éclaté en 2008 et en 2011. Le pouvoir était honni. La population n’en pouvait plus, elle avait soif de justice, ne supportait plus la pauvreté et la corruption tandis que les dignitaires du régime exposaient sans scrupule leur opulence. Plusieurs initiatives importantes avaient été organisées depuis 2011 pour réfléchir à l’alternance, car le pouvoir était très impopulaire. Et depuis juin 2013, les Burkinabè manifestaient régulièrement par milliers voire par dizaine de milliers, dans toutes les villes du pays, contre la volonté de Compaoré de rester au pouvoir.

Sa volonté de changer la Constitution via un vote au Parlement a entraîné une réaction immédiate. Il voulait modifier la Constitution pour supprimer la limitation à deux mandats présidentiels et ainsi se présenter aux élections prévues en 2015. Beaucoup sentaient qu’il s’agissait là de l’ultime affrontement. Durant une semaine, se sont succédés appels à la désobéissance civile et à l’insurrection, manifestations massives, manifestations de femmes, appels à empêcher le vote. Le jour du vote, des dizaines de milliers de personnes ont convergé vers l’Assemblée nationale, arrivant de toutes les rues voisines, affrontant les forces de l’ordre des heures durant, progressant pied à pied et finissant par les déborder. L’Assemblée, prise par la foule, est brûlée, et le vote ne peut avoir lieu. Le lendemain midi Compaoré s’enfuit, exfiltré vers la Côte d’Ivoire avec l’aide des militaires français.

LVSL – Comment expliquer la longévité de Compaoré au pouvoir et le fait que le peuple et l’opposition n’aient réussi à le faire démissionner qu’en 2014, malgré les manifestations en réaction à l’affaire Zongo de 1998 et les mouvements sociaux de 2008 et 2011 ?

BJ – On peut en effet considérer que le mouvement de protestation contre l’assassinat du journaliste d’investigation Norbert Zongo représente le réveil de l’opposition, qui ne cessera alors de lutter contre le régime jusqu’à l’insurrection.

La nature du pouvoir a évolué depuis l’assassinat de Thomas Sankara, grâce aux luttes populaires. On peut caractériser le pouvoir de Compaoré en 2014, comme étant à mi-chemin entre la dictature et la démocratie. La période qui a suivi l’assassinat de Sankara a été très répressive, avec des assassinats, de la torture, des pressions de toute sorte dans les entreprises. Une Constitution, démocratique dans les textes, a été approuvée par référendum en 1991, ouvrant le pays au multipartisme, mais pendant très longtemps les gens avaient peur de s’exprimer. C’est la période où j’ai commencé à enquêter sur la vie de Sankara et je peux témoigner que beaucoup de gens qui l’avaient côtoyé refusaient de me rencontrer ou ne venaient pas aux rendez-vous qu’ils avaient pourtant acceptés.

Par ailleurs, le pouvoir n’a cessé de déstabiliser les partis d’opposition par toutes sortes de méthodes, promettant des postes à certains dirigeants, en distribuant de l’argent, etc. Il a réussi à gangrener les mentalités par l’appât de l’argent. Par exemple, les partis n’arrivent pas à faire rentrer des cotisations et les militants monnayent souvent leur participation aux activités. Et il doit y avoir près de 200 partis politiques.

Les partis sankaristes auraient sans doute pu avoir un avenir. La demande était forte au début du multipartisme. Ils ont combattu le pouvoir, subi des attaques de toutes sortes. Mais ils se sont perdus dans des querelles qui les ont rendus finalement peu crédibles.

Les mouvements sociaux de 2008 et 2011 n’ont pas amené un changement de régime, mais ont tout de même montré la faiblesse du pouvoir. Les révoltes étaient spontanées, partant de la base, venant d’un ras-le-bol face à la vie chère ou de collégiens après le décès de quelques-uns de leurs camarades. Des foules se répandaient dans les rues en attaquant les symboles du régime, les maisons des dirigeants ou les locaux de la police et de la gendarmerie. À chaque fois, Compaoré gagnait du temps, cédait sur les revendications des syndicats qui ne représentaient que les salariés pour faire cesser la révolte et négociait des aménagements avec les partis d’opposition. Cela dit, ces mouvements ont contribué à l’émergence de l’idée d’une nécessaire alternance.

La société civile s’est organisée, ainsi que l’opposition qui s’est regroupée dans le Chef de file de l’opposition (CFOP). Cette institution résulte d’une proposition issue d’un « Conseil des sages » mis en place après les puissantes manifestations qui ont suivi l’assassinat de Norbert Zongo en 1998 et 1999. Le CFOP, financé par le gouvernement, est dirigé par le chef du parti d’opposition qui a le plus de députés. Or en 2013, après les élections législatives, l’Union pour le progrès et le changement (UPC), obtient 19 députés. L’opposition est plus forte et l’autorité de son chef Zéphirin Diabré, un libéral, sur les autres partis du CFOP est incontestée, l’Union pour la renaissance/Parti sankariste (UNIR PS) qui dirigeait le CFOP en 2007 n’en avait que 4. C’est le CFOP qui va initier les manifestations en 2013.

LVSL – Pourquoi un livre sur l’insurrection de 2014 ?

BJ – Le travail de recherche que je mène sur Thomas Sankara n’a pas cessé depuis 1989, date de sortie de mon premier livre, et il m’a amené à retourner très régulièrement au Burkina Faso. Lorsque l’insurrection a chassé Blaise Compaoré, j’ai ressenti une joie immense, une reconnaissance envers certains acteurs qui avaient été aux premiers rangs et une grande admiration pour ce peuple. Je voulais faire connaître tout cela. Ces événements m’ont redonné la capacité d’écrire que j’avais perdue.

Par ailleurs, nous vivons une époque d’insurrections dans le monde entier. C’est passionnant et cela nous redonne de l’optimisme, cependant nous les connaissons mal. J’avais du mal à me lancer, mais un militant de Survie [1] me poussait à écrire depuis un moment, puis un journaliste burkinabè, car il trouvait les livres parus au Burkina insuffisants, et enfin quelques militants de ce pays m’ont incité à le faire. J’écris ainsi dans l’introduction que mon ambition est aussi de « restituer aux Burkinabè leur insurrection ». Les enquêtes m’ont permis d’accéder à des informations que beaucoup ont reconnu, après lecture, ne pas connaître. Mais il reste des inconnues comme l’enchaînement des décisions au sein de l’armée, notamment les raisons pour lesquelles elle n’a pas ou peu tiré alors qu’un massacre était possible.

Au fur et à mesure que j’avançais se développaient les insurrections en Algérie et au Soudan. Et je voyais dans celle du Burkina des leçons à tirer, des créations originales, notamment cet amendement à la Constitution [on y revient plus bas dans l’entretien], un inédit sur la scène internationale qu’est la Charte de la Transition, permettant de régler les problèmes institutionnels alors que la communauté internationale se faisait de plus en plus pressante. Mais il était clair déjà que la situation n’était pas révolutionnaire. Je dis souvent dans les débats que cette insurrection était le meilleur que pouvait faire le Burkina, dans une situation éminemment complexe, compte tenu du rapport de forces qui existait alors dans le pays.

Il y a bien d’autres choses que je voulais partager, la stratégie des uns et des autres, le jeu des acteurs si important dans cette situation complexe, la clairvoyance de certains leaders, le courage du peuple, les réformes mises en œuvre, cette formidable résistance au putsch de 2015… bref, partager ma connaissance de ce pays. Au départ, je pensais ne faire qu’une analyse mais j’ai rapidement changé d’objectif. Je suis retourné enquêter au pays, j’ai recherché de la documentation. Je voulais que l’enchaînement des événements soit restitué dans le détail. Ce travail était passionnant. Ce qui s’est passé devait être mieux connu au Burkina, mais aussi par-delà les frontières, comme un exemple, pas forcément à reproduire, mais comme un élément de réflexion utile à tous.

LVSL – Votre livre évoque les différents acteurs de la révolution, notamment l’armée. Quel a été son rôle dans l’insurrection ? Les généraux Honoré Traoré, brièvement chef d’État après la démission de Compaoré, et Isaac Zida, Premier ministre au cours de la Transition, ont pris des positions différentes au cours des événements…

BJ – Ce pays est habitué à voir l’armée jouer un rôle politique. Dès 1966, une insurrection éclate et les manifestants demandent à l’armée de prendre le pouvoir. Elle apparaît structurée, hors des querelles politiques dans lesquelles les populations ne se reconnaissent pas, et même, à l’époque, plutôt intègre. Cette image va se dégrader à la fin des années 1970, alors que le multipartisme est institué mais que le Président reste un militaire, le général Lamizana.

L’armée revient au pouvoir à partir de 1980 et, jusqu’à la Révolution de 1983 ce sont des clans de l’armée qui s’affrontent, bien que souvent liés à des partis politiques.

Et les militaires sont clairement aux commandes après le déclenchement de la Révolution en 1983 (depuis 1980 d’ailleurs), même si quelques intellectuels, représentants des partis révolutionnaires clandestins, sont membres du Conseil national de la Révolution (CNR). L’assassinat de Sankara est l’œuvre d’une partie de l’armée, alliée avec des organisations civiles qui avaient besoin des militaires pour se débarrasser de lui.

Au vu de l’histoire du pays depuis l’indépendance, de la défiance par rapport aux partis qui ne prennent aucune initiative, on comprend mieux l’appel à l’armée en 2014. Le lendemain de la prise de l’Assemblée nationale, une réunion a lieu entre les chefs de l’armée et des dirigeants des organisations de la société civile à la demande du Balai citoyen [2], qui avaient demandé à d’autres personnalités de venir les rejoindre. Le sort différent de ces deux officiers supérieurs s’est joué lors de cette réunion. Les membres de la société civile s’inquiétaient des pillages qui se développaient en ville. Le pays se trouvait dans un vide politique et sécuritaire qu’il fallait combler rapidement.

Le lieutenant-colonel Issac Zida et Honoré Traoré n’ont pas eu la même démarche. Mais ils sont tous deux issus du régime et occupaient des postes importants. Le premier était adjoint au chef de corps du régiment de sécurité présidentiel (RSP), mais aussi officier de liaison avec Guillaume Soro, chef des rebelles ivoiriens et grand ami de Compaoré qu’il considérait comme son « mentor ». Le deuxième était le chef d’État-major de l’armée. Tous les deux ont été mus par leurs ambitions personnelles.

Disons que le général Zida a mieux appréhendé le rapport des forces. Il a participé aux négociations avec la société civile, certainement pour défendre ce qui pouvait l’être encore, alors que le chef du RSP, Gilbert Diendéré, était occupé à organiser la fuite de Compaoré avec l’armée française. Il a pu donc jouer un double jeu. Mais il a rapidement senti le parti qu’il pouvait tirer de cette situation, et que son heure était peut-être arrivée. Contrairement aux autres chefs de l’armée présents, il était le seul à avoir déclaré tout de suite que les insurgés avaient raison. Traoré était perçu comme le représentant de Compaoré, qui l’avait nommé. Il faut se rappeler que durant cette rencontre, personne ne sait encore que Compaoré va démissionner.

Après ces discussions, Zida se rend accompagné des membres du Balai citoyen sur la place qui a retrouvé son ancien nom de « Place de la Révolution » et annonce la démission de Compaoré qu’il vient d’apprendre par téléphone.

Il se retire alors avec quelques amis officiers supérieurs et des dirigeants de la société civile dans un camp militaire et discutent toute l’après-midi et une partie de la nuit. Il acquiert la confiance des civils présents en démontrant sa capacité à rétablir l’ordre dans le pays et aux frontières et finit par obtenir le soutien de toute l’armée. Les dirigeants de la société civile voulaient une personne capable d’imposer son autorité sur toute l’armée, qui accepte finalement qu’il soit Président. Les civils s’opposeront à ce qu’un militaire occupe ce poste, mais Zida réussit par la suite à manœuvrer pour devenir Premier ministre.

LVSL – Les partis d’opposition, les syndicats et la société civile – notamment le Balai citoyen – ont joué un rôle clé également, et de nombreuses tensions les ont traversés…

BJ – En effet. Rapidement d’autres secteurs de la société civile vont accuser le Balai citoyen, qui n’était pourtant pas seul, d’avoir « vendu la révolution » et d’avoir installé l’armée au pouvoir. Il y a une mouvance de la société civile très influente via la Confédération générale des travailleurs du Burkina, le Mouvement burkinabè des droits de l’homme et d’autres organisations de la société civile, plus ou moins contrôlées par le Parti communiste révolutionnaire voltaïque (PCRV) – il se réclame de Staline et de Enver Hodja – qui n’a pas participé à l’insurrection en considérant que la situation n’était pas mûre. Ils se sont lancés avec d’autres dans ces accusations, affaiblissant le Balai citoyen qui avait pourtant fait preuve de courage et de clairvoyance devant le vide dans lequel se trouvait le pays.

LVSL – Une Transition a été mise en place entre la démission de Compaoré le 31 octobre 2014 et l’élection de Roch Marc Christian Kaboré le 30 novembre 2015. Pouvez-vous revenir sur la manière dont elle s’est mise en place et sur les rapports de force qui se sont joués en son sein ?

BJ – La société civile a progressivement pris les choses en main. Elle fonctionnait par assemblées générales. Or le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), né d’une scission du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré, quelques mois avant l’insurrection, manœuvrait pour infiltrer les assemblées générales avec le clair objectif d’affaiblir le Balai citoyen et de placer ses militants. D’autres militants de la société civile ont cependant réussi à prendre le relais et à passer outre ces difficultés, pour organiser le travail et arriver à un consensus à propos de la Charte de la Transition, puis à entamer les négociations avec les partis politiques puis l’armée.

Cette Charte de la Transition a été adoptée, elle a placé Michel Kafando, un civil, Président de la transition, et Isaac Zida Premier ministre. Elle a mis en place un Conseil National de la Transition (CNT), dont les représentants ont été choisis parmi les différents secteurs de la société, et qui a joué le rôle de parlement durant la Transition. Cette période est particulièrement détaillée dans l’ouvrage car elle me semble fondamentale dans l’explication du compromis obtenu, compte tenu du rapport de forces qui existait alors, et montre l’intelligence politique d’un certain nombre de leaders de la société civile.

LVSL – Les proches de Compaoré ont tenté un nouveau coup d’État à travers le régiment de sécurité présidentielle (RSP), le 16 septembre 2015. Comment expliquez-vous leur échec ?

BJ – La résistance a été immédiate et massive. À Ouagadougou, l’unité s’est réalisée y compris avec les militants du PCRV. Partout en Province, la population bravait le cessez-le-feu, se massait sur les places et autour des casernes en demandant aux militaires de s’opposer au coup d’État. Par ailleurs, Kafando et Zida étant arrêtés, le Président du CNT, Chériff Sy, est entré dans la clandestinité, comme de nombreuses personnalités de la société civile. Deux radios clandestines ont pu émettre successivement et ont relayé les différents appels à la résistance. Chériff Sy appelait les militaires à résister aux putschistes. Finalement la résistance populaire et la pression autour des camps militaires ont fini par décider les officiers intermédiaires à prendre l’initiative de monter à Ouagadougou et à lancer un ultimatum aux derniers militaires du RSP. Dès les premiers coups de feu, les derniers réfractaires du RSP se sont rendus.

Les putschistes ont été condamnés en 2019. Les verdicts, bien que relativement cléments – Diendéré, le chef des putschistes n’a écopé que de 20 ans de prison – ont été accueillis avec satisfaction, sauf par les avocats des accusés. Le procès a révélé en particulier le soutien aux putschistes de Guillaume Soro mais aussi du Mouvement national de libération de l’Azawad [3], dont les dirigeants avaient été soutenus puis accueillis à Ouagadougou dans le passé.

LVSL – Pourquoi parlez-vous d’ « insurrection » et non de « révolution » ? Et pourquoi est-elle, selon vous, « inachevée » ?

BJ – La victoire du MPP aux élections s’est traduite par le retour au pouvoir des proches de Compaoré qui l’ont lâché moins d’un an avant l’insurrection, ce parti ayant été créé en janvier 2014. Il n’y a eu aucun véritable procès contre les dirigeants de l’ancien régime jusqu’ici, ni contre les tortionnaires responsables des tortures après 1987, ni contre les organisateurs, bénéficiaires ou complices du pillage organisé des richesses du pays au profit du clan qui était alors au pouvoir. Et la corruption a fait massivement son retour. Les juges corrompus aux ordres sous l’ancien régime n’ont pas été inquiétés. Ce n’est donc pas une révolution, dans le mesure où le processus mis en place n’a pas entamé le destruction du système mis en place lors du régime précédent. Le système de corruption généralisée semble être revenu, et, si l’on écoute les Burkinabè, avec une ampleur inégalée. L’insurrection m’apparaît donc inachevée car au bout de 5 ans on constate que le même système perdure. Et comme me l’ont confié certains leaders, il est même mieux élaboré car la chute du régime précédent a servi de leçon.

Seuls les fonctionnaires ont obtenu d’importantes augmentations de salaire. Mais leurs syndicats continuent à faire grève et commencent à créer des mécontentements contre leurs mouvements jugés corporatistes, car ils ne représentent qu’une petite partie de la population.

Mais on peut se satisfaire que la procédure judiciaire sur l’assassinat de Norbert Zongo a repris. Les avocats viennent de déclarer que le procès pourra se tenir lorsque François Compaoré, le petit frère de Blaise Compaoré, aura été extradé. De même l’enquête sur l’assassinat de Sankara a pu reprendre et semble avoir beaucoup avancé. Le procès devrait se tenir fin 2020 lorsque le troisième lot de documents issu des archives françaises aura été livré.

Ce sont deux acquis importants parmi les revendications des insurgés.

LVSL – La figure tutélaire de Sankara est réapparue au cours de l’insurrection burkinabè. Quel est l’héritage du sankarisme aujourd’hui au Burkina Faso ? Les grands combats qu’avait à cœur Sankara (la lutte contre le néolibéralisme, contre la prédation des pays du Sud, etc.) trouvent-ils un écho depuis la chute de Compaoré ?

BJ – La figure de Sankara a été la référence de beaucoup d’insurgés. Elle n’est pas réapparue car elle était présente depuis de nombreuses années déjà, notamment depuis la commémoration du vingtième anniversaire de son assassinat en 2007 à Ouagadougou. 2007 correspond aussi à la sortie de nouveaux documentaires. Tous ces films sont vus et revus au Burkina grâce à l’initiative des festivals ciné droit libre créés par des leaders de la société civile. Des concours de dictions de ses discours sont régulièrement organisés. Sankara est adulé au Burkina, et dans la plupart des pays d’Afrique, beaucoup s’en réclament aujourd’hui. Mais cela entraîne une certaine confusion, comme l’explique le chercheur Ra-Sablga Ouédraogo dans cet article.

LVSL – Quel est votre regard sur la situation actuelle du Burkina Faso ? Les attaques de djihadistes se sont multipliées depuis la chute de Compaoré, la haine de la communauté peule se développe, alors que les élections de 2020 approchent…

BJ – La situation est particulièrement grave. Et pour l’instant on ne voit pas d’issue se dessiner. Les attaques ont de multiples sources : les problèmes sociaux, le recul de l’État dans le nord du pays, la désintégration de la Libye pour laquelle la France a une importante responsabilité avec le déversement d’armes et de combattants dont les intérêts sont contradictoires. Le Sahara a toujours été une voie de passage des trafiquants en tout genre, dont la drogue, et cette déstabilisation est pour eux une véritable aubaine.

La stigmatisation des Peuls, ethnie d’éleveurs nomades, n’est pas nouvelle. Il y a toujours eu un racisme latent contre eux. Le problème de la répartition entre zones de pâturage et zone de culture entraîne des conflits récurrents entre eux et les Mossis sédentaires, conflits qui ont déjà occasionnées des morts. Mais jusqu’ici les anciens avaient réussi à éviter que ces conflits se généralisent, intervenant rapidement après les premiers incidents.

Les Peuls sont presque tous musulmans et constituent une part importante de la population dans le nord du pays. Sans doute ont-ils été les premières recrues des djihadistes. Mais d’un autre côté ils subissent des pillages, des menaces, et sont pas du tout protégés. Ils constituent donc une population fragile sensible aux arguments des djihadistes. De plus, des milices d’auto-défense appelées Koglweogo se sont constituées dans les zones rurales où l’État est absent, elles pratiquent une justice expéditive et sont à l’origine des massacres contre les Peuls, comme à Yirgou où il y a eu 49 morts en janvier 2019. Dans les zones jusqu’ici épargnées par les attaques terroristes, il n’y a pas de tels recrutements et la cohabitation perdure.

Quant aux élections, le gouvernement est engagé dans un recensement de la population. L’opposition pense pouvoir l’emporter. Mais dans les conversations chacun se demande si les élections sont opportunes, étant donné le danger que court le pays, alors que, selon le chiffre couramment avancé, près de 35% du territoire échapperait au contrôle de l’État.

Notes :

[1] Survie est une association qui « dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique ».

[2] Le Balai citoyen est un mouvement citoyen fondé en 2013 sous l’impulsion des artistes Sams’K le Jah et Smockey, considérés alors comme les porte-voix de la jeunesse.

[3] Le Mouvement national de libération de l’Azawad est un mouvement séparatiste touareg engagé dans la guerre au Mali depuis 2011. Il fut soutenu par Blaise Compaoré et la France a aussi tenté de s’appuyer sur lui dans la lutte contre les djihadistes.

« La concurrence des impérialismes risque d’accroître la prédation sur l’Afrique » – Entretien avec Kako Nubukpo

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

En février dernier, Kako Nubukpo participait à une conférence organisée par le cercle LVSL de Paris sur le thème « euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? », où il traitait des enjeux économiques et géopolitiques afférents au franc CFA et portait un regard critique sur cette monnaie issue de l’époque coloniale. Dans son dernier ouvrage L’urgence africaine (septembre 2019, éditions Odile Jacob), il analyse les mutations que connaît le continent africain depuis une décennie : projet de réforme du franc CFA, pénétration croissante des capitaux français dans l’Afrique anglophone et lusophone, expansion de la Chine, etc. Cette nouvelle configuration bouleverse-t-elle l’équilibre géopolitique hérité de la décolonisation, caractérisé par la persistance du pré carré de l’Élysée dans l’Afrique francophone ? Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Alex Fofana.


LVSL – Vous estimez que l’impérialisme français est aujourd’hui davantage militaire qu’économique. Peut-on dire que la « Françafrique » de Jacques Foccart et de ses épigones, caractérisée par une superposition de diverses strates de domination héritées de la colonisation – impérialisme financier, néo-colonialisme économique, ingérences diplomatiques et militaires – est en voie de dissolution ?

Kako Nubukpo – On observe que seuls 20 % des investissements directs étrangers français à destination de l’Afrique finissent dans la zone franc. 80% des investissements directs étrangers français en Afrique sont à destination de l’autre Afrique : anglophone, lusophone, hispanophone. Cela signifie que l’Afrique qui commerce véritablement avec la France n’est pas celle de la zone franc. Cela explique à mon sens la perméabilité de notre discours critique vis-à-vis du franc CFA auprès des autorités françaises, qui se rendent compte que l’on n’a pas besoin de garder le franc CFA pour continuer à commercer avec l’Afrique. Le leitmotiv de l’entrepreneuriat et de la start-up nation porté par Emmanuel Macron s’accommode très bien du mode de fonctionnement des pays anglophones où l’État n’a jamais été jacobin. On observe une sorte de résonance et de convergence entre le discours d’Emmanuel Macron, très pragmatique et micro-économique, et les statistiques historiques sur le commerce et l’orientation du commerce entre la France et l’Afrique. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours pensé que la question du franc CFA et de la zone franc est avant tout politique, et renvoie au maintien du pré carré français dans la région, à la possibilité d’obtenir des votes africains aux Nations-unies, bien plus qu’à des impératifs commerciaux.

Ceci étant posé, on observe encore des permanences de ce que l’on peut qualifier d’économie d’empire, constituée de grands groupes français trop heureux de pouvoir gagner des marchés en Afrique sans passer par des appels d’offre. Cette économie semble en voie d’épuisement, du fait même de l’ouverture de l’Afrique aux pays émergents. La concurrence s’accroît, par exemple pour la construction de grands projets d’infrastructure – un domaine où la Chine progresse continuellement.

LVSL – La progression de l’influence chinoise est l’un des phénomènes majeurs de cette dernière décennie. Si elle s’accompagne d’un discours de contestation de la mainmise occidentale sur l’Afrique – aux accents anti-coloniaux – elle prend souvent les contours d’un véritable impérialisme. Les gouvernements africains pourraient-ils s’appuyer sur cette progression géopolitique de la Chine pour négocier avec les pays occidentaux dans des conditions plus favorables ? Ou s’agit-il d’un facteur supplémentaire d’asservissement ?

K.N. – Le discours chinois s’insère dans la faiblesse de la relation entre l’Occident et l’Afrique, à deux niveaux. 

D’une part, le gouvernement chinois affirme qu’il ne se mêlera pas de la politique interne des États africains et qu’il respectera l’impératif de non-ingérence. Les Chinois ont beau jeu de comparer ce discours avec les imprécations moralisatrices de l’Occident et des institutions internationales occidentales. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs.

D’autre part, le gouvernement chinois met en avant son caractère de pays en développement, au même titre que les pays africains. Ces deux éléments, partie intégrante du discours chinois, associés à des moyens financiers colossaux, permettent à la Chine de s’ériger en concurrent de taille vis-à-vis de l’Europe ou des États-Unis. C’est en ce sens que la prédation sur l’Afrique s’intensifie. 

Les dirigeants africains superposent des discours avec des proclamations à géométrie variable, qui se calent sur les desiderata de leurs interlocuteurs. Auprès du FMI ils tiennent un discours très libéral, auprès des Chinois ou d’autres pays émergents un discours plus volontariste et néo-mercantiliste de transformation des matières premières et de protection des marchés (comme au sommet Russie-Afrique de Sotchi). Aux Nations unies, ils tiennent un discours onusien de développement durable, lié à la théorie des droits d’accès, aux questions d’accès à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation, etc.

Ils ne veillent pas outre mesure à la compatibilité entre ces trois niveaux de discours et ne sont pas, de ce fait, les meilleurs défenseurs des intérêts collectifs africains. 

On observe donc davantage un risque de prédation accrue que de concurrence saine entre des fournisseurs.

LVSL – Vous êtes un opposant de longue date au franc CFA.  Le président ivoirien Alassane Ouattara a récemment rendu publique une décision (prise au nom de tous les pays de la zone franc) d’abandonner cette monnaie au profit d’une union monétaire plus large. Cette déclaration a de quoi surprendre, venant d’un président dont les accointances avec le pouvoir français ne sont plus à démontrer. Que penser de cette déclaration du président ivoirien et de ce projet d’abandon du franc CFA ? 

K.N. – Deux agendas convergent, même s’ils sont différents. On trouve d’une part la volonté de mettre en place une monnaie pour l’ensemble de la CEAO [communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, constituée de 15 États ndlr], qui est à l’oeuvre depuis 1983. En 2000, la décision a été prise par les chefs d’État de créer une seconde zone monétaire au sein de l’Afrique de l’Ouest, que l’on a appelé la ZEDMAO et qui concerne les États d’Afrique de l’Ouest n’utilisant pas le franc CFA – six États, dont le Cap-Vert, qui est rattaché à l’euro mais de façon volontaire et non institutionnelle. Des critères de convergence ont été mis en place pour la création de l’ECO, qui devait être la monnaie de cette seconde zone monétaire. Étant donné le non-respect de ces critères de convergence, les chefs d’État ont récemment pris la décision de créer l’ECO en une seule étape par la fusion des sept monnaies et de l’escudo du Cap Vert. La mise en place de l’ECO est annoncée pour janvier 2020, avec une banque centrale située au Ghana – l’institut monétaire d’Afrique de l’Ouest, basé dans ce pays, est en quelque sorte l’embryon de cette monnaie. 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

On trouve, d’autre part, un second agenda qui a trait à la réforme du franc CFA, lequel ne concerne pas uniquement l’Afrique de l’Ouest, puisque la zone franc s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique centrale. Plusieurs questions sont posées : celui du nom de la monnaie, des réserves de change qui sont actuellement hébergées par le Trésor français, du rattachement de la monnaie à l’euro. On se demande donc dans quelle mesure la réforme du franc CFA coïncide avec la mise en place de l’ECO étant donné que ce sont deux agendas différents – avec un point de convergence puisque les huit États de l’Union monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UMOA), qui utilisent actuellement le franc CFA, devraient adopter l’ECO.

On peut observer une certaine schizophrénie de la part des chefs d’État de cette zone, qui louent les mérites du franc CFA tout en affirmant qu’ils vont mettre en place l’ECO. De la même manière, le président ivoirien Alassane Ouattara annonce que l’ECO possédera un taux de change fixe avec l’euro tandis que le président nigérien annonce que l’ECO sera rattaché à un panier de devises. À l’heure où nous parlons, il y a une incertitude sur la forme que prendra l’ECO, si le projet se matérialise effectivement en 2020. 

LVSL – Au-delà du changement de dénomination, à quelles conditions cette réforme permettrait-elle effectivement aux pays utilisant le Franc CFA de sortir de ce que vous nommes la « servitude monétaire » ?

K.N. – À trois conditions. La première n’est plus en jeu, puisque l’ECO règle la question de l’intitulé de la monnaie – CFA signifiant à l’origine « Colonies françaises d’Afrique ». 

Il y a ensuite deux condition économiques cruciales. Le financement des économies africaines à des taux d’intérêt acceptables d’une part, ce qui est impossible avec le franc CFA dont les taux d’intérêt sont à deux chiffres et exige des garanties trop importantes de la part des emprunteurs. Une compétitivité des prix soutenue à l’export de l’autre ; or, le franc CFA agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations. Il institutionnalise donc un déséquilibre de la balance commerciale. Si l’ECO règle, même partiellement, ces deux aspects – le financement de l’économie par le financement du marché intérieur et la compétitivité à l’export – un grand pas aura été fait. 

LVSL – Quels seraient les secteurs économiques qui profiteraient d’une disparition du franc CFA ? 

K.N. – Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, la zone franc a créé une dualité institutionnelle. C’est un espace dans lequel quinze États ont crée CEDEA (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) en 1975, avec des règles pérennes de fonctionnement. En 1994 se met en place l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En conséquence, les États se retrouvent dans une situation de schizophrénie, essayant de respecter les règles des deux organismes. La disparition du franc CFA dans l’Afrique de l’Ouest homogénéiserait l’espace d’un point de vue institutionnel, puisqu’il signerait la fin de la CEDEAO.

Si l’on s’en tient aux tenants de la thèse du grand marché, on se retrouverait avec un marché de quinze États, quinze économies, une monnaie – l’ECO – et au moins la possibilité d’effectuer des économies d’échelle. Cela peut être une bonne chose, mais il faut identifier les avantages comparatifs. En Afrique zone franc, le coton constitue une culture économique compétitive. Cela fait des années que je plaide pour la mise en place d’un pôle de compétitivité coton dans le triangle formé par le sud du Mali, le nord de la Côte d’Ivoire et l’Ouest du Burkina Faso. Le coton pourrait jouer un rôle de secteur moteur en Afrique de l’Ouest francophone. Le Nigéria, relativement industrialisé, offre d’autres secteurs sur lesquels il serait possible de s’appuyer. En termes de production agricole on trouve le manioc, qui ne fait pas l’objet du commerce international, qui fait parti des cultures « orphelines » et dont la consommation est très importante sur la côte ouest-africaine. On pourrait concevoir la création d’une nouvelle industrie du manioc. On pourrait ajouter le cacao de Côte d’Ivoire, premier exportateur mondial – le Ghana étant le deuxième ou le troisième, qui pourrait être le moteur d’une industrie du chocolat en Afrique de l’Ouest. Des initiatives sont prises ici et là, mais elles restent embryonnaires à l’heure actuelle. L’un des intérêts de la réforme de la zone franc est de nous permettre de lier nos réflexions à propos du bon fonctionnement d’une monnaie à la création de l’ECO.

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

LVSL –Vous consacrez dans votre ouvrage de nombreuses pages à la question du libre-échange, et de ce que l’on nomme communément « l’intégration africaine ». La zone de libre-échange continentale (ZLEC) est promue par les tenants habituels du libéralisme économique mais aussi par certains militants qui revendiquent un héritage panafricain, comme Aya Chebbi [lire son entretien pour LVSL ici]. Vous suggérez, dans votre ouvrage, de tirer des leçons des impasses que rencontre la construction européenne. L’économiste Cédric Durand nomme « scalarisme » l’illusion selon laquelle « le déplacement de certains attributs étatiques de l’échelle nationale à une échelle plus vaste » et l’extension des marchés seraient par nature porteurs de progrès. Pensez-vous que l’on fait preuve d’un optimisme démesuré concernant la ZLEC ? 

K.N. – Il faut prendre en compte un élément théorique d’ordre général, et un autre plus spécifique à l’Afrique.

L’élément théorique tient au fait que le débat n’est pas tranché entre les analyses néolibérales et keynésiennes relatives à l’efficacité des marchés. Les néolibéraux sont des tenants du caractère exogène des chocs ; selon eux, en élargissant la taille des marchés, du fait de la loi des grands nombres, les chocs vont s’amortir. Les bons prix s’afficheront systématiquement, reflétant les conditions de rareté relative sur les marchés. À l’opposé, les perspectives d’inspiration keynésienne, néo-keynésienne et post-keynésienne, prennent les fluctuations que l’on observe sur le marché pour des imperfections intrinsèques au marché – comme les comportements d’inversion vis-à-vis du risque, les comportements opportunistes, l’incertitude ou encore les « effets de butoir ». Si les fluctuations sont davantage endogènes qu’exogènes, l’élargissement de la taille des marchés ne va pas régler le problème. Ce discours libre-échangiste porté par la ZLEC est un discours sans fondement théorique incontestable. 

Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation.

Il faut également prendre un compte un élément davantage propre au continent africain. Les pères de l’intégration africaine du « groupe de Casablanca » [association d’États africains créée au début des années 1960, rassemblant tous les panafricanistes du continent], dont la perspective était résolument fédéraliste, considéraient d’un bon œil la mise en place d’un État fédéral, d’un marché africain intégré et d’une monnaie africaine. Cette résonance avec le panafricanisme permet à la ZLEC de se parer d’une forme de légitimité historique. Il faut donc se garder de toute confusion. Des questions cruciales subsistent ; il ne faut pas, en particulier, que le grand marché que va créer cette zone de libre-échange soit alimenté par le reste du monde. Il faut que le contenu qui circule dans ce marché soit africain, au moins à hauteur de 50%. Il y a une faible dynamique d’offre à l’heure actuelle, mais une forte dynamique de demande – du fait de la croissance démographique, en vertu de laquelle deux milliards d’Africains habiteront le continent en 2050 ; ce marché devra transformer ces deux milliards de personnes en demandeurs solvables, avoir la capacité de générer des revenus, et pour cela de créer des emplois et de transformer les matières premières. Il me semble clair que le tracteur de l’émergence africaine sera la demande – et une demande solvable. 

Je ne suis donc pas opposé à la ZLEC en tant que telle, à condition que ce marché soit alimenté par la production africaine. Se posent ensuite des questions plus techniques qui concernent le respect des clauses ; on observe pour l’UEMAO une faible crédibilité des sanctions par rapport aux déviants. Alors qu’elle n’est composée que de huit États, elle parvient difficilement à sanctionner ceux qui ne respectent pas les règles communautaires, les directives et les règlements. On imagine donc la difficulté de le faire pour cinquante États… 

Demeure enfin une question politique : quel degré de fédéralisme budgétaire les États sont-ils prêts à consentir ? Si l’on ne règle pas la question des transferts des pays les plus dotés vers les moins bien lotis, on se retrouvera avec ce que Paul Krugman nomme des effets de polarisation, avec d’une part des enclaves de prospérité et de l’autre de larges espaces qui seront encore plus désertiques qu’actuellement en termes d’industrialisation. 

LVSL – Une partie importante des discours portant sur l’émergence de l’Afrique pointent du doigt la nécessité, pour le continent, de se convertir à une économie de services ; ce serait un moyen de permettre aux pays africains de sortir de leur statut d’exportateurs de matières premières. Que penser de cette injonction à la tertiarisation, qui implique pour le continent africain de passer outre l’industrialisation ?

K.N. – Cette question est fondamentale. Je viens d’achever une étude sur la transformation structurelle des économies africaines, et l’on observe que les emplois migrent directement du primaire vers le tertiaire, sautant l’étape du secteur secondaire, où l’on trouve pourtant le plus de potentialités d’emplois pérennes, du fait de l’industrialisation. L’Afrique peut-elle passer outre l’étape de l’industrialisation ? 

Kako Nubukpo © Clément Tissot pour LVSL

La réponse est liée aux différents États et aux différentes configurations géographiques. Certains pays côtiers peuvent peut-être se spécialiser dans les services, mais d’autres grands pays, comme l’Éthiopie, se positionnent davantage comme les sous-traitants de la Chine avec ses zones économiques spéciales. J’estime qu’il faut en passer par l’industrialisation – en évitant les erreurs de « l’industrie industrialisante » que l’on a connu dans les années 60, notamment en Algérie. Il faut identifier les chaînes de valeur dans lesquelles on souhaite s’inscrire, et identifier les positions, au sein de celles-ci, où l’on peut obtenir des avantages comparatifs. C’est ce que je nomme, dans mon ouvrage, les « couleurs de l’économie » : certaines chaînes de valeurs concernent l’économie bleue, d’autres l’économie verte, d’autres l’économie mauve (la culture), l’économie transparente (le numérique), etc. Il n’existe pas de réponse valable par soi, mais l’impératif réside dans tous les cas dans des emplois stables. 

LVSL – Vous faites appel, dans votre ouvrage, à la grille analytique de Karl Marx et de Karl Polanyi. Les solutions protectionnistes et interventionnistes que vous proposez en matière d’économie ne sont pas sans rappeler l’agenda de nombre de « pères de l’indépendance » africaine, influencés par le marxisme et conduits par un nationalisme anti-colonial. Le bilan des expériences étatistes des années 1960 n’est pas des plus concluants. Quelles ont été les erreurs commises desquelles il faudrait apprendre pour ne pas les reproduire ? 

K.N. –  Dans les années 1960-70, la question de la bonne gouvernance n’était pas au cœur des préoccupations. On a connu de nombreux « éléphants blancs », ces projets très ambitieux, mais dont le lien avec le secteur productif n’était pas avéré. On a emprunté à des taux variables pour financer ces projets, faibles au début des années 60, mais se sont retrouvés à deux chiffres dans les années 1980 : cela a conduit à une spirale de surendettement.

Il faut aussi prendre en compte le fait que les structures étatiques, dans les années 1960, étaient hérités de la fin de la colonisation : les personnes bien formées n’étaient pas légion, alors même que les gouvernements relevaient le défi de la construction d’un État moderne. Ils se sont retrouvés pris au piège de l’argent qui coulait à flots, mais d’un nombre limité de cadres capables d’impulser cette transformation. En Amérique latine, cette situation a donné lieu aux « ajustements structurels ». En Afrique, on observe aujourd’hui qu’après vingt ans de « tout État » puis trente-cinq ans de tout-marché, on revient progressivement à une forme de pragmatisme. 

C’est la raison pour laquelle je m’appuie sur des penseurs comme Karl Marx ou Karl Polanyi. Ils permettent de prendre en compte la complexité du fait socio-économique en Afrique. J’appelle dans mon ouvrage à une analyse prudente : il faut prendre en compte les forces productives, les rapports sociaux de production, les régimes d’accumulation, les modes de régulation et les modes de production. Il faut ramener ce que l’on peut qualifier « d’économie de la régulation » dans l’analyse court-termiste des institutions de Bretton Woods [Fonds monétaire international et Banque Mondiale ndlr] sur l’Afrique.

Actualité du panafricanisme, féminisme, Union africaine… entretien avec Aya Chebbi

Aya Chebbi © Louis Scocard

À l’occasion du Women 7 (W7), Aya Chebbi, émissaire à la jeunesse auprès de l’Union africaine, était à Paris pour y rencontrer les organisations de la société civile des pays du G7. À quelques mois du sommet du G7 qui se tiendra à Biarritz fin août, le Women 7 se fixe l’objectif de s’assurer que des engagements concrets en faveur de l’égalité femmes-hommes seront pris dans l’ensemble du processus. Présentée comme « une jeune diplomate voulant bousculer l’Union africaine », elle est désignée par le magazine Arabian Business comme l’une des 40 Arabes de moins de 40 ans les plus influents. Entretien réalisé par Louis Scocard.


Le Vent se Lève – Vous vous définissez comme une « panafricaniste féministe activiste » et avez été nommée en 2018 émissaire de la jeunesse auprès de l’Union africaine, quelles vont être vos missions ?

Je suis l’envoyée du président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki. Mon mandat est de deux ans. Ma mission est premièrement d’être la voix de la jeunesse africaine auprès de la Commission et auprès des États membres. Ensuite, c’est de faire le plaidoyer par rapport à la charte de la jeunesse africaine que plusieurs pays ont signée et ratifiée auprès des autres qui ne l’ont pas signée. Mais surtout, le plus important pour moi, c’est l’agenda 2063 qui a un plan d’action sur 10 ans et de nombreuses missions. C’est notamment à moi de faire le plaidoyer pour l’implémentation de ces actions sur le terrain. L’une d’entre elles concerne les jeunes et les femmes. Je dois aussi veiller à la coordination et à l’harmonisation des 8 départements de la Commission. Enfin, m’assurer de la participation inclusive et de l’engagement des jeunes aux États membres et à la Commission.

La Charte de la jeunesse a été adoptée en 2006. C’est un document dont on est très fiers, car il est progressiste. Il comprend presque tous les droits auxquels peuvent aspirer les citoyens africains : politiques, sexuels, sociaux… Mais depuis 2006, nous n’avons pas vraiment d’évaluation des mesures adoptées depuis, donc nous ne savons pas où nous en sommes par rapport aux droits des jeunes. Malheureusement, peu de gens savent que ce document existe en Afrique.

Cette Charte représente le travail de la société civile et des jeunes Africains qui ont entrepris un plaidoyer pour avoir une Charte de la jeunesse et qui ont fait partie du comité qui a développé ce document avant qu’il soit adopté par les États membres en 2006.

LVSL – Est-ce à dire que les dirigeants africains seraient trop vieux ?

Ils sont trop vieux. La moyenne d’âge des dirigeants africains est de 66 ans. Le problème, ce n’est pas forcément leur âge, mais plutôt l’écart entre les dirigeants et la population dont la moyenne d’âge est de 25 ans. Cet écart cause de nombreux problèmes, notamment de compréhension et de gestion des problématiques. Actuellement, on gère les problèmes sociétaux avec la mentalité et les outils des années 1950, 1960. Mais la jeunesse africaine d’aujourd’hui ne veut plus de frontières, souhaite une économie verte, une e-gouvernance, et de tout ce qui représente un progrès par rapport aux années 1960. À l’époque, c’était « comment peut-on bâtir des États ? » alors qu’aujourd’hui, justement, nous ne voulons pas de ces frontières. La vision a donc changé.

LVSL – Ne pensez-vous pas que le problème vient d’ailleurs et que l’ensemble du système politique africain tend à maintenir les mêmes personnes au pouvoir ? Comme on a pu le voir au Rwanda avec Paul Kagamé, en Algérie avec Abdelaziz Bouteflika, et la volonté de Pierre Nkurunziza au Burundi et Faure Gnassingbé au Niger de prolonger leur mandat ?

La jeunesse africaine doit s’impliquer dans la gouvernance pas nécessairement en devenant président ou parlementaire. C’est important aussi, mais si on participe chaque jour, en tant que citoyen, à la gouvernance : pour influencer sur la politique, sur les budgets, à des échelles locales, municipales et régionales, cela peut fonctionner. La majorité de la jeunesse africaine ne participe pas, car il y a ce sentiment partagé d’être marginalisés et d’être exclus du leadership. Si tous les jeunes participent, s’impliquent dans le secteur public, dans les universités, et s’engagent politiquement, les politiciens actuels ne pourront plus rester en place.

LVSL – La jeunesse africaine représente aujourd’hui près de ⅔ de la population du continent. Comment développe-t-on un continent où la jeunesse occupe une si grande place démographique ?

Je suis en train de créer 4 modèles pour mettre en place un mécanisme d’engagement pour les jeunes.

Le premier : l’information. Les jeunes ne sont déjà pas informés de l’existence de la Charte de la jeunesse, ni de l’agenda 2063, ni des instruments que leur propre pays a signé comme la Zone de libre-échange continental (ZLEC ou Continental Free Trade Agreement) qui va être mis en œuvre au sommet à Niamey, au Niger au mois de juillet. C’est un espace où le marché sera ouvert en Afrique, ce qui est une première. Cette zone devrait créer des milliers d’emplois et les jeunes ne le savent même pas ! Comment vont-ils bénéficier de ces instruments s’ils ne sont pas au courant de ce qui a été signé par leurs propres dirigeants ? La communication est primordiale.

Le deuxième : on pense que l’Union africaine c’est Addis-Abeba (son siège), mais l’UA appartient à tous les États membres ! J’aimerais lancer des centres de l’Union africaine dans chacun des États membres comme un espace d’innovation, de créativité, d’information afin de comprendre ce qu’est l’Union africaine.

Le troisième : c’est le volet Paix et Sécurité. J’organise déjà des tables rondes au Soudan ou encore en Algérie, avec des activistes qui ont participé à des transitions politiques dans leur pays, le Sénégal, le Burkina Faso, la Tunisie, la Gambie, le Zimbabwe… Pour créer du partage de connaissances, mais aussi pour commencer à influencer le conseil de Paix et Sécurité de l’Union africaine où la jeunesse n’est pas écoutée. Pour moi, il est important que les jeunes comprennent comment l’UA et la Commission fonctionnent. Je suis peut-être l’envoyée, mais je ne peux rien faire sans la mobilisation des populations. Il est important d’ouvrir la porte et d’apporter de nouvelles voix au sein de la Commission, mais aussi de l’influencer pour qu’elle comprenne qu’elle ne peut pas continuer sans écouter la jeunesse africaine. C’est important d’avoir leurs recommandations. Cela prendra du temps, mais je crois que nous sommes plus intéressés par l’action que les réunions ou les sommets. J’espère réussir à créer un vrai dialogue intergénérationnel pour comprendre que l’on doit travailler ensemble. Nous sommes, les jeunes, des produits du système africain et si nous nous retrouvons, demain, à la tête des pays, nous ne pourrons rien faire, car nous ne comprendrons pas le système. Ce mécanisme de communication intergénérationnel sera une plateforme en ligne pour permettre à tous les jeunes de se faire entendre.

Le quatrième : faire en sorte que même après mon mandat (2020), il y ait une vraie continuité et que tout ce que nous avons accompli ne soit pas vain.

LVSL – Aujourd’hui dans le monde, naître pauvre et femme rend la tâche deux fois plus compliquée. On sait qu’en Afrique, les femmes sont bien plus touchées par la pauvreté et encore le chômage, certaines pratiques demeurent d’actualité comme l’excision… Comment fait-on pour lutter contre tout cela à un niveau continental surtout lorsque les pays africains présentent tant de disparités, que ce soit au niveau du développement économique, démographique ou encore social ?

Nous avons différentes campagnes au sein de l’Union africaine sur ces questions. Par exemple, contre le mariage précoce et forcé ou encore contre le FGM (pour Femal Genital Mutilation ou mutilations génitales féminines en français). Pour chacun de ces sujets, un pays est désigné pour s’occuper de cette problématique. Le Burkina Faso pour les mutilations génitales féminines, la Zambie pour le mariage précoce et forcé. L’Union laisse la responsabilité aux pays désignés pour mener le plaidoyer, faire campagne et établir une stratégie continentale. Mais le problème, c’est que les États membres ont la bonne volonté, mais ne savent pas comment la traduire dans la réalité et souvent, ils ne travaillent pas avec les jeunes et sans les jeunes, il n’y aura pas de changements. Si on veut vraiment faire un changement par rapport à ces violences contre les femmes, il faut travailler sur la communauté et ce sont les jeunes qui sont en première ligne !

Je ne crois pas à la différenciation Afrique du Nord – Afrique du Sud du Sahara. C’est la vision panafricaniste que je défends : nous sommes un continent. Mais il y a ce récit selon lequel l’Afrique du Nord serait plus développée. Il faut savoir qu’en Libye, il y a des conflits tribaux comme au Kenya. Moi, j’ai subi des pratiques traditionnelles qui m’ont traumatisée alors que les gens ne suspectent même pas qu’elles ont lieu en Tunisie. Même en Europe on retrouve des mutilations génitales féminines !

La chose commune en Afrique, c’est que l’on a des régimes politiques qui se ressemblent, les systèmes sont partout les mêmes. La jeunesse représente 65 % de la population africaine, c’est donc à elle de faire ce travail d’unification en défendant une vision panafricaniste. Durant les 9 dernières années de ma vie, j’ai visité 30 pays africains pour former des jeunes en blogging, à la non-violence, aux mobilisations afin qu’ils puissent soutenir les mouvements citoyens dans leur pays. Il ne s’agit pas de faire quelque chose d’énorme, mais juste de créer un espace où les Africains puissent se rendre compte que l’on partage la même histoire, les mêmes défis, alors il n’y a pas d’autre solution que la solidarité.

Si on observe l’histoire, on voit que l’Union africaine est basée à l’origine sur des valeurs de panafricanisme. Dans les années 1950 et 1960, les mouvements panafricains ont réussi à s’organiser alors qu’il n’y avait pas Whatsapp, Facebook ou Twitter. Dans les années 1960, dix pays africains ont obtenu l’indépendance. Ce n’était pas grâce aux colonisateurs qui leur auraient octroyé leur liberté. Non : la solidarité des peuples a joué. En 2019, pourquoi on n’arriverait pas à s’organiser alors que nous avons tous les outils, toutes les technologies ? Cela devrait être plus facile. Il faut réunir les jeunes autour d’un espace panafricain.

Dans un forum que j’avais organisé, un Ghanéen m’avait dit : « Je suis venu en tant que Ghanéen, je repars en Africain ». Pour moi : c’est ça.

LVSL – L’Aide publique au Développement (APD) pose la question de l’influence des pays occidentaux sur le continent africain. Comment s’assurer qu’elle ne compromette pas l’autonomie de l’Union africaine ?

Actuellement, il y a des réformes qui passent au sein de l’Union africaine. L’année dernière, le président de l’Union, Paul Kagamé (président du Rwanda), avait entrepris une série de réformes visant à accroître l’indépendance financière de l’UA. Aujourd’hui, la Commission est majoritairement financée par l’Union européenne. C’est une vraie question qui se pose dans l’espace panafricain et dans l’Union africaine : la volonté d’être financièrement indépendants à 100%. On essaie également d’influencer les budgets, pas forcément pour les accroître, mais pour contrôler la distribution de ces fonds. Où l’argent va-t-il ? Est-ce qu’il va dans les poches des organisations traditionnelles, bien établies, ou dans les nouvelles organisations, jeunes ? L’argent a été manipulé pendant des années. Surtout les associations féministes qui n’arrivent même pas à travailler avec les jeunes féministes qui proposent une nouvelle vision plus moderne du féminisme. Pour moi, ce n’est pas vraiment une question d’argent. On a d’ailleurs plus d’argent avec les remittances (envois de fonds) de la diaspora qui représente le triple. Donc le montant de l’APD ne change pas énormément notre économie. Néanmoins, c’est une aide précieuse et un soutien énorme pour la société civile et pour des projets de santé et d’éducation dont on a besoin.

Pour moi ce n’est donc pas le montant, mais la forme et la distribution. Où va l’argent ? Aux communautés ? Aux groupes féministes ? Aux mouvements de jeunes qui ne sont pas enregistrés et qui, de fait, ne reçoivent pas d’aides financières ?

LVSL – L’Union africaine revendique depuis longtemps son désir de créer une Banque centrale africaine pour s’affranchir de l’aide financière de l’Occident. Dans quelle mesure le projet peut-il aider ?

On a déjà la BAD (la Banque africaine de Développement). Quant à une BCA, cela n’aidera pas à financer l’aide. En revanche, la BAD finance de nombreux projets de développement, mais l’argent ne passe pas toujours par cette structure financière puisqu’il existe des liens entre certains pays qui permettent de passer outre.

LVSL – Quel rôle peut avoir la France dans le développement actuel de l’Afrique et plus précisément celui des jeunes ?

Que ce soit la France ou un autre pays européen, ils doivent commencer par considérer l’Afrique comme partenaire égal.

LVSL – Que penser du rôle de la France dans l’accueil des jeunes migrants et du fait que le président de la République Emmanuel Macron ne se soit pas montré favorable ni ouvert à l’aide des ONG qui sauvent des milliers de vies chaque année en Méditerranée ? On se rappelle notamment du refus du gouvernement français d’accueillir l’Aquarius.

Première chose : les Africains doivent rester en Afrique parce qu’ils veulent y rester et parce qu’il y a de l’espoir, pas parce qu’ils sont empêchés d’aller ailleurs. La libre circulation devrait être un droit pour tous.

Deuxième chose : nous faisons tous partie des Nations unies et nous avons des conventions, la Déclaration des droits de l’Homme… Pour moi, chaque pays européen doit les respecter. On peut rentrer dans les questions concernant les frontières… Mais une fois que le jeune arrive, est-ce qu’il est protégé ? Est-ce que son droit est respecté ? Même en Libye ! C’est une question difficile. Ça ne concerne pas seulement l’Europe. En Afrique du Sud aussi il y a des problèmes liés à la xénophobie, en Libye par exemple, il y a de l’esclavage. Tout ce que je demande à la France ou à d’autres pays, c’est de respecter les droits humains et la déclaration des droits de l’Homme.

LVSL – La jeunesse tunisienne avait grandement utilisé les réseaux sociaux pour mener à bien sa révolution. Pensez-vous que la révolution algérienne fait écho au printemps arabe ? Comment expliquer qu’elle arrive aussi tard par rapport aux autres pays arabes ?

Il y a eu la première vague de révolutions en 2011, avec plusieurs pays. 8 ans après, on peut comprendre que ça ait mis du temps. En Tunisie on avait commencé notre processus révolutionnaire en 2006 ! Mais à l’époque personne n’avait entendu notre appel. En Tunisie, nous étions prêts en 2011 et c’est pourquoi nous avons notre résultat aujourd’hui. C’est la jeunesse qui décide quand il est bon de faire un changement positif. Nous avons choisi le début des années 2010. Les Algériens ont décidé que le temps du changement était en 2019.

Les révolutions ont des éléments déclencheurs et c’est souvent au moment des élections. Quand les élections approchent, c’est là que les esprits se réveillent et réclament un changement. C’est sûrement pour cela que les Algériens se sont autant mobilisés ces dernières semaines. Nous sommes fiers des jeunes Algériens.

Comment les multinationales canadiennes pillent l’Afrique – Entretien avec Alain Deneault

©Asclepias

L’emprise exercée par les multinationales canadiennes sur les ressources minières et pétrolières en Afrique demeure une thématique peu connue. Alain Deneault, directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet : Noir Canada, Paradis sous terre, De quoi Total est-il la somme ? et Le totalitarisme pervers. Entretien réalisé par Sébastien Polveche.


LVSL – Dans votre livre Noir Canada, publié en 2008, vous faites le constat que le Canada constitue un « havre législatif et réglementaire » pour les industries minières mondiales, si bien que 75% des sociétés minières mondiales sont canadiennes. Quels sont les leviers juridiques, fiscaux ou financiers qui expliquent une telle situation ?

Alain Deneault – Le Canada a une longue tradition coloniale. Créé en 1867 dans sa forme encore en vigueur aujourd’hui, le Canada est né dans l’esprit des projets coloniaux européens. Il fut un Congo du Nord qui, comme bien des colonies, est devenu avec le temps, une législation de complaisance à la manière des paradis fiscaux. Avec William Sacher, je me suis attelé dans Paradis sous terre, après Noir Canada, à rappeler que le Canada, à la faveur de la mondialisation au tournant des XXe et XXIe siècles, s’est imposé comme un pays des plus permissifs dans ce secteur particulier qu’est celui des mines. Traditionnellement, on peut aisément mettre en valeur un site minier aux fins de transactions spéculatives à la Bourse de Toronto : le Canada soutient cette activité spéculative en bourse par des programmes fiscaux d’envergure. Il investit lui-même massivement des fonds publics dans ce secteur, sa diplomatie se transforme en un véritable lobby minier dans tous les pays où se trouvent actives les sociétés canadiennes, et son régime de droit couvre de fait les sociétés minières lorsqu’elles commettent des crimes ou sont responsables d’abus à l’étranger. C’est la raison pour laquelle des investisseurs miniers vont choisir de créer au Canada leur entreprise quand viendra le temps d’exploiter un gisement en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie ou dans l’Est de l’Europe.

LVSL – Dans Noir Canada, vous mettez en cause les pratiques douteuses de certaines minières canadiennes en Afrique. Que pouvez-vous dire de ces pratiques ?

AD – L’industrie minière se caractérise historiquement par sa violence. Lorsqu’on fait le tour des critiques qui sont portées à l’endroit des sociétés minières canadiennes à l’échelle mondiale, on a l’embarras du choix : corruption, atteinte à la santé publique, pollution massive, financement de dictatures et participation à des conflits armés. L’information est abondante : des chercheurs, des journalistes ou des documentaristes de moult pays ont fouillé de nombreux cas que j’ai repris dans le cadre de rapports indépendants, dépositions faites à des parlements, articles de presse, livres ou documentaires. Mon travail a été de rassembler tous ces cas : transaction entre Barrick Gold et Joseph Mobutu autour d’une gigantesque concession minière, mobilisation de mercenaires par Heritage Oil en Sierra Leone, atteinte à la capacité des femmes d’enfanter au Mali en lien avec AngloGold et IamGold etc.

LVSL – Dans Noir Canada, vous pointez également l’implication de la diplomatie canadienne, en tant que relais des minières canadiennes en Afrique. De quelle manière la diplomatie canadienne agit-elle pour défendre les intérêts des minières ? Cette situation a-t-elle évolué depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau ?

AD – La seule chose qui a évolué depuis l’arrivée de l’actuel Premier ministre est la taille des sourires. Le Canada se donne officiellement le mandat de soutenir l’industrie minière dans les pays du Sud, notamment en favorisant le développement de codes miniers identiques à ceux qu’on a dans les différentes régions du Canada. Soit des politiques minières coloniales visant à favoriser l’exploitation indépendamment du bien commun. Il couvre aussi l’industrie essentiellement en lien avec sa capacité à engranger des capitaux en bourse. Une diplomate citée dans Paradis sous terre a même le culot d’expliquer que la diplomatie canadienne ne soutient pas l’industrie minière parce qu’elle est de mèche avec elle, mais parce que les Canadiens ont tellement investi leur épargne (fonds de retraite, sociétés d’assurance, fonds publics etc.) dans le secteur minier – à leur insu – que les autorités politiques canadiennes sont amenées à défendre le bien public canadien en soutenant l’industrie violente et impérialiste qui étalonne ces investissements.

LVSL – Plus récemment, vous avez consacré un livre à la plus grande entreprise de France, Total : De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. Les titres des différents chapitres sont éloquents : Conquérir, Coloniser, Corrompre, Collaborer. Pouvez-vous nous donner quelques exemples emblématiques de l’action de Total en Afrique et ailleurs dans le monde ?

AD – Je me suis intéressé, quant à ces verbes, au fait qu’ils renvoient à des actions et décisions qui relèvent, aux dires des dirigeants ou représentants de Total, et au vu de l’état du droit lui-même, d’actes légaux. Dans De quoi Total est-elle la somme ?, je me suis demandé comment, diantre ; des actions aussi choquantes et contraires à la morale élémentaire pouvaient passer dans nos régimes de loi pour légales. Force serait de croire que la corruption d’agents étrangers, l’évasion fiscale, le travail forcé, l’endettement odieux, le financement de factions armées, le soutien de dictatures se veulent permis par la loi. Il en ressort l’idée que les multinationales sont moins des entreprises que des pouvoirs autonomes, capables de se jouer de la loi : l’écrire, la contourner, profiter de ses équivoques et de ses manquements, la neutraliser par des mesures dilatoires, ne pas s’en soucier… selon les cas.

LVSL – Comment qualifieriez-vous les relations entre Total et le gouvernement français ?

AD – Incestueuses. L’actuelle Total est le fruit d’une fusion entre trois entités. Outre la belge PetroFina qui lui a apporté tout un réseau d’investisseurs étrangers – les Desmarais du Canada et les Frère de Belgique, la multinationale est aussi l’amalgame de deux groupes français, la Compagnie française des pétroles (CFP), première détentrice de la marque Total, et Elf, qui eurent, respectivement à titre minoritaire et majoritaire, l’État comme actionnaire. L’État a donc longtemps considéré la CFP et Elf comme des joyaux publics français qu’il fallait défendre et promouvoir à l’étranger. Entre 1986 et 1998 toutefois, l’État a vendu pratiquement toutes ses parts, de sorte que ces structures, fusionnées en 2000 sous la forme de l’actuelle Total, répondent désormais d’un actionnariat privé et largement mondialisé. Une minorité de titres seulement appartiennent actuellement à des français. Pourtant, l’État fait encore comme s’il lui revenait de défendre partout dans le monde une firme dont les actionnaires sont pourtant principalement états-uniens, canadiens, belges, qataris, chinois… C’est à croire que les logiques de rétrocommissions et de financement de carrières à l’ancienne ont perduré, même sur un mode privatisé, de sorte que les élus se précipitent pour soutenir la firme… C’est une hypothèse.

LVSL- Depuis plusieurs années, on voit émerger en Afrique un nouvel acteur : la Chine. La Chine multiplie les aides et prêts publics en faveur de projets d’infrastructures, qui sont ensuite confiés à des multinationales chinoises du BTP. Quel regard jetez-vous sur l’irruption de ce nouvel acteur en Afrique ?

AD – Pour employer une image tristement célèbre de Léopold II, on a simplement partagé avec un larron de plus le gâteau africain.

LVSL – S’agissant des multinationales, vous parlez de totalitarisme pervers. Qu’entendez-vous par totalitarisme pervers ?

AD – C’est un concept qui ne se laisse pas définir en peu de mots, mais qui, dans Le Totalitarisme pervers, renvoie à un univers dans lequel les puissants – c’est-à-dire les titulaires de parts au sein des multinationales dans le domaine de la haute finance et de la grande industrie – n’assument pas la part de pouvoir qui leur revient. Ils diffusent plutôt l’exercice du pouvoir à travers l’action de ceux qu’ils subordonnent. Rendre les employés actionnaires de Total est une des formes du totalitarisme pervers, tout comme le fait de se substituer à l’État, autant dans la restauration d’une pièce au Louvre, que dans son activité diplomatique au Kremlin. On ne sait plus tout à fait où s’exerce le pouvoir, du moment qu’on comprend que les États n’en ont absolument plus le monopole.

Histoire et actualité de l’esclavage en Afrique

Mémorial esclavage Rotterdam

La diffusion en 2017 d’un reportage de la chaîne CNN montrant un marché aux esclaves en Libye a jeté une lumière crue sur une réalité que l’on pensait bel et bien terminée. Cela a fait resurgir un passé traumatique : plus de 42 millions d’africains ont été réduits en esclavage entre le VIIe et le XXe siècle. Pourtant, l’esclavage en Afrique n’appartient pas qu’au passé. Il subsiste de manière plus ou moins sporadique dans plusieurs régions du continent. Comprendre l’actualité de l’esclavage en Afrique implique d’en mesurer la profondeur de champ et de s’intéresser à son histoire et aux différentes traites qui ont saigné ce continent.


Les ravages de la traite atlantique

La traite atlantique a débuté au XVe siècle avec le développement des empires portugais et espagnol dans le nouveau monde. Elle a concerné plus de 11 millions de personnes entre le XVe siècle et le XIXe siècle, date de son abolition progressive.

Gérard Noiriel estime qu’entre “1625 et 1848, plus de 4200 expéditions négrières déportèrent 2 millions d’esclaves dans les territoires du premier empire colonial français”, principalement dans les Petites Antilles. Ces esclaves provenaient à 42% de Guinée-Côte d’Ivoire, 29% du Bénin et 17% de Sénégambie. Aux USA, l’esclavage constituait un phénomène encore plus massif. D’après Howard Zinn , le nombre d’esclaves dans le sud des Etats-Unis est passé de 500 000 à plus de 4 millions entre 1790 et 1860.

Marchand d’esclaves à Gorée © Wikipedia

Les hommes et  les femmes réduits en esclavage étaient brutalement arrachés à leur famille, parqués dans les cales de navires négriers pour un voyage de plus d’un mois. Environ le tiers des captifs mouraient durant le voyage à bord des bateaux négriers. Une fois arrivés à destination, les captifs étaient vendus à un colon. Le processus de déshumanisation “était accentué par des pratiques visant à détruire l’identité personnelle des captifs”. Ils perdaient leur nom d’origine et se voyaient affublés de noms européens. La plupart des esclaves étaient affectés à des travaux harassants, dans les plantations de tabac, de canne à sucre ou de coton et soumis à des mauvais traitements (la flagellation notamment). Une minorité d’entre eux étaient affectés à des tâches plus qualifiées : il s’agissait des “nègres à talents” (menuisiers, forgerons, …) ou des “nègres de maison”, qui étaient affectés à des tâches d’entretien des habitations, voire à l’éducation des enfants. Les registres d’une plantation de Caroline du Nord rendent compte de la dureté des conditions de travail dans les plantations du sud des Etats-Unis : sur les 32 personnes décédées entre 1850 et 1855, seules 4 avaient atteint l’âge de 60 ans.

L’ouvrage de Gérard Noiriel apporte des éclairages intéressants sur plusieurs aspects méconnus de l’histoire de l’esclavage dans les colonies françaises. De fait, la traite négrière a été précédée par une première forme de travail servile : l’engagement. Cette main d’oeuvre servile blanche (qui coexistait avec des esclaves amérindiens), était composée de paysans pauvres ou d’artisans au chômage, liés par un contrat de 3 ans. Le recours à la traite négrière s’explique largement par le remplacement de la culture du tabac par la canne à sucre. En effet, “la canne à sucre exigeait une main d’oeuvre beaucoup plus abondante et docile que le tabac. Elle nécessitait aussi la mobilisation de capitaux plus importants car il fallait posséder une surface suffisamment grande pour que l’exploitation soit rentable, et acquérir un matériel coûteux”. En dépit de ces évolutions économiques, Gérard Noiriel souligne que la majorité des colons étaient de petits propriétaires.

Le tabou des traites internes au continent africain

L’expansion de la traite atlantique a été facilitée par la préexistence de traites internes au continent africain. Ces traites étaient destinées à satisfaire les besoins de main-d’oeuvre de l’Afrique noire précoloniale. Selon Patrick Manning, elles auraient concerné au moins 14 millions de personnes.

Ibrahima Thioub de l’Université de Dakar est l’un des rares chercheurs à s’intéresser aux responsabilités africaines dans la traite des esclaves. “Est-ce à dire que les esclaves tombaient du ciel ? Il a bien fallu les produire. Il n’y a aucune puissance qui a les ressources pour venir sur les côtes africaines, pénétrer à l’intérieur du continent, […] pour les exporter. C’est parce que des groupes sociaux, des élites africaines ont très bien compris l’avantage qu’elles pouvaient tirer de ce facteur externe qui arrive sur les côtes africaines, et servir de relais” au commerce triangulaire développé par les puissances coloniales entre l’Europe, l’Afrique et le continent américain.

Il ajoute que “la traite atlantique a développé une violence sans précédent dans les sociétés africaines à partir du XVe siècle”. Ainsi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, plusieurs royaumes (Ifé, Oyo, le Bénin ou Abomey) ont prospéré dans le golfe du Bénin grâce au commerce des esclaves. Gérard Noiriel décrit comment le fils du roi du Bénin paradait à Paris en 1785 “en portant sur lui, de façon ostentatoire, le produit des esclaves qu’il avait vendus (des talons rouges et un habit de satin)”.

La question des traites internes au continent Africain est un sujet quasi tabou en Afrique. Ibrahima Thioub témoigne de la sensibilité du sujet, lors d’une conférence organisée en 2001 à Bamako : “la réaction de la salle, en tous cas, du côté des africains, a été d’une violence à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Il y a eu cette réaction épidermique, mais peu scientifique à ma communication. Quand je suis sorti de la salle, des africains sont venus me voir […] pour me dire : “ce que vous dites là, c’est vrai, vous avez raison, on doit explorer cet aspect des choses, mais il ne faut pas le dire devant les blancs””.

La traite oubliée : l’esclavage en terre d’islam

Si la traite atlantique est largement documentée, la traite des négriers musulmans est plus méconnue. Elle aurait concerné 17 millions de personnes entre 650 et 1920, soit plus de 40% des 42 millions de personnes déportées par l’ensemble des traites négrières. Cette traite a débuté avec la conquête arabe. Si la charia n’autorise la réduction en esclavage que des seuls non-musulmans, cette règle subit de nombreuses transgressions, notamment s’agissant des populations d’Afrique noire.

Les régions d’exportations des captifs correspondaient à l’espace sahélien, ainsi qu’à la côte orientale de l’Afrique, du Soudan jusqu’au Mozambique actuel. Les traites orientales empruntaient quant à elles des circuits terrestres, pour la traite transsaharienne, mais aussi maritimes.

Selon Olivier Pétré-Grenouilleau, “dès le VIIe siècle, des enclaves commerçantes furent établies sur la côte, entre Mogadiscio, dans l’actuelle Somalie, et Sofala (aujourd’hui Beira), au Mozambique. Grâce aux vents de mousson, les esclaves étaient conduits en Arabie et jusqu’en Inde. […] Partout, le même scénario se répéta. Des traitants Arabes, Swahili ou Noirs islamisés ouvraient des routes et razziaient les populations de l’intérieur, moins habituées aux armes à feu que celles de la côte. Des régions entières furent mises à sac, d’abord jusqu’aux Grands Lacs, puis bien au-delà, les traitants remontant le fleuve Congo.”

“A quoi était utilisée cette masse d’esclaves ? On a longtemps cru qu’ils n’avaient rempli pratiquement aucune fonction productive contrairement aux plantations des Amériques. En fait, un grand nombre d’esclaves jouèrent un rôle économique important, notamment dans l’agriculture. Dans les petites et moyennes exploitations, très répandues, et aussi dans les plantations, établies sur une vaste échelle en Mésopotamie au IXe siècle, au Maroc au XVIe siècle ainsi qu’en Égypte, à Zanzibar et sur les côtes orientales de l’Afrique au XIXe siècle.”

“14 Siècles d’Esclavage et de Traite Négrière Arabo-Musulmane”. © Capture d’écran du reportage

Alors, comment expliquer que les traites orientales, voire que les esclaves eux mêmes, aient laissé si peu de traces dans la mémoire collective ?

Cet oubli résulte en partie de la solidarité affichée entre les pays d’Afrique noire et le monde musulman. De plus, “à la différence des Amériques, il n’y eut guère de politiques d’encouragement aux naissances parmi les esclaves du monde musulman. Ceux-ci y étaient beaucoup plus dispersés dans l’espace et plus diversement répartis dans l’économie et la société. Et les arrivées d’esclaves furent très irrégulières dans le temps et dans l’espace […]. Mais c’est bien ce trafic qui explique la présence, parfois forte, de groupes ethniques d’origine noire dans les oasis du Sahara et les confins méridionaux des pays du Maghreb” (Source : Olivier Pétré-Grenouilleau) .

L’anthropologue et économiste franco-sénégalais Tidiane N’Diyae met également en avant la castration d’une partie des esclaves. “Le douloureux chapitre de la déportation des Africains en terre d’Islam est comparable à un génocide. Cette déportation ne s’est pas seulement limitée à la privation de liberté et au travail forcé. Elle fut aussi – et dans une large mesure – une véritable entreprise programmée de ce que l’on pourrait qualifier d’extinction ethnique par castration”.

Vers l’abolition de l’esclavage

Adresse de la Société des Amis des Noirs à l’Assemblée Nationale en 1791. © Wikipedia

Si le monde musulman ne connut pas de véritable mouvement abolitionniste, tel ne fut pas le cas des sociétés européennes. Le mouvement abolitionniste s’y développa sous l’influence de la philosophie des Lumières. En France, la Société des amis des Noirs fit campagne en faveur de l’abolition de l’esclavage, et comptait plusieurs membres éminents, parmi lesquels on peut citer l’abbé Grégoire, Sieyès, Lafayette, Mirabeau, Pétion.

Toutefois, comme le souligne Gérard Noiriel, c’est “l’insurrection des esclaves à Saint-Domingue et leur engagement militaire qui contraignirent Sonthonax, le gouverneur de Saint-Domingue, à proclamer l’abolition de l’esclavage le 29 août 1793”. Cette décision fut avalisée par la Convention le 04 février 1794 et étendue à l’ensemble des colonies. L’abolition de l’esclavage, fut certes dictée par un humanisme hérité des Lumières, mais visait également à ramener le calme à Saint-Domingue, dans un contexte de pression militaire britannique sur les possessions françaises des Caraïbes. L’esclavage fut rétabli par Napoléon en 1802. Il fut définitivement aboli par le Gouvernement provisoire de 1848. L’abolition permit d’émanciper 250 000 esclaves des colonies françaises.

Chemin de fer souterrain © Wikipedia

Aux Etats-Unis, le mouvement abolitionniste s’est structuré autour de William Lloyd Garrisson, de son journal The Liberator, et de militants noirs, des affranchis ayant rejoints les Etats du Nord où l’esclavage était aboli. Ensemble, ils organisèrent la fuite des esclaves du Sud, via “le chemin de fer souterrain”, vers le Nord, le Canada ou le Mexique. L’élection du président Lincoln en 1860, provoqua la sécession de 11 Etats esclavagistes. Au delà de la question de l’esclavage, deux visions de la société opposaient les élites nordistes et sudistes. Selon Howard Zinn, “l’élite nordiste désirait l’expansion économique – des terres libres, de la main-d’oeuvre libre et un marché libre-, des protections tarifaires […] pour les manufacturiers et la création d’une banque des Etats-Unis. Les intérêts esclavagistes s’opposaient à tout cela”. L’abolition de l’esclavage ne fut d’ailleurs pas une priorité pour Lincoln, mais un résultat contingent. Elle ne fut accordée qu’à la toute fin du conflit, par le vote du 13ème amendement en 1865.

La lutte contre l’esclavage permit aux puissances coloniales de justifier leur pénétration en Afrique. “Il est à cet égard symptomatique que la conférence de Berlin de 1884, réunie pour fixer les règles du jeu colonial en Afrique, réaffirme avec force […] la condamnation de la traite et de l’esclavage”. La France abolit l’esclavage à Madagascar en 1896, l’administration coloniale britannique établit un protectorat sur Zanzibar et y abolit l’esclavage en 1897.

Comme le souligne Gérard Noiriel, les empires coloniaux remplacèrent l’esclavage par le travail forcé : “la rhétorique républicaine fit à nouveau des miracles. La traite devint un “acte de libération”, les esclaves furent rebaptisés “engagés”, et les camps de travail renommés “villages de la liberté” […]. Dans la région du Chari, en Afrique centrale, la moitié de la population disparut en moins de trois décennies”. A cet égard, les exactions commises par l’Etat libre du Congo (colonie privée du Roi des Belges Léopold II) atteignirent des sommets : la mainmise léopoldienne (1885-1908) causa directement la mort de dix millions d’habitants.

Actualité de l’esclavage en Afrique

Le dernier pays ayant aboli l’esclavage en Afrique est la République islamique de Mauritanie en 1980. Malgré son interdiction, l’esclavage demeure une pratique courante en Mauritanie. Il resterait entre 100 000 et 600 000 esclaves (selon les estimations) dans ce pays de nos jours.

Les conflits armés et les guerres civiles contribuent à la résurgence sporadique de l’esclavage, comme au Soudan ou au Nigéria et plus récemment en Libye. Le journaliste guinéen Alpha Kaba a passé deux ans et demi de sa vie en Libye. Il y a été violenté, torturé et réduit en esclavage. Son témoignage nous livre un récit glaçant de la situation en Libye, dans un livre publié récemment aux éditions Fayard.

«Esclave des milices-voyage au bout de l’enfer libyen» © éditions Fayard

En Libye, on a été tout d’abord revendus, le passeur nous a vendus à des milices. Ces milices nous ont envoyés dans des squats, dans des maisonnettes abandonnées en périphérie des villes, on était 30 à 50 personnes, la vie était totalement impossible. On ne mangeait pas, on ne buvait pas pendant près de 48 heures. De là, ils viennent nous chercher pour nous envoyer dans d’autres squats où ils font le marché de l’esclavage. Nous on a été revendus lors d’un marché, d’une cérémonie qu’ils ont organisée entre eux. Ils sont venus nous revendre comme des bêtes sauvages à d’autres maîtres qui après nous ont envoyés dans des plantations de dattes, dans des chantiers. J’ai eu pas mal de tortures, de frappes avec la crosse des armes, c’est difficile à expliquer aujourd’hui. Il faut être là pour y croire. Honnêtement, j’ai eu toutes sortes de tortures, exceptée la mort que bon nombre d’entre nous ont trouvée là-bas. Et on ne mange pas, vraiment c’est invivable, c’est indescriptible”. Alpha Kaba a été revendu à 4 reprises avant d’être libéré par son dernier “maître”, un passeur, qui lui a permis de rejoindre l’Italie.

Si l’esclavage, au sens classique du terme, a largement disparu du continent Africain, d’autres formes de servitude, qualifiées “d’esclavage moderne”, se perpétuent sur le continent Africain ainsi qu’au niveau mondial. Il s’agit du travail forcé (servitude pour dette, travail des enfants) ou des mariages forcés. Selon le rapport 2017 du Bureau International du Travail, le nombre de personnes victimes d’esclavage moderne était de plus de 40 millions de personnes au niveau mondial, dont 9,2 millions en Afrique (3,4 millions de personnes au titre du travail forcé et 5,8 millions de personnes au titre du mariage forcé). “La prévalence la plus forte d’esclavage moderne est constatée en Afrique (7,6 victimes pour 1 000 personnes), suivie de l’Asie-Pacifique (6,1 victimes pour 1 000 personnes), puis de l’Europe et Asie Centrale (3,9 victimes pour 1 000 personnes)”.

Enfin, les représentations héritées de la traite orientale continuent de structurer les relations sociales de l’espace sahélien. Ainsi, Salah Trabelsi, Maître de conférences à l’Université de Lyon 2, constate que dans le sud de la Tunisie, le mot “esclave” (“abd” en arabe) est employé pour désigner les “noirs”. Et s’agissant du Tchad, Hubert Deschamps évoque une “hiérarchie du mépris” : “Mépris des Arabes blancs du Nord pour les Arabes noirs du Centre, mépris de ceux-ci pour les Noirs islamisés du Baguirmi, mépris des Baguirmiens pour les Noirs païens du Sud, ancien réservoir de captifs”. L’histoire de l’esclavage entretient donc une résonance permanente avec l’actualité, qu’il s’agit de comprendre, de commémorer et de combattre, au sein même de nos sociétés contemporaines. 

 

Quelles nouvelles de la Grande muraille verte ? Entretien avec Chérif Ndianor

Chérif Ndianor préside le Conseil de surveillance de l’Agence nationale de la Grande muraille verte au Sénégal. Nous l’avions premièrement rencontré pendant la COP24 puis ressollicité lors de son passage à Paris, car nous souhaitions qu’il nous en dise plus sur ce plan de reboisement pharaonique censé arrêter l’avancée du désert, et donc stabiliser les populations sahéliennes. Ce projet écologique d’une ambition sans précédent avait fait couler beaucoup d’encre lors de la COP21, suscitant beaucoup d’espoir pour un continent touché de plein fouet par le changement climatique. Le Sénégal est le pays qui, sur les 11 concernés par le projet, a le plus avancé dans les plantations. Comment cela se passe-t-il concrètement sur le terrain et où en sont ces travaux ?


 

LVSL : On a beaucoup entendu parler de l’immense projet de la Grande muraille verte ici en France, surtout à l’occasion de la COP21. Depuis, nous n’avons pas eu beaucoup de nouvelles. Pouvez-vous premièrement nous expliquer ce qu’est la Grande muraille verte, et dans quel contexte le projet est apparu ?

Chérif Ndianor : La Grande muraille verte est un projet qui est né d’un constat : l’avancée du désert est liée à la déforestation et au changement climatique. Au 7ème sommet de conférence des chefs d’États de la zone saharo-saharienne, en 2005, l’idée de créer une barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert a été émise pour la première fois. Le projet concerne 11 pays et vise à créer une ceinture verte, de Dakar à Djibouti (7 000 km de long). Le Burkina Faso, l’Erythrée, l’Éthiopie, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et Djibouti sont concernés par le tracé. Pour le Sénégal, le projet s’étend sur 545 km de long, 15 km de large et concerne trois régions : Louga, Matam et Tambacounda.

5 ans plus tard, le 17 juin 2010, l’agence panafricaine pour la Grande muraille verte a été créée à Ndjamena au Tchad. Elle est désormais basée en Mauritanie, mais dès 2008 déjà le Sénégal a créé sa propre agence nationale (décret 2008-1521 du 31 décembre 2008) et a commencé ses activités.

LVSL : On sait que l’Algérie de Boumédiène, dans les années 70, a été la première à évoquer un projet d’un barrage vert pour éviter la désertification saharienne qui menaçait les fertiles portes de l’Atlas. Était-ce une inspiration ?

Chérif Ndianor : Oui, on peut parler de cette idée algérienne, mais beaucoup d’autres théoriciens ont évoqué des projets de barrière verte pour endiguer le désert. La Chine qui lutte contre l’avancée du désert de Gobi est une vraie source d’inspiration. Mais l’idée est venue aussi d’un sentiment de nécessité des États concernés, qui finalement les a poussés à créer cette agence panafricaine pour vraiment lutter contre l’avancée du désert et la pauvreté dans cette zone.

LVSL : Qu’est-ce que la Grande muraille verte permettrait sur le plan environnemental, sur le plan climatique et sur le plan social ? Dans un contexte de changement climatique où la désertification avance vite au Sahel, est-il vraiment possible de gagner cette bataille et d’inverser la tendance à la désertification ? Est-ce que la muraille suffira ?

Oui, je pense que la Grande muraille verte peut suffire à inverser cette tendance-là. Ce qu’elle permettrait au niveau environnemental, c’est surtout d’encourager la conservation, la restauration et la valorisation de la biodiversité, mais aussi la durabilité de l’exploitation de la terre.

Au niveau climatique, nous participons à la séquestration de carbone dans les végétaux et dans les sols. Grâce au partenariat avec l’Observatoire Hommes-Milieux (O.H.M) et le CNRS, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) a été mise à contribution pour travailler sur des méthodes de calculs pour comprendre le potentiel de séquestration par hectare planté.

L’impact social est déterminant. L’acacia que nous plantons fournit aussi de la gomme arabique qui peut également être valorisée donc génère des revenus pour la population locale. L’acacia Sénégal produit un fruit qu’on appelle chez nous le « soump », qui est commercialisé et dont les vertus médicinales sont connues.

Nous mettons en place des « jardins polyvalents villageois » (JPV) gérés par des femmes, qui permettent de produire des fruits et des légumes dans une zone pourtant très aride. Outre une amélioration de l’alimentation, de la nutrition et donc de la santé, ces femmes à travers leur organisation en groupements en tirent des revenus non négligeables.

Nous pensons vraiment que l’on peut gagner cette bataille avec un appui financier plus conséquent, et je pense qu’on va y arriver aussi. Ce projet la demande aussi beaucoup de ressources et c’est pour cette raison que nous sollicitons davantage le soutien et l’appui de nouveaux partenaires techniques et financiers.

LVSL : En Chine, la Grande muraille verte pour lutter contre l’avancée du désert de Gobi a provoqué des assèchements ponctuels des nappes phréatiques, car les arbres étaient en fait mal adaptés. Comment allez-vous réussir au Sénégal et en Afrique à prévenir de potentielles externalités négatives en termes environnementaux ?

Chérif Ndianor : Oui nous le savons c’est pourquoi notre approche a été assez différente de celle de la Chine. La Chine avait privilégié la quantité par rapport à la qualité. Les aspects biodiversité, diversité des espèces et espacements entre les espèces plantées n’y étaient pas trop pris en compte. Or il y a des écartements à respecter entre les arbres. Si on privilégie la quantité, alors trop d’arbres pompent dans la nappe phréatique en même temps quand il fait chaud actionner l’évapotranspiration.

Chez nous, on a d’abord fait le choix de confier tout ce travail sur les aspects biodiversité, choix des espèces et écartements à respecter aux experts : forestiers et universitaires. Ainsi, ils ont travaillé sur des espèces adaptées au type de sol et au type de climat local.

L’appui des universités et du CNRS français nous a aussi permis d’avoir une idée claire sur les espèces à planter et sur les écartements à respecter entre les différents arbres. Le choix a été fait de maintenir un écartement de 6 ou 8 mètres entre chaque arbre. Cela nous permet aujourd’hui d’avoir vraiment un très bon taux de réussite (taux de survie de chaque arbre planté) qui avoisine les 80%. Et pour l’instant ça marche très bien.

LVSL : Quand on dit Grande muraille verte on a en tête une ligne de forêt continue qui irait du Sénégal jusqu’à Djibouti. En réalité il s’agit plus d’un enchevêtrement de petites fermes, alors comment est-ce que vous allez mettre cela en œuvre, qui va construire tout ça ?

Chérif Ndianor : L’idée de grande muraille est symbolique. On sait très bien que techniquement ce n’est pas possible d’avoir un mur continu d’arbres de Dakar à Djibouti parce que cela traverse des espaces de vie où des populations vivent, des espaces d’agriculture, des espaces de pâturages. Et je pense même que ce n’est pas mieux, on a vu l’exemple de la Chine. Ce qu’on a fait au Sénégal et qui sera reproduit un peu partout, c’est de définir un tracé et d’y réaliser des activités de reboisement, de mise en défens, de valorisation du potentiel local (maraîchage, écotourisme, etc.). C’est donc, selon les endroits du reboisement – nous clôturons par exemple 5000 hectares pour empêcher le bétail de manger les jeunes pousses, mais aussi des jardins polyvalents ou simplement des réserves naturelles communautaires. Les activités y sont vraiment multiformes.

Avec le reboisement la faune revient aussi. Nous réintroduisons des espèces animales qui avaient disparu, on peut citer notamment des tortues dans la réserve naturelle communautaire de Koyli Alpha. Nous avons pour projet de réintroduire des gazelles et nous avons pu observer le retour des loups, des oiseaux, des insectes…

Nous développons aussi d’autres activités par exemple dans le Ferlo qui est une zone d’éleveurs peuls nomades. En saison des pluies ils se stabilisent, mais quand il n’y a plus d’herbes ils se déplacent, quitte à empiéter sur les cultures des agriculteurs sédentaires et de créer des conflits. Avec le projet de la Grande muraille, nous clôturons les pâturages ce qui permet de sédentariser ces éleveurs en leur offrant du travail. Mais cela permet aussi d’améliorer le niveau de fréquentation de l’école, parce qu’avec des rythmes nomades leurs enfants avaient généralement du mal à suivre.

LVSL : Il y avait des tensions entre les Peuls et d’autres communautés sédentaires pour la concurrence aux terres et qui maintenant diminuent avec la Grande muraille verte ?

Chérif Ndianor : C’est vrai qu’il y avait plus de tensions entre les éleveurs et les agriculteurs au niveau des terres. Mais aujourd’hui avec le projet, ce sont ces populations-là qui sont sur le terrain et qui le gèrent. Nous sommes là pour l’appui technique, l’appui logistique… mais le travail, c’est eux. Par exemple la période de collecte ou de récolte des fourrages pour les animaux, c’est eux qui la gèrent. Les jardins polyvalents permettent aussi une meilleure amélioration du voisinage entre les agriculteurs et les éleveurs.

LVSL : Concrètement, pouvez-vous nous parler de ces résultats ?

Chérif Ndianor : Nous produisons 1,5 million de plants par an. En 10 ans d’expérience de la Grande muraille sénégalaise, c’est donc 15 millions d’arbres qui ont été plantés. Nous mettons en place 1 000 km de pare-feu par an, que nous entretenons ou bien que nous ouvrons. Les pare-feux servent à lutter contre les feux de brousse qui détruiraient les jeunes plantations. On débroussaille pour que le feu soit circonscrit à un endroit bien précis en somme. Nous plantons 6 000 hectares de forêt par an et en protégeons autant pour qu’elles se régénèrent naturellement.

8 jardins polyvalents sont aménagés chaque année pour un chiffre d’affaire estimé à 2 millions de francs CFA que les femmes arrivent à récupérer. Nous formons également les populations à l’utilisation de la gomme arabique.

LVSL : Concrètement, qui construit tout cela et comment se passent les travaux ?

Chérif Ndianor : Il faudrait préciser premièrement que le reboisement ne se fait pas uniquement dans le cadre de l’agence nationale la Grande muraille verte. Le ministère de l’Environnement par le biais de la Direction des eaux et forêts fait aussi un gros travail en matière de reboisement.

De février à mars, on commence par identifier les zones à reboiser et nous effectuons un travail de préparation du sol appelé phase de sous-solage. Des tracteurs viennent tourner la terre pour faire des tranchées sur 30 mètres, ce qui permet à la terre d’absorber mieux l’eau. Ensuite, nous reboisons à la saison des pluies (juillet-septembre), autrement nous n’aurions pas assez d’eau facilement disponible.

Beaucoup d’acteurs interviennent sur le projet, dont l’Agence nationale de la Grande muraille par le biais de ses bases opérationnelles sur le terrain. Nous recrutons durant cette période-là au sein de la population locale. Nous recrutons de la main d’œuvre qui vient nous aider au jour le jour, mais aussi pour la préparation des pépinières qui se fait bien en amont.

Nous avons la chance aussi d’avoir des partenaires comme l’ONG internationale Sukyo Mahikari qui envoie en moyenne 300 personnes pour aider sur le terrain et des fonds. Ils sont basés un peu partout en Europe, aux États-Unis, en Asie. Nous avons aussi des associations locales de jeunesse. Le ministère de la Jeunesse organise des vacances citoyennes en envoyant des jeunes nous aider au reboisement, avec bien entendu la coordination de nos techniciens qui sont sur le terrain pour les orienter.

LVSL : Maintenant j’aimerais qu’on s’intéresse un peu aux mécanismes de financement pour ce projet : combien cela coûte-t-il au Sénégal ? Est-ce que l’argent va entièrement sur le terrain ?

Chérif Ndianor : Nous avons eu la chance d’avoir une volonté politique très forte dès le départ. Le Sénégal n’a pas attendu la création en 2010 de l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte pour démarrer ses activités. Dès 2008 déjà, le Sénégal a créé son agence nationale et a commencé à mener des activités.

Cette volonté politique très forte se matérialise aujourd’hui par la signature d’un contrat de performances 2016-2018 entre l’État du Sénégal et l’Agence nationale de la Grande muraille verte du Sénégal dans lequel l’État s’est engagé à assurer les dotations financières nécessaires à la mise en œuvre de ce projet soit une subvention d’au moins 4.702.168.090 Francs CFA (soit 7 179 000 €) sur la période des trois ans.

La Banque mondiale qui intervient dans le programme PDIDAS (Programme de développement inclusif et durable de l’agro-business au Sénégal) a fourni une enveloppe de 3 millions de dollars pour cette période 2016-2018.

Le projet FLEUVE (Front local environnemental pour une union verte) est aussi financé par l’Union européenne à hauteur de 7,8 millions euros et concerne 5 pays du Sahel, dont 916 000 € pour le Sénégal sur la période 2016-2018. La FAO, via l’ACD (Action contre la désertification) a débloqué 41 millions d’euros sur 4 ans pour 6 pays africains, dont 1 553 00 € pour le Sénégal.

C’est dire donc qu’un budget conséquent a été octroyé. Ce qui traduit une volonté politique de donner plus d’impulsion, d’autorité et d’autonomie à un ensemble d’activités nouvelles ou insuffisamment prises en charge. Ce n’est évidemment jamais assez, mais c’est énorme quand même. Il faut reconnaître que l’État a fait un effort important et son engagement va en augmentant.

Ces fonds vont uniquement aux projets auxquels ils sont destinés et nous sommes là sur le terrain pour le vérifier. Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme. Avec l’arrivée au pouvoir du président Macky Sall et à travers “l’Axe 3 Bonne Gouvernance” du PSE (Plan Sénégal émergent), l’accent est surtout mis sur la gestion axée sur les résultats et les performances avec un impératif de rendre compte. Donc on peut dire qu’il y a tout de même une rigueur dans la gestion de ces fonds et dans l’accomplissement de ces différentes activités.

LVSL : Pourquoi le Sénégal est le seul pays qui avançait sur le dossier jusqu’à présent ? Vous avez cité les 11 pays du tracé, mais on se rend compte avec les photos satellites qu’en fait il n’y a qu’au Sénégal que les arbres apparaissent.

Chérif Ndianor : Je ne peux pas vous laisser dire que le Sénégal est le seul pays qui a avancé sur ce projet-là. Peut-être que le Sénégal est en avance par rapport aux autres, car nous avons commencé 2 ans avant la création de l’Agence panafricaine, en 2008. Beaucoup de pays ont depuis commencé comme la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso entre autres. La Mauritanie, qui abrite l’Agence panafricaine, a d’ailleurs très bien démarré avec plus de 1 000 km de tracé défini. Chaque pays a sa spécificité, ses contraintes, ou bien ses priorités, mais aujourd’hui on peut quand même dire que tout le monde est sensibilisé par rapport à ce projet.

Depuis la COP21, les chefs d’État se sont rencontrés et il y a même d’autres pays qui ne faisaient pas partie du tracé qui demandent à y être intégrés, comme l’Algérie ou les pays du bassin du Congo. Toute l’Afrique aujourd’hui est intéressée et beaucoup d’envoyés viennent au Sénégal pour s’inspirer et peut-être transposer dans leurs pays des pratiques similaires.

LVSL : La dimension sécuritaire entre aussi en compte ? Puisque le Sénégal est relativement épargné par le péril djihadiste. Boko Haram par exemple frappe plutôt d’autres pays sahéliens et ça n’aide évidemment pas ces pays à accélérer les travaux.

Chérif Ndianor : Oui effectivement, chaque pays a ses priorités. Nous avons la chance d’être épargnés de ces risques et d’être un pays stable démocratiquement, avec des alternances qui se passent sans problème. Nous avons aussi des experts reconnus dans le monde entier. Je le constate aussi quand je vais dans les sommets internationaux ; les experts sénégalais sont à la tête de plusieurs structures. C’est un atout indéniable.

Mais aujourd’hui beaucoup de pays sont sensibles à cette question-là. Le cas du Nigeria est intéressant puisqu’il a pour projet de replanter 1 500 km avec le but affiché de lutter ainsi contre Boko Haram via l’amélioration des conditions de vie des populations. On sait qu’une bonne partie des gens qui vont se radicaliser le font à cause de leurs conditions de vie précaires. Donc je pense que c’est un projet panafricain intégrateur, qui peut permettre en plus de lutter contre la pauvreté, de lutter peut-être aussi contre le terrorisme, mais aussi contre les migrations clandestines en fixant les populations autour d’une activité, des revenus…

LVSL : Est-ce que vous pensez que ce projet-là peut suffire à fixer les populations sahéliennes et ainsi tarir les flux des migrations interafricaines et intercontinentales ?

Chérif Ndianor : Bien sûr. La première vague d’immigration sénégalaise vers la France a eu lieu dans les années 70, années de sécheresse. La sécheresse a poussé les populations à migrer des zones rurales vers les zones urbaines, puis vers l’immigration clandestine. La Grande muraille permet de régler le problème à la racine. Mais il n’y a pas seulement ce projet-là. Le Sénégal est en train de mettre en place d’autres projets comme les aménagements hydroagricoles visant à l’autosuffisance alimentaire. Toute la zone de la vallée du fleuve Sénégal a vu l’aménagement de terres pour faire de l’agriculture, de la riziculture, etc.

LVSL : La Grande muraille verte est un projet pharaonique, est-ce qu’il y a d’autres grands projets écologiques en Afrique qui suivent cet exemple-là ?

Chérif Ndianor : Oui, j’en citerais deux particulièrement ambitieux comme le projet d’appui à la transition agro-écologique en Afrique de l’Ouest (PATAE) qui a été lancé en avril 2018 à Abuja (Nigéria) avec 8 millions d’euros et qui s’étend sur 4 ans (2018-2021). Il rassemble la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et le Togo. Il est cofinancé par l’Agence française de développement et la CEDEAO.

Il y a aussi le Fonds bleu, projet du bassin du Congo avec 12 pays africains donc l’objectif est de subventionner des projets qui permettent de préserver ce territoire de la déforestation et des dégradations environnementales. Le bassin du Congo est le deuxième poumon mondial après l’Amazonie, il faut donc protéger ses 220 millions d’hectares de forêts. 101 millions d’euros par an vont être mobilisés autour de ces projets que je trouve vraiment intégrateurs et qui peuvent permettre à l’Afrique de lutter efficacement contre la désertification et les changements climatiques.

 

Image à la une : © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

« La France n’est jamais plus grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes »

Le droit d’asile est consubstantiel à l’idéal républicain. Déjà la Constitution de l’an I proclame que « le peuple français donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il la refuse aux tyrans. » A la Libération, le droit d’asile est solennellement réaffirmé dès le préambule de la Constitution marquant ainsi l’importance qui lui est accordée. Le collectif Hémisphère Gauche revient dans cette tribune sur le projet de loi asile et immigration. 

L’esprit et l’effectivité de ce droit sont aujourd’hui mis en danger. Le projet de loi asile et immigration est tout entier habité par une logique de suspicion, Hospes Hostis[1], tendant à faire primer des considérations répressives sur les droits fondamentaux. Il organise un traitement expéditif des demandes d’asile en multipliant l’emploi des procédures accélérées. Il engage également les réfugiés dans une course contre la montre en resserrant les délais de recours des demandeurs avec pour résultat attendu la multiplication du nombre de « déboutés ». Il met en place un renforcement inédit des moyens coercitifs d’enfermement et d’éloignement dans le prolongement des nouveaux outils de surveillance des centres d’hébergement d’urgence mis en place par la circulaire du 12 décembre 2017.

Pour justifier sa politique, le ministre de l’intérieur a cédé à l’image de « la submersion » de notre pays par des étrangers qui fuient pourtant la guerre et la misère. Mais la réalité est aux antipodes. Entre 2012 et 2016, le nombre de demandeurs d’asile a progressé légèrement en France de 60 000 à 85 000. Dans le même temps, il passait en Allemagne de 80 000 à plus de 700 000 tandis que le Liban gère depuis le début du conflit syrien la présence de plus d’un million de déplacés sur son sol. Notre tradition d’accueil s’essouffle et la France n’est plus le refuge qu’elle fut hier pour les persécutés du monde entier.

Le durcissement des conditions d’accueil est pourtant vain et source de troubles. Sans décourager les départs des réfugiés vers l’Europe, il les contraint, à l’arrivée, à une forme de clandestinité, à la vie dans les bois, aux situations de désordre public qui font notre actualité et alimentent la colère légitime des Français.

“Une politique migratoire de gauche doit s’inspirer de ce courage et proclamer avec fierté Hospes Hospiti Sacer[2]. Elle doit affirmer la centralité de la personne humaine et déborder la question de l’asile politique.”

Le Gouvernement trouve toutefois à se consoler dans la popularité de sa politique. Or celle-ci est plus supposée que réelle. Partout les élus locaux comme le maire de Grande-Synthe, dans le Nord, ou le maire de Palerme, en Italie, qui ont organisé l’accueil des migrants ont été solidement soutenus par leurs administrés. L’édile sicilien qui avait osé déclarer « en Sicile, une chose très belle est arrivée, nous avons été envahis par les immigrés » a été le seul maire d’Italie réélu au premier tour. Il y a une prime citoyenne au courage politique et à la défense de l’humanisme européen.

Une politique migratoire de gauche doit s’inspirer de ce courage et proclamer avec fierté Hospes Hospiti Sacer[2]. Elle doit affirmer la centralité de la personne humaine et déborder la question de l’asile politique. Le projet de loi semble porté par l’idée qu’une politique d’accueil des réfugiés implique d’opérer une distinction entre «vrais» demandeurs d’asile et migrants dits «économiques». Or, une telle distinction est inopérante dans les faits – les causes de l’exil sont toujours multifactorielles – et il existe un continuum de situations individuelles.

Dans ce contexte, nous proposons un nouveau statut du réfugié en situation « de détresse humanitaire ». Ce statut serait fondé sur des critères débordant la persécution politique en tenant compte de la détresse économique, de celle résultant du changement climatique ou encore de celle liée à la survenue de grandes catastrophes sanitaires.

« La France n’est jamais plus grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. »

Dans le même temps, il nous faut assurer la soutenabilité de l’accueil en maîtrisant les flux humains à moyen et long terme. Une telle stratégie implique une action diplomatique de la France et de l’Europe pour stabiliser le Moyen-Orient et un vaste plan Marshall européen pour l’Afrique. Il est inconcevable à long terme, qu’un océan de prospérité, l’Europe, soit séparé par quelques centaines de kilomètres d’un océan de pauvreté sans susciter d’importantes migrations.

Dans l’immédiat, porter l’effort français d’aide au développement à 0,7% du PIB, conformément à nos engagements internationaux, serait salutaire. La France doit aussi, sur le modèle de l’accord de Paris pour le climat, prendre rapidement l’initiative d’une conférence internationale des grandes migrations car comme l’indique justement Malraux dans son Hommage à la Grèce : « La France n’est jamais plus grande que lorsqu’elle l’est pour tous les hommes. »

[1] Tout étranger est un ennemi

[2] L’hôte est sacré pour celui qui le reçoit.

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

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Absence d’auteur

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…

Assassinat de Sankara : « Le gouvernement doit lever le secret défense » – Entretien avec Bruno Jaffré

Il y a trente ans Thomas Sankara, président du Burkina Faso, était assassiné dans les circonstances les plus troubles. Depuis trente ans, le gouvernement français refuse de donner son feu vert pour une enquête sur la mort du “Che africain”. Il faut dire que des soupçons de complicité avec les assassins de Sankara pèsent sur l’Etat français… Bruno Jaffré, biographe du révolutionnaire, plaide pour l’ouverture d’une enquête et la levée du secret d’Etat. Il travaille sur le Burkina Faso depuis 1984, date où il a rencontré Thomas Sankara dans le cadre d’une interview. Auteur d’une biographie de Tomas Sankara, La patrie ou la mort, nous vaincrons, il a récemment publié un recueil commenté de ses discours (La liberté contre le destin). Co-fondateur de l’association Collectif Secret Défense, il est à l’origine d’une pétition demandant la convocation d’une enquête sur la mort de Thomas Sankara. Il anime le site thomassankara.net.

LVSL – Pensez-vous que, s’il y a un tabou autour de l’assassinat de Sankara, c’est parce que l’Etat français y a des responsabilités ?

Bruno Jaffré – La France a évidemment du mal à ouvrir les dossiers noirs de la République. Ce sont souvent des travaux journalistiques qui font la lumière sur ce type d’affaires, la vérité ne vient jamais de l’Etat français lui-même. La France est encore sur la défensive ; elle cherche à se délester de toutes les périodes les plus noires de son passé, lorsqu’elle a du mal à reconnaître sa participation à des événements. Ainsi, elle s’arque-boute sur la question du secret défense. Le secret défense est censé protéger la sûreté nationale, pas l’histoire de France dans ses secrets les plus sombres. C’est pourquoi j’ai contribué à la création du Collectif Secret Défense, destiné à remettre en cause une telle utilisation du secret d’Etat.

Concernant l’assassinat de Sankara, quelques témoignages impliquent l’Etat français, mais ce n’est pas suffisant. Les journalistes de RFI qui sont à l’origine du dossier “Qui a fait tuer Thomas Sankara ?” ont fait un bon travail d’enquête, et l’un des objectifs de notre comité est aussi d’entraîner des journalistes d’investigation à enquêter sur ces affaires françafricaines. Mais la justice reste le meilleur moyen de découvrir la vérité, et l’ouverture du secret défense (un certain nombre de documents ont été classés secret défense sur le Burkina Faso) est le seul moyen de découvrir quel rôle la France a joué dans l’assassinat de Thomas Sankara.

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Bruno Jaffré © Editions Harmattan

                                                                                    Bruno Jaffré

Avec le Collectif Secret Défense, nous demandons la mise en place d’une commission rogatoire sous direction burkinabè et, si cette requête venait à être refusée, la formation d’une commission d’enquête parlementaire. Nous connaissons les difficultés que nous allons rencontrer. Alors Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian avait bloqué la déclassification des documents relatifs à l’assassinat des deux journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali. Aujourd’hui Ministre des Affaires Etrangères d’Emmanuel Macron, il refuse toujours l’ouverture de ces archives. Cela montre qu’il n’y a pas de rupture avec le passé et que le combat va être difficile, mais ce combat est motivé par une préoccupation éminemment démocratique : la lutte contre le mensonge d’Etat et pour la reconnaissance des victimes. Au-delà de la question de la démocratie et de la défense des citoyens, c’est l’histoire que nous allons raconter à nos enfants qui est en jeu ; la France a bel et bien une histoire prestigieuse, mais cette histoire a aussi ses côtés sombres ; si nous voulons éviter que notre pays ne retombe dans ses travers, il faut que toutes ces périodes noires soient mises en évidence…

LVSL – Vous demandez l’ouverture d’une enquête. Attendez-vous quelque chose du gouvernement français actuel ?

B. J. – Ce n’est pas en ces termes que je poserais la question. Nous menons une campagne destinée à lever le voile sur l’assassinat de Thomas Sankara, et nous demandons à l’Etat français de faire ce qu’il faut pour que l’on connaisse la vérité. Le gouvernement Hollande avait promis de répondre à la demande du juge burkinabè, qui consistait à lever le secret défense et à nommer un juge français pour enquêter en France, sous la direction d’un juge burkinabè. Le gouvernement Hollande n’a pas satisfait sa promesse, et on attend la réponse du gouvernement actuel, lequel n’a pour le moment pas été interrogé sur cette question.

Ce que nous craignons, c’est une manœuvre pour empêcher que les archives ne soient ouvertes ; il y a eu plusieurs cas emblématiques où le gouvernement a manœuvré pour éviter que le secret défense ne soit levé. François Graner, chercheur qui enquête sur le Rwanda, a tenté d’avoir accès aux archives du gouvernement de François Mitterrand ; ces archives ont été livrées par l’Etat à un particulier, qui refuse de les ouvrir… François Graner a intenté une série de démarches juridiques, sans succès.

LVSL – Thomas Sankara est loin d’être le seul révolutionnaire à avoir secoué le joug néo-colonial qui pesait sur l’Afrique (on peut aussi penser à Sékou Touré, Kwame N’Krumah…). Pourtant, c’est toujours à Sankara que l’on pense lorsqu’on évoque l’émancipation africaine ; comment l’expliquez-vous ?

B. J. – Il y a plusieurs raisons à cela. Thomas Sankara est d’abord le dernier grand révolutionnaire africain. Ensuite, personne ne conteste l’aspect positif de cette révolution. Sankara a pu faire des erreurs, mais nul ne conteste qu’il travaillait à l’amélioration des conditions de vie de son peuple. Sankara est mort jeune, il a refusé de tuer son meilleur ami (Blaise Compaoré) alors qu’il savait pertinemment qu’il préparait un coup contre lui. Il a donc une aura d’homme intègre, qui s’est sacrifié pour son pays sans faire de concessions et se lancer dans des règlements de compte comme on a pu le voir au cours d’autres révolutions. Sankara n’a pas voulu laisser cette image d’une révolution qui s’est désagrégée en supprimant ses propres dirigeants.

Son bilan économique est positif. Les Burkinabè gardent en mémoire la simplicité de Sankara, le mode de vie frugal qu’il a imposé à son gouvernement, sa lutte contre la corruption… C’est le seul révolutionnaire africain qui part en laissant ce côté positif de l’exercice du pouvoir derrière lui. Les spéculations vont bon train sur la manière dont le Burkina Faso aurait fonctionné si Thomas Sankara était resté au pouvoir, mais nul ne peut affirmer que la situation se serait dégradée.

Ce qui est certain, c’est que Sankara a montré qu’un pays aussi petit que le Burkina Faso pouvait choisir un modèle autocentré, qu’il a convaincu son peuple que c’est pour lui-même qu’il se mettait au travail. C’est là l’une de ses victoire les plus importantes: il a rendu sa dignité et sa fierté à son peuple, en promouvant cette idée que même si l’on est pauvre, on refuse de se mettre à quatre pattes pour demander de l’aide, qu’il faut tout de suite se mettre au travail, avec ou sans aide, même dans des conditions difficiles… C’est la raison pour laquelle Sankara reste dans les mémoires comme le grand dirigeant révolutionnaire africain de l’après-indépendance. On peut penser à Amilcar Cabral, aux dirigeants du Cameroun assassinés, mais ceux-là n’ont pas gouverné…

LVSL – Justement, ce qui semble caractériser Sankara, c’est un mépris absolu à l’égard de la realpolitik, une volonté de faire triompher ses principes dans n’importe quelles circonstances. Il s’est brouillé avec les puissances coloniales, mais aussi régionales (notamment la Libye), en leur refusant l’accès au Burkina Faso pour y implanter des bases militaires. Sankara a-t-il péri pour avoir manqué de realpolitik ?

B. J. – Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire politique burinabé. Thomas Sankara faisait ce qu’il jugeait bon, indépendamment des circonstances extérieures. Il avait reçu une proposition d’aide de la part de Kadhafi avant d’arriver au pouvoir. Il l’a rejeté. Par la suite, Kadhafi a voulu lui imposer un certain nombre de conditions ; il a refusé de les appliquer, et leurs rapports se sont dégradés. Kadhafi fait partie de ceux qui ont mené un complot international pour l’assassiner. C’est quelque chose que nous pointons du doigt depuis longtemps. Il faut aussi prendre en compte le rôle de Charles Tyalor, chef de guerre du Libéria [et président de 1997 à 2003], lui aussi impliqué dans l’assassinat de Thomas Sankara.

Aurait-il du accepter de faire des concessions ? Je pense qu’à l’époque, n’importe quel dirigeant africain qui montrait que l’on pouvait se développer en se libérant du néocolonialisme et de la Françafrique était voué à finir assassiné ; il n’y avait pas d’autre possibilité. Aujourd’hui, on peut être plus optimiste. Il faut voir la manière avec laquelle le peuple burkinabè s’est débarrassé de Blaise Compaoré. Les mouvements sociaux sont plus puissants aujourd’hui en Afrique. De nouveaux mouvements émergent dans un certain nombre d’ex-colonies françaises, qui luttent pour que l’on refuse de laisser leur pays à des ex-puissances coloniales. La France recule, concurrencée par d’autres puissances. Tout cela va produire, petit à petit, un changement en Afrique…

LVSL – En écoutant les paroles de Thomas Sankara, on sent qu’il était inspiré par le marxisme et par l’héritage révolutionnaire français. Quelles étaient les références intellectuelles de Thomas Sankara ?

B. J. – C’est malheureusement quelque chose que l’on fait semblant de ne pas voir en Afrique, ce qui nuit à la portée politique des mouvements sociaux à venir. Sankara était très clairement marxiste, même s’il refusait de l’admettre, disant que “c’était trop pour lui de se qualifier de marxiste”, jouant le faux modeste ; il ne l’a admis qu’une fois, face à des journalistes cubains. Son discours d’orientation politique, par exemple, est éminemment marxiste ; l’analyse qu’il fait de son pays est une analyse de classe, il prévoit les problèmes que rencontrera la Révolution à venir à travers le prisme de l’exploitation ; il y manque bien sûr une analyse précise de la domination dans les zones rurales, sachant qu’on ne peut plaquer une grille de lecture issue des grands territoires appartenant à des latifundistes sur le Burkina, où la propriété individuelle n’existait pas… C’est un aspect qui n’a pas été étudié dans ce discours, mais on y trouve sans aucun doute une analyse de classe, Sankara y dit clairement quelles sont les classes qu’il faut renverser et quelles sont celles qui doivent arriver au pouvoir. Lorsqu’il parlait des femmes, il s’inspirait de l’origine de la famille, de l’Etat et de la propriété d’Engels. Lorsqu’on lui demande quels sont les trois livres qu’il souhaiterait emporter sur une île déserte s’il devait y rester jusqu’à la fin de sa vie, il répond : “La Bible, le Coran, et l’Etat et la Révolution de Lénine”. Sankara était un marxiste, et tous les groupes qui ont participé au processus révolutionnaire se qualifiaient de communistes.

Il est dommage que l’on ne s’en saisisse pas davantage. Le marxisme a de l’avenir en Afrique. L’impérialisme est un concept issu du vocabulaire marxiste [Lénine a publié en 1916 l’impérialisme, stade suprême du capitalisme]. Il est dommage que les partis politiques qui se réclament de l’héritage de Sankara ne veuillent en retenir que son panafricanisme. Un grand nombre d’intellectuels africains produisent des travaux intéressants, mais le fait de gommer cette référence au marxisme prive l’Afrique d’une réflexion approfondie sur ce qu’est le marxisme, et la manière dont on peut s’en servir pour changer le monde..

LVSL – Vous vous intéressez au Burkina Faso depuis les années 80. À l’époque, la “Françafrique”, cet ensemble de réseaux de dépendance entre le gouvernement français et les Etats africains, maintenait ceux-ci dans une véritable servitude néo-coloniale. Les choses ont-elles évolué ?

B. J. – Les choses ont un petit peu changé. Le joug françafricain est moins efficace. L’Afrique subit également le joug d’autre pays, de la Chine, notamment. Il existe toujours des réseaux françafricains, le principe de la Françafrique existe toujours, mais les résistances, en Afrique, sont beaucoup plus fortes. En conséquence, il est difficile pour la France de se comporter en Afrique comme aux lendemains des indépendances…

Blaise Compaoré [président du Burkina Faso de 1987 à 2014, commanditaire de l’assassinat de Thomas Sankara], chassé par l’insurrection de 2014, était le meilleur soutien de la France dans la région (il a remplacé dans ce rôle Félix Houphouët-Boigny [Président de Côte d’Ivoire de 1960 à 1993]), et il faut dire que la France ne l’a pas soutenu dans sa volonté de rester au pouvoir. En revanche, les troupes françaises du commandement des opérations spéciales ont protégé Blaise Compaoré, et lui ont permis d’échapper à la justice de son pays. L’argument qui avait été avancé consistait à dire que c’était pour le protéger d’éventuels sévices de la part des insurgés ; mais, durant l’insurrection, si quelques maisons des anciens ministres ont brûlé, l’ensemble des dirigeants de l’ancien régime ont été protégés et il ne leur est rien arrivé. L’argument avancé par le gouvernement français ne tient donc pas.

Autre exemple : François Compaoré, le frère de Blaise Compaoré, est sous un mandat d’arrêt international lancé par Interpol, car il est impliqué dans l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Il a pourtant déclaré dans un entretien avec Jeune Afrique qu’il se rendait régulièrement en France… Cela montre que la France continue à protéger la famille Compaoré. La Françafrique est toujours présente. Le poids des grandes entreprises françaises en Afrique (Bouygues, Orange, Bolloré…) l’atteste.

LVSL – Vous êtes donc plutôt optimiste concernant l’avenir de l’Afrique ?

B. J. – Bien sûr ! Je me rends au Burkina depuis très longtemps, et je trouve que l’on sous-estime l’importance de l’insurrection qui a eu lieu en 2014. c’était l’insurrection d’un peuple uni, de dizaines de milliers de gens qui se retrouvaient dans la rue, en ne sachant pas s’ils allaient revenir le soir… On peut être optimiste. La difficulté pour le Burkina Faso consiste maintenant à construire un avenir politique. Au lendemain de l’insurrection, il n’y avait pas de parti politique à même de prendre le pouvoir. On a laissé la société civile gérer les lendemains du départ de Blaise Comparoé ; c’est une transition intéressante… mais les élections ont laissé en place les anciens proches de Blaise Compaoré. Ils ont pu reprendre le pouvoir et continuer, avec quelques nuances, à reproduire le système qui prévalait avant la révolution et ses travers… Le fait que ce soient des proches de Compaoré qui se retrouvent au pouvoir est le signe d’un manque d’alternative criant. La société civile n’est pas encore sur la voie d’accéder au pouvoir, elle exerce seulement une fonction de surveillance. C’est positif, mais le fait est que les anciens dirigeants politiques restent au pouvoir… Il faut que des dirigeants politiques soient capables de faire fructifier l’énergie de cette jeunesse, qui ne demande pas mieux que de s’engager sur la voie d’un vrai changement et la construction d’une société nouvelle en Afrique…Il faut espérer que tous ces mouvements sociaux qui naissent parviennent à créer une alternative politique dans leur pays…

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