La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.
Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte.
L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.
L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste
Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.
Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.
Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.
Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.
Un traité qui fédère les colères
Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.
La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.
En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.
Le mirage des « clauses miroirs »
Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité.
Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.
Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.
Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur.
Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.
Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.
Marie Pochon est l’une des rares députés écologistes à « porter la voix des territoires à l’Assemblée nationale », selon sa propre expression. Ses combats pour l’obtention de prix planchers pour les agriculteurs, la préservation des exploitations agricoles familiales ou encore l’accès à la mobilité dans les campagnes vont dans le sens de l’« écologie populaire » qu’elle appelle de ses vœux : une écologie qui priorise les préoccupations et les besoins du quotidien (se nourrir convenablement, se loger, se déplacer) partout sur le territoire. Alors que les territoires ruraux sont les premiers touchés par l’appauvrissement des services publics, la concurrence économique ou encore le dérèglement climatique, l’écologie en France reste souvent dépeinte comme « bobo », urbaine et déconnectée. Quels changements adopter, dans la posture et dans le discours, pour rompre avec cette image ? Comment incarner les ruralités dans leur diversité depuis les lieux de pouvoir ? Quelles luttes mener, à gauche, pour une écologie sociale et protectrice des exploitants familiaux, des cultures locales et de l’environnement ? La députée de la Drôme nous répond.
LVSL – Comment expliquez-vous la faible présence de votre parti, Les écologistes (ex-EELV), dans les circonscriptions rurales ? Sur quoi s’est jouée votre réélection, selon vous ?
Marie Pochon – Je pense que le manque de représentation de certaines populations au sein de nos institutions est réel et que l’Assemblée nationale ne fait pas exception. Face à cela, j’essaie de porter d’autres voix, ou du moins celles dont je suis dépositaire en tant que députée de la Drôme – ma circonscription comprend 240 communes, toutes de moins de 10.000 habitants.
Je suis convaincue que l’ensemble des propositions que nous portons, chez les écologistes et dans le camp de la gauche, sont tout à fait adaptées, à la fois dans les campagnes et dans les villes. Je crois que c’est par la justice sociale, la justice fiscale, par plus de démocratie et plus d’écologie que l’on revitalisera nos territoires ruraux. Pour autant, ce sont des mots qui ont encore du mal à passer aujourd’hui. Souvent revient cette lecture binaire des « écolo bobos, déconnectés et donneurs de leçon » versus « le bon sens paysan de nos campagnes » qui serait forcément conservateur, de droite voire d’extrême-droite. Il faut casser ce discours, changer nos mots, nos postures et trouver de nouvelles incarnations.
Dans ce sens, le collectif des « ruralités écologistes » dont je suis membre a pour vocation de mettre en avant nos élus ruraux, et notamment nos maires de petites communes rurales qui réalisent des choses formidables et qu’on l’on voit encore trop peu. Nous souhaitons leur donner plus de visibilité et incarner, à travers eux, toute la diversité de nos territoires.
Notre ambition, c’est de construire une véritable écologie populaire, une écologie qui réponde aux préoccupations des gens, qui permette de se nourrir, d’accéder aux soins et aux services publics fondamentaux, de se déplacer… Pour reprendre les mots de Marine Tondelier, nous devons faire en sorte que l’écologie ne se résume pas au « triangle Bastille-Nation-République » (en référence aux places de l’Est parisien où se déroulent de nombreuses manifestations, ndlr).
Concernant ma réélection, je pense qu’elle s’est jouée sur mon implantation dans la circonscription et sur mon travail de terrain. En tant que députée, je mets un point d’honneur à être à l’écoute et dans le dialogue, même avec des gens qui ne voteront jamais pour moi. Je veux que les habitants de ma circonscription sachent que je suis consciente de leur réalité.
LVSL – Quelles sont les spécificités de votre circonscription, la troisième de la Drôme, d’un point de vue sociologique, géographique et économique ? Qu’est-ce que cela vous apprend de la façon de vivre et pratiquer l’écologie dans les campagnes ?
Marie Pochon – Ma circonscription est particulière et très diverse. Ce sont à la fois des territoires de montagne et des grandes plaines. Le secteur agricole y est très développé, avec la viticulture dans le sud, l’élevage, les plantes à parfums et aromatiques. Le tourisme joue un rôle prépondérant dans l’économie locale, tout comme les pôles industriels, notamment du côté de Saint-Paul-Trois-Châteaux avec la centrale nucléaire du Tricastin, une des plus vieilles de France. C’est également une circonscription très attractive : beaucoup de familles et de jeunes souhaitent s’y installer, ce qui est très rare pour un territoire rural. Notre ruralité est aussi très innovante, que ce soit en matière d’agroécologie puisque c’est ici qu’est née la Biovallée, ou d’accueil des réfugiés, avec le premier Contrat territorial d’accueil et d’intégration rural de France.
Cette diversité s’observe aussi d’un point de vue sociologique. Dans certains de nos territoires, la fracture se creuse entre les « gens du pays », qui vivent dans des conditions très précaires et n’ont pas toujours un bagage économique et culturel important, et les nouvelles populations qui viennent acheter une résidence secondaire. Le grand défi, pour ces territoires, c’est de garantir aux enfants du pays de garder leur village vivant, sans être « mangés » par la métropolisation qui menace de les transformer en villages musées. Il faut pour cela mettre autant de protection et de régulation que possible, sur les plans immobilier et agricole notamment.
« Il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas. »
LVSL – Quels seront vos grands sujets de l’année 2025 à l’Assemblée nationale ?
Marie Pochon – D’abord, je vais continuer à travailler sur les questions agricoles. Lors de mon précédent mandat, j’ai été chef de file sur la loi d’orientation agricole et j’ai fait adopter la loi sur les prix planchers pour mieux rémunérer les agriculteurs (qui doit encore être votée par le Sénat, ndlr). La rémunération, c’est le sujet numéro un. Tant que l’on ne parle pas de revenu, on ne parle de rien du tout. Fille de vigneronne drômoise, je suis extrêmement attachée à ces métiers. Ce que je vois, c’est que l’on est en train de se faire manger par la concurrence déloyale, l’abaissement des normes et la course aux prix bas qui vont tuer nos exploitations familiales et pastorales. La Drôme est composée de territoires enclavés, de petites parcelles et de terres permettant des cultures limitées, avec des handicaps naturels évidents. Je pense qu’il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire, elle le dessine. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas.
J’ai également commencé à travailler sur la question des droits des femmes en territoire rural. Souvent, la question féministe est pensée dans les grandes villes, là où il y a les grandes manifestations du 24 novembre par exemple. On imagine toujours les agressions dans les coins de rue, en ville, le soir. Pourtant 50% des féminicides ont lieu dans les territoires ruraux alors que seulement un tiers de la population nationale y vit. Je crois qu’il y a une parole à porter pour lutter contre le silence lié au manque d’anonymat (tout le monde se connaît, donc c’est compliqué de parler) et aux stéréotypes de genre qui sont encore très ancrés. Il faut soutenir les associations et permettre à la gendarmerie d’avoir des brigades itinérantes pour recueillir la parole le plus facilement possible. Beaucoup de femmes n’ont pas la possibilité d’aller jusqu’à la gendarmerie la plus proche.
Au-delà des violences faites aux femmes, il y a la question de la place des femmes dans les territoires ruraux. Souvent, ce sont elles qui tiennent les associations, qui sont très actives dans la vie du territoire et pourtant, on les entend peu. Je pense que c’est important de leur donner de la voix. Je compte m’y employer.
LVSL – Les écologistes sont encore très mal perçus par le monde agricole, qui reste très en colère. Selon vous, quel est le rôle et le pouvoir du premier syndicat agricole, la FNSEA, dans cette conflictualité ?
Marie Pochon – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre première affirmation. Quand on regarde les sondages, et c’est assez étonnant, on voit que la population agricole vote plus pour les écologistes que la population générale. Pour autant, je ne remets pas en cause le fait que beaucoup des mots d’ordre des mobilisations de janvier et février dernier étaient contre ces fameux « écolos bobos ».
Concernant la FNSEA, c’est une organisation bien rodée avec énormément de moyens financiers et humains. Elle co-dirige la politique agricole depuis quarante ans dans ce pays et pendant ce temps, on a vu l’effondrement du nombre d’agriculteurs, l’accroissement de leur l’endettement, la dégradation de la biodiversité, tous ces accords de libre-échange signés… La FNSEA ne défend évidemment pas le même modèle que les écologistes. On se confronte régulièrement. Mais je crois aussi qu’entre les dirigeants nationaux de la FNSEA et ses adhérents, il y a beaucoup de non-dits. Je crois que beaucoup d’agriculteurs sont roulés dans la farine par rapport à ce qui est négocié dans les bureaux ministériels par leur président Arnaud Rousseau, qui ne défend absolument pas les intérêts du monde agricole.
Aujourd’hui, l’agriculture française et européenne est en plein questionnement et je crois que toutes ces mobilisations sont significatives du mur qui est en train de se dresser face à nos agriculteurs. On pourra lever toutes les normes environnementales du monde, comme le demande la FNSEA, mais quand les sols sont rendus infertiles, que l’on n’a plus d’eau, que l’on importe d’Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande de la viande à bas prix, cela devient de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, les cours des céréales que l’on produit dans la Drôme dépendent des bourses de New-York et de Pékin. En vérité, on n’a plus aucun contrôle sur rien. Ces dynamiques de marché permanentes, où l’on fait passer le marché au-dessus de toute autre considération, sont délétères pour l’agriculture.
« Le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. »
LVSL – Vous avez défendu à l’Assemblée nationale des prix minimum pour les agriculteurs. Est-ce que ce type de combat a pu changer la perception de certains ? Pensez-vous que cela puisse réellement aboutir ?
Marie Pochon – Je ne sais pas si cela a fait changer la perception de certains. Mais ce n’était pas forcément mon objectif. Je mène ce qui me semble être des combats de bon sens. La question des « prix rémunérateurs », c’est-à-dire qui ne descendent pas en-dessous des coûts de production, me semble être la base de la transition agroécologique que j’appelle de mes vœux. Je crois qu’il faut que l’on puisse massifier l’installation en matière agricole, mais on ne le fera pas tant qu’il n’y aura pas de revenus dignes.
Est-ce que la proposition de loi va aboutir ? Je n’en sais rien. Elle a déjà abouti à l’Assemblée nationale, un peu par surprise. Les rapports de force disaient tout le contraire. Le Rassemblement national s’est abstenu et a laissé les macronistes mener la bataille contre. La droite était tout simplement absente. C’est pour vous dire l’absence de courage politique sur ces questions ! Ceux qui critiquent n’ont absolument rien à proposer en retour.
La proposition de loi a été adoptée en avril 2024. Nous allons maintenant faire en sorte que ce texte soit inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Parallèlement, je viens d’intégrer l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Je compte bien, dans ce cadre-là, mener la bataille des prix rémunérateurs.
LVSL – Dans le cadre du projet de loi de finances 2025, vous avez déposé un amendement visant à financer le permis de conduire aux jeunes ruraux. N’allez-vous pas ainsi à l’encontre d’une partie des écologistes ? Comment articuler le besoin de transport pour les ruraux avec la nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?
Marie Pochon – Je ne crois pas aller à l’encontre des écologistes. En tous cas, personne ne s’est plaint en interne ! Au-delà de la question environnementale, il s’agit de garantir à chacun et chacune le droit à la mobilité. Aujourd’hui, ce droit, qui a été consacré par la loi LOM en 2019, n’est absolument pas respecté. D’après l’enquête du baromètre des mobilités parue en septembre dernier, près de 40% des gens ont déjà dû renoncer à un déplacement du fait du manque de moyens pour s’y rendre. Cela doit nous alerter.
« Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au “tout-voiture” et ceux dédiés aux mobilités alternatives. »
Pour lutter contre la dépendance à la voiture, il faudrait faire en sorte que chacun ait accès aux mobilités alternatives. Or actuellement, seulement 30 millions d’euros sont débloqués par an, à l’échelle nationale, pour développer ces mobilités en milieu rural. C’est l’équivalent du prix d’un échangeur autoroutier ! Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au « tout-voiture » et ceux dédiés aux autres moyens de transport.
L’idée de l’aide au permis, c’est de lutter contre la fracture territoriale en permettant à chaque jeune d’avoir accès à la mobilité. Quand on n’a pas les moyens de se payer une voiture, souvent, on récupère une voiture qui est de très mauvaise qualité, donc très polluante. On constate aussi que beaucoup de jeunes roulent sans permis parce qu’ils ont besoin de bouger et qu’ils n’ont pas d’autre alternative que la voiture.
LVSL – Le 17 septembre dernier, vous déposiez un texte à l’Assemblée nationale pour que les cahiers de doléances issus des gilets jaunes et du Grand débat national soient rendus accessibles au grand public. Vous en avez vous-même consulté une partie en vous rendant dans les archives départementales de la Drôme. Qu’en avez-vous retenu ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Marie Pochon – On a déposé notre résolution de manière transpartisane en janvier dernier. Elle devait être étudiée le 19 juin à l’Assemblée nationale mais la dissolution est passée par là. Suite aux élections législatives, nous avons écrit une tribune dans Le Mondepour demander au futur gouvernement, quel qu’il soit, de s’inspirer des doléances pour fixer le cap de son action politique. Cela permettait aussi de dépasser cette posture d’un camp contre un autre. Je crois que le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. Il faut pouvoir parler à tout le monde et les doléances permettaient cela.
Nous avons déposé une nouvelle résolution en septembre dernier et nous cherchons toujours à la faire inscrire à l’ordre du jour. Depuis, Michel Barnier a dit qu’il allait mettre deux ou trois conseillers sur l’affaire. Nous lui avons écrit un courrier la semaine passée pour lui demander de les ouvrir à l’ensemble des Françaises et des Français, car c’est le seul moyen de vérifier la sincérité de la démarche.
Sur le contenu, je n’ai pas de vision exhaustive de l’ensemble des cahiers, mais j’ai pu étudier ceux de la Gironde et de la Drôme. Beaucoup de personnes m’en ont envoyé par ailleurs. Ce qui est intéressant, et les chercheurs en parlent mieux que moi, c’est que l’on retrouve souvent les mêmes éléments : le « nous » contre un « eux », les « petits » face aux « grands ». La question de la mobilité et de la dépendance à la voiture, notamment dans les territoires ruraux, est centrale. Parmi les autres thèmes récurrents, on retrouve les services publics, l’accès aux soins, la justice fiscale (avec la suppression de l’ISF) et la démocratie (le RIC et la consultation des citoyens, d’une manière générale). Sur la plus grande consultation citoyenne de notre histoire, seulement 3 à 4% des doléances portent sur les enjeux d’insécurité et d’immigration. Quand on voit l’omniprésence de ces sujets dans les médias, il me semble important de le noter.
LVSL – Plusieurs responsables politiques et associations ont appelé à boycotter la COP 29 pour le climat, qui s’est ouverte le 12 novembre en Azerbaïdjan. Pensez-vous que la France ait réellement une voix à porter dans ces négociations, en dépit du contexte géopolitique actuel et de l’échec de la COP 16 biodiversité le mois dernier ?
Marie Pochon – Je suis totalement défavorable à ce boycott. Je pense que c’est se draper d’une jolie vertu mais ne pas faire avancer grand-chose, ni pour les droits humains en Azerbaïdjan, ni pour le climat. Le fonctionnement des COP et le lieu de chacune d’elles se décident pendant les COP. C’est pourquoi il ne faut pas mener la politique de la chaise vide. Il faut au contraire participer activement pour peser dans les négociations. On ne peut pas laisser les régimes autoritaires discuter entre eux de la manière dont ils vont détruire la planète. Il faut prendre la place tant qu’elle nous est laissée.
Bien évidemment que le contexte géopolitique et que l’état du débat en matière climatique sont très tristes. Il faut donc trouver des fenêtres d’espoir, malgré l’élection de Trump, les cours gaziers et pétroliers qui se portent mieux que jamais depuis l’invasion de l’Ukraine, l’abandon du climat, le développement du climato-scepticisme… Bien évidemment, tout cela est inquiétant, mais ne doit pas altérer notre détermination, car celle-ci est fondée sur des faits scientifiques, sur une alerte pour la survie de la biodiversité, des écosystèmes et de l’espère humaine.
« Je crois que l’on n’a pas le choix de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. »
Aujourd’hui, on ne sait pas dire quelles seront les conditions de vie en 2040-2050. On nous annonce que 40% des espèces connues seraient en risque d’extinction d’ici à 2040. On est en train de vivre des bouleversements absolument vertigineux et je crois que l’on n’a pas d’autre choix que de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. Je crois que c’est notre rôle, en tant qu’écologistes, de le faire aussi lors de ces COP.
LVSL – Impliquée dans le mouvement climat et l’Affaire du siècle en 2018, vous avez vous-même fait vos armes dans le milieu associatif. Quelle perception avez-vous aujourd’hui de ce type de militantisme et de son rôle auprès des responsables politiques ?
Marie Pochon – J’en ai une très bonne perception. Tous les membres de mon équipe travaillent avec des associations, des ONG, des syndicats, et tous types d’organisations pour préparer nos amendements. Ces acteurs extérieurs nous aident, nous conseillent et inspirent mon action. Je l’affirme en toute transparence. Le travail parlementaire n’est pas un travail replié sur lui-même à l’Assemblée nationale.
Je pense que le moment est compliqué pour tout le monde associatif qui gravite autour de la protection de l’environnement et du climat, qui plus est dans une circonscription rurale où il ne fait pas toujours bon de s’affirmer écologiste. On a vu ces dernières années éclore des termes comme « écoterrorisme » pour parler des militants de l’écologie politique.
Si l’on peut déplorer des postures, une forme de verticalité, en aucun cas cela ne mérite le mépris pour ces militants et pour la noble cause qu’ils défendent. Il faut protéger les militants écologistes, leur donner de la voix et les défendre. J’espère, à ma mesure, que cela pourra donner de la force à celles et ceux qui militent dans nos territoires ruraux.
Une multiplication par 112 en à peine dix ans. Alors que la France ne comptait que 6 méthaniseurs injectant du gaz dans le réseau national en 2014, GRDF en dénombre aujourd’hui pas moins de 674. Une croissance exponentielle qui touche toutes les campagnes et est promue par les pouvoirs publics comme un complément de revenu pour les agriculteurs et un moyen de développer une énergie certes polluante, mais renouvelable. Si la filière du biogaz peut en effet être un atout écologique et économique, son développement prolifique pose question : ne sommes-nous pas en train de reproduire l’erreur des biocarburants et de favoriser la production d’énergie au détriment de la production alimentaire ?
La méthanisation est un processus biologique consistant à dégrader des matières organiques par fermentation pour les transformer en biogaz énergétique ou en digestat. Ce processus est apparu dans les années 1940 mais ne s’appliquait alors qu’aux déchets agricoles (principalement les parties non consommables des végétaux) et effluents d’élevage (fumier et lisier des animaux). En laissant fermenter ces matières premières dans certaines conditions de température et de pression, dans un milieu sans oxygène, on obtient alors plusieurs gaz, notamment du dioxyde de carbone et du méthane. Ce dernier, dès lors qualifié de « biogaz » peut servir à produire de l’électricité et de la chaleur ou, après épuration (biométhane), être utilisé comme carburant dans les réseaux de gaz naturel, les bouteilles à usage domestique et tous les véhicules adaptés. Le digestat, c’est-à-dire le résidu de ce « compost » peut quant à lui être épandu dans les champs comme fertilisant.
Peu à peu, les exploitations agricoles ont adopté ce processus pour valoriser leurs déchets agricoles. L’Allemagne a une longueur d’avance sur ce terrain : nombre de ses agriculteurs se sont transformés en véritables producteurs de méthane, grâce à un généreux système de subvention de l’électricité produite mis en place par une loi sur les énergies renouvelables en 2000. En France, le développement de cette technologie est bien plus récent et prend une échelle industrielle seulement depuis quelques années. Perçue initialement comme une idée intéressante pour répondre aux enjeux de transition écologique, la méthanisation fait aujourd’hui débat dans l’opinion publique et politique en se situant à la croisée de questionnements techniques et sociétaux : écologie, économie, industrie et agriculture.
La méthanisation, une solution écologique ?
Si la méthanisation connaît un intérêt croissant, c’est notamment car elle est régulièrement présentée comme une solution écologique durable et un moyen de garantir la souveraineté énergétique française, permettant ainsi une plus grande liberté en matière géopolitique. La production de biogaz (fermentation de matières organiques végétales ou animales) a connu en France une très forte croissance entre 2007 et 2019. Pour ce qui est du biométhane, c’est-à-dire du biogaz purifié injecté dans le réseau de distribution de gaz de GRDF, le dynamisme est plus récent et plus rapide. Fin 2020, 1075 installations de production de biogaz sont en fonction, d’après un rapport d’information du Sénat, principalement dans la moitié nord du pays (Bretagne, Grand Est, Hauts de France). Ces installations sont de nature agricole, à hauteur de 86 % pour l’injection et de 79 % pour celles produisant de l’électricité.
Renouvelable, non intermittente et stockable, la production de biogaz présente des atouts importants pour la transition énergétique et la décarbonation.
Renouvelable, non intermittente et stockable, la production de biogaz présente des atouts importants pour la transition énergétique et la décarbonation. Le bilan carbone du biométhane injecté est en effet 5 à 10 fois moindre que celui du gaz naturel selon GRDF. La France a donc fixé un objectif ambitieux pour 2030 : que ce biogaz représente 10 % de la consommation de gaz d’ici seulement six ans. Au début de la décennie 2020, nous en étions encore loin : seuls 0,5% de la consommation de gaz naturel était issu d’une production renouvelable.
La production nationale de gaz naturel a diminué entre les années 1980 et 2010 puisque le gisement de gaz naturel de Lacq (Pyrénées Atlantiques) a cessé d’être exploité et celui de gaz de mines des Hauts-de-France étant marginal. La France est donc tributaire de ses importations depuis la Norvège (36 %), la Russie (20 %, en forte baisse depuis 2022), les Pays-Bas (8 %), le Nigéria (8 %), l’Algérie (7 %) et le Qatar (4 %). Dans ce contexte, le biogaz est apparu comme une source d’énergie particulièrement intéressante pour, d’une part, décarboner la consommation de gaz et, d’autre part, relocaliser sa production en France.
Toutefois, ce « gaz bio » pose de nombreuses questions. Si son bilan carbone global est effectivement bien plus faible que le gaz naturel directement extrait de forages, le processus de méthanisation induit tout de même des émissions de gaz à effet de serre, notamment des émissions de protoxyde d’azote et de méthane au moment du stockage des intrants ainsi qu’au moment du stockage et de l’épandage du digestat. A ces émissions directes, il faut ajouter des émissions de CO2 indirectes notamment à l’occasion du transport des intrants et du digestat. Présenté comme solution verte et durable, la méthanisation est donc loin d’un bilan carbone neutre.
En réalité, étant donné que le méthaniseur est multifonctionnel, les scientifiques rencontrent certaines difficultés d’analyse découlant de la pluralité des paramètres. Le bilan carbone peut en effet varier selon le type d’unité et de modèle de méthanisation développés. Des critiques sont donc formulées à l’égard des études existantes à ce sujet, notamment par France Nature Environnement (FNE). En effet, FNE conteste l’approche méthodologique des études qui considèrent l’essentiel des intrants de la méthanisation comme des déchets. Or, le développement rapide de la méthanisation et la nécessité de rentabiliser des installations de plus en plus grosses conduit parfois à alimenter les installations avec des cultures plantées spécifiquement pour produire de l’énergie. Ce changement d’affectation des sols a à la fois des effets directs en matière de bilan carbone (émissions agricoles) et des effets indirects puisque le remplacement d’une culture alimentaire par une culture énergétique est de nature à entraîner par rebond une modification d’affectation du sol dans une autre zone géographique, où une prairie ou une forêt seraient par exemple remplacées par une culture alimentaire.
Une solution pour les revenus des agriculteurs ?
Initialement, la méthanisation est une idée intéressante pour soutenir l’activité agricole. En effet, plusieurs travaux de recherche ont tenté de quantifier et de caractériser comme le projet « Métha’revenu » ou encore le programme CASDAR « MéthaLAE » mené entre 2015 et 2018. Selon ces études, les revenus courants calculés avant impôt perçus par les porteurs de projet de méthanisation sont très majoritairement positifs, malgré l’hétérogénéité des formes de méthanisation. En effet, dans les cas où l’unité est portée par des agriculteurs uniquement, individuellement ou collectivement, et pour lesquelles la production de kilowatt électrique est comprise entre 100KWe et 3MWe, le revenu brut tiré d’une unité en injection peut varier de l’ordre de 50 000 euros à 1,5 million d’euros par an. Ces études démontrent donc que la méthanisation permet une certaine stabilité des revenus dans le temps. Naturellement, étant donné la faiblesse des revenus des agriculteurs – 18 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté – et leur volatilité en raison des fluctuations du marché et des aléas climatiques, la stabilité apportée par la méthanisation constitue une grande motivation pour les agriculteurs.
Étant donné la faiblesse des revenus agricoles et leur volatilité en raison des fluctuations du marché et des aléas climatiques, la stabilité apportée par la méthanisation constitue une grande motivation pour les agriculteurs.
La méthanisation apparaît alors également comme un moyen de moderniser son activité et de créer une activité d’« énergiculteur ». Dès lors, les études mettent en exergue la méthanisation comme un facteur favorisant la transmission des exploitations agricoles, en offrant des perspectives aux jeunes générations qui ne souhaitaient pas nécessairement reprendre l’exploitation familiale. Enfin, il ressort également de ces études que ce processus permet la création et la consolidation d’emplois salariés puisqu’il faut plus de main-d’oeuvre pour le fonctionnement du méthaniseur ou pour le développement d’activités induites par la méthanisation, comme le maraîchage sous serres chauffées par du biogaz.
Mais ce modèle a été radicalement transformé depuis 2015, laissant de nombreux agriculteurs sur le carreau. En 2010, la France ne comptait que 44 installations utilisant des ressources agricoles, avec 38 unités à la ferme et 6 centralisées. Encore méconnu, le procédé restait à l’initiative des agriculteurs. Mais à partir de 2015, la filière change de visage. Le gouvernement favorise les unités qui produisent directement du biométhane à injecter dans le réseau, ce qui nécessite des installations plus grosses et plus chères que les agriculteurs ne peuvent pas forcément s’offrir : il faut compter environ 5 millions d’euros pour une installation de ce type. À la fin 2021, plus de mille unités de méthanisation agricole fonctionnaient. Aussi, entre 2015 et 2021, la capacité installée en injection a été multipliée par 22 ! En outre, les 940 projets en cours multiplieraient encore cette capacité par quatre. Cette ambition aiguise alors les appétits chez les industriels qui s’accaparent les bénéfices de la production du gaz, reléguant les agriculteurs à la place de simples fournisseurs de déchets.
TotalEnergies a par exemple racheté début 2021 la principale entreprise du secteur, Fonroche Biogaz, et ses sept méthaniseurs, acquérant ainsi une capacité de production de 500 GWh par an, presque 8 % de la capacité nationale. Les petits méthaniseurs à la ferme sont donc beaucoup moins intéressants puisqu’avec ces unités, les industriels comme TotalEnergies produisent pour deux fois moins cher. Cela engendre des inégalités socio-économiques importantes. En effet, au-delà des coûts liés à la matière première, s’ajoutent ceux liés à la maintenance du méthaniseur, à l’embauche d’un technicien spécialisé et dédié à cette tâche. Aussi, la facture pour faire fonctionner un méthaniseur au quotidien, entre l’approvisionnement en déchets et la maintenance, s’allonge lourdement.
Le gouvernement favorise les unités qui produisent directement du biométhane à injecter dans le réseau, ce qui nécessite des installations plus grosses et plus chères que les agriculteurs ne peuvent pas forcément s’offrir.
Pour être rentable, chaque installation en injection doit consommer au minimum 10.000 à 15.000 tonnes de matières par an, soit plus de 30 tonnes de déchets par jour. La méthanisation par cogénération, qui consiste à convertir le gaz en chaleur et en électricité sans se raccorder au réseau de gaz, représente elle un investissement moyen de 2 millions d’euros et permet de se contenter de plus petits volumes, autour de 5.000 tonnes de matières premières par an. L’injection, plus chère mais plus productrice, a pris le dessus. Elle exclut alors les agriculteurs, notamment les éleveurs, qui ne peuvent pas investir 5 millions d’euros et assumer des charges d’approvisionnement et de maintenance.
Même si l’Association des agriculteurs méthaniseurs de France souhaite que la méthanisation reste aux mains des agriculteurs pour leur permettre de diversifier leurs sources de revenus, ce sont des exploitations de plus en plus grandes qui structurent le paysage et l’économie française : Total, Engie et les autres opérateurs lorgnent sur la campagne qui s’ouvre à eux. Les agriculteurs ont du mal à résister à la concurrence des énergéticiens et risque de devenir un outil au service de la production gazière.
Un système dangereux pour l’environnement et les populations
Face aux volumes de plus en plus considérables requis par les méthaniseurs créés par les multinationales, de nombreuses questions se posent aussi sur les quantités de digestat produites comme résidus de la méthanisation. Là encore, le tableau est contrasté. D’une part, le digestat peut réduire le besoin en engrais azotés de synthèse, eux aussi très largement importés, tout en favorisant l’augmentation des rendements agricoles en agriculture biologique. La méthanisation favorise également le développement des cultures intermédiaires dont les externalités positives sont nombreuses (protection des sols, captation de l’azote, préservation de la biodiversité…). Toutefois, les études sur les bienfaits du digestat comme engrais sont assez controversées.
Une enquête du média breton indépendant Splann ! montre ainsi que le risque d’avoir des agents pathogènes dans les champs est très élevé puisque les méthaniseurs engloutissent des déchets de natures et de provenances diverses, parfois dangereuses. Les déchets utilisés au sein des méthaniseurs peuvent en effet contenir des résidus de médicaments, de métaux lourds et de pesticides (notamment dans les restes animaux des abattoirs). Ce risque de pollution des sols s’accroît d’autant plus que la provenance des déchets dépasse largement le périmètre de l’exploitation initiale : plus les déchets alimentant les méthaniseurs viennent de loin, plus il est difficile d’en tracer l’origine et de contrôler les risques sanitaires qu’ils occasionnent.
Réduire le risque de contamination des sols implique de mettre en place un processus d’hygiénisation des matières avant de les mettre dans le méthaniseur. Ce traitement consiste à chauffer les déchets à 70°C pendant une heure, afin de réduire les agents pathogènes à des niveaux indétectables, bien que certains produits peuvent certes résister à cette opération. Surtout, l’hygiénisation n’est obligatoire que pour les méthaniseurs consommant plus de 30.000 tonnes par an de matières, animales et végétales ou si plus d’une dizaine de fermes fournissent des déchets. Pour des raisons financières, afin d’éviter ces coûts de chauffage des matières, la plupart des méthaniseurs ne pratiquent pas l’hygiénisation, selon l’enquête de Splann ! en Bretagne.
En septembre 2021, le service de suivi des risques industriels du ministère de la Transition écologique a publié une synthèse des accidents dans la filière de la méthanisation recensait 130 accidents en France entre 1996 et 2020, en forte augmentation ces dernières années. Dans 74 % des cas, il s’agit de rejets de matières dangereuses ou polluantes, le reste correspondant à des incendies ou des explosions. Mais ces chiffres ne représentent pas la totalité des accidents survenus à cause des méthaniseurs. Par exemple, sur les cinq pollutions du méthaniseur d’Arzal dans le Morbihan (déversement du contenu de ses cuves dans le cours d’eau de Kerollet), seulement deux ont été recensées par le rapport ministériel. Selon le Conseil Scientifique National sur la méthanisation (CSNM), le nombre d’incidents en France s’élève à 350, soit trois fois plus que le chiffre donné par les services de l’État.
Les conséquences de ces accidents peuvent être sérieuses. Par exemple, en 2020 le méthaniseur industriel de Châteaulin avait déversé 400 m3 de digestat dans l’Aulne, affectant l’eau distribuée au robinet, privant les populations d’eau potable durant une semaine. Un incident similaire s’est aussi produit dans le Sud-Ouest de la France, dans les Landes, six mois plus tard. Cette fois, 850 m3 se sont déversés dans les cours d’eau. En juin 2019, un méthaniseur qui n’est pas encore en fonctionnement explose à Plouvorn, dans le Finistère, mobilisant une quarantaine de pompiers.
En 2021, la Cour des comptes démontrait que les services d’inspection ne sont même pas informés de la création d’un nouveau méthaniseur et que le contrôle ponctuel des installations n’est pratiquement jamais fait.
Alors que les méthaniseurs se multiplient dans nos campagnes, les services de l’Etat apparaissent dépassés. En outre, la réglementation qui encadre les projets de méthanisation ne cesse de s’assouplir depuis dix ans. L’Etat joue sur la simplification des installations en misant notamment sur la confiance et l’auto-contrôle des porteurs de projets qui ne sont pas forcément formés à ce genre de système. Ce manque de contrôle et d’investissement des services de l’Etat participe à l’augmentation des risques d’accidents. Dans un rapport publié en 2021, la Cour des comptes témoigne de cette absence puisqu’elle démontre que les services d’inspection ne sont même pas informés de la création d’un nouveau méthaniseur, et que le contrôle ponctuel des installations n’est pratiquement jamais fait. Par exemple, les directions départementales de la protection des populations ont mené en 2021 une série de contrôles dans 14 établissements sur les plus de 150 installations existantes en Bretagne à l’époque et ont démontré que dans 85% des cas, les aménagements prévus dès le début du projet n’ont pas été réalisés (cuves de rétention évitant des déversements accidentels dans le milieu naturel, systèmes d’évacuation d’eaux pluviales, alerte incendie…).
Tension entre production alimentaire et production énergétique
Outre les pollutions directes que peut causer la méthanisation, celle-ci engendre un risque environnemental plus large, à savoir que les agriculteurs ne se transforment en producteur d’énergie. Les cas d’abandon de l’activité principale d’élevage au profit de la méthanisation sont avérées, en particulier en Bretagne. Cela fait sens dans la mesure où produire de l’énergie rapporte bien plus qu’élever des vaches, de produire du lait ou des céréales pour le marché alimentaire. Dès lors, les agriculteurs tendent à vendre leur culture au plus offrant, c’est-à-dire aux unités de méthanisation.
Produire de l’énergie rapporte bien plus qu’élever des vaches, de produire du lait ou des céréales pour le marché alimentaire.
Les cultures sont en effet bien plus intéressantes que les déchets agricoles pour produire du gaz. Les effluents ont un potentiel énergétique faible, a contrario des cultures qui sont bien plus méthanogènes, c’est à dire qu’elles produisent plus de méthane. La fermentation du fumier est par exemple moins efficace que celle du maïs. Présentée comme un moyen de compenser les faibles revenus agricoles et permettant d’avoir un prix fixe pendant quinze ans pour les agriculteurs, la méthanisation fait aujourd’hui des agriculteurs des producteurs d’énergie. Les dérives de ce modèle entraînent alors de grandes tensions entre production alimentaire et production énergétique qui tendent à se confondre en allant vers une agriculture industrielle.
Au lieu d’être utilisées pour nourrir humains et animaux, des denrées et cultures sont englouties en masse dans les méthaniseurs, mettant en péril la sécurité et la souveraineté alimentaire. Le risque est donc une utilisation abusive des cultures alimentaires au profit de la production énergétique et de dériver vers un modèle à l’allemande, où d’immenses surfaces de maïs sont plantées uniquement pour produire du biogaz.
Pour l’heure, l’ampleur du phénomène reste limitée en France. Selon les estimations de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), les cultures ne représenteraient que 5% des intrants en 2020. Toutefois, lorsque les prix des cultures principales baisse sur le marché, il existe un risque important de valorisation énergétique de ces dernières, un risque amené à croître du fait de la concurrence étrangère encouragée par la multiplication des accords de libre-échange signés par l’Union européenne. De plus, depuis la loi sur la transition énergétique de 2015, un nouveau type de culture apparaît : les cultures intermédiaires à vocation énergétique. Représentant 29 % des intrants, ces cultures sont plantées et récoltées entre deux cultures principales et jouent un rôle de couvert végétal pour protéger les sols puis sont utilisées comme intrant dans les unités de méthanisation. Cela peut néanmoins varier facilement selon l’Association française du gaz, puisque l’utilisation de ces cultures peut permettre de répondre à des situations transitoires, notamment lors de mauvaises récoltes. Cependant, aucune limite n’est fixée dans l’introduction de ces cultures intermédiaires dans les méthaniseurs, contrairement aux cultures principales qui ne peuvent dépasser 15 % des intrants par an.
Toutefois, contourner la loi pour laisser place au « maïs énergétique » est de plus en plus fréquent, puisque le pourcentage des ressources agricoles réellement utilisées est inconnu malgré les études identifiant le volume du gisement disponible de chaque culture. Avec les objectifs de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE) à l’horizon 2028 qui fixe une cible de production de biogaz à 103 TWh, la production d’énergie va privilégier les cultures nobles plutôt que les déchets de culture pour répondre à ces objectifs. L’entreprise Margaron SAS, à Roybon (Isère) fournit par exemple des pommes de terres aux méthaniseurs. Le tubercule ici ne s’apprécie plus seulement pour son intérêt nutritionnel, mais aussi selon ses capacités à produire du méthane. Et il en va de même pour le maïs, dont l’arrivée en Bretagne correspond à l’avènement de l’élevage intensif.
Si ces risques sont connus par les services de l’Etat, la nécessité de faire tourner les méthaniseurs en continu nécessite un approvisionnement 24 heures sur 24. La tentation d’utiliser des cultures en principe destinées à l’alimentation humaine ou animale est donc forte. Pour contourner la loi, il suffit d’ailleurs de déclarer une céréale, habituellement culture principale, comme « culture dérobée » ou CIVE, tandis que les contrôles sont presque inexistants. Si la méthanisation présente donc de vrais atouts pour la transition énergétique et le revenu des agriculteurs, un scénario à l’allemande est loin d’être impossible. Un tel système ne bénéficierait guère aux agriculteurs, mais plutôt aux grands groupes comme Engie et TotalEnergies, ravis de pouvoir continuer à vendre du gaz repeint en vert.
Étendre le principe de la Sécurité sociale à l’alimentation en permettant à tous les Français d’acheter des produits conventionnés, choisis démocratiquement, grâce à une carte dédiée. Le principe de la Sécurité sociale alimentaire est simple, sa mise en oeuvre moins. Celle-ci implique en effet une bataille majeure contre les acteurs qui gèrent aujourd’hui ce secteur, notamment l’agro-business et la grande distribution, mais aussi l’obsession libre-échangiste de l’Union européenne. Petit à petit, l’idée essaime pourtant un peu partout en France, à travers des expérimentations locales. Alors qu’une proposition de loi pour une massification a été déposée, des questions majeures, portant notamment sur le financement, cherchent encore des réponses.
Il y a un peu plus d’un an, les Restos du Cœur lançaient une vaste campagne d’appel aux dons, annonçant être submergés face à une demande croissante d’une partie de la population n’arrivant plus à se nourrir face à l’inflation. Encore aujourd’hui, la crise reste d’actualité, les files d’attente pour l’aide alimentaire ne disparaissent pas du paysage français. A titre d’exemple, un rapport publié le 17 octobre par l’association Cop1, révèle que 36 % des étudiants sautent régulièrement un repas faute de moyens, tandis que 18 % d’entre eux dépendent de l’aide alimentaire. Par ailleurs, l’isolement social accompagne les difficultés alimentaires : « 41 % des étudiant.e.s se sentent toujours ou souvent seul.e.s », contre 19 % dans la population générale. La crise cependant n’épargne pas les autres tranches d’âge. Le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire ne baisse pas, atteignant aujourd’hui 2,4 millions, selon le dernier rapport d’activités des Banques Alimentaires.
Une réponse démocratique à la faim et à la misère agricole
À l’autre extrémité de la chaîne de production, l’agonie du monde paysan et agricole se prolonge. Alors que les élections des chambres d’agriculture se tiendront en janvier 2025 et que l’UE s’apprête à signer un désastreux traité de libre-échange avec le MERCOSUR, les tensions restent vives. Dans un contexte de forte couverture médiatique, les mouvements agricoles tentent de décrocher de nouveaux engagements : une rémunération juste du travail, le partage équitable de la valeur ou le rééquilibrage des rapports de force face à la grande distribution. À cela s’ajoutent des revendications pour des simplifications administratives, certaines pourtant, enfermées dans le modèle de l’agro-business, vont à l’encontre des objectifs écologiques.
Seulement, mettre uniquement en avant certaines dimensions de la Sécurité Sociale de l’Alimentation risque d’en limiter l’ambition, ou du moins de ne pas en percevoir le sens profond. En se focalisant sur des enjeux concrets tels que les inégalités alimentaires ou la santé publique, on peut perdre de vue une finalité première de la SSA : celle de la transformation profonde des institutions et d’une réinvention de la citoyenneté par la démocratisation du processus de production, de distribution et de consommation de l’alimentation. Cet objectif exige une rupture et l’émergence d’institutions nouvelles. Il s’agit ici de questionner la chaîne alimentaire dans son ensemble. Ainsi, parler de crise paysanne et de crise alimentaire peut nous amener à en oublier la division accrue du travail, et donc des étapes intermédiaires. Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution. Ce retour aux principes démocratiques de la SSA doit alors se faire au regard des stratégies de généralisation et des leçons tirées des expérimentations en cours.
Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution.
La proposition d’une Sécurité sociale d’alimentation vise à étendre les principes du régime général de sécurité sociale dont nous profitons tous, établi en 1946 sous l’égide du ministre Ambroise Croizat, en les appliquant aux domaines de l’alimentation et de l’agriculture. L’objectif est de construire une organisation démocratique du système alimentaire. Cette initiative s’inspire de l’héritage de la Sécurité sociale, dont l’histoire est analysée entre autres par le collectif Réseau Salariat, ainsi que les contributions théoriques du sociologue Bernard Friot et les travaux de l’économiste Nicolas Da Silva.
Depuis plusieurs années, un ensemble de collectifs, d’associations et de syndicats s’organisent sur le terrain. L’année 2019 marque la création d’un réseau national pour la promotion d’une Sécurité sociale de l’alimentation, conçu comme un espace commun permettant le partage des travaux. Ce réseau rassemble notamment des acteurs comme ISF Agrista, le Réseau CIVAM, Réseau Salariat, ou encore le syndicat agricole de la Confédération paysanne, ainsi que de nombreuses associations et collectifs locaux. La création de ce collectif représente un tournant historique, visant à structurer les échanges auparavant bilatéraux pour faire un premier état des lieux et amorcer un mouvement capable de porter ce projet dans le débat public.
Le mouvement prend appui sur plusieurs constatations. À la base des problèmes identifiés se trouve l’impossibilité de transformer l’agriculture sans l’adoption de politiques alimentaires de transformation en profondeur. De plus, il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie. C’est ainsi qu’on peut être amenés à réfléchir à partir du « déjà-là » et des réussites passées, notamment de l’établissement d’une organisation démocratique et universelle dans l’économie de la santé entre 1946 et 1959, rendue possible grâce à la branche maladie du régime général de sécurité sociale.
Il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie.
Concrètement, la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation s’appuie sur trois piliers fondamentaux. Le premier est l’universalité : la SSA s’appliquerait à toutes et tous, sans distinction. Cette approche peut surprendre, car elle inclut également les plus aisés. Pourtant, c’est bien cette universalité qui garantit la force et la légitimité de la mesure. Elle vise à éliminer les mécanismes d’exclusion et de discrimination, cherchant à rompre avec le contrôle social et administratif associé au « statut de la pauvreté » et donc à la stigmatisation des bénéficiaires. En faisant de l’accès à l’alimentation un droit universel, la SSA défie également l’argument de « l’assistanat ». Notre histoire sociale et politique, depuis 1789, montre en effet que les politiques universelles sont à même de créer et de stabiliser les droits de manière durable.
Le deuxième pilier de la Sécurité Sociale de l’Alimentation repose sur un système de financement autonome, structuré autour de mécanismes de cotisations plutôt que sur la redistribution étatique. L’objectif est ainsi de limiter les risques de remises en cause futures, de détricotage, pour mieux pérenniser le système face aux arbitrages opposés aux politiques de solidarité.
Enfin, le troisième pilier de la Sécurité sociale de l’alimentation repose sur un conventionnement des produits alimentaires, pensé pour être véritablement démocratique. Ce processus de décision collective est au cœur du « droit à l’alimentation » et permet aux citoyens de reprendre la maîtrise de la chaîne alimentaire. Concrètement, les acteurs du système alimentaire seraient sélectionnés et évalués selon un cahier des charges ou une charte reflétant les attentes citoyennes. Ce troisième pilier ouvre largement la porte aux expérimentations, car un conventionnement démocratique ne se décrète pas et ne s’impose pas d’en haut : il se forge plutôt par la pratique du terrain.
Pour concrétiser le projet de SSA, plusieurs scénarios sont envisagés. L’un d’entre eux propose un versement mensuel de 100 à 150 euros minimum sur une « carte de sécurité sociale », ou comme une extension de la carte Vitale, afin de garantir un accès suffisant à une alimentation saine. Ce montant, attribué aux parents pour les mineurs (sauf dans des cas spécifiques), servirait exclusivement à l’achat d’aliments auprès de producteurs et structures conventionnées. Les études montrent que 150 euros par mois par personne représentent un seuil minimal pour commencer à assurer un droit à l’alimentation. Cependant, comme le précise Mathieu Dalmais, agronome et membre de l’association Ingénieurs sans frontière, il reste loin d’être suffisant pour une alimentation équilibrée et digne en France.
Le droit à l’alimentation : condition de l’épanouissement de la citoyenneté
Il faut commencer par constater l’absence d’application effective d’un droit pourtant reconnu comme fondamental : le droit à l’alimentation. Ce droit, inscrit au niveau international dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 1966, demeure encore largement absent dans de nombreuses régions du monde. La France n’est pas en reste. En analysant les textes de droit international et les lois françaises, Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement (INRAE) et membre du collectif Démocratie Alimentaire, met en lumière les lacunes de la législation française en matière de sécurité alimentaire.
A titre d’exemple, l’article 61 de la loi « EGalim » de 2018, introduit la lutte contre la précarité en visant à « favoriser l’accès à une alimentation favorable à la santé aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale ». Cependant, le texte privilégie l’aide alimentaire, refermant ainsi toute perspective de mise en place d’un véritable système de sécurité sociale. Il précise en effet que cette aide est fournie par « l’Union Européenne, l’État ou des acteurs associatifs », soulignant un rôle majeur des associations. Ce modèle, largement insuffisant, pose deux problèmes majeurs. D’une part, il limite l’élaboration d’un accompagnement durable, laissant aux associations la gestion d’un besoin prioritaire, tandis que l’État se désengage. D’autre part, il réduit l’accès à l’alimentation à un besoin individuel, sans reconnaître l’alimentation comme un droit fondamental qui caractérise le développement de la citoyenneté de l’individu au sein de la société. La loi « EGalim 2 » adoptée en octobre 2021 ne constitue aucunement un changement de philosophie.
Sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire.
Les textes en vigueur légitiment ainsi une situation hautement problématique : sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire. Ce modèle peut contraindre plusieurs millions de personnes (entre 2 et 4 millions selon les chiffres en vigueur de l’INSEE rapportés par l’Observatoire des inégalités), à bénéficier du « surplus » de l’agrobusiness, issu d’un système productiviste et industriel. En favorisant un modèle de citoyenneté davantage consumériste et passif que véritablement actif, la puissance publique oriente vers une consommation faussement solidaire et démocratique.
Pourtant, l’idée d’un droit à l’alimentation peut être sans crainte comparé à des mobilisations historiques telles que la Révolution de février 1848, qui posa les fondations d’une République démocratique et sociale. Parmi les revendications, celle du « droit au travail » incarnait une réponse au paupérisme, portée depuis les années 1830 par des mouvements socialistes ainsi que la société civile engagée sur la question sociale. À l’époque, il s’agissait d’élargir une citoyenneté politique nouvellement acquise pour intégrer des droits sociaux autour de l’organisation du travail, et donc de l’existence quotidienne des classes populaires. Comme le souligne l’historienne et philosophe Michèle Riot-Sarcey, ce moment historique donna naissance à une volonté citoyenne de reprendre en main son destin : « Le moindre citoyen s’estime alors en droit de s’exprimer, en réunion, dans la rue, au sein des clubs. […] La révolution de février 1848 a su transformer cette coutume en expression de la volonté et donc de la souveraineté du peuple. ».
Une organisation démocratique de l’économie
La SSA se dessine au sein d’un paradigme écologique nous imposant de repenser le rapport entre l’individu, son environnement et sa liberté de décision. L’enjeu est de favoriser une véritable démocratisation de l’économie, s’appuyant sur des mécanismes de planification participative, où les citoyens sont directement impliqués dans la prise de décision, non plus dans un processus consultatif mais où le dernier mot leur revient. Cette approche contraste nettement avec la démocratie libérale actuelle, qui se limite souvent à une participation à travers le vote, laissant ensuite les décisions quotidiennes aux mains des élus, sans mandat impératif.
Alors que la citoyenneté contemporaine est largement construite autour du statut de consommateur et que le pouvoir de consommation constitue l’inclusion sociale, la démocratie alimentaire vise un dépassement des fonctions discriminantes de l’alimentation en tant que déterminant social. Tanguy Martin, membre d’ISF Agrista, co-auteur avec Sarah Cohen de l’ouvrage La démocratie dans nos assiettes (2024), souligne que la Sécurité sociale de l’alimentation s’appuie sur une analyse structurelle des systèmes de domination, repensant en profondeur les rapports de pouvoir qui façonnent notre système alimentaire : « La démocratie dans son sens premier va fondamentalement à l’encontre de la logique de l’accumulation du capital qui régit aujourd’hui en grande partie les activités humaines et surtout organise l’espace social et matériel à partir de sa logique ».
La SSA n’impose pas, elle cherche à convaincre. Pourtant, ce principe est parfois encore difficile à comprendre dans les sphères militantes au fort capital culturel. Face à l’urgence de la bifurcation écologique, celles-ci sont souvent tentées par l’imposition de mesures strictes. Tanguy Martin abonde dans ce sens, rappelant qu’au départ, la proposition avait surpris certains milieux, où la mise en place de critères spécifiques était perçue comme évidente et urgente. Or, le conventionnement démocratique vise à légitimer socialement des décisions radicales qui pourraient, appliquées autrement, sembler punitives. Pour lui, il s’agit avant tout d’une question de principe que de « pragmatisme », puisqu’il permet d’ancrer ces choix dans une démarche collective et partagée : « tout ce qu’on met en place de manière autoritaire ne fonctionne pas », tout en insistant, « si nous voulons partager des idées fortes, comme celle d’une décroissance de la production et de la consommation d’énergie, nous devons le décider collectivement ».
Cet aspect central de l’organisation démocratique de la Sécurité sociale de l’alimentation est avant tout pédagogique. Elle rappelle l’expérience récente de la Convention Citoyenne pour le Climat qui – bien qu’ayant été en grande partie ignorée par le pouvoir politique – a démontré qu’un groupe de citoyens, non spécialistes, pouvait s’informer de manière rigoureuse, débattre avec des avis divergents, et aboutir à des propositions de politiques macro-économiques sérieuses et radicales. C’est là que réside la profondeur du conventionnement démocratique : il active le citoyen en mobilisant sa capacité à s’auto-éduquer socialement et renforce ainsi son engagement dans la prise de décision.
Le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser.
La démocratie alimentaire doit s’emparer pleinement de cette question de classe, du capital culturel, mais aussi du capital économique, d’autant plus nécessaire face aux limites de l’incitation à consommer bio et local. En effet, le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser. Alors que l’incitation à consommer bio devient contre-productive et suscite des caricatures, illustrant les limites atteintes dans l’espace social, la SSA représente une avancée vers un modèle supérieur. Elle redonne aux citoyens un pouvoir d’agir et la fierté d’accéder à des produits issus de l’agriculture biologique ou de haute qualité, sans que cela dépende d’un privilège économique ou d’une logique de distinction sociale.
Le conventionnement démocratique des acteurs devient ainsi un levier de participation pour une nouvelle planification démocratique de l’économie, orientée vers les impératifs écologiques. Aujourd’hui en France, le secteur de la grande distribution – principal point d’approvisionnement de la population et secteur fort de l’économie du pays – est dominé par quatre grandes enseignes, qui concentrent l’essentiel des ventes selon les données de 2023 : E.Leclerc (23,8 % de part de marché), Carrefour (19,7 %), Les Mousquetaires (16,7 %) et Système U (12 %). Cette concentration n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg de l’« agro-industrie », révélant l’emprise croissante des grands groupes sur nos choix alimentaires.
Autre exemple, l’annonce récente du géant Lactalis de réduire de 9 % sa collecte de lait en France d’ici 2030 illustre l’irresponsabilité de ces groupes envers la pérennité des fermes françaises tout comme illustre une stratégie visant à mettre en concurrence les producteurs laitiers à l’échelle mondiale. Cette approche s’oppose frontalement à l’idée d’une prise de décision citoyenne et démocratique sur la localisation de la production. L’organisation démocratique de l’alimentation soulève également la question cruciale de la répartition des terres. Alors que l’agro-industrie accapare les terres, la perspective du conventionnement citoyen doit s’emparer de l’enjeu foncier.
Reste à concevoir l’institutionnalisation de cette planification démocratique de l’alimentation, visant à stimuler une politisation active des citoyens. Le débat est ouvert : avons-nous déjà les outils nécessaires, qu’il suffirait de réinventer, ou devons-nous créer un nouveau langage, de nouvelles institutions et des espaces inédits pour concrétiser le conventionnement démocratique ? Cette réflexion sur les moyens de donner corps à cette gouvernance citoyenne est déjà engagée à travers plusieurs expérimentations.
La SSA à Cadenet : une expérimentation en milieu rural
L’initiative est audacieuse, elle sollicite l’imagination politique. Elle revient à « utopier » : c’est-à-dire se situer dans ces interstices entre rêveries et réalité. Comme l’affirme le sociologue Erik Olin Wright, les utopies réelles ne sont faites ni pour l’idéaliste ni pour le réaliste ; elles sont des pratiques concrètes qui ouvrent les possibles d’un futur alternatif.
La carte du site du collectif national pour la Sécurité sociale de l’alimentation permet de visualiser la répartition des initiatives locales à travers le pays : on compte plus d’une vingtaine de projets aux appellations variées. Régulièrement, de nouveaux projets rejoignent le mouvement, comme la « caisse commune de l’alimentation » récemment créée à Brest (Finistère). Les expérimentations s’adaptent aux spécificités locales : même si l’universalité et le financement par cotisation sociale restent aujourd’hui impossibles à mettre en œuvre à cette échelle, ces projets ont le mérite de placer la pratique démocratique au centre de leurs démarches. Sur le terrain, l’implantation locale devient donc un exercice de démocratie en acte qui alimente la théorie.
Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain.
Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain. Après une première année de travail et la création d’un « Comité de pilotage » composé de citoyens engagés, les années 2022 et 2023 ont concrétisé la naissance d’une première convention citoyenne locale. La démarche, exigeante, s’organise sur six mois de rencontres hebdomadaires, permettant aux participants de se former par l’échange et de construire une base d’informations commune. Le groupe accueille également des experts pour éclairer chaque étape de la chaîne de production alimentaire.
Éric Gauthier, membre de l’association Au Maquis, qui participe au projet, a été frappé par l’engouement suscité dès le départ : « Ce qui était frappant, c’est la construction des pensées ensemble, tout en cherchant une égalisation des savoirs », observe-t-il. « On s’est interrogés sur notre façon de s’organiser, sur nos objectifs et la manière de les atteindre tout en laissant place à la controverse et la porte ouverte aux retours sur les décisions ».
Rapidement, dans des espaces publics mis à disposition ou chez les militants lorsque les salles municipales sont indisponibles, les premières réunions permettent de lancer un travail initial : retracer l’histoire du territoire et élaborer une « carte de l’avenir alimentaire désirable ». Ces moments vont au-delà de l’organisation formelle, ils dépassent la simple expression des voix pour tisser des relations plus profondes. Des liens immatériels se forgent, des amitiés se nouent. Les ateliers se prolongent souvent jusqu’à tard le soir. Au fil des semaines et des mois, les participants ne sont plus de simples voisins. Ils partagent, apprennent à se connaître, à se comprendre, échangent rires et anecdotes. Tout cela va bien au-delà du projet initial. Une association a été créée : le Collectif Local d’Alimentation de Cadenet (CLAC).
La création d’une caisse commune représente une étape cruciale pour le projet, nécessitant plus de dix mois de préparation à Cadenet. Le groupe a dû réfléchir à un modèle de financement pour le lancement, puis à une solution permettant de pérenniser l’initiative. Dans toutes les expérimentations, le financement devient le nerf de la guerre. Les collectifs doivent l’affronter, penser malgré les blocages qu’ils rencontrent. Il faut savoir faire tout en sachant qu’on ne peut pas mettre en place l’idée d’un système de cotisation universelle. Ce sera pour plus tard, en attendant, on plante déjà quelques germes à l’échelon local.
Dans le cas de Cadenet, un soutien financier de la Fondation de France a permis de constituer cette caisse, l’expérimentation ayant fait le choix collectif de se passer de fonds publics. D’autres initiatives, quant à elles, fonctionnent sur le principe de la mutualisation. La caisse commune de Cadenet a officiellement ouvert en avril 2024, après de longs mois de préparation et des étapes clés. La sélection des habitants bénéficiaires a été pensée de manière démocratique. Les membres du collectif ont informé les villageois, distribué des tracts et participé à des événements locaux comme le salon des associations, pour présenter ce nouvel organe démocratique à l’échelle locale. En investissant les places, les marchés, et en réactivant des méthodes de diffusion de proximité telles que le bouche-à-oreille, ils ont créé un véritable élan communautaire. Une réunion publique a réuni 70 volontaires, dont 33 ont été tirés au sort pour participer.
Concrètement, les bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés, en présentant leurs justificatifs.
Faute de monnaie locale, et confronté aux contraintes de gestion, le collectif a opté pour un système temporaire de remboursement plutôt qu’une distribution directe d’euros avant achat. Concrètement, les habitants bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés dans des points de ventes, en se présentant à l’association gérant la caisse munis de leurs justificatifs. Pour permettre l’organisation du système de conventionnement un groupe de travail a été créé pour définir une grille de critères de conventionnement des producteurs et des lieux de ventes. Les critères sont basés sur des notations allant de 1 à 10, ils concernent entre autres le respect des normes environnementales, la taille de l’unité de production, dans la mesure du possible l’indépendance vis-à-vis de l’agro-industrie, mais aussi le bien être au travail des salariés sur les sites de production.
Preuve de la capacité d’adaptation et de l’enthousiasme qui animent autour du projet, suite à la fermeture inattendue de l’épicerie, principal point de vente des produits conventionnés, un groupe s’est formé en parallèle de l’expérimentation pour racheter les locaux et investir dans un système alimentaire local autonome. Cette initiative illustre une fois de plus le dépassement de l’idée initiale : le lancement d’une démocratie alimentaire suscite un enthousiasme qui dépasse les cadres initiaux du militantisme et vient dessiner une action citoyenne sur des espaces publics et privés autrement investis.
Si des expérimentations de ce type permettent aux participants de se familiariser avec de nouvelles méthodes de gestion d’un système alimentaire, le saut d’échelle vers une généralisation apparaît plus difficile à réaliser. Le 15 octobre dernier, le député écologiste Charles Fournier a déposé une proposition de loi visant à expérimenter une « sécurité sociale de l’alimentation », soutenue et co-signée par trois parlementaires de chaque groupe du Nouveau Front Populaire. Concrètement, ce texte propose la création et le financement de caisses alimentaires pour une période expérimentale de cinq ans, avec un fonctionnement inspiré de celui des caisses locales de santé qui ont précédé la mise en place de la Sécu. La proposition se fonde sur des expérimentations citoyennes déjà en cours un peu partout en France (Montpellier, Saint-Etienne, Lyon ou le département de la Gironde), tout en soulignant la nécessité d’un soutien financier et humain pour en garantir la pérennité et l’élargissement. Il prend modèle sur l’initiative « Territoire zéro chômeur de longue durée », instaurée en 2016, qui cherche à mettre fin à la privation durable d’emploi à l’échelle d’un territoire, en se basant sur le principe historique du droit au travail et créant des emplois dans des domaines non-pourvus localement.
Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle ou bien faut-il attendre une fenêtre propice pour maximiser les chances de succès ?
Dans la conjoncture actuelle, les conditions d’adoption d’un tel texte sont quasi inexistantes. Dans un contexte dominé par la pression du capital et des marchés financiers, et face à une Assemblée nationale peu favorable, exposer la SSA pourrait risquer de diluer son impact ou de « griller des cartouches ». Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle, incluant les médias, des actions sur l’espace public ou encore des démarches auprès des organisations politiques ? Ou bien faut-il encore attendre une fenêtre propice avec plus de retours des expériences locales et un poids politique suffisant pour maximiser les chances de succès dans la bataille de la généralisation ?
L’introduction des débats sur la SSA au Parlement soulève également la question de la composition des organes décisionnaires chargés de superviser l’expérimentation. À ce sujet, l’article 2 propose la création d’un « conseil scientifique et citoyen » pour suivre le projet, dont la « composition [serait] fixée par décret » plutôt que par une participation directe des citoyens. Ce conseil aurait pour mission d’évaluer le dispositif et de remettre « un rapport d’ensemble au Parlement et aux ministres en charge de l’alimentation, de l’agriculture et de la solidarité » avec des recommandations pour l’avenir. Cela pose à nouveau l’incontournable question d’un réel pouvoir citoyen sur les décisions finales, et inversement des autres intérêts pouvant faire pression sur les élus.
On peut aussi se questionner sur la structure de l’association chargée de gérer le fonds national d’expérimentation de la SSA : selon l’article 3 du texte, le conseil d’administration serait également défini par décret en Conseil d’État, avec une liste de catégories de représentants, sans garantir pour autant une participation démocratique citoyenne équilibrée, voire majoritaire. Or, au regard de l’histoire de la Sécurité Sociale, où les luttes d’influence ont souvent opposé des intérêts divergents, il s’agit d’un enjeu majeur.
Ce débat sur la stratégie à adopter se reflète également au sein des organisations militantes œuvrant pour la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Dans les espaces de travail communs, la diversité des cultures politiques engendre parfois des tensions, mais aussi de belles coopérations, avec un déploiement d’efforts sur divers fronts. Un consensus émerge cependant : préserver la SSA comme un projet collectif et non personnalisé, un bien commun que chacun peut défendre à sa manière, selon ses compétences et ses ressources.
Le chemin reste également long pour faire de la Sécurité Sociale de l’Alimentation une priorité des programmes des organisations politiques de gauche. À titre d’exemple, la mesure n’était pas directement présente dans les principaux programmes lors de l’élection présidentielle de 2022, bien que la France insoumise proposait une « expérimentation visant à une garantie universelle d’accès à des aliments choisis » et EELV promettait une « démocratie alimentaire » offrant « une alimentation choisie, de qualité, en quantité suffisante et accessible à toute la population quels que soient ses revenus ». Aucune mention de la SSA en revanche dans le volet « Instaurer la souveraineté alimentaire par l’agriculture écologique et paysanne » du programme de la NUPES ou dans le contrat de législature élaboré en urgence par le Nouveau Front Populaire.
Dans le monde syndical et agricole, le constat est similaire. L’idée de la Sécurité Sociale de l’Alimentation y reste largement méconnue, souligne Clément Coulet, qui a participé en animation tournante au collectif SSA pour le compte des CIVAM et par ailleurs rédacteur au Vent Se Lève. Il faut dire que les principales organisations syndicales – notamment l’alliance FNSEA-Jeunes Agriculteurs et la Coordination Rurale – défendent des politiques agro-industrielles, qu’elles soient orientées vers le libre-échange mondialiste ou vers le nationalisme économique. Le Réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) et le troisième syndicat agricole, la Confédération Paysanne, font toutefois figure d’exception, participant depuis plusieurs années aux réflexions collectives autour de cette initiative.
Philippe Jaunet, paysan bio installé à Yzernay dans le Maine-et-Loire et militant pour « des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement », souligne l’importance d’une démocratisation du monde agricole : « L’objectif est aujourd’hui de redonner un sens à la terre et à la production par l’intervention citoyenne ». Il précise que cette intervention pourrait remettre en question la logique corporatiste du système alimentaire, et notamment celle de la production agricole, encore trop opaque. « Actuellement, les citoyens n’interviennent pas, ce qui permet à certaines organisations de monopoliser les instances de décision concernant les politiques mises en place ». Il prend notamment pour exemple le modèle de subventions de la Politique Agricole Commune (PAC), créée en 1962, aujourd’hui principal poste de dépense de l’Union européenne, dont la France bénéficie à hauteur de 9,5 milliards d’euros. Ce système financé par deux fonds européens – le Fonds européen agricole de garantie, FEAGA) et le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) – redistribue des aides aux agriculteurs sans consultation publique pour informer la population et lui permettre d’intervenir.
L’échelon européen pose problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’UE en matière de politique agricole, qui organise une concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange.
L’échelon européen pose enfin un autre problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’Union européenne en matière de politique agricole, qui organise une mise en concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange. Mettre en œuvre la SSA impliquera d’une manière ou d’une autre une remise en cause de ce modèle de concurrence tous azimuts, et donc un lien avec les mouvements européens et internationaux pour une agriculture plus juste.
La SSA ne se limite donc pas à une solution conjoncturelle face aux crises actuelles, elle s’inscrit dans un héritage social et démocratique, éveillant une citoyenneté active et collective autour de la terre et de l’assiette. En ce sens, elle incarne la résistance à un système en bout de course et l’image d’un souffle transformateur qui se lève. Que ce soit la poursuite d’un « déjà-là » communiste ou l’émergence d’une société éco-socialiste, la Sécurité sociale de l’Alimentation appartient au futur. Une alternative qu’il reste largement à bâtir. En somme, cela revient à choisir entre être collectivement libres jusqu’au fond de l’assiette ou ne pas l’être dans le dogme de la consommation passive.
Au Brésil, le président Lula a fait un pari risqué : considérer qu’offrir des concessions aux puissantes élites de l’agro-industrie est un mal nécessaire pour faire avancer son projet de redistribution des richesses. Ce sont pourtant ces mêmes élites qui sont susceptibles d’enrayer le programme du président brésilien.
En septembre 2023, le Brésil, plus grand exportateur mondial de produits agricoles, a annoncé avoir réalisé la récolte de céréales la plus importante de son histoire. Selon la direction du bureau des statistiques agricoles du gouvernement, les agriculteurs auraient engrangé la quantité impressionnante de 322 millions de tonnes de maïs, de soja et de blé, soit 50,1 millions de plus que l’année précédente. Le tentaculaire secteur de l’agro-industrie brésilien n’aura jamais été aussi productif que pendant la première année du retour à la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva.
Mais ces moissons record n’ont pas rendu le secteur agro-industriel plus favorable à Lula ou à son Parti des travailleurs (PT, centre-gauche). De fait, l’agro-industrie demeure fermement opposée au programme environnemental et social de Lula, qu’il s’agisse de la préservation de l’Amazonie ou de la redistribution des terres, très inégalement réparties. Face à un Congrès dominé par les partis de droite résolument alliés à l’agro-industrie, Lula est confronté au défi majeur d’apaiser les gros agriculteurs tout en poursuivant des objectifs sociaux plus larges, dont dépend son programme de redistribution.
La Bancada Ruralista
Le Brésil est l’une des nations les plus inégalitaires du monde et le secteur de l’agriculture en est la preuve vivante. Quelques 3 % de la population brésilienne détiennent à eux seuls les deux tiers des terres arables, tandis que les 50 % des plus petites fermes n’occupent qu’à peine 2 % du territoire. Alors que les géants de l’alimentaire et de l’énergie comme Cargill et Raízen bénéficient de récoltes record, la moitié des Brésiliens ruraux sont pauvres. Environ 4,8 millions de familles rurales ne possèdent quant à elles aucune terre. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’agro-industrie demeure résolument conservatrice et s’oppose aux réformes, aussi modérées soient-elles, de ses pratiques professionnelles et environnementales.
L’agro-industrie a connu son âge doré sous la présidence de Jair Bolsonaro. Lorsque l’extrême-droite a évincé le Parti des travailleurs, en 2016, le Congrès dominé par le secteur a octroyé d’importantes subventions, a déterminé sans intermédiaires la politique agricole (alors que le Brésil est un pays fédéral, ndlr) et a violemment réprimé toutes les demandes de réformes. Avec le retour du PT aux manettes en 2022, Lula a donc hérité d’un État où les agrocapitalistes sont plus puissants que jamais.
La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula.
Ce pouvoir est toujours en place à l’heure actuelle. Alors que Lula est de nouveau président, le lobby de l’agro-industrie domine toujours le Congrès. La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble le nombre époustouflant de 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula. Cet important front de l’agro-industrie n’aspire qu’à réinstaurer un gouvernement de droite prêt à imposer ses politiques de prédilection, mises en évidence par André Singer dans la New Left Review : « plus d’armes, moins de taxes sur l’agro-industrie et un démantèlement continu des droits des travailleurs, de la protection de l’environnement et de la démarcation des territoires autochtones. »
L’agriculture est l’un des clivages majeurs de la présidence de Lula. À sa droite se trouve le puissant front agro-industriel, déterminé à s’opposer à toute protection du droit du travail ou de l’environnement qui serait susceptible d’entraver son bon ordre de marche. À la gauche de Lula, les mouvements sociaux comme le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST, ou Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) entendent eux mettre la pression sur le gouvernement afin d’engager un bras de fer avec les propriétaires terriens et d’imposer enfin une réforme agraire. En équilibre précaire entre les deux, Lula a adroitement tenté de ménager l’un et l’autre camp.
Les deux camps sont indispensables à l’approche socioéconomique de Lula : l’agro-industrie constitue un pilier incontournable de l’économie brésilienne, tandis que le MST est le plus important mouvement social d’Amérique latine et un allié de longue date du PT. Le gouvernement de Lula n’a répondu pleinement aux attentes ni des propriétaires, ni des sans-terre, tout en octroyant aux uns et aux autres des concessions suffisantes pour qu’ils ne rompent pas complètement avec le PT. Ce difficile équilibre des forces a embourbé la lutte tripartite entre le gouvernement, l’agro-industrie et les travailleurs ruraux dans une ornière où nul ne trouve satisfaction.
Quand Lula cajole l’agro-industrie
Dès son lancement de campagne en 2022, Lula a reconnu qu’il était important d’apaiser les peurs de l’agro-industrie face à la perspective d’un gouvernement de gauche. Le futur président a rassuré le secteur en affirmant qu’il ne traiterait jamais les enjeux agricoles « dans une perspective idéologique ».
Une fois arrivé au pouvoir, Lula a effectué des nominations politiques en tenant compte de l’agro-industrie, choisissant un vice-président, Geraldo Alckmin, étroitement lié au secteur. Le ministère de l’Agriculture a été attribué au magnat du soja Carlos Fávaro, dans la longue tradition d’intégrer des personnalités issues de cette industrie à la tête de la politique agricole. Lula a aussi pris son temps pour remplacer les bureaucrates nommés par Bolsonaro à l’INCRA, l’agence étatique pour la réforme agraire, suscitant le mécontentement du MST quelques mois à peine après son investiture.
Des concessions encore plus importantes ont été effectuées par le truchement d’énormes subventions étatiques. En juin 2023 a été lancé le plus vaste plan de financement du secteur agricole de toute l’histoire du Brésil. Avec un montant massif de 364 millions de reals (soit environ 60 millions d’euros, ndlr), ce plan excède de près d’un tiers les budgets bolsonaristes. En plus des financements octroyés, les agriculteurs se sont vus proposer des taux d’intérêt et des incitations financières extrêmement favorables pour déployer des méthodes de travail respectueuses de l’environnement. Pour l’agro-industrie, peu importent les différences idéologiques si le résultat final est là. « Ils savent que d’un point de vue économique, ils n’ont rien à craindre de notre part », a affirmé Lula à la presse.
Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable.
Ces politiques gravitent autour de la vision d’une « agriculture moderne » envisagée par le PT, c’est-à-dire une version plus convenable du système agricole industriel tourné vers les exportations qui domine le Brésil rural depuis des décennies. Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable. Les pratiques récemment tolérées par le gouvernement Bolsonaro, qu’il s’agisse du travail forcé, de la déforestation ou de l’accaparement des terres, constituent à présent des risques pour la stabilité du secteur agricole.
Le meilleur exemple de « l’agriculture moderne » prônée par Lula est son ambition de faire du Brésil un exportateur majeur de biocarburants. Le gouvernement a pour objectif de doubler sa production d’énergie « verte », en tablant en particulier sur l’éthanol produit à partir de canne à sucre, afin d’emprunter 10 milliards de dollars en obligations vertes à Wall Street. Cette nouvelle importance accordée à l’agriculture durable s’inscrit dans la droite lignée des principes classiques du lulisme : courir après une croissance sans limites dans laquelle tout le monde aurait à gagner et réformer à tout crin pour ne pas courir le risque de voir le Brésil perdre son attractivité pour les capitaux étrangers. « Les agros savent que si ce programme n’est pas mis en place, ils perdront le marché international », a ainsi conclu le ministre des Finances Fernando Haddad.
En poussant à l’introduction de protections environnementales et sociales comme la condition sine qua non d’une croissance continue et de la poursuite des échanges commerciaux, le gouvernement de Lula tente de jouer les anges gardiens de la nature vis-à-vis du secteur agricole. De fait, l’agro-industrie brésilienne n’est pas monolithique. Le PT, prend ainsi acte d’un écart croissant entre les agriculteurs bolsonaristes traditionalistes qui possèdent les terres agricoles du centre du Brésil et les partisans d’une « agriculture consciente » plus enclins à la réforme, Lula tentant de s’attirer les faveurs de ces derniers. Reste à savoir si cette introduction d’une prime à la durabilité qui émerge au niveau mondial suffira à convaincre les partisans de l’agro-industrie.
Les efforts déployés par Lula pour restaurer les protections écologiques et favorables aux autochtones dans l’Amazonie post-bolsonariste mettent en lumière combien il sera difficile de remporter des victoires majeures contre l’agro-industrie. Celle-ci, en particulier le secteur de l’élevage, contribue en effet largement à la déforestation du bassin amazonien, et la Bancada Ruralista a soutenu des lois autorisant l’élevage en ranch, l’extraction minière et l’accaparement des terres dans cette région. Même les victoires du programme environnemental de Lula mettent en évidence la difficulté à faire plier le lobby agricole. Ainsi, bien que les lois dites de « marco temporal », visant à limiter les droits des autochtones sur leurs terres, aient finalement été rejetées par la Cour suprême, Lula n’a pas pu empêcher leur approbation en amont par les deux chambres du Congrès.
Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos.
L’agro-industrie n’est cependant pas prête à courir le risque de déclencher un conflit ouvert avec le gouvernement. Elle a cruellement besoin de l’État, de ses subventions, de ses réductions d’impôts, de ses infrastructures et de sa diplomatie commerciale pour fonctionner correctement. Les profits sont là, et l’agro-industrie n’a aucun mal à fermer les yeux sur les différences idéologiques lorsqu’il s’agit de pragmatisme politique.
Pour les agriculteurs les plus résolument conservateurs, l’impression dominante est, au mieux, celui d’une limitation des dégâts. Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos. De telles réglementations pourraient ne jamais remporter les faveurs de la classe politique tout en étant tolérées par les élites agricoles au nom de l’amélioration économique globale. Mais la trêve agricole de Lula n’est pas uniquement menacée par les bénéficiaires des tendances agricoles existantes ; elle l’est aussi par celles et ceux qu’elles ont dépossédés.
Le MST et Lula : des relations compliquées
Lula est souvent représenté comme tiraillé entre la gestion d’un gouvernement progressiste et la menace constituent les intérêts des élites établies, qu’il s’agisse des banques ou des entreprises agricoles. Il a néanmoins prouvé son inclination pour l’élaboration d’un projet politique visant à améliorer les conditions de vie des travailleurs sans mettre en péril les instances du capital. Parce qu’il encourage la croissance et oppose peu de contraintes à l’accumulation du capital, le lulisme favorise des secteurs clés comme l’agro-industrie, ce qui laisse une place politique au déploiement de mesures de construction de logements sociaux et de transferts d’argent qui bénéficient à des millions de Brésiliens.
L’hostilité publique entre Lula et l’agro-industrie dissimule néanmoins des affinités plus profondes. Lula n’a jamais été véritablement opposé aux hiérarchies profondes qui sous-tendent le secteur agricole brésilien. Il a plutôt fait la promotion du paradigme entrepreneurial existant, tout en cherchant à utiliser ses profits pour améliorer graduellement la vie des classes laborieuses. Les propriétaires terriens n’ont eu de cesse de bénéficier de l’approche gagnant-gagnant de Lula. Le PIB agricole a bondi de 75 % lors du premier mandat du président (de 2003 à 2007, ndlr), et des concessions récentes ont mis en évidence son soutien sans faille à la croissance du secteur.
Lula a géré avec brio un secteur agricole résolument ancré à droite. Celui qui menace de jouer les trouble-fête, cependant, n’est pas le gouvernement ou la Bancada Ruralista, mais une toute autre force. L’activité du Mouvement des sans-terre (MST) ces derniers mois suggère que toute « solution » à la dissension entre Lula et l’agro-industrie qui laisserait de côté les travailleurs sans terre risquerait de s’effondrer comme un château de cartes. Si Lula doit nécessairement apaiser le puissant bloc agricole pour se maintenir au pouvoir, la protection du statu quo comporte aussi des risques.
Les longues relations entre le PT et le Mouvement des sans-terre constituent le seul levier dont dispose ce dernier. Le MST n’est en effet pas en mesure d’entamer une confrontation ouverte avec l’agro-industrie. Néanmoins, il est capable de mettre à mal la stabilité rurale qui demeure la plus importante source de légitimité de Lula aux yeux des agro-industriels. Lula se trouve donc en porte-à-faux. Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.
Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.
Pour le MST, l’élection de Lula a suscité des attentes que l’administration est bien en peine de satisfaire. Quatre mois après l’investiture, les mouvements pour la réforme agraire déploraient encore « l’absence de priorité accordée à la question agraire ». En mars 2023, le gouvernement n’avait remplacé qu’un nombre restreint de bureaucrates de l’administration bolsonariste et les nominations aux postes clés, comme à l’INCRA, étaient empêtrées dans des négociations sans fin. Avec presque les deux tiers des postes de l’INCRA détenus par des partisans de Bolsonaro, près d’un millier de familles sans-terre végétaient dans des campements de fortune des mois après l’accession de Lula à la présidence, sans véritable perspective d’installation.
Mécontent de la lenteur de la redistribution des terres, le MST a lancé en avril 2023 une campagne nationale de manifestations, de blocages routiers et d’occupations destinée à mettre la pression sur le gouvernement. Si les occupations ont concerné des propriétaires terriens dans tout le Brésil, c’est la décision du MST d’occuper les terrains de l’Embrapa, un institut de recherche étatique, qui a précipité la crise de l’administration Lula. La Bancada Ruralista en a profité pour affirmer que l’agro-industrie n’octroyait aucun crédit à un gouvernementincapable d’empêcher l’invasion de ses propres terres.
Déterminé à restaurer la crédibilité de son administration, Lula a réprimé l’occupation en refusant de négocier jusqu’au retrait du MST de la propriété de l’Embrapa. Après une série de réunions ministérielles d’urgence et de négociations tendues, le MST a mis un terme à son action après seulement quelques jours, désireux de ne pas abîmer davantage ses relations avec son plus proche allié politique.
S’ils ont été déstabilisants pour les deux camps, les événements d’avril 2023 n’ont donné d’avantage clair ni aux uns ni aux autres. Le MST n’a pas fait le moindre pas en direction d’une réforme agraire fondamentale ; en revanche il a forcé Lula à s’intéresser davantage à l’installation des familles sans-terre et au soutien financier des campements existants. Lula a lancé une offensive pour charmer l’agro-industrie, mais même les subventions stratosphériques accordées aux agriculteurs n’ont pas réussi à rassurer le secteur.
De son côté, la Bancada Ruralista a profité de la débâcle de l’affaire Embrapa pour lancer une commission d’enquête parlementaire visant à criminaliser le MST et, par contrecoup, à ternir l’image de Lula. Cette commission largement partisane (seuls quatre de ses vingt-sept membres n’appartiennent pas au lobby de l’agro-industrie) a fourni aux médias anti-Lula de quoi tirer à boulets rouges sur le président. Cependant, le processus s’est essoufflé à partir d’octobre 2023, sans apporter d’effets véritablement tangibles. Lula s’est allié aux partis centristes pour étouffer l’enquête et les dirigeants du MST ont salué la publicité qu’elle a donnée à l’affaire au niveau national. « Dans cette histoire, la perdante est bien l’agro-industrie », a admis le rapporteur principal de la commission.
Après les manifestations des agriculteurs en début d’année, le Parlement étudie actuellement le projet de loi d’orientation agricole concocté par le gouvernement, qui doit sanctuariser la « souveraineté alimentaire de la Nation ». Si cette notion fait en apparence consensus, sa signification politique est disputée. Ainsi, le gouvernement veut s’appuyer sur cet objectif pour encourager encore davantage l’agriculture intensive et exportatrice, notamment en rognant les protections environnementales. Une vision à l’opposé du concept initial, élaboré par des mouvements paysans opposés à la mondialisation, pour qui la sécurité alimentaire d’une nation passe au contraire par la sortie de l’agriculture du cadre marchand. Décryptage.
La question de la souveraineté agricole est historiquement au cœur des crises du secteur. Pourtant, le concept en tant que tel n’est apparu qu’au XXème siècle. Intrinsèquement liée à la notion de sécurité alimentaire, elle porte à la fois sur la couverture des besoins d’une population, la préservation des ressources nationales et le droit des peuples à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Historiquement, c’est surtout le premier enjeu qui a primé, étant donné que les famines et les émeutes de la faim étaient fréquentes. Si cette perspective est désormais écartée dans un pays comme la France grâce à l’essor des rendements – bien que 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim – elle reste fondamentale dans de nombreux pays incapables de nourrir seuls leur population galopante comme l’Egypte.
Une notion issue du mouvement altermondialiste
Cet sont d’ailleurs des pays en développement qui inscrivent cette notion de sécurité alimentaire dans les instances onusiennes durant les années 1970, à travers la création du comité des Nations Unies pour la sécurité alimentaire. Mais l’influence du courant tiers-mondiste, qui plaide alors pour réduire les inégalités Nord-Sud et une véritable décolonisation économique, ne dure guère. Avec la fin de la guerre froide et la mondialisation, les échanges commerciaux se libéralisent, notamment sous l’influence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
C’est en réaction aux effets dévastateurs de l’ouverture des marchés agricoles à la concurrence étrangère que naît en 1993 la Via Campesina, un mouvement international de petits paysans et de travailleurs agricoles qui souhaitent reprendre le contrôle sur leur activité et leur production. C’est ce mouvement qui élabore alors l’idée de souveraineté alimentaire, définie comme « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. »
Dans les pays du Nord, cette période coïncide avec les luttes contre les semences transgéniques et les craintes d’une privatisation du vivant par des grandes firmes comme Monsanto. Si cette problématique se retrouve aussi dans les pays du Sud, les combats y sont encore plus vastes, notamment du fait de la très inégale répartition des terres et de la ruine qu’occasionnent les accords de libre-échange pour les producteurs locaux, soumis à la concurrence déloyale de productions subventionnées d’Europe et d’Amérique du Nord. Avec la spéculation boursière croissante sur les produits agricoles, la sécurité alimentaire est d’ailleurs redevenue un enjeu majeur pour de nombreux Etats, notamment les pays du Moyen-Orient et du Maghreb, où les émeutes de la faim qui débutent à partir de 2007 débouchent sur les printemps arabes. Dans le cas de l’Europe, la prise de conscience des risques causés par la mondialisation est plus récente, notamment à l’occasion des pénuries intervenues ces dernières années avec le Covid et la guerre en Ukraine, dont l’effet a été décuplé par la spéculation.
La France, terreau fertile de la contestation agricole
La France représente d’ailleurs un terreau particulièrement favorable au concept de souveraineté alimentaire, du fait de son histoire. Tout d’abord, à la différence du Royaume-Uni qui voit dès le XVIIIe siècle le développement de grands domaines, notre pays connaît une propriété beaucoup plus morcelée. Cet écart se trouve accentué au moment de la Révolution française à travers la distribution des terres des grands domaines (émigrés, biens religieux) et les dispositions du Code Civil prévoyant l’égalité entre les héritiers, bien que de nombreuses exceptions existaient. Or, si la division des terres entre un grand nombre d’agriculteurs est positive, beaucoup ont du mal à vivre de leurs petites productions. En témoignent ainsi les révoltes des métayers (agriculteurs non propriétaires de leurs terres qui reversent une part des récoltes aux propriétaires des sols, ndlr) au début du XXème siècle.
Dès cette époque, la question de la concurrence étrangère devient aussi un carburant de la révolte paysanne. C’est par exemple le cas de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907 contre les importations de vin étranger. Cette même profession se soulève à nouveau pour les mêmes raisons en 1976, ce qui donne lieu à un affrontement sanglant à Montredon (Aude) entre viticulteurs armés de fusils de chasse et CRS. On déplore alors deux morts et une trentaine de blessés. Cette période des Trente Glorieuses est également marquée par la forte baisse du nombre d’agriculteurs et la forte augmentation des superficies des exploitations grâce à la mécanisation.
En réaction à cette concentration croissante des terres à travers le « remembrement » des parcelles, une première scission apparaît en 1959 au sein de la FNSEA, qui donne naissance au Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF, syndicat agricole proche du Parti Communiste Français, ndlr). Petit à petit, la domination de la FNSEA s’érode. Le syndicat majoritaire, très proche des gouvernements successifs et dominé par les intérêts des grands exploitants tournés vers l’international, ne sert en effet pas les intérêts des petits agriculteurs. La Confédération Paysanne voit ainsi le jour en 1987 pour défendre une agriculture à taille humaine et tournée vers des méthodes alternatives, plus respectueuses de l’environnement et du vivant. Quatre ans plus tard, une nouvelle scission au sein de la FNSEA concernant une réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) donne naissance à la Coordination Rurale, qui est vigoureusement opposée au libre-échange.
La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier.
Depuis les années 1990 au moins, les failles du modèle agricole dominant sont donc de plus en plus visibles. La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier. En outre, le modèle d’exportation s’essouffle : la France perd peu à peu des parts de marché et est sortie du top 5 mondial des exportateurs agricoles. Un récent rapport du Sénat sur la « compétitivité de la ferme France » pointe également les limites du modèle productiviste. D’après celui-ci, la production stagne depuis 1997 à la fois du fait du plafonnement des rendements et de la baisse du nombre d’agriculteurs et de surfaces exploitées. Autant d’ingrédients qui ne pouvaient conduire qu’à un embrasement majeur du secteur.
Une récupération politique chargée d’ambiguïté
Depuis la profonde crise de janvier 2024, la notion de souveraineté alimentaire est ainsi revenue en force dans le débat public et est devenue un enjeu politique majeur. Le pouvoir a choisi de se focaliser, au travers d’un discours belliciste, sur une menace imminente. Ceci permet habilement d’occulter les difficultés structurelles du secteur, en premier lieu d’ordre économique. Ainsi, les libéraux sont parvenus à fusionner les notions de souveraineté et de compétitivité au cœur de leur discours. Selon eux, la reconquête de la souveraineté passe dès lors par une industrialisation massive, l’objectif étant de pouvoir concurrencer les autres grandes puissances sur un marché agricole mondial.
Ce discours occulte néanmoins que le jeu du marché suppose d’ouvrir en parallèle les marchés. Selon le principe de Ricardo, on contribue ainsi à l’émergence d’un modèle agricole de moins en moins polyvalent. C’est ainsi que la colère des agriculteurs sur leur niveau de vie et leur revenu s’est transformé en plan d’action sur l’abaissement des normes environnementales. Il s’agit moins de protéger des petites et moyennes exploitations que d’aider les plus importantes à exporter d’avantage.
À l’autre bout du spectre, l’extrême droite s’est retrouvé aux prises avec un impensé idéologique. Ceci a donné lieu à un couac entre les deux principaux dirigeants du RN concernant les prix planchers. Le parti a maladroitement tenté de rapprocher la notion de souveraineté de ses dogmes, la fermeture des frontières ou la préférence nationale. Ceci se heurte néanmoins à une réalité hétérogène qui se plie mal aux concepts simplistes. Cette position, sans se révéler explicitement souverainiste, s’appuie uniquement sur la production agricole sans penser l’alimentation dans son ensemble.
Le « localisme » du RN témoigne ainsi d’une méconnaissance complète des circuits alimentaires, qui occulte la dépendance de fait de notre agriculture. En effet, elle exclut le fait que la France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée. La France n’est ainsi plus qu’une terre où se passe une part seulement de la production de valeur ajoutée agricole, au sein d’un vaste système mondialisé. La guerre en Ukraine ainsi démontré notre grande dépendance aux intrants. De même, il n’est pas rare qu’un broutard, jeune bête, né en France soit ensuite engraissé en Italie, pour être abattu en Allemagne puis transformé en France. Sans cette analyse fine et une politique stratégique et active pour reconstituer ces filières en France, ces discours se limitent à de simples proclamations sans effet.
La France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée.
Enfin, l’ensemble de ces discours présentent un même défaut. Celui de considérer le secteur agricole comme uniforme, ou même homogène. Cette crise agricole a révélé des profondes divergences dans le monde syndical, se traduisant par la signature inédite d’une déclaration de trois organisations sur les prix planchers. Rappelons aussi qu’il existe de grandes inégalités entre les exploitations, notamment dûes à l’absence de plafonnement des aides PAC à la surface. Résultat : les plus agriculteurs captent la grande majorité des subventions européennes et ne laissent que des miettes aux plus petits.
Les inégalités au sein du secteur agricole français sont également régionales : le taux de pauvreté dans les ménages agricoles varie ainsi de 10 % dans le Grand Est à 30 % et 40 % en Occitanie ou en Corse. De même le taux de pauvreté va du simple aux doubles entre les secteurs moins frappés, comme la grande culture et la viticulture (13%) et les élevages (ovins et bovins, 25%). Les différentes filières ne sont pas toutes également concernées par les éventuelles barrière aux libre échange. À titre d’illustration, la filière de la pêche française ne dispose que de 1,2 % de parts de marché mondial, ce chiffre atteignant 17,5 % pour le secteur du viticole et des spiritueux, où la France reste le leader mondial.
La politique agricole, angle mort du macronisme
Cette nouvelle crise n’est qu’un symptôme supplémentaire de plusieurs décennies de fragilisation du secteur agricole. De crise en crise, et faute de solutions structurelles, les producteurs sont restés soumis aux aléas du marché. Cette crise dénote surtout l’échec des politiques publiques, conduites depuis 7 ans. Le soudain revirement du Président de la République sur les prix planchers – dont la traduction législative reste incertaine – traduisant cruellement une absence de vision stratégique sur le sujet. Ce que la reprise opportuniste de la notion de souveraineté peine à dissimuler.
Or l’exposition du monde agricole au modèle libéral est particulièrement préjudiciable. Le travail sur le temps long s’accommode péniblement des variations du marché. Tandis que les politiques reposant les comportements individuels ne permettent pas de lever les blocages à une transition agricole.À cet égard, la relative perte de compétitivité de la « ferme France » traduit un échec de vision. La politique d’ouverture des marchés visant à accroître les exportations a menacé les filières les plus fragiles comme l’élevage, tandis que la compétitivité prix atteint vite des limites. Cette politique est pourtant soutenue ardemment au niveau européen. L’Union Européenne étant la première contractante mondiale avec 42 accords recensés. Un rapport parlementaire récent pointe notamment les lacunes des contrôles aux frontières, malgré les demandes répétées des professionnels.
À échelle nationale, les deux lois EGALIM se révèlent être de cinglants échecs. Pour rappel, il s’agissait de la pierre angulaire du premier quinquennat, symbole du macronisme disruptif. Une vision empreinte de naïveté, espérant rééquilibrer les négociations entre distributeurs et producteurs, par des procédés de pures formes. Le rapport de force défavorable aux producteurs est tout bonnement occulté. Faute de vouloir prendre des décisions fortes, comme l’encadrement des prix, l’encadrement des discussions s’avère au mieux anecdotique. Ceci alors qu’un observatoire des prix et des marches suit l’évolution des coûts pour chaque filière.
Ceci a conduit à une loi Egalim 2 en 2021 tout aussi symbolique. Celle-ci comporte des mesures techniques, telles que l’ajout d’une clause de révision des prix dans les contrats, ainsi que des mesures d’affichage (expérimentation d’un « affichage rémunérateur » ou renforcement de l’information sur l’origine des produits). Là encore, les mesures visent à faire changer les comportements du consommateurs, comme seul ressort d’une souveraineté.
Dans cette même veine, les efforts de plusieurs ministres pour lutter contre « l’agribashing » se révèlent anecdotiques, voire contre-productifs. En tentant de créer un clivage à l’égard des opposants à l’agriculture française, le gouvernement a tenté de s’en faire passer pour les défenseurs. Las, les campagnes de communication pour donner une image « positive » du monde agricole n’ont pas sérieusement permis de répondre aux lourdes difficultés économiques et sociales. Tandis que la mobilisation des paysans pour un revenu décent a considérablement amélioré leur image dans l’opinion.
La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite.
Le bilan de la politique agricole se mesurera à la capacité à garantir la pérennité du secteur. Pour l’heure, la baisse du nombre d’exploitants est une tendance de long terme. Celle-ci est pour l’heure compensée par la hausse de la taille des exploitations. Mais le secteur s’avère profondément menacé. Tout d’abord par le manque de renouvellement criant des chefs d’exploitation, dont la moitié a déjà plus de 50 ans. La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite, en l’absence d’un nombre suffisants de candidats à la reprise. Ce processus est accéléré par les difficultés financières, avec un bon des défaillances d’exploitations de 7 % en 2023.
L‘occasion manquée de la loi d’orientation agricole
À ce titre, le projet de loi agricole pour favoriser les transmissions, apparaît dans cette lignée politique. Comportant un total de 19 articles, il apparaît vague et globalement inopérant. À ce titre, les deux premiers articles se limitent à définir un cadre d’intention.
Les mesures pratiques n’apparaissent pas à la hauteur des enjeux. Les articles consacrées à la formation posent les bases d’une revalorisation de la filière agricole (articles 3 à 5), sans néanmoins en préciser les modalités. L’essentiel des autres articles portent sur des mesures de simplifications techniques. Le cas des haies, longuement utilisée comme exemple concret, faisant l’objet d’un article. Tandis que les autres articles portent des risques pour l’environnement en encadrant d’avantage les recours, ou en modifiant les nomenclatures. Dans ce rayon, la création d’un France Services agricole s’avère un aveu d’impuissance face à la complexité normative.
Dans cette liste, l’article 12, portant sur la création de groupements fonciers agricoles d’investissement (GFAI) doit particulièrement attirer l’attention. En effet, ce véhicule d’investissement risque d’introduire les dérives de la finance dans le monde agricole. L’article vise à découpler la possession de la terre de l’exploitation afin de lever le blocage à l’installation de jeunes. Toutefois, l’arrivée d’investisseur sur cette ressources rares comme prisées est particulièrement inquiétante. Tout d’abord, les SAFER ont alerté sur le fait que les investisseurs privilégieront les exploitations les plus sûrs, ce mécanisme ne profitera qu’à la marge aux nouveaux installés. En outre, ce mécanisme risque d’apporter une instabilité supplémentaire dans le monde agricole, qui a besoin de garanties sur le temps longs. Le changement d’investisseurs dans le groupement propriétaires, la révision des tarifs de location pour suivre les évolutions du marché ou bien assurer un rendement maximum, risque de compromettre de nombreuses installations.
Enfin, au rang des absents, la question des revenus est totalement occultée. Alors que celle-ci était au cœur de la mobilisation de janvier. Par ailleurs, aucune disposition ne permet sur le long terme de remédier aux retards de paiement des aides. Le manque de moyens de l’État conduit en effet à fragiliser financièrement des exploitations, en termes de trésorerie. À fin mars, c’est 1 milliard d’euros d’aides qui restaient encore à distribuer. Quant à la proposition des prix planchers, elle est tout simplement remisée. Le secteur bio étant particulièrement exposé, notamment pour les aides à la transition. En conclusion, le projet de loi se limite à des décisions techniques immédiatement à la main des services de l’État. Et dont certaines restent encore grandement floues, quand ce n’est inquiétante.
La transition agro-écologique, chemin vers la souveraineté alimentaire
L’angle mort de cette déclaration d’intention du gouvernement est celle de maintenir un tissu agricole à taille humaine. En effet, l’enjeu fondamental du maintien de la souveraineté est la préservation d’un tissu agricole dans les campagnes. Les exploitations de moindre dimension sont autonomes et plus difficiles à intégrer. Elles permettent une meilleure prise en compte de l’environnement, comparé à de pratiques industrielles sur de grandes étendues, le développement d’une polyculture ainsi que de circuits courts. Le Haut Conseil pour le climat a notamment pointé que les émissions de gaz à effet de serre de la production française diminue, à l’inverse de ceux générés par nos importations. En outre, il s’agit du meilleur moyen de maintenir une force agricole dans la durée. Or la financiarisation du secteur compromet largement cet objectif.
L’ambition de recouvrir une souveraineté agricole, exige ainsi de garantir un nombre d’exploitants et d’actifs agricoles suffisants. Or, prétendre soutenir le secteur agricole, sans considération pour les contraintes environnementales s’avère être un non sens. Ces raisonnements s’appuient sur les difficultés économiques évidentes pour appuyer une idéologie rétive à tout changement. Tout d’abord, il s’agit du premier secteur exposé à son impact, avec des phénomènes climatiques extrêmes. Ensuite, la préservation de la qualité de l’environnement a un impact global, comme l’a illustré le débat sur l’emploi des néonicotinoïdes, menaçant l’apiculture et les cultures dépendants des pollinisateurs. Enfin, il existe un véritable débat de santé publique, qui touche en premier lieu les exploitants, mais devrait mobiliser tous les citoyens. À titre d’illustration, on peut souligner l’enquête du Mondesur la pollution des eaux, qui présente des niveaux de pollutions anormaux directement liés aux productions agricoles.
En outre, un récent rapport parlementaire a pointé le défaut d’indicateurs fiables au niveau européen ou français pour mesurer la dépendance alimentaire (balance commerciale, taux de couverture des besoins). En complément, il s’avère nécessaire de posséder une vision d’ensemble du circuit de transformation des produits. Il faut en effet considérer l’alimentation d’avantage que la seule production. Et ce au-delà des productions génériques du Haut Commissariat au Plan. Ceci permettrait d’identifier les points de fragilité et les secteurs à soutenir, et a minima d’établir une stratégie cohérente.
Si « la souveraineté alimentaire [devient] un objectif structurant des politiques publiques », avec le projet de loi gouvernemental, ceci exige des mesures fortes. En premier lieu, cet engagement exige de sanctuariser le monde agricole au sein des traités de libre échange. La porosité des clauses miroirs, à savoir la réciprocité des normes, a été largement dénoncée au moment de la crise. A minima, une différenciation par produit permettrait d’amortir les effets chocs qui fragilisent des filières entières.
Il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement.
Aussi, il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. Cette mesure a bien été porté par le groupe Rassemblement National à l’Assemblée Nationale. Mais le texte ne va pas au-delà des intentions. Alors qu’il suffit d’étendre au domaine des terres agricoles le décret Montebourg encadrant les investissements étrangers.
Pour protéger notre souveraineté, un État stratège doté de moyens adéquats est incontournable. En particulier, accompagner les transitions va devenir essentiel. Ceci suppose une prise en compte de l’impact du dérèglement climatique sur les différentes productions. Il s’agit notamment de réviser les productions et les modes de production, notamment en matière d’irrigation. Ceci suppose également d’accompagner les producteurs dans les changements en matière de consommation. Il est ainsi éloquent que l’un des produits sur lesquels la France présente le déficit le plus important soit le soja1. Cette vision d’ensemble doit permettre de rééquilibrer les inégalités entre filières. Ceci passe notamment par une assurance globale et publique sur les récoltes, pour collectiviser le risque. Alors que pour l’heure la gestion par le privé entrave toute généralisation, avec des résultats mitigés.
En fait, il s’agit de passer d’une politique agricole à une politique de l’alimentation. La loi Egalim a posé des bases mais sans définir de moyens associés. Les plans alimentaires de territoire, 431 à ce jour, couvrent la quasi totalité du pays. Pour l’heure, les débouchés concrets sont très limités. La Stratégie Nationale pour l’Alimentation, la Nutrition et le Climat (SNANC) a consacré 20 M€ à ces plans. Ceci ne représente que le financement d’un poste pour chacun d’eux. La principale vertu de ce dispositif est d’avoir fait prendre conscience aux différents échelons de la nécessité d’une politique de l’alimentation. Il s’agit également d’un bon point d’appui pour réunir les acteurs, en particulier les consommateurs et les producteurs.
Sortir l’alimentation du libre marché
Le projet de sécurité sociale de l’alimentation est pour l’heure limitée à quelques expérimentations audacieuses. Cette mesure ne bénéficie pas encore d’un soutien public déclaré. Plus globalement, la France pourrait devenir le pays de l’alimentation de qualité, qui ne soit pas réservée à une élite, renouant avec sa longue tradition culinaire. Aussi la politique d’aide alimentaire (estimée à environ 1,5 milliards d’euros en 2018) constituerait un bon point d’appui pour expérimenter la transition alimentaire.
Enfin, des mesures plus fortes du point de vue économiques pourraient être prises. En effet, tout d’abord la concentration des réseaux de distribution ne permet pas d’envisager un rééquilibrage des négociations. Les mesures formelles s’avèrent inopérantes. En France, 7 enseignes représentent 85 % des parts de marché. En filigrane, les opérations de rapprochement entre centrales d’achats se poursuit. Dès lors, au nom de la concurrence, la question du découpage de ces groupes est posée.
En complément, la protection des petites exploitations fragilisée pourrait se faire par la création d’une foncière publique. Celle-ci absorberait la propriété des terrains des exploitations en difficulté en contrepartie de l’effacement des dettes publiques. Par ailleurs, un groupement public permettrait d’externaliser la gestion administrative. Ceci permettant à l’exploitant de se concentrer sur sa seule activité de production tout en assurant un suivi. Ceci permettrait de soutenir le secteur, éviter la destruction économique en offrant des garanties patrimoniales à la puissance publique. À terme, cette mesure favorisera la redistribution des terres et l’installation de nouveaux exploitants.
1 avec un taux de couverture de la consommation nationale de 32% – annexe au projet de loi
Pour éteindre la contestation des agriculteurs, le gouvernement a cédé aux demandes de la FNSEA : moins de normes, des aides d’urgence, suspension du plan de réduction des pesticides et promesses de faire respecter les lois Egalim. Des mesures qui ne répondent en rien aux problèmes fondamentaux soulevés par les paysans : leurs revenus sont bien trop faibles et le libre-échange accélère leur ruine. Face à l’impasse de la fuite en avant proposée par la FNSEA et le pouvoir politique, la Confédération Paysanne, syndicat agricole classé à gauche, a décidé de poursuivre sa mobilisation.
Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national à la Confédération paysanne depuis mai 2023, nous explique pourquoi. A l’opposé de la marchandisation de l’alimentation et du libre-échange généralisé, il plaide pour un modèle alternatif, plus rémunérateur et plus respectueux de la nature. Il nous décrit les mesures que défend son syndicat, le projet de société autour de la Sécurité sociale de l’alimentation et leur travail pour amplifier les liens avec les syndicats ouvriers. Entretien.
Le Vent Se Lève – Un élément déclencheur du mouvement des agriculteurs a été l’annonce d’une hausse de la taxe sur le gazole non-routier (GNR), à laquelle l’exécutif a depuis renoncé. Quels sont les autres facteurs, structurels ou conjoncturels, qui nourrissent selon vous la contestation ?
Stéphane Galais – Tout d’abord, il faut rappeler qu’il s’agit au départ d’un mouvement tout à fait spontané, ayant émergé dans le Sud-ouest de la France. A la question du GNR s’ajoute la difficulté conjoncturelle de la maladie hémorragique épizootique (dite MHE), qui a particulièrement affecté les élevages bovins et ovins de cette région. L’impossibilité pour les éleveurs d’écouler leur production et le refus gouvernemental d’octroyer des compensations se sont ajoutés à des problèmes plus structurels, comme la faiblesse du cours de la viande ou les aléas climatiques, notamment les sécheresses.
En fait, la MHE n’est que l’allumette qui a mis le feu aux poudres de toutes ces difficultés cumulées. Ce n’est qu’ensuite que la FNSEA s’est emparée d’un mouvement de colère d’abord spontané, nourri de la difficulté à vivre de son métier. Par ailleurs, l’impression qu’ont les paysans français d’être déconsidérés par le reste de la société participe certainement au ras-le-bol général qui a conduit aux manifestations.
LVSL – La FNSEA dénonce les pesanteurs administratives qui empêchent l’exercice serein du métier et rejette l’accumulation des normes tant étatiques qu’européennes qui, selon elle, portent atteinte à la compétitivité de l’agriculture française, la mettant ainsi en péril. Pourquoi avoir rejoint le mouvement ? Quelles sont les revendications que porte votre syndicat, la Confédération paysanne ?
S. G. – Nous partageons le constat du syndicat majoritaire quant aux lourdeurs administratives. Mais ce n’est certainement pas la cause profonde du mal-être des paysannes et des paysans. En réalité, ce sont les revenus qui sont au cœur du problème. Lorsqu’il gagne bien sa vie, un paysan est en mesure d’affronter sereinement les complications administratives, mais aussi de répondre aux répercussions du changement climatique sur son travail. La FNSEA a tenté de se tirer d’affaire, c’est-à-dire de faire l’impasse sur la question du revenu, en mettant prioritairement l’administration en cause. La mobilisation l’illustre parfaitement dans la mesure où les revendications des adhérents diffèrent parfois radicalement des discours portés par les dirigeants syndicaux.
« La dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business. »
C’est justement parce que la question du revenu était au centre de la contestation que la Confédération paysanne s’est ralliée au mouvement. Nous avons d’abord été surpris par son ampleur avant de réaliser qu’il nous fallait absolument prendre le train en marche pour tenter de faire émerger nos propres revendications. Depuis, nous avons pas cessé de rappeler que le revenu est le véritable enjeu de ce mouvement social, et non les démarches administratives, bien qu’elles puissent évidemment aggraver la condition des paysannes et des paysans. Ceci étant dit, la dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business.
LVSL – Peut-on parler d’une fuite en avant vers l’export, conçu comme la condition de viabilité de l’agriculture française ?
S. G. – Il est clair que pour les dirigeants de la FNSEA, le modèle libéral, consacré par le libre-échange, demeure l’horizon vers lequel doit tendre l’agriculture française. C’est une conception selon laquelle seule une poignée d’agriculteurs, plus proches de l’entrepreneur ou de l’homme d’affaire que du paysan, se trouve en capacité de faire face à la concurrence et de porter vers l’excédent la balance commerciale agricole.
Selon moi, nous nous trouvons aujourd’hui à une époque charnière où le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne, fondée sur l’exploitation familiale petite ou moyenne. L’accaparement croissant des terres et leur concentration toujours plus poussée entre les mains d’un petit nombre d’entrepreneurs en est un bon exemple. C’est justement dans ce basculement que prend racine le malaise paysan actuel.
LVSL – Si le gouvernement semble faire preuve d’une mansuétude et d’une capacité d’écoute particulièrement importante – voire surprenante – pour un mouvement de contestation sociale, les annonces du gouvernement répondent-elles vraiment à la crise du monde agricole ? Désormais, la FNSEA et les JA avancent que les problèmes sont réglés. Votre syndicat est en désaccord. Pourquoi ?
S. G. – Les mesures annoncées par Gabriel Attal ont surtout pour but de faire respecter la loi Egalim. Or, cette loi est largement insuffisante dans la mesure où elle ne permet pas de garantir le revenu paysan. Bien qu’elle contraigne les distributeurs à intégrer les coûts de revient au prix d’achat, elle n’assure pas un prix plancher qui couvre à la fois les coûts de production, le salaires des paysannes et des paysans, ainsi que leur protection sociale. C’est donc un texte qui ne prend pas à bras le corps le problème du revenu agricole.
« Le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne. »
Le gouvernement a également déclaré mettre en pause l’application du plan Ecophyto, ce qui est surtout dommageable sur le plan symbolique. Lorsque celui-ci était en vigueur, le plan Ecophyto n’a jamais véritablement permis la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Sa mise en place relève davantage du greenwashing que d’une réelle prise en compte des pollutions que ces intrants engendrent. En revanche, l’annonce gouvernementale est de mauvaise augure puisqu’elle signifie un certain renoncement politique : la lutte contre les pesticides et autres intrants phytosanitaires n’est désormais plus à l’ordre du jour des pouvoirs publics. Revenir sur le plan Ecophyto, c’est revenir sur le principe de non-régressivité, qui consacrait un « effet cliquet » dans la production de normes agro-environnementales.
C’est en ce sens que la décision du gouvernement est alarmante, d’autant plus qu’elle consacre le refus de la surtransposition des normes européennes, c’est-à-dire la mise en place au niveau national de normes plus contraignantes que celles instaurées par Bruxelles. D’autre part, ces annonces ont également une portée politique : elles offrent à la FNSEA, prise au dépourvu par un mouvement qui dépasse les cadres qu’elle lui avait fixé, une porte de sortie. En d’autres termes, elles lui ont permis de proclamer satisfaites les revendications et d’appeler à la fin des mobilisations.
LVSL – Il est clair que le syndicat majoritaire (la FNSEA, ndlr) défend un modèle qui ne profite qu’aux grandes exploitations et aux agro-industriels. Mais dans ce cas, comment expliquer un ralliement massif des paysans à l’organisation et la quasi-absence de réflexion sur les intérêts capitalistes qu’elle défend ? Comment on sort de cette logique ?
S. G. – Ce qui explique que les gens votent FNSEA, c’est que c’est un syndicat de clientélisme. Ils offrent des services, notamment une sécurité sur l’accès au foncier. La FNSEA a toujours été construite comme ça, ils sont dans tous les organes décisionnaires de l’agricultures : chambres d’agriculture, SAFER, présidence des CA des coopératives, du Crédit Agricole. En fait, ils offrent cette espèce de boutique qui fait que, lorsqu’on est paysan, c’est plus pratique pour tes intérêts propres d’être à la FNSEA que d’aller à contre-courant et d’aller à la Confédération paysanne.
Cette inertie est difficile à combattre. Nous essayons de la l’affronter, par exemple au travers des élections professionnelles en juin. Stratégiquement, cela implique d’aller au plus près des paysans et paysannes, de leur parler et d’être présent institutionnellement partout où l’on peut.
On a toujours eu ces deux jambes : être très institutionnel, via nos représentants dans les chambres d’agricultures et les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées d’attribuer les terres agricoles, ndlr), tout en étant dans l’action.
LVSL : Alors que le Sénat a unanimement rejeté l’accord avec le Mercosur, le gouvernement hésite à se prononcer définitivement et les négociations européennes se poursuivent. Le libre-échange semble toujours être la pierre angulaire de la politique agricole française. Pourquoi faut-il combattre le libre-échange ?
S. G. – L’agriculture ne produit pas des marchandises comme les autres dans la mesure où l’alimentation est fortement corrélée à la subsistance des peuples. C’est cette préoccupation première qui devrait nous pousser à faire sortir l’agriculture du libre-échange. La mise en concurrence des paysans à travers le monde a des effets délétères. Par exemple, la France a longtemps exporté des poudres de lait dans de nombreux pays puisqu’elle était en situation de surproduction laitière. Cela a eu pour conséquence la déstructuration des marchés locaux et la paupérisation des paysanneries étrangères soumises à cette concurrence.
A la Confédération paysanne, nous avons toujours lutté contre la mondialisation libérale qui détruit les agricultures et empêche les peuples d’être souverains quant à leurs choix alimentaires et agricoles. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les agricultures étrangères qui essuient les plâtres du libre-échange ; nos paysans subissent également un retour de bâton, après avoir été compétitifs pendant des années. Les clauses-miroirs, présentées comme des garde-fous, ne concernent que certaines normes spécifiques, relatives aux phytosanitaires ou au bien-être animal. Mais fondamentalement, cela n’empêchera pas la perte de compétitivité face à des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou l’Ukraine, qui ont des potentiels agronomiques différents de ceux de la France. La mise en concurrence des agricultures est un non-sens du point de vue paysan.
LVSL – La Confédération paysanne se bat donc contre ces accords de libre-échange, en France mais aussi à l’échelle internationale avec le mouvement Via Campesina (mouvement altermondialiste de défense des paysans du Sud global, ndlr). Comment envisagez-vous la sortie de ce paradigme et le rétablissement de la souveraineté alimentaire en France ?
S. G. – Nous avons une proposition très directe à la Confédération paysanne : instaurer des prix minimums d’entrée. Il s’agit d’un principe selon lequel aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. L’intérêt immédiat, c’est de protéger la paysannerie du pays considéré, en l’occurrence la France. Mais les prix minimums d’entrée bénéficient également aux exportateurs étrangers, dont les biens seront achetés à un prix plus élevé, ce qui leur offre l’opportunité de mieux lutter en interne pour une meilleure répartition de la valeur ajoutée. Cette mesure protectionniste se révélerait en fait avantageuse tant pour les producteurs nationaux que pour les paysans exportateurs étrangers.
« Aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. »
Par ailleurs, il existe d’ores et déjà des leviers d’action pour encadrer ou limiter le libre-échange et la mise en concurrence internationale des paysans. L’exemple le plus probant est sans doute celui des mesures de sauvegarde sur les produits d’importations. Celles-ci permettent à l’Etat de refuser au cas par cas certains produits pour des raisons sanitaires, environnementales ou sociales. Ces outils sont autorisés par l’Union Européenne et pourtant ils ne sont pas toujours employés. Il en va de même pour le contrôle des fraudes qui pourraient être considérablement renforcé sans modifier le cadre légal actuel.
LVSL – Quel est le modèle de ferme et de la propriété de la Terre que préconise la Confédération Paysanne ?
S. G. – Nous portons un projet politique qui s’appelle l’agriculture paysanne, avec de grandes thématiques comme la qualité des produits, la solidarité entre paysans français mais aussi avec les paysans du monde, la répartition de la richesse produite. C’est un aspect qui n’est pas ressorti dans la mobilisation. On a parlé du revenu, de sortir les agriculteurs de l’échange marchand, mais aussi il faut parler de la répartition des volumes.
Même si on arrivait à mettre en place la loi Egalim qui garantit la répartition de la valeur, ça n’empêcherait pas la compétition entre paysans. Ce qu’il faut c’est la solidarité entre paysans et ça fait partie de la charte paysanne que nous défendons. C’est une espèce d’association entre les enjeux sociaux pour les agriculteurs et le respect de la nature. C’est ça le choix de l’agriculture paysanne. Il n’y a pas un modèle type de ferme mais il y a un modèle qui correspond à notre utopie politique : le partage, la juste répartition de la valeur ajoutée et l’installation du plus de paysans et de paysannes possible sur l’ensemble du territoire, tout en diminuant la prédation sur les ressources. C’est un projet très anticapitaliste et nous le revendiquons. On ne le crie pas sur tous les toits parce que ça fait peur à certains, mais c’est vraiment un projet qui se veut à contre-courant du carcan néolibéral actuel.
« Nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation. »
Nous voulons refaire du commun, partir des territoires, relocaliser la production, se réapproprier les outils de production et de transformation et se ré-accaparer la valeur ajoutée de la production, aujourd’hui captée par des coopératives qui ne défendent pas les paysans. S’émanciper de l’agro-industrie n’est pas simple. Nous avons longtemps soutenu la vente directe par exemple, mais c’est aussi un système libéral du chacun pour soi et reposant sur les marchés. Pour aller plus loin et disposer vraiment de moyens de transformation et moins dépendre d’autres acteurs, on travaille par exemple sur les abattoirs de proximité, qui créent de la valeur au plus proche de la ferme et son positifs pour le bien-être animal. En bref, nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation.
LVSL – La Confédération paysanne a bloqué plusieurs jours le plus grand centre logistique de France à Saint-Quentin-Fallavier (vers Lyon) pour dénoncer la grande distribution. Que faire pour mieux répartir la valeur de l’agro-alimentaire ? Quid d’un prix-plancher pour les prix agricoles ?
S. G. – Outre le centre de Saint-Quentin-Fallavier, nous avons aussi bloqué plusieurs plateformes logistiques, notamment un centre Leclerc de 30 hectares. Nous revendiquons un prix qui couvre le coût de production, la rémunération du paysan ou de la paysanne et la protection sociale. C’est vraiment le sujet central.
Or, la loi Egalim ne le garantit pas. Le calcul avec le coût de revient prend aussi en compte le prix du marché. Ils font une espèce d’équation pour déterminer le prix contractuel, qui ne couvre pas tous les produits, car elle s’applique uniquement aux produits sous contrat, comme le lait et certains fruits et légumes. D’autres produits y échappent, comme le miel, où il n’y a pas de filière structurée. Souvent ça passe aussi par une négociation entre l’industriel et le distributeur.
Par ailleurs, les engrenages Egalim ne sont pas simples. Sur le lait par exemple, la négociation entre l’industriel et le distributeur se déroule avant les négociations avec les organismes de producteurs, donc à la fin c’est toujours au profit de l’industriel et du distributeur. En plus, le distributeur utilise aussi comme argument les prix du marché mondial dans le calcul de son prix contractuel. Au final, la loi Egalim n’a pas du tout changé les rapports de force. Les agriculteurs continuent à signer avec le bras tordu dans le dos. C’est pourquoi nous réclamons de contraindre les distributeurs à payer le prix plancher correspondant au prix de revient.
LVSL – Votre syndicat fait aussi partie des différentes structures qui défendent l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
S. G. – La Sécurité sociale de l’alimentation est un projet assez central chez nous qu’on porte depuis deux congrès. L’objectif est de rendre l’alimentation accessible à tous et à toutes, tout en construisant un modèle équitable et rémunérateur pour la paysannerie. C’est compliqué parce qu’il faut aussi s’entendre avec d’autres acteurs de la société, mais c’est un sujet central dans la réflexion politique. Ce n’est pas une utopie, car c’est faisable, mais plutôt un projet politique à vocation utopique autour duquel nous construisons nos revendications syndicales. Par exemple, en ce moment on recrée une école politique, « l’école paysanne », qui doit permettre de remettre à plat notre projet politique et la question de la sécurité sociale de l’alimentation y occupe une place centrale. Pour l’instant on en est là.
LVSL – Avec l’idée de cotisations ?
S. G. – Oui, le principe est le même que la Sécurité sociale. Nous nous inspirons notamment des travaux de l’économiste Bernard Friot. L’idée c’est que chacun ait sa carte de Sécu et qu’il puisse disposer de 100 € à 200 € pour s’alimenter correctement. C’est une idée permettant de sortir l’alimentation de la marchandisation : l’alimentation devient un commun, au même titre que la santé. On sort de ce réflexe consistant à considérer la production alimentaire comme n’importe quelle marchandise.
L’alimentation en question est choisie de manière démocratique par les cotisants. Sur chaque territoire, on choisit démocratiquement quelle agriculture on veut. Nous espérons que cela encourage l’agriculture paysanne. Quand les citoyens sont correctement informés, ils font vite le choix entre une pomme avec 15 pesticides et une pomme qui en est exempte ! Il y a une vraie logique d’éducation populaire et de participation des citoyens.
LVSL – Disposez-vous de stratégies d’actions pour les semaines et mois à venir ?
S. G. – Ça se décide au fur et à mesure avec le comité national. La situation actuelle rebat un peu les cartes. On était jusque-là sur une stratégie d’action sur les communs, notamment sur l’eau. On est un peu sorti de cette campagne-là pour se replonger là plutôt sur des questions purement agricoles, avec en vue les élections des chambres d’agriculture (qui auront lieu en 2025, ndlr), afin de parler au plus grand nombre. Je pense toutefois, qu’à terme, notre discours va parler de plus en plus aux paysans justement parce qu’ils sont confrontés aux problématiques environnementales comme la sécheresse. Sur ce sujet comme sur d’autres, on a déjà les clefs, alors que la FNSEA est loin de les avoir. Bien sûr, si nous avions la stratégie parfaite, nous serions déjà le premier syndicat agricole, donc il reste du travail.
Je crois aussi aux stratégies d’alliances avec le milieu ouvrier car il y a une porosité entre le monde ouvrier et paysan : un ouvrier agricole a souvent un conjoint qui n’est pas sur la ferme. Cette porosité nous amène à travailler avec les syndicats ouvriers.
LVSL – Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a d’ailleurs appelé les travailleurs à soutenir le mouvement des agriculteurs. Quelle est l’articulation de votre action avec la CGT et les autres organisations syndicales ouvrières ?
S. G. – C’est quelque chose qu’on travaille car c’est encore assez nouveau. Nous venons de signer une tribune commune avec la CGT, la FSU, Solidaires et le MODEF. On les a rencontrés et nous partageons cette volonté de recréer un mouvement de gauche qui sorte d’un certain élitisme et cherche à récréer du lien entre paysans et ouvriers. On a les mêmes ambitions et il y a une porosité naturelle au sein de la France périphérique.
LVSL – Le monde agricole parait parfois se penser en marge du reste du salariat, de part sa relation au travail et au revenu, à la terre et à la propriété. Cela peut sembler novateur et innovant de parler de convergence ?
S. G. – A la confédération paysanne, ce n’est pas nouveau. Bernard Lambert (un des fondateurs de la Confédération paysanne, ndlr) a écrit un livre à ce sujet, Les paysans dans la lutte des classes, justement pour rappeler cette possibilité. C’est un livre fondateur de la Confédération paysanne, où l’auteur appelle justement à rejoindre le milieu ouvrier pour converger sur la lutte des classe. C’est plus nouveau du côté des syndicats ouvriers qui nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. Certes, nous ne sommes pas des salariés, nous sommes des patrons, mais nous ne nous sommes jamais positionnés comme défenseurs des patrons : nous revendiquons défense du salariat paysan, des travailleurs saisonniers.
« Les syndicats ouvriers nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. »
LVSL – Dans le reste de la paysannerie, il semble pourtant y avoir un attachement spontané à la propriété, qui amène à trouver un terrain d’entente naturel avec les autres propriétaires qui sont les grands patrons. Partagez-vous ce diagnostic d’une forme d’ethos conservateur chez les agriculteurs ?
S. G. – La propriété ce n’est pas le capital. Nous défendons la propriété de l’outil de travail. La propriété devient du capital à partir du moment où l’on accumule des richesses. Pour beaucoup d’agriculteurs, ce n’est pas le cas. Pour notre part, nous sommes sur une approche assez marxiste : la propriété qui compte vraiment est la propriété d’usage, c’est-à-dire la liberté de posséder son outil de travail en tant que tel. Ce questionnement se retrouve dans tous nos projets collectifs, avec par exemple notre proximité avec l’association « Terres de liens » (foncière associative qui rachète des terres pour promouvoir un autre modèle agricole, ndlr).
LVSL – Comment voyez-vous la suite, après ce mouvement historique ?
S. G. –La situation actuelle a suscité à la fois un engouement, avec un réveil paysan hyper excitant, mais en même temps, de manière assez personnelle, une déception, avec le recul sur les normes environnementales. L’enjeu environnemental et climatique est vital ; on ne peut pas passer à côté. Au-delà de l’environnement, un des volets les plus motivants du syndicalisme à la Confédération paysanne, c’est que nous défendons la subsistance. Cette possibilité de subvenir à ses besoins est consubstantielle à la notion de souveraineté alimentaire.
Nous allons faire face à des enjeux mondiaux : si nous ne sommes pas capables, nous paysans, d’être des leviers de transformation sociétale sur ces enjeux-là, c’est dramatique. Une des réponses possibles aux accords de libre-échange, c’est une dérive de droite fascisante et ça, ce n’est sûrement pas la bonne réponse. Le repli corporatiste, qui consiste à prendre en compte uniquement mes intérêts sans prendre en compte les difficultés des citoyens ou des autres paysans dans le monde, me fait également peur. Je suis particulièrement agacé par le fait qu’on renvoie la faute aux consommateurs : eux aussi galèrent à faire le plein de leur véhicule !
Il faut sortir de l’individualisme et arrêter d’accuser les autres, notamment les étrangers, comme l’origine de la menace. Les frères Lactalis empochent 43 milliards d’eux, ce sont eux qui captent la plus-value ! En réalité, entre citoyens et paysans, c’est le même combat. Nous devons aller ensemble taper sur les grands industriels et distributeurs.
Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.
Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?
Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.
Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.
« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »
Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.
LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…
C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.
L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur.
On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.
« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »
Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.
LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?
C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.
Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.
« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »
Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.
Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.
LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?
C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.
« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »
Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.
LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?
C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.
Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.
LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?
C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !
Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.
LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?
C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.
Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.
LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?
C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.
« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »
Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !
Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.
« Agriculteurs en colère », « on marche sur la tête », «on veut nourrir, pas mourir », « on est sur la paille »… Cet automne, les banderoles de ce type se sont multipliées dans la France rurale, notamment aux abords des axes routiers. Depuis quelques jours, les actions des agriculteurs se sont intensifiées et le gouvernement craint un embrasement général. Les racines de la colère sont en effet profondes : incapacité à vivre de leur travail, exaspération face à la bureaucratie, rejet des accords de libre-échange et parfois aussi opposition aux normes environnementales jugées trop contraignantes. Si la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, défenseurs de l’agro-industrie, tentent de canaliser le mouvement, celui-ci semble leur échapper. Une occasion de pointer enfin l’hypocrisie de ces syndicats, qui prétendent défendre les agriculteurs en les enfermant dans un modèle en échec.
Durant l’automne, les habitants des campagnes françaises ont vu les panneaux d’entrée de commune être retournés et les banderoles de détresse des agriculteurs se multiplier. Dans les préfectures et sous-préfectures rurales, le monde agricole déployait son répertoire d’action habituel : manif en tracteurs, déversement de fumier devant les bâtiments officiels, actions « caddies gratuits » ou lancers d’œufs sur les supermarchés accusés de faire de trop grosses marges… Pourtant, les médias nationaux ont peu couvert ces manifestations. Si l’actualité nationale et internationale était alors chargée, le fait que Paris n’était touché par aucune manifestation, doublé d’un certain mépris pour les « bouseux » des campagnes, expliquent sans doute aussi en partie ce désintérêt médiatique.
De la colère à la révolte
Désormais, le mouvement fait la une des médias. L’intensification des actions, avec le blocage d’axes routiers et autoroutiers, d’abord dans le Sud-Ouest puis dans toute la France, et la multiplication des actions spectaculaires y est sans doute pour quelque chose. Ces modes d’action, qui rappellent ceux des gilets jaunes, inquiètent de plus en plus le pouvoir. Alors que certaines figures de la contestation menacent de boycotter le salon de l’Agriculture et qu’un blocage de Paris est désormais annoncé, la tension est montée d’un cran. La crainte du gouvernement de voir les blocages de grande ampleur observés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Espagne être imités en France est en train de prendre forme. Il tente donc de contenir l’incendie en envoyant ministres et préfets à la rencontre des agriculteurs, mais ne parvient pour l’instant pas à convaincre. L’empressement du gouvernement à négocier tranche avec l’approche habituelle des macronistes vis-à-vis des mouvements sociaux, qui consiste à les caricaturer et à les réprimer. Une démarche surprenante, alors que les actions des agriculteurs prennent parfois un tournant violent, comme lors de lancers de projectiles contre des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre dernier ou l’explosion d’un bâtiment – vide – de la DREAL à Carcassonne revendiquée par le Comité d’Action Viticole le 19 janvier. Le déversement massif de fumier et de déchets agricoles sur les préfectures est quant à lui généralisé.
Alors que les médias s’empressent habituellement de dénoncer le moindre feu de poubelle ou des barricades érigées avec des trottinettes, ils se montrent cette fois-ci bien plus conciliants. Le double décès dans l’Ariège, où une agricultrice et sa fille présentes sur un barrage ont été percutés par une voiture, aurait également pu servir d’argument au gouvernement pour demander la levée des blocages. Gérald Darmanin demande au contraire « une grande modération » aux forces de l’ordre, qui ne doivent être utilisées « qu’en dernier recours ».
Pourquoi le mouvement n’est pas réprimé (pour l’instant)
Si ce traitement peut surprendre, il se comprend à l’aune de plusieurs facteurs : l’image des agriculteurs dans l’opinion, les spécificités de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement.
D’abord, incarnant une France rurale travailleuse et dont l’utilité sociale est évidente, les agriculteurs bénéficient d’une forte sympathie dans l’opinion. Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre d’ailleurs le niveau de soutien au mouvement actuel à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d’exploitants agricoles ait fortement diminué au cours des dernières décennies et se situe désormais autour de 400.000 personnes, le vote de cette profession reste fortement convoité par tout le spectre politique, ne serait-ce que pour ne pas apparaître comme des urbains déconnectés du reste du pays.
Les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer.
Ensuite, les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer. Lorsque les manifestations ont lieu à la campagne, il est fréquent que les gendarmes et les agriculteurs se connaissent, ce qui incite moins les forces de l’ordre à les affronter. Les combats seraient d’ailleurs compliqués : la taille imposante des tracteurs et le fait que leurs cabines soient difficiles à atteindre protègent les agriculteurs d’une potentielle répression. Enfin, beaucoup d’agriculteurs sont également chasseurs et donc armés.
C’est bien dans cette perspective que les deux syndicats ont initié les mobilisations de l’automne. Leur objectif principal était d’arracher des concessions à l’Etat dans la future Loi d’Orientation de l’Agriculture, de nouveau reportée suite aux mobilisations, et à l’Union européenne, sur le Green Deal et la loi de restauration de la nature. En filigrane, la FNSEA et les JA ont aussi en tête les élections de 2025 dans les chambres d’agriculture. En démontrant leur capacité à peser dans le rapport de force avec les responsables politiques, ils espéraient renforcer encore leur pouvoir sur le monde agricole. Si cette stratégie a plutôt fonctionné à la fin 2023, le mouvement actuel semble toutefois leur échapper. Il faut dire que les agriculteurs ne manquent pas de raisons pour se mobiliser.
Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’aux agriculteurs.
Tous font le même constat : il est extrêmement difficile, même en travaillant sans relâche tous les jours, de vivre de leur travail. Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’à eux et reste captée par les négociants qui spéculent sur les prix agricoles, les industriels et la grande distribution : entre fin 2021 et le deuxième trimestre 2023, la marge brute de l’industrie agroalimentaire est passée de 28 à 48% ! Pendant ce temps, beaucoup d’agriculteurs vendent leur production à perte. C’est notamment le cas du lait, dont la filière, dominée par quelques gros acteurs comme Lactalis, refuse de communiquer ses taux de marge. Le racket s’organise aussi en amont, avec quelques gros fournisseurs de produits phytosanitaires, d’engrais, de semences ou de matériel agricole. Ceux-ci ont fortement augmenté leurs prix dernièrement, certes pour des raisons exogènes comme la guerre en Ukraine, mais aussi par pure rapacité.
Pour survivre, les agriculteurs sont donc sous perfusion constante de subventions. Aides à l’investissement, aides aux revenus de la Politique Agricole Commune (PAC) en fonction du nombre d’hectares cultivées ou de la taille du cheptel, aide à la conversion et au maintien en bio, aide à l’entretien des bocages… Il en existe pour à peu près tout. Encore faut-il pouvoir remplir une montagne de formulaires pour en bénéficier et espérer que l’administration parvienne à les traiter dans les temps. Or, des années d’austérité et de complexification des procédures ont rendu la bureaucratie incapable d’assurer ses fonctions. En réalité, les plus gros agriculteurs sont souvent les seuls à capter les aides. On comprend alors pourquoi les bâtiments administratifs sont particulièrement visés par les contestataires.
Alors que l’équation économique est déjà intenable pour les petits agriculteurs, une nouvelle vague de libre-échange est en train de déferler sur eux. Après la concurrence espagnole sur les fruits et légumes ou celle des éleveurs allemands et polonais sur le porc, ils vont devoir faire face à celle de la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange. En pleine urgence écologique, l’importation de viande et de lait de moutons de l’autre bout de la planète était sans aucun doute la priorité. L’UE finalise également les démarches pour supprimer les barrières douanières avec le Mercosur, le grand marché commun sud-américain. Face aux fermes-usines du Brésil ou de l’Argentine, qui exploitent le soja ou les bœufs sur des surfaces immenses, il est pourtant clair que l’agriculture française, excepté les filières haut de gamme, ne pourra pas faire face. Le fait que ces pays utilisent des antibiotiques, des hormones de croissance, des pesticides et toutes sortes de produits interdits en Europe est vaguement reconnu par la Commission européenne, qui met en avant des « clauses miroirs » dans l’accord, mais sans aucune précision sur le fond. Enfin, l’UE ne cesse d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, dont les produits agricoles qui ont envahi les marchés d’Europe centrale et ont déjà conduit à la ruine d’agriculteurs polonais et hongrois.
Les agriculteurs sont-ils vraiment anti-écolos ?
Pourtant, si ces motifs de colère sont extrêmement partagés par les agriculteurs, ils ne constituent pas le cœur des revendications de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les deux syndicats focalisent plutôt leur opposition sur des mesures tournées vers la transition du secteur à des modes de production plus écologiques. Ils ont notamment dénoncé la hausse d’une taxe sur les pesticides et d’une redevance sur l’eau utilisée pour l’irrigation. Visant à financer le Plan eau du gouvernement et à réduire l’épandage de pesticides afin de préserver cette ressource de plus en plus rare, ces deux taxes ont été abandonnées dès décembre. La fin progressive de l’exonération fiscale sur le gazole non routier, carburant des engins agricoles, a elle aussi été dénoncée, bien que la FNSEA soit quelque peu en difficulté sur ce terrain : dans un deal avec le gouvernement cet été, elle a accepté cette hausse en échange d’une réforme de la taxation des plus-values agricoles qui avantage les gros agriculteurs.
Au-delà des taxes, la FNSEA et les JA attaquent particulièrement de nouvelles normes environnementales européennes, comme la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » et le « Green Deal ». La première vise notamment à ce que 25% des surfaces agricoles utilisées soient en bio d’ici 2030, tandis que le second a déjà été largement vidé de sa substance. Pour Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, cette transition – pourtant timide – vers l’agro-écologie conduirait en effet à une « agriculture décroissante » qui serait alors incapable d’assurer les besoins alimentaires de la France. En agitant cette peur du retour de la faim, il espère faire échouer les tentatives limitées de convertir le secteur à des modes de production plus durables. Pour la FNSEA, la solution aux problèmes de productivité posés par l’épuisement des sols, le changement climatique, la multiplication des épidémies ou la crise de la biodiversité se situe uniquement dans le progrès technique, à coup de drones, de digitalisation, de méga-bassines, de robotisation ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM).
En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle.
Le mépris flagrant du syndicat majoritaire pour l’environnement n’est pourtant pas représentatif de la vision de tous les agriculteurs. En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle. Mais alors que le passage au bio demande des années et que les prêts à rembourser sont souvent considérables, aucune transition n’est possible sans aide conséquente des pouvoirs publics. Or, les aides à la transition et au maintien dans l’agriculture biologique sont notoirement insuffisantes et rarement versées à temps. Sans parler de la chute du marché du bio de 4,6% en 2022, qui s’est poursuivie pour 2023. Trop chers – en raison notamment des sur-marges pratiquées par la grande distribution – ces produits sont de plus en plus boudés par des consommateurs aux moyens érodés par l’inflation.
Au lieu d’allier le nécessaire tournant écologique de l’agriculture avec des mesures permettant de le réaliser – protectionnisme et hausses des rémunérations des agriculteurs – la FNSEA et dans une moindre mesure les JA, préfèrent donc rejeter cette transition. Cela n’a rien de surprenant : bien que prétendant représenter tous les agriculteurs, la FNSEA ne défend que les plus gros d’entre eux. Les salaires des dirigeants du syndicat, dévoilés en 2020 par Mediapart, témoignent de leur déconnexion avec les paysans : le directeur général de l’époque émergeait alors à 13.400€ bruts par mois, soit plus que le ministre de l’Agriculture, tandis que l’ancienne présidente, qui ne travaillait que trois jours par semaine, touchait en un mois autant qu’un agriculteur moyen en un an !
La personnalité de l’actuel président du syndicat résume à elle seule les intérêts réellement défendus par la fédération : diplômé d’une école de commerce, Arnaud Rousseau commence sa carrière dans le négoce des matières premières, c’est-à-dire la spéculation… Il reprend ensuite l’exploitation céréalière familiale de 700 hectares, une parfaite incarnation de l’agriculture productiviste gavée de subventions de la PAC. Au-delà de sa ferme, Rousseau est également le directeur général d’un groupe de méthanisation, administrateur du groupe Saipol, leader français de la transformation de graines en huiles, président de Sofiprotéol, une société qui propose des crédits aux agriculteurs et d’une douzaine d’autres entreprises. Surtout, il est le PDG d’Avril, un énorme groupe industriel, qui possède notamment les huiles Puget et Lesieur. En 2022, le chiffre d’affaires de ce mastodonte de l’agroalimentaire et des agrocarburants atteignait 9 milliards d’euros tandis que son résultat net a explosé de 45% ! Un groupe dont était déjà issu l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, entre 2010 et 2017.
Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française.
Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française. Il ne manquait guère que les semenciers et les vendeurs de matériel agricole et le compte y était. Aucune surprise, dès lors, à ce que la FNSEA ne se contente que de maigres communiqués contre les accords de libre-échange sans appeler à se mobiliser pour les faire échouer ou à ce qu’elle défende ardemment une PAC qui ne bénéficie qu’aux plus gros. Il en va de même avec la défense des « méga-bassines » par le syndicat majoritaire : présentées comme une solution face à la généralisation des sécheresses, ces bassins bénéficient aux plus gros agriculteurs qui refusent de changer leurs méthodes et accaparent l’eau aux plus petits pour produire des denrées souvent destinées à l’exportation.
Quel débouché au mouvement ?
Habituellement, les trahisons de la FNSEA et des JA auprès de leur base ne suscitaient guère de réaction de la part de cette dernière. Cette fois-ci, il semble cependant que leurs tentatives pour contrôler le mouvement ne prennent pas. A Toulouse, un représentant du syndicat invitant les agriculteurs à rentrer chez eux et à laisser son syndicat négocier en leur nom a été copieusement hué. En Haute-Saône, le blocage d’une usine Lactalis à l’aide de fumier et de déchets, suffisamment rare dans ce type de mouvement pour être souligné, est une action que n’aurait probablement jamais soutenue la FNSEA. Plus largement, les agriculteurs en révolte préfèrent généralement ne pas afficher leur appartenance syndicale – quand ils en ont une – et se montrent très soucieux d’échapper à toute récupération politique.
« Vendu ! » le responsable régional de la FNSEA copieusement hué et insulté par les #agriculteurs à #Toulouse après avoir appelé à rentrer dans le calme tandis que la délégation n'a rien obtenu. pic.twitter.com/sjOimlToVM
Que proposent justement les différents camps politiques ? Du côté du gouvernement, la ligne n’est pas claire et le bilan des sept dernières années au pouvoir difficile à assumer. Il est cependant probable que les macronistes finissent par conclure un accord avec la FNSEA autour d’aides d’urgences et de suppression de règles environnementales dans l’espoir de calmer la colère. Si des évolutions législatives sont nécessaires pour les appliquer, cela ne devrait pas poser de problèmes : dans leurs prises de parole, Les Républicains, alliés non-officiels du gouvernement, s’alignent totalement sur les revendications de la FNSEA.
Le Rassemblement National (RN) se montre lui plus critique du syndicat majoritaire, mais reprend la plupart de ses arguments sur le fond. Seule différence notable : la question du libre-échange, fermement combattu par l’extrême-droite. Un point qui la rapproche de la Coordination Rurale, un syndicat agricole qui se positionne depuis longtemps pour une « exception agriculturelle » dans le cadre de la mondialisation. Si Marine Le Pen et ses troupes tentent évidemment de récupérer le mouvement et ciblent directement l’Union européenne dans leurs critiques, dans le but de gonfler leur score aux élections de juin prochain, ils n’ont en revanche pratiquement rien à proposer en matière de régulation des prix, de réforme de la PAC, de revenu paysan ou sur le plan environnemental.
La gauche parviendra-t-elle à convaincre ?
Quant à la gauche, elle se trouve plus ou moins dans la même situation que la Confédération Paysanne, incarnation de ce camp politique parmi les syndicats agricoles. Bien que les manifestations des agriculteurs fassent écho à nombre d’alertes émises par la « Conf’ » depuis des années (traités de libre-échange, folie de la libéralisation des marchés et de la fin des quotas de production, injustice des aides, impossibilité de verdir l’agriculture sans soutien financier, adaptation des normes aux réalités des petites fermes …), cela n’entraîne pas nécessairement un soutien aux propositions de ce syndicat. Pour la gauche, l’enjeu de cette séquence est de réparer son image auprès du monde agricole en cassant le discours autour de « l’agri-bashing » ou du bobo urbain végétarien donneur de leçons.
Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas.
De récentes interventions de députés de gauche dans les médias et à l’Assemblée nationale donnent l’espoir de rompre avec cette image. Les députés insoumis François Ruffin, Mathilde Hignet (ancienne ouvrière agricole) et Christophe Bex, ainsi que la députée écologiste Marie Pochon (fille de vignerons), ont clairement ciblé les vrais adversaires du monde agricole, à savoir les distributeurs, les industriels de l’agro-alimentaire, les fermes-usines étrangères et la FNSEA. Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas. Rappelons d’ailleurs que la France Insoumise avait justement proposé l’instauration d’un prix plancher sur les produits agricoles le 30 novembre dernier, qui a été rejeté à seulement 6 voix. A plus long terme, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, qui fait petit à petit son chemin à gauche et dont les expérimentations locales se multiplient, pourrait constituer un nouveau cadre pour sortir vraiment l’agriculture du marché.
Certes, cet horizon peut paraître lointain. Bien sûr, il est probable que le mouvement actuel finisse par retomber, entre fatigue des personnes mobilisées en plein hiver sur les routes, nécessité de faire tourner les fermes pour rembourser les crédits et probable accord entre la FNSEA, les JA et le gouvernement pour calmer la foule. Le fait que ce mouvement social reste pour l’instant très sectoriel ne plaide pas non plus pour sa longévité. Toutefois, il a déjà permis de rouvrir des débats fondamentaux sur notre alimentation, la mondialisation, le travail et la répartition très inégalitaire de la valeur. En cela, il a brisé le cadre libéral dans lequel la FNSEA veut enfermer toute pensée politique du monde agricole. C’est déjà une grande victoire.
La coalition libérale qui gouverne les Pays-Bas fait face à la progression fulgurante du parti « Agriculteurs-citoyens » (BBB), d’obédience populiste de droite. À l’origine : une tentative gouvernementale de réduire le cheptel hollandais, qui a mené à une révolte d’agriculteurs. Celle-ci a constitué l’étincelle d’un vaste mouvement de protestation, hétéroclite et dominé par des secteurs populaires et périphériques, qui prend pour cible la coalition dirigée par Mark Rutte. En filigrane, c’est le refus d’une écologie des classes supérieures qui se dessine. Les couches populaires hollandaises, victimes d’une décennie de néolibéralisme à marche forcée, délaissées au profit des métropoles globalisées, ont cristallisé leur colère autour des dernières mesures écologistes (pourtant timides) du gouvernement. Par Ewald Engelen, originellement publié sur la NLR, traduit par Alexandra Knez pour LVSL.
Le casus belli de la révolte des agriculteurs est un arrêt rendu en 2019 par la Cour suprême des Pays-Bas, selon lequel le gouvernement avait manqué à ses obligations européennes de protéger 163 zones naturelles contre les émissions provenant d’activités agricoles voisines. Cette décision a incité le gouvernement de coalition de centre-droit, dirigé par Mark Rutte, à imposer une limite de vitesse de 100 km/h sur autoroutes à l’échelle nationale et à annuler un large éventail de projets de construction destinés à atténuer la pénurie d’offre sur le marché néerlandais de l’immobilier.
Cependant, il est rapidement apparu que ces mesures étaient insuffisantes, car les transports et la construction ne représentent qu’une infime partie des émissions nationales d’azote. L’agriculture, en revanche, compte pour 46 % de ces flux. Une solution à ce problème ne pouvait faire l’économie d’une remise en cause du modèle agricole dominant. Tout à coup, la suggestion avancée depuis longtemps par le « Parti pour les animaux » – un mouvement marginal qui propose de réduire de moitié le cheptel néerlandais en expropriant 500 à 600 grands émetteurs – prenait une dimension nouvelle.
Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs néerlandais employés dans des activités agricoles a diminué de façon spectaculaire, passant d’environ 40 % pendant la Grande Guerre à seulement 2 % aujourd’hui. Pourtant, au cours de la même période, les Pays-Bas sont devenus le deuxième exportateur mondial de denrées alimentaires après les États-Unis. Son industrie de la viande et des produits laitiers joue un rôle central dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui rend son empreinte écologique insoutenable.
D’où la prise de conscience progressive de la classe politique néerlandaise – accélérée par l’arrêt de la Cour suprême – que la réalisation des objectifs climatiques impliquait une réorientation de l’économie nationale. Le niveau d’enthousiasme pour ce projet varie entre les différents partis au pouvoir. Pour les démocrates-chrétiens ruraux, la pilule est dure à avaler ; en revanche, pour les sociaux-libéraux et le parti écologiste, il s’agit d’une occasion en or pour un changement majeur ; tandis que pour le Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) dirigé par le Premier ministre Mark Rutte, c’est tout simplement la solution la plus pragmatique. Comme l’a fait remarquer un député, « les Pays-Bas ne peuvent pas être le pays qui nourrit le monde tout en se faisant dessus ».
Derrière les agriculteurs, la colère populaire
Ces propositions ont déclenché une vague inattendue de protestations paysannes ; les agriculteurs se sont mis à bloquer les routes avec leurs tracteurs, occuper les places, pénétrer dans les lieux de pouvoir et attendre les élus devant leur domicile. Elles ont accouché du mouvement BBB. Après une brève accalmie pendant le confinement, il a connu une progression fulgurante. Depuis le printemps 2022, le long des routes et des autoroutes menant aux régions oubliées des Pays-Bas, les agriculteurs ont accroché des milliers de drapeaux nationaux à l’envers, symbole de leur mécontentement.
Près d’un cinquième de l’électorat, soit environ 1,4 million de personnes, s’est rendu aux urnes ce mois-ci pour voter en faveur du BBB – un chiffre nettement plus élevé que les 180 000 agriculteurs qui constituent son noyau dur ! Ainsi, l’enjeu dépasse très largement ce corps de métier. Parmi les sympathisants du parti, retraités, précaires et travailleurs ou étudiants en formation professionnelle sont surreprésentés ; BBB a réalisé ses plus grandes avancées électorales dans les zones périphériques, non urbaines, qui ont été durement touchées par la baisse de l’investissement public.
Ces groupes sociaux se sont ralliés à une classe paysanne qui se présente comme la perdante du système actuel, mais qui est en réalité l’une des plus privilégiées du pays ; il suffit pour s’en convaincre de garder à l’esprit qu’un agriculteur sur cinq est millionnaire… Ce bloc hétérogène n’a pu être constitué qu’à la suite d’un profond désenchantement à l’égard de la politique néerlandaise traditionnelle, entachée par le caractère élitaire – un rien arrogant – de sa classe dirigeante.
D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.
De nombreuses circonstances ont historiquement contribué à donner de l’importance aux mouvements dirigés par les agriculteurs. Les Pays-Bas ont connu une transformation néolibérale fulgurante depuis le début des années 1980, avec les résultats que l’on sait : braderie des services publics, marchandisation des infrastructures sanitaires et de l’enseignement supérieur, pénurie de logements sociaux, montée en puissance des banques et des fonds de pension – ainsi que l’apparition d’un des marchés du travail les plus flexibles de l’Union européenne, dans lequel un tiers des salariés est précaire. La crise financière de 2008 a abouti à l’un des sauvetages bancaires les plus coûteux par habitant, suivi de six années d’austérité qui ont conduit à une redistribution ascendante des richesses. Les quatre confinements imposés entre 2020 et 2022 ont eu le même effet : de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi et vu leurs revenus diminuer.
La hausse des prix à la consommation, aggravée par le conflit ukrainien, a ensuite plongé de nombreux ménages néerlandais dans la précarité énergétique. Les défaillances administratives se multipliaient dans une série de services publics : garde d’enfants, enseignement primaire, logement, services fiscaux, transports et extraction de gaz… Dans le même temps, d’importantes subventions étaient accordées aux classes moyennes pour rembourser leur achat de pompes à chaleur, de panneaux solaires ou de voitures électriques. Si l’on ajoute à cela le flot d’insultes déversé par les éditorialistes à l’encontre des membres des classes populaires qui ne leur emboîtaient pas le pas, on comprend la rancœur qui commençait à habiter les futurs électeurs de BBB.
Écueils d’une écologie de classes moyennes
La situation s’est enflammée en 2019 à suite à la décision du tribunal ; les fractures étaient prêtes à devenir clivages politiques : urbains contre ruraux, élite contre peuple, végans contre mangeurs de viande… S’appuyant sur une stratégie de communication bien rodée, ce message résonnait bien au-delà des terres agricoles.
Le romancier Michel Houellebecq écrivait sur le ton de la boutade que les Pays-Bas n’étaient pas un pays, mais une société à responsabilité limitée. Cette formule synthétise parfaitement l’essence du VVD, le parti dirigé par Mark Rutte, au pouvoir depuis 2010. Depuis lors, il n’a pas peu fait pour mener une véritable opération de charme à l’égard des investisseurs étrangers. Le régime de sécurité sociale du pays a été remanié pour servir les expatriés surdiplômés – transformant Amsterdam en un avant-poste de l’anglophonie -, tandis que l’investissement public s’est principalement concentré sur les zones métropolitaines de l’Ouest. Cette dynamique de développement inégal a été légitimée par un discours visant à vanter les vertus de la ville et de sa « classe créative ».
Des géographes, de Richard Florida à Edward Glazer, ont cherché à diffuser l’idée selon laquelle le discours et la pratique politique devaient moins se focaliser sur les perdants de la mondialisation, pour mieux miser sur les centres urbains, lesquels détiendraient la clé de la réussite nationale. C’est ainsi qu’hôpitaux, écoles, casernes de pompiers et lignes de bus ont lentement disparu de la périphérie, tandis que les centres-villes se sont vus dotés de nouvelles lignes de métro étincelantes… D’importants écarts en matière d’espérance de vie se sont creusés entre les régions, ainsi qu’une disparité majeure en termes de confiance des citoyens envers les hommes politiques.
Mark Rutte s’apprête à devenir le chef d’État dont le mandat aura duré le plus longtemps depuis la création du Royaume des Pays-Bas, en 1815. Habile au jeu parlementaire, il lui manque une vision idéologique qui lui permettrait de surmonter les périodes de crise (il a lui-même déclaré que les électeurs qui souhaitaient une « vision » devraient plutôt s’adresser à un opticien…). La manière dont la question des émissions d’azote a été traitée s’inscrit dans cette démarche gestionnaire et post-idéologique. Le plan visant à réduire de moitié le nombre de têtes de bétail n’a pas été élaboré à l’issue d’un quelconque processus de débat démocratique : s’appuyant sur une décision juridique, les dirigeants néerlandais l’ont appliquée en un temps record. Mais cette fois, le gouvernement a été pris au dépourvu.
« En Hollande, tout survient avec cinquante ans de retard » : ici, il semble que le proverbe du poète Heine soit malvenu. La situation hollandaise préfigure sans doute le sort d’autres pays du Nord de l’Europe, où les gouvernements centristes au discours superficiellement écologiste multiplient les réformes aux implications redistributives ascendantes.
Ce que le géographe Andréas Malm nomme le « régime énergétique » du capitalisme a jusqu’à présent accaparé l’essentiel de l’attention politique ; mais à mesure que les retombées environnementales de son « régime calorique » deviennent impossibles à ignorer, l’élevage va se retrouver dans la ligne de mire des gouvernements et des défenseurs du climat…
Des données récentes d’Eurostat établissent que la densité de bétail est particulièrement élevée au Danemark, en Flandre, au Piémont, en Galice, en Bretagne, en Irlande du Sud et en Catalogne. Bientôt, ces régions devront introduire des mesures similaires à celles qui sont actuellement en discussion aux Pays-Bas. Et l’exemple néerlandais tend à établir le caractère explosif d’une gestion technocratique du problème. Un État qui a imposé à ses citoyens la privatisation, la flexibilisation, l’austérité, le désinvestissement et des subventions environnementales ciblant les classes moyennes peut-il réellement s’attendre à ce qu’on lui fasse confiance en matière de politique climatique ?