Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

« Les marchés observent jusqu’où faire de la rigueur sans provoquer de crise politique » – Entretien avec Benjamin Lemoine

Benjamin Lemoine. © Photo libre de droits

Alors que s’ouvrent des débats parlementaires électriques sur le budget 2025, médias et personnalités politiques présentent l’endettement de la France comme catastrophique. Si la charge de la dette croît effectivement de manière inquiétante, cela est aussi dû à la fin du quantitative easing indiscriminé pratiqué par la BCE ces dernières années. Par ailleurs, certains choix stratégiques de l’Agence France Trésor ne semblent jamais questionnés alors qu’ils comportent de lourdes implications politiques. Comment remettre à plat ce système de financement de l’Etat pour retrouver des marges de manoeuvre pour mener les investissements nécessaires, notamment dans les services publics et l’écologie ? Pour le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de La démocratie disciplinée par la dette, il faut envisager la reconstitution d’un « circuit du Trésor » afin de ne plus dépendre exclusivement des marchés financiers. Entretien.

LVSL – La France a dépassé les 3000 milliards d’euros d’endettement public et la charge de la dette s’alourdit – 46 milliards d’euros cette année et 72 prévus en 2027 selon un rapport du Sénat. La Commission européenne a placé la France en « procédure de déficit excessif », ce qui pourrait amener à des sanctions financières, et le nouveau gouvernement prévoit de très fortes coupes budgétaires. Le sujet de la dette publique est à nouveau sur la table et les commentateurs libéraux parlent d’endettement incontrôlable. Pourtant, les titres de dette français n’ont aucun mal à trouver preneurs. La situation est-elle vraiment si catastrophique ?

Benjamin Lemoine – Cette apparente contradiction m’a intrigué dès le début de mes travaux sur la dette, quand j’ai commencé ma thèse en 2006. J’effectuais alors une enquête auprès de l’administration auprès de l’Agence France Trésor (instance chargée de l’émission des obligations françaises, ndlr), qui veillait à ne jamais parler ouvertement en termes catastrophistes de la dette. Au contraire, on réaffirmait – ce que fait un peu l’économie hétérodoxe – la facilité à trouver des souscripteurs, la liquidité (c’est-à-dire la capacité à être revendue rapidement dans le système financier, ndlr) et l’attractivité de la dette. À l’époque, on était aux soubresauts de l’item dette dans l’espace public.

Le rapport de Michel Pébereau, commandé par le ministre Thierry Breton en 2005 préparait les esprits à ce nouveau « fait politique ». Rédigé par un ancien haut fonctionnaire du Trésor devenu président du conseil d’administration de BNP Paribas, ce rapport ambitionnait de rendre visible la question de la dette publique, considérée comme trop peu présente dans les débats, et en faire une préoccupation nationale. Ses rédacteurs se vivaient comme des lanceurs d’alertes, bien décidés à convaincre le grand public du « désastre » à venir pour les « générations futures ».

« Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. »

Ce qui est fascinant, c’est qu’un décrochage sur le ton se faisait déjà jour à l’époque. D’un côté, ces trouble-fêtes de l’austérité construisaient la dette en déluge, en ne parlant que déséquilibres budgétaires, niveaux excessifs de dépense publique, manque d’investissement réel – en déconsidérant les services publics et les fonctionnaires comme des charges et des dépenses de « fonctionnement » vouées à être rabotées. De l’autre, le monde des marchés financiers, avec lequel compose quotidiennement l’Agence France Trésor, qui n’avait aucun souci à absorber la dette. Pour eux, la dette publique était avant tout un actif financier, éminemment liquide et encore largement marqué par la stabilité et la sécurité : la France bénéficie du triple A jusqu’en 2012. À l’époque, quand les journalistes questionnaient les représentants du Trésor chargés de financer la France sur le « problème » de la dette, ceux-ci répondaient que la dette roule, qu’elle est désirée, et que, si la pédagogie austéritaire est importante, il faut savoir faire la part des choses et ne pas non plus effrayer inutilement le marché qui à cette heure est conquis. 

Cette divergence de discours entre le monde politique et le monde financier perdure aujourd’hui. Dans La démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), j’aborde la dimension démocratique de ce paradoxe. Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. Il y a une division du travail dans ce schisme du réel : d’un côté, on dramatise la situation budgétaire afin d’aligner le corps social sur les réquisits de la classe possédante et épargnante, et de l’autre, on évite de questionner les mécanismes financiers sous-jacents. Produire ainsi l’ignorance du citoyen renforce l’emprise de la finance privée sur la démocratie, et limite d’autant le champ des choix politiques discutables.

LVSL – La dette publique continue de se placer sans difficulté sur les marchés financiers, malgré les discours alarmistes. Comment expliquer cette stabilité ?

B. L. – Cette stabilité repose sur des choix institutionnels et un cadre économique stable, qui garantissent la liquidité et l’attractivité de la dette française. Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. Mais il ne s’agit ni d’un phénomène économique ex nihilo et naturel, mais bien le résultat d’une ingénierie politique et financière qui permet aux États de se financer tout en restant dépendants des marchés. De même, cette plomberie n’a rien de neutre, elle a ses goûts et dégoûts politiques, et fonctionne tant qu’on ne remet pas en cause les règles en place et les sous-jacents sociaux et politiques qui font que « ça roule ». 

« Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. »

Aux anxieux de la dette s’opposent ceux que j’appelle, avec une pointe d’humour, les « rassuristes », qui estiment que les obligations d’État étant des actifs hautement demandés par les marchés, et que l’épargne abonde, l’endettement sur les marchés n’est pas un problème, voire une solution. Cependant, ces analyses négligent souvent un point crucial : se financer sur les marchés de capitaux impose une série de choix politiques. Si la dette reste attractive et que la liquidité est garantie, ce n’est pas par magie : c’est grâce à un ensemble de décisions institutionnelles, à une politique économique stabilisée – tout particulièrement celle de l’offre, des cadeaux fiscaux et de l’ajustement budgétaire – et à la maîtrise des controverses qu’elle suscite. Si ces mécanismes venaient à être perturbés, comme dans le cas d’une véritable alternative politique, la machine ne fonctionnerait plus comme elle le fait actuellement.

Ce débat réapparaît régulièrement dans le discours public sous la forme du risque politique : le « risque Mélenchon », celui du Nouveau Front Populaire, etc. La rupture politique se traduirait par un choc de taux sur la dette souveraine française, des ventes massives de titres sur les marchés secondaires, c’est-à-dire de l’occasion, un besoin de financement excédant largement les offres de prêts, une crise de liquidité et une hausse des taux d’intérêt, augmentant la charge de la dette. Ce phénomène souligne l’emprise qu’exerce la financiarisation de l’État sur la démocratie. Tant que la politique structurelle reste inchangée, tout semble stable, mais dès que cette stabilité est mise à l’épreuve, tout s’effondre.

LVSL – Les institutions européennes semblent d’ailleurs implicitement reconnaître – depuis quelques années – que les logiques austéritaires ne fonctionnent pas, y compris pour les créanciers. L’épisode du quantitative easing est significatif…

B. L. – Il faut en revenir à l’année 2016, où Benoît Cœuré, alors membre du directoire de la Banque Centrale Européenne (BCE), théorise le concept d’actif sans risque dans la zone euro. Il souligne que la dette publique doit être perçue comme un élément clé pour la stabilité du système financier, comparable à la fonction de la monnaie dans l’économie réelle. Ce besoin découle des crises de 2008 et de la dette souveraine de la zone euro, qui avaient révélé l’incapacité des institutions à garantir une stabilité suffisante.

Cœuré insiste sur l’idée que la BCE doit garantir des actifs sans risque, tout en veillant à ne pas rendre la dette publique « trop » sûre, afin de préserver une certaine discipline des marchés financiers sur les États. Cette ambiguïté reflète les compromis inhérents à l’architecture de la zone euro, particulièrement visibles dans les relations entre la France et l’Allemagne lors de la mise en place de la zone euro. Dès cette époque, la France avait négocié la possibilité d’intervenir sur les marchés secondaires (la politique de quantitative easing de la BCE a consisté à racheter des obligations d’État achetées par d’autres acteurs pour faire baisser les taux d’intérêts, ndlr), même si cette stratégie ne sera activée que bien plus tard, en réponse aux crises.

« Le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, afin d’inciter les gouvernements à des choix douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital.  »

Il est crucial de comprendre la différence entre le rachat de dette sur le marché secondaire et un financement direct sur le marché primaire. Le débat sur le « financement monétaire » ou par un circuit administré – par le circuit du Trésor – a pu paraître obsolète et daté : la BCE, par le quantitative easing, rachetant les dettes, les sécurisant, bouclant le circuit, cela rendrait les marchés fantomatiques, sinon inopérant. C’est ni vrai ni faux car, précisément, le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, et donc d’une réticence éventuelle à prêter, afin d’inciter les gouvernements à des choix politiques douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital. 

Surtout, ce bouclage varie selon les conjonctures et répond à un timing choisi. Ainsi, pendant l’épisode de la crise Covid, où la BCE rachetait de la dette de façon inconditionnelle, cette confrontation entre offre et demande était effectivement devenue quasi-fictive. On voit aujourd’hui le retour en force de cette attestation marchande de la valeur différenciée des dettes. Les institutions européennes ont donc un rôle architectural majeur : en maintenant la possibilité de jouer sur la frontière entre marché primaire et secondaire (les intervention de la BCE se cantonnant au secondaire), on maintient aussi le préalable d’une évaluation de marché… quitte à rattraper les choses quand elles menacent l’implosion de la zone euro. Dans l’intervalle on a laissé opérer la discipline de marché afin de ramener dans le rang les gouvernements tentés de renverser les règles. La relation est hautement politique et devient plus visible en période de crise, où les concessions faites par les États s’intensifient, comme ce fut le cas en Grèce.

LVSL – Dans ce cas, les marchés financiers ont-ils vraiment intérêt à l’austérité ? Ne s’agit-il pas d’un simple prétexte pour attaquer les services publics et les outils de protection sociale ?

B. L. – Il y a là une forme de conscience des marchés mais qui est plus de l’ordre du pragmatisme vis-à-vis des réactions potentielles du corps social et politique que de la rationalité économique. Un exemple à ce titre est celui de Liz Truss et de la crise provoquée par son « mini-budget » au Royaume-Uni. Le dévissage des obligations britanniques était liée à un programme de finances publiques faisant la part trop belle aux baisses d’impôts et rendant douteuse la possibilité, à moyen et long terme, de payer à échéances régulières la charge d’intérêts aux détenteurs de titres. D’une certaine façon, le léger revirement du gouvernement Barnier sur la fiscalité renvoie à la même logique : la simple mention d’une hausse d’impôt – réversible – sur les plus hauts revenus est mise en scène comme une rupture avec le dogme, non seulement par ses adversaires macronistes mais aussi les commentateurs médiatiques, afin de faire croire qu’il s’agit là de la même copie que celle du NFP qui n’aurait alors plus de raison de s’opposer à ce gouvernement pseudo-« technique ». 

En résumé, il y a l’idée qu’une austérité trop sévère ou radicalement unilatérale peut déstabiliser l’ensemble du système, levant les mouvements sociaux – qu’on peut certes calmer à la matraque et au LBD – voire provoquant des changements de régime qui, historiquement, peuvent les ruiner en provoquant le déchirement des contrats. La discipline budgétaire est dosée, consciemment ou inconsciemment, par les technocraties européennes, par les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques.

« La discipline budgétaire est dosée par les technocraties européennes et les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques. »

Cette logique a été à l’œuvre sur un plan technocratique international avec les plans d’ajustement structurel du FMI, où l’acceptabilité sociale des mesures d’austérité est toujours prise en compte. Par exemple, lors du plan Brady aux États-Unis (en 1989, les Etats-Unis ont émis des bonds partiellement garantis par leur banque centrale destinés à des pays d’Amérique latine, ndlr), des concessions ont été pensées pour offrir aux gouvernements bénéficiaires des marges de manœuvre budgétaires – un certain répit – afin de poursuivre des politiques néolibérales à long terme.

LVSL – Vous avez étudié les arcanes du ministère des Finances et de l’Agence France Trésor, chargée d’émettre les obligations françaises. Celle-ci a un rôle très important, puisque ces décisions pèsent sur les contribuables et les choix politiques qui peuvent être faits. Pourtant, elle prend des décisions peu avantageuses pour l’État, comme on l’a vu durant la période récente de taux très faibles, où peu de titres ont été émis alors que c’était une occasion de financer des investissements utiles à moindres frais. Comment l’expliquez-vous ?

B. L. – C’est une question importante. Il faut pour cela plonger dans l’imaginaire socio-politique de cet État financier. Un exemple intéressant est celui de Jacques de Larosière (ex-directeur général du FMI et gouverneur de la Banque de France, ndlr), qui considérait qu’il était contraire « aux lois sociales » que les taux restent bas trop longtemps : il est naturel de rémunérer l’investisseur, et l’épargnant méritant. Aussi, les taux bas étaient perçus comme une anomalie conjoncturelle, qui devait inviter à un retour à la normale. 

De même, l’Agence France Trésor reprend à son compte, dans ses publications, la formule des économistes Franco Modigliani et Richard Sutch, en considérant que son action est et doit rester entièrement orientée vers la construction de l’« habitat préféré des investisseurs ». En somme, il s’agit de mettre à disposition, quoi qu’il en coûte, un support de placement stable, désirable et désiré, et donc qui peut s’échanger aisément. Il s’agit de construire une gamme de produits liquides, éventuellement des « niches », avec des innovations en avance sur d’autres pays, comme ce fût le cas des obligations indexées sur l’inflation, émises pour la première fois dans la zone euro par la France avant l’Allemagne (après le Royaume-Uni). Surtout, il s’agit d’émettre de façon stable, sans chercher à « battre le marché », ni profiter de la conjoncture. Cette approche peut interroger, notamment lorsque les taux étaient très bas. Beaucoup de parlementaires plaidaient pour profiter de la conjoncture en émettant des titres longs, afin de diminuer le nombre d’échéances de confrontation aux marchés. En effet, plus vous émettez des titres à courte échéance, plus vous multipliez les ventes aux enchères et potentiellement le risque d’une réaction de marché négative. 

La technocratie française, qui a, comme les investisseurs, les yeux rivés sur l’Allemagne, cherche à compenser son « complexe » sur les finances publiques – historiquement hérité de la rivalité franc/mark – via un leadership sur la liquidité : celle-ci renvoie largement à la disponibilité du titre d’un État et la facilité pour les investisseurs à se l’échanger. Un pays extrêmement bien géré sur le plan des fondamentaux des finances publiques, qui émet donc peu, peut avoir une dette très illiquide (et qui coûte cher aussi à l’État). La disponibilité des titres de dette française est un atout, et l’Agence continue de proposer des emprunts dont elle est certaine qu’ils trouveront preneur. La France se positionne ainsi comme un petit États-Unis, qui bénéficient du privilège exorbitant faisant du dollar la monnaie internationale. L’accent est mis sur la liquidité, considérée comme un facteur clé pour servir l’intérêt général. La France offre donc une gamme de titres attrayants pour les investisseurs, y compris lorsque cela est coûteux. 

À ce titre, le débat sur les OATI (obligations dont le taux d’intérêt est indexé sur l’inflation européenne, ndlr) est intéressant. Certains médias, comme Les Échos, ont abordé ces sujets en expliquant d’où viennent ces titres et comment ils ont été défendus. Il y a une perception que la dette pourrait coûter moins cher en supprimant ces titres, puisque la rémunération des investisseurs a flambé lors de la récente phase inflationniste. Surtout, ces titres incarnent une distribution sociale inégale : les épargnants sont à l’abri de l’inflation, quand il est hors de question pour les pouvoirs publics d’indexer le travail et les salaires.

Dans L’ordre de la dette (La Découverte, 2016), je traite de la genèse des indexations sur l’inflation. Après les années 1980, l’inflation est devenue taboue. L’État s’autorise à parier sur le fait qu’elle ne reviendra pas : en 1998 on peut, comme le formule Dominique Strauss-Kahn (alors ministre de l’économie et des finances, ndlr), se faire de l’argent « sur le dos » des prêteurs, qu’il associe à l’époque « à la plus aisée de la population, soit des compagnies d’assurance, en leur servant des taux d’intérêt » [1]. Les OATI sont, de surcroît, mises en avant comme autant de preuves adressées aux investisseurs de la détermination des gouvernements successifs à maîtriser l’inflation – sinon la charge de la dette pourrait s’envoler.

LVSL – Comme vous l’avez évoqué, les taux d’intérêts ne dépendent pas que de la volonté des prêteurs, mais aussi largement de l’action de la banque centrale, notamment à travers ses taux directeurs et ses programmes de quantitative easing. Depuis deux ans, ces rachats de titres ont baissé et des critères ont été mis en place pour qu’un État puisse bénéficier de rachat de titres par la BCE sur le marché secondaire. La BCE ne sert-elle donc pas plus les intérêts de la finance plutôt que ceux des États de l’Eurozone ?

B. L. – Effectivement, nous avons observé la fin de la période des rachats indiscriminés de dettes souveraine pour construire désormais un outil discriminant et conditionné, arrimé à la discipline budgétaire au niveau européen : les programmes d’ajustement et les procédures pour déficit excessif. Ce mécanisme appelé IPT (instrument de transmission de la protection monétaire), impose aux États membres de l’eurozone de respecter les quatre critères budgétaires européens (maîtrise de l’inflation, de la dette publique et du déficit public, stabilité du taux de change et convergence des taux d’intérêt, ndlr) pour bénéficier de rachat de leurs titres sur le marché secondaire. La BCE devra également estimer que la trajectoire de dette de l’État membre est soutenable. Tout l’enjeu désormais consiste à guetter quand la BCE décidera d’intervenir pour stabiliser les marchés de dette souveraine et avec quels motifs. 

Le Covid a donc été une parenthèse : la politique de rachat de la BCE avait pourtant montré au monde entier sa capacité à servir d’arme massive de neutralisation du pouvoir de nuisance de la finance. Le fait que la BCE détienne beaucoup de dette dans son bilan pouvait d’ailleurs annoncer une forme de re-publicisation de la détention de la dette. Seulement cela s’accompagnait d’une culture financiarisée persistante de l’institution, dont les motifs d’action ne sont tournés que vers l’entretien et la conservation du système financier privé. 

LVSL – Quels autres mécanismes monétaires pourraient être envisagés pour sortir de la « discipline de la dette » ?

B. L. – Il faut instaurer des espaces de coordination plus explicites, institutionnels et transparents entre Trésors et banques centrales quant à la coordination de leurs actions, revenir sur l’interdiction de financement direct des États par les Banques centrales et le passage obligatoire par les marchés financiers, qui évaluent et sanctionnent les bons et mauvais choix politiques. Il faut œuvrer à constituer un circuit du Trésor et un grand pôle bancaire public, à l’échelle européenne : la forte détention de dettes publiques par la BCE pourraient en être l’amorçage, mais avec une tout autre philosophie du pouvoir. Il faudrait développer des institutions, mises en réseau, qui souscriraient aux emprunts d’États en dehors des procédures de marché, non soumises à des impératifs de rendement financiers parce que protégées par la Banque centrale européenne, et qui servent les objectifs de la planification écologique. 

On peut aussi imaginer de reprendre le contrôle collectif sur l’allocation et la circulation du crédit, du moins de créer des espaces de dialogue démocratique, comme le suggère Éric Monnet, en intégrant divers acteurs, y compris des représentants de la société civile, des ONG et des organisations militantes. Évidemment, l’idée serait de réinventer les justifications de la distribution du crédit, en favorisant des investissements qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux. Cela implique des choix politiques forts et assumés.

LVSL – Remettre en place un tel système suppose une vaste reprise en main du système bancaire et monétaire par les pouvoirs publics. Croyez-vous à une possible réécriture des traités européens, qui obèrent une telle possibilité, ou faut-il au contraire engager une sortie de l’euro ?

B. L. – Je pense qu’aucun économiste hétérodoxe ne considère le retour au franc comme une panacée. Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. La possibilité de jouer réellement le rapport de force politique avec l’Allemagne – par le truchement d’un État central comme la France – n’a pas encore été tentée à ce stade. L’euro et la force de frappe de la BCE sont des atouts indéniables, mais qu’il faut s’efforcer de démocratiser. 

« Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. »

Une idée pourrait aussi consister dans la systématisation et l’organisation des souscriptions aux titres du Trésor. Historiquement, la France a connu le plancher de bons du Trésor : ce mécanisme évitait la contrainte du marché en imposant aux établissements bancaires et financiers de souscrire une partie de leur portefeuille d’actifs dans des obligations du Trésor. Le plancher ajustable politiquement servait à la fois à contrôler les banques et à maîtriser l’inflation, tout en offrant une disponibilité au Trésor : une véritable coordination au service de la reconstruction de l’économie. Ce taux d’intérêt et ce plancher pouvaient également être ajustés en fonction des contraintes des établissements bancaires et de la conjoncture. Un tel dispositif pourrait être activé au niveau national en arguant de la logique prudentielle vis-à-vis du système financier. C’est un éventuel trou de souris pour agir dans le cadre des traités européens. Mais il reste absolument nécessaire de remettre à plat les traités européens, de n’accepter aucun tabou en la matière et de recalibrer les constitutions économiques et monétaires à l’aune des enjeux climatiques et sociaux actuels. 

Notes :

[1] Cette citation lors d’un débat parlementaire a été retrouvée par Sylien Colin dans son mémoire « Prendre le risque de l’inflation. Quand l’État assure le marché : une enquête sur la dette publique indexée sur l’inflation », Master II pour la formation IEOS.

Face à l’OTAN et aux réticences allemandes, l’impossible autonomie stratégique européenne

Emmanuel Macron avec le chancellier allemand Olaf Scholz lors d’un sommet de l’OTAN en 2022. © OTAN

Puissance militaire et diplomatique majeure, la France a longtemps défendu avec vigueur son indépendance stratégique, notamment en refusant la Communauté Européenne de Défense en 1954, en sortant du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et en s’accrochant au processus de décision à l’unanimité plutôt qu’à la majorité qualifiée [1]. Par la suite, elle a tenté à plusieurs reprises de s’émanciper de la tutelle américaine à travers le « couple franco-allemand » initié par le traité de l’Élysée de 1963 et diverses tentatives de création d’une « Europe de la défense ». Tous ces efforts ont cependant échoué, les autres États membres préférant s’aligner sur les États-Unis en échange de leur parapluie nucléaire. Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, la volonté française d’autonomie stratégique européenne est ainsi vouée à l’échec. Dans son livre France, une diplomatie déboussolée (L’inventaire, 2024), l’ancien ambassadeur de France en Russie, au Brésil, au Sénégal et au consulat général de Jérusalem alerte sur l’impasse de ce projet alors qu’un nouvel élargissement à l’Est se profile. Extraits.

Rares sont les domaines de compétence qui échappent désormais à une sorte de partage avec les institutions européennes (à l’exception, sans doute, de la défense nucléaire). Et ce partage progressif des compétences se fait au sein d’une Europe de plus en plus hétérogène. Les deux élargissements de 1995 (Suède, Finlande, Autriche) et 2004-2007 (pays baltes et tous les ex-satellites de l’URSS plus Malte et Chypre, auxquels s’est ajoutée la Croatie en 2013) ont fait de la politique étrangère de l’Union européenne un ensemble ingérable dont les deux dénominateurs communs sont l’alignement sur les États-Unis et la défense des droits de l’homme dans le monde. 

La rupture de 2003 due à l’intervention américaine en Irak en a été un avertissement brutal. La prise de conscience par la France de son incapacité, malgré l’appui de l’Allemagne, à entraîner les pays de la « nouvelle Europe » dans le refus de la guerre décidée par Washington, a engendré un vrai traumatisme. La pique du président Chirac, jugeant « mal élevés » ces pays qui soutenaient Washington alors qu’ils n’étaient pas encore membres de l’Union européenne, a laissé des traces profondes. En réalité, ces pays avaient pour objectif essentiel d’adhérer à l’OTAN plus qu’à l’Union européenne. Cette priorité de leur politique étrangère s’est maintenue depuis lors, si l’on excepte le moment de panique provoqué par le président Trump qui avait remis en cause, au sommet de l’OTAN de mai 2017, l’engagement de solidarité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Au demeurant, cette alerte a permis de faire plus de progrès en quatre ans sur la voie de l’autonomie stratégique que durant les vingt-cinq années qui avaient précédé (création, en 2021, du Fonds européen de la défense et de la Facilité européenne pour la paix…). 

Le discours du président Macron à la Sorbonne, en septembre 2017, visant à renforcer l’Europe souveraine sans toucher à la question des votes à la majorité qualifiée, n’avait cependant pas reçu de réponse. Le silence allemand, en particulier, était assourdissant. De fait, les effets du retour des Démocrates américains au pouvoir à Washington, avec un Joe Biden beaucoup plus soucieux des intérêts européens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont vite regroupé les Européens autour de l’OTAN. 

Les signes du renouveau de cette cohésion atlantique ont été nombreux : adhésion à l’OTAN de deux nouveaux États membres antérieurement neutres (Suède et Finlande) ; coordination de l’aide à l’Ukraine sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne ; achats massifs d’armes américaines qui rééquipent en urgence les armées européennes (chasseurs F35…) ; sanctions coordonnées au G7 sous impulsion américaine (par exemple pour l’embargo sur le gaz et le pétrole russes dont le prix est plafonné).

Mais ce mouvement s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe. La remarquable mobilisation européenne, orchestrée par la présidence française au Sommet de Versailles en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine, a plus été un sous-produit de la solidarité occidentale qu’une manifestation de cohésion européenne. Le premier effet du discours du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (discours dit du Zeitenwende ou « changement d’ère »), trois jours après l’invasion de l’Ukraine, a été de consacrer une grande partie des cent milliards d’euros supplémentaires annoncés pour le budget de l’armée allemande à l’achat de F35 et d’hélicoptères lourds américains. De même, le discours d’août 2022 du chancelier à l’université Charles de Prague, s’il se pose en force de proposition pour le renforcement de la « souveraineté européenne » conformément aux préoccupations françaises, poursuit dans la veine traditionnelle de Berlin.

Il fonde la souveraineté à venir d’une Europe bientôt élargie à plus de trente États sur la prise de décision à la majorité qualifiée en politique étrangère. Accessoirement, il cite comme fondement de la politique de défense européenne un projet de défense aérienne qui mentionne de nombreux pays mais non la France, pourtant en pointe dans ce domaine.

Finalement la France, ainsi marginalisée, aurait plus de possibilités de défendre ses intérêts dans une OTAN fonctionnant à l’unanimité… Brouillée avec la majorité des États membres, la France aura du mal à conserver son influence et son statut au sein des institutions européennes. Le discours d’Emmanuel Macron au Forum GLOBSEC Bratislava, le 31 mai 2023, a tenté de réconcilier son pays avec ceux d’Europe centrale au prix d’un engagement accru aux côtés de l’Ukraine et d’un soutien aux nouveaux élargissements.

S’il a cherché à les mobiliser en faveur de l’autonomie stratégique de l’Europe, c’était la seule condition pour qu’ils reçoivent le message, dans un cadre clairement occidental et otanien. Dans son discours aux ambassadeurs d’août 2023, le président français a entériné l’idée d’un nouvel élargissement de l’Union européenne en évoquant les difficultés qu’il présentera et en suggérant plus d’intégration et plusieurs vitesses. Mais la mise en œuvre de ces bons principes risque d’être périlleuse et semée d’obstacles pour notre pays. 

Des progrès ont pourtant été enregistrés dans le cadre des institutions européennes. Si le discours de la Sorbonne du président Macron, en septembre 2017, n’avait pas reçu de réponse directe d’Angela Merkel, la pression de la crise du Covid, celle des positions erratiques de Trump et la prise de conscience des vulnérabilités de l’Union européenne ont conduit à certaines modifications de l’« esprit » des institutions européennes. 

En marge du renforcement de la solidarité atlantique provoqué par l’invasion de l’Ukraine et sous l’impulsion française, des changements importants ont pu être obtenus, facilités par le retrait du Royaume-Uni. La notion de politique industrielle pas plus que celle d’« autonomie stratégique » de l’Europe ne sont désormais taboues ; les dettes sont mises en commun quand c’est nécessaire ; un Plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par la dette de l’Union européenne, a été décidé après la crise du Covid (NextGenerationEU). Le recours à certaines protections du marché européen est désormais admis, même s’il s’agit en premier lieu de lutter contre les pratiques commerciales déloyales des exportateurs, de mieux protéger les marchés publics européens en cas de non réciprocité (première réaction contre le Buy American Act de 1933…) et d’uniformiser les conditions de concurrence en matière écologique (taxe carbone aux frontières…).

Si les premières décisions du Fonds européen de défense (FED), créé à l’initiative de la France, ont parfois été contestables et si les projets menés par l’Allemagne, souvent sans la France, risquent d’en être les principaux bénéficiaires, il reste qu’une politique industrielle en matière d’armement commence à voir le jour (le FED est doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027). La Commission envisage même, sous la pression française, la création d’un instrument destiné à contrer l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, qui avantage la production sur le territoire des États-Unis. Toutefois, le camp des ultra-libéraux ne rend pas les armes ni ne renonce à ses combats retardateurs, notamment dans le cas de la réaction européenne à l’IRA : certains États membres estiment ainsi que cet avantage que se donnent les Américains est la contrepartie légitime de la protection qu’ils accordent à l’Europe. 

Néanmoins, il est désormais admis que l’Union européenne doit se protéger, encourager et sauvegarder ses industries de pointe, et ne pas ouvrir son marché sans contrepartie. Ces modestes progrès vers l’autonomie stratégique industrielle et technologique restent, certes, dans le cadre des institutions européennes. De nombreux projets de coopération interétatique ont pris corps sans intervention européenne, et une impulsion nouvelle leur sera donnée. Mais cela ne touche qu’indirectement la défense ou la politique étrangère commune. 

Dans ces domaines la France n’a pas vraiment choisi. Elle n’a pas renoncé à une politique étrangère européenne, malgré tous les obstacles institutionnels et les risques pour son statut, notamment la pression pour le vote à la majorité qualifiée et la demande allemande d’un siège permanent européen (et non plus français) au Conseil de sécurité. Mais si elle ne souscrit pas à l’idée de faire régir la politique étrangère par la majorité qualifiée, comme le propose depuis longtemps l’Allemagne, elle ne parvient pas pour autant à approfondir la coopération intergouvernementale et à en faire un embryon d’Europe puissance. La publication, en septembre 2023, du rapport des experts franco-allemands mandatés par les deux pays ne règle pas le problème : il subordonne les adhésions de nouveaux pays à des réformes structurelles parmi lesquelles une nouvelle extension, non décisive, du vote à la majorité qualifiée, sans toucher au cœur de la politique étrangère. 

France, une diplomatie déboussolée, Editions L’inventaire, 2024.

La France se trouve dans une impasse, devant arbitrer entre une Europe théoriquement souveraine mais impuissante et « otanisée », avec vingt-sept États membres, voire peut-être prochainement trente-six, votant à la majorité qualifiée sur des sujets qui touchent aux fondements de la souveraineté française, et une Europe puissance inscrite dans une coopération intergouvernementale plus étroite, à base franco-allemande, comme l’avait voulu le plan Fouchet ou le traité franco-allemand, mais dont l’Allemagne ne veut pas.

Notes :

[1] Procédure de vote au Conseil Européen (organe intergouvernemental représentant les Etats) requérant 55% des Etats-membres représentant 65% de la population européenne pour qu’une décision soit adoptée.

Fabio de Masi : « L’Allemagne goûte à présent aux politiques qu’elle a infligées au Sud de l’Europe »

Fabio de masi - le vent se lève
Fabio de mMasi – Le vent se lève

Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.

LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?

Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.

Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.

« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »

La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.

Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.

LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?

J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.

Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?

LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?

FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…

LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?

L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.

LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?

Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».

« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »

Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).

Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.

Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.

LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?

Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.

Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.

LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?

Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.

LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?

Je me suis opposé à la réplique de Netanyahou – la plus extrême qui puisse être – aux attentats du 7 octobre. J’ai été l’un des rares à le faire. Nous devons garder à l’esprit que Netanyahou a délibérément soutenu les fondamentalistes du Hamas pendant de nombreuses années, afin d’empêcher une solution à deux États.

Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.

LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?

Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.

Les divisions de Die Linke, signes d’une gauche allemande à la dérive

Sahra Wagenknecht en meeting. © Die Linke

En Allemagne, Die Linke, le parti de gauche radicale, est au bord de la rupture. Son ancienne figure de proue Sahra Wagenknecht, qui jouit d’une forte popularité, entend le quitter pour fonder son propre mouvement. Elle accuse Die Linke d’avoir versé dans une surenchère « sociétale ». Avec une stratégie consistant à s’appuyer sur la « société civile progressiste » (ONG écologistes, mouvements favorables à l’accueil des migrants, etc.) dont la « jeunesse » est le cœur de cible, le parti semble bien avoir abandonné ses racines populaires. Mais la stratégie de Wagenknecht, jamais avare d’une polémique contre la « culture woke », semble également fragile. Par Loren Balhorn, traduction Camil Mokaddem [1].

Après des années marquées par des revers électoraux et des luttes internes, il semblerait que les tourments du parti de gauche radicale allemand Die Linke s’achèvent enfin.

En juin dernier, les co-présidents du parti ont annoncé que le futur de Die Linke s’écrirait sans Sahra Wagenknecht, fermant ainsi la porte à la figure la plus populaire, mais aussi la plus controversée du parti. Ancienne porte-parole au Bundestag, elle est aujourd’hui peu présente au Parlement. Ses détracteurs l’accusent depuis longtemps de défier la discipline du parti pour promouvoir son propre projet politique. Celle-ci ne rate en effet jamais une occasion de critiquer ce qu’elle nomme la « gauche lifestyle » de la classe moyenne.

Il apparaît clair que le parti tel qu’il existait depuis les années 2000 n’a plus sa place dans le contexte actuel. La décision unanime des cadres de Die Linke fait écho aux déclarations des soutiens de Wagenknecht, qui évoquent ouvertement un départ depuis des mois. Le choix de l’activiste Carola Rackete [capitaine d’un bateau transportant des immigrés, qui avait défié le ministre italien Matteo Salvini pour les faire débarquer sur l’île de Lampedusa ndlr] et du spécialiste en médecine sociale Gerhart Trabert pour représenter Die Linke aux élections européennes n’ont fait que confirmer une scission qui paraît désormais inévitable.

La désignation de Carola Rackete comme tête de liste aux européennes, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. Elle est d’une grande popularité auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges au cœur de la nouvelle stratégie du parti

Un tel schisme comporte des risques, notamment celui de ne voir aucun élu à gauche du SPD (parti social-démocrate allemand) siéger au parlement d’ici 2025. Une perspective qui pourrait cependant être vécue comme un soulagement, tant l’atmosphère était devenue délétère à Die Linke, marquée par l’incapacité d’un bord comme de l’autre à amorcer le moindre dialogue. L’optique d’un départ de Wagenknecht donnera enfin l’occasion à chaque camp de mesurer son projet politique à l’aune de ses succès électoraux.

Il reste toutefois de nombreux doutes à éclaircir, à commencer par le programme que chacun souhaite défendre. Une fois le départ des partisans de Wagenknecht acté, Die Linke restera divisé entre une aile de centre-gauche conciliatrice et un mouvement ouvertement radical, ce qui pourrait à l’avenir approfondir les divisions. Il sera difficile de dégringoler plus bas que ces dernières années, mais remonter la pente s’annonce fastidieux.

Le pari hasardeux de Die Linke

La conférence de presse du 17 juillet intronisant Rackete et Trabert entendait marquer une nouvelle ère. La désignation de Carola Rackete, célèbre pour ses actions de sauvetage en mer auprès des embarcations de migrants, est emblématique de la voie empruntée par Die Linke. L’ancienne co-présidente du groupe, Katja Kipping, avait un temps exprimé son ambition de faire de Die Linke le catalyseur des « jeunes qui veulent changer le monde ». Pour souligner cette (relative) nouvelle orientation, la conférence de presse a été suivie par une autre devant les locaux de Die Linke, au cours de laquelle des représentants de plusieurs ONG ont pu « exprimer leurs attentes, leurs souhaits et leurs critiques du parti ».

Cette annonce a été vécue comme un « putsch » par certaines voix à gauche. Le recrutement d’une figure progressiste reconnue, extérieure au parti, permet à Die Linke de montrer qu’une page est tournée. Sans aucun doute, Rackete est une personnalité populaire auprès des militants les plus jeunes du parti et des électeurs de centre-gauche – deux franges, semble-t-il, au cœur de la nouvelle stratégie du parti. Une orientation qui semble pour l’instant convenir aux anciennes figures tutélaires du parti, comme Dietmar Bartsch. Ce virage semble confirmer l’émergence d’un nouveau « centre stratégique », longtemps exigé par ses membres. Mais les militants qui ont pris la parole au cours de la conférence de presse peuvent-ils représenter une véritable base électorale ?

Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue

La direction de Die Linke semble miser sa survie sur la capacité des ONG et des mouvements de la « société civile » à organiser de vastes mobilisations sociales. Ils pourraient constituer une base sociale qui s’intégrerait au parti sur le long terme. Pourtant, les manifestations « antifascistes » sous le mot d’ordre « indivisibles » (#unteilbar), tout comme les Fridays for Future, pour citer deux mouvements notoires, étaient tout sauf homogènes. L’une comme l’autre de ces marches a uni des manifestants en faveur de politiques « progressistes » (pour une politique migratoire ouverte et des mesures climatiques à la hauteur de l’urgence), mais leur composition sociologique et leur orientation politique sont quant à elles profondément hétérogènes. Le vote Die Linke pourrait conjoncturellement les séduire, mais de telles affinités électorales sont temporaires – contrairement à celles d’un front de classe. Ainsi, cette stratégie semble limitée quant à sa capacité à refonder la base sociale durable sur laquelle la gauche s’est appuyée au cours de son histoire.

Aux difficultés sociologiques que pose cette orientation du parti s’ajoute la question de la conjoncture politique. Cette annonce arrive en effet au moment où ces mouvements se trouvent dans une impasse : les vastes mobilisations climatiques de ces dernières années, parmi les plus importantes au monde, n’ont pas réussi à contraindre le gouvernement à accélérer la transition écologique. Le vice-chancelier Robert Habeck, lui-même élu du parti écologiste Die Grünen, semble abandonner sa promesse de sortir du charbon d’ici 2038, au grand dam des ONG, dont les efforts se sont avérés vains.

En dépit des mobilisations du mouvement « indivisibles », plaidant pour une politique migratoire ouverte, le gouvernement actuel, regroupant les Verts, le SPD et les libéraux du FDP, a choisi la doctrine opposée. La coalition tricolore a ainsi approuvé les réformes restrictives en termes d’octroi d’asile de l’Union européenne, tandis que la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser a négocié des accords avec plusieurs dirigeants autoritaires nord-africains afin de maintenir les immigrés potentiels à distance des frontières européennes. La coalition « indivisibles » s’est dissoute en silence en 2022, concédant que « la dynamique du mouvement a vécu ». Relancer cet élan, comme le souhaite Die Linke, semble relever de la gageure…

À Berlin et à travers l’Allemagne, les ONG et mouvements progressistes comptent bien un certain nombre de victoires. Mais dans l’ensemble, ils semblent incapables de résister aux vents violents qui secouent la société. Reconstruire un parti autour de ce qu’il reste de la « société civile » paraît donc hasardeux. La déclaration de Janine Wissler, qualifiant Die Linke de « pôle de l’espoir », fait écho à cette impuissance. Ni son parti, ni aucun autre groupe progressiste en Allemagne n’est actuellement en progression : tout juste Die Linke peut-il espérer glaner 5 % aux prochaines élections et sauver les meubles…

À court terme, ce pari suffira peut-être à empêcher la désintégration totale du parti. Le gouvernement ayant renoncé à ses promesses de campagne et perdu toute crédibilité, Die Linke peut en profiter pour devenir le point de chute d’un fragment de l’électorat vert et social-démocrate. Mais ces reports ne constitueront pas une base solide. Die Linke jouissait autrefois d’une base de votants à l’Est – notamment des nostalgiques de l’ancienne RDA -, qui constituait une « bouée de sauvetage » parant à tout naufrage électoral. Cette base est désormais perdue. Ainsi, Die Linke semble condamné à se retrancher vers une coalition friable de votants, dont les choix dépendent de calculs politiques conjoncturels et de convictions fluctuantes. Supposons par exemple que les Verts prennent un virage inattendu à gauche lors de la prochaine campagne : rien n’indique alors que cette coalition ne volera pas en éclats. 

Wagenknecht avance dans le brouillard

Qu’en est-il de Wagenknecht ? Si sa popularité ne se dément pas au sein d’une partie de Die Linke et auprès d’un plus large public, les soutiens de Wagenknecht sont désormais loin du « centre stratégique » du parti. Depuis le dernier congrès, son camp n’est d’ailleurs pas représenté dans la direction. En public, Wagenknecht assure qu’elle doit encore déterminer si elle fondera un nouveau parti. En privé pourtant, son cercle s’y prépare activement et tâte le terrain auprès des cadres de Die Linke dans tout le pays.

Une chose est sûre, ce mouvement ne sera pas un nouvel Aufstehen – tentative ratée de créer un mouvement de masse peu structuré sur le modèle des Gilets jaunes. En attestent les déclarations de Wagenknecht, affirmant que la création d’un nouveau parti attirera dans son sillage des « personnalités exigeantes ». À en croire la rumeur, elle tenterait plutôt de mettre sur pied un « parti de cadres », aux effectifs plus resserrés, laissant de côté les newsletters adressées à 100.000 personnes sans tactique clairement définie. Il faudrait donc s’attendre à une organisation verticale, contrôlée, misant sur la popularité de sa figure de proue pour la propulser dans les sondages.

Ce calcul est tout sauf irréfléchi. Les sondages indiquent régulièrement qu’elle figure parmi les personnalités politiques les plus populaires en Allemagne, bien au-delà de l’électorat de gauche. Une récente enquête suggère qu’un parti dirigé par Wagenknecht pourrait arriver en tête dans le Land de Thuringe l’année prochaine. En juin, un autre sondage indiquait que 19 % des votants se montraient ouverts à glisser un bulletin en faveur de son hypothétique parti.

Des chiffres qui impressionnent et contrastent avec les 4 ou 5 % d’intention de vote en faveur de Die Linke. D’autre part, l’idée de voir une formation Wagenknecht arracher une importante portion de l’électorat de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite) est particulièrement encourageante, au vu de la progression actuelle de ce parti.

Toutefois, les sondages ne sont pas tous dithyrambiques, une étude YouGov démontre que seulement 2 % d’Allemands seraient prêts à la soutenir dans une élection nationale. De plus, il reste encore à savoir si elle se présentera elle-même comme candidate ou se cantonnera à un rôle tutélaire plus symbolique.

Pour l’heure, outre les difficiles estimations d’un soutien à un parti inexistant, les sondages très contrastés en faveur de Wagenknecht témoignent d’une faiblesse inhérente au projet : ce dernier repose totalement sur la volonté ou non de sa figure de proue à se présenter aux élections. Un point faible qui en dévoile un autre : celui du manque criant de personnel politique à ses côtés. Un problème que connaît également Die Linke, qui peine à faire émerger de nouveaux cadres du calibre de ses fondateurs. Cette faille risque cependant de pénaliser davantage la dissidente de Die Linke. 

Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ?

En effet, Wagenknecht ne pouvant se présenter à toutes les élections, il faut prendre les estimations des sondages avec des pincettes. Et si elle ne se présente pas et opte pour un rôle plus symbolique, convertir ces enquêtes d’opinion encourageantes en résultats – sans parler d’une organisation politique nationale -, sera encore plus compliqué. Il est donc probable qu’une liste de candidats « d’inspiration Wagenknecht » voie le jour d’ici les élections européennes de 2024, sorte de ballon d’essai avant le lancement d’un véritable parti politique.

Les voies vers la reconstruction d’un mouvement populaire

Au-delà des sondages, les interrogations autour de la scission à venir posent la question de la capacité de chaque camp à consolider une gauche toujours plus fragmentée, et à renouer avec des syndicats qui, eux, demeurent puissants. Là aussi, la situation n’a rien d’encourageant…

Les nominations de Carola Rackete et Gerhard Trabert confirment globalement les accusations de Wagenknecht envers Die Linke, à savoir l’abandon progressif du bassin électoral ouvrier « traditionnel », au profit de l’électorat des classes moyennes urbaines. Bien sûr, Die Linke n’a pas délaissé les sujets sociaux ; en juillet, le coprésident Martin Schirdewan et le doyen du parti Gregor Gysi ont par exemple proposé une série de mesures visant à s’attaquer à la crise du coût du logement en taxant les plus riches. Indéniablement, le parti a toutefois opéré un virage rhétorique visant à se présenter, avec un succès mitigé, comme une formation favorable à la « société civile » plutôt qu’un parti de la classe ouvrière.

Les cadres de Die Linke réfutent cette accusation, arguant qu’il est possible d’aborder simultanément différentes luttes sociales pour les faire converger. Une affirmation en théorie correcte, mais qui passe à côté de problèmes majeurs. Bien sûr, les partis de gauche doivent prendre position sur un large éventail de sujets. Mais arrive inévitablement un moment où il faut opérer un jugement d’importance : concernant la manière de faire connaître ses positions, les sujets à mettre en lumière, la vision du progrès social porté par le parti. Choisira-t-on de privilégier une posture « progressiste » ou préférera-t-on s’adresser aux « sans voix » et aux « laissés pour compte » ? Die Linke a choisi la première option.

Tout porte à croire que cette stratégie peine à porter ses fruits auprès des électeurs, Die Linke ayant subi un revers retentissant parmi la classe ouvrière et les syndicats lors des élections de 2021. Même à Berlin, pourtant plus réceptive aux orientations « sociétales » du parti que le reste du pays, le soutien se fissure, comme on l’observe dans les bastions historiques de l’Est de la ville – tandis que la progression observée dans l’Ouest sont trop minces pour équilibrer la balance. Peut-on attribuer ce déclin au nouveau visage du parti ou à des dynamiques plus profondes ? Le débat reste entier, mais nul besoin d’être professeur en sciences politiques pour comprendre que les problèmes du parti ne sont pas entièrement imputables aux charges médiatiques de Sahra Wagenknecht.

De son côté, si cette dernière a reproché à juste titre à Die Linke de s’éloigner du mouvement ouvrier, ses solutions sont peu convaincantes. Loin de l’image radicale qu’elle se plaît à renvoyer dans la sphère publique, la plupart de ses idées renvoient plutôt à un programme social-démocrate des années 1980. Sur le plan économique, sa vision s’aligne plus ou moins sur celle des syndicats, qu’elle double parfois sur leur droite. En attestent ses sorties sur la dette publique, qu’elle juge excessive, ses critiques contre les tentatives du gouvernement d’interdire progressivement les chaudières à gaz, ou encore… ses charges contre la faiblesse des taux d’intérêt, coupables, selon elle, de ruiner la classe moyenne !

Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’aliéner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

Du reste, Wagenknecht n’évoque que très rarement les organisations syndicales dans ses interventions. Il est rare de la voir au contact de grévistes ou, d’échanger avec les « gens normaux » qu’elle accuse pourtant son parti de délaisser. Ces dernières années, elle a préféré critiquer la gestion de la pandémie de COVID-19 ou l’engagement de l’Allemagne dans le conflit ukrainien. Alors qu’elle accuse ses anciens camarades d’abandonner la classe ouvrière en cédant aux guerres culturelles de la gauche libérale, Wagenknecht consacre elle-même de plus en plus d’attention à ces combats culturels en alimentant les polémiques contre la culture « woke ».

En adoptant une position intransigeante sur de tels sujets, Wagenknecht se place au centre d’une attention massive et devient un point de convergence pour les électeurs « mécontents » de tous bords. Bien que des sujets plus fondamentaux de répartition des richesses soient abordés dans ses apparitions médiatiques ou ses newsletters, ils sont souvent submergés par une marée de critiques et par une liste exhaustive de doléances adressées au gouvernement. On peut toutefois faire le même reproche à ses adversaires au sein de Die Linke. On peut dès lors déplorer l’absence d’une critique plus cohérente du système néolibéral.

La gauche allemande est donc prise entre deux feux. En l’état actuel des choses, Die Linke et un hypothétique parti conduit par Wagenknecht semblent conduire à une impasse symétrique. Die Linke s’était en partie construit en s’appuyant sur les organisations syndicales de l’Allemagne de l’Ouest dans les années 2000, mais le parti a échoué à pérenniser cette base et à l’étendre. Wagenknecht, elle, paraît en mesure de mobiliser une large part de l’électorat ouvrier, mais son équipe, qu’ils fassent partie du groupe parlementaire ou de son réseau déclinant de sympathisants internes à Die Linke, semble trop peu structurée. Utiliser la popularité de Wagenknecht pour refonder un mouvement sur le modèle des campagnes électorales de Bernie Sanders pourrait peut-être fonctionner – mais le fiasco d’Aufstehen établit que ce scénario est peu probable.

Organiser les classes populaires

Ces vingt dernières années, au sein de la gauche radicale européenne, de nombreux militants ont pris conscience de l’insuffisance de la protestation sociale en tant que moyen d’action et ont redoublé d’efforts pour créer de nouvelles formations politiques – ou tenté de transfigurer les partis traditionnels, comme le parti travailliste en Grande-Bretagne. En Allemagne, Die Linke semble emprunter le chemin inverse et se rapproche des organisations « progressistes » de la « société civile », un terme vague qui englobe aussi bien les organisations de protection sociale que les ONG luttant pour les droits des réfugiés ou encore Fridays for Future

Die Linke fait donc marche arrière, et revient aux orientations de la gauche européenne de la fin des années 1990 et du début des années 2000. À l’époque, l’énergie des mouvements altermondialiste avait conduit des marées de militants devant les parlements – mais guère plus. La transformation partisane la plus aboutie, celle du Parti de la refondation communiste en Italie, est totalement marginalisé depuis la fin des années 2000…

La crise financière de 2008 et le bouleversement politique qui s’ensuivit semblaient offrir la possibilité de remodeler la société sur des enjeux de classe, et d’unifier ainsi l’immense majorité des citoyens contre une élite capitaliste à l’origine de cette catastrophe. Certains pionniers politiques comme Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon, frustrés par l’immobilisme de ces nouvelles gauches, ont alors fondé des formations politiques qui ont connu très rapidement d’importants progrès sur le plan électoral. Malgré tout, eux aussi ont eu du mal à pérenniser ces dynamiques en s’appuyant sur une base sociale cohérente. Podemos et la France Insoumise ont donc chacun tenté d’orienter leur parti vers une organisation plus traditionnelle. Wagenknecht semble elle aussi s’engager dans cette voie, mais les questions de classe sont aujourd’hui éclipsées par la guerre en Ukraine, et le contexte politique est largement dicté par l’extrême droite.

Ainsi, la gauche allemande ignore l’éléphant dans la pièce : les travailleurs, dont la place dans l’appareil de production confère une capacité inégalée à le transformer. La vague de grève du printemps dernier en Allemagne en a encore apporté la démonstration, des travailleurs de plusieurs secteurs étant parvenus à obtenir des augmentations de salaire supérieures à l’inflation.

Ce potentiel est pour l’heure ignoré. La gauche allemande semble incapable de s’adresser à l’ensemble des travailleurs, et encore moins de les organiser en mouvement politique. Travailler en ce sens reste pourtant le meilleur espoir de la voir entrer au gouvernement et de défier le statu quo.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, initialement publié sous le titre « The Split in Die Linke Reflects a Rudderless German Left ».

Pass ferroviaire en France : le défi de la démocratisation du rail

Automates de distribution de billets de train. © Yves Moret

Alors que l’Allemagne trace sa voie avec son Deutschland-Ticket, la France peine à développer une offre ferroviaire économique comparable, malgré l’annonce d’un futur pass par le ministre des transports Clément Beaune. Pourtant, plusieurs initiatives passées ont démontré le succès d’une telle offre.

L’Allemagne se distingue comme le précurseur des pass ferroviaires. Dès l’été 2022, elle a lancé son 9-Euro-Ticket, permettant une circulation illimitée sur le réseau régional pour un abonnement mensuel de 9€. Cette initiative a été mise en place dans un contexte marqué par une hausse des prix de l’essence et dans le but de favoriser le transfert modal de la voiture vers le train. Dans ce cadre, l’État fédéral a alloué 2,5 milliards d’euros aux Länder pour compenser les pertes.

L’Allemagne, pionnière des pass ferroviaires

Cependant, malgré le succès indéniable de cette initiative avec près de 52 millions de billets vendus, son impact écologique apparaît mitigé. En effet, le 9-Euro-Ticket n’a pas atteint les objectifs escomptés en termes de réduction de l’utilisation de la voiture, le report modal restant limité. Comparé à la même période en 2019, le nombre de trajets en train a augmenté d’environ 40 %, tandis que l’usage de la voiture n’a que légèrement diminué. La saturation des lignes touristiques allemandes témoigne de cette augmentation importante des voyages en train. Cette offre, si elle n’a pas forcément eu l’effet écologique recherché, révèle donc un potentiel de développement significatif pour les voyages touristiques en train et a permis une démocratisation des vacances.

Graphique de l’auteur. Source des données : DE Statis

Soucieux de poursuivre cette initiative, des négociations au sein de la coalition gouvernementale regroupant sociaux-démocrates, libéraux et verts ont abouti à la relance du pass dès le 1er mai. Sous sa nouvelle forme, le Deutschland-Ticket se présente comme un pass national mensuel au tarif de 49€, dont le financement est partagé à parts égales entre l’État fédéral et les Länder, chacun contribuant à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Avec 10 millions d’abonnement au premier mois, ce nouveau pass apparaît déjà comme un succès commercial outre-Rhin.

Pass France-Allemagne et Pass TER Jeunes, des offres qui ont trouvé leur public

Les pass ferroviaires français à destination des jeunes ont également connu un large succès. Récemment, l’initiative du Pass France-Allemagne, a offert 60 000 tickets gratuits – 30 000 en France et 30 000 en Allemagne – permettant aux jeunes de 18 à 27 ans de profiter de 7 jours de voyages gratuits sur le réseau régional de l’autre pays. Le lancement de cette initiative a donné lieu à un afflux massif de demandes sur le site de réservation, qui, saturé, a délivré l’ensemble des abonnements en quelques instants.

Une autre initiative, plus large, avait également existé au cours des étés 2020 et 2021, le Pass TER Jeunes. Cet abonnement permettait aux jeunes âgés de 18 à 27 ans de voyager de manière illimitée sur le réseau TER pour seulement 29€ par mois. L’offre avait alors rencontré un vif succès, dépassant largement les attentes. Au cours de l’été 2021, alors que la SNCF visait la vente de 10 000 pass, 70 000 avaient finalement été vendus. Toutefois, malgré le succès de cette offre, Régions de France a annoncé en 2022 l’abandon du dispositif. 

Vers des réseaux ferroviaires surchargés ?

À l’heure de la décarbonation des transports, le transfert modal vers le ferroviaire apparaît comme une nécessité alors que le secteur des transports est celui qui dégage le plus de gaz à effet de serre : 31% des émissions françaises en 2019. Si les comparatifs d’émissions de gaz à effet de serre divergent, tous consacrent le train comme étant de loin le transport le plus écologique. Mais, si l’intérêt environnemental du train est désormais bien connu, le prix reste la première entrave à ce mode de locomotion, selon un récent sondage Harris Interactive pour le Réseau Action Climat.

L’instauration d’un pass, au prix unique et réduit, serait en mesure de réduire ce frein majeur. Toutefois, le succès des pass ferroviaires chez nos voisins européens a aussi mis en évidence les limites du système ferroviaire. De nombreuses gares et un grand nombre de trains sont déjà régulièrement engorgés, en particulier à la période estivale. Le développement de nouvelles offres, aux prix plus faibles, apporte un risque majeur : la saturation des infrastructures.

Garantir le droit aux vacances

Outre la question de l’état du réseau ferroviaire, les pass ferroviaires illustrent le besoin d’accéder à des destinations touristiques, de voyager et finalement de démocratiser les vacances. A l’heure où près de la moitié des français ne partent pas en vacances, dont la moitié pour des raisons financières, cette question revêt une importance particulière, et une politique ferroviaire ambitieuse, à l’image des billets congés annuels mis en place en 1936, apparaît pertinente.

C’est cette voie qu’a emprunté la NUPES avec sa proposition de loi sur l’accès aux vacances. Dans une tribune publiée, les députés François Ruffin, Benjamin Lucas, Soumya Bourouaha, Arthur Delaporte, Marie-Charlotte Garin et Frédéric Maillot ont dénoncé une situation où “le porte-monnaie fait la loi”. Ils proposent donc un “ticket-climat train à prix réduit et à volonté”, avec un abonnement TER mensuel illimité au prix de 29€, soit le même tarif que l’ancien Pass TER Jeunes. En réponse, le ministre des transports a prévu de faire des annonces sur une future offre.

Si l’idée d’un pass fait peu à peu son chemin en France, la mise en place d’offres tarifaires accessibles ne pourra faire l’impasse sur une politique d’inclusion ferroviaire. En Allemagne, les pass ferroviaires ont été critiqués en raison de la charge qu’ils représentent pour les habitants de territoires non desservis. De même, 33% des Français estiment que leur commune est mal desservie par le train, un chiffre qui monte à 64% dans les zones rurales

Afin que tous les Français puissent bénéficier de tarifs réduits, il serait envisageable d’inclure les autocars de la SNCF et des Régions dans un futur pass, à condition qu’un accord soit trouvé avec les Régions. A moyen terme, il sera toutefois indispensable d’initier un vaste mouvement de réouverture et de construction de lignes ferroviaires dans les régions les plus isolées.

En Allemagne, la mort du pacifisme

Sous le gouvernement de coalition d’Olaf Scholz, l’Allemagne se réarme de plus en plus. © Aymeric Chouquet pour LVSL

Marquée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, puis par la partition de la Guerre Froide, l’Allemagne a longtemps été un pays pacifiste. En quelques mois à peine, la guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes. Alors que le conflit présente un risque de dégénérer en guerre nucléaire, les discours appelant à la retenue et à la diplomatie passent désormais pour un soutien à la dictature de Poutine. Les Verts, pourtant historiquement pacifistes, sont à l’avant-garde de cette évolution inquiétante, fruit de décennies de soft power américain. Article du sociologue Wolfgang Streeck, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Le 17 octobre, le Chancelier fédéral Allemand Olaf Scholz a invoqué le privilège constitutionnel que lui confère l’article 65 de la Grundgesetz (la Constitution allemande) pour « définir les orientations » de la politique de son gouvernement. Les chanceliers ne le font que rarement, voire pas du tout ; la sagesse politique veut que vous soyez éliminé à la troisième tentative. Il en allait de la durée de vie des trois dernières centrales nucléaires allemandes. L’objet de ce recours au « 49.3 allemand » ? Revenir sur la fermeture prévue des centrales nucléaires d’ici la fin 2022, inscrite dans la loi en 2011 par le gouvernement d’Angela Merkel à la suite de l’accident de Fukushima et destiné à attirer les Verts dans une coalition avec son parti. Désormais au gouvernement avec le SDP (centre-gauche) et le FDP (libéraux), les Verts ont refusé de lâcher leur trophée, craignant les accidents et les déchets nucléaires, mais aussi leurs électeurs de la classe moyenne aisée. Le FDP a quant à lui demandé, compte tenu de la crise énergétique actuelle, que les trois centrales – qui représentent environ 6 % de l’approvisionnement électrique de l’Allemagne – soient maintenues en activité aussi longtemps que nécessaire, c’est-à-dire indéfiniment. Pour mettre un terme aux disputes, Scholz a transmis un ordre aux ministères concernés, déclarant officiellement que la politique du gouvernement était de maintenir les centrales en activité jusqu’à la mi-avril de l’année prochaine. Les deux partis ont plié l’échine, ce qui a permis de sauver la coalition pour le moment.

Or, si les Verts sont vent debout contre l’énergie nucléaire, ils semblent bien moins préoccupés par l’arme atomique. Alors que la menace nucléaire dans le cadre du conflit en Ukraine est réelle, les Verts n’hésitent en effet pas à participer pleinement à la surenchère guerrière qui fait monter les tensions. Un positionnement qui leur a valu des critiques acerbes de la part de Sahra Wagenknecht, figure de la gauche allemande, qui les a récemment qualifié de « parti le plus hypocrite, le plus distant, le plus malhonnête, le plus incompétent et, à en juger par les dégâts qu’il cause, le plus dangereux que nous ayons actuellement au Bundestag ».

Pour eux, le renversement du régime Poutine est nécessaire, afin de livrer ce dernier à la Cour Pénale Internationale de La Haye pour qu’il y soit jugé. Une perspective non seulement fantaisiste (la Russie, tout comme les Etats-Unis, n’a pas ratifié le statut de Rome, qui en est à l’origine, ndlr), mais également très risquée au vu des dommages qu’une escalade nucléaire en Ukraine causerait, et ce qu’elle signifierait pour l’avenir de l’Europe et, en l’occurrence, de l’Allemagne. À quelques exceptions près, les élites politiques allemandes, tout comme leurs médias de propagande, ignorent ou font semblant d’ignorer l’état actuel de la technologie des armes nucléaires ou le rôle attribué à l’armée allemande dans la stratégie et la tactique nucléaires des États-Unis.

La menace nucléaire sous-estimée ?

Or, après le tournant historique de la politique étrangère allemande (Zeitenwende) décidé par Scholz, l’Allemagne se déclare de plus en plus prête à devenir la nation phare de l’Europe. Dès lors, sa politique intérieure devient plus que jamais une question d’intérêt européen. La plupart des Allemands se représentent la guerre nucléaire comme une bataille intercontinentale entre la Russie (anciennement l’Union soviétique) et les États-Unis, avec des missiles balistiques porteurs d’ogives nucléaires traversant l’Atlantique ou le Pacifique. L’Europe pourrait être touchée ou non, mais comme le monde serait de toute façon plongé dans un abîme, il semble inutile d’envisager cette possibilité. Craignant peut-être d’être accusés de « Wehrkraftzersetzung » (subversion de la force militaire, passible de la peine de mort pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr), aucun des « experts en défense » allemands, soudainement très nombreux, ne semble disposé à prendre au sérieux les avertissements de Joe Biden, qui évoque un « Armageddon » en cas d’usage de l’arme nucléaire.

Si une escalade nucléaire venait à avoir lieu, une arme de choix est une bombe nucléaire américaine appelée B61, conçue pour être larguée depuis des avions de chasse sur des installations militaires au sol. Bien qu’ils aient tous juré de se consacrer « au bien-être du peuple allemand [et] de le protéger contre tout danger », aucun membre du gouvernement allemand ne souhaite parler des possibles retombées que pourrait produire l’utilisation d’une B61 en Ukraine. Au vu du risque d’élargissement du conflit récemment posé par l’explosion d’un missile en Pologne, la question mérite pourtant d’être posée : où donc les vents porteraient-t-ils les retombées radioactives ? Combien de temps la zone entourant un champ de bataille nucléaire serait-elle inhabitable ? Combien d’enfants handicapés naîtrait-il à cet endroit et aux alentours dans les années qui suivrait une telle attaque ? Tout cela pour que la péninsule de Crimée puisse rester ou redevenir propriété de l’Ukraine…

Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire.

Ce qui est en revanche clair, c’est que, comparé à une guerre nucléaire, même localisée, l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986 (qui a accéléré la progression des Verts en Allemagne) apparaît tout à fait négligeable dans ses effets. Il est assez remarquable que les Verts, défenseurs invétérés du « principe de précaution », n’aient d’ailleurs toujours pas appelé à des précautions pour protéger la population allemande ou européenne contre la contamination nucléaire, par exemple en constituant des stocks de compteurs Geiger ou de comprimés d’iode. Après l’expérience du Covid-19, un tel silence est pour le moins surprenant.

Pourtant, l’Occident se prépare à l’éventualité d’une guerre nucléaire. À la mi-octobre, l’OTAN a organisé un exercice militaire appelé « Steadfast Noon », décrit par le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) comme un « entraînement annuel aux armes nucléaires ». L’exercice a réuni soixante avions de chasse de quatorze pays et s’est déroulé au-dessus de la Belgique, de la mer du Nord et du Royaume-Uni. « Face aux menaces russes d’utiliser des armes nucléaires », explique le FAZ, « l’Alliance a activement et intentionnellement diffusé des informations sur l’exercice pour éviter tout malentendu avec Moscou, mais aussi pour démontrer son état de préparation opérationnelle ». Au cœur de l’opération se trouvaient les cinq pays qui ont conclu un « accord de participation nucléaire » avec les États-Unis : l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et la Turquie. Cet accord prévoit que certains de leurs avions de chasse transportent des bombes B61 américaines vers des cibles désignées par le Pentagone. Une centaine de B61 seraient stockés en Europe, sous la garde de troupes américaines. L’armée de l’air allemande maintient ainsi une flotte de bombardiers Tornado consacrée à la « participation nucléaire ». Mais ces avions sont considérés dépassés et vieillots. Lors des négociations pour la formation de la coalition actuellement au pouvoir Outre-Rhin, l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (écologiste), a exigé que les Tornados soient remplacés dès que possible par trente-cinq bombardiers furtifs américains F35. Ceux-ci sont désormais commandés et seront probablement livrés dans environ cinq ans, pour un prix de huit milliards d’euros, au grand dam des Français qui avaient espéré obtenir une part du marché. L’entretien et les réparations devraient coûter deux ou trois fois ce montant pendant la durée de vie des avions.

Il est important de préciser en quoi consiste « Steadfast Noon » : les pilotes apprennent à abattre les avions intercepteurs de l’ennemi et, lorsqu’ils sont suffisamment proches de la cible, à effectuer une manœuvre compliquée, le fameux lancement « par-dessus l’épaule ». S’approchant à très basse altitude, avec une bombe nucléaire attachée sous leur fuselage, les avions inversent soudainement leur direction en effectuant une boucle avant, libérant la bombe au sommet de leur ascension. La bombe continue alors dans la direction initiale de l’avion, jusqu’à ce qu’elle tombe dans une courbe balistique éradiquant ce qu’elle est censée éradiquer au bout de sa trajectoire. L’avion est alors déjà sur son chemin de retour supersonique, ayant évité la vague provoquée par l’explosion nucléaire. Terminant sur une note positive pour ses lecteurs, le FAZ a par ailleurs révélé que des « bombardiers stratégiques à longue portée B-52 » des États-Unis, « conçus pour les missiles nucléaires pouvant être largués à haute altitude », ont également participé à l’exercice. 

Les discours militaristes ont le vent en poupe

Derrière les déclarations publiques de la coalition au pouvoir, les partis au pouvoir en Allemagne débattent en coulisses de la meilleure façon d’éviter que le peuple ne se mèle d’enjeux aussi cruciaux. Le 21 septembre, l’un des rédacteurs en chef du FAZ, Berthold Kohler, un partisan de la ligne dure, a noté que même parmi les gouvernements occidentaux « l’impensable n’est plus considéré comme impossible ». Selon lui, au lieu de se soumettre au chantage nucléaire de Poutine, les « hommes d’État » occidentaux doivent faire preuve de « plus de courage… si les Ukrainiens insistent pour libérer leur pays tout entier », une insistance qui semble aujourd’hui interdit de contester, faute de passer pour un soutien de Poutine. Tout « arrangement avec la Russie aux dépens des Ukrainiens » – sans doute inévitable lorsque s’engageront des négociations de paix – équivaudrait selon Kohler à « trahir les valeurs et les intérêts de l’Occident ». Pour rassurer ceux de ses lecteurs qui préfèrent néanmoins vivre pour leur famille plutôt que de mourir pour Sébastopol – et à qui l’on raconte que Poutine est un fou génocidaire imperméable aux arguments rationnels – Kohler rapporte qu’à Moscou, la crainte d’un « Armageddon nucléaire dans lequel la Russie et ses dirigeants brûleraient également » est suffisante pour que l’Occident soutienne à fond la vision de Zelensky concernant l’intérêt national ukrainien. 

Quelques jours après cet article, l’un des rédacteurs de Kohler, Nikolas Busse, rappelait toutefois que « le risque nucléaire augmente », soulignant que « l’armée russe dispose d’un grand arsenal d’armes nucléaires plus petites, dites tactiques, adaptées au champ de bataille ». Selon Busse, la Maison Blanche « a averti la Russie, par des voies directes, de lourdes conséquences » si elle les utilisait. Il n’est toutefois pas certain que la tentative américaine « d’accroître la pression sur Poutine » ait l’effet escompté. « L’Allemagne », poursuit l’article, « sous la protection présumée de la stratégie de Biden, s’est permis un débat étonnamment frivole sur la livraison de chars de combat à l’Ukraine », faisant référence à des chars qui permettraient à l’armée ukrainienne de pénétrer en territoire russe, outrepassant ainsi le rôle assigné aux Ukrainiens dans cette guerre par procuration des Américains contre la Russie et provoquant probablement une réponse nucléaire : « Plus que jamais, il ne faut pas s’attendre à ce que les États-Unis risquent leur peau pour les aventures solitaires de leurs alliés. Aucun président américain ne mettra le destin nucléaire de sa nation entre les mains des Européens » notait très justement le journaliste. On peut d’ailleurs ici noter que les dirigeants européens mettent en revanche pleinement le destin de leurs nations entre les mains des Américains.

Les mises en garde de Busse correspondent à la limite de ce que l’establishment politique allemand est prêt à laisser entrevoir aux sections les plus éduquées de la société allemande sur les conséquences que l’Allemagne pourrait avoir à endurer si la guerre se poursuit. Mais cette frontière est en train de se déplacer rapidement. Une semaine à peine après l’article de Busse, Kohler exprimant également ses doutes sur la volonté des États-Unis de sacrifier New York pour Berlin et appelait en conséquence l’Allemagne à acquérir ses propres bombes nucléaires. Or, depuis 1945, une telle proposition a toujours paru en dehors des limites de la pensée politique admissible en Allemagne. Selon Kohler, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Allemagne serait à la fois une assurance contre l’imprévisibilité de la politique intérieure américaine et de sa stratégie mondiale et une condition préalable à un leadership allemand en Europe. Disposer de la bombe permettrait en effet à Berlin d’être véritablement indépendant de la France et de renforcer ses liens avec les pays d’Europe centrale comme la Pologne. 

Propagande de guerre

Francfort, disait Goethe de sa ville natale, « est pleine de bizarreries ». On peut en dire de même de Berlin, ou même de l’Allemagne tout entière, aujourd’hui : ce qui semblait hier encore tabou ne l’est plus. L’opinion publique est étroitement influencée par l’alliance des partis centristes et des médias, et soutenue dans des proportions étonnantes par une censure auto-imposée de la société civile. L’Allemagne, puissance régionale de taille moyenne, apparemment gouvernée démocratiquement, est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité. Lorsque, le 26 septembre, les deux gazoducs Nord Stream ont été touchés par une attaque sous-marine, les tenants du pouvoir ont tenté pendant quelques jours de convaincre le public allemand que l’auteur de l’attaque ne pouvait être que Poutine, dans le but de démontrer aux Allemands qu’il n’y aurait pas de retour au bon vieux temps du gaz russe bon marché. Une affirmation crédible seulement pour les plus crédules : pourquoi Poutine se serait-il volontairement privé de la possibilité, aussi minime soit-elle, d’attirer à nouveau l’Allemagne vers la dépendance énergétique, et ce dès que les Allemands auraient été incapables de payer le prix faramineux du gaz naturel liquéfié (GNL) américain ? Et s’il est vraiment le commanditaire de ce sabotage, pourquoi n’aurait-il pas fait sauter les gazoducs dans les eaux russes plutôt que dans les eaux internationales, ces dernières étant plus fortement surveillées que tout autre espace maritime à l’exception, peut-être, du golfe Persique ? Pourquoi risquer qu’un escadron de troupes de choc russes soit pris en flagrant délit de sabotage, déclenchant ainsi une confrontation directe avec plusieurs États membres de l’OTAN en vertu de l’article 5 ?

L’Allemagne est en train de se transformer en une dépendance transatlantique des grandes machines de guerre américaines que sont l’OTAN, les chefs d’état-major interarmées, le Pentagone, la NSA, la CIA et le Conseil national de sécurité.

En l’absence d’un « narratif » un tant soit peu crédible, l’affaire fut vite abandonnée une semaine plus tard. Deux jours après l’explosion, le reporter d’un journal local qui se trouvait à l’entrée de la mer Baltique déclarait avoir aperçu l’USS Kearsarge – un « navire d’assaut amphibie » capable de transporter jusqu’à 2 000 soldats – quitter la Baltique en direction de l’Ouest, accompagné de deux chaloupes de débarquement ; une photo de deux des trois navires a été diffusée sur Internet. Une information qui n’a suscité absolument aucune réaction. Personne dans le monde politique allemand ou dans les médias nationaux n’y a prêté attention, en particulier publiquement. À la mi-octobre, la Suède, actuellement candidate à l’adhésion à l’OTAN, a annoncé qu’elle garderait pour elle les résultats de son enquête sur l’événement ; le niveau de sécurité de ses conclusions était trop élevé « pour être partagé avec d’autres États comme l’Allemagne ». Peu de temps après, le Danemark s’est également retiré de l’enquête menée conjointement.

Le 7 octobre, le gouvernement a dû répondre à la question d’un député Die Linke (gauche) sur ce qu’il savait des causes et des responsables des attaques sur les gazoducs. Après avoir déclaré qu’il les considérait comme des « actes de sabotage », le gouvernement a affirmé ne disposer d’aucune information, ajoutant qu’il n’en disposerait probablement pas non plus à l’avenir. En outre, « après mûre réflexion, le gouvernement fédéral est parvenu à la conclusion que des informations supplémentaires ne peuvent être fournies pour des raisons d’intérêt public ». Et ce, poursuit la réponse, parce que « les informations demandées sont soumises aux restrictions de la ‘règle du tiers’, qui concerne l’échange interne d’informations par les services de renseignement » et, par conséquent, « porte atteinte au respect du secret qui doit être protégé de telle sorte que l’intérêt supérieur de l’Etat, le Staatswohl, l’emporte sur le droit parlementaire à l’information, si bien que le droit des députés de poser des questions doit exceptionnellement passer après le respect du secret par le gouvernement fédéral ». Malgré la gravité du sabotage de Nord Stream, cette invocation du secret défense par le gouvernement allemand n’a pratiquement pas été évoquée dans les médias.

Censure et auto-censure

D’autres événements sinistres de ce genre se sont produits. Dans le cadre d’une procédure accélérée qui n’a duré que deux jours, le Bundestag (Parlement allemand, ndlr), s’appuyant sur les éléments de langage fournis par le ministère de la Justice aux mains du soi-disant libéral FDP, a modifié l’article 130 du code pénal qui considère comme un crime le fait « d’approuver, de nier ou de diminuer » l’Holocauste. Le 20 octobre, une heure avant minuit, un nouveau paragraphe a été adopté, caché dans un projet de loi bien plus large, pour ajouter les « crimes de guerre » à ce qui ne doit pas être approuvé, nié ou diminué. La coalition au pouvoir (SPD, Verts et libéraux) et la CDU/CSU ont voté pour l’amendement, Die Linke (gauche) et l’AfD (extrême-droite) ont voté contre. Aucun débat public n’a eu lieu. Au dire du gouvernement, l’amendement était nécessaire pour la transposition en droit allemand d’une directive de l’Union européenne visant à lutter contre le racisme. À deux exceptions près, la presse n’a pas rendu compte de ce qui n’est rien d’autre qu’un coup d’État juridique.

Quelles conséquences aura cette modification ? Le procureur fédéral va-t-il entamer des poursuites judiciaires contre quelqu’un pour avoir comparé les crimes de guerre russes en Ukraine aux crimes de guerre américains en Irak, « minimisant » ainsi les premiers ou des seconds ? De même, le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution pourrait bientôt commencer à placer les « minimiseurs » de « crimes de guerre » sous observation, ce qui inclurait la surveillance de leurs communications téléphoniques et électroniques. Dans un pays où presque tout le monde, le matin suivant la Machtübernahme (prise de pouvoir par les Nazis), a salué son voisin en s’écriant « Heil Hitler » plutôt que « Guten Tag », le plus grave est qu’il y aura ce qu’on appelle aux États-Unis un « effet de refroidissement ». Quel journaliste ou universitaire ayant à nourrir une famille ou souhaitant faire avancer sa carrière risquera d’être « observé » par la sécurité intérieure comme un « minimiseur » potentiel des crimes de guerre russes ?

Les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité.

À d’autres égards également, les limites du politiquement correct se rétrécissent rapidement, et de manière effrayante. Comme pour la destruction des gazoducs, les tabous les plus tenaces concernent le rôle des États-Unis, tant dans l’histoire du conflit que dans son actualité. Dans le discours public autorisé, la guerre ukrainienne est entièrement décontextualisée : tous les citoyens loyaux sont censés l’appeler « la guerre d’agression de Poutine », elle n’a pas d’histoire en dehors du « narratif » d’une décennie de rumination d’un dictateur fou du Kremlin pour trouver la meilleure façon d’exterminer le peuple ukrainien, tout ceci rendue possible par la stupidité, combinée à la cupidité, des Allemands qui ont succombé à son gaz bon marché. Comme je l’ai découvert lors d’une interview que j’avais donnée à l’édition en ligne d’un hebdomadaire allemand de centre-droit, Cicero, qui a été coupée sans me consulter, certains faits historiques ne semblent pas avoir droit de cité : le rejet américain de la « maison européenne commune » proposée par Gorbatchev, la destruction par les parlementaires américains du projet de « partenariat pour la paix » de Clinton avec la Russie, ou encore le rejet, pas plus tard qu’en 2010, de la proposition de Poutine d’une zone de libre-échange européenne « de Lisbonne à Vladivostok ». Autant de tentatives de dépasser l’hostilité héritée de la Guerre froide pour ouvrir une nouvelle ère de coopération entre Russie et Occident. De même, il semble interdit de rappeler que les États-Unis ont, durant la première moitié des années 1990, décidé que la frontière de l’Europe post-communiste devait être identique à la frontière occidentale de la Russie post-communiste, qui serait également la frontière orientale de l’OTAN, à l’Ouest de laquelle il ne devait y avoir aucune restriction sur le stationnement de troupes et de systèmes d’armes. Il en va de même pour les vastes débats stratégiques américains concernant les manières possibles de pousser la Russie a viser trop haut pour la déstabiliser, tels que documentés dans les rapports publics de la RAND Corporation (think tank militariste, ndlr).

Parmi d’autres exemples, citons notamment le programme d’armement sans précédent des États-Unis pendant la « guerre contre le terrorisme » qui s’est accompagné de la résiliation unilatérale de tous les accords de contrôle des armements encore en vigueur avec l’ancienne Union soviétique et les pressions américaines incessantes exercées sur l’Allemagne depuis l’invention de la fracturation hydraulique pour qu’elle remplace le gaz naturel russe par du gaz de schiste américain, d’où la décision américaine, bien avant la guerre, de mettre fin à Nord Stream 2 de quelque manière que ce soit. Citons aussi les négociations de paix qui ont précédé la guerre, y compris les accords de Minsk entre l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine, qui se sont effondrés sous la pression de l’administration Obama et de son envoyé spécial pour les relations américano-ukrainiennes, le vice-président de l’époque Joe Biden, et coïncidant avec une radicalisation du nationalisme ukrainien. Et surtout n’oublions pas le lien entre les stratégies européennes et sud-est asiatiques de Biden, notamment les préparatifs américains de guerre contre la Chine.

Un aperçu de ces intentions a été fourni par l’amiral Michael Gilday, chef des opérations navales américaines, qui, lors d’une audition devant le Congrès le 20 octobre, a fait savoir que les États-Unis devaient être prêts « pour un créneau 2022 ou potentiellement 2023 » à une guerre avec la Chine au sujet de Taïwan. Malgré l’obsession pour les États-Unis du grand public allemand, le fait qu’il soit de notoriété publique outre-Atlantique que la guerre ukrainienne est au fond une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie lui échappe complètement. Les voix de Niall Ferguson (grand historien britannique, ndlr) ou de Jeffrey Sachs (économiste américain reconnu, ndlr) mettant en garde contre la surenchère nucléaire passent inaperçues ; le premier écrivant dans Bloomberg un article intitulé « Comment la Seconde Guerre froide pourrait se transformer en Troisième Guerre mondiale », qu’aucun éditeur allemand soucieux du Staatswohl n’aurait accepté. 

Les écologistes, anciens pacifistes devenus pro-guerre

Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, toute tentative de replacer la guerre en Ukraine dans le contexte d’une réorganisation du système étatique mondial apparu depuis la fin de l’Union soviétique et du projet américain de « nouvel ordre mondial » défendu par George Bush père est suspecte. Ceux qui osent le faire courent le risque d’être qualifiés de « Poutineversteher » (Poutinophile) et d’être invités dans l’un des talk-shows quotidiens de la télévision publique, pour un pseudo-équilibre face à une armada de va-t-en-guerre bien-pensants qui leur crient dessus. Au début de la guerre, le 28 avril, Jürgen Habermas, philosophe de cour des Verts, a publié un long article dans le Süddeutsche Zeitung, sous le long titre de « Tonalité criarde, chantage moral : Sur la bataille d’opinions entre les anciens pacifistes, un public choqué et un chancelier prudent après l’attaque de l’Ukraine ». Il s’y opposait au moralisme exalté et au bellicisme qui s’emparait de ses partisans, exprimant prudemment son soutien à ce qui, à l’époque, semblait être une réticence de la part du chancelier à s’engager tête baissée dans la guerre en Ukraine. Pour avoir simplement appelé au calme et à la retenue, Habermas a été férocement attaqué au sein de son propre camp, celui des écolos et progressistes pro-européens, et est resté silencieux depuis.

Ceux qui auraient pu espérer que la voix encore potentiellement influente de Habermas contribue aux efforts de plus en plus désespérés pour empêcher la politique allemande de défendre coûte que coûte sur une victoire totale de l’Ukraine sur la Russie se sont rabattus sur le leader du groupe parlementaire SPD, Rolf Mützenich, un ancien professeur d’université en relations internationales. Mützenich est devenu une figure détestée de la nouvelle coalition de guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur du gouvernement, qui tente de le présenter comme une relique d’avant la « Zeitenwende », lorsque les gens croyaient encore que la paix pouvait être possible sans recourir à la destruction militaire de n’importe quel empire maléfique pouvant se mettre en travers du chemin de l’« Occident ». Dans un article récent publié à l’occasion du trentième anniversaire de la mort du chancelier Willy Brandt (dont le mandat avait été marqué par l’Ostpolitik, un rapprochement avec la RDA et l’URSS, ndlr), glissé dans un bulletin d’information social-démocrate, M. Mützenich mettait en garde contre l’imminence de la « fin du tabou nucléaire » et affirmait que « la diplomatie ne doit pas être limitée par la rigueur idéologique ou l’enseignement moral. Nous devons reconnaître que des hommes comme Vladimir Poutine, Xi Jinping, Viktor Orbán, Recep Tayyip Erdoğan, Mohammed bin Salman, Bashar al-Assad et bien d’autres encore influenceront le destin de leur pays, de leur voisinage et du monde pendant plus longtemps que nous ne le souhaiterions ». Il sera intéressant de voir combien de temps les partisans de Mützenich, dont beaucoup de jeunes députés SPD nouvellement élus, parviendront à le maintenir à son poste.

Ce qui est tout à fait étonnant, c’est le nombre de va-t-en-guerre qui sont sortis de leur niche ces derniers mois en Allemagne. Certains se présentent comme des « experts » de l’Europe de l’Est, de la politique internationale et de l’armée et estiment qu’il est de leur devoir d’aider le public à nier la réalité proche d’explosions nucléaires sur le territoire européen. D’autres sont des citoyens ordinaires qui prennent soudain plaisir à suivre les combats de chars sur Internet et à soutenir « notre » camp. Certains des plus belliqueux appartenaient autrefois à la gauche au sens large; aujourd’hui, ils sont plus ou moins alignés sur le parti des Verts et, en cela, très bien représentés par Annalena Baerbock, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Combinaison étrange de Jeanne d’Arc et d’Hillary Clinton, Baerbock est l’un des nombreux « Global Young Leaders » sélectionnés par le Forum économique mondial. Venant d’un parti supposé être pacifiste, Baerbock est pourtant totalement alignée sur les États-Unis, de loin l’État le plus enclin à la violence dans le monde contemporain. Pour comprendre cela, il peut être utile de se rappeler que ceux de sa génération n’ont jamais connu la guerre, pas plus que leurs parents. En ce qui concerne les Verts, on peut également supposer que les hommes les plus âgés ont évité le service militaire en tant qu’objecteurs de conscience jusqu’à sa suspension, notamment du fait de leur pression électorale. En outre, aucune génération précédente n’a autant grandi sous l’influence du soft power américain, de la musique pop au cinéma et à la mode, en passant par une succession de mouvements sociaux et de modes culturelles. Tous ces phénomènes ont été promptement et avidement copiés en Allemagne, comblant ainsi le vide causé par l’absence de toute contribution culturelle originale de la part de cette classe d’âge remarquablement épigone (une absence que l’on appelle par euphémisme le cosmopolitisme). 

L’influence du soft power américain

En y regardant de plus près, l’américanisme culturel, y compris son expansionnisme idéaliste, s’articule autour de la promesse d’un individualisme libertaire qui, en Europe, contrairement aux États-Unis, est ressenti comme incompatible avec le nationalisme, ce dernier se trouvant être l’anathème de la gauche verte. Il ne reste donc comme seule possibilité d’identification collective qu’un vague « occidentalisme », compris à tort comme un universalisme fondé sur des « valeurs ». En réalité, il ne s’agit que d’un américanisme déployé à grande échelle qui nie les réalités peu enviables de la société américaine. L’occidentalisme est inévitablement moraliste ; il ne peut vivre qu’en hostilité avec un non-occidentalisme autrement moral, et donc immoral à ses yeux, qu’il ne peut laisser vivre et doit donc détruire. En adoptant l’occidentalisme, cette sorte de nouvelle gauche peut pour une fois espérer être non seulement du bon côté mais aussi du côté gagnant : celui de la puissance militaire américaine.

L’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis.

En outre, l’occidentalisme équivaut à l’internationalisation, sous un leadership américain, des guerres culturelles qui se déroulent aux Etats-Unis. Dans l’esprit occidentalisé, Poutine et Xi Jinping, Trump et Liz Truss, Bolsonaro et Meloni, Orbán et Kaczyński sont tous les mêmes, tous des « fascistes ». L’histoire riche et complexe de chaque pays se retrouve soumise aux humeurs de la vie individualiste et déracinée de l’anomie capitaliste tardive : il y a à nouveau une chance de se battre, et même de mourir pour, au minimum, les « valeurs » communes de l’humanité. Enfin se présente à nouveau une opportunité d’héroïsme qui semblait à jamais disparue dans l’Europe occidentale d’après-guerre et postcoloniale. Ce qui rend cet idéalisme encore plus attrayant, c’est que les combats et les morts peuvent être délégués à des intermédiaires, des êtres humains aujourd’hui (les soldats et civils ukrainiens), bientôt peut-être des algorithmes. Pour l’instant, on ne vous demande pas grand-chose, juste de réclamer que votre gouvernement envoie des armes lourdes aux Ukrainiens – dont le nationalisme ardent aurait, il y a quelques mois encore, répugné les cosmopolites écolos – tout en célébrant leur volonté à sacrifier leur vie, non seulement pour la reconquête de la Crimée par leur pays, mais aussi pour l’occidentalisme lui-même.

Bien sûr, pour rallier les gens ordinaires à la cause, il faut concevoir des « narratifs » efficaces pour les convaincre que le pacifisme est soit une trahison, soit une maladie mentale. Il faut également faire croire aux gens que, contrairement à ce que disent les défaitistes pour saper le moral des Occidentaux, la guerre nucléaire n’est pas une menace : soit le fou russe s’avérera ne pas être assez fou pour donner suite à ses délires, soit, s’il ne le fait pas, les dégâts resteront locaux, limités à un pays dont les habitants, comme leur président nous rassure tous les soirs à la télévision, n’ont pas peur de mourir pour leur patrie ou, comme le dit Ursula von der Leyen, pour « la famille européenne » – laquelle, le moment venu, les accueillera tous frais payés.

La souveraineté spatiale : un énième déclassement pour la France

La fusée Ariane 5 décollant de la base de Kourou en Guyane française. © MEAphotogallery

Alors que l’espace suscite de nouveau l’intérêt des grandes puissances et de nouveaux acteurs privés, la France semble se reposer sur ses lauriers et abandonner son rôle de puissance spatiale. D’une part, Paris semble préférer déléguer cette activité au secteur privé, au lieu de piloter indirectement l’action de ce dernier, comme le fait la NASA. D’autre part, l’Allemagne ne cache plus ses ambitions et délaisse la coopération européenne, tout en essayant de récupérer les technologies françaises.

La conquête spatiale fut l’un des grands enjeux de la Guerre froide. Dans cet affrontement entre Soviétiques et Américains, la politique d’indépendance du général De Gaulle s’est également traduite en termes de souveraineté spatiale. Du programme Véronique au développement d’Ariane 6, la France reste un acteur majeur du spatial dans le monde. Ce rôle permet d’avoir une place importante en matière militaire, scientifique et industrielle. Ce, même face aux géants étasuniens, russes et, aujourd’hui, chinois. Pour ce faire, la France a pu compter sur l’expertise acquise par le Centre national d’études spatiales (CNES) qui a fêté ses 60 ans en 2021. Ces compétences, fruit d’années d’investissements et d’ambitions publiques, ont fait le lit de l’excellence française en matière spatiale. Depuis lors, la France a tout naturellement pris le rôle de moteur européen dans les activités extra-atmosphériques. Toutefois, fer de lance de la souveraineté française, le secteur spatial ne cesse de voir sa position fragilisée par l’absence de vision et la naïveté de la France face à l’Allemagne dans l’UE.

Une nouvelle zone de conflictualité ?

En 1958, une résolution de l’ONU faisait référence à l’usage « exclusivement pacifique » de l’espace extra-atmosphérique. A l’époque, Russes et Américains s’étaient entendus pour faire retirer l’adverbe exclusivement dans le texte onusien. Bien qu’ancienne, la militarisation, c’est-à-dire l’usage à des fins militaires de l’espace, tend à s’accentuer ces dernières années. La facilité de l’accès à l’espace permet aux armées du monde entier d’envoyer des systèmes orbitaux d’observation et de télécommunication. En revanche, l’arsenalisation – l’usage d’actions militaires dans, depuis et vers l’espace – de la zone extra-atmosphérique paraît de plus en plus inéluctable. De nombreux Etats sont par exemple d’ores et déjà capables de détruire des satellites depuis le sol.

Barack Obama, le premier, avec le Space act a ouvert la voie à l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens.

Pourtant le traité de l’espace de 1967, la référence en droit spatial, indique que nul ne peut s’approprier l’espace. La zone extra-atmosphérique est donc ouverte à tous. De même, le traité stipule que les armes nucléaires ne peuvent y être déployées. Le texte reste néanmoins flou et sujet à interprétation dans sa rédaction. Il apparaît de moins en moins adapté aux nouvelles réalités conflictuelles, comme le note un récent rapport d’information parlementaire.

En 2015, Barack Obama ouvre une première brèche avec le Space act, qui autorise l’exploitation des ressources dans l’espace et son appropriation par les citoyens étasuniens. Par la suite, Donald Trump suivra en créant une Space force pour défendre les intérêts des Etats-Unis dans l’espace. Emmanuel Macron, dans la foulée de son homologue américain, a décidé de passer à une doctrine plus active en termes de protection des intérêts spatiaux de la France. Ceci afin de « répondre aux défis […] dans les nouvelles zones de confrontation que sont l’espace cyber ou l’espace exo-atmosphérique ».

Space X et les réalités du new space

Si l’intérêt pour l’espace connaît un regain d’intérêt depuis environ une décennie, cela s’explique aussi par les mutations profondes de l’industrie spatiale suite à l’arrivée d’acteurs privés. Ainsi, plusieurs sociétés, dont celles de multimilliardaires, se sont engouffrées dans ce nouvel environnement technologique et sociétal, dénommé new space. Les emblèmes de cette nouvelle ère sont sans aucun doute Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos. Le phénomène a également gagné le Vieux continent. De nouvelles entités y ont émergé et viennent concurrencer les acteurs traditionnels du spatial, comme Airbus, Thales, Safran, etc. En outre, ce nouvel âge spatial s’appuie également sur un cycle d’innovation plus court dû à la miniaturisation des satellites et de leurs composants, d’une part, et la numérisation de la société, d’autre part. Cette numérisation à outrance a pour corollaire non seulement des infrastructures au sol, câbles sous marins et data centers, mais également des moyens de télécommunication en orbite, tels que les constellations de satellites actuellement déployées par Starlink (Elon Musk), OneWeb (Airbus) ou Kuyper (Jeff Bezos). L’émergence du tourisme spatial fait également partie des moteurs de ces mutations.

Derrière le phénomène au nom rêveur du new space se trouve une réalité bien connue, celle des start-ups. Il s’agit de l’afflux de capitaux privés, via du capital risque, sensibles à l’image positive que véhicule le spatial, ses innovations technologiques et la rentabilité présumée du secteur. Ce faisant, il s’est créé un effet d’entraînement global. A l’instar de la bulle Internet, au début des années 2000, le new space n’est d’ailleurs pas à l’abri d’une bulle financière, notamment alors que les taux d’intérêt sont en train de remonter.

Toutefois, si cet appel aux capitaux privés, notamment aux États-Unis, conduit certains commentateurs à évoquer une privatisation de l’espace, cette dernière mérite d’être questionnée. Premièrement, ces financements viennent parfois en complément du public sur des programmes très onéreux. Deuxièmement, les principaux clients de Space X restent le gouvernement américain lui-même à travers la NASA ou le Pentagone. Cela se traduit par de nombreux lancements institutionnels pour l’envoi de satellites, civils et militaires, ou l’approvisionnement de l’ISS (Station spatiale internationale) avec le Falcon 9. Enfin, toutes les technologies développées par ces acteurs privés sont issues des recherches de la NASA, comme le rappelle notamment les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato.

Ainsi, et de manière contre intuitive, l’apport du new space dans l’écosystème spatial américain tient moins de l’innovation de rupture que de la facilité qu’ont ces entreprises à industrialiser les technologies de la NASA. En somme, entre le new space aux États-Unis et la NASA, la filiation est directe. Le rapport d’information parlementaire cité plus haut, révèle ainsi qu’historiquement la NASA a utilisé les acteurs du New space pour pallier l’échec de son programme de navette.

Ainsi, les rares marchés exclusivement privés se trouvent dans le tourisme spatial et les méga-constellations en orbite basse. Ces deux activités, dont le modèle économique est très fragile, sont toutes deux très polluantes et néfastes aux activités scientifiques.

Entre automutilation et illusion libérale : le new space français

Face à cette nouvelle configuration, la France tente aujourd’hui de rattraper ce qu’elle considère comme un retard. Néanmoins, à la différence des Etats-Unis, le marché des lancements institutionnels européens n’est ni conséquent ni garanti. Quand le budget de la NASA s’élève à plus de 20 milliards, celui du CNES atteint à peine plus de 2 milliards et de 6 milliards pour l’ESA (European Space Agency). 

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français.

Dans le sillage des illusions sur la start-up nation, Bruno Le Maire a annoncé l’avènement d’un Space X français d’ici 2026. Ce faisant, le Ministre de l’économie a oublié que le leader mondial des lancements commerciaux était français. En effet, avec Arianespace, qui gère la commercialisation et l’exploitation des systèmes de lancements depuis Kourou (les lanceurs Ariane et Vega), la France a un accès privilégié, et de qualité, à l’espace ! Pour soutenir les acteurs du new space, Emmanuel Macron a annoncé investir 1,5 milliard dans ce secteur dans le cadre du plan France 2030. Dès lors, deux stratégies distinctes se dessinent de chaque côté de l’Atlantique : d’un côté une privatisation pilotée par la NASA, de l’autre un véritable laissez-faire, sans planification

L’automutilation de l’Etat français et l’absence de vision à long terme, censée guider les politiques spatiales, se font ressentir au cœur même de l’excellence française. En effet, le Centre national d’études spatiales est touché de plein fouet par ces nouvelles orientations. C’est pourquoi, en avril dernier, les ingénieurs du CNES, de Paris à Kourou, dans un mouvement sans précédent depuis 60 ans, ont décidé de se mettre en grève pour protester contre les nouveaux contrats d’objectifs. Ces derniers, aux dires des syndicats, privilégient les nouveaux acteurs privés au détriment de la recherche publique. Leur crainte est qu’à travers ces objectifs, le CNES ne devienne qu’une agence de financement. Dès lors, le regard stratégique sur le devenir des grands projets reviendrait aux seuls industriels. 

Ces craintes sont fondées : ce retrait du CNES est déjà une réalité depuis 2015, quand Manuel Valls avait décidé de vendre les parts de l’Etat (34%), à travers le CNES, dans la société Arianespace. Cette société est pourtant hautement stratégique en termes d’efficience industrielle et de souveraineté d’accès à l’espace. Les parts ont été cédées à la co-entreprise (Ariane group), composée de Safran et d’Airbus. La cession a mis fin à la logique de partenariat public/privé qui avait prévalu en France et qui avait fait ses preuves. A sa place, une logique de gestion pilotée uniquement par les industriels, notamment celle du futur lanceur Ariane 6, est en train de s’affirmer.

L’Allemagne se rêve en puissance spatiale

Outre une ambition politique aux abonnés absents, le spatial français doit faire face aux divergences politiques avec l’Allemagne. Ces divergences ne sont du reste pas nouvelles, elles existent d’ores et déjà pour l’industrie militaire. La naïveté française dans les grands projets industriels de l’UE permet aux entreprises allemandes de siphonner les technologies françaises. Du programme SCAF (avion de chasse de nouvelle génération) au transfert du moteur d’Ariane 6 de Vernon vers la Bavière, les exemples sont légion.

Face aux problèmes budgétaires de la France, l’Allemagne s’est en effet mise en tête de prendre le leadership européen dans le spatial. Le conseiller espace d’Angela Merkel à l’époque, Peter Hintze, relayé par La Tribune, le disait en ces termes : « l‘Allemagne occupe le deuxième rang européen en matière de spatial; se satisfaire du deuxième rang ne suffit pas, il faut considérer ce classement comme une source de motivation ».

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels.

Depuis, l’Allemagne a été à plusieurs reprises la plus grande contributrice du budget de l’ESA. L’objectif, à peine voilé, est de conforter sa base industrielle dans un esprit mercantile orienté vers la haute valeur ajoutée. Les spécialistes faisaient remarquer à l’époque l’absence de vision en termes d’indépendance dans le discours allemand, comme le confirme un document que s’est procuré La Tribune. Ce dernier indique que le gouvernement allemand pense qu’ « un système de lancement compétitif européen au niveau mondial n’est pas un objectif prioritaire […] ». D’autant que la compétition est, selon elle, complètement biaisée : « la demande institutionnelle nettement plus importante aux États-Unis […] Un système européen ne pourrait survivre dans cet environnement qu’avec de lourdes subventions gouvernementales annuelles ». L’Allemagne y fustige également le manque de concurrence face à Arianegroup.

Berlin, dans un esprit libéral, refuse donc la logique d’agence et de coopération européenne de l’ESA et aimerait lui substituer une logique d’acteurs industriels. A contrario, la tradition française, qui associe programmes civils et militaires, est de penser le spatial en termes de souveraineté d’accès. Ainsi, profitant de l’avènement du new space, Berlin a fait émerger de nouveaux acteurs tels que OHB ou encore ISAR Aerospace. Ces différents choix stratégiques de l’Allemagne posent des problèmes de cohérence à ses partenaires européens, notamment la France. Récemment, l’agence spatiale allemande (DLR) a choisi Space X pour l’envoi de son satellite d’observation de la terre. Ou, encore, le lobbying d’OHB en faveur du lanceur américain pour l’envoi des derniers satellites du programme Galileo, le GPS européen. De fait, Berlin semble avoir abandonné toute idée de préférence européenne.

Outre-Rhin, on pense l’avenir à travers les megaconstellations et les micro lanceurs réutilisables. Ils visent ainsi le marché, non institutionnel, des envois commerciaux. Cette stratégie permet à ces start-ups, soutenues par le gouvernement allemand, de s’autonomiser, en partie, du port spatial de Kourou. L’opération Launch Germany s’inscrit dans cette logique. Elle a pour objectif de développer une zone de lancement pour micro-lanceurs en mer du Nord. Pourtant le CNES, l’ESA et Arianegroup cherchent à redéployer l’ancien site de lancement de la fusée diamant en base pour micro-lanceurs. Il s’agit des programmes Thémis, Prometheus et Callisto.

Ces divergences se confirment dans cette période de transition entre les versions 5 et 6 d’Ariane. Cette dernière est censée être plus compétitive face à la concurrence de Space X. Néanmoins, conscient des défis de la fusée réutilisable, Paris indique que ce nouveau lanceur, qui n’intègre pas de modules réutilisables, est quasi obsolète. La volonté est donc d’embrayer très vite sur une nouvelle génération de lanceurs. Pour Berlin, qui a financé un des quatre milliards de conception d’Ariane 6, c’est évidemment trop tôt. Le retour sur investissement de la fusée Ariane 6 se fera certainement sur la durée, entre 10 à 15 ans. Or, repartir sur une nouvelle génération de lanceur entraînera d’énormes coûts de conception, jusqu’à 10 milliards d’euros selon les estimations. Ce sont les industriels d’Arianegroup et l’ESA, au travers de ses membres étatiques, qui porteront ce coût.

Le port spatial de Kourou : un fleuron mis à mal

Si l’avenir de la coopération spatiale européenne reste incertain, qu’en est-il des bases de lancement ? Pour l’heure, le port spatial de Kourou, en territoire français, offre au pays des Lumières un atout essentiel d’indépendance et de sécurité. Le déploiement des programmes de vols, notamment ceux à usage militaire, se fait sans contrainte d’exportation et de location d’un site étranger. L’indépendance qu’offre ce site lui confère donc un grande importance. Malheureusement, celui-ci est également confronté à une période difficile.

Le 25 décembre 2021, comme un cadeau offert à la communauté scientifique et au monde, s’envolait le télescope James Webb. Le remplaçant du célèbre Hubble était attendu par les scientifiques du monde entier. Depuis, James Webb réjouit la communauté scientifique et même les particuliers par ses performances optiques. Ce joyau technologique a coûté 10 milliards de dollars à la NASA sur 20 ans. Le télescope est parti depuis Kourou, en Guyane, empaqueté dans la coiffe d’une Ariane 5. La précision du vol fut telle que le télescope a gagné en durée de vie en économisant son carburant.

Si, cet exploit technique et scientifique a été salué par la NASA, qui a reconnu l’extrême précision du lancement, il ne saurait cacher néanmoins les difficultés du sport spatial. Le développement d’Ariane 6 s’articule autour d’un leitmotiv : la réduction des coûts. Cela passe notamment par la réduction d’effectifs, surtout lorsque les budgets sont contraints et orientés vers des start-ups. Dans ce cadre, le gestionnaire du site, Arianegroup – actionnaire majoritaire d’Arianespace (76%) – se prépare depuis deux ans à des réductions d’effectifs. 600 licenciements répartis entre la France et l’Allemagne, sont évoqués. Concernant le Centre spatial guyanais, une étude évoque une suppression de 300 postes. Cette réduction d’effectifs fait craindre une perte de savoir-faire, notamment dans le domaine d’excellence de la France : la filière des lanceurs.

Du côté des salariés de la base, c’est le flou concernant la suite de l’aventure spatiale. « Les salariés sont anxieux face à la baisse de cadence et les solutions amenées pour y faire face. L’arrêt prématuré de Soyouz n’arrange pas les choses. Il y a une véritable lenteur des dirigeants à trouver et proposer des solutions. » nous rapporte Youri Antoinette, syndicaliste UTG-CGT sur la base. Pour ce dernier, le contrat passé avec Amazon est une bonne nouvelle.

Il s’inquiète néanmoins de la gestion de cette période de transition. En effet, le lancement de la constellation Kuiper d’Amazon doit débuter en 2024 à bord d’Ariane 6. Il y a donc un trou de deux ans à combler. Cette transition devait se faire grâce au lanceur russe Soyouz, basé en Guyane depuis 2011. Cependant, la guerre en Ukraine a eu pour conséquence l’arrêt des coopérations entre l’ESA et Roscosmos. L’UE n’a par conséquent pas de lanceur de substitution. Dans l’intervalle, la production d’Ariane 5 est stoppée et le programme Ariane 6 a pris du retard. De plus, L’arrêt de Soyouz signe la disparition de 50 emplois équivalent temps plein sur la base.

La souveraineté spatiale de la France est donc mise à mal de toute part. Son rôle moteur au sein de l’UE est remis en cause par l’Allemagne, dont les ambitions hégémoniques s’affirment de plus en plus. Pendant ce temps, en dehors de l’UE les puissances spatiales poursuivent leur affrontement pour la primauté scientifique, industrielle et/ou commerciale. Force est de constater, qu’à ce jour, la France, prise dans le dédale de ses contradictions et de l’UE, semble ne plus avoir les capacités de tisser le fil d’Ariane d’une nouvelle ambition spatiale.

L’Allemagne, grande perdante du conflit ukrainien

Olaf Scholz, chancelier allemand, fait face à une situation de plus en plus compliquée. © German Presidency of the EU

Alors que la guerre en Ukraine s’enlise, un nouveau rideau de fer s’est édifié entre l’Occident et la Russie. Or, cette dernière contrôlant nombre de ressources indispensables pour nos économies contemporaines, les conséquences des sanctions s’annoncent extrêmement lourdes. Le « bloc allemand », un ensemble de pays s’étendant de l’Europe centrale à la Belgique, est particulièrement exposé aux difficultés à venir. Article de Marco D’Eramo, journaliste italien, publié par la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Quel que soit le vainqueur, il est de plus en plus difficile de savoir ce que signifierait gagner la guerre en Ukraine. Plus les destructions sont importantes, plus le conflit semble insoluble.

Avec un nombre croissant de morts et une escalade des sanctions, les objectifs des belligérants semblent de plus en plus impénétrables. Qu’est-ce que la Russie gagnerait à annexer un recoin dévasté de l’Ukraine, par rapport à tout ce qu’elle y perdrait ? 

Pourquoi l’Ukraine s’épuiserait-elle à conserver une région qui ne veut pas être détachée de la Russie ? Et à quelles fins l’OTAN érigerait-elle un nouveau rideau de fer, consolidant ainsi un bloc russo-chinois doté à la fois de matières premières et de technologies avancées ?

Certes, depuis un certain temps, les États-Unis et leurs alliés mènent des guerres dans lesquelles la victoire est impossible à envisager. A quoi aurait ressemblé une victoire en Irak ? Si cela impliquait de transformer le pays en une sorte de copie musulmane d’Israël, cela n’a jamais été une issue réaliste. Finalement, le pays a été livré à la sphère d’influence iranienne, tandis que l’Afghanistan a été abandonné au Pakistan et à la Chine. Et nous ne mentionnerons même pas la guerre civile syrienne… Pourtant, s’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels. Comme nous allons le voir, l’un d’entre eux sera probablement ce que l’économiste australien Joseph Halevi a appelé le « bloc allemand », c’est-à-dire un ensemble de nations économiquement interconnectées s’étendant de la Suisse à la Hongrie.

La Russie, source de nombreuses ressources indispensables

Bien sûr, nous sommes tous plus ou moins perdants dans la conjoncture actuelle. Au début de l’invasion, tout le monde se préoccupait avant tout de l’approvisionnement en gaz et en essence. Ce n’est que plus tard que l’on a appris que la Russie et l’Ukraine représentent 14% de la production mondiale de céréales et jusqu’à 29% des exportations mondiales de céréales. Il a été révélé par la suite que ces deux États fournissent 17% des exportations de maïs et 14% de celles de l’orge. Les analystes ont aussi réalisé que 76 % des produits à base de tournesol dans le monde provenaient de ces deux pays. La Russie domine également le marché des engrais, avec une part mondiale de plus de 50 %, ce qui explique pourquoi le blocus a causé des problèmes agricoles jusqu’au Brésil.

S’il est difficile d’identifier un vainqueur potentiel en Ukraine, il est plus facile de repérer les perdants potentiels.

D’autres surprises nous attendaient. La guerre a touché non seulement les secteurs du pétrole et du gaz, mais aussi celui du nickel. La Russie – où se trouve Nornickel, un géant du secteur – a produit 195 000 tonnes de nickel en 2021, soit 7,2 % de la production mondiale. L’invasion de l’Ukraine, combinée à une demande accrue pour le nickel utilisé dans les lignes à haute tension et les véhicules électriques, a fait monter les prix en flèche. Parallèlement, l’industrie des supraconducteurs, qui produit des calculateurs et des puces informatiques, a été fortement touchée. L’industrie sidérurgique russe envoyait en effet du gaz néon en Ukraine, où celui-ci est purifié pour être utilisé dans des procédés lithographiques tels que le marquage de microcircuits sur des plaques de silicone. Les centres de production les plus importants sont Odessa et Marioupol (d’où la lutte acharnée pour ces régions). L’Ukraine fournit 70 % du gaz néon du monde, ainsi que 40 % du krypton et 30 % du xénon ; ses principaux clients sont la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis et l’Allemagne. L’approvisionnement en plusieurs autres métaux « critiques » est également menacé, comme l’a indiqué le Columbia Center for Global Energy Policy en avril :

« D’autres métaux stratégiques impactés par cette crise avec la Russie sont le titane, le scandium et le palladium. Le titane est crucial pour les secteurs de l’aérospatiale et de la défense. La Russie est le troisième producteur mondial d’éponge de titane, matière essentielle pour la fabrication du titane. Largement utilisé dans les secteurs de l’aérospatiale et de la défense, le scandium est un autre métal clé pour lequel la Russie est l’un des trois plus grands producteurs mondiaux. Le palladium est l’un des minéraux essentiels les plus touchés par la crise ukrainienne, car il est un composant indispensable aux industries de l’automobile et des semi-conducteurs et la Russie fournit près de 37 % de la production mondiale. Le palladium russe illustre l’une des principales caractéristiques géopolitiques des minéraux précieux : Les approvisionnements alternatifs sont souvent situés dans des marchés tout aussi problématiques. Le deuxième plus grand producteur de palladium est l’Afrique du Sud, où le secteur minier est en proie à des grèves à répétition depuis dix ans. »

Des sanctions inefficaces

Chaque jour, donc, nous découvrons de nouvelles difficultés à séparer la Russie de l’économie mondiale. Cela s’explique en partie par le fait que les sanctions se sont avérées moins efficaces que prévu, malgré les efforts tenaces des États-Unis et de l’Union européenne. À ce jour, il y a eu au moins six séries de sanctions successives, chacune plus draconienne que la précédente : l’expulsion de la Russie du système financier international géré par SWIFT ; le gel des réserves étrangères de la Banque centrale russe, qui s’élevaient à environ 630 milliards de dollars ; le gel de 600 millions de dollars déposés par la Russie dans des banques américaines, et le refus d’accepter ces fonds comme moyen de paiement de la dette extérieure russe ; l’exclusion des banques russes les plus importantes de la City de Londres ; et la restriction des dépôts russes dans les banques britanniques.

Les aéroports et les espaces aériens occidentaux sont désormais fermés aux avions russes, et il est interdit à la marine marchande russe d’accoster dans les ports occidentaux (Japon et Australie compris). Les exportations technologiques vers la Russie sont interdites, de même que de nombreuses importations. L’Union européenne a mis en place des sanctions à l’encontre de 98 entités et de 1 158 personnes, dont le président Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov, des oligarques liés au Kremlin comme Roman Abramovitch, 351 représentants à la Douma (parlement russe, ndlr), des membres du Conseil national de sécurité de la Russie, des officiers de haut rang des forces armées, des entrepreneurs et des financiers, des agents de propagande et des acteurs. Toutes les banques occidentales, ainsi qu’une majorité des entreprises occidentales, ont fermé boutique en Russie et vendu leurs succursales. La Russie a réagi en interdisant l’exportation de plus de 200 produits, en exigeant le paiement en roubles des exportations de pétrole et de gaz et en bloquant les livraisons à la Pologne, la Bulgarie et la Finlande lorsqu’elles ont refusé d’accepter cette condition.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible.

Paradoxalement, toutefois, certaines sanctions ont joué en faveur de Moscou. L’embargo sur le pétrole et le gaz a augmenté les revenus russes en raison de la hausse des prix qu’il a provoquée, tandis que les observateurs étrangers notent que les rayons des supermarchés russes semblent toujours aussi bien garnis. Au cours des quatre premiers mois de l’année, la balance commerciale de la Russie a enregistré son plus fort excédent depuis 1994, soit 96 milliards de dollars. Après son effondrement initial durant les premiers jours de la guerre, le rouble s’est progressivement redressé, de sorte qu’il vaut aujourd’hui plus que l’année dernière. En 2021, il fallait 70 roubles pour acheter un dollar. Le 7 mars, jour le plus critique pour la devise russe, ce chiffre avait presque doublé, mais il est aujourd’hui retombé autour de 60.

L’inefficacité relative des sanctions était prévisible. Si des décennies de guerre économique se sont révélées incapables de faire tomber des régimes comme celui de Castro à Cuba (visé depuis plus de 70 ans), du Venezuela bolivarien (30 ans) ou de Khomeini en Iran (42 ans de sanctions américaines, auxquelles il faut rajouter une dizaine d’années de mesures internationales), il est difficile d’imaginer comment elles pourraient provoquer un changement de régime dans un pays comme la Russie, qui s’est de plus préparée à cette éventualité en modernisant ses capacités industrielles. Malheureusement, plus les sanctions sont inefficaces, plus la guerre s’éternise, passant d’une escalade à l’autre, et creusant des divisions qui semblent toujours plus irréparables. Nous pouvons d’ores et déjà supposer que les relations avec la Russie seront interrompues pendant au moins quelques décennies, une situation bien fâcheuse pour tout Occidental qui n’a pas eu la chance de visiter Moscou et Saint-Pétersbourg. Un nouveau rideau de fer a été construit et il ne sera pas franchi avant des années. 

Moscou et Pékin partenaires indispensables du bloc allemand

Tout ceci est un obstacle de taille pour les visées stratégiques poursuivies au cours des trente dernières années par le bloc allemand. La thèse de M. Halevi est que, depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, l’Allemagne a cherché à établir une série d’économies mutuellement interdépendantes qui, pour ainsi dire, constituent aujourd’hui un système économique unique. Ce groupement a un flanc occidental (Autriche, Suisse, Belgique et Pays-Bas) et un flanc oriental (République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne et Slovénie), avec des rôles et des secteurs différents répartis entre eux. Les Pays-Bas font office de plate-forme logistique mondiale et de centre de transport ; la République tchèque et la Slovaquie sont les sièges de l’industrie automobile ; l’Autriche et la Suisse sont des producteurs de technologies de pointe, etc. Si l’Allemagne est bien sûr le centre hégémonique de ce bloc, un tel ensemble régional implique de reconsidérer son rôle géopolitique et son importance mondiale. Au total, ce bloc compte 196 millions d’habitants, dont 83 millions en Allemagne, et un PIB de 7.700 milliards de dollars, dont 3.800 milliards pour l’Allemagne. Cela en fait la troisième puissance économique du monde, derrière les États-Unis et la Chine, mais devant le Japon. 

Ce réseau de relations est particulièrement visible lorsque l’on se penche sur le secteur du commerce. Les exportations allemandes vers l’Autriche et la Suisse – qui comptent ensemble 17 millions d’habitants – s’élèvent à 132 milliards d’euros, contre 122 milliards d’euros vers les États-Unis et 102 milliards d’euros vers la France. Si on considère le total des échanges avec l’Allemagne, la France (avec ses 67 millions d’habitants) est derrière les Pays-Bas (avec seulement 17 millions) : 164 milliards d’euros contre 206 milliards d’euros. L’Italie, quant à elle, reçoit moins que la Pologne, bien que sa population soit plus importante (60 millions contre 38 millions) et que son revenu par habitant soit presque deux fois plus élevé. Il s’agit d’un renversement spectaculaire, étant donné qu’en 2005, l’année suivant l’adhésion de la Pologne à l’UE, le commerce de l’Allemagne avec celle-ci ne représentait que la moitié de celui avec l’Italie.

L’appareil industriel allemand s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part.

Ce qui s’est donc produit, c’est la réorientation de l’appareil industriel allemand, qui s’est éloigné des autres partenaires européens pour se tourner vers son propre bloc économique, d’une part, et vers le commerce avec la Chine d’autre part. Pékin est désormais le premier partenaire commercial de l’Allemagne, avec une coopération qui représente 246 milliards d’euros. Les autres membres du bloc allemand ont également enregistré une hausse sensible de leurs échanges avec la Chine. Halevi explique :

« Si nous prenons 2005 comme référence, c’est-à-dire l’année suivant l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’UE, la valeur en dollars des exportations mondiales de l’Allemagne a augmenté de 67 % jusqu’en 2021, tandis que son commerce avec la Chine a été multiplié par plus de quatre. Au cours de la même période – et bien qu’elles aient presque triplé – les exportations françaises et italiennes vers la Chine ont affiché un taux de croissance bien inférieur à celui du commerce allemand. Pour les États du bloc allemand, l’intégration avec l’Allemagne a généré une véritable envolée des exportations vers la Chine, l’Allemagne ayant non seulement ouvert la voie à ces pays, mais aussi établi des liens entre les secteurs et les entreprises individuelles qui, à leur tour, stimulent leurs exportations locales. À l’ouest de l’Allemagne, les exportations directes des Pays-Bas vers la Chine ont été au moins multipliées par cinq depuis 2005, tandis que celles de la Suisse ont été multipliées par douze, ce qui en fait le deuxième exportateur européen de la Chine. Ces mouvements ont été beaucoup plus contenus en Belgique et en Autriche. À l’est, les exportations de la Pologne vers la Chine ont été multipliées par 5,5, par 6 pour la Hongrie, par environ 10 pour la République tchèque et par près de 21 pour la Slovaquie. 

La conséquence toute naturelle de ce processus est la formation d’une zone économique eurasienne, une véritable nécessité pour la Chine, tant en raison de ses besoins en matières premières russes que des pôles croissants d’infrastructures ferroviaires qui traversent la Russie, le Kazakhstan et l’Ukraine. C’est au cours de la dernière décennie que les premiers convois de trains de marchandises ont quitté la Chine pour Dortmund et les Pays-Bas. Les Allemands avaient, du moins dans les milieux industriels, l’intention de créer des symbioses entre la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, et donc avec l’Europe et l’Allemagne. En d’autres termes, l’objectif était de faire converger des États alliant des zones logistiques, productives et exportatrices d’énergie (Russie, Ukraine, Kazakhstan) et des importations de biens industriels en provenance de Chine et d’Allemagne. »

On peut entrevoir ici l’équivalent teuton des nouvelle routes de la soie – la fameuse Belt and Road Initiative – lancée par Xi Jinping en 2013. En effet, l’objectif ultime du bloc allemand, tel qu’il est analysé par Halevi, est la création d’un front continental eurasiatique dont les deux extrémités seraient l’Allemagne et la Chine, avec la Russie en intermédiaire indispensable. Cela explique la persistance avec laquelle les Allemands ont insisté sur la réalisation du gazoduc Nord Stream 2, même quand cela signifiait aller à l’encontre des intérêts de Washington et de l’OTAN. Le premier effet géopolitique tangible de la guerre en Ukraine a été l’enterrement de ce projet.

La guerre a véritablement mis fin au rêve d’un espace eurasiatique commun, car elle oblige l’Allemagne à affaiblir ses liens avec la Chine et condamne le canal de communication russe qui les relie. Elle interdit également à l’Allemagne d’utiliser la Russie comme un arrière-pays riche en ressources, un Lebensraum (espace vital), ou plutôt un Großraum (grand espace) comme l’a théorisé Carl Schmitt dans les années 30. Maintenant, au lieu d’un Großraum, la Russie est devenue un obstacle géopolitique insurmontable. Cela obligera les stratèges du bloc allemand à revoir l’ensemble de leur plan, à repenser la relation entre leur propre puissance sous-impériale et l’empire américain, tout en redéfinissant leurs relations avec les autres États européens. Dans le même temps, le bloc allemand a été mis à rude épreuve par les intérêts contradictoires de ses membres individuels. Un fait anodin mais significatif révèle à quel point les règles du jeu ont changé : en mai dernier, la balance commerciale mensuelle de l’Allemagne est passée dans le rouge pour la première fois depuis 1991. Certes, ce n’était pas grand-chose (environ un milliard de dollars), mais il s’agissait tout de même d’un déficit commercial. Une situation qui n’est pas sans précédent historique émerge ainsi du conflit ukrainien : la défaite de la stratégie allemande. Dans la troisième guerre mondiale, les perdants sont apparemment encore les Allemands.

Yannick Jadot : une écologie sans colonne vertébrale ?

© Greenbox

On l’aura compris : Yannick Jadot n’a rien d’un radical. Il tient à représenter une « écologie de gouvernement » susceptible de rassembler un large électorat. On peut comprendre que face au désastre climatique, la nécessité d’unir différents milieux sociaux en faveur d’une politique écologiste le conduise à tenir un discours modéré. On comprend moins que face à ce même désastre climatique, Europe-Écologie les Verts (EELV) ne dispose d’aucun agenda sérieux de rupture avec le mode de production et de consommation dominant. Refus de la planification étatique, absence de plan pour faire décroître les activités économiques polluantes, adhésion sans réserve aux institutions de l’Union européenne, alignement géopolitique sur l’Allemagne – pourtant fer de lance du libre-échangisme en Europe… Les incohérences du programme porté par Yannick Jadot sont nombreuses.

Vainqueur de la primaire écologiste le 28 septembre dernier, cet ancien directeur de programmes chez Greenpeace jouit d’une certaine légitimité chez ceux qui ont participé à l’exercice ainsi que d’une importante visibilité médiatique. Toutefois, son aura ne s’étend nullement au-delà du camp des Verts et des mouvements voisins. À l’heure où une partie croissante de la population française prend conscience que la préservation de conditions de vie acceptables sur Terre va dépendre de notre capacité à lutter efficacement contre le réchauffement climatique, on serait en droit d’attendre d’un candidat qui souhaite devenir le « président du climat » qu’il profite de cette tendance pour défendre une véritable transformation de l’économie ayant pour but ultime de préserver, voire d’améliorer la qualité de vie de l’ensemble des citoyens.

Ce mot d’ordre-là, qu’il s’agirait bien évidemment de concrétiser en mettant en œuvre une stratégie cohérente, serait parfaitement en mesure de séduire un large électorat. Mais au lieu de cela, M. Jadot se contente de lister « 15 propositions pour une République écologique et sociale », floues pour certaines d’entre elles, stratégiquement douteuses pour d’autres. Il s’appuie sur un « projet pour une République écologique » – concocté par EELV – fort imprécis quand il s’agit de définir les moyens à même d’atteindre les fins. Yannick Jadot n’évoque donc, à l’heure actuelle, qu’un homme politique lambda portant le projet défendu par un parti, et crédité de 8 à 9% des intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022.

Monsieur Jadot est critiqué par ses adversaires pour sa volonté affichée de concilier écologie et économie de marché, le flou des mesures de transformation structurelle qu’il défend, ainsi que sa rhétorique consensuelle. De fait, il effectue peu de passages médias sans rendre un hommage appuyé aux « entrepreneurs » qui, « sur les territoires » (ou « le terrain ») luttent « au quotidien contre le changement climatique » avec une « énergie formidable ». Au point que l’on se demande pourquoi, avec tant de « bonnes volontés » l’économie ne s’est pas décarbonée d’elle-même !

Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelle à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

S’il pointe bien du doigt les entreprises les plus ouvertement polluantes – souvent réduites à des « lobbies » -, il ne met pas en cause le système économique dominant. Faute d’identifier une cause au désastre environnemental – le régime d’accumulation néolibéral – et de présenter l’État comme un acteur central capable de conduire un changement structurel, il se condamne à une succession de vœux pieux.

L’éléphant dans la pièce

« Rendre la rénovation thermique des logements accessible à tous » (proposition n°1 de son programme), « approvisionner 100% des cantines des écoles, des hôpitaux et des universités et des autres établissements publics avec des produits biologiques, de qualité et locaux » (proposition n°4), « interdire l’importation des produits issus ou contribuant à la destruction des forêts primaires » (proposition n°5), sont des idées salutaires qu’il s’agirait de mettre en oeuvre au plus vite. Cependant, elles ne peuvent remplacer un programme de transformation économique qui s’attacherait à évaluer les besoins et exposer les outils de la transition pour chaque secteur.

Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, déclarait il y a peu : « La première nation qui saura bâtir un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné l’avenir » [1]. M. Jadot prévoit certes la subvention des énergies renouvelables… mais c’est le plan cohérent qui fait défaut. « Entrepreneurs », « territoires », « société civile », « tissu associatif », « citoyennes et citoyens »… on n’en finirait pas d’égrener la liste d’acteurs sur lesquels le candidat compte s’appuyer pour mener à bien la transition écologique. L’absence de l’un d’entre eux fait cruellement défaut : l’État. Ce dernier est pourtant indispensable pour mener un changement structurel d’ampleur. Seul l’État peut impulser une mutation du mode de production et conduire la France vers un nouveau paradigme économique.

Comme l’a déjà souligné Laure Després, professeure émérite de sciences économiques à l’Université de Nantes, sous la présidence du Général de Gaulle « la planification indicative à la Française a fait l’objet d’un réel consensus national […]. Le but était d’orienter les investissements des entreprises publiques et privées vers les secteurs prioritaires pour la croissance » [2]. Au vu des évolutions observées depuis les Trente glorieuses, l’enjeu est précisément de créer un nouveau consensus national autour d’un nouveau mode de production qui prenne acte de la finitude des ressources et du désastre climatique. La finalité la planification écologique serait ainsi d’orienter les investissements vers les secteurs prioritaires, non pour tendre vers une croissance maximale mais pour mener à bien la transition énergétique.

L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, rappellent à juste titre que cela demande un contrôle public du crédit et de l’investissement qui défasse l’immense pouvoir que les créanciers et investisseurs privés ont accumulé depuis les années 1980 [3]. Une idée qui n’a rien d’utopique puisque ce contrôle existait en France dans les années 1950-1960. Le dispositif alors en place, nommé « circuit du trésor », conduisait les institutions publiques, les entreprises publiques ainsi que de nombreux ménages à déposer leurs avoirs monétaires au Trésor public, ce qui permettait à l’État de financer ses dépenses [4].

NDLR : lire sur LVSL l’article de Cédric Durand : « La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala »

Une fois libérés de l’emprise des marchés de capitaux, il conviendrait d’organiser l’action à différents niveaux afin d’éviter une centralisation trop importante susceptible de menacer la dimension démocratique du plan. Mme Després, qu’il convient de citer assez longuement, a bien précisé en quoi consistait une planification multiniveau : « Les grandes orientations du Plan national sont discutées à l’occasion des campagnes électorales, votées par le Parlement et s’imposent à tous. La manière de les atteindre localement compte tenu des caractéristiques écologiques et sociales du territoire est laissée à l’appréciation des collectivités territoriales. Cependant, la région doit élaborer son propre plan en tenant compte des projets élaborés au niveau local et inversement, de même les niveaux national et régional doivent coopérer : des négociations sont donc indispensables pour adopter une démarche globale qui couvre l’ensemble des investissements réalisés par les différentes instances de la puissance publique ainsi que ceux qu’elles peuvent influencer sur leur territoire » [5].

Cette manière de procéder accompagnerait la relocalisation et le protectionnisme nécessaires à la reprise de contrôle de notre appareil productif. Précisons que la France serait dans l’obligation d’entamer un rapport de force avec les institutions européennes qui ne pourraient accepter de telles entorses aux règles de « concurrence libre et non faussée » sanctuarisées dans les traités de l’Union européenne. Il lui faudrait alors chercher le soutien du maximum d’États membres possibles, à savoir ceux qui seraient prêt à s’engager à leur tour dans une véritable planification écologique.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels

Le candidat écologiste a choisi d’aller en sens inverse en prônant une « Union » avec l’Allemagne (proposition n°15), qui défend avec la plus grande ferveur l’ordre néolibéral actuel. Militer quotidiennement pour un « protectionnisme vert » tout en cherchant à renforcer ses liens avec un système de pouvoir structurellement attaché au libre-échange relève à tout le moins de la contradiction.

En cela, l’eurodéputé prend le risque de ruiner sa crédibilité auprès de quiconque ne lui est par encore acquis. La France ne peut faire l’économie d’un rapport de force avec l’Union européenne et l’Allemagne, et d’une affirmation claire des intérêts qu’elle tient à ne pas sacrifier si elle souhaite reprendre son destin en main. Si Monsieur Jadot défend verbalement la « planification écologique », il déclarait en 2016 qu’elle « ne [marcherait] que dans un cadre européen ». Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelait à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

Aussi, il ignore que « la reconquête de nos souverainetés alimentaire, sanitaire, énergétique, numérique, industrielle » qu’il entend amorcer – à raison – ne pourra pas se faire « dans une Europe (sous-entendu, une Union européenne) enfin fière d’être un continent social ». Il est fondamental de rappeler que la Commission européenne et la Banque centrale européenne ont fait pression de manière répétée sur les États membres les moins « disciplinés » afin qu’ils diminuent les coûts de leur système de protection sociale, ce qui a mécaniquement porté atteinte à leur capacité à protéger l’ensemble des citoyens contre les risques de la vie (maladie, chômage…). Si l’éclatement de la pandémie de COVID-19 a mené à la suspension de certaines normes de discipline budgétaire – notamment celles du Pacte de stabilité et de croissance –, il n’est pas prévu que cela s’inscrive dans la durée. En 2009, François Denord et Antoine Schwartz publiaient déjà un livre intitulé L’Europe sociale n’aura pas lieu. La décennie qui a suivi a indéniablement confirmé leur analyse, et il n’y a aucune raison de penser que la tendance va s’inverser.

Enfin, s’il propose de « conditionner 100% des aides publiques aux entreprises au respect du climat, du progrès social et de l’égalité entre les femmes et les hommes » (proposition n°3), il est fort dommage que le candidat écologiste n’ait pas songé à préciser les normes à respecter. Dans le projet pour la République écologique, on peut lire que les aides seront mises en place « dans le cadre d’accords d’entreprise ou de branche pour les PME, fixant les progrès à atteindre en matière climatique et sociale ». Or, l’ère néolibérale que nous traversons actuellement se caractérise par une très nette domination du capital sur le travail. Sans normalisation imposée par la puissance publique, il est certain qu’une grande part des entreprises, à commencer par les multinationales, ne va pas réellement agir pour décarboner ses activités. Il existe donc un risque important qu’en l’absence d’une telle prise d’initiative étatique, les entreprises en question passent à travers les mailles du filet par de simples opérations d’écoblanchiment (greenwashing) et autres chartes incantatoires. La planification, en plus de remédier à cela, orienterait de manière claire les investissements qui doivent accompagner la transition énergétique, donnant ainsi la visibilité nécessaire aux entreprises.

L’épineuse question de la croissance

Aux impensés de Monsieur Jadot concernant la mutation de nos modes de production, répondent ceux qui ont trait à la mutation de nos modes de consommation.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels – assortie d’un développement des secteurs peu carbonés et socialement utiles tels que l’agroécologie, le service à la personne ou la réparation d’objets. Une telle perspective implique de rompre avec le régime d’accumulation dominant – caractérisé par une financiarisation et une globalisation sans précédent du capital, et indexé sur la croissance des industries polluantes

Contrairement à une idée répandue, la décroissance de nombreux pans dominants de notre économie n’est aucunement incompatible avec la création d’emplois si elle s’accompagne d’un plan structuré de décarbonation de l’économie et du développement organisé des secteurs – répondant à des besoins jugés plus importants réels – où les travailleurs manquent. En effet, il est tout à fait possible de fixer un quota d’importation de téléviseurs et d’objets connectés, de faire dégonfler progressivement les grandes surfaces et d’interdire la création de nouveaux centres commerciaux tout en créant une garantie à l’emploi. Cette dernière correspondrait au financement de l’emploi en dernier ressort par l’État qui recruterait massivement pour mettre en œuvre la décarbonation ainsi que pour renforcer les secteurs que le plan viserait à élargir.

Logiquement, elle serait financée en partie grâce à la cessation du versement de la quasi-totalité des allocations chômages (qui ont représenté 35,4 milliards d’euros en 2019). Sur les cinq candidats à la primaire écologiste de septembre, une seule a mis en avant de manière assumée le terme de décroissance : il s’agit de Delphine Batho. La députée fait certes désormais partie de l’équipe de campagne de M. Jadot, mais la décroissance ne tient aucune pas de place dans les discours de ce dernier, qui réduit cette question à un simple « débat théorique » [6].

Si la pertinence du terme de décroissance peut être débattue, le coup de pied dans la fourmilière de la candidate était bienvenu. En effet, comme l’explique notamment Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et président du Shift Project, le fonctionnement des machines sur lesquelles repose notre économie dépend en grande partie des ressources fossiles dont les réserves se contractent au fur et à mesure que nous les extrayons. D’après un graphique en courbe que M. Jancovici a réalisé à partir de données publiées par British Petroleum (BP), le dernier pic d’approvisionnement pétrolier des États membres de l’UE et de la Norvège a été atteint en 2006. Entre cette année et 2018, l’approvisionnement en pétrole a globalement baissé de 14% malgré une légère remontée au début de la dernière décennie due au boom du pétrole de roche mère (communément appelé pétrole de schiste) aux États-Unis.

Néanmoins, les sociétés spécialisées dans l’extraction de ce type d’hydrocarbure sont structurellement déficitaires, ce qui rend très incertain l’avenir de la production [7]. Il semblerait à tout le moins audacieux d’exclure que cette diminution de la quantité de ressources énergétiques disponibles n’ait pas pour implications une chute du PIB…

Si M. Jancovici analyse très peu les fondements purement économiques de la croissance pour se focaliser essentiellement sur ses fondements énergétiques, on ne saurait balayer d’un revers de main sa conclusion, tant elle trace les contours d’un avenir qui ne semble pas improbable : nous avons le choix entre une décroissance choisie et une décroissance subie. La première option consisterait à diminuer drastiquement, voire à stopper les investissements dans les secteurs qui visent à satisfaire des besoins jugés artificiels (5G, robotique, intelligence artificielle…) responsables d’une bonne partie des émissions de gaz à effet de serre, et à les réorienter vers ceux permettant de remplir des besoins jugés primordiaux (agriculture, textile, logement, sans parler des activités culturelles…) tout en cherchant les décarboner le plus possible. La seconde impliquerait des conflits dus à l’écart de plus en plus important entre la demande de ressources naturelles et l’offre disponible. Elle adviendrait d’ailleurs dans un monde où la qualité de vie aurait déjà sensiblement baissé par endroits (épisodes caniculaires répétés, manque de végétation…).

Il est fort dommage que Monsieur Jadot n’ait pas songé à prendre en compte ces contraintes. Celui pour qui l’écologie est « un projet d’émancipation », « un projet de liberté individuelle et collective » a omis d’inclure le consumérisme et les besoins artificiels comme facteurs d’aliénation. Si l’écologie est un projet de société, autant assumer les changements radicaux à porter si l’on ne tient pas à connaître une dégradation marquée de notre qualité de vie dans les décennies à venir. 

Notes :

[1] Cédric Garrofé, « Matthieu AUZANNEAU : “La première nation qui bâtira un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné” », Le Temps, 22 septembre 2021.

[2] Laure Després, « Une planification écologique et sociale : un impératif ! », Actuel Marx, 2019/1.

[3] Cédric Durant et Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

[4] Benjamin Lemoine, « Refaire de la dette une chose publique », Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, 27 juillet 2016.

[5] Laure Després, art. cit.

[6] La Décroissance, n° 182, Lyon, septembre 2021

[7] Matthieu Auzanneau, « L’inexorable déclin du pétrole. L’Union européenne, première victime de la pénurie ? », Futuribles, 2021/4