Méthanisation : la nouvelle dérive de l’agriculture industrielle

Méthaniseur industriel en Allemagne. © Julia Koblitz

Une multiplication par 112 en à peine dix ans. Alors que la France ne comptait que 6 méthaniseurs injectant du gaz dans le réseau national en 2014, GRDF en dénombre aujourd’hui pas moins de 674. Une croissance exponentielle qui touche toutes les campagnes et est promue par les pouvoirs publics comme un complément de revenu pour les agriculteurs et un moyen de développer une énergie certes polluante, mais renouvelable. Si la filière du biogaz peut en effet être un atout écologique et économique, son développement prolifique pose question : ne sommes-nous pas en train de reproduire l’erreur des biocarburants et de favoriser la production d’énergie au détriment de la production alimentaire ?

La méthanisation est un processus biologique consistant à dégrader des matières organiques par fermentation pour les transformer en biogaz énergétique ou en digestat. Ce processus est apparu dans les années 1940 mais ne s’appliquait alors qu’aux déchets agricoles (principalement les parties non consommables des végétaux) et effluents d’élevage (fumier et lisier des animaux). En laissant fermenter ces matières premières dans certaines conditions de température et de pression, dans un milieu sans oxygène, on obtient alors plusieurs gaz, notamment du dioxyde de carbone et du méthane. Ce dernier, dès lors qualifié de « biogaz » peut servir à produire de l’électricité et de la chaleur ou, après épuration (biométhane), être utilisé comme carburant dans les réseaux de gaz naturel, les bouteilles à usage domestique et tous les véhicules adaptés. Le digestat, c’est-à-dire le résidu de ce « compost » peut quant à lui être épandu dans les champs comme fertilisant.

Peu à peu, les exploitations agricoles ont adopté ce processus pour valoriser leurs déchets agricoles. L’Allemagne a une longueur d’avance sur ce terrain : nombre de ses agriculteurs se sont transformés en véritables producteurs de méthane, grâce à un généreux système de subvention de l’électricité produite mis en place par une loi sur les énergies renouvelables en 2000. En France, le développement de cette technologie est bien plus récent et prend une échelle industrielle seulement depuis quelques années. Perçue initialement comme une idée intéressante pour répondre aux enjeux de transition écologique, la méthanisation fait aujourd’hui débat dans l’opinion publique et politique en se situant à la croisée de questionnements techniques et sociétaux : écologie, économie, industrie et agriculture.

La méthanisation, une solution écologique ?

Si la méthanisation connaît un intérêt croissant, c’est notamment car elle est régulièrement présentée comme une solution écologique durable et un moyen de garantir la souveraineté énergétique française, permettant ainsi une plus grande liberté en matière géopolitique. La production de biogaz (fermentation de matières organiques végétales ou animales) a connu en France une très forte croissance entre 2007 et 2019. Pour ce qui est du biométhane, c’est-à-dire du biogaz purifié injecté dans le réseau de distribution de gaz de GRDF, le dynamisme est plus récent et plus rapide. Fin 2020, 1075 installations de production de biogaz sont en fonction, d’après un rapport d’information du Sénat, principalement dans la moitié nord du pays (Bretagne, Grand Est, Hauts de France). Ces installations sont de nature agricole, à hauteur de 86 % pour l’injection et de 79 % pour celles produisant de l’électricité.

Renouvelable, non intermittente et stockable, la production de biogaz présente des atouts importants pour la transition énergétique et la décarbonation.

Renouvelable, non intermittente et stockable, la production de biogaz présente des atouts importants pour la transition énergétique et la décarbonation. Le bilan carbone du biométhane injecté est en effet 5 à 10 fois moindre que celui du gaz naturel selon GRDF. La France a donc fixé un objectif ambitieux pour 2030 : que ce biogaz représente 10 % de la consommation de gaz d’ici seulement six ans. Au début de la décennie 2020, nous en étions encore loin : seuls 0,5% de la consommation de gaz naturel était issu d’une production renouvelable.

La production nationale de gaz naturel a diminué entre les années 1980 et 2010 puisque le gisement de gaz naturel de Lacq (Pyrénées Atlantiques) a cessé d’être exploité et celui de gaz de mines des Hauts-de-France étant marginal. La France est donc tributaire de ses importations depuis la Norvège (36 %), la Russie (20 %, en forte baisse depuis 2022), les Pays-Bas (8 %), le Nigéria (8 %), l’Algérie (7 %) et le Qatar (4 %). Dans ce contexte, le biogaz est apparu comme une source d’énergie particulièrement intéressante pour, d’une part, décarboner la consommation de gaz et, d’autre part, relocaliser sa production en France.

Toutefois, ce « gaz bio » pose de nombreuses questions. Si son bilan carbone global est effectivement bien plus faible que le gaz naturel directement extrait de forages, le processus de méthanisation induit tout de même des émissions de gaz à effet de serre, notamment des émissions de protoxyde d’azote et de méthane au moment du stockage des intrants ainsi qu’au moment du stockage et de l’épandage du digestat. A ces émissions directes, il faut ajouter des émissions de CO2 indirectes notamment à l’occasion du transport des intrants et du digestat. Présenté comme solution verte et durable, la méthanisation est donc loin d’un bilan carbone neutre.

En réalité, étant donné que le méthaniseur est multifonctionnel, les scientifiques rencontrent certaines difficultés d’analyse découlant de la pluralité des paramètres. Le bilan carbone peut en effet varier selon le type d’unité et de modèle de méthanisation développés. Des critiques sont donc formulées à l’égard des études existantes à ce sujet, notamment par France Nature Environnement (FNE). En effet, FNE conteste l’approche méthodologique des études qui considèrent l’essentiel des intrants de la méthanisation comme des déchets. Or, le développement rapide de la méthanisation et la nécessité de rentabiliser des installations de plus en plus grosses conduit parfois à alimenter les installations avec des cultures plantées spécifiquement pour produire de l’énergie. Ce changement d’affectation des sols a à la fois des effets directs en matière de bilan carbone (émissions agricoles) et des effets indirects puisque le remplacement d’une culture alimentaire par une culture énergétique est de nature à entraîner par rebond une modification d’affectation du sol dans une autre zone géographique, où une prairie ou une forêt seraient par exemple remplacées par une culture alimentaire. 

Une solution pour les revenus des agriculteurs ?

Initialement, la méthanisation est une idée intéressante pour soutenir l’activité agricole. En effet, plusieurs travaux de recherche ont tenté de quantifier et de caractériser comme le projet « Métha’revenu » ou encore le programme CASDAR « MéthaLAE » mené entre 2015 et 2018. Selon ces études, les revenus courants calculés avant impôt perçus par les porteurs de projet de méthanisation sont très majoritairement positifs, malgré l’hétérogénéité des formes de méthanisation. En effet, dans les cas où l’unité est portée par des agriculteurs uniquement, individuellement ou collectivement, et pour lesquelles la production de kilowatt électrique est comprise entre 100KWe et 3MWe, le revenu brut tiré d’une unité en injection peut varier de l’ordre de 50 000 euros à 1,5 million d’euros par an. Ces études démontrent donc que la méthanisation permet une certaine stabilité des revenus dans le temps. Naturellement, étant donné la faiblesse des revenus des agriculteurs18 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté – et leur volatilité en raison des fluctuations du marché et des aléas climatiques, la stabilité apportée par la méthanisation constitue une grande motivation pour les agriculteurs.

Étant donné la faiblesse des revenus agricoles et leur volatilité en raison des fluctuations du marché et des aléas climatiques, la stabilité apportée par la méthanisation constitue une grande motivation pour les agriculteurs.

La méthanisation apparaît alors également comme un moyen de moderniser son activité et de créer une activité d’« énergiculteur ». Dès lors, les études mettent en exergue la méthanisation comme un facteur favorisant la transmission des exploitations agricoles, en offrant des perspectives aux jeunes générations qui ne souhaitaient pas nécessairement reprendre l’exploitation familiale. Enfin, il ressort également de ces études que ce processus permet la création et la consolidation d’emplois salariés puisqu’il faut plus de main-d’oeuvre pour le fonctionnement du méthaniseur ou pour le développement d’activités induites par la méthanisation, comme le maraîchage sous serres chauffées par du biogaz. 

Mais ce modèle a été radicalement transformé depuis 2015, laissant de nombreux agriculteurs sur le carreau. En 2010, la France ne comptait que 44 installations utilisant des ressources agricoles, avec 38 unités à la ferme et 6 centralisées. Encore méconnu, le procédé restait à l’initiative des agriculteurs. Mais à partir de 2015, la filière change de visage. Le gouvernement favorise les unités qui produisent directement du biométhane à injecter dans le réseau, ce qui nécessite des installations plus grosses et plus chères que les agriculteurs ne peuvent pas forcément s’offrir : il faut compter environ 5 millions d’euros pour une installation de ce type. À la fin 2021, plus de mille unités de méthanisation agricole fonctionnaient. Aussi, entre 2015 et 2021, la capacité installée en injection a été multipliée par 22 ! En outre, les 940 projets en cours multiplieraient encore cette capacité par quatre. Cette ambition aiguise alors les appétits chez les industriels qui s’accaparent les bénéfices de la production du gaz, reléguant les agriculteurs à la place de simples fournisseurs de déchets.

TotalEnergies a par exemple racheté début 2021 la principale entreprise du secteur, Fonroche Biogaz, et ses sept méthaniseurs, acquérant ainsi une capacité de production de 500 GWh par an, presque 8 % de la capacité nationale. Les petits méthaniseurs à la ferme sont donc beaucoup moins intéressants puisqu’avec ces unités, les industriels comme TotalEnergies produisent pour deux fois moins cher. Cela engendre des inégalités socio-économiques importantes. En effet, au-delà des coûts liés à la matière première, s’ajoutent ceux liés à la maintenance du méthaniseur, à l’embauche d’un technicien spécialisé et dédié à cette tâche. Aussi, la facture pour faire fonctionner un méthaniseur au quotidien, entre l’approvisionnement en déchets et la maintenance, s’allonge lourdement. 

Le gouvernement favorise les unités qui produisent directement du biométhane à injecter dans le réseau, ce qui nécessite des installations plus grosses et plus chères que les agriculteurs ne peuvent pas forcément s’offrir.

Pour être rentable, chaque installation en injection doit consommer au minimum 10.000 à 15.000 tonnes de matières par an, soit plus de 30 tonnes de déchets par jour. La méthanisation par cogénération, qui consiste à convertir le gaz en chaleur et en électricité sans se raccorder au réseau de gaz, représente elle un investissement moyen de 2 millions d’euros et permet de se contenter de plus petits volumes, autour de 5.000 tonnes de matières premières par an. L’injection, plus chère mais plus productrice, a pris le dessus. Elle exclut alors les agriculteurs, notamment les éleveurs, qui ne peuvent pas investir 5 millions d’euros et assumer des charges d’approvisionnement et de maintenance.

Même si l’Association des agriculteurs méthaniseurs de France souhaite que la méthanisation reste aux mains des agriculteurs pour leur permettre de diversifier leurs sources de revenus, ce sont des exploitations de plus en plus grandes qui structurent le paysage et l’économie française : Total, Engie et les autres opérateurs lorgnent sur la campagne qui s’ouvre à eux. Les agriculteurs ont du mal à résister à la concurrence des énergéticiens et risque de devenir un outil au service de la production gazière. 

Un système dangereux pour l’environnement et les populations 

Face aux volumes de plus en plus considérables requis par les méthaniseurs créés par les multinationales, de nombreuses questions se posent aussi sur les quantités de digestat produites comme résidus de la méthanisation. Là encore, le tableau est contrasté. D’une part, le digestat peut réduire le besoin en engrais azotés de synthèse, eux aussi très largement importés, tout en favorisant l’augmentation des rendements agricoles en agriculture biologique. La méthanisation favorise également le développement des cultures intermédiaires dont les externalités positives sont nombreuses (protection des sols, captation de l’azote, préservation de la biodiversité…). Toutefois, les études sur les bienfaits du digestat comme engrais sont assez controversées.

Une enquête du média breton indépendant Splann ! montre ainsi que le risque d’avoir des agents pathogènes dans les champs est très élevé puisque les méthaniseurs engloutissent des déchets de natures et de provenances diverses, parfois dangereuses. Les déchets utilisés au sein des méthaniseurs peuvent en effet contenir des résidus de médicaments, de métaux lourds et de pesticides (notamment dans les restes animaux des abattoirs). Ce risque de pollution des sols s’accroît d’autant plus que la provenance des déchets dépasse largement le périmètre de l’exploitation initiale : plus les déchets alimentant les méthaniseurs viennent de loin, plus il est difficile d’en tracer l’origine et de contrôler les risques sanitaires qu’ils occasionnent.

Réduire le risque de contamination des sols implique de mettre en place un processus d’hygiénisation des matières avant de les mettre dans le méthaniseur. Ce traitement consiste à chauffer les déchets à 70°C pendant une heure, afin de réduire les agents pathogènes à des niveaux indétectables, bien que certains produits peuvent certes résister à cette opération. Surtout, l’hygiénisation n’est obligatoire que pour les méthaniseurs consommant plus de 30.000 tonnes par an de matières, animales et végétales ou si plus d’une dizaine de fermes fournissent des déchets. Pour des raisons financières, afin d’éviter ces coûts de chauffage des matières, la plupart des méthaniseurs ne pratiquent pas l’hygiénisation, selon l’enquête de Splann ! en Bretagne.

En septembre 2021, le service de suivi des risques industriels du ministère de la Transition écologique a publié une synthèse des accidents dans la filière de la méthanisation recensait 130 accidents en France entre 1996 et 2020, en forte augmentation ces dernières années. Dans 74 % des cas, il s’agit de rejets de matières dangereuses ou polluantes, le reste correspondant à des incendies ou des explosions. Mais ces chiffres ne représentent pas la totalité des accidents survenus à cause des méthaniseurs. Par exemple, sur les cinq pollutions du méthaniseur d’Arzal dans le Morbihan (déversement du contenu de ses cuves dans le cours d’eau de Kerollet), seulement deux ont été recensées par le rapport ministériel. Selon le Conseil Scientifique National sur la méthanisation (CSNM), le nombre d’incidents en France s’élève à 350, soit trois fois plus que le chiffre donné par les services de l’État.

Les conséquences de ces accidents peuvent être sérieuses. Par exemple, en 2020 le méthaniseur industriel de Châteaulin avait déversé 400 m3 de digestat dans l’Aulne, affectant l’eau distribuée au robinet, privant les populations d’eau potable durant une semaine. Un incident similaire s’est aussi produit dans le Sud-Ouest de la France, dans les Landes, six mois plus tard. Cette fois, 850 m3 se sont déversés dans les cours d’eau. En juin 2019, un méthaniseur qui n’est pas encore en fonctionnement explose à Plouvorn, dans le Finistère, mobilisant une quarantaine de pompiers.

En 2021, la Cour des comptes démontrait que les services d’inspection ne sont même pas informés de la création d’un nouveau méthaniseur et que le contrôle ponctuel des installations n’est pratiquement jamais fait.

Alors que les méthaniseurs se multiplient dans nos campagnes, les services de l’Etat apparaissent dépassés. En outre, la réglementation qui encadre les projets de méthanisation ne cesse de s’assouplir depuis dix ans. L’Etat joue sur la simplification des installations en misant notamment sur la confiance et l’auto-contrôle des porteurs de projets qui ne sont pas forcément formés à ce genre de système. Ce manque de contrôle et d’investissement des services de l’Etat participe à l’augmentation des risques d’accidents. Dans un rapport publié en 2021, la Cour des comptes témoigne de cette absence puisqu’elle démontre que les services d’inspection ne sont même pas informés de la création d’un nouveau méthaniseur, et que le contrôle ponctuel des installations n’est pratiquement jamais fait. Par exemple, les directions départementales de la protection des populations ont mené en 2021 une série de contrôles dans 14 établissements sur les plus de 150 installations existantes en Bretagne à l’époque et ont démontré que dans 85% des cas, les aménagements prévus dès le début du projet n’ont pas été réalisés (cuves de rétention évitant des déversements accidentels dans le milieu naturel, systèmes d’évacuation d’eaux pluviales, alerte incendie…). 

Tension entre production alimentaire et production énergétique

Outre les pollutions directes que peut causer la méthanisation, celle-ci engendre un risque environnemental plus large, à savoir que les agriculteurs ne se transforment en producteur d’énergie. Les cas d’abandon de l’activité principale d’élevage au profit de la méthanisation sont avérées, en particulier en Bretagne. Cela fait sens dans la mesure où produire de l’énergie rapporte bien plus qu’élever des vaches, de produire du lait ou des céréales pour le marché alimentaire. Dès lors, les agriculteurs tendent à vendre leur culture au plus offrant, c’est-à-dire aux unités de méthanisation. 

Produire de l’énergie rapporte bien plus qu’élever des vaches, de produire du lait ou des céréales pour le marché alimentaire.

Les cultures sont en effet bien plus intéressantes que les déchets agricoles pour produire du gaz. Les effluents ont un potentiel énergétique faible, a contrario des cultures qui sont bien plus méthanogènes, c’est à dire qu’elles produisent plus de méthane. La fermentation du fumier est par exemple moins efficace que celle du maïs. Présentée comme un moyen de compenser les faibles revenus agricoles et permettant d’avoir un prix fixe pendant quinze ans pour les agriculteurs, la méthanisation fait aujourd’hui des agriculteurs des producteurs d’énergie. Les dérives de ce modèle entraînent alors de grandes tensions entre production alimentaire et production énergétique qui tendent à se confondre en allant vers une agriculture industrielle.

Au lieu d’être utilisées pour nourrir humains et animaux, des denrées et cultures sont englouties en masse dans les méthaniseurs, mettant en péril la sécurité et la souveraineté alimentaire. Le risque est donc une utilisation abusive des cultures alimentaires au profit de la production énergétique et de dériver vers un modèle à l’allemande, où d’immenses surfaces de maïs sont plantées uniquement pour produire du biogaz.

Pour l’heure, l’ampleur du phénomène reste limitée en France. Selon les estimations de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), les cultures ne représenteraient que 5% des intrants en 2020. Toutefois, lorsque les prix des cultures principales baisse sur le marché, il existe un risque important de valorisation énergétique de ces dernières, un risque amené à croître du fait de la concurrence étrangère encouragée par la multiplication des accords de libre-échange signés par l’Union européenne. De plus, depuis la loi sur la transition énergétique de 2015, un nouveau type de culture apparaît : les cultures intermédiaires à vocation énergétique. Représentant 29 % des intrants, ces cultures sont plantées et récoltées entre deux cultures principales et jouent un rôle de couvert végétal pour protéger les sols puis sont utilisées comme intrant dans les unités de méthanisation. Cela peut néanmoins varier facilement selon l’Association française du gaz, puisque l’utilisation de ces cultures peut permettre de répondre à des situations transitoires, notamment lors de mauvaises récoltes. Cependant, aucune limite n’est fixée dans l’introduction de ces cultures intermédiaires dans les méthaniseurs, contrairement aux cultures principales qui ne peuvent dépasser 15 % des intrants par an.

Toutefois, contourner la loi pour laisser place au « maïs énergétique » est de plus en plus fréquent, puisque le pourcentage des ressources agricoles réellement utilisées est inconnu malgré les études identifiant le volume du gisement disponible de chaque culture. Avec les objectifs de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE) à l’horizon 2028 qui fixe une cible de production de biogaz à 103 TWh, la production d’énergie va privilégier les cultures nobles plutôt que les déchets de culture pour répondre à ces objectifs. L’entreprise Margaron SAS, à Roybon (Isère) fournit par exemple des pommes de terres aux méthaniseurs. Le tubercule ici ne s’apprécie plus seulement pour son intérêt nutritionnel, mais aussi selon ses capacités à produire du méthane. Et il en va de même pour le maïs, dont l’arrivée en Bretagne correspond à l’avènement de l’élevage intensif.

Si ces risques sont connus par les services de l’Etat, la nécessité de faire tourner les méthaniseurs en continu nécessite un approvisionnement 24 heures sur 24. La tentation d’utiliser des cultures en principe destinées à l’alimentation humaine ou animale est donc forte. Pour contourner la loi, il suffit d’ailleurs de déclarer une céréale, habituellement culture principale, comme « culture dérobée » ou CIVE, tandis que les contrôles sont presque inexistants. Si la méthanisation présente donc de vrais atouts pour la transition énergétique et le revenu des agriculteurs, un scénario à l’allemande est loin d’être impossible. Un tel système ne bénéficierait guère aux agriculteurs, mais plutôt aux grands groupes comme Engie et TotalEnergies, ravis de pouvoir continuer à vendre du gaz repeint en vert.

Inde : des réformes agraires entraînent la plus grande grève du monde

Manifestation de paysans indiens le 11 décembre 2020. © Randeep Maddoke

Fin janvier, les autorités indiennes ont coupé l’électricité et l’eau à un camp de protestataires, afin de mettre un terme à un mois de sit-in des agriculteurs manifestant contre les nouvelles réformes agricoles. Malgré ces coupures et une répression policière de plus en plus violente, les agriculteurs continuent leur lutte, des milliers d’autres arrivant en tracteurs au campement en signe de solidarité. Simran Jeet Singh, universitaire indien membre de plusieurs thinks-tanks et historien de l’Asie du Sud revient sur l’origine et l’évolution de ce mouvement social hors-normes encore peu abordé en Europe. Article traduit et édité par William Bouchardon.

Depuis la semaine dernière, la répression du mouvement paysan en Inde a redoublé d’ampleur. À New Delhi, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des manifestants ont été attaqués à coups de matraque. Selon le gouvernement indien, la violence a commencé lorsqu’un groupe de manifestants s’est écarté de l’itinéraire prévu et a franchi les barricades du Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde, où le Président donne son allocution annuelle pour la fête nationale. Mais les vidéos prises sur le terrain montrent de multiples cas où des policiers attaquent des manifestants sans avoir été provoqués. Au moins un manifestant est mort lorsque son tracteur s’est renversé alors que la police tirait des gaz lacrymogènes, tandis que des centaines de policiers ont été blessés. Si la plupart des manifestants sont toujours déterminés à poursuivre la lutte, deux syndicats d’agriculteurs ont annoncé qu’ils se retiraient des manifestations en raison des violences.

L’escalade de fin janvier s’inscrit dans un face-à-face de plus de deux mois entre les agriculteurs et le gouvernement indien qui ressemble pour l’instant à une impasse. Les manifestants remettent en cause de nouvelles lois promulguées en septembre visant à déréglementer le secteur agricole. Pour le premier ministre Narendra Modi, ces réformes constituent un « tournant décisif » pour l’économie indienne. Les opposants des réformes les qualifient, eux, de « condamnation à mort » des travailleurs agricoles.

Les troubles ont commencé fin novembre lorsque plus de 250 millions de personnes ont participé à une grève générale en réaction aux nouvelles lois, conduisant de nombreux observateurs à qualifier le mouvement de « plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité ». Des centaines de milliers d’agriculteurs indiens ont alors installé des camps sur différents sites à la périphérie de la capitale. Les manifestants ont dû endurer un hiver rigoureux qui a coûté la vie à 150 d’entre eux, tandis que 18 autres se sont suicidés. Malgré ces décès et les rudes conditions de vie dans les camps, les manifestants, issus d’horizons très divers, transcendant les clivages religieux, de caste et de classe sociale, et promettent de rester jusqu’à ce que soient abrogées les nouvelles lois.

https://twitter.com/SikhProf/status/1354027935997562880?s=20

Le 12 janvier, face à une pression croissante et à l’échec de onze cycles de négociations, la Cour suprême de l’Inde a suspendu les nouvelles lois et convoqué un comité pour examiner les préoccupations des agriculteurs. Les chefs de file de la protestation ont toutefois estimé que cette suspension n’était pas sincère. Pour Balbir Singh Rajewal, un des leaders du mouvement, « les membres du comité nommés par la Cour suprême ne sont pas fiables car ils ont écrit que ces lois agricoles sont favorables aux agriculteur. Nous allons continuer notre campagne ».

« Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Depuis le début, les syndicats d’agriculteurs appellent à un retrait complet et absolu de la législation et considèrent les propositions d’amendement insuffisantes. « Nous avons rejeté à l’unanimité la proposition du gouvernement », déclarait ainsi Jagmohan Singh, secrétaire général de l’Union Bharatiya Kisan (Union des agriculteurs indiens). « C’est une insulte à notre égard… Nous ne voulons pas d’amendements ». Alors qu’aucun des deux camps ne veut céder et que la tension monte entre manifestants et autorités, les agriculteurs sont déterminés à poursuivre la lutte, même face à la violence. « Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Des lois écrites pour l’agro-industrie

A l’origine du conflit, on trouve trois projets de loi : la loi sur le commerce des produits agricoles, la loi sur l’accord de garantie des prix et des services agricoles, et la loi sur les produits essentiels. Ensemble, ces lois prévoient la suppression des protections gouvernementales en place depuis des décennies à l’endroit des agriculteurs, notamment celles qui garantissent des prix minimums pour les récoltes. Si les agriculteurs protestent contre ces trois projets à la fois, ils sont particulièrement préoccupés par le Farmers’ Produce and Commerce Bill, qui habilite les entreprises à négocier l’achat des récoltes directement avec les petits agriculteurs.

Pour ces derniers, ce serait une catastrophe, la plupart d’entre eux n’ayant ni les compétences ni les ressources nécessaires pour faire face aux multinationales. Les paysans de tout le pays craignent donc que leurs moyens de subsistance ne soient décimés et qu’ils s’endettent encore plus.

Balbir Singh Rajewal, syndicaliste paysan en lutte contre les nouvelles lois agricoles. © Harvinder Chandigarh

Etant donné le poids considérable du secteur agricole dans l’économie indienne, les conséquences de ces lois s’annoncent énormes. Les petits agriculteurs et leurs familles représentent près de la moitié des 1,35 milliard d’habitants de l’Inde : selon le recensement national de 2011, près de 60 % de la population active indienne, soit environ 263 millions de personnes, dépendent de l’agriculture comme principale source de revenus. Pour beaucoup d’entre eux, ces nouvelles lois viennent confirmer ce qu’ils craignaient le plus : que les petites exploitations agricoles ne soient plus un moyen de subsistance rentable ou durable en Inde. Au cours des dernières décennies, les paysans ont vu leurs marges bénéficiaires se réduire et leurs dettes augmenter. Une récente étude de l’économiste Sukhpal Singh, de l’université agricole du Pendjab, montre ainsi que les ouvriers agricoles du Pendjab sont endettés à hauteur de quatre fois leur revenu annuel.

Épidémie de suicides chez les paysans indiens

Plusieurs études ont en effet démontré que le cycle implacable de l’endettement est le principal facteur de l’épidémie de suicides de paysans que connait le pays. En trois ans, de 2015 à 2018, plus de 12.000 agriculteurs ont mis fin à leur jour dans l’État du Maharashtra. Et cette tragédie ne se limite pas à un seul État : en 2019, plus de 10.000 fermiers indiens se sont suicidés, selon les données du Bureau national indien des archives criminelles.

Or, ces statistiques alarmantes ont été enregistrées avant l’introduction des nouvelles lois ! On comprend mieux pourquoi certains qualifient ces dernières « d’arrêt de mort »… En effet, de nombreux experts craignent que la nouvelle législation ne serve qu’à endetter davantage les agriculteurs, exacerbant ainsi la crise économique et l’épidémie de suicides qui en découle.

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, résume la situation en un tweet : « Je viens d’étudier les nouvelles lois agricoles de l’Inde. Je me rends compte qu’elles sont biaisées et qu’elles seront préjudiciables aux agriculteurs. Notre réglementation agricole doit changer, mais les nouvelles lois serviront davantage les intérêts des entreprises que ceux des agriculteurs. Chapeau à la sensibilité et à la force morale des agriculteurs indiens ».

Endettement et crise écologique : les legs de la « Révolution verte »

Le mouvement de protestation actuel s’inscrit dans une lutte beaucoup plus longue des agriculteurs indiens, inextricablement liée à la mise en œuvre du programme de la « révolution verte » à la fin des années 1960. Soutenue par les États-Unis, cette initiative déployée dans tous les pays du Sud a conduit à des pressions du gouvernement indien sur les agriculteurs du Penjab pour qu’ils abandonnent leurs méthodes agricoles traditionnelles au profit d’un système industriel américanisé. Si les rendement des cultures se sont considérablement améliorés, ces « progrès » rapides ont toutefois eu des conséquences profondément néfastes.

Pou augmenter les rendements, les nouvelles semences ont eu besoin de beaucoup plus d’eau que n’en fournissaient les précipitations naturelles. Les agriculteurs ont donc dû creuser des puits et irriguer leurs champs avec l’eau des nappes phréatiques. Ils ont également dû recourir à des pesticides et à des engrais nocifs pour favoriser la croissance « miraculeuse » des semences modifiées. Autant de pratiques qui se poursuivent encore aujourd’hui. Cependant, comme les prix des semences et des pesticides ont augmenté et que les prix minimums de vente des récoltes approuvés par le gouvernement sont restés bas, les agriculteurs ont été obligés de se tourner vers les banques et les prêteurs privés pour obtenir des prêts afin de maintenir leur entreprise à flot. C’est ainsi qu’a débuté la crise écologique, sanitaire et économique qui frappe désormais les agriculteurs indiens.

L’usage de pesticides toxiques durant des décennies a ravagé les sols du pays. En parallèle, les études du gouvernement montrent que les agriculteurs ont pompé tellement d’eau souterraine pour irriguer leurs cultures que le niveau de la nappe phréatique baisse de près d’un mètre par an. Le Penjab, l’un des plus gros consommateurs de pesticides par hectare du pays, connait également l’un des pires taux de cancer en Inde, ce qui lui vaut le titre de « ceinture du cancer »… Une étude de 2017 a relevé d’importantes traces d’uranium et d’autres éléments toxiques lourds dans des échantillons d’eau potable, tandis que de nombreuses autres études font un lien entre la forte augmentation des cas de cancer au Penjab et l’utilisation massive de pesticides dans la région.

Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Les mauvaises récoltes dues à la dégradation des sols et l’incapacité à rembourser les intérêts des prêts ou à obtenir des prix compétitifs pour leurs produits forment un cercle vicieux pour nombre de paysans indiens. D’où l’épidémie de suicide que la nouvelle législation ne fera qu’aggraver.

Un moment décisif

La situation des agriculteurs indiens était déjà sombre avant même l’introduction de la nouvelle législation. Loin d’être une aberration, ces manifestations sont en fait la conclusion logique de décennies d’exploitation et de négligence de la part du gouvernement. Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Si le gouvernement reste passif et ne s’attaque pas aux causes profondes de cette crise, les protestations de ce type deviendront de plus en plus fréquentes à mesure qu’augmenteront les taux de cancer, la pauvreté et l’épidémie de suicides. Alors que la tension s’aggrave chaque jour, il est clair que le gouvernement indien se trouve à la croisée des chemins. Continuera-t-il à ignorer et à négliger des millions de personnes les plus vulnérables ou cherchera-t-il enfin à résoudre les problèmes de longue date qui sont au cœur de cette lutte ? La réaction du gouvernement à ces manifestations de masse déterminera si l’Inde reste prisonnière d’un passé d’exploitation ou si elle s’engage résolument dans la voie d’un avenir plus juste et plus écologique.