Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

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©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

Espagne : Rajoy touché mais pas encore (complètement) coulé

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©Partido Popular de Cantabria

Le verdict rendu jeudi 24 mai à l’encontre de l’ancien trésorier national du Parti populaire (PP), Luis Bárcenas, et de 28 autres prévenus a plongé l’Espagne dans l’inconnu. 351 années de prison au total ont été prononcées pour ce qui est le plus grand scandale de corruption que la péninsule ait connu. Directement visé, le PP au pouvoir a mis un genou à terre. Profitant de l’occasion, le Parti socialiste (PSOE) a annoncé la présentation d’une motion de censure. Une motion qui, entre négociations, tractations et coups de théâtre, peut faire tomber le gouvernement de Mariano Rajoy et rebattre les cartes du jeu politique espagnol.


L’Espagne ne compte plus les anciens ministres tombés pour des pots-de-vin, les président(e)s de communautés autonomes – l’équivalent des régions françaises – forcés de démissionner pour avoir obtenu des masters de manière frauduleuse. Mais le verdict de l’affaire Gürtel est d’une autre magnitude. Cette fois-ci, pas moins de 29 personnes ont été condamnées, dont l’ancien trésorier national du parti au pouvoir. Le PP lui-même a été inculpé en tant que bénéficiaire du réseau. Tout un symbole.

De manière assez inhabituelle, la justice a frappé très fort, attestant de l’existence d’un « authentique et efficace système de corruption institutionnelle au travers d’un mécanisme de contrats publics ». Le cas de Luis Bárcenas, à lui seul, résume la nature profondément mafieuse du problème. L’ancien trésorier national du PP a pendant toute la durée du procès privilégié le silence comme ligne de défense. Toutefois, il a publiquement reconnu qu’il détenait des preuves (pas encore dévoilées à la justice) à l’encontre de dirigeants du PP – et très certainement le premier ministre Mariano Rajoy lui-même. Bárcenas a prévenu qu’il ne révèlerait rien sauf dans le cas ou sa femme serait mise en cause. Or, celle-ci a été condamnée à 14 ans de prison, ce qui fait craindre les pires scénarios tant à la direction du PP qu’à la Moncloa, le siège du gouvernement.

Une longue liste de casseroles et la menace de Ciudadanos

Le verdict de l’affaire Gürtel vient s’ajouter à une longue liste de casseroles accumulées par le PP. Au-delà de la question de la corruption, ces affaires mettent à nu le climat d’impunité dans lequel le PP a géré le pays depuis de nombreuses années. Agissant en véritable caste, le PP a profité de sa position pour s’arroger tous les droits et tirer des bénéfices financiers de sa position institutionnelle. Rajoy se plait à répéter que ce sont des cas isolés, des « pommes pourries », mais de fait, c’est l’ensemble du parti qui est concerné, laissant penser que le PP s’apparente davantage à un réseau mafieux.

Sentant le vent tourné, Ciudadanos, version espagnole du libéralisme autoritaire de Macron, se présente comme solution de rechange certifiée sans corruption à un PP en bout de course. Le parti d’Albert Rivera a surfé sur l’usure du PP passant de 13,1 % lors des élections législatives de juin 2016 à 22,4% d’intention de vote selon le CIS en avril 2018, devenant virtuellement, selon les sondages, la première force politique du pays. De plus, la gestion catastrophique de la question catalane par Rajoy, privilégiant la voie judicaire à une solution politique, a renforcé ce transfert de voix du PP vers Ciudadanos.

Le PSOE s’engouffre dans la brèche

Dépassé dans les sondages, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) reste le premier parti d’opposition au Congrès des députés. Historiquement, le PSOE est le principal point d’appui du « régime ». Il a servi à canaliser les demandes sociales et a fait adopter les réformes structurelles les plus importantes, comme la modification de l’article 135 de la constitution qui érige le paiement de la dette en priorité absolue. Le PSOE a également permis au gouvernement actuel d’être investi. Pendant la crise catalane, le parti n’a pas démérité : il a fait preuve d’un soutien inconditionnel à Rajoy dans sa fuite en avant judiciaire.

Toutefois, depuis les élections du 20 décembre 2015 qui ont mis fin au bipartisme, le PSOE est sous la pression de Podemos sur sa gauche et de Ciudadanos sur sa droite. Profitant de l’affaire Gürtel, le PSOE est passé à l’offensive en présentant une motion de censure contre le gouvernement de Rajoy – chose qu’il avait toujours refusée malgré les appels du pied de Podemos. Pedro Sánchez, secrétaire national du PSOE, en a fait l’annonce vendredi 25 mai au matin, prenant tout le monde de court.

La difficile arithmétique parlementaire

Pour être adoptée, la motion de censure doit obtenir une majorité absolue au Parlement, les abstentions n’ont donc pas grande valeur. Elle doit par ailleurs être “constructive”, c’est-à-dire qu’elle doit s’accompagner de la présentation d’un ou d’une candidat(e) alternatif à la présidence du gouvernement. Deux conditions qui, au vu de la composition actuelle du parlement, compliquent sérieusement l’équation.

Le groupe parlementaire Unidos Podemos ayant annoncé son soutien inconditionnel à la motion du PSOE, deux options sont possibles pour rassembler une majorité de voix au congrès. La première : PSOE, Podemos, plus les partis nationalistes et indépendantistes (ERC et PdCAT pour la Catalogne, EH Bildu et PNV pour le Pays basque). Cette option peut néanmoins sembler contre-nature dans la mesure où Pedro Sánchez s’est déclaré favorable à l’emprisonnement des dirigeants catalans et que le PNV a joué un rôle clé dans l’adoption du budget du Parti populaire.

La deuxième option, celle privilégiée par le PSOE, se tourner vers Ciudadanos. Or, Ciudadanos a vivement critiqué le fait que Sánchez cherche à obtenir le soutien des indépendantistes. Le parti d’Albert Rivera conditionne son appui à la convocation d’élections anticipées immédiatement après le vote de la motion de censure et refuse de mêler ses voix à celles de Podemos. Cependant, l’intérêt immédiat de Ciudadanos à faire tomber le PP, étant donné les prévisions des sondages, pourrait peser dans la balance. De son côté, Rajoy, tel le capitaine du Titanic, a exclu de convoquer des élections anticipées, même si nombre de dirigeants du PP considèrent la législature d’ores et déjà sur le point de s’achever.

Changement de régime ou changement des élites ?

L’issue de cette tempête parlementaire est loin d’être évidente. Des incertitudes planent sur le résultat du vote prévu pour le vendredi 1 juin. D’ici là les effets d’annonces, les retournements d’alliances et les coups de théâtre risquent d’être légion. Toutefois, le vote de la motion de censure présentée par le PSOE ne clôturera pas pour autant la crise politique. Si elle est adoptée le nouveau gouvernement sera constamment mis sous pression. Si elle est rejetée, Podemos et Ciudadanos peuvent être tentés de présenter leur propre motion de censure ou de forcer le PP à convoquer des élections anticipées.

Au-delà de la motion de censure, la vraie question qui se pose est de savoir si cette crise va rester limitée au parlement ou si elle va s’étendre à la société. En d’autres termes : va-t-elle se traduire par un simple changement des élites (Ciudadanos ou le PSOE prenant la place du PP) ou remettre en cause les piliers du régime issu de la période de transition de 1978.

Unidos Podemos, les agents du changement mal en point

Podemos, et plus largement la coalition Unidos Podemos qui regroupe Izquierda Unida, le parti écologiste Equo et des confluences régionales, sont les seuls à pouvoir véritablement donner une issue progressiste à la crise politique. Toutefois Podemos ne se présente pas dans les meilleures conditions – c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le PSOE a pris les devants. Le parti n’en a pas encore tout à fait terminé avec l’affaire du “chalet” de Pablo Iglesias et d’Irene Montero, qui a défrayé la chronique ces deux dernières semaines. En décidant de s’endetter pour acquérir une luxueuse maison de campagne non loin de Madrid, pour un montant de 600 000 euros, le secrétaire général et la porte-parole de Podemos au Congrès, en couple à la ville, se sont exposés, comme c’était prévisible, à de vives attaques des médias et de leurs adversaires politiques. Cette décision a également semé un profond malaise parmi les militants du parti qui a construit son image sur la transparence et la probité des élus, tout en dénonçant les excès de la “caste”. Elle fragilise par ailleurs le leadership d’Iglesias, qui n’a cessé ces dernières années de mettre en avant son mode de vie modeste et sa proximité avec les classes populaires.

 Pour faire face au scandale, Iglesias et Montero ont décidé de convoquer une consultation interne sur leur continuité à la tête de l’organisation. Si en apparence l’initiative peut paraître louable, le résultat est loin d’être nécessairement bénéfique. La consultation active en effet une logique plébiscitaire et exerce une certaine forme de chantage sur les militants : « soit vous êtes avec nous », « soit vous êtes contre nous » (et prêts à sauter dans l’inconnu).  En outre, les dirigeants de Podemos transforment une décision présentée comme personnelle en enjeu politique susceptible d’avoir d’importantes retombées sur l’ensemble de l’organisation.  De fait, 32% des 188 176 personnes qui ont pris part au vote se sont prononcées contre le maintien d’Iglesias et de Montero à la tête de Podemos alors qu’aucun des trois courants n’avait appelé à voter en ce sens.

Les différentes options sur la table

Pour les élites, le constat est clair : l’actuel rapport de force parlementaire ne reflète pas la réalité et il est nécessaire que Ciudadanos gouverne, avec si besoin le soutien du PP. Les grands médias et le pouvoir économique ne cachent pas leur soutien à Albert Rivera et ils utilisent en ce sens les nombreux leviers dont ils disposent. Dans le même temps, les socialistes espèrent se refaire une santé en se présentant comme les sauveurs de « la normalité institutionnelle » et en mettant en œuvre quelques mesures sociales bloquées par le PP en cas d’accession au pouvoir. Ces deux options, à des degrés divers, ne représenteraient que des changements de façade et verraient se substituer un secteur de l’élite à un autre.

Pour Unidos Podemos, l’enjeu est tout autre. Il s’agit de reprendre l’initiative pour ne pas se laisser enfermer dans des négociations parlementaires. D’un côté sans donner de chèque en blanc au PSOE en annonçant un soutien inconditionnel à la motion de censure et de l’autre en appuyant, voir en favorisant, les mouvements sociaux au premier rang desquels le formidable mouvement féministe. Il s’agit d’éviter une restauration du régime par le haut et de profiter de la brèche ouverte pour activer le changement de régime.

Crédit photo : ©Partido Popular de Cantabria

En Espagne, Albert Rivera se rêve en Emmanuel Macron

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Ciudadanos a le vent en poupe. La formation de centre-droit dirigée par Albert Rivera a su tirer parti de la crise catalane et se hisse désormais au premier plan dans les enquêtes d’opinion. L’occasion pour son leader de réaffirmer la nature de son projet politique national, qu’il définit lui-même comme « libéral progressiste », et de placer ses pas dans ceux du nouveau président de la République française.


« Pour la première fois en Catalogne, un parti constitutionnaliste a remporté les élections (…) La majorité sociale en Catalogne se sent catalane, espagnole et européenne, et elle le restera », scande en castillan Ines Arrimadas, la candidate victorieuse de Ciudadanos aux élections catalanes du 21 décembre 2017. A ses côtés, Albert Rivera arbore un sourire triomphal et salue une foule de plusieurs centaines de supporters galvanisés, avant de lui succéder à la tribune : « la victoire d’aujourd’hui n’est pas celle de Ciudadanos, c’est la victoire de la Catalogne, de l’Espagne unie et du futur de l’Europe ». Ce soir-là à Barcelone, les sympathisants du « partido naranja » célèbrent les 1,1 millions de voix recueillies par la liste d’Ines Arrimadas, arrivée en tête au terme d’une campagne ubuesque qui a vu s’opposer les « unionistes » aux indépendantistes dont les principaux chefs de file étaient emprisonnés ou en exil à Bruxelles.

Convoqué par Mariano Rajoy en vue de trancher le conflit opposant la Généralité de Catalogne au gouvernement espagnol, le scrutin du 21 décembre ne s’est toutefois pas soldé par le reflux attendu des forces indépendantistes, qui conservent de justesse leur majorité absolue au Parlement régional. La victoire de Ciudadanos dans les urnes est donc en demi-teinte, mais qu’importe aux yeux d’Albert Rivera, son parti dispose désormais d’un ascendant inédit sur le bloc unioniste, au sein duquel le Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy est sévèrement marginalisé. Dans un débat extrêmement polarisé laissant peu de place à l’expression d’une troisième voie – Podemos et ses alliés en ont fait les frais – Ciudadanos est parvenu à incarner la défense de l’unité nationale, articulée à l’ambition de régénération démocratique.

Ce succès catalan confère au parti de centre-droit un capital politique que ses dirigeants entendent bien faire fructifier à l’échelle nationale. Le 13 janvier dernier, une enquête de l’Institut Metroscopia publiée par El País créditait Ciudadanos de 27,1% des intentions de vote, loin devant le PP (23,2%), le PSOE (21,6%) et Unidos Podemos (15,1%). Deux jours plus tard, c’est le journal ABC qui plaçait la formation d’Albert Rivera en tant que première force politique du pays, avec 26,2%. Ces chiffres doivent être observés avec grande précaution – un mois avant les élections générales du 20 décembre 2015, Metroscopia donnait Ciudadanos à plus de 20%, loin des 13,9% finalement récoltés par le parti – mais la dynamique enclenchée par la crise catalane est incontestable et semble amenée à se poursuivre.

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Albert Rivera et Ines Arrimadas (au centre de l’image), en tête de cortège de la manifestation pour l’unité nationale. Barcelone, 8 octobre 2017. ©Robert Bonet

 

L’ascension nationale d’un parti catalan

 

Si Ciudadanos est communément classé dans la catégorie « nouvelle politique » en Espagne, au même titre que Podemos, le parti ne peut se prévaloir de la jeunesse du projet impulsé par Pablo Iglesias en 2014. Ciudadanos, ou plus exactement Ciutadans, est fondé en 2006 en Catalogne, à l’initiative d’une quinzaine de personnalités du champ universitaire et intellectuel alors majoritairement marquées au centre-gauche. Lors de son congrès fondateur, en juillet 2006, l’organisation désigne comme président Albert Rivera, conseiller juridique de La Caixa âgé de seulement 26 ans. Envisagé comme une nouvelle force politique d’envergure régionale, et dans le sillage des débats qui ont jalonné l’adoption du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne (le « Nou Estatut »), Ciutadans se caractérise d’ores et déjà par son hostilité à l’égard du nationalisme catalan. Aux élections régionales de 2006, le nouveau parti entend ainsi « dépasser l’obsession identitaire qui étouffe le dynamisme de la société catalane » et revenir sur la primauté accordée à la langue catalane dans l’enseignement. Fervents défenseurs de la nation espagnole et de l’égalité entre les territoires, les membres de Ciutadans promeuvent le bilinguisme. Ils obtiennent alors 3 sièges au Parlement régional.

Les années suivantes sont marquées par des tentatives infructueuses d’implantation nationale. Ciudadanos subit la concurrence au centre de l’Union Progrès et Démocratie (UPyD), une formation dirigée par l’ancienne socialiste Rosa Díez qui partage avec Albert Rivera une ligne centraliste et libérale, et réussit à décrocher 5 sièges au Congrès des députés en 2011. C’est à la faveur d’un profond bouleversement du système partisan que Ciudadanos parvient finalement à s’installer de façon durable dans le paysage politique espagnol, à partir des premiers mois de 2015. La crise économique de 2008, les restrictions budgétaires et les réformes structurelles menées successivement par le PSOE puis le PP, conjuguées à la révélation de multiples scandales de corruption affectant les deux piliers du bipartisme ouvrent une fenêtre d’opportunité, habilement exploitée dans un premier temps par les initiateurs de Podemos. Ces derniers entendent offrir aux revendications exprimées par le mouvement des Indignés une formulation politico-électorale transversale à même de renverser le « régime de 1978 » issu de la Constitution postfranquiste. C’est à travers cette même fenêtre d’opportunité, dans un contexte de profonde désaffection à l’égard du personnel politique, que Ciudadanos s’engouffre à son tour au tournant de 2015.

“Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme.”

Albert Rivera, qui bénéficie rapidement d’une importante exposition médiatique, dispute à Pablo Iglesias le créneau du renouvellement démocratique et de la lutte contre la corruption. Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme. Néanmoins, le parti d’Albert Rivera n’échappe pas à l’étiquette du « Podemos de droite », fréquemment employée par les commentateurs espagnols en référence aux propos de Josep Oliu, président de la Banque Sabadell, qui appelait de ses vœux la construction d’un homologue de droite à Podemos quelques mois plus tôt. La popularité d’Albert Rivera auprès des milieux d’affaires conduira d’ailleurs les militants de Podemos à désigner Ciudadanos comme le « parti de l’IBEX 35 » (équivalent espagnol du CAC 40).

A partir de février 2015, alors même que Podemos amorce une descente dans les sondages, Ciudadanos connait une spectaculaire ascension. A l’approche des élections générales, un nouvel axe tend à s’installer dans le récit politico-médiatique en Espagne : l’opposition entre la « vieille politique », incarnée par le PP et le PSOE, et la « nouvelle politique », représentée par les outsiders Podemos et Ciudadanos. Cette mise en scène de la nouveauté transparait dans les dialogues noués à plusieurs reprises entre Pablo Iglesias et Albert Rivera, qui trouvent à cette période un intérêt réciproque à mettre l’accent sur la fraîcheur de leurs deux initiatives politiques. Une cordialité soigneusement travaillée qui laissera place à partir de 2016 à l’âpreté des débats dans l’arène parlementaire.

http://www.elmundo.es/television/2015/10/19/5624974222601da85c8b458e.html
Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos) en route vers un débat organisé par le programme Salvados, sur la Sexta.

Lors des élections générales du 20 décembre 2015, Ciudadanos arrive en quatrième position et obtient 40 sièges de députés. Albert Rivera devient l’un des principaux protagonistes de la séquence post-électorale en scellant une alliance avec le candidat socialiste Pedro Sánchez, chargé par le roi Felipe VI de former un gouvernement. Devant le refus manifesté par Podemos d’apporter un quelconque soutien à un programme peu ambitieux sur le plan social, le pacte Sánchez-Rivera échoue et précipite la tenue de nouvelles élections, le 26 juin 2016. Les résultats de celles-ci s’avèrent décevants pour Ciudadanos, qui perd huit des quarante sièges conquis en 2015.

Les députés emmenés par Albert Rivera joueront malgré tout un rôle non négligeable en appuyant l’investiture de Mariano Rajoy, reconduit à l’automne pour un second mandat. Bien que le parti soit un pivot décisif de la majorité relative sur laquelle s’appuie aujourd’hui le Président du gouvernement, Ciudadanos peine à consolider son positionnement d’outsider : alors qu’il ne dirige aucune grande mairie, à la différence de Podemos, le « partido naranja » est le garant de la stabilité de plusieurs gouvernements autonomiques controversés, dont celui de la socialiste Susana Díaz en Andalousie, contesté pour l’ampleur des coupes budgétaires réalisées dans la région, et celui de la conservatrice Cristina Cifuentes dans la Communauté de Madrid, englué dans plusieurs affaires de corruption.

“A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste.”

Il aura donc fallu attendre l’emballement du « procés » indépendantiste en Catalogne à l’automne 2017 pour que Ciudadanos connaisse un nouvel élan. Fidèles à leur ancrage traditionnel, les dirigeants du parti ont plaidé d’emblée pour une réponse ferme et immédiate à la fuite en avant de la coalition indépendantiste de Carles Puigdemont. A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas, jeune cheffe de l’opposition originaire d’Andalousie, est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste en constraste avec l’austérité affichée par les représentants catalans du PP.

Tout comme à l’issue des élections catalanes de septembre 2015, Ciudadanos connaît donc une progression à première vue spectaculaire, qu’il s’agit pour ses leaders de concrétiser. Charge désormais à Albert Rivera de préciser les contours d’un « nouveau projet de pays » qui entend explicitement s’inscrire dans le sillage de la victoire d’un « parti frère » aux élections françaises de 2017.

 

 Ciudadanos et En Marche ! : un axe « libéral-progressiste » ?

 

C’est le journal de centre-gauche El País qu’Albert Rivera a choisi pour effectuer sa rentrée politique en janvier 2018. Dans une interview remarquée, le leader de Ciudadanos se réjouit : « il y a un libéralisme progressiste qui grandit dans le monde, comme avec Macron ou Trudeau ». Albert Rivera n’a jamais caché son admiration pour l’entreprise politique d’Emmanuel Macron, et ne manque pas une occasion de mettre l’accent sur la proximité entre leurs deux formations : « Ciudadanos et En Marche ! ont montré, en France et en Espagne, qu’un libéralisme progressiste peut casser le vieil axe de sectarisme droite-gauche en faveur de solutions majoritaires partant du centre, répondant aux besoins sociaux sans délaisser la création de richesse, à l’adaptation de l’éducation au marché du travail et au monde de l’entreprise. », affirmait-il au lendemain de l’élection du président français.

Au congrès du parti en février 2017, la référence au « libéralisme progressiste » dont se réclame aujourd’hui Albert Rivera est venue se substituer à la mention du « socialisme démocratique », héritée des origines de Ciutadans. Cet auto-positionnement idéologique n’est pas sans faire écho au « néolibéralisme progressiste » dépeint par la philosophe états-unienne Nancy Fraser. Pour la théoricienne féministe, le « néolibéralisme progressiste » désigne la jonction du libéralisme économique version Sillicon Valley aux revendications issues des « nouveaux mouvements sociaux » : le multiculturalisme, les droits des femmes et LGBTQ, l’écologie, etc. Incarné à merveille par la figure d’Hilary Clinton, c’est ce néolibéralisme progressiste, associant promotion de la diversité et éloge de la mondialisation, qu’auraient massivement rejeté les classes populaires états-uniennes victimes de la désindustrialisation – optant paradoxalement pour le candidat de la dérégulation financière.

“Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreneurial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.”

Transposé au contexte européen, le néolibéralisme progressiste semble bien trouver une expression dans les discours d’Albert Rivera comme d’Emmanuel Macron. Dans un mouvement d’actualisation de l’hégémonie néolibérale, les deux leaders s’appliquent à incorporer une série de demandes progressistes, en les articulant à travers le prisme de l’achievement individuel plutôt que sous l’angle de l’émancipation collective. Débarrassés des obsessions identitaires des droites conservatrices, Ciudadanos et En Marche ! font la part belle aux droits des femmes et des minorités, tout en campant sur des positions strictement libérales en matière économique et sociale. Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreunerial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.

Surtout, dans un contexte de discrédit des systèmes de partis traditionnels, les deux formations ont propulsé sur le devant de la scène deux jeunes leaders entreprenants et audacieux, supposés en mesure de surmonter les blocages et l’immobilisme de la « vieille politique ». A la différence des néolibéraux conservateurs, recroquevillés dans une posture austéritaire morne et fataliste – « There is no alternative » – Albert Rivera et Emmanuel Macron élaborent un récit politique mobilisateur et optimiste axé sur les idées de progrès, de modernité et d’efficacité. « Une nation ne se résume pas à la comptabilité », assène le dirigeant de Ciudadanos dans El País. C’est aussi ce qu’a compris Emmanuel Macron, lorsqu’il déclare au micro de RTL pendant la campagne présidentielle : « On se fout des programmes, ce qui importe c’est la vision ».

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Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Albert Rivera et Emmanuel Macron partagent précisément une vision commune dans un domaine d’importance stratégique : la question européenne. Tous deux perçoivent leurs initiatives politiques comme le meilleur rempart possible à la montée des nationalismes et des populismes – de gauche comme de droite, Podemos comme le Front National – sur le vieux continent. Alors que le rapport à l’Union européenne s’installe comme l’une des principales lignes de clivage politique, en France tout particulièrement, Emmanuel Macron et Albert Rivera se font les chantres de l’approfondissement de l’intégration européenne. Interrogé par la télévision publique espagnole sur sa proximité avec le chef de l’Etat français, le leader de Ciudadanos déclare partager « à 99% » le message délivré par Emmanuel Macron lors de son discours sur l’Europe à la Sorbonne en septembre 2017.

“Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne.”

Sur le même plateau, Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser en vue des prochaines élections européennes de 2019 une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne. Début janvier, Albert Rivera se rendait ainsi en Italie pour rencontrer Matteo Renzi, l’ancien président du conseil en lice pour les élections législatives italiennes de mars 2018. Dans un bref entretien au Corriere della serra, revenant sur ses échanges avec Renzi, le député espagnol n’hésite pas à paraphraser l’un de ses modèles, J.F. Kennedy : « nous ne devons pas nous demander ce que l’Europe peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour l’Europe ». Et d’évoquer l’ambition de rassembler à terme une force transnationale regroupant Ciudadanos, la République en Marche et tous les acteurs favorables au renforcement de l’intégration européenne dans un registre libéral.

 

Ciudadanos à l’offensive : concurrencer le PP et remporter les élections intermédiaires

 

Les élections européennes ne sont pas la seule priorité d’Albert Rivera. Pour Ciudadanos, l’enjeu principal réside dans la préparation des élections régionales et municipales de 2019 en Espagne, décisives dans la conquête du pouvoir à l’échelle nationale. Afin de se défaire de l’étiquette peu reluisante de « parti girouette » ou de caution apportée aux forces du bipartisme, les dirigeants du parti n’hésitent plus à s’arroger le statut d’opposant au PP. Dans le cadre des débats sur le budget 2018, Ciudadanos conditionne son soutien au texte du gouvernement à la démission d’une sénatrice PP mise en cause dans une affaire de corruption, ainsi qu’à l’alignement des salaires de la Police nationale et de la Garde civile sur ceux des Mossos d’Esquadra (police catalane). Le 20 janvier, Albert Rivera et Ines Arrimadas ont fait une apparition remarquée lors d’une manifestation policière à Barcelone, revendiquant l’égalité de traitement au nom de « la justice et de la dignité ».

Il est cependant peu probable que la pression exercée par Ciudadanos n’aboutisse à faire chavirer le gouvernement. A la différence de Podemos, qui n’abandonne pas la perspective de destituer Mariano Rajoy par l’intermédiaire d’une seconde motion de censure, les leaders du « partido naranja » ont jusqu’ici manifesté la ferme intention de garantir la stabilité institutionnelle, afin d’éviter de replonger le pays dans l’incertitude politique de l’année 2016.

“Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.”

Contrairement à Pablo Iglesias, Albert Rivera a construit son ascension sur la base d’une critique virulente à l’égard du bipartisme sans jamais contester les fondements du régime politique de 1978. A la mort d’Adolfo Suárez, figure tutélaire de la Transition à la démocratie, Rivera lui rendait un vibrant hommage. Au demeurant, le président de Ciudadanos est aujourd’hui adoubé par deux anciens présidents du gouvernement qui ont marqué l’histoire de l’Espagne démocratique : le socialiste Felipe González et le conservateur José María Aznar. Tandis que les Indignés de la Puerta del Sol scandaient en 2011 « à bas le régime », Albert Rivera souhaite au contraire ressusciter l’« esprit de la transition » qui l’a vu naître. Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure (politique antiterroriste, crise catalane) tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.

De même qu’Emmanuel Macron avec LREM en France, Albert Rivera se fixe l’objectif de faire de Ciudadanos l’acteur d’une recomposition politique par le centre, capable de devenir une force d’attraction pour les cadres et les électeurs du PP comme du PSOE. Cela dit, les principales réserves de voix pour le parti semblent se situer du côté de l’électorat conservateur. Le Parti populaire en est pleinement conscient et s’inquiète de cette montée en puissance. Pour la première fois depuis l’effondrement de l’UCD (Union du centre démocratique) en 1982, les conservateurs espagnols pourraient voir s’installer dans le paysage politique un concurrent sérieux au centre-droit. A la mi-janvier, les cadres du PP, qui se réunissaient pour dresser le bilan de la débâcle en Catalogne, insistaient sur la nécessité de mettre leurs troupes en ordre de bataille pour contrer l’ascension d’Albert Rivera. Le 20 janvier à Séville, Mariano Rajoy en appelait de lui-même à la remobilisation de la base militante – « quartier par quartier, maison par maison » – après avoir rudement critiqué l’ « opportunisme » de ses rivaux de Ciudadanos.

Pour ravir la Moncloa au Parti populaire en 2020, Ciudadanos devra impérativement conquérir des bastions en 2019. Depuis 2017, Ciudadanos n’exclue plus la possibilité d’intégrer des gouvernements régionaux de coalition avec le PP et le PSOE, dans le but de gagner en expérience et en crédibilité. Pour progresser dans les communautés autonomes, l’équivalent espagnol des régions, la direction du parti se donne pour projet d’améliorer son implantation territoriale, notamment dans les zones rurales où il réalise de moins bons scores. Difficile pour le parti d’origine catalane de peser sur l’ensemble du territoire espagnol. Au regard des résultats des dernières élections régionales, Ciudadanos est encore une force résiduelle dans plusieurs communautés autonomes, notamment au Nord du pays, comme la Galice, le Pays Basque ou la Navarre.

Immersion dans une manifestation de droite en Espagne

Entre chants patriotiques et slogans hostiles à Carles Puigdemont, président de la Généralité de Catalogne, les manifestants de la droite anti-indépendantiste en Espagne réaffirment leur demande d’une plus grande fermeté face au gouvernement catalan.

On aura rarement vu autant de drapeaux espagnols à Barcelone. Le jour de la fête nationale, célébrant l’Hispanité à travers la conquête des Amériques, des dizaines de milliers de manifestants hostiles au processus d’indépendance se sont regroupés Place de la Catalogne, à l’appel de la Societat civil Catalana, puissante association conservatrice luttant pour le maintien de l’unité du pays.

Entendant désormais disputer aux séparatistes le monopole de la rue, les militants unionistes, galvanisés par le sucées de la marche du 8 Octobre, multiplient les démonstrations de forces, criant « la calle es nuestra » (la rue est à nous), face à un mouvement indépendantiste qui semble connaître un passage à vide, sonné par la non-déclaration d’indépendance de Puigdemont.

Une droite qui tente de soigner son image

Nous retrouvons Pedro au point fixe de la Societat Civil Catalana, Place d’Espagne. Le jeune militant de vingt ans s’exprime déjà comme un professionnel de la politique, esquivant avec habilité les questions sensibles. Quand on lui demande s’il s’identifie à la droite espagnole, à laquelle est souvent associée la Societat Civil Catalana, le jeune militant répond tranquillement qu’il se considère tout simplement comme un patriote en faveur de la Constitution. Pour lui, quand il est question d’un sujet aussi grave que l’unité de l’Espagne, ce genre de clivages n’a pas de sens.

Il est vrai que la Societat Civil Catalana pâtit d’une image fortement droitière, qui l’empêchait jusqu’à présent de mobiliser les foules anti-indépendantistes, que l’on retrouve en nombre dans l’électorat populaire du Parti des socialistes de Catalogne (PSC), qu’elle cherche à attirer dans ses manifestations. Mais celui-ci reste peu enclin à s’associer à des démonstrations d’associations proches des deux partis politiques pijos (bourgeois) que sont le PP et C’S, le premier jouissant d’une réputation particulièrement mauvaise, du fait de sa corruption généralisée et de son héritage franquiste.

Les manifestations pour l’unité de l’Espagne sont en effet réputées pour être un repère de militants d’une droite fortement conservatrice. Les vidéos de manifestants criant des slogans radicaux contre « l’anti Espagne » tout en levant le bras droit, largement diffusées sur les réseaux sociaux, contribuent à populariser l’image du manifestant unioniste « fachorro », grossier personnage associé à l’extrême droite, qui fait office de repoussoir pour la majorité de la population et de pain béni pour le séparatisme, qui tend à associer toute manifestation pour l’unité du pays au « fascisme ».

“Etre catalan est une manière d’être espagnol, selon Pedro, qui nous distribue des coeurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos.”

Conscient de ce handicap, la Societat civil Catalana tente de se dédiaboliser en prenant certaines mesures drastiques. Les manifestants arborant des symboles franquistes et néonazis se voient ainsi refouler, « le Cara al Sol », célèbre hymne de la phalange espagnole, est désormais proscrit. En théorie du moins, puisque des vidéos témoignent de manifestations dans lesquelles il est entonné avec enthousiasme. Les chansons populaires « Viva España » de Manolo Escobar et « El mediterráneo » de Joan Manuel Serrat sont préférées à l’hymne national espagnol. L’organisation entend s’émanciper de son image droitière afin de faire descendre dans la rue tous les Catalans opposés à l’indépendance, quelles que soient leurs opinions politiques.

Ainsi, quand on lui demande s’il est judicieux d’envoyer Carles Puigdemont en prison comme le demandent la plupart des manifestants, Pedro, en bon militant de la Societat Civil, bote en touche et réaffirme sa confiance dans le travail de la justice pour décider du sort du président de la Generalitat. Il rappelle que celui-ci s’est rendu responsable d’un « coup d’État » en se situant hors de la légalité et de la constitution. En signe de bonne volonté, comme pour rappeler son engagement en faveur de valeurs démocratiques et du respect de la diversité des peuples dans tous les cas de figure, Pedro jure qu’il aurait également manifesté si le gouvernement central avait suspendu de manière unilatérale l’autonomie. Il aurait aussi considéré une telle hypothèse comme un coup d’État. La discussion se termine par des preuves d’amour envers l’identité catalane, « une manière d’être espagnol » selon Pedro, qui nous distribue, en guise de remerciement, des cœurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos (C’s).

Certains manifestants visiblement radicalisés

Le jeune militant nous jure que tous les manifestants sont attachés à l’ordre démocratique et constitutionnel, par opposition aux indépendantistes qui, selon lui, soutiendraient un projet illégal. Cependant, une rapide discussion avec certains manifestants nous fait rapidement douter du discours officiel de la Societat Civil Catalana : la crise politique qui envenime le pays depuis des semaines a attisé la colère d’une partie des Espagnols face au gouvernement catalan, elle s’exprime à présent au grand jour, dans un discours pour le moins problématique d’un point de vue démocratique.

Marchant au coté d’un manifestant hurlant « Puigdemont en Prison ! », Jaime, membre du service d’ordre, surveille attentivement les abords de la manifestation. « On n’est pas l’abris d’un fouteur de bordel », dit il. Derrière, un groupe de jeunes manifestants manifestement agités scandent leur admiration pour l’armée, la police et le Roi Felipe VI. Jaime les observe d’un air approbateur. Il se dit patriote espagnol, nous confie qu’il pas de préférence politique entre la droite et la gauche.

“Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le “terroriste” Puigdemont en prison, rappelle-t-il.”

Pourtant, cette la gauche est loin de trouver grâce à ses yeux : ses tentatives de dialogue ne seraient qu’une méthode pour détruire la nation espagnole, à laquelle les gauchistes auraient toujours préféré la République Catalane. Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le « terroriste » Puigdemont en prison, rappelle-t-il. Comble de l’ironie, le membre du service d’ordre adopte un discours pas si éloigné de ceux qu’il est chargé d’exclure du rassemblement : les militants exhibant des symboles franquistes…

A quelques mètres de là, nous retrouvons Javier, qui se présente comme un soutien de Ciudadanos. Coiffé d’une casquette, les oreilles recouvertes de piercings, ses amis l’accusent d’avoir un air de « gauchiste ». Pourtant, une courte discussion avec lui nous convainc rapidement que sa présence à cette manifestation ne doit rien au hasard : Javier propose d’envoyer sans distinction tous les membres du gouvernement catalan en prison, et dit soutenir fermement l’action du gouvernement.

Ciudadanos, l’incarnation des limites du renouveau de la droite

Javier nous quitte pour rejoindre un groupe de jeunes venus acclamer Ines Arrimadas, présidente du groupe Ciudadanos et cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne. Alors qu’elle s’apprête à monter sur scène pour prendre la parole, la nuée de jeunes manifestants l’entoure aux cris de « Ines presidente !». La jeune trentenaire ne cache pas sa satisfaction, son parti incarne désormais la principale force politique de droite anti-indépendantiste en Catalogne, envoyant au bercail un PP végétatif qui peine à se défaire de son image centraliste et franquiste.

Une sympathique communication moderne et souriante qui rappelle celle de La République En Marche en France, ainsi que de jeunes cadres politiques centristes et charismatiques qui n’ont pas connu le régime franquiste, ont permis à la formation d’Albert Rivera de devenir le deuxième parti politique parmi la jeunesse espagnole, derrière Podemos.

Pourtant, à rebours de son image centriste, Albert Rivera fait preuve d’une grande intransigeance vis à vis de la Catalogne dont il est originaire, en concert avec les radicaux du PP. Il a par exemple exhorté Mariano Rajoy à appliquer immédiatement l’article 155 de la Constitution permettant de suspendre unilatéralement l’autonomie catalane. Cette prise de position incarne la ligne dure qu’entend adopter le parti vis-à-vis du séparatisme, une orientation autour de laquelle C’s a pu construire ses succès électoraux.

“Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole.”

L’adoption d’une ligne pour le moins radicale pour un parti autoproclamé centriste s’explique par les origines et la nature même du mouvement : fondé en 2006 en Catalogne autour de jeunes de droite hostiles à l’indépendance, C’s entend incarner depuis la crise économique une droite « espagnoliste », dont la stratégie est de faire porter la responsabilités des maux de l’Espagne sur la classe politique et le système des autonomies, porteurs de « corruption » et de « désunion », singeant les slogans de la jeunesse indignée du 15-M puis de Podemos.

Bien qu’ils soient aux antipodes politiquement, les deux mouvements comportent d’indéniables points communs :  apparus à la même époque chez la même classe d’âge, ces mouvements sont l’une des manifestations de la crise organique que connaît la forme de l’Etat espagnol depuis le pacte constitutionnel de 1978. Soutenu par l’oligarchie du pays, C’s a tout simplement offert un débouché politique pour une jeunesse qui ne se retrouvait pas dans la ligne modérément anticapitaliste de Podemos, mais qui partageait avec les électeurs du parti de Pablo Iglesias une même hostilité envers les institutions politiques, le bipartisme du PP et du PSOE qualifiés de « dépassés » et de corrompus.

Ainsi, Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole ; ce positionnement transversal lui permet d’attirer un électorat aussi large que volatil. S’y retrouvent ainsi aux côtés de jeunes entrepreneurs libéraux, à l’image des jeunes macronistes, toute une jeunesse « espagnoliste » exprimant un discours extrêmement droitier, dirigé contre la gauche et les autonomies, adversaires autour desquels le parti structure son combat politique.

Au crépuscule de sa vie, Santiago Carrillo, ex-leader du Parti Communiste d’Espagne, assista aux assemblées du 15-M.  Il y vit un mouvement de la jeunesse espagnole transcendant les clivages politiques traditionnels, en remettant en question les conceptions de toute une société. Il pronostiqua ainsi une grande transformation de la gauche, mais aussi de la droite, la première deviendrait à l’avenir « plus combative », et la seconde « plus humaine ». Si avec Unidos Podemos, la mutation de la première a bien eu lieu, celle de la seconde se heurte aux éternels vieux démons de nationalisme radical et à l’autoritarisme, qui risque désormais de briser une fois de plus la démocratie, l’unité et la stabilité du pays.

 

Par Rafael Ric. 

 

Crédit photo : 

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cabecera-manifestacion-representantes-PP-Cs_EDIIMA20171008_0215_5.jpg