Congrès de la CDU allemande : beaucoup de bruit pour rien

Angela Merkel ©Oma Teos

Reporté depuis près d’un an, le congrès de la CDU s’est tenu les 15 et 16 janvier pour élire le nouveau chef du parti et potentiel successeur d’Angela Merkel à la chancellerie. Un moment décisif pour les autres États européens qui s’est conclu par la victoire d’Armin Laschet, candidat de la continuation avec Angela Merkel. Face à lui, Friedrich Merz, tenant d’une ligne plus conservatrice, partisan d’un durcissement austéritaire de l’Union européenne et d’un réalignement atlantiste. Cette opposition illustre les tensions qui traversent les élites allemandes.

Les 15 et 16 janvier s’est tenu le 33e congrès de la CDU. Les militants du parti et leurs délégués y ont choisi l’homme qui mènera leur parti lors des élections de septembre et qui devra tenter de le maintenir au pouvoir. Un exercice délicat après qu’Angela Merkel ait passé 16 ans à la tête du pays. Davantage que le père fondateur de la République Fédérale Allemande, Konrad Adenauer (1949-1963) et autant que le mentor politique d’Angela Merkel, Helmut Kohl (1982-1998).

Konrad Adenauer (1949-1963), Helmut Kohl (1982-1998) et Angela Merkel (2005-2018). Les trois figures tutélaires de la CDU ont chacune dirigé le pays pendant près de 15 ans ©Wikimedia Commons

Cette succession a lieu alors que la CDU est à la croisée des chemins. En 2018, le parti avait déjà dû décider de la succession d’Angela Merkel. Deux candidats et deux lignes s’étaient alors affrontés. D’un côté Annegret Kramp-Karrenbauer, la dauphine d’Angela Merkel. Pour elle et les partisans de l’aile centriste du parti, il s’agissait de préserver le caractère de Volkspartei de la CDU. C’est-à-dire un parti de masse cherchant à rassembler un large spectre idéologique et social allant des employés laïcs aux retraités catholiques traditionalistes en passant par les entrepreneurs issus du christianisme social.

De l’autre, Friedrich Merz, ennemi juré d’Angela Merkel et tenant de l’aile droite du parti. Partisan d’une rupture conservatrice, il dénonçait une “social-démocratisation” de la CDU qui, du salaire minimum au mariage pour tous en passant par la sortie du charbon en 2038, lui aurait fait oublier ses valeurs. Pour Merz et ses alliés, il s’agissait d’en revenir aux valeurs chrétiennes du parti (CDU signifie Union Chrétienne Démocratie) et aux principes de l’ordolibéralisme qui ont fait le succès de l’économie sociale de marché allemande.

La victoire d’Annegret Kramp-Karrenbauer avait été courte dans son score (52% contre 48 pour Merz) comme dans sa durée. Le 5 février 2020, les députés de la CDU en Thuringe avaient convergé avec ceux de l’AfD (principal parti d’extrême-droite, proche des milieux néo-nazis) pour élire Thomas Kemmerich, le candidat libéral, au poste de ministre-président. Le scandale monumental provoqué par l’élection d’un ministre-président avec le soutien de l’extrême-droite avait forcé Thomas Kemmerich à démissionner le lendemain et Annegret Kramp-Karrenbauer cinq jours plus tard.

Certains observateurs estiment que l’élection d’Armin Laschet pourrait être le signe d’un retour à une CDU plus rigide sur l’intégration européenne et le respect des règles en matière de déficit.

Le feuilleton de la succession d’Angela Merkel était rouvert. Il fut cependant reporté par l’arrivée du coronavirus qui obligea un report du congrès de la CDU d’avril 2020 à janvier 2021. La faible ampleur de la première vague du coronavirus a néanmoins offert un répit à la CDU dans la descente aux enfers qu’elle vivait depuis 2015 en soudant les Allemands derrière Angela Merkel.

Friedrich Merz et Annegret Kramp-Karrenbauer lors du congrès de la CDU de 2018 © CDU

Le bon, la brute et le truand ?

Trois candidats ont présenté leurs candidatures pour le 33e congrès de la CDU qui s’est tenu les 15 et 16 janvier. Le candidat inattendu fut Norbert Röttgen, ancien ministre fédéral de l’environnement (2009-2012) tombé en disgrâce. Il a fait campagne sur le rajeunissement et la féminisation de la CDU et sur les thèmes de l’environnement et de la numérisation. Malgré sa rhétorique pro-européenne, il a toujours été opposé aux eurobonds et n’appelait qu’à poursuivre l’unification du marché commun et à « améliorer » la gouvernance de la zone euro, des positions très consensuelles au sein de la CDU. Il n’a finalement obtenu que 22% des voix lors du premier tour et est resté cantonné à son rôle de troisième homme.

Sans surprise, Friedrich Merz a de nouveau tenté un retour. Il fut officiellement proposé par la fédération du Mittelstand, un groupe dédié à la promotion de l’ordolibéralisme originel de la CDU. Les Jeunes de la CDU, connus pour leur positionnement conservateur sur les questions de société, ont aussi apporté leur soutien à Merz. Il était le candidat de tous ceux qui, pas échaudés par l’aventure de Thuringe, souhaitent que la CDU forme des gouvernements minoritaires. La CDU pourrait ainsi s’appuyer sur l’AfD pour faire passer des textes répressifs et conservateurs tout en évitant d’avoir à les faire entrer au gouvernement. Sa victoire aurait signifié un retour à la ligne européenne de l’Allemagne en 2011, davantage austéritaire et fermée à toute forme d’aide aux pays du sud. Il avait d’ailleurs obtenu le soutien de l’ancien ministre des finances, Wolfgang Schaüble. Finalement, il s’est de nouveau cassé les dents sur le second tour avec un score similaire à 2018, 47% des voix.

Pour une mise en perspective de l’inflexion – relative – de la politique européenne d’Angela Merkel, lire sur LVSL, par le même auteur : « Allemagne : un plan de relance pour tout changer sans que rien ne change »

Avec 53% des voix, le nouveau chef de la CDU est donc Armin Laschet. Candidat par défaut d’Angela Merkel, son grand fait d’arme fut d’avoir arraché le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie au SPD en 2017. En première ligne face à la première vague du coronavirus, sa gestion avait été saluée et sa popularité avait explosé. Puis est arrivé le scandale Tönnies sur les conditions de travail et de logement dans l’abattoir du même nom. Scandale auquel il avait répondu par une déclaration au relent xénophobe envers les travailleurs roumains et bulgares. Ce scandale et un soupçon de favoritisme dans une commande de masques pour une entreprise qui sponsorise son fils influenceur ont contribué à plomber sa côte de popularité.

https://www.cdu-parteitag.de/artikel/neuer-cdu-chef
Armin Laschet lors de l’annonce de sa victoire au 33e congrès de la CDU © CDU/Tobias Koch

Le Vert et le Noir

Deux questions se posent désormais pour la CDU: le programme et les alliances. Or, Armin Laschet peut être un problème sur ces deux sujets. Dès le lendemain de son élection, on trouvait en tendance sur twitter #ArminLassEs (Armin a laissé faire ça). Une campagne des écologistes allemands pour rappeler que la première décision d’Armin Laschet en tant que ministre-président avait été d’autoriser la destruction d’un village pour y creuser une mine de charbon. De manière générale, il a été le lobbyiste en chef des industries automobiles et charbonnières très présentes dans son Land. Il a notamment contribué à repousser la date de sortie du charbon de l’Allemagne à 2038.

Or, la question de l’alliance avec les Verts est cruciale aussi bien pour l’Allemagne que pour l’Europe. Ces derniers ont le vent en poupe en Allemagne et siphonnent des voix à droite comme à gauche en faisant carton plein chez les jeunes et dans les villes (voir les données électorales du Tagesschau). Les dirigeants des Verts, Annalena Baerbock et Robert Habeck, sont favorables à une coalition avec la CDU. Néanmoins, il faudrait pour cela que la CDU accepte une politique davantage verte et pro-européenne.

Si la question des réfugiés qui oppose les deux partis depuis 2016 est désormais moins d’actualité, les questions écologiques et européennes sont de plus graves pommes de discorde. La première avait déjà provoqué l’échec d’une coalition entre la CDU, le FDP et les Verts en 2017 et les pressions contradictoires du patronat (notamment de l’industrie automobile) et des mouvements écologistes vont croissantes.

Cependant, c’est sans doute la question européenne qui est la plus cruciale et difficile à résoudre. Le gouvernement allemand s’est depuis peu engagé dans une phase de détente économique à l’échelle européenne comme nationale – dont la portée est cependant limitée, et qui vise avant tout à conjurer le spectre d’un Italexit. Bien que moins radical que Friedrich Merz, certains observateurs estiment tout de même que l’élection d’Armin Laschet pourrait être le signe d’un retour à une CDU plus rigide sur l’intégration européenne et le respect des règles en matière de déficit. Une position difficile à concilier avec les Verts qui partagent – du moins officiellement – les positions européennes d’Emmanuel Macron en faveur d’une plus grande intégration politique de la zone euro par l’entremise d’un assouplissement des règles économiques.

Un dernier point d’achoppement pourrait concerner la relation avec les Etats-Unis. Traditionnellement un pays atlantiste dépendant militairement des Etats-Unis, l’Allemagne a cherché progressivement à s’autonomiser depuis Gerhard Schröder et Angela Merkel avec la construction des gazoducs Nordstream pour s’approvisionner en gaz russe. Ils satisfaisaient ainsi le voeu d’une partie des élites économiques allemandes, désireuses de développer des liens commerciaux avec la Russie. Cette autonomisation vis-à-vis des États-Unis a été limitée par les sanctions du gouvernement américain, lesquelles ont notamment ciblé Nordstream 2. Ce projet irrite les atlantistes au sein de la CDU et du FDP – mais également les Verts, que ce soit par opposition au gaz ou au régime de Vladimir Poutine. Et ce, alors que la présidente de la Heinrich-Böll Stiftung (le think-tank rattaché au vert) a contribué au lancement d’un groupe de travail pour une relation renforcée et renouvelée entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Or, Armin Laschet était sans doute le candidat le plus russophile, refusant de se positionner pour des sanctions après l’affaire Navalny ou de condamner le gazoduc Nordstream II.

Les élections fédérales de septembre vont donc être une heure de vérité pour la CDU. Elle pourra choisir de continuer la politique d’Angela Merkel de pragmatisme géopolitique au service des intérêts allemands caractérisée par douze années de Grandes Coalitions avec le SPD. Elle pourrait encore emprunter la voix de Friedrich Merz et se replier sur sa tradition de stricte ordolibéralisme à cheval sur les politiques d’austérité et d’atlantisme. Enfin, elle pourrait embrasser une coalition inédite avec les Verts et poursuivre les inflexions aperçues ces dernières années en faveur d’une plus grande intégration politique de la zone euro et d’un atlantisme qui fait les yeux doux à Joe Biden et aux démocrates américains.

Annalena Baerbock et Robert Habeck espèrent faire rentrer les Verts au gouvernement fédéral à l’issue des élections de septembre © Scheint sinnig, Raimond Spekking

L’homme venu des Alpes

L’incertitude demeure pourtant sur le sort d’Armin Laschet car un homme pourrait bien profiter de sa forte impopularité et de sa faible compatibilité avec les Verts: Markus Söder, le chef de la CSU (Union Chrétienne Sociale) et ministre-président de la Bavière. La CSU est le parti-frère de la CDU en Bavière, Land dans lequel elle est hégémonique depuis la fin de la guerre. Mouton noir de la politique allemande après un mauvais résultat historique aux élections régionales de 2018, Markus Söder est désormais l’homme politique le plus populaire au sein de l’union CDU/CSU et en Allemagne (derrière Angela Merkel) grâce à une politique de durcissement systématique des mesures contre le coronavirus adoptées au niveau fédéral.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et figure montante de la politique allemande © Kremlin

En plus de sa popularité, Markus Söder a un avantage considérable sur Armin Laschet: il est un caméléon politique. Précurseur sur les questions écologiques au sein de la CSU, il avait effectué un virage à droite sur les questions migratoires et sécuritaires après les attentats de Paris en 2015 pour ensuite se recentrer depuis les élections de 2018. Il pourrait donc être le candidat idéal pour rassembler les deux ailes de la CDU tout en étant capable de former une coalition avec les Verts. Un élément joue néanmoins contre lui. Les deux élections où l’union CDU/CSU était conduite par le chef de la CSU ont été des défaites. Markus Söder devra donc réussir à convaincre qu’il n’est pas un tenant de l’égoïsme bavarois traditionnel mais qu’il peut être le chancelier d’une Allemagne ouverte aussi bien en Europe qu’à l’intérieur vis-à-vis de l’ex-Allemagne de l’est.

Le choix du candidat devrait avoir lieu à la mi-mars après des élections régionales en Bade-Würtemberg (seul Land dirigé par les Verts, en coalition avec la CDU) et en Rhénanie-Palatinat (dirigé par le SPD, en coalition avec les Verts et le FDP). Un échec de la CDU à s’emparer de ces deux régions marquerait sans doute la fin des ambitions d’Armin Laschet et conduirait à une candidature de Markus Söder.

Bonjour Francfort : une comédie humaine franco-allemande

Bonjour Francfort est le dernier roman de Martine Gärtner, publié en octobre 2020. L’autrice française y raconte les joies, les angoisses et les espoirs de 13 personnages tous issus, de près ou de loin, du monde des expatriés français à Francfort. Ces destins entrecroisés dessinent le visage d’une métropole moderne de l’ouest de l’Allemagne. Une lecture franco-allemande à ne pas manquer.

Portrait de Francfort

Avec le roman de Martine Gärtner, vous entrerez dans le petit monde des expatriés français à Francfort. Vous découvrirez aussi leurs proches, leurs amours, leurs amitiés qui se sont construits grâce (ou à cause) de cette décision aussi vertigineuse qu’excitante : tout quitter, traverser la frontière pour venir vivre en Allemagne. Entre enthousiasme et doute, le roman nous donne accès aux pensées intimes de ces individus expatriés. Comme des petites souris, nous nous glissons dans la vie de ces Francfortois de passage. Les quartiers, les rues et les carrefours revêtent un nouveau visage, et comme dans une chasse au trésor, on retrouve les moments de vie de ces 13 personnages. Tiens ? C’est dans cette boulangerie que la petite Franzisca est allée chercher du pain sans même demander la permission à ses parents, et c’est sur cette place que Régine s’est retrouvée coincée dans un embouteillage alors que son amant l’attendait.

L’expatriation à Francfort

L’expérience de l’expatriation est rapportée avec une très grande justesse en partie du fait que Martine Gärtner a elle-même vécu à Francfort pendant presque 20 ans.

S’expatrier inclut toujours un avant et un après. Beaucoup de personnages de Bonjour Francfort se retrouvent confrontés aux conséquences de leur décision : ils vacillent entre leurs souvenirs d’enfances qui s’éloignent et leur présent nourri d’attentes, parfois déçues. Toutes les histoires sont reliées entre elles, à l’image de la communauté des expatriés français à Francfort : un petit cocon, parfois étouffant, mais qui vous rassure face à l’adversité du monde extérieur. Beaucoup de protagonistes chez Martine Gärtner remettent en question ces amitiés construites au sein cette communauté d’expatriés : vont-elles vraiment durer ? Sans pouvoir réellement répondre à cette question, ces amitiés sont surtout nécessaires pour partager la difficulté de se situer entre deux cultures, entre deux langues même lorsqu’on les maîtrise bien.

La puissance de la banalité

Au-delà de l’expatriation, Martine Gärtner nous décrit ce qu’on appelle plus communément la vie. L’autrice met en valeur, sans jugement et dans toute leur simplicité, des moments qui, a priori, auraient pu nous sembler sans intérêt, que l’on vit tous un jour où l’autre, très loin du cliché des exploits de quelques super-héros. C’est là la force de l’ouvrage : chaque moment suspendu de ces 13 personnages résonne en notre for intérieur. Des moments de doute, d’introspection ou juste des réflexions qui nous donnent à penser que nous sommes tous, quelque part, des expatriés. Ces fragments de vies humaines, tous reliés les uns aux autres forment un puzzle aussi complexe que mouvant. Ici, il n’y a pas d’individu foncièrement bon ou mauvais : il n’y a que des humains qui tentent de se frayer un chemin de vie.

Un peu comme Balzac, Martine Gärtner  nous dépeint une sorte de comédie humaine des expatriés français à Francfort. L’autrice a d’ailleurs consacré un essai à la relation qu’entretenait Balzac à l’Allemagne (GÄRTNER, M.,Balzac et l’Allemagne, L’Harmattan,1999).

Un roman féminin

La plupart des personnages du roman sont des femmes. Certaines sont très jeunes, d’autres plus âgées, certaines pleines d’espoirs, d’autres parfois fatiguées par la vie. Entre les lignes de leurs histoires respectives, on perçoit des individus en quête de sens ou d’un bonheur qui ne semble pas vouloir se dévoiler facilement. Elles représentent l’humanité au féminin et sont l’écho de ce que beaucoup de femmes traversent dans leurs vies : leurs fantasmes, leurs déceptions, leur enthousiasme, leurs chagrins et leurs dilemmes. Des trésors d’intimité qui n’appartiennent qu’à elles mais qui nous sont offerts le temps d’un instant. Dans toutes ses nuances, le roman se veut positif : il mise sur la vie, celle que l’on porte en soi.

Exportation d’armes, symptôme d’une dépendance

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Avion de chasse Rafale RIAT 2009 © Tim Felce

Le 7 décembre dernier, le média et ONG Disclose a révélé une note rédigée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) « classifiée défense ». Celle-ci s’opposait vigoureusement à la mission d’information parlementaire proposant d’impliquer le Parlement dans le processus de contrôle des exportations françaises en matière d’armement. La révélation de cette note interroge sur le processus actuel et la position du gouvernement autour d’un secteur vital pour l’économie hexagonale. La question du contrôle des exportations d’armement se pose avec d’autant plus d’acuité après le scandale de l’utilisation des armes françaises par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite contre les populations civiles dans la guerre au Yémen en 2018, qualifiée par le secrétaire général adjoint des affaires humanitaires des Nations Unies, M. Mark Lowcock, de « pire crise humanitaire au monde ».

Complexe, robuste, opaque. Ces trois qualificatifs reviennent tout au long du rapport de 157 pages des deux parlementaires M. Jacques Maire (La République en marche, LREM) et Mme. Michèle Tabarot (Les Républicains, LR) pour définir le processus de contrôle des exportations françaises d’armement. Ce rapport, remis le 18 novembre dernier, propose « la création d’une commission parlementaire » dans le cadre du processus de contrôle. La veille, le 17 novembre, arrive sur la table du cabinet de M. Emmanuel Macron, Président de la République, une note « confidentiel défense » du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN) qui avant même la diffusion du rapport, s’oppose à tous les arguments qu’il soulève. « Sous couvert d’un objectif d’une plus grande transparence et d’un meilleur dialogue entre les pouvoirs exécutif et législatif, l’objectif semble bien de contraindre la politique du gouvernement en matière d’exportation en renforçant le contrôle parlementaire », indique notamment l’un des passages de la note publiés par Disclose. Plus en avant, les analystes du SGDSN conseillent les membres du gouvernement concernés par la note sur la stratégie à adopter vis-à-vis du rapport parlementaire et de sa reprise par les médias et les ONG en vue d’éluder les volontés de transparence qui pourraient émerger à sa suite dans le débat public.

Matignon, le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie sont également destinataires de la note. En France, la constitution de la Ve République, en faisant du Président de la République le chef des armées, entérine la prééminence de l’exécutif sur le Parlement en matière militaire ; partant, cette tension entre le Parlement et le pouvoir exécutif concernant les exportations d’armes, chasse gardée de la raison d’État, n’a rien d’étonnant. Toutefois, la marge de manœuvre du pouvoir législatif grandit, comme l’a déjà révélé l’adoption par le Parlement de la loi renseignement de 2015 – prise sur initiative du gouvernement – qui avait fait grincer des dents dans certaines sphères étatiques et dont le rendu de la mission d’évaluation, prévu après cinq années son adoption, continue à soulever des interrogations sur sa véritable portée démocratique. 

La révélation de cette note vient à nouveau nourrir les débats autour de l’un des secteurs les plus importants de la politique commerciale française et pourtant l’un des moins connus du fait de l’opacité qui l’entoure.

Secret défense : exécutif, industriels et partenaires-clients main dans la main

Pour comprendre plus en avant les enjeux du rapport de la mission d’information parlementaire, il est nécessaire de définir le fonctionnement du processus actuel d’autorisation de l’exportation d’armements. Aujourd’hui, le contrôle des exportations d’armement est entièrement organisé par l’exécutif et se déroule en deux phases : la délivrance de licence d’exportation (contrôle a priori) et le contrôle sur place de l’utilisation du matériel de guerre vendu (contrôle a posteriori). Il s’articule autour d’un processus interministériel de délibération et de consultation jusqu’à la délivrance des autorisations d’exportation par le Premier ministre. Ce processus est mis en œuvre par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) qui réunit le ministère des Armées, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le ministère de l’Économie et des Finances. Celle-ci est présidée par le fameux SGDSN, service rattaché au Premier ministre, qui a rédigé la note parvenue à Disclose. Les services de renseignement interviennent également à titre consultatif, ajoutent les rapporteurs.

Concernant le contrôle a priori, les avis pour l’instruction de licence de la CIEEMG se fondent sur plusieurs critères dont entre autres l’expertise technique sur les matériels, l’emploi possible des équipements dont l’exportation est envisagée, l’impact stratégique de la vente, la soutenabilité financière des acheteurs ou encore le respect par la France de ses engagements internationaux et européens… Tout ce travail d’analyse et de délibération est réalisé sous le couvert du secret défense et ne circule donc qu’entre les ministères et entités concernés, l’exécutif se retrouvant seul juge de la qualité du processus d’examen. En 2019, 2,5% des demandes de licence ont été refusées par la France d’après le rapport. La faiblesse de ce chiffre suggère, selon Benjamin Hautecouverture, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) « que le critère du respect du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’Homme n’est pas déterminant dans les décisions de la CIEEMG, alors même que plusieurs pays clients de la France sont réputés commettre de telles violations».

L’autre versant de cette activité est le processus a posteriori qui repose sur plusieurs points dont le respect par les industriels des conditions qui ont pu prévaloir lors de l’accord de la licence d’exportation, la maintenance sur place ou encore la formation au maniement du matériel livré.

Ce suivi de contrôle, en plus de vérifier le respect des règles internationales, remplit plusieurs objectifs. Il permet premièrement au pays vendeur d’évaluer l’efficacité de son propre matériel ; deuxièmement, la présence sur place des formateurs ou des agents de maintenance industriels sert des visées diplomatiques en développant des partenariats stratégiques avec les pays acquéreurs. Enfin, les contrats de maintenance représentent une grande part des exportations d’armement, et viennent donc appuyer une industrie nationale qui représente, selon les chiffres, entre 7 et 13% des emplois industriels en France. En ce sens, il est essentiel de noter que la France est dépendante de ses exportations. Les marchés domestiques et européens ne suffisent pas à couvrir les dépenses et investissements liés à cette industrie qui représentent quelques 40 milliards d’euros cumulés dont 10 milliards en investissements en 2018, selon les chiffres de la Direction générale de l’armement. La France se retrouve donc contrainte de se tourner vers d’autres pays du globe, notamment ceux des zones de conflits du Moyen-Orient. Cette dépendance justifie t-elle l’opacité qui s’exerce autour du processus de contrôle ? 

 D’autant que la concurrence sur le marché est de plus en plus importante avec l’émergence dans de nombreux pays d’industries d’armement soutenues par l’augmentation des dépenses militaires à l’échelle mondiale. Selon le classement annuel de l’Institut de recherche sur la paix internationale de Stockholm (Sipri) publié en 2019, le chiffre d’affaires des cent industriels les plus importants au niveau mondial avait augmenté de 47% par rapport à 2002 pour atteindre 420 milliards de dollars en 2018. En parallèle, les volumes d’exportations d’armes majeures (missiles, avions de chasse, navires de guerre) ont augmenté de 20% sur la période 2015-2019 en comparaison à la période 2005-2009, toujours selon le même rapport 2019 du SIPRI. Ces chiffres soulignent l’importance du contrôle à effectuer. Celui-ci est ainsi entrepris par l’exécutif au travers de la CIEEMG et ses mécanismes couverts du sceau « secret défense ». Le rapport parlementaire souligne par ailleurs que les entreprises considèrent le contrôle a priori comme « intrusif » et privilégient le contrôle a posteriori. Celui-ci se déploie sur les domaines de conformité aux règles d’exploitation et la vérification des problèmes éthiques.

La coopération des pays partenaires et clients est une autre dimension essentielle du contrôle. Or l’accord ou le refus d’une licence implique des répercussions géostratégiques : la politique française d’exportation d’armements est en effet un levier d’action diplomatique pour la France, qui à travers le commerce des armes, soutient certains intérêts stratégiques. Disclose a par exemple révélé en septembre 2019 que les Rafales vendus à l’Egypte en 2015 avaient été utilisés pour soutenir le Maréchal Haftar dans sa conquête du pouvoir. Paris soutenait discrètement Haftar, malgré les critiques de la communauté internationale : les exportations d’armement à destination de l’Egypte furent donc un moyen d’affirmer cette ligne sans qu’elle donne pour autant lieu à une prise de position diplomatique claire.

Avion de chasse Rafale RIAR 2009 © Tim Felce

La décision d’accorder une licence d’exportation vers un pays donné peut également être un moyen de pression comme dans le cas destensions entre la France et la Turquie. Le Premier ministre grec M. Kyriakos Mitsotakis a ainsi annoncé, le 12 septembre 2020, une importante commande d’armes à la France dont 18 rafales auprès de Dassault Aviation pour un montant de 2,5 milliards d’euros. Cette commande intervient alors que la tension monte entre le régime turc de M. Recep Erdogan et la Grèce, pays de l’Union européenne, à propos de gisement d’hydrocarbures en Méditerranée orientale. La ministre des Armées Florence Parly s’est félicitée dans un communiqué de ce choix de la Grèce qui « vient renforcer le lien entre les forces armées grecques et françaises, et permettra d’intensifier leur coopération opérationnelle et stratégique ». Elle doit se rendre à Athènes, le 23 décembre pour conclure la vente. En plus de renforcer le partenariat stratégique franco-grec et de servir l’industrie aéronautique française, ce contrat sert donc aussi une visée diplomatique : il affirme le soutien français à la Grèce dans les tensions qui l’opposent à la Turquie et en creux, permet à Paris de mettre la pression sur Ankara.

Les enjeux diplomatiques, économiques, et juridiques liés au contrôle des exportations d’armement sont donc pour l’instant entre les seules mains du pouvoir exécutif, à travers les procédures de contrôle opérées par la CIEEMG.

Définir une arme : un enjeu crucial

Dans le cadre du respect des engagements internationaux, les rapporteurs insistent également sur un point fondamental : la définition des objets. Le cadre juridique définit deux types de biens : les matériels de guerre ou assimilés et les biens à double usage. 

L’appartenance à la catégorie des matériels de guerre dépend des caractéristiques décrites dans l’arrêté du 27 juin 2012 relatif à la liste des matériels de guerre et matériels assimilés. Cet arrêté définit toute une liste de biens produits exclusivement pour l’usage militaire, comme les canons, les véhicules terrestres type char ou les navires de guerre. La catégorie des biens à double usage intègre un grand nombre d’objets utilisés dans le civil et militarisables comme les satellites et leurs principaux composants ou encore les drones et les radars. 

La qualification de bien à double usage est régie par le règlement européen du 5 mai 2009 du Conseil de l’Europe, dont l’annexe 1 consolide les listes des régimes des biens à doubles usage dont le régime de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et de biens et technologies à double usage de 1987. Le contrôle des technologies à double usage tient à ce que, comme le relève le rapport parlementaire du 18 novembre 2018, certains États tentent parfois de se doter « d’armes de destruction massive en pièces détachées via des réseaux d’acquisition sophistiqués », justifiant ainsi « la mise en place d’un contrôle en amont du cycle d’élaboration, de production et de transport de telles armes ». Le contrôle des biens à double usage est réalisé par une instance consultative distincte de la CIEEMG, la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU) dont les membres sont désignés par le ministre chargé de l’industrie. En pratique, le processus d’examen de cette commission est le même que celui de la CIEEMG. La principale distinction est que les biens à double usage sont soumis à un régime d’autorisation sauf interdiction à l’inverse des matériels de guerre et assimilés, régis par un régime de prohibition sauf autorisation. 

L’importance de la qualification de certains biens comme arme ou non définie par les traités internationaux et notamment le régime de Wassenaar qui en établit la liste est interrogée par les rapporteurs. « Des biens conçus pour un usage civil peuvent être détournés à des fins militaires ou de répression interne », soulignent-t-ils. Ils s’inquiètent de « certaines polémiques [qui] ont par exemple vu le jour à la suite de la vente, par la France, de camions anti-émeutes avec canon à eau à Hong-Kong, employés pour réprimer les manifestants qui protestaient contre la remise en cause de l’autonomie de la région administrative spéciale ». Ces camions, pour n’avoir pas été définis comme des armes, ont par exemple échappé au contrôle de la CIBDU. Selon le rapport, la définition stricte d’une arme est celle d’un objet conçu pour « tuer ou blesser ». Ces ambiguïtés concernant la définition de l’armement se nouent donc sous le voile du secret défense, et sous le seul contrôle du pouvoir exécutif.

Des hommes et des lois, propositions et illusion

C’est suite à la révélation par Disclose de la présence d’armes françaises dans le conflit au Yémen, utilisées notamment par la coalition de pays menée par l’Arabie Saoudite en 2015 que la création en avril 2018 d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes française aux acteurs du conflit au Yémen a été proposée par vingt députés de la majorité. Cette demande n’a pas abouti. Mais au regard de l’importance du sujet, la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale a crée, en décembre 2018, une mission d’information parlementaire sur le contrôle des exportations d’armement dont est issu le rapport publié le 18 novembre 2020 par M. Jacques Maire (LREM) et Mme. Michèle Tabarot (LR). Long de quelque 157 pages, celui-ci après avoir défini de manière détaillée les conditions actuelles du processus de contrôle émet diverses propositions et en argumente les enjeux.

La première et principale d’entre elles est la création d’une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement dotée d’un droit d’information et d’un droit à émettre des recommandations dans le cadre d’une base juridique retenue et sous couvert de confidentialité lors de certaines situations spécifiques dans le processus a posteriori. Outre sa mission principale de contrôle, les rapporteurs ajoutent que cette commission pourrait également enrichir le débat public en produisant un rapport annuel, contribuer aux échanges avec le Gouvernement au sein des commissions concernées de l’Assemblée nationale et animer un débat « hors-les-murs ». Le pouvoir législatif se verrait ainsi doté d’un droit de regard et de conseil sur des décisions prises aujourd’hui en toute opacité par le seul pouvoir exécutif. 
Concernant les biens à double usage, les rapporteurs préconisent la création d’une liste nationale de bien inclus dans cette catégorie. Celle du régime de Wassenaar, du fait de son caractère international, étant contrainte « par les vicissitudes des négociations ». Pour appuyer cette proposition, les deux députés soulignent que le fonctionnement actuel fait courir des risques à la France sur plusieurs points. Sur son sol, la sensibilisation de la population par les médias et ONG, comme cela a été le cas avec le scandale du Yémen.

Selon Amnesty International, 83 % des Français pensent que le commerce d’armement manque de transparence et 77 % que le commerce des armes devrait faire l’objet d’un débat public en France.

Selon les auteurs du rapport Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR) en n’intégrant pas le Parlement à l’inverse d’autres pays, comme par exemple l’Allemagne, dont l’armée n’agit que sous mandat parlementaire ou la Suède, la France crée un sentiment de défiance à son égard du fait de son statut de puissance militaire. La France est aujourd’hui la cinquième puissance militaire mondiale, et est devenue, à la faveur d’une augmentation de 77 % de ses ventes en 2019, le numéro 3 mondial des vendeurs d’armes.

Mais de manière plus contestable et moins réaliste, les députés mentionnent également la relation de la France avec les pays européens : les rapporteurs insistent particulièrement sur ce point en agitant le miroir d’une Europe de la défense. S’ils reconnaissent le caractère fantaisiste d’un vote à l’unanimité sur chacune des exportations d’armement nationales, ils n’en plaident pas moins pour le renforcement de la Position Commune sur les exportations d’armement. Cette « mise en commun normative et pratique » servirait, selon les députés, à faire pièce à la concurrence internationale de pays comme la Chine ou les États-Unis. Pour ces derniers, le marché intérieur européen couvre les investissements dans le domaine de l’armement. Un dialogue interparlementaire pourrait ainsi, selon les rapporteurs, prévaloir afin de renforcer la coopération européenne. Cette question d’une éventuelle européanisation du contrôle du commerce des armes est balayée par la note du SGDN, qui souligne la position réelle de la France à ce sujet, et craint « le risque d’un effet de bord qui exposerait notre politique à des enjeux internes propres à certains de nos voisins européens », comme le précise le document révélé par Disclose. Pour le gouvernement, les domaines de la défense sont un des piliers de souveraineté nationale à défendre absolument. Cette question de l’européanisation du contrôle des exportations fait resurgir les débats sur l’Europe de la défense : si cette idée est presque irréaliste dans la pratique, elle n’en constitue pas moins un vocabulaire très utilisé par les dirigeants politiques, détournant par des effets d’annonce l’attention des questions sociales dans l’espace de l’Union, et permettant à peu de frais d’afficher des convictions européistes. 

Bras de fer avec l’Allemagne

Par rapport à cette question, l’opacité du système français fait défaut, signalent les députés. Ils citent en exemple l’Allemagne, qui plaide tout simplement pour une européanisation du contrôle des exportations d’armement. La question est souvent soulevée outre-Rhin dans le débat public notamment par le SPD, Die Linke et les Verts. Cette radicalité, précisent-t-ils, est le fait de la volonté allemande d’amener la responsabilité sur l’UE de « décisions nationale très impopulaires auprès de l’opinion publique ». Pour l’Allemagne, il s’agirait ainsi de détourner des décisions difficiles à prendre sur les épaules de l’Union Européenne dans la mesure notamment où celle-ci est moins dépendante économiquement que la France de ses exportations d’armement et se retrouve en concurrence avec la France, dans un domaine où la diplomatie militaire française pèse bien davantage dans les enceintes internationales. La difficulté de réunir les votes des pays de l’Union Européenne à l’unanimité constituerait pour la France une concession de souveraineté inconcevable. 

Si une démocratisation des exportations d’armement est bien nécessaire, il faut donc analyser la position allemande de manière réaliste : derrière les arguments de pression populaire, l’Allemagne cherche dès lors à maximiser ses intérêts. Et son cas est significatif de la lutte autour des enjeux de l’européanisation de la défense, source traditionnelle de dissensions entre la France et l’Allemagne. Un bras de fer se joue depuis des années entre les deux pays, oscillant entre opposition et coopération. Le récit de cette lutte démarre avec les accords « Debré-Schmidt » de 1972 dont l’article 2 prévoyait, que sauf cas exceptionnel, « aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de productions menés en coopération ».

L’accord est significatif car de nombreuses armes produites par la France sont dotées de composantes de fabrication allemande. Cet accord préserve donc la souveraineté nationale des deux pays en matière d’exportation. Toutefois l’Allemagne a progressivement remis en cause ce principe au fil des années, en particulier après la crise au Yémen en 2018. Par le blocage de ses exportations de composants, en 2019, l’Allemagne a ainsi contraint la société MBDA dans son désir d’exporter le missile Meteor vers l’Arabie Saoudite. Le contournement par la France du problème se réglerait par des commandes auprès des États-Unis, confie M. Daniel Argenson, directeur de l’Office français des exportations d’armement (ODAS). Un pari perdant-perdant dans le recherche d’une entente européenne commune. Car les États-Unis, forts de la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations), peuvent imposer leurs contraintes à la France et gagner en influence, tout en s’octroyant des parts de marché. Les règles ITAR stipulent notamment « que dès lors qu’un sous-ensemble de produit entre dans le champ ITAR, c’est l’ensemble du produit qui est soumis au contrôle américain », comme le précisent les deux députés français. 

Missile Meteor

Pour résoudre la tension de ce blocage, qualifiée par les industriels auprès des rapporteurs de « plus problématique » que la réglementation états-unienne, les deux parties ont tenté de nouveaux rapprochements. En 2019, le traité d’Aix-la-Chapelle est signé le 22 janvier 2019. Il définit alors la volonté politique commune dans la définition d’un cadre d’exportation. Quelques mois plus tard, le 16 octobre 2019, à la sortie du Conseil des ministres franco-allemand, est annoncé un accord juridiquement contraignant reposant sur la confiance mutuelle pour les programmes conduits en coopération et les systèmes contenant des composants de l’autre pays. L’article 3 de cet accord stipule en particulier que « dès lors que la part des produits destinés à l’intégration des industriels de l’une des parties contractantes dans les systèmes finaux transférés ou exportés par l’autre partie contractante demeure inférieure à un pourcentage arrêté au préalable par accord mutuel entre les partie contractantes, la partie contractante sollicité délivre les autorisations d’exportation ou de transfert correspondantes sans délai, sauf de façon exceptionnelle, lorsque ce transfert ou cette exportation porte atteinte à ses intérêts directs ou à sa sécurité nationale ». L’annexe 1 de l’accord fixe à 20% le seuil de la valeur du système final en projet d’exportation.

Sous cet angle, les raisons commerciales et géostratégiques semblent prévaloir de la part des deux pays. L’Allemagne, malgré les prises de position du gouvernement de la chancelière Angela Merkel, a en effet été également secouée par des affaires liées à ses exportations. En 2012, par exemple, les tractations autour de la vente de 800 chars allemands Léopard 2 à l’Arabie Saoudite pour 10 milliards d’euros ont été l’objet d’une forte opposition de la part des mouvements pacifistes et écologistes d’Outre Rhin. L’argument d’opposition était le non-respect des droits humains par l’Arabie Saoudite. Soumise à la pression populaire et aux anathèmes des partis d’opposition, Angela Merkel renonça à ce contrat, à l’approche des élections législatives. En 2018, la position allemande se durcissait face à Ryad après le meurtre du journaliste Jamal Kashoggi et proclamait un embargo sur l’exportation d’armements à destination de l’Arabie Saoudite. Or selon un article du Centre de ressource et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, l’Allemagne a permis à ses industriels la livraison d’armes aux saoudiens par l’entremise de leurs filières à l’étranger.

 Impliquer le Parlement, un remède démocratique

« La guerre, ce mal insupportable parce qu’il vient aux hommes par les hommes », écrivait Jean-Paul Sartre, semble alors mieux encadrée quand la responsabilité populaire à travers le Parlement est invoquée. Aux Pays-Bas, le contrôle parlementaire a par exemple empêché, en 2012, la vente de chars à l’Indonésie après la crainte que ceux-ci soient utilisés contre le mouvement séparatiste de Papouasie-Nouvelle-Guinée, comme l’expose l’Observatoire des armements, dans une note analysant le fonctionnement des contrôles parlementaires néerlandais, britanniques et allemands. À cet égard, le pouvoir législatif se retrouve pleinement dans son rôle de contre balancier du gouvernement et de support démocratique majeur. Enfin, sauf quand la CIA intervient. En faisant un pas de côté, l’exemple de tentative de blocage de la commission de contrôle des exactions commises a Guantánamo par l’agence de renseignement états-unienne interroge sur les limites que peut rencontrer un Parlement sur des sujets qui révèlent de la raison d’État.

Néanmoins, démocratiser le processus de contrôle des exportations d’armement en y incluant une commission parlementaire peut apparaître comme un remède supplémentaire à « ce mal insupportable » qu’évoque Sartre. Car la guerre brise les vies et c’est sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale que nombre des engagements internationaux de la France se sont fondés. La Déclaration des droits de l’Homme de 1948 de l’ONU, ou la Convention européenne des droits de l’Homme de l’Union européenne de 1950 en sont les actes fondateurs. Entretemps, en 1949, les accords de Genève sont signés et mettent l’accent sur l’importance de la protection des civils en temps de guerre.

Depuis la France a ratifié, à travers l’adoption par le Conseil de l’Union européenne en 2008, la Position Commune qui régit le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. Ce texte stipule notamment que « les États membres sont déterminés à empêcher les exportations de technologies et d’équipements militaires qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne ou d’agression internationale, ou contribuer à l’instabilité régionale ». En 2014, enfin, une ratification a été faite du Traité sur le commerce des armes (TCA), adopté en avril 2013 par l’Assemblée générale des Nations-unies. Ce dernier a pour but la régulation du commerce des armes et notamment l’importance de l’évaluation par le gouvernement des risques de l’exportation et interdit tout transfert de matériel sujet à des risques de violation du droit humanitaire. Il s’avère toutefois non contraignant…

Les ONG comme palliatif ?

La mission parlementaire de M. Jacques Maire et Mme. Michèle Tabarot est ainsi comme un prémisse de remède qu’on ne teste sous peur des effets secondaires et dont s’inquiètent la note du SGDSN. Parmi ces principes actifs, se trouve le travail des ONG. En particulier, la campagne Silence ! on arme d’Amnesty International dénonce «l’omerta » autour du processus de contrôle des exportations et revendique que « la question de la vente des armes doit devenir un enjeu du débat démocratique ». Face à cette prise de position radicale, des questions se posent. Et ce sont des enjeux plus globaux de société qui transparaissent en ligne de fond. 

Avec près de 60 milliards d’euros de déficit commercial en 2019, l’économie française se retrouve dopée par son industrie d’armement. La note du SGDSN publiée par Disclose souligne ainsi que la démocratisation de la question pourrait « entraîner des effets d’éviction de l’industrie française dans certains pays », évoquant le risque que « les clients» puissent être « soumis à une politisation accrue des décisions », nuisance pour les affaires, par la « fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme, et donc de notre capacité à exporter ». Le rapport parlementaire insiste sur la dépendance de la France dans le secteur. En 2019, les ventes d’armes ont atteint 8,3 milliards d’euros selon rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armes du ministère des armées. Et la loi de programmation 2019-2025 prévoit une augmentation des moyens financiers consacrés à l’industrie de défense. Dès 2022, le soutien à l’innovation par le ministère des Armées sera porté à 1 milliard d’euros par an. 

Ces informations là, quant à elles, sont publiques et témoignent de la direction politique et économique du gouvernement dans sa dépendance. En 2019, contrainte de s’expliquer devant la commission de défense et des forces armées de l’Assemblée Nationale après l’affaire du Yémen, la Ministre des Armées Florence Parly a déclaré lors de cette séance houleuse, « l’Europe, on peut le regretter, ne peut être le seul marché de substitution du marché national : elle dépense trop peu pour sa défense, et quand elle le fait, elle achète encore trop peu au sein de l’Union européenne, et plutôt en dehors de l’Union européenne. Nous n’avons donc pas le choix : il nous faut exporter »Le CNRTL définit la dépendance comme « l’état d’une personne qui est ou se place sous l’autorité, sous la protection d’une autre par manque d’autonomie ». L’implication du Parlement dans le processus de contrôle pourrait soulager cet état. Pour en sortir, certains parlent de décroissance. Il faut toutefois craindre que les exportations d’armement, en plus de représenter parfois des entorses aux droits humains, ne finissent par constituer un handicap stratégique : les coups médiatiques portés à l’exécutif suite à la révélation de la présence d’armes françaises au Yémen semblent bien plus élevés que les avantages financiers retirés de la conclusion de ces contrats.

Sources :

– Maire Jacques et Tabarot Michèle, Rapport d’information sur le contrôle des exportations d’armement, 18 novembre 2020.

– « Ventes d’armes : en secret, l’executif déclare la guerre au Parlement », Disclose, 7 décembre 2020.

– Dancer Marie, « L’armement, une industrie jugée stratégique pour la France », La Croix, 10 juillet 2019.

– SIPRI 2019 Yearbook.

– « Libye : Haftar et le soutien des rafales égyptiens », Disclose, 15 septembre 2019.

– « La Grèce commande des Rafales à la France, sur fond de tensions avec la Turquie », Capital

– Federico Santopinto, Crise libyenne, rôle et enjeux de l’UE et de ses membres, Notes du GRIP, 29 janvier 2018.

– Baeur Anne, « Rafale : la Grèce souhaite conclure l’achat de 18 avions avant Noël », Les Echos, 18 décembre 2020.

– Tristan Lecoq, François Gaüzère-Mazauric Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense –Cahier de la RDN, préface p. 5-10, 5 septembre 2019.

– Cabirol Michel, « L’Allemagne bloque l’exportation du missile Meteor de MBDA vers L’Arabie Saoudite », La Tribune, 5 février 2019.

– Schnee Thomas, « Scandale autour de la vente de 800 chars allemands à l’Arabie Saoudite », L’Express, 22 juin 2012.

– Lopez Thimothé, « Allemagne : des ventes d’armements à haut risque ? », Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, 14 novembre 2019.

– Fortin Tony, « Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni : quand le débat parlementaire fait reculer le gouvernement », Observatoire des armements, 16 novembre 2020.

– Bonal Cordélia, « Comment la CIA a délocalisé ses centres de tortures », Libération, 14 décembre 2014.

– « Silence ! on arme », Amnesty International

Rapport au Parlement 2020 sur les exportations d’armement de la France, Ministère des Armées, 29 août 2020.

Allemagne : un plan de relance pour tout changer sans que rien ne change

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Angela Merkel et Emmanuel Macron en 2019 © Kremlin

Depuis 2011, l’Union européenne a imposé de sévères politiques de réduction des déficits publics aux pays d’Europe du Sud sous l’impulsion de l’Allemagne d’Angela Merkel. Ce virage vers des politiques d’austérité traduit l’ascendant pris par l’Allemagne sur la France dans l’Union européenne et s’appuie sur une école de pensée allemande, l’ordolibéralisme. Elle promeut un État interventionniste pour protéger les mécanismes du marché mais interdit de les perturber. Depuis plusieurs années, des voix cherchent à se faire entendre en Allemagne pour adopter une politique moins rigide. La pandémie de coronavirus pourrait amener à un modèle allemand plus pragmatique mais pas moins hégémonique en Europe.

L’apparition puis l’extension du coronavirus sur toute la planète ont constitué un choc sans précédent pour l’Europe dans laquelle le virus s’est répandu de façon rapide et mortelle. Cette crise radicale et inattendue a conduit la plupart des gouvernements européens à imposer des confinements qui ont brutalement mis à l’arrêt l’économie. Face à cela, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a annoncé la levée de l’interdiction des aides d’État et des règles en matière de déficit public le 20 mars. Le respect de ces règles avait pourtant justifié d’importantes tensions dans l’Union européenne lors du virage vers l’austérité de 2011 puis failli provoquer la sortie de la Grèce de la zone euro en 2015.

En effet, Angela Merkel et son ministre des finances Wolfgang Schaüble (2009-2017) ont remis au goût du jour une politique ordolibérale dure. Celle-ci trouve son origine dans le traité de Maastricht de 1992 qui impose à tous les pays de l’UE l’objectif d’une dette publique inférieure à 60% du PIB et d’un déficit inférieur à 3% du PIB. Les pays adoptant l’euro sont aussi soumis à une politique monétaire exclusivement tournée vers la lutte contre l’inflation et calquée sur le modèle de la Bundesbank. Ces règles avaient cependant été peu suivies jusqu’à la crise financière de 2008. L’année suivante, l’Allemagne adopte le schwarze Null ou zéro noir qui interdit au gouvernement de présenter un déficit supérieur à 0,35% du PIB. En 2012 arrive le Pacte budgétaire européen qui renforce les politiques d’austérité au sein de l’Union européenne alors qu’elle affronte la pire crise économique de son histoire. Ces politiques d’austérité couplées à un droit de la concurrence européen strict ayant pour but la protection des consommateurs et l’intégrité du marché commun ont conduit à des privatisations et des faillites en masse dans les pays en difficulté pour le plus grand profit des groupes allemands et des intérêts chinois.

Malgré cela, dès le 23 mars 2020, le gouvernement allemand demandait la levée de la règle d’or que le Bundestag votera le 25 mars. Olaf Scholz, ministre des finances issu du SPD et qui a succédé à Wolfgang Schaüble, s’était pourtant positionné comme un farouche défenseur de l’équilibre budgétaire. Une position qui lui avait d’ailleurs coûté l’élection à la tête du SPD à l’automne 2019. La victoire de l’aile gauche du parti avait alors marqué le début d’une contestation au sein même de la Grande Coalition. Contestation finalement tue face aux pressions de l’aile droite du SPD.

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Olaf Scholz (SPD), Angela Merkel (CDU) et Horst Seehofer (CSU) lors de la signature du contrat de coalition le 12 mars 2018 © Sandro Halank

Des réponses similaires des deux côtés du Rhin

Depuis le début de la pandémie, Angela Merkel et Olaf Scholz ont lancé une politique de soutien massif aux entreprises affectées par le confinement et la crise économique. Le 3 juin, ils annonçaient un plan de relance de 130 milliards qui doit se déployer sur la période 2020-2021. Ils ont depuis exprimé clairement que la règle d’or resterait en suspens au moins jusqu’en 2022. Un calendrier qui évitera à la grande coalition de devoir prendre de trop grandes mesures d’austérité à l’approche des élections fédérales d’octobre 2021.

Ce soudain expansionnisme budgétaire allemand a suscité la crainte que cela ne signe le décrochage définitif de l’économie française par rapport à l’économie allemande. Cette peur s’explique par la moindre diffusion du coronavirus en Allemagne et un confinement plus souple au printemps. L’Allemagne avait bénéficié de conditions favorables, comme cela a été détaillé dans un précédent article. Depuis, celles-ci se sont estompées et la deuxième vague touche durement le pays. La Commission européenne anticipe cependant un recul plus fort du PIB en France (-9,4%) qu’en Allemagne (-5,6%) en 2020 pour le moment. Néanmoins, cet écart serait compensé par une reprise plus forte en France et les deux pays devraient retrouver leur niveau de PIB de 2019 d’ici à 2023.

la France et l’Allemagne devraient retrouver leur niveau de PIB de 2019 d’ici à 2023

Les prévisions macroéconomiques n’anticipent donc pas de divergence majeure de part et d’autre du Rhin pour le moment. Il faut dire que la France et l’Allemagne ont mis des sommes assez similaires sur la table depuis l’arrivée de la pandémie. Selon le think-tank Bruegel, l’Allemagne a engagé 24 % de son PIB (830 milliards) sous forme de garanties publiques et de liquidités contre 14 % pour la France (340 milliards). La différence pourrait sembler importante mais elle est largement illusoire. En effet, il s’agit de garanties publiques pour des prêts et donc de montants qui devront être remboursés par les entreprises, parfois dès la fin de l’année. De plus, ces montants sont en réalité des plafonds et, selon une autre note de Bruegel, la consommation de ces crédits est bien en-deçà des montants annoncés. Sur le plan des reports de taxes et de cotisations sociales, l’Allemagne et la France jouent dans les mêmes ordres de grandeur puisque ces reports représentent respectivement 7,3% (210 milliards) et 8,7% (250 milliards) du PIB de chaque pays.

Qu’en est-il de l’argent réellement dépensé pour acheter du matériel de santé, faire face au confinement et relancer l’économie ? Toujours selon Bruegel, en 2020, la France aurait dépensé l’équivalent de 5% de son PIB (124 milliards) pour faire face à la crise contre 8% (284 milliards) pour l’Allemagne. Cet écart est en bonne partie dû au Fonds pour la stabilisation économique (WSF en allemand) auquel ont été fournis 100 milliards d’euros pour racheter des parts d’entreprises en difficulté mais dont les effets sur la relance allemande devraient être limités. Si l’on enlève ce fond, l’écart entre les dépenses effectuées n’est plus que de 60 milliards soit un effort budgétaire de 5% dans les deux pays.

Plan de relance : de quoi parle-t-on ?

Si les montants dépensés sont similaires, ils ne doivent pas cacher des différences d’approche entre la France et l’Allemagne. L’Allemagne a présenté en juin un plan de relance de 130 milliards, un montant inférieur en proportion du PIB au plan français de 100 milliards annoncé en septembre. Néanmoins, le plan allemand étale ses dépenses sur 2020 et 2021 là où le plan français s’étend au-delà de 2022 en incluant aussi bien des dépenses de crise que des investissements structurels, le montant de 100 milliards est donc artificiellement gonflé. Selon Le Monde, seuls 4,5 milliards ont été dépensés en 2020 et entre 52 et 62 milliards le seront entre 2021 et 2022, le reste devant être dépensé plus tard et quelques milliards correspondent même à des dépenses qui étaient déjà prévues.

La mesure phare du plan de relance est la baisse de 10 milliards des impôts de production comptabilisée sur deux ans pour être présentée comme une baisse de 20 milliards. Une mesure qui montre que le gouvernement utilise le plan de relance comme une rampe d’accélération de mesures en discussion avant la crise (l’Institut Montaigne avait fait une note sur le sujet en octobre 2019) et que la crise n’a pas changé l’objectif du gouvernement : renforcer la compétitivité prix française.

De son côté, l’Allemagne a présenté un plan plus équilibré entre investissements et relance de la consommation. Sur les 130 milliards du plan de relance allemand, 103 milliards devraient être dépensés d’ici la fin de l’année 2020 et le reste le sera essentiellement sur l’année 2021. Cela tient en bonne partie aux deux mesures phares de ce plan de relance : une aide exceptionnelle de 300€ par enfant et une baisse de la TVA de trois points pour le taux principal (de 19 à 16%) et de deux points pour le taux réduit (de 7 à 5%) jusqu’à la fin de l’année 2020. La baisse de la TVA devrait coûter 20 milliards et l’aide exceptionnelle aux familles 4,3 milliards soit près de 25 milliards de mesures de soutien à la consommation. Le reste du plan est constitué essentiellement d’aides aux entreprises avec un ciblage clair sur les PME et, à l’image du plan français, d’investissements dans des secteurs dits d’avenir comme l’hydrogène ou les véhicules électriques. La grande surprise de ce plan étant d’ailleurs l’absence de mesure de soutien spécifique pour les voitures thermiques, une défaite pour le lobby automobile qui témoigne de l’influence grandissante du mouvement écologiste sur la scène politique allemande.

Conclure que la crise du coronavirus va permettre à l’Allemagne de creuser l’écart avec la France serait donc précipité. D’autant qu’une fois les investissements annoncés, il faudra encore réussir à les mettre en œuvre de façon efficace. Or, le gouvernement français a présenté l’efficacité de la dépense comme un point central de sa stratégie et peut s’appuyer sur une longue tradition d’investissements publics, même affaiblie par les politiques d’austérité engagées depuis 2011. De son côté, l’Allemagne connaît un manque d’investissement criant depuis plus de quinze ans qui a laissé le pays avec des infrastructures en mauvais état et un réseau internet de mauvaise qualité. De plus, une bonne partie de l’investissement revient aux Länder et aux communes ce qui risque de complexifier la mise en œuvre et le contrôle des investissements. Symbole de l’indigence allemande en termes d’investissements publics, l’ouverture de l’aéroport de Berlin-Brandebourg le 1e novembre, en plein marasme du secteur aérien. Une ouverture déjà repoussée six fois pour un aéroport quasiment déjà dépassé après huit ans de retard, un budget deux fois supérieur aux prévisions et l’appel à un architecte formé en France.

Conclure aujourd’hui que la crise du coronavirus va permettre à l’Allemagne de creuser l’écart avec la France serait donc précipité.

L’Allemagne et ses cinquante nuances de libéralisme

Cette montée en puissance de l’investissement public marque une victoire pour les partisans d’une nouvelle ligne économique en Allemagne. On l’a mentionné plus tôt, l’Allemagne a suivi avec plus ou moins de rigueur depuis plus de 70 ans les préceptes de l’ordolibéralisme. Ainsi, elle a été le premier pays européen à établir un droit de la concurrence qui est devenu un modèle du genre et le pays est bien connu pour sa rigidité sur les questions budgétaires. Le modèle allemand se compose donc d’un suivi plus ou moins important des principes ordolibéraux selon les époques et du Mittelstand, un tissu d’entreprises de taille moyenne spécialisées dans des secteurs de niche et qui doivent leur rentabilité à des exportations massives qui font la fierté de l’Allemagne.

La crise du coronavirus a servi de catalyseur aux différents courants parmi les élites allemandes qui contestent cette domination ordolibérale depuis plusieurs années. Une contestation qui se centre sur deux points : en finir avec le dogmatisme budgétaire et assouplir les règles de la concurrence en Allemagne et dans l’Union européenne. Dans un article bien documenté, Le Monde expose l’évolution des personnels et des mentalités au sein du ministère des Finances qui a facilité l’ouverture des vannes budgétaires à partir de mars. On peut notamment y noter la figure de Jörg Kukies, secrétaire d’état de Olaf Scholz, membre du SPD, diplômé de la Harvard Kennedy School of Government et passé par Goldman Sachs. Un profil de classe supérieure libérale à l’américaine et très macronien.

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Peter Altmaier, ministre de l’économie et ancien directeur de la chancellerie fédérale © Olaf Kosinsky

Concernant le droit de la concurrence, le lent réveil géopolitique de l’Allemagne associé à la construction européenne et à la période d’effritement de l’hégémonie américaine au profit de la Chine a conduit à l’émergence d’une nouvelle ligne économique. Portée par le ministre de l’économie et ancien chef de cabinet d’Angela Merkel, Peter Altmaier, elle était résumée dans une note publiée en février 2019 intitulée « Stratégie industrielle nationale 2030 ». Cette note contenait trois orientations particulièrement novatrices: un contrôle fort de l’État concernant les ventes d’entreprises de pointe allant jusqu’à la prise de contrôle publique de ces entreprises, une plus grande souplesse du droit de la concurrence européen ainsi que de l’interprétation des règles européennes et internationales en matière d’aides d’État. Bien qu’elle ne la vise pas nommément, c’est bien la Chine, plus que des États-Unis, qui est attaquée lorsque la note parle d’entreprises subventionnées et détenues par des États. Cela fait notamment suite au rachat du fabricant de robots industriels Kuka par une entreprise chinoise, un évènement qui a provoqué un sursaut du gouvernement pour protéger le savoir-faire et les industries allemandes.

Cette note avait suscité une levée de boucliers parmi le Mittelstand et les partisans de l’ordolibéralisme encore nombreux. Ils s’inquiétaient de ce qu’une forme de capitalisme d’État se développe, qui facilite les fusions d’entreprises et modifie le rapport de force en faveur des grandes entreprises. On trouve aussi de nombreux partisans de l’ordolibéralisme parmi les retraités dont les pensions dépendent beaucoup de systèmes par capitalisation et pour qui l’austérité budgétaire apparaît comme garante de bonnes performances de leurs fonds de pension (ce à quoi on peut ajouter le mythe du laxisme budgétaire et de l’hyperinflation qui aurait amené à la montée du nazisme). L’effet de sidération produit par le coronavirus a néanmoins permis au gouvernement allemand d’imposer ses vues sans coup férir.

En effet, le gouvernement allemand ne prévoit pas de retour à l’équilibre budgétaire avant au moins 2022 et a annoncé un remboursement de la dette due au coronavirus à 20 ans. C’est moins que le remboursement à 50 ans que propose Die Linke mais davantage que n’importe quel observateur aurait pu imaginer avant la crise. Concernant les aides d’État, c’est ici que le Fonds de stabilisation de l’économie et ses 100 milliards d’euros viennent jouer un rôle central puisqu’ils incarnent un engagement nouveau de l’État allemand dans les entreprises. Exemple très médiatique, le renflouement de Lufthansa, la compagnie aérienne allemande, pour neuf milliards d’euros qui verra l’État allemand entrer au capital de l’entreprise à hauteur de 20 % (ce que le gouvernement français n’a pas fait vis-à-vis d’Air France). Cette entrée s’accompagne de strictes conditions économiques (mais pas écologiques) qui permettront à l’État de monter à 25 % du capital de l’entreprise si elles ne sont pas remplies.

Un élément important ne doit pas être perdu de vue: l’ordolibéralisme comme l’interventionnisme ne sont que des outils au service d’une finalité, asseoir l’hégémonie économique allemande en Europe. Le plan de relance européen va ainsi permettre de maintenir à flot les exportations si cruciales pour le succès de l’économie allemande. De même pour les appels à modifier le droit de la concurrence, s’ils se font au nom de l’émergence de « champions européens », il y a fort à parier qu’à l’image de la fusion Alstom-Siemens, ils soient à dominante allemande.

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Friedrich Merz, vieux rival de Merkel et ancien lobbyiste pour Blackrock, il pourrait prendre la tête de la CDU en 2021 © Olaf Kosinsky

Alors quel bilan pour l’économie allemande ? Un avenir bien incertain. Angela Merkel incarnait jusqu’ici une Allemagne réticente au changement mais à un peu plus d’un an de la fin de son mandat, elle pourrait commencer une bifurcation de la stratégie économique allemande dont l’ampleur est difficille à prédire. D’un côté, ce nouvel interventionnisme est défendu par une partie du secteur financier et des grandes entreprises allemandes pour protéger la zone euro, vitale pour les exportations allemandes, et renforcer la domination des entreprises allemandes bridée par le droit de la concurrence européen comme l’avait illustré l’échec la fusion de Siemens avec Alstom. D’un autre côté, passé l’effet de sidération, les forces conservatrices en Allemagne, notamment dans le Mittelstand et parmi les retraités, pourraient reprendre la main et mettre fin aux innovations économiques récentes. D’autant que la succession d’Angela Merkel est bien incertaine et qu’une victoire de Friedrich Merz, son vieux rival et jusqu’à récemment lobbyiste pour Blackrock, sur une ligne très à droite et fermement opposée au moindre changement dans l’Union européenne. L’avenir des capitalismes allemands et européens est donc incertain sur plusieurs aspects. Deux choses sont néanmoins certaines : l’Allemagne continuera à placer ses intérêts économiques nationaux avant d’hypothétiques intérêts européens et, en ce qui concerne les souverainetés démocratiques et les droits sociaux, le business as usual prédominera. En effet, la « Stratégie industrielle 2030 » n’oublie pas les recommandations néolibérales traditionnelles : baisses d’impôts pour les entreprises, réduction des droits des travailleurs et accroissement du libre-échange restent l’horizon indépassable de l’Europe néolibérale.

« Clemenceau peut apparaître comme une figure unificatrice des Français » – Entretien avec Patrick Weil

Patrick Weil couv entretien Clemenceau
Patrick Weil © Ugo Padovani pour LVSL

En septembre 1865, Georges Clemenceau se rend pour quatre ans aux États-Unis et y devient correspondant pour le journal parisien Le Temps. Ses chroniques, qui portent sur des années charnières de l’histoire des États-Unis, constituent ainsi un témoignage éclairant sur la période qui suit l’assassinat du président Abraham Lincoln et que Clemenceau qualifie de « deuxième révolution américaine ». Les articles de ce jeune médecin de vingt-quatre ans avaient déjà été traduits et publiés en anglais, mais jamais en France ; c’est désormais chose faite grâce à cet ouvrage intitulé Lettres d’Amérique, présenté par Patrick Weil et Thomas Macé, avec une préface de Bruce Ackerman. Dans cet entretien, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor au sein de la Yale Law School, nous présente un Clemenceau méconnu, dont les convictions radicales s’affirment encore davantage au contact de la démocratie américaine, pays avec lequel il entretiendra des relations jusqu’à la fin de sa vie. Mais surtout, il nous montre l’actualité brûlante de ces écrits, qui font aussi bien écho au mouvement Black Lives Matter qu’à la campagne présidentielle américaine opposant Donald Trump à Joe Biden. Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Léo Rosell.


LVSL Le séjour de Clemenceau aux États-Unis est souvent méconnu, et semble pourtant jouer un rôle important dans la formation politique de celui qui deviendra plus tard le « Tigre », ou le « Père la Victoire ». Quelles sont, alors qu’il n’a que vingt-quatre ans et qu’il tient déjà de son père une sensibilité républicaine certaine, les motivations de ce jeune médecin de Province, à quitter la France du Second Empire pour les États-Unis ? 

Patrick Weil Ce ne sont toujours que des hypothèses, je n’ai pas fait de découverte originale sur ce point, mais Clemenceau a eu une peine d’amour et il a sans doute eu envie de changer d’air. Et puis, ce qui est plus décisif peut-être, il y a le contexte politique.

C’est en effet un républicain persécuté sous le régime de l’Empire, son père a été emprisonné, et ce voyage intervient après l’assassinat de Lincoln. Clemenceau s’est joint aux manifestations des étudiants parisiens, solidaires des républicains américains anti-esclavagistes ; influencé aussi par Tocqueville, il voulait aller respirer l’air de la démocratie en action.

Déjà, sur le bateau, il recueille les impressions d’Américains qui rentrent aux États-Unis, et l’article qu’il écrit en arrivant, pour lequel il n’est d’ailleurs pas payé, est publié trois semaines après. De fait, il a déjà cette fibre de journaliste. Il a envie d’écrire, même s’il ne sait pas vraiment pourquoi. Ce qui est très intéressant, c’est que lorsqu’il est battu aux élections, Clemenceau crée un journal. Il écrira toute sa vie des articles sur l’actualité ; il a quelque chose d’un journaliste dans l’âme.

Arrivé aux États-Unis, il séjourne à New-York puis fait des allers-retours à Washington où il découvre une vraie assemblée parlementaire, où les débats sont libres, où il va se former. Quand on est un jeune Français républicain, à l’époque, où peut-on observer une démocratie ? Soit en Angleterre, une monarchie avec des débats libres à la Chambre des Communes, soit aux États-Unis, une jeune république.

Clemenceau jeune Nadar
Clemenceau jeune, Atelier Nadar ©Gallica

LVSL Dans votre présentation de ces cent articles d’analyse de la vie politique et de la société américaine, vous insistez sur un parallèle intéressant avec les écrits d’un autre analyste du système politique américain, Tocqueville, qui précède Clemenceau de quelques décennies seulement. Dans quelle mesure les observations et réflexions proposées par Clemenceau viennent-elles contredire celles de son prédécesseur ? L’actualité mouvementée de la vie politique américaine  la guerre civile s’est terminée quelques mois plus tôt, Lincoln est assassiné peu après, et la procédure de destitution de Johnson aura lieu pendant ce séjour  suffit-elle à expliquer la différence de perception que ces deux observateurs français ont du système américain ?

P.W.  Si l’on se réfère à la préface de Bruce Ackerman, Tocqueville arrive dans une période relativement calme, chose plutôt remarquable puisque pendant vingt ans après l’adoption de la Constitution, il y aura des affrontements et quasiment une guerre civile au moment des élections américaines.

Ackerman justifie ainsi le titre qu’il donne à sa préface, « Clemenceau contre Tocqueville» : Clemenceau met en valeur la dimension d’affrontement national qui peut exister aux États-Unis sur les grandes questions politiques et sur les mobilisations de l’ensemble du corps politique à l’occasion des élections qu’il décrit comme un « carnaval de deux mois » où tout est permis.

Il y a donc cette dimension-là que Tocqueville n’a pas mise en valeur et qui ressort clairement dans les lettres de Clemenceau ; de ce fait, elles illustrent mieux ce qui se passe aujourd’hui, puisque surgissent à nouveau la question raciale, l’égalité vis-à-vis des droits de l’homme, ou les discriminations. En fait, les cent lettres de Clemenceau sont toujours d’actualité et éclairent parfaitement l’Amérique aujourd’hui.

LVSL Clemenceau apparaît ainsi comme un observateur attentif de la période nommée « Reconstruction » aux États-Unis, au cours de laquelle s’opère une « seconde révolution américaine », pour reprendre une expression qu’il forge et qui sera par la suite appelée à une grande postérité dans l’historiographie américaine. Selon lui, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et l’intégration des Noirs dans le corps civique constituent en effet, à défaut d’un changement de régime, une transformation politique radicale. Quelles en sont les conséquences socio-politiques, et pourquoi cet aspect occupe-t-il une place si importante dans ses réflexions sur la société américaine ? Surtout, comment cette question structure-t-elle la vie politique américaine, marquée par l’opposition entre républicains et démocrates ?

P.W.  Ce n’est pas toujours facile à comprendre pour un Français. Le Nord a gagné, et pour ce faire, ils ont déclaré libres les esclaves, ce qui n’était pas prévu au départ. De fait, la constitution fédérale donne beaucoup de pouvoirs aux États.

Le premier projet de Lincoln n’était absolument pas un projet radical, il consistait à réintégrer les États du Sud avec leurs élites. Mais progressivement, – cela montre le caractère buté des élites du Sud comme le président Johnson et d’autres –, les modérés républicains vont se rallier aux radicaux pour imposer une reconstruction, du moins d’un point de vue juridique. Il s’agit de forcer les États du Sud à intégrer dans leurs droits le treizième et quatorzième amendements, qui déclarent l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits à la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis. Ils en font une condition de la réintégration, ce qui n’est pas forcément ce que Lincoln voulait au départ.

Le jeu juridico-institutionnel est donc extrêmement intéressant dans cette période, et c’est ce que décrit Clemenceau ; imaginez ce que ça représente pour un Français qui lit ça, c’est extraordinaire. Ce sont des articles extrêmement bien écrits qui analysent à la fois les mouvements d’opinion et les dynamiques politiques – celles des élections partielles et celles des élections d’États –, ainsi que leur impact sur les élections nationales.

C’est presque de la sociologie politique : Clemenceau étudie le rôle de la presse et la façon dont celle-ci rapporte des faits. Par exemple, il constate que la presse rapporte des incidents en présentant toujours les Noirs comme les agresseurs alors que ce sont souvent les seuls morts. Il propose ainsi une analyse très fine des mouvements socio-politiques au sein de la société américaine. Il ne se trompe pas quand il écrit ses articles, notamment lorsqu’il estime que « les républicains vont reprendre ce mouvement-là », ce qui contribue à leur victoire aux élections de 1868.

Patrick Weil
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL Pour autant, cette seconde révolution semble inachevée. Pour paraphraser WEB Du Bois : « Les esclaves sont devenus libres, se sont tenus un bref instant face au soleil, puis sont revenus à l’esclavage ». Clemenceau quitte les États-Unis huit ans avant les premières lois Jim Crow qui instituent la ségrégation, mais on sent déjà sous sa plume qu’il est relativement pessimiste quant à la possibilité d’une issue positive à la « question raciale » à court terme. En tout cas, le 29 novembre 1867, il écrit : « Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que les nègres obtiendront tôt ou tard l’indépendance politique, comme ils ont obtenu l’indépendance civile, que la question noire subsistera tant qu’elle n’aura pas été réglée dans le sens de la justice. » Aujourd’hui, si les Noirs ont le droit de vote aux États-Unis …

P.W. Ils n’ont pas vraiment le droit de vote, on essaie même sans arrêt de le leur enlever. C’est quand même une caractéristique des États-Unis : il y a un parti officiel qui essaie de réduire leur droit de vote. Cela semblerait inimaginable en France qu’un parti ait comme programme d’empêcher les électeurs de voter.

LVSL – Même après la présidence Obama, ô combien symbolique sur cet aspect, comment expliquer que les inégalités raciales persistent de façon aussi criante dans ce pays, comme l’ont à nouveau rappelé les mobilisations récentes sous le slogan de « Black Lives Matter » ?

P.W.  En réalité, les Noirs ont été empêchés de voter pendant des décennies. Il y a eu d’abord des lois sur les ressources, mais le droit de vote a été ré-imposé dans les années soixante avec la loi intitulée « Voting Rights Act », qui a été précédée par la loi « Civil Rights Act » qu’a fait passer Lyndon Johnson, ce président qu’en France, on regarde avec horreur parce qu’il a accentué l’intervention au Vietnam, mais qui a en un sens été le second Roosevelt du XXème siècle au niveau des réformes sociales, pour l’égalité.

Ensuite, il reste quand même des inégalités structurelles fondamentales. Saviez-vous par exemple que dans quarante-quatre États sur cinquante, la valeur du budget affecté aux écoles publiques dépend de la valeur de la taxe sur les propriétés alentour ? En d’autres termes, plus vous êtes dans un quartier pauvre, moins l’école du quartier reçoit d’argent. Cela crée une inégalité structurelle qui n’est compensée que très légèrement par « l’Affirmative Action » [la politique de discrimination positive, NDLR] à la fin du processus, ce qui est bien sûr totalement insuffisant pour assurer le droit à l’instruction dont Clemenceau considère qu’il est fondamental pour assurer la liberté des Noirs.

Il y a également des inégalités fondamentales liées aux mécanismes de ségrégation de logement. À New-York, un système qu’on appelle les co-ops rend possible de sélectionner ses voisins et ainsi d’empêcher que des personnes de certaines couleurs ou de certaines religions vivent dans votre immeuble.

J’ajouterais une dernière chose : le second amendement consacre le droit de porter des armes, il s’agit d’un droit qui date d’une période où la population blanche avait peur des Indiens mais aussi des Noirs libres, des Noirs qui s’étaient échappés de leurs fers, ce qui constitue là encore un héritage institutionnel très puissant.

LVSL  Justement, alors que Clemenceau fustige une « guerre de races » qui sévit encore dans les États du Sud, quelle place tient son séjour aux États-Unis dans son opposition au colonialisme et à la hiérarchie des « races » d’une part, dans son engagement dans l’Affaire Dreyfus de l’autre ? Et considère-t-il que la France est aussi, à l’époque, le théâtre d’une « guerre des races » semblable à celle qui sévit outre-Atlantique ?

P.W.  Il fait plusieurs visites dans le Sud qui le traumatisent et qui vont déterminer à jamais sa position sur l’égalité devant la loi et le rejet de la colonisation. Dans l’introduction, je décris cette position qu’il gardera jusqu’à la fin. Au moment des négociations du traité de Versailles, il propose l’abolition de l’Empire : de ce fait, Clemenceau peut apparaître aujourd’hui comme une figure unificatrice des Français, précisément parce qu’il n’a jamais varié sur ce point.

Je dirais que le rôle qu’il a joué dans la défense de l’égalité et des libertés fondamentales, comme maire du XVIIIème, dans la Commune, comme partisan de l’amnistie pour les communards, comme défenseur de Dreyfus, comme partisan d’une laïcité respectueuse de la liberté de conscience, comme partisan aussi d’une liberté d’opinion et de la presse absolue, comme opposant au délit d’offense au Président de la République institué en 1881 – et qui ne sera finalement aboli que sous Hollande –, plaide en sa faveur.

Il se forge ainsi, sans que cela se sache parmi ses collègues, une identité et des valeurs républicaines qu’il va diffuser auprès du groupe de parlementaires qui les institueront dans de grandes lois. De fait, alors que chacun reconnaît les influences réciproques rapprochant la Révolution française de la Révolution américaine, on peut se demander pourquoi il n’y en a aucune entre deux pays en reconstruction républicaine, les États-Unis après une guerre civile et la France après la chute de l’Empire. De ce point de vue, Clemenceau permet de résoudre cette énigme, en faisant la liaison.

L’un des bâtisseur de la République, il en est l’incarnation, et il conserve ses valeurs même quand il change de camp dans l’hémisphère des assemblées, c’est-à-dire lorsqu’il passe de l’extrême-gauche à la droite. Il reste profondément anti-colonialiste et défend toute sa vie ses combats pour Dreyfus, contre le racisme ou pour la liberté de la presse. En ce sens, il montre que les valeurs républicaines ne varient pas selon qu’on soit de gauche ou de droite, et qu’elles ne sont pas liées exclusivement à une conception socialiste de la République par rapport à une conception conservatrice.

Patrick Weil enthousiaste
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL  Justement, Clemenceau a mauvaise presse à gauche. On retient souvent sa passe d’arme avec Jaurès en 1906, au cours de laquelle il l’accuse de professer une « doctrine de l’individualisme absolu », puis « une doctrine du fatalisme » en s’opposant à des réformes ouvrières ambitieuses. Dans ces Lettres d’Amérique, on est frappé par le peu de considération qu’accorde Clemenceau à la question sociale aux États-Unis, qu’il aborde surtout par le biais des relations entre Blancs et Noirs. Pourtant, il dit aspirer à une « République totale ». Pour Clemenceau, la République peut-elle être totale sans reconnaître des droits sociaux à l’ensemble des concitoyens ? La question sociale et la question ouvrière sont-elles les tâches aveugles de Clemenceau ?

P.W. Il est très clair là-dessus, d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie, il estime par exemple qu’il y a trop de fonctionnaires, que ce système n’est pas suffisamment efficace. Pour autant, il soutient le droit à l’instruction, sujet très important aux États-Unis où ce droit n’est pas reconnu.

Il croit effectivement que l’instruction est décisive dans la libération de l’individu, de sa créativité et de son potentiel, et que cette libération passe nécessairement par la reconnaissance et la garantie de ce droit. Il dit de Jaurès que ce dernier n’aime pas les êtres humains mais seulement les « êtres humains en masse », les « foules ».

LVSL Il déclare aussi que l’on reconnaît un discours de Jaurès au fait que « tous ses verbes sont conjugués au futur » …

P.W.  Oui, il n’aime vraiment pas Jaurès. Pour répondre à la question sociale, à ce moment-là en France, Clemenceau rencontre Auguste Blanqui et se pose avant tout la question des institutions qui permettraient de penser la République sociale tout en respectant le caractère individualiste de la personne humaine, ce qu’on pourrait appeler la « République totale ».

Ainsi, il essaye de penser une République qui garantirait à tous les même droits et les mêmes possibilités de développement, avec le droit de nourrir différentes visions de la République. C’est ça, selon lui, la République totale. Ce n’est en rien synonyme de République totalitaire !

LVSL  On constate à la lecture de ses articles que Clemenceau est un observateur attentif des relations entre les États-Unis et le reste du continent américain. Il mentionne notamment les velléités expansionnistes d’une partie de la classe politique américaine, à l’égard de la République dominicaine, qui préfigurent le tournant « expansionniste » de 1898. Ces observations semblent l’avoir orienté vers un certain réalisme dans sa conception des relations internationales. Il écrit notamment, dans son dernier article : « Il semble que le continent américain soit le champ clos où doivent se heurter toutes les races humaines, dans la suprême bataille de cette fatale lutte pour l’existence qui est la condition même de la vie. En vain chaque race réclame sa part de champ et de soleil. Le droit théorique n’y fait rien ; et cette part est à qui peut la prendre. Il faut ou disparaître, ou la conquérir par la puissance du muscle et du cerveau »…

P.W.  Il y a une inspiration darwiniste qui est manifeste dans sa pensée. Il est très impressionné par Darwin, mais cela ne l’empêche pas de rester attaché au droit. C’est un homme de contradictions mais, plus important, qui les assume.

Je trouve très agréable sa liberté de ton dans ses articles, on a l’impression qu’ils ne sont pas censurés, et s’il ne dit pas exactement la même chose à quelques semaines d’intervalle, il reste toujours fidèle à l’égalité devant la loi.

LVSL Dans quelle mesure son analyse de la géopolitique américaine peut-elle expliquer le réalisme géopolitique dont il fera preuve lors de sa carrière politique ultérieure, et notamment à l’issue de la Première Guerre mondiale, qui fait apparaître selon lui la priorité de la lutte contre l’impérialisme et la question allemande, pour garantir la « paix permanente » à laquelle il dit aspirer ?

P.W.  Il était très réaliste, c’est d’ailleurs pourquoi il s’est opposé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’idée de diviser l’Allemagne et de créer un État allemand tampon.

En effet, l’Allemagne restait la principale puissance de l’Europe, il avait tout de même fallu une coalition de nombreux États pour la vaincre, et Clemenceau pensait qu’il fallait conserver cet instrument de sécurité que constituait le traité de garantie de 1919, et qui n’est finalement pas rentré en vigueur du fait de la non-ratification par les États-Unis de l’ensemble de ses dispositions.

Il avait donc une conception des relations internationales empreinte d’un certain réalisme, mais qui ne l’empêchait pas de penser qu’un dialogue était encore possible avec l’Allemagne et même d’aspirer à la possibilité de vivre en paix à côté de l’Allemagne. Il disait à ce propos : « Il faudra cinquante ans d’imprégnation des droits de l’homme pour que les Allemands puissent sortir de cet arrêt démocratique, il faudra la mort de la génération qui a fait la guerre. »

Patrick Weil portrait
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL  Votre avant-propos suggère l’existence d’importants liens transatlantiques entre républicains français et américains, dont Clemenceau est la manifestation la plus évidente. Dans quelle mesure la sympathie politique que Clemenceau éprouve à l’égard du système américain explique-t-elle son attachement à une alliance transatlantique (une idée qu’il défendra durant de nombreuses décennies) ? 

P.W. Je pense que vous allez être sensibles à cette idée : il croyait en un espace public transatlantique. Il ne se sent pas proche de l’État américain, il se sent proche des radicaux républicains. Tout bon Français qu’il soit, il partage les mêmes valeurs que certains d’entre eux, tel Thaddeus Stevens, dont il se sent le frère – ou le petit-frère, ou du moins le disciple –, celui-ci ayant été le chef des radicaux républicains qui s’est battu jusqu’à sa mort pour faire triompher l’abolition de l’esclavage.

Il symbolise à l’époque ce qui peut-être renaît aujourd’hui autour de débats transatlantiques très vifs, par exemple le Green New Deal, notamment porté par Alexandria Ocasio-Cortez, c’est-à-dire l’idée d’une possibilité de mobilisation et d’identité collective transatlantique sur des projets internationaux. Clemenceau représente ainsi un espace public commun aux démocraties, propice au partage et à la diffusion d’idées. Quand il débarque, à New York, en 1922, contre la volonté du gouvernement français qui ne veut pas qu’il s’y rende, il rassemble les foules, et apparaît comme le seul homme politique français qui peut regrouper autant d’Américains sans intermédiaire depuis Lafayette.

« Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique ”The Tiger”. »

En 1919, le sénateur Cabot Lodge, leader de la majorité républicaine au Sénat, remarque que dans les cinémas américains, au moment des actualités, les apparitions de Wilson et de Lloyd George sont accueillies par des applaudissements polis, tandis que celles de Clemenceau « provoquaient une explosion d’enthousiasme ».

Pourquoi ? Parce qu’au printemps 1918, quand les soldats américains sont arrivés au front après que l’Amérique s’est engagée dans la guerre en avril 1917, Clemenceau était Président du Conseil depuis novembre 1917 et dès les premières semaines, on l’avait vu au front, où il passait le tiers de ses semaines avec les soldats. Les actualités avaient filmé ce vieil homme qui prenait tous les risques, chose qu’adorent les Américains. Pendant ce temps-là, leur propre Président ne va même pas voir les soldats américains à peine de retour, alors que la paix est signée. Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique « The Tiger ». Voilà la preuve que l’on pouvait aimer un vieil homme politique à l’époque, comme on peut aujourd’hui élire Biden. L’âge n’est pas rédhibitoire.

On en retient que Clemenceau pratique activement l’espace public et politique commun entre les deux rives de l’Atlantique. Par ailleurs, il parle un anglais parfait. En ce sens, cet espace politique commun n’est pas véritablement un espace politique de débats d’États, d’alliances géopolitiques. Clemenceau croit en l’alliance atlantique parce qu’il croit avant tout en l’alliance des peuples. Il croit aussi en la convergence des valeurs qui sont celles du radicalisme, qui s’inscrivent dans l’histoire de la gauche.

Georges Clemenceau
Georges Clemenceau en 1929, ©Creative Commons

LVSL – Au commencement de la IIIème République, Clemenceau se démarque par sa défense d’une liberté absolue d’opinion et d’expression, et d’un système davantage démocratique, qui passerait notamment par l’institution d’un mandat impératif. À la lecture des lettres de Clemenceau, on constate qu’il admirait la vitalité démocratique qu’il observait (ou croyait observer) aux États-Unis, où même « l’homme le plus indifférent (…) est véritablement détenteur d’une portion de l’autorité souveraine ». Dans quelle mesure peut-on penser que son séjour aux États-Unis a constitué une source d’inspiration dans sa défense d’une République plus démocratique pour la France ? Sa conception de la république évolue-t-elle d’ailleurs, entre son arrivée et son départ des États-Unis ?

P.W. Il apprend surtout là-bas l’art de la joute parlementaire. Stevens l’inspire ; il décrit son art oratoire en insistant sur le fait qu’il ne parlait que quand il avait quelque chose à dire. Après un discours de Clemenceau, les ministres incriminés démissionnaient, c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelait le Tigre : il les mangeait !

Pourtant, personne ne se disait qu’il avait appris cet art oratoire auprès de Thaddeus Stevens, c’était un peu sa formation secrète, étant donné que ses articles n’étaient pas signés de son nom et qu’il n’était pas connu. Néanmoins, il avait lui-même ce talent d’écriture précoce, dans sa plume, il y a de la verve, de la prestance, de l’humour.

Mais l’art oratoire n’est bien sûr pas la seule chose qu’il rapporte des États-Unis. Il s’y forme aussi aux libertés d’expression, d’opinion et de la presse, qu’il pratiquera à outrance jusque pendant les trois premières années de la guerre, et qui lui permettent justement de mettre en pratique cet art oratoire si particulier.

LVSL À l’approche des élections américaines, les passages que Clemenceau consacre à celles qu’il commente en 1868 attirent nécessairement notre attention. Il y décrit de façon amusée, comme vous l’avez dit, un « carnaval », reposant aussi bien sur des attaques personnelles entre les candidats, que sur les manifestations d’enthousiasme démesuré dont font preuve leurs partisans, lors des meetings notamment. Finalement, n’assistait-il pas déjà aux prémices de la « politique spectacle » ? 

P.W.  Ce qui est le plus intéressant, je pense, dans ce qu’il décrit, c’est que finalement, la violence et les attaques personnelles sont tout à fait permises à l’époque dans le contexte d’une campagne présidentielle. Dans son article du 23 septembre 1867, il décrit notamment les élections comme un « carnaval américain [qui] revient tous les quatre ans » ou comme un « dévergondage général des esprits ».

« Ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation. »

Plus loin, il précise : « Ce n’est pas que chacun ne prenne la chose au sérieux. On y attache au contraire un si grand intérêt que la fête se termine bien rarement sans émeutes et sans des batailles. Mais le jeu consiste précisément à donner une forme grotesque à un acte sérieux et réfléchi. Il faut avouer d’ailleurs que l’occasion est tentante. » De son point de vue, les manifestations partisanes, si elles peuvent paraître grotesques, n’en révèlent pas moins l’importance que les Américains accordent à ces élections.

Couv Lettres d'Amérique Clemenceau
Georges Clemenceau, Lettres d’Amérique, présentées par Patrick Weil et Thomas Macé, préface de Bruce Ackerman, Passés composés, 2020.

Par rapport à cette question de la politique spectacle, il est vrai que l’on entend souvent un refrain qui voudrait que « tout s’est dégradé ». Pour ce qui est en tout cas de l’exemple américain, on découvre à la lecture de Clemenceau que c’était déjà comme ça à l’époque, mais ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation.  Clemenceau parle d’un « moment », après lequel la vie reprend son cours. Mais aujourd’hui le carnaval est immuable, il ne s’arrête jamais.

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée : amour, violence et politique

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© Editions l’Harmattan

Si l’on cherchait une allégorie pour imager l’ouvrage de Martine Gärtner, ce serait sans doute une rivière. En effet, si le récit de Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée ne s’écoule que sur 200 pages, il mêle avec élégance plusieurs affluents. Au fil de ses méandres, le roman se fait ainsi historique, policier, épistolaire et sentimental. Autant de styles littéraires qui viennent se jeter dans la trame du roman, pour en renforcer le cours et accompagner le lecteur vers son embouchure troublée.


Cette trame c’est l’histoire de Marie-Laure, personnage fantôme que l’on poursuit sans jamais être sûr de l’avoir rattrapée ou comprise. À la manière d’un puzzle historique que l’on cherche à reconstituer, les aventures de Marie-Laure se présentent en ordre dispersé. Elles traversent toute une frange de l’histoire récente de la France et des deux Allemagnes, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. L’histoire commence par une amourette d’été. Puis elle se développe par-delà les tourments amoureux de son personnage.

Un personnage bien plus souvent objet que sujet du roman. Ainsi, c’est Cécile, l’ami épistolaire de Marie-Laure qui nous raconte comment elles ont toutes deux rencontré l’amour. Cet amour se trouve Au-delà du Mur, en Allemagne de l’est, en République Démocratique Allemande. Cette histoire, c’est celle de deux filles qui veulent retrouver leurs amants et qui se moquent du mur placé entre eux.

Correspondance d’une liberté à conquérir

C’est là que le roman prend son envol. Le monde décrit n’est pas une affreuse dictature soviétique, un monde gris avec un goût de la vie bien fade. Au contraire, la RDA est un pays vivant. Leurs amants sont de jeunes gens cultivés, intéressants et qui voyagent dans les pays du bloc de l’est. Le mur et l’impossibilité pour les habitants de l’Allemagne de l’Est d’accéder à la culture de l’Ouest sont bien présents. Ils ressemblent, au fond, bien plus à des tracas administratifs, ordinaires entre adolescents en quête d’ailleurs, qu’à des barrières infranchissables entre deux mondes différents.

Carte de l’Allemagne avec les principales villes du roman © éditions l’Harmattan

L’histoire de ce livre, c’est aussi celle d’une France en pleine révolution. De Rennes à Marseille, les jeunes étouffent dans un régime gaulliste en fin de course. Les demandes de changement affluent partout. Les lettres de Cécile racontent les manifestations massives du mouvement anti-militariste. Les lycéens et les étudiants se révoltent contre un système éducatif obsolète. Le Mouvement de Libération des Femmes commence à faire bouger la société française.

Cette histoire politique et sociale de la France fait sourire. Il semble que, des blocages des lycées et universités contre les réformes éducatives des années 1970 à ceux contre Parcoursup, on retrouve les même slogans et, au fond, la même énergie. Seuls les noms des ministres ont changé entre temps. Une histoire qui fait sourire encore quand les victoires féministes sur l’avortement et la contraception des années 1970 sont contrebalancées par les commentaires d’un garde-frontière à Cécile sur ses tampons hygiéniques, qui nous rappellent à l’actualité de ces combats.

Tragédie passionnelle et politique

Une histoire qui se fait tragique en 1973. Cette année là, Cécile et Marie-Laure participent au dixième festival mondial de la jeunesse à Berlin. Elles applaudissent chaudement leurs camarades chiliens dont le président socialiste, Salvador Allende, est une lueur d’espoir partout dans le monde. Quelques mois plus tard, le général Pinochet lance un coup d’État, assassine Allende et installe une dictature militaire. Le roman semble donner aux milliers de militants socialistes, communistes et anarchistes, un visage, une humanité. Il rend par-là leur souffrance plus atroce. Cela fait dire à Cécile « Heureusement qu’il y a les pays socialistes, sinon… ».

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Le 10e festival mondial de la jeunesse à Berlin en 1973 a réuni plus de 25 000 jeunes de tous les pays, de la France au Vietnam en passant par le Chili ou le Ghana © Bin im Garten

Ce croisement de l’histoire de Marie-Laure et de l’Histoire avec un grand H, c’est sans doute ce qui rend le livre de Martine Gärtner si passionnant. C’est une histoire militante que l’on voit à travers Marie-Laure et Cécile. Une histoire des mouvements sociaux et des dissensions entre gauchistes et communistes. Une histoire de celles qui n’acceptaient pas que l’Allemagne de l’Est et les pays du « socialisme réel » soient leurs ennemis. Cette histoire militante, on la voit au travers de la conscience politique et du militantisme grandissant de Marie-Laure et Cécile dans les années 1970 et puis, petit à petit, de la lassitude de Marie-Laure, de sa fatigue et de sa désillusion. Elle se fait ainsi le reflet des espérances, des échecs et des désillusions de toute une génération de jeunes entrés dans le militantisme dans les années 1970.

Policer un monde sans alternative

Le roman devient policier à partir des années 1980, lorsque Marie-Laure entre dans l’action clandestine en Allemagne. Elle chasse d’anciens nazis ayant effacé leur passé dans la République Fédérale Allemande, lors d’un des rares chapitres où son histoire n’est pas narrée par d’autres personnages.

Cette décision la poursuit pour le reste de sa vie. Celle-ci prend une forme à mi-chemin entre le roman policier et le roman d’espionnage. On y voit l’effacement de son engagement politique au profit de l’humanitaire, la nostalgie de la disparition de l’Allemagne de l’Est et une vie marquée par la peur diffuse mais permanente que son passé soit découvert. Les dates, les personnages et les évènements s’enchevêtrent et se rejoignent en laissant parfois un certain sentiment de confusion au lecteur. Le style y est moins poignant que dans les échanges épistolaires. Le récit est parfois très dispersé, les personnages nombreux et certains tardivement introduits. Sans être un nouvel Agatha Christie, le roman parvient malgré tout à créer une atmosphère d’incertitude ainsi que des moments de rupture et de panique. Il laisse le lecteur hébété par l’enchaînement des évènements et avide d’en comprendre le sens.

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée est donc un livre qu’on ne peut que recommander. Les passionnés de roman sentimentaux liront avec passion les aventures de Marie-Laure et Cécile. Les amateurs de roman policier y trouveront sans doute de quoi susciter l’angoisse et la curiosité. Les amateurs d’histoire politique sauront apprécier ce roman profondément ancré dans l’atmosphère politique de ses époques. Fourmillant de références et de clins d’œil, riche en événements parfois oubliés, à l’image du festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui attirait des dizaines de milliers de jeunes du monde entier dans les pays socialistes et anti-impérialistes, le roman est une véritable caverne d’Alibaba dont la richesse ne cesse d’émerveiller le lecteur.

Coronavirus : l’Allemagne ne sera pas notre salut

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De gauche à droite: Lothar H. Wieler, président de l’Institut Robert Koch (équivalent de l’Institut Pasteur), le ministre de la santé Jens Spahn et Angela Merkel© picture alliance/Kay Nietfeld/dpa

L’arrivée dramatique du coronavirus et de son cortège macabre est venue bousculer en profondeur nombre de convictions et d’habitudes. Pourtant, il en est une qui résiste sans faiblir à la crise actuelle, c’est la fascination pour le « modèle allemand ». Face au coronavirus, avec autant de cas et près de quatre fois moins de morts que la France, l’Allemagne aurait de nouveau fait la preuve de son excellence deutsche Qualität. Loin de cette vision enthousiaste,  la gestion de la crise Outre-Rhin a surtout reposé sur une chance peu commune, a connu plusieurs échecs et a dû faire face à un fédéralisme encombrant.


Face au coronavirus, le succès allemand face à la France semble à première vue incontestable. En effet, le bilan des décès au 7 mai varie du simple au quadruple avec 7 400 victimes en Allemagne contre 26 000 en France avec un faible écart de cas détectés (170 000 en Allemagne, 138 000 en France). Un résultat contre-intuitif au regard d’une population allemande plus âgée et plus affectée par des maladies comme l’obésité et le diabète, deux facteurs aggravant le risque de mourir du coronavirus.

La première raison de cette faible mortalité allemande est tout simplement… la chance. En effet, le coronavirus a surtout été introduit dans le pays par des skieurs revenant de vacances dans le Tyrol ou les Alpes. Résultat : une moyenne d’âge plus basse et un nombre plus faible de personnes de plus de 70 ans parmi les personnes testées positives au coronavirus.

Testez, testez, testez !

Si l’Allemagne a eu de la chance au niveau des premières infections du coronavirus, elle est ensuite parvenue à éviter une propagation aux personnes vulnérables grâce à l’exécution rapide de la recommandation de l’OMS : testez, testez, testez !

Si elle a pu le faire c’est en partie grâce à Christian Drosten, un virologue qui avait participé à l’identification du SARS en 2003 et qui a pu utiliser son expérience pour fabriquer dès la mi-janvier un test de détection du coronavirus qu’il a ensuite rendu librement accessible.

Un test qui a pu être réalisé en masse grâce à l’important maillage de laboratoires sur le territoire allemand. Avec un à deux centres de tests installés dans chacun de ses 3 000 cantons, l’Allemagne disposait déjà d’une capacité de 160 000 tests/semaine à la mi-mars, une capacité montée à 650 000 tests/semaine à la mi-avril. Pendant ce temps-là, le gouvernement français était encore occupé à minimiser l’importance des tests pour cacher son incompétence à mobiliser les capacités des laboratoires français. La France ne réalisait donc que 35 000 test/semaine à la mi-mars et 150 000 à la mi-avril près de cinq fois moins que les Allemands.

La massification des tests a permis d’isoler les individus contaminés et d’éviter qu’ils ne répandent le virus, sans imposer immédiatement des restrictions à toute la population. Cependant, il est probable que les tests de masse aient conduit à des biais statistiques entre l’Allemagne et les autres pays. En effet, les cas identifiés de coronavirus en France correspondent en grande partie aux personnes se rendant chez le médecin ou à l’hôpital, donc les cas graves. A contrario, les chiffres allemands prennent en compte toutes les personnes testées et donc un certain nombre de porteurs asymptomatiques du virus. Par conséquent, si la mortalité est plus faible en Allemagne c’est sans doute en partie dû à une identification plus large des porteurs du virus qu’en France.

Deuxième biais statistique, les tests de masse mènent les autorités à ne pas conduire de tests post-mortem (contrairement à la France ou l’Italie) en supposant que toute personne a pu être diagnostiquée avant de mourir. La cause du décès d’un certain nombre de personnes décédées chez elles dans le cadre du confinement a ainsi pu être le coronavirus sans que cela soit pris en compte dans les statistiques. Il faudra donc attendre la fin de la crise pour pouvoir avoir une idée de l’ensemble des personnes infectées et décédées du coronavirus et pouvoir comparer les taux de mortalité en France et en Allemagne

Un système de santé mieux préservé du management néolibéral

En revanche, une chose est déjà sûre, le système de santé était plus adéquat pour une épidémie comme le coronavirus puisque le pays comptait 25 000 lits de réanimation avant la crise contre 5 000 en France, des capacités aujourd’hui accrues de plus 10 000 lits dans les deux pays. Au total, l’Allemagne compte six lits d’hôpitaux pour mille habitants contre seulement trois pour mille habitants en France. Cela s’explique en partie par le vieillissement de la population et la plus grande prévalence de certaines maladies mentionnées plus haut.

Mais l’Allemagne a surtout une organisation fédérale de son système santé. Ce sont les Länder et non l’État fédéral qui sont en charge de la gestion des hôpitaux, cliniques et laboratoires. Résultat, le pays dispose d’un maillage plus dense d’infrastructures médicales, notamment en matière de laboratoires mais surtout d’hôpitaux puisque le pays en compte 1400 contre seulement 1030 en France. Une étude de la fondation Bertelsmann de 2019 recommandait de diviser leur nombre par plus de deux en conservant 600 hôpitaux et en les spécialisant pour augmenter leur rentabilité. La bonne préparation de l’Allemagne face au coronavirus tient donc à son refus d’une application aveugle du management néolibéral de l’hôpital et son obsession de la gestion à flux tendus. Un refus qui doit beaucoup au fait que les électeurs auraient facilement pu identifier les ministre-présidents des Länder comme responsables des fermetures d’hôpitaux et les sanctionner.

Cependant, l’Allemagne ne dépense comme la France que 11,2 % de son PIB dans la santé. Même si le PIB par habitant de l’Allemagne est supérieur d’environ 25% à celui de la France, le maintien du maillage d’hôpitaux se paie en réalité par une baisse de la qualité des soins et un manque de personnel spécialisé notamment pour les pathologies faisant appel à du matériel de pointe. La régionalisation du système de santé s’est aussi faite au prix d’une hausse des inégalités entre régions. Nouveau coup de chance, ces deux faiblesses du système allemand ont été transformées en points forts par une épidémie qui demande essentiellement des lits et des respirateurs dont le pays était abondamment pourvu et qui a surtout frappé les Länder les plus riches (et donc les mieux équipés) du pays. 

Point noir de la crise : le pays souffrait comme le reste de l’Europe d’un manque cruel de masques et de blouses de protection. Un manque que le gouvernement allemand, comme le gouvernement français, a longtemps tenté de cacher en prétextant leur inutilité en population générale. Néanmoins, l’absence d’encombrement grave dans les hôpitaux et le relativement faible nombre de morts a permis que la polémique ne prenne pas la même ampleur qu’en France.

Un fédéralisme à double tranchant

La gestion par les Länder du système de santé a donc légué un système de santé mieux préparé à l’Allemagne. Cependant, au début de la crise, le fédéralisme aurait pu être à double tranchant. En effet, depuis 2000, ce sont les Länder qui ont la charge de gérer les crises sanitaires et notamment les restrictions de liberté nécessaires dans ce type de situation. L’effet fut frappant le 8 mars : alors qu’en France Olivier Véran annonçait l’interdiction des rassemblements de plus de 1000 personnes, son homologue allemand Jens Spahn devait se contenter de recommander cette mesure aux Länder et il faudra attendre le 12 mars pour qu’elle soit appliquée dans l’ensemble du pays, un délai de quatre jours qui aurait pu s’avérer désastreux si un cluster s’était formé dans un des clubs berlinois qui n’ont fermé que le 13 mars par exemple.

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Jens Spahn, ministre de la santé et membre de la CDU doit composer avec l’action des Länder face au coronavirus © José Cruz/Agência Brasil

En théorie, Angela Merkel aurait pu faire voter l’état d’urgence autorisé par la constitution pour recentraliser la gestion de la crise mais elle s’est refusée à le faire. Histoire oblige, du national-socialisme à la RDA, les Allemands sont particulièrement vigilants au respect des équilibres constitutionnels et des libertés publiques en période de crise. Lors de son allocution du 18 mars (sa première en dehors de ses vœux du nouvel an en quinze ans à la tête du pays), Angela Merkel a ainsi fait appel à sa jeunesse en RDA pour expliquer son manque d’enthousiasme à imposer des restrictions de circulation. Le président allemand, Frank-Walter Steinmeier a de son côté insisté sur le fait que l’épidémie était un test d’humanité et non une guerre.

La spécificité du fédéralisme allemand a cependant permis à Angela Merkel de centraliser progressivement la gestion de l’épidémie sans bousculer les Länder grâce à la « politische Verflechtung » (l’interdépendance politique). Une conception du fédéralisme qui consiste en ce que l’ensemble des Länder se coordonnent sur les questions essentielles et que l’État fédéral leur fournisse d’importants moyens financiers pour réduire les écarts de richesse. La tradition du consensus politique en Allemagne a donc permis de centraliser la gestion de la crise au prix de marathons de négociations entre Angela Merkel et les ministres-présidents des Länder mais en évitant les psychodrames qui ont pu être observés en Catalogne ou aux États-Unis. Le gouvernement a cependant procédé à une révision de la loi de protection contre les infections le 25 mars pour imposer une lecture unique de la politique à tenir en cas de crise sanitaire et qui permet au gouvernement de passer par-dessus le Bundesrat, le Sénat allemand qui représente les Länder. Le gouvernement allemand a donc procédé à une “centralisation tranquille” de la politique sanitaire tout en maintenant le consensus politique, s’assurant ainsi un niveau de contrôle quasiment inégalé en Europe.

L’Allemagne en confinement express

La recentralisation en Allemagne fait suite aux premiers jours de l’épidémie où le gouvernement fédéral devait courir derrière les Länder pour essayer péniblement de maintenir la cohésion dans un ensemble de mesures disparates. Ainsi, suite à la multiplication des fermetures d’écoles et d’universités à partir du 13 mars et à la déclaration de l’état d’urgence en Bavière le 16 mars imposant des fermetures de commerce et des restrictions de circulation, le gouvernement fédéral a fini par annoncer la fermeture dans tout le pays des écoles et universités, l’interdiction des rassemblements publics et des fermetures de commerce le 17 mars, sans parler encore de confinement. Celui-ci arrive le 22 mars lorsque le gouvernement annonce l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes sur la voie publique. L’ensemble de l’Allemagne est alors soumise à un confinement qui reste cependant plus souple qu’en France. Comme ailleurs, le gouvernement doit aussi se résoudre à fermer les frontières, ce qu’il fait le 15 mars à l’exception des frontières avec l’Europe de l’Est qui ne seront fermées que le 25 mars, le gouvernement hésitant à se priver d’une main d’œuvre essentielle.

La pression pour sortir du confinement va arriver très rapidement puisque dès le 27 mars, Armin Laschet, ministre-président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le Land le plus peuplé et le plus riche du pays) issu de la CDU, se prononce en faveur d’un déconfinement rapide afin de préserver l’économie allemande. Il a derrière lui les milieux d’affaires pressés de rouvrir leurs entreprises notamment l’industrie automobile allemande à l’arrêt et déjà en difficulté avant la crise.

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Armin Laschet, ministre-président CDU de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et partisan d’un déconfinement rapide pour préserver l’économie allemande © Olaf Kosinsky

Un appel entendu puisque le gouvernement annonce dès le 2 avril l’autorisation d’un quota de 40 000 saisonniers d’Europe de l’Est assorti de restrictions sanitaires pour tenter de satisfaire les agriculteurs allemands. Une annonce qui provoque dans les aéroports roumains des bousculades de travailleurs privés de revenus depuis plusieurs semaines.

Le tournant décisif du déconfinement a cependant lieu le 17 avril lorsque le gouvernement annonce que le taux de reproduction du virus est passé en dessous de 1 (chaque porteur du virus infecte moins d’une personne et l’épidémie s’éteint donc progressivement) et que le système hospitalier a passé le pic de la crise sans être surchargé. Bien que le gouvernement déclare que ce succès est fragile, il annonce la réouverture des commerces n’impliquant pas une proximité physique (comme les coiffeurs) de moins de 800m2 dès le 20 avril et une réouverture de tous les commerces ainsi que des classes de fin de cycle des lycées et collèges (l’équivalent des 3e et terminales en France) à partir du 4 mai. En revanche, les grandes manifestations sont interdites jusqu’au 31 août et la date de réouverture des lieux de cultes n’est pas fixée.

Le déconfinement économique le 20 avril passait pourtant pour un scénario ultra-optimiste au sein des instituts économiques mais l’annonce d’une récession qui pourrait atteindre 9 ou 10 % conjuguée à la pression d’une partie de la CDU autour d’Armin Laschet et des milieux d’affaires auront convaincu Angela Merkel de relancer rapidement l’économie. Les partisans du confinement autour du ministre-président de la Bavière Markus Söder n’auront obtenu que le maintien de la fermeture des écoles et des universités. Le déconfinement fait cependant poindre des critiques vis-à-vis des risques encourus alors que les Länder s’engagent dans une course à la réouverture en ordre dispersé.

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Markus Söder, ministre-président de la Bavière, président la CSU (l’équivalent bavarois de la CDU) et partisan d’un confinement strict © Kremlin

L’effondrement du mythe de l’Allemagne européenne

En Europe, les critiques sur l’égoïsme de l’Allemagne face à la crise auront en revanche commencé très tôt. Le symbole était frappant : la première décision prise par l’Allemagne (et la France) pour faire face au coronavirus fut d’interdire dès le 4 mars les exportations de matériel médical. Les hôpitaux italiens croulaient alors déjà sous les malades et se voyaient abandonnés par les autres pays européens, ouvrant ainsi un boulevard à la Chine, à la Russie et à Cuba pour envoyer matériel médical et médecins à un pays en détresse. Lorsque la commission européenne vint rappeler le 13 mars que ces interdictions d’exportation contrevenaient à la liberté de circulation des marchandises, le mal était déjà fait.

Plus anecdotique mais symbole tout aussi lourd, la fermeture de la frontière avec la France le 15 mars n’aida pas l’image de l’Allemagne puisque que les insultes visant les travailleurs français se multiplièrent dans la Sarre, obligeant le ministre des affaires étrangères et originaire de la région Heiko Maas à dénoncer ces comportements.

Néanmoins, c’est le 26 mars que l’Allemagne va planter les derniers clous dans le cercueil de la solidarité européenne. Ce jour-là se tient l’Eurogroupe qui doit discuter des coronabonds proposés par les pays d’Europe du Sud pour offrir une marge de manœuvre financière aux pays les plus touchés par le virus comme l’Italie. Si c’est l’attitude des Pays-Bas que le premier ministre portugais Antonio Costa qualifiera de « répugnante » et qui fit scandale, c’est d’abord le blocage de l’Allemagne qui fait obstacle à toute mutualisation des dettes en Europe.

Ce manque d’empathie envers la détresse de l’Espagne et de l’Italie provoqua des tensions entre les pays européens et l’indignation dans de nombreux pays. L’Allemagne a alors cherché à se rattraper en mettant en avant l’accueil de plus de 200 européens victimes du coronavirus et diverses aides médicales. Le gouvernement a aussi accueilli 53 mineurs isolés enfermés dans des camps de réfugiés sur les îles grecques avec l’engagement d’en accueillir 350 à 500 d’ici à la fin avril. Un engagement que le magazine Der Spiegel décrivit froidement : « C’est comme si Jeff Bezos [le patron d’Amazon], l’homme le plus riche au monde, décidait de dépenser un dollar pour lutter contre la faim dans le monde, et se faisait passer, avec cela, pour un philanthrope. ».

En conclusion, le bilan de l’endiguement du coronavirus en Allemagne est indéniable: le pays a mieux résisté au virus que ses voisins. Mais ce succès n’est pas le fait d’un “modèle allemand” monolithique. Il est le fruit d’une bonne dose de chance, d’un système fédéral qui a su se centraliser efficacement pour gérer la crise, d’une mobilisation rapide pour tester en masse et d’un système de santé plus adéquat vis-à-vis de la situation actuelle bien que victime d’une décentralisation inégalitaire et manquant de compétences techniques. Il y a donc des choses à apprendre de l’Allemagne mais il faut pour cela disséquer son action, comprendre que tout n’a pas été réussi et que certains succès sont dus au hasard plus qu’à une quelconque préparation. Surtout, il reste à voir si la bonne gestion sanitaire du coronavirus en Allemagne ne sera pas éclipsée par les conséquences de la gestion politique de la crise en Europe.

Sortir de l’impasse européenne : pour une nouvelle théorie du changement

Anegela Merkel au sommet d’Aix-la-Chapelle ©Harald Lenuld-Picq

Make the Nation Great Again. Le jugement de la Cour Constitutionnelle allemande sur le programme d’achat de la Banque Centrale Européenne du 5 Mai 2020 a fait l’effet d’une bombe. Derrière les débats techniques sur la politique monétaire, le débat politique qu’il lance est fondamental : l’Union européenne est-elle une simple association d’États seulement reliés entre eux par des traités de droit international public que chaque cour constitutionnelle nationale peut remettre en question à sa guise ? Ou bien est-elle une construction juridique et politique sui generis, dont l’objet est la constitution progressive d’une communauté politique transnationale, d’une démocratie fonctionnelle et légitime, avec en perspective éventuelle les fondements d’un État Hobbesien ? C’est cette alternative qui écartèle les Européens depuis les débuts de l’aventure, que le Brexit a tranchée pour le Royaume-Uni en 2016 – et qui se repose aujourd’hui avec acuité existentielle, alors que la succession de crises fragilise l’édifice. Par Shahin Vallée, ancien conseiller économique d’Herman Van Rompuy et du Ministre de l’Économie Emmanuel Macron, et Édouard Gaudot, consultant en Affaires européennes, ancien conseiller politique du groupe Verts/ALE au Parlement européen.


Malgré les espoirs nés dans l’effondrement du mur de Berlin, il faut cependant reconnaître que l’ordre institutionnel forgé dans les Traités n’a pas produit l’union politique européenne démocratique et solidaire promise de Maastricht à Lisbonne. Dans le monde de choix démocratiques auxquels nous sommes habitués, les procès du pouvoir se mènent au moment des élections, qui prononcent leur verdict par les urnes et engagent les sanctions. Pour les institutions internationales, ce moment n’existe pas. Quant à l’Union européenne, ce mélange de technocratie, de fédéralisme différencié, de diplomatie internationale, d’institutions intergouvernementales et d’élections parlementaires démocratiques produit une responsabilité diffuse impropre à la sanction électorale, et toujours à même d’escamoter la culpabilité. Première difficulté d’un procès de l’Europe : qui se tiendrait dans le box des accusés ? La Commission, qui n’est en théorie qu’un gardien des règles ? Le Conseil, qui fait ce que les États veulent ? Le Parlement, qui aimerait faire ce qu’il veut ? L’Eurogroupe, qui n’a d’existence que de facto et aucune de jure ? La BCE, qui ne répond à personne ?

En France, certains se prennent à rêver que cette énième crise soit le coup de grâce pour l’Union européenne, la fin du doux rêve fédéraliste, nous offrant l’occasion tant attendue de nous affranchir de traités étroits et de dogmes dépassés, pour retrouver la grandeur d’une souveraineté nationale oubliée. Mais si le procès se justifie, l’alternative reste floue. Par quoi devrait-on remplacer un cadre multilatéral défaillant ; par quoi pourrait-on remplacer l’UE ? Les interdépendances que la crise sanitaire actuelle met en exergue de manière si brutale ne disparaîtront pas avec un quelconque retrait des institutions internationales ou européennes. Comment les nations souveraines résoudraient-elles mieux les problèmes bien réels de coordination internationale et de gestion des interdépendances ?

Car avec les multiples procès défouloirs de Bruxelles, on s’attendrait à la seule conclusion évidente : sortir de l’UE. Sortir des traités, dénoncer les liens juridiques, économiques, sociaux accumulés depuis 1957 dans le cadre des communautés européennes, et suivre la voie tracée par le Royaume Uni. Cette tentation existe et grandit notamment en Italie, mais elle reste pour le moment minoritaire en France. Est-ce parce que l’agenda du Frexit a été accaparé par une extrême droite inconséquente ? Est-ce parce que le plan A et le plan B des insoumis pour ordonner leur stratégie européenne est en réalité le fruit d’un compromis interne fragile ? Ou est-ce parce qu’au fond les Français n’ont pas encore complètement renoncé à l’idée que l’on pouvait changer l’Europe et que l’on pouvait sortir par le haut à la fois du renoncement et de la dénonciation en menant une nouvelle politique européenne transnationale s’appuyant sur la nature multidimensionnelle et diffuse du pouvoir européen pour imposer un agenda de changement radical ?

Résoudre la « question allemande »

Face au marasme d’une Europe impuissante, divisée, contrainte par ses dogmes, partiellement capturée par les intérêts privés, il existe cependant un chemin de transformation profonde des institutions, du fonctionnement et de la politique européenne. Ce chemin est tortueux car le pouvoir en Europe est diffus et horizontal. C’est la raison principale des échecs continentaux d’Emmanuel Macron, qui a trop longtemps cru que la politique en Europe pouvait se régler exclusivement au Conseil européen et s’imposer à la force du poignet de la volonté d’un « grand pays » ou simplement par le biais d’accords franco-allemands négociés dans le huis-clos des réunions bilatérales – comme nous l’avions détaillé dans « la double impasse européenne » il y a un an[1].

En fait, le diagnostic sur les blocages de l’Europe doit en passer par une analyse rigoureuse du verrou et de l’exceptionnalisme allemand que la dernière décision de la Cour de Karlsruhe met en exergue. Car dans une UE post-Brexit il devient impossible de faire du Royaume-Uni le responsable des inerties communautaires – et l’Europe redécouvre ainsi la pressante centralité de la « question allemande »[2]. L’Allemagne est un verrou d’autant plus central qu’elle est liée à deux regroupements devenus incontournables : d’une part la nouvelle ligue hanséatique qui s’est renforcée après la décision britannique de sortir de l’UE en devenant l’axe fort de résistance du néolibéralisme nordique et de l’ordolibéralisme allemand ; d’autre part le bloc de Visegrad aux contours mouvants, mais structuré autour des gouvernements nationalistes illibéraux en Pologne et en Hongrie. À la croisée de ces deux axes, l’Allemagne est plus que jamais au cœur du jeu européen et capable de mobiliser l’une ou l’autre de ces coalitions sans être au front. En comparaison, malgré ses caractéristiques qui la rattachent au nord autant qu’au sud, la France aujourd’hui hésite à basculer vers ses partenaires méditerranéens et se montre incapable de construire des coalitions alternatives dans la durée, finissant plus souvent isolée que centrale.

La conséquence est que, si l’on doit définir le souverain comme celui qui décide en dernier ressort, qui décide en temps de crise, alors la souveraineté européenne siège, pour une grande partie, à Berlin et non à Paris, ou Bruxelles. Réunification, élargissement, crise de la zone euro[3], crise de l’accueil des réfugiés, et cette fois-ci peut-être crise du coronavirus : à chaque tournant important l’Allemagne sort renforcée, plus influente et plus affirmée. Ce qui assurément perturbe autant l’Europe que la relation de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe. Incapable d’internaliser sa nouvelle puissance comme un « hegemon bienveillant » le ferait, et en même temps incapable d’y renoncer, car elle continue de se vivre comme un petit pays dont les actions n’influencent ni l’Europe ni le monde[4].

Pour le reste du continent, cet ambivalent Deutschland Über Alles est particulièrement traumatique. Pour ses voisins Pologne, Italie, Grèce, et pour la France bien sûr. L’Allemagne est au cœur de toutes nos obsessions collectives, de nos affronts nationaux, de nos fiertés blessées[5]. Tout procès de l’Europe est en filigrane celui de l’Allemagne. Car l’Allemagne est le centre de gravité politique de l’Union mais aussi le barycentre du rapport français à l’Europe[6]. Hier Bruxelles était le cheval de Troie de la mondialisation néolibérale au service des intérêts des multinationales américaines, aujourd’hui elle serait au service de l’ordolibéralisme allemand. Malgré ses raccourcis discutables, cette thèse trouve une forme de validation empirique tant les forces économiques à l’œuvre sur le continent ont pu servir profondément les intérêts économiques allemands : l’intégration par le Mittelstand allemand de l’Europe de l’Est dans sa chaîne de production, la relative sous-évaluation de l’euro favorisant la compétitivité des exports, la fuite de capital financier et humain vers l’Allemagne pendant la crise de la zone euro réduisant les coûts de financement et augmentant les capacités productives de l’économie allemande sont autant de puissants accélérateurs de la divergence et de la domination économique allemande.

Cependant, le « couple » franco-allemand (qu’on appelle plutôt, moins romantiquement, un « partenariat » outre-Rhin) est une des figures indépassables et imposées de la politique européenne française. Depuis l’explosion du Système monétaire européen et la crise du franc, résolue grâce au concours de la Bundesbank, pour l’élite politique et administrative du pays, l’Allemagne est indépassable. En réalité, dès la signature du Traité de Maastricht et l’ordonnancement d’un système monétaire européen dont les forces gravitationnelles tournent autour du Deutsche Mark, la possibilité d’un hegemon monétaire puis politique progresse[7]. En France, d’ailleurs, la campagne référendaire de 1992 a moins tourné autour du traité que du voisin germanique. Il fallait voter « non » parce que ce nouveau géant allait dominer l’Union européenne ; il fallait voter « oui », car c’était le seul moyen de brider la puissance retrouvée d’une Allemagne enfin réunifiée.

Le traumatisme que constitue la panique bancaire française à l’été 2011 et la dégradation de la note souveraine, la fameuse perte du AAA de la France début 2012 ajoute une perception de dépendance financière au traditionnel complexe d’infériorité politique. C’est ainsi qu’on a vu le président François Hollande qui avait promis en campagne, la fleur au fusil, de renégocier le traité budgétaire (TSCG) imposé par l’Allemagne fin 2011, se coucher dès le conseil européen de juin 2012, convaincu par ses conseillers diplomatiques et par le Trésor qu’en menant ce projet à terme dans les circonstances financières fragiles du moment, il mettrait en péril le fragile équilibre diplomatique européen et la signature de la France.

On pourra pourtant tourner la question dans tous les sens, mais c’est inévitable : pour la France, plus encore que pour ses partenaires, « faire l’Europe » c’est résoudre « la question allemande ». Cette question qui sous-tend tout l’ordre européen moderne – depuis 1648 : l’Allemagne, ce danger quand elle est trop forte, car elle veut étendre son espace vital de l’Atlantique à l’Oural. L’Allemagne, ce danger quand elle est trop faible, car le vide géopolitique qui se creuse au cœur du continent devient vite un vortex mortel où s’engouffrent les forces concurrentes de ses voisins. L’Europe ne peut se penser sans elle, et l’Allemagne ne peut se penser hors de l’Europe[8].

Ce problème politique européen que constitue l’Allemagne représente un obstacle majeur sur le chemin de l’intégration politique du continent car il nourrit un sentiment de défiance à l’encontre des institutions européennes considérées désormais comme le masque hypocrite derrière lequel l’hegemon allemand[9] qui ne dit pas son nom impose au reste du continent ses préférences politiques[10]. C’est la raison pour laquelle l’attaque en règle de la Cour Constitutionnelle allemande contre la Cour de justice de l’Union européenne et la remise en cause de la prééminence du droit européen sur les ordres juridiques nationaux est si fondamentale. Ce qui se joue n’est pas que l’impression diffuse d’une Europe allemande, mais une Cour Constitutionnelle dictant aux autres son ordre juridique – et par là même, l’ordre politique qu’elle sous-tend.

Comprendre le problème européen de l’Allemagne

Mais pour résoudre la question allemande, il faut chercher à comprendre ici non plus le problème allemand de l’Europe que l’on dénonce facilement à Varsovie, Paris ou à Rome, mais aussi le problème que constitue l’Europe pour l’Allemagne – et le traiter avec sérieux. On entend souvent reprocher à Berlin son amnésie : l’annulation de la dette de 1953, d’une part, sans cesse prise en exemple par l’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras ; ou encore, la CECA, qui servit autant à créer les premières solidarités continentales qu’à blanchir le trésor de guerre des Krupps et autres financiers du parti nazi.

Évidemment, l’Europe est une façon pour l’Allemagne de porter et de s’affranchir de son Fardeau de la mémoire[11]. Prisonnière du continent, l’Allemagne se raccroche à l’Union européenne pour la rédemption de son passé sanglant. Son opinion publique et sa classe politique font profession de foi européenne en permanence et plébiscitent quotidiennement la sacralité de l’axe franco-allemand. Mais derrière le sentiment omniprésent d’en faire beaucoup pour l’Europe – trop disent justement les électeurs de son extrême droite, l’AfD – l’Allemagne en réalité n’accepte globalement plus pour autant que ce travail mémoriel se fasse au prix de ses intérêts économiques ou de la représentation qu’elle en a. Elle développe ainsi une forme grandissante de patriotisme économique et constitutionnel[12] érigé en modèle pour l’Union européenne. Celui-ci s’affirme aujourd’hui suffisamment pour qu’il ne soit plus possible de l’éluder. L’intégration européenne n’est plus un projet politique neutre – mais une projection de puissance, ce que soulignait Ulrich Beck dans son essai Non à l’Europe allemande[13].

Il est ainsi frappant de constater que le SPD par la voix des ministres des Affaires étrangères et des Finances[14], comme la CDU[15], continue de promouvoir un modèle d’intégration dans lequel le Bundestag est de fait un parlement primus inter pares. La longévité d’Angela Merkel à la tête de la chancellerie allemande fausse quelque peu la perspective. Mais si l’on peut toujours spéculer sur ce qu’eût été l’attitude d’un Helmut Kohl, bien plus sensible aux enjeux de la solidarité européenne que son héritière[16], il faut souligner que les trois grandes familles politiques allemandes ont désormais toutes participé à l’exercice du pouvoir pendant ces quinze dernières années et ont ainsi contribué à la formation d’un consensus transpartisan sur le statu quo – contesté presque uniquement par l’AfD pour qui la sortie de l’Allemagne, sinon de l’UE, au moins de l’euro, est une réelle option politique.

Pourtant, malgré la réussite de sa réunification permise par l’Union, malgré la réunification du continent et l’ouverture à l’Est, aboutissement d’une Ostpolitik transformée en véritable stratégie industrielle et économique, malgré son succès à imposer ses réponses à la crise de la zone euro dont elle est sortie formidablement renforcée dans sa domination du continent, l’Allemagne fédérale, moteur et modèle du fédéralisme européen est néanmoins en proie aux doutes[17]. Ces doutes sont de plusieurs ordres et traversent l’élite politique et la société. Ils doivent être compris et traités aussi sérieusement que possible par les partenaires de Berlin.

Ils sont démocratiques d’abord. L’échec du projet de Traité Constitutionnel pour l’Europe en 2005, dans un pays marqué par ce que Habermas appelle le « patriotisme constitutionnel »[18], a été vécu comme un choc violent et une forme incompréhensible de trahison du projet commun par la France. Le Traité de Lisbonne qui l’a suivi a été jugé, y compris par la Cour Constitutionnelle allemande[19], comme insuffisant au regard de l’exigence de démocratisation des institutions européennes. Ce que la Cour conclut notamment sur la nature faiblement démocratique du Parlement européen[20], à cause de la sous-représentation de certains pays, est un des fondements aujourd’hui de la réticence allemande vers un plus grand transfert de souveraineté et de moyens financiers au niveau européen.

Ce scepticisme a alimenté, mais a aussi été instrumentalisé pour encourager, le développement, notamment pendant la crise de la zone euro, d’une gouvernance de plus en plus inter-gouvernementale ; à la fois pour limiter les engagements financiers allemands et  assurer le contrôle parlementaire du Bundestag, considéré comme l’unique source de légitimité démocratique. Le dernier jugement de la Cour Constitutionnelle[21] s’inscrit dans cette tradition. Mais il pose une question fondamentale sur les limites démocratiques d’une architecture politique qui interdit dans le droit les transferts et la solidarité budgétaire alors qu’ils sont indispensables au bon fonctionnement et à la survie de l’édifice.

Toute la question est cependant de savoir si les juges constitutionnels sont de bonne foi et souhaitent forcer un changement des Traités et une démocratisation de l’UE capable d’établir les fondements d’une fédération en construction. Ou est-ce que selon eux, l’Union serait simplement destinée à rester un groupe d’États souverains ayant transféré par un traité de droit public international quelques compétences à des institutions communes ? Ce sujet reste fondamentalement non-tranché en Allemagne (mais en réalité il ne l’est pas plus en France ni ailleurs en Europe).

Ils sont financiers ensuite. Car la crise de la zone euro a mis à nu l’incohérence fondamentale du Traité de Maastricht. Le compromis qui en sous-tend la logique est celui d’une architecture bancale, acceptée par la France pour convaincre une Allemagne rétive à la monnaie unique, qui repose sur l’absence de solidarité budgétaire – dont les Allemands n’étaient prêts à parler qu’à l’issue de l’intégration politique et de la convergence économique selon la « thèse du couronnement » chère à la Bundesbank. Or, la crise a révélé que malgré cet accord de façade, la solidarité budgétaire (la très redoutée Transferunion) s’avérait inévitable et qu’elle adviendrait sous une forme ou sous une autre : la grande peur allemande de se retrouver financièrement responsable pour une Europe sur laquelle elle n’a aucune prise. Toute la stratégie de l’Allemagne, partagée par l’ensemble de sa classe politique est donc double : « limiter la facture » et maximiser le contrôle exercé sur la politique économique des États membres débiteurs, pour limiter les risques contingents. Cette logique est parfaitement défendable dans le cas d’un créancier inquiet, mais elle crée une spirale politique européenne destructrice dont l’Allemagne perçoit peu les risques politiques (montée de l’extrême droite, désaffections politiques et forces centrifuges) et de toute façon sans parvenir à s’en extraire.

C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, à la faveur de la crise du coronavirus qui devrait pourtant mobiliser un élan de solidarité budgétaire sans équivoque, la réponse allemande, y compris à gauche, est d’imposer l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité – permettant, le cas échéant, un contrôle politique sur les choix budgétaires du pays en échange du soutien financier. Cette logique que Jean-Claude Trichet a appelé le « fédéralisme par exception »[22] (en l’endossant de fait et en se posant de fait en allié de cette stratégie) répond à l’angoisse financière allemande mais sème les graines d’une crise politique profonde. Elle est aidée dans cette démarche par la faiblesse financière chronique des pays du Sud qui ne peuvent durablement s’y opposer et par le manque de constance et les démissions en France, qui a à nouveau capitulé et abandonné en rase campagne ses partenaires de coalition aux négociations de mars-avril à l’Eurogroupe[23].

Enfin, l’Allemagne souffre d’une angoisse stratégique dont l’intégration européenne est un accélérateur. En effet, le développement d’une plus forte intégration européenne dans le domaine militaire est source d’inquiétude outre-Rhin car elle conduit à mettre en question deux tabous profondément ancrés dans l’identité allemande d’après-guerre. Le premier est celui d’une Allemagne largement démilitarisée de fait et d’une diplomatie profondément non-interventionniste ; le second est celui d’une garantie de protection américaine qui autorisait l’Allemagne à se comporter comme une grande Suisse largement non-alignée. Cette position a été remise en cause à deux reprises : lors de la guerre des Balkans et lors de la guerre en Irak, mais sans conséquence géopolitique majeure. Aujourd’hui, le retour d’une politique russe agressive et surtout le désengagement américain forcent Berlin à repenser profondément son positionnement vis-à-vis de l’usage de l’outil militaire et de son inscription dans un cadre européen.

Il ne faut pas sous-estimer ni le bouleversement que constituerait cette rupture avec la tutelle américaine ni les inquiétudes légitimes associées à l’entrée dans une coopération militaire renforcée avec des pays comme la France à l’interventionnisme vif, notamment dans le périmètre mouvant de son pré-carré colonial. C’est d’ailleurs la clause d’intégration des défenses nationales qui a constitué la plus grosse concession allemande aux insistances françaises, lors de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle en 2019. Néanmoins, la dernière décision du gouvernement allemand de s’engager dans un programme d’achat de chasseurs F18 Américains pour rester au sein de la garantie nucléaire américaine est ici révélatrice de cette incapacité à dépasser un réflexe que tous les cercles dirigeants savent pourtant non seulement anachronique mais aussi potentiellement dangereux.

La profondeur de ces plis de la politique allemande rend malheureusement peu crédible l’espoir qu’un simple changement de gouvernement ou de majorité en Allemagne bousculerait les dispositions profondes de ce qui est graduellement devenu l’Empire du milieu de l’Europe. En réalité, même les Verts allemands ont montré notamment lors des brèves négociations de coalition à l’automne 2017 qu’ils auraient probablement sacrifié une grande part de leur agenda européen à la faveur de leurs priorités climatiques. Et que dire, par exemple, de leurs réticences à endosser un Buy European Act, de peur des représailles commerciales qui pèseraient sur les exportations allemandes ?

Plutôt que de constater l’impasse et se retrancher dans les stéréotypes culturels et d’abandonner la bataille politique, il faut s’attacher à résoudre « la question allemande » par la politique, justement. Cette réponse exige un mélange de dialogue avec la société civile et politique allemande pour l’ancrer dans une dimension transnationale et l’aider à dépasser les angoisses légitimes que l’intégration européenne peut provoquer ou accentuer ; mais aussi parfois une confrontation rugueuse sur la base de coalitions capables d’établir un rapport de force. Il faut accepter que l’Europe, la communauté politique européenne, se construise dans le désaccord autant que dans l’accord franco-allemand.

L’indispensable transnationalisation de la politique

Le dépassement et le contournement du blocage allemand est souhaitable, y compris du point de vue de l’Allemagne. Les signaux faibles d’une intégration politique transnationale progressent et rendent ce contournement possible. C’est l’un des enseignements importants de la dernière élection au Parlement européen en 2019, où s’est confirmée la dynamique décennale d’une européanisation de nos scènes politiques domestiques[24]. Participation en hausse et enjeux transnationaux, ce regain d’intérêt pour l’exercice démocratique continental doit beaucoup aux « affreux » du récit européen dont les efforts pour fabriquer de l’opinion publique européenne sont constants. Comme dans les meilleurs succès d’Hollywood, ce sont les méchants qui font les héros. Et les crises. Le style de l’Europe, c’est celui d’une histoire en marche[25].

Depuis dix ans, les étapes successives de la crise de la zone euro ont fortement contribué à cette prise de conscience continentale de notre interdépendance politique. Jamais un vote du Bundestag, un arrêt d’une Cour Suprême allemande, la formation d’un gouvernement en Finlande ou un référendum en Grèce n’avaient pu avoir autant de conséquences sur le cours de nos vies politiques nationales – et trouvé autant d’échos dans les pages de nos journaux, même si les médias grand public avec une perspective européenne manquent encore cruellement.

On peut donc considérer aussi que cette crise sanitaire, derrière ses dysfonctionnements institutionnels et le spectacle désolant des coordinations nationales ratées, a aussi paradoxalement ravivé la dynamique de l’émergence d’une opinion publique européenne[26]. A coups d’adresses directes aux opinions publiques et de prise à partie mutuelle en dehors des obscurs huis clos de négociations diplomatiques, les dirigeants européens se mettent – un peu – à faire de la politique à l’échelle continentale[27].

Ça a été le cas par exemple d’Emmanuel Macron qui, après avoir systématiquement enfermé sa politique européenne dans la dynamique stérile du couple franco-allemand, et dans un tango syncopé avec la chancelière, a fini par accepter la nécessité de coalitions de circonstances. Une première tentative de contournement de l’obstacle allemand avait été mise sur pied lors du Sommet de Sibiu (9 mai 2019) avec l’alliance de la Belgique, le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, l’Espagne et la Suède pour exiger des engagements forts en matière de transition écologique. En quelques semaines cette coalition imposait largement son agenda au reste de l’Union, malgré les réticences de Berlin. Ce fut de nouveau le cas au Conseil européen du 26 mars 2020, quand une coalition de neuf États Membres, mêlant habilement pays du Nord et du Sud (France, Italie, Grèce, Espagne, Portugal, Slovénie, Belgique, Luxembourg et Irlande), dirigeants politiques de droite comme de gauche, s’est constituée pour proposer une réponse plus solidaire face à la crise du coronavirus et tenter d’avancer vers l’émission d’une dette commune.

Mais ce qui s’est réveillé à la faveur de la crise du COVID et aurait pu constituer une véritable nouvelle stratégie européenne n’était qu’une humeur passagère. Quelques jours plus tard, lors de l’Eurogroupe du 29 mars, cette coalition se disloquait et le ministre des Finances français (qui s’était toujours opposé à l’idée de cette coalition et encore davantage à l’idée qu’elle pourrait constituer une avant-garde capable d’avancer) reprenait son rôle de meilleur partenaire de l’Allemagne pour forcer un compromis desservant les intérêts italiens (membre de la coalition). Malgré cela, le Président français réaffirmait les objectifs de la coalition et envisageait même d’organiser, faute d’unanimité, la solidarité et l’émission de dette commune avec cette avant-garde. Finalement, dans son interview au Financial Times du 16 avril 2020, annonçant le « moment historique » que constituait cette crise, toute référence à la coalition et à ses objectifs avait disparu[28]. Le refus d’endosser formellement et publiquement les propositions faites par l’Espagne rompait l’unité de la coalition au Conseil qui, fidèle à ses pratiques diplomatiques, camouflait les désaccords profonds qui le traversaient en demandant une nouvelle proposition à la Commission.

Faire de la politique transnationale exigerait en outre d’arrêter de déguiser les désaccords sous le langage diplomatique. Par exemple lorsque deux ministres des Finances, le néerlandais Wopke Hoekstra et l’italien Roberto Gualtieri, les deux principaux adversaires qui s’affrontent à l’Eurogroupe du 7 avril 2020, reviennent dans leur capitale respective et expliquent, l’un que toute conditionnalité dans l’utilisation du MES est abandonnée, l’autre qu’elle est maintenue. Le problème, c’est qu’ils ont tous les deux raisons. Comme le répètent régulièrement les éditorialistes critiques comme Wolfgang Munchau : le travail des diplomates européens est de trouver les mots qui permettent à chacun d’interpréter le message en sa faveur. Bruno Le Maire lui-même le confirme : « il n’y a pas de bon accord sans bonne ambiguïté constructive ». Or faire de la politique ce n’est pourtant pas diplomatiquement sauver la face des uns et des autres. C’est poser clairement le rapport de force et le résoudre sans faux-semblants.

Il ne faut pas s’y résigner : ce défilement systématique n’est pas consubstantiel au fonctionnement européen et n’est en rien inévitable. Il est le signe d’une incapacité à « lire », interpréter et mobiliser les évolutions des sociétés européennes, leurs débats comme leurs affects. Pourtant au niveau du débat public[29], comme au niveau de l’opinion, « contrairement à ce que tout le monde pense, l’opinion allemande ne s’oppose pas aux coronabonds »[30]. En somme, ce lâche défilement qui provoque la paralysie est surtout le résultat d’une absence de réelle théorie du changement européen, et de la concentration sur une politique « diplomatique », au mépris de la politique transnationale pourtant seule capable de faire bouger les opinions, les lignes et les rapports de force en Europe.

Ce sont pourtant ces moyens et méthodes que les forces de désintégration européenne utilisent avec talent. Une affiche de campagne figurant Marine Le Pen et Matteo Salvini ensemble, sous le slogan « Partout en Europe, nos idées arrivent au pouvoir » l’illustre à merveille. Mais on pourrait citer aussi les liens très forts entre un parti politique régional, la CSU bavaroise, et le parti de Viktor Orban au pouvoir en Hongrie, dont les décisions en faveur de l’industrie automobile allemande, et en particulier Audi, siégeant en Bavière, sont évidentes et documentées. Il est un autre exemple de politique transnationale fort efficace : créée en février 2018 par les ministres des Finances du Danemark, de l’Estonie, de la Finlande, de l’Irlande, de la Lettonie, de la Lituanie, des Pays-Bas et de la Suède, la « Nouvelle ligue hanséatique » est un groupe de pays membres de l’Union européenne prônant davantage de conservatisme budgétaire au sein des institutions européennes. Cet alignement politique dépasse les seuls intérêts communs au sein de la zone euro, puisque la ligue en accueille deux non-membres et un pays, l’Irlande, qui fut pourtant en son temps soumise à la fameuse Troïka et aux mêmes types de programmes d’ajustement que la Grèce. Ce qui est intéressant, c’est que cette coalition repose en fait sur une convergence très évidente des opinions publiques des pays en question lorsqu’il s’agit des questions monétaires, de budget européen ou d’attitude vis à vis des pays du sud. Et on en retrouve les lignes de solidarité politique sur tous ces grands sujets.

Faire de la politique transnationale est la clef du changement européen. Cela repose sur une action multidimensionnelle qui se base sur la construction d’alliances constantes et mouvantes. C’est une forme d’engagement mutuel des sociétés civiles de part et d’autre des frontières nationales et culturelles. Et elle est déjà à l’œuvre partout, façonnant le continent pour le meilleur, comme les mouvements de défense de l’environnement, et pour le pire, comme les milices xénophobes et racistes, voire les lobbyistes bruxellois.

Ce n’est donc pas seulement constituer des coalitions au Conseil et au Parlement européen, construire des partis politiques européens ou attendre l’émergence, enfin, de listes transnationales aux prochaines élections européennes. Certes, un parti à dimension européenne permettrait plus facilement de mener le changement, mais ces structures restent pour le moment des coalitions de forces politiques nationales soumises aux aléas des trajectoires domestiques.

***

« Le confort en politique, c’est de s’opposer à outrance à un pouvoir qu’on ne pourra jamais renverser » aurait dit un membre de l’opposition républicaine impuissante devant la résilience du second empire de Louis-Napoléon Bonaparte. Avec cette énième crise européenne, sanitaire et économique, on sent poindre, au sein de la gauche française, cet espoir de voir l’histoire faire ce qu’ils n’ont pas le courage d’assumer et la capacité de mettre en œuvre : l’effondrement de l’édifice qu’on ne peut pas renverser soi-même mais qu’on ne peut se résoudre à quitter. Peut-être que le covid19 sera à l’UE ce que Sedan a été à l’Empire.

La mobilisation de la politique transnationale peut faire consensus pour tous les déçus de l’Union européenne qui ont cependant conscience de nos interindépendances. Elle peut rassembler d’un côté les « souverainistes internationalistes », ceux qui pensent que la Nation reste l’échelon indépassable de la démocratie[31] et de l’exercice de la souveraineté ; elle servira alors à huiler les rouages d’une coopération dont les contours et les méthodes restent néanmoins à inventer. Et d’un autre côté, elle est incontournable pour ceux qui pensent, qu’une société politique, démocratique et solidaire à l’échelle continentale est non seulement possible mais aussi désirable.

Après tout, il a fallu plus d’un siècle pour que les valeurs proclamées par la révolution française trouvent leur concrétisation dans la construction d’une communauté politique autonome, capable de mourir dans les tranchées pour elle. Si le chemin pris par la construction européenne est évidemment différent de celui de la création d’une communauté politique nationale, les enjeux sont pourtant comparables : il s’agit de construire une communauté politique. C’est à dire de fabriquer de la solidarité entre des individus pour qui elle n’est pas nécessairement naturelle.

Ce que révèle une fois encore cette crise sanitaire est connu : que l’on croie dans la nature indépassable de l’État-nation ou non, nous sommes arrivés à un niveau d’interdépendances inégalé dans l’histoire du continent, mais nous n’avons toujours pas l’affectio societatis, les institutions, la perspective et la culture politique nécessaires pour organiser le niveau de solidarité que ces interdépendances économiques, écologiques et sociales exigent. Le choix devant lequel nous sommes est donc soit de réduire radicalement les interdépendances, soit d’augmenter la solidarité[32]. Mais sortir des institutions communes, et « démondialiser », ne réduira rien de nos dépendances mutuelles dans les domaines climatiques, migratoires ou sanitaires, pour ne citer qu’eux. Face à ces défis par essence transnationaux, choisir d’augmenter la solidarité pourrait paraître le plus nécessaire et le plus souhaitable. Mais les entrepreneurs politiques transnationaux pour mettre en œuvre ces solidarités n’existent pas en nombre suffisant. Les sociaux-démocrates sont divisés et impuissants, les chrétiens-démocrates sont paralysés par leur écartèlement entre Merkel et Orban, les libéraux s’accommodent du statu quo et les écologistes sont trop faibles en quantité, et souvent en qualité.

Malgré les errements et échecs de l’UE, personne ne sait décrire un monde sans elle, ni expliquer vraiment en quoi ce monde est désirable. Et inversement, personne ne sait non plus comment penser et encore moins mettre en œuvre le programme de changement nécessaire pour faire de l’Union européenne un projet politique porteur d’espoir. Nous errons donc collectivement dans une posture politique où se mêlent dénonciation et résignation à la fois. Emmanuel Macron était sans doute le dernier homme politique français à laisser penser qu’on pouvait changer l’Europe en jouant strictement le jeu des institutions, et en s’appuyant uniquement sur le moteur historique franco-allemand. La question est de savoir si la prochaine présidence sera élue, fort de cet échec, sur notre résignation dans l’acceptation de fait du statu quo et de la mort lente du projet européen ou si au contraire nous élirons sur la base de la dénonciation, une Présidence avec le mandat de sortir de l’UE ou bien si d’ici-là, une prise de conscience s’opèrera sur les moyens d’une véritable politique transnationale.

Depuis Albert Hirschman, on considère qu’il existe trois réponses face à la défaillance d’une institution : loyalty, exit et voice. De toute évidence, si la loyauté des autorités nationales n’a pas produit l’effet escompté, la sortie des institutions en revanche ne répondra ni aux défaillances d’origine, ni aux problèmes supplémentaires qu’elle engendrerait. Il ne reste donc que l’interpellation. Mais celle-ci ne pourra se limiter au champ institutionnel et national. Pour sortir l’Europe de l’impasse, il faut de nouveau faire tomber un mur allemand. On ne le fera que par l’européanisation de l’interpellation. Par la politique transnationale.

 

[1] Cf. Gaudot, Vallée « la double impasse européenne », Le Grand Continent, 15.04.2019

[2] Stark, Hans. « De la question allemande à la question européenne », Politique étrangère, vol. printemps, no. 1, 2016, pp. 67-78.

[3] Ainsi la crise de la zone euro a été l’occasion d’une affirmation et d’une forme d’institutionnalisation du pouvoir et du véto allemand par le truchement des mécanismes d’assistance financière, European Financial Stability Facility (EFSF), puis Mécanisme Européen de Stabilité (MES), qui ont rendu permanent la nature intergouvernementale du soutien et de fait le droit de véto et le pouvoir du Bundestag dans ces opérations et dans l’organisation des programmes d’assistance. Cette centralité de l’Allemagne dans toute décision d’assistance obtenue au prix de grandes manœuvres européennes et sous la menace de marchés financiers est devenue un facteur central de blocage. Par ailleurs, dans le récit allemand, cette obstruction et ce véto de fait est devenu nécessaire pour protéger la clause éternelle – non modifiable – de la constitution allemande donnant pouvoir ultime au Bundestag en matière budgétaire.

[4] Cf cette très utile contribution, dès 2010, d’un connaisseur de ces liens entre Allemagne et esprit européen, Wolfgang Proissl : https://www.bruegel.org/2010/06/why-germany-fell-out-of-love-with-europe/

[5] Florilèges d’iconographies militantes, gravitant dans les cercles radicaux à gauche et à droite : le drapeau étoilé de l’Union européenne travesti en bannière gothique barrée d’un svastika et d’un chiffre. Le IV Reich, ou la manifestation de l’Europe allemande. Loin de l’euroscepticisme intello de la gauche radicale, ou des analyses critiques, on est dans l’accumulation des clichés culturalistes germanophobes pour mieux célébrer les autres clichés culturalistes d’un génie et d’un style français méconnus, méprisés et maltraités par le partenaire allemand… donc l’Europe. On est quasiment dans de la propagande de guerre. L’Allemagne redevient l’ennemi à craindre.

[6] Cf. Gaudot et Althoff, « Engine breakdown or power shortage. How the Franco-German engine is no longer driving Europe » , in Tremors in Europe, Green European Journal #13

[7] Voir The Europe to come, Perry Anderson dans la London Review of Books, https://www.lrb.co.uk/the-paper/v18/n02/perry-anderson/the-europe-to-come

[8] Michael Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d’une géopolitique, Fayard, Paris, 1990.

[9]cf. Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne », LVSL

[10] Lire Wolfgang Streeck, https://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/STREECK/52905

[11] Pierre Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire : Le Deuil collectif allemand après le national-socialisme, Plon, Paris, 1997.

[12] https://www.revuepolitique.be/jurgen-habermas-et-le-patriotisme-constitutionnel/

[13] Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande, ed. Autrement, Paris, 2013.

[14] Lettre du Ministre des Affaires étrangères sur la réponse solidaire à la crise du COVID-19 : https://www.auswaertiges-amt.de/en/newsroom/news/maas-scholz-corona/2330904

[15] Ici pour une vision plus longue, technique et juridique de l’intégration européenne sous le contrôle démocratique allemande par Christian Calliess, un juriste proche de la CDU : https://verfassungsblog.de/auf-der-suche-nach-der-europaeischen-solidaritaet-in-der-corona-krise/

[16] C’est une évidence qui confine au cliché, mais même si les deux appartiennent à la même famille politique chrétienne-démocrate qui a fait de la construction européenne une de ses priorités cardinales, tout sépare ces deux grandes figures conservatrices de la politique allemande : éduqué dans l’Allemagne rhénane et catholique le premier est un enfant de la guerre marqué par le travail de mémoire et de dénazification dont l’Europe est la sublimation, tandis que l’autre venue de l’Allemagne prussienne et protestante a été éduquée dans le régime soviétique dont l’historiographie a toujours dédouané les peuples de leur responsabilité dans la guerre en les présentant comme des victimes du nazisme allié au grand capital.

[17] « Le moment décisif dans l’affaiblissement du couple se trouve exactement dans la réponse à la grande crise financière ouverte en 2008 […] L’Allemagne d’Angela Merkel abuse de sa position dominante pour imposer à l’UE une double décision catastrophique : la gestion nationale de la crise bancaire et d’autre part l’imposition d’une austérité budgétaire destructrice. Autrement dit chacun est invité à grimper dans l’arbre de son choix pour échapper au feu, mais on souhaite bonne chance à ceux qui n’ont ni l’habileté des singes ni les ailes des oiseaux » – in Gaudot et Althoff art. cit.

[18] Habermas, « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe », in J. Lenoble et N. Dewandre, L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Esprit, 1992 ; et J. Habermas, « Warum braucht Europa eine Verfassung ? », Discours à l’Université de Hambourg (retranscription dans Die Zeit, 27/2001).

[19] Cf. https://www.ejiltalk.org/a-preemptive-strike-against-european-federalism-the-decision-of-the-bundesverfassungsgericht-concerning-the-treaty-of-lisbon/

[20] The Lisbon Judgment of the German Federal Constitutional Court – New Guidance on the Limits of European Integration? German Law Journal, vol. 11, no. 4, 367-390 (2010)

https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2543488

[21] https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Pressemitteilungen/EN/2020/bvg20-032.html

[22] https://www.euractiv.fr/section/avenir-de-l-ue/news/jean-claude-trichet-appelle-au-renforcement-de-l-union-monetaire/

[23] Pour une description des faux semblants de réponses économique et l’affaissement de la France lors des négociations voir Lenny Benbara https://lvsl.fr/a-lassaut-du-ciel/

[24] cf. Gaudot, «  une nouvelle marée verte ? », in Esprit, septembre 2019.

[25] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/02/21/leurope-quon-nous-raconte/

[26] https://legrandcontinent.eu/fr/2020/04/06/la-crise-du-covid-19-ouvre-une-nouvelle-sequence-politique-europeenne/

[27] Gaudot, Vallée, art. cit.

[28] https://www.ft.com/video/96240572-7e35-4fcd-aecb-8f503d529354

[29] Johanna Luyssen, « les coronabonds fissurent le consensus allemand », Libération, 07/04/20

[30] Lucio Baccaro, Björn Bremer and Erik Neimanns, « Eveyone thinks that Germans oppose coronabonds. Our research shows how they’re wrong. », Washington Post, 20/04/2020

[31] David Djaiz, Slow démocratie: Comment maitriser la mondialisation et reprendre notre destin en main.

[32] Voir le paradoxe de la mondialisation de Dani Rodrik, https://drodrik.scholar.harvard.edu/links/globalization-paradox-nutshell

L’allégeance aux groupes dominants : la principale limite des partis « verts » européens

Business and nature © Andrew P. Allimadi

Les élections européennes de mai 2019 auraient été le théâtre d’une « vague verte », si l’on en croit la couverture médiatique qui en a été effectuée. Au-delà des manchettes de journaux, elle témoigne surtout de la recomposition du bloc néolibéral. Les principaux partis « verts » européens, bien loin d’incarner l’aspiration à une écologie populaire qui se renforce de jour en jour sur le vieux continent, se présentent comme les garants du statu quo. Refusant de remettre en cause les structures économiques et institutionnelles dominantes à l’origine du désastre environnemental, ils récoltent les suffrages traditionnellement destinés aux sociaux-démocrates.


L’écologie serait-elle devenue le supplément d’âme des classes supérieures ? Un simple rouage du système politique dominant ?

Le succès relatif des partis « verts » européens peut s’expliquer par trois facteurs. La préoccupation écologique est devenu une préoccupation politique cruciale à la faveur de l’aggravation du réchauffement climatique et de ses conséquences visibles, notamment par le biais des phénomènes climatiques extrêmes. Ils ont su s’appuyer sur des groupes sociaux en expansion, en possession d’un très fort capital culturel par le biais de diplômes. Enfin, ils ont adopté un logiciel gramscien, sortant l’écologie de la case gauche radicale où elle était enfermée, et n’hésitant pas dans certains cas – allemand et finlandais en l’occurrence – à s’adresser clairement à l’électorat de droite sensible aux thèmes écologistes. En agissant de la sorte, ils ont pu adopter une position relativement centrale et attirer un nouvel électorat. Mais ces succès peinent à cacher les limites bien plus importantes des écologistes.

Les limites à ces succès

En premier lieu, les partis écologistes se situent malgré tout massivement à gauche. Or, leur succès n’a pas entraîné une progression du bloc de gauche et, leurs progrès se sont faits essentiellement au détriment des autres partis du bloc de gauche. Leurs conquêtes indéniables d’un électorat de droite ont été contrebalancées par des pertes plus importantes de la gauche au profit de l’extrême droite.

L’Allemagne constitue un exemple éloquent de ce phénomène, où la progression des Verts  de 9.3 % aux européennes ne compense pas la baisse des sociaux-démocrates du SPD de 11.4 % et celle de 2 % de Die Linke lors de la même élection. Le gain de 7 points de la Groenlinks néerlandaise aux législatives se fait avec une perte de 19 points du parti travailliste néerlandais. Enfin, la gauche luxembourgeoise ou finlandaise reste stable mais est minoritaire depuis au moins 20 ans. L’écologie « de gauche », nouvelle sociale-démocratie naissant dans les ruines de celle-ci, mais sans modifier le rapport de force politique ?

Vers une social-écologie moins sociale que la « social-démocratie »

S’il s’agit d’une nouvelle social-démocratie, sa composition sociale n’incite pas à la défense d’une ligne de rupture avec l’ordre dominant. L’électorat des Verts allemands est jeune, féminin, mais possède surtout un fort capital culturel et un capital financier confortable. Leurs zones de faiblesse se trouvent d’ailleurs dans l’ex-RDA, nettement plus pauvre que l’ex-RFA. La situation en Thuringe, région située en ex-RDA, constitue un cas d’école. Les Verts y sont demeurés à un étiage très bas, de 5,2%, baissant même par rapport à l’élection régionale de 2014. De même, en Finlande, leur électorat est en moyenne plus éduqué que le reste de la population. Même scénario chez les Verts suédois : leur électorat est massivement étudiant et légèrement plus fort chez les cadres que chez les ouvriers. Enfin, en Belgique, leur électorat est clairement constitué de jeunes CSP favorisés, en possession d’un fort capital culturel.

Le cœur électoral des Verts est donc constitué par la nouvelle classe moyenne à fort capital culturel. Il s’agit d’un groupe social sensible à ce que Ronald Inglehart nomme les revendications « post-matérialistes », vivant dans les métropoles, bénéficiant de la mondialisation et ne se positionnant pas très à gauche sur les questions socio-économiques : en Finlande, les écologistes sont moins à gauche encore que les sociaux-démocrates. Sans parvenir à dépasser cette cloison pour se tourner vers les catégories populaires, les Verts ne pourront pas devenir un bloc électoral réellement significatif. Si l’écologie, comme préoccupation, est largement partagée, l’écologie comme déterminant électoral reste cantonné à un segment minoritaire de la population.

Une écologie néolibérale

Le projet politique des partis écologistes ne remet aucunement en cause les structures socio-économiques dominantes. Il les questionne encore moins que la social-démocratie, qui cherchait, un temps, à en redistribuer les produits aux classes populaires qu’elle représentait. Les partis écologistes n’ont pas de problème en Finlande ou au Luxembourg à participer à des gouvernements libéraux sur les questions socio-économiques, qui entretient un paradis fiscal stricto sensu dans le cas de ce dernier ; la ligne rouge étant placée sur les questions de société. Les Verts allemands suivent une pente similaire. C’est finalement un projet « progressiste » au sens du Canada de Justin Trudeau que défendent la majorité des Verts européens, qui n’a pas pour agenda des politiques publiques visant au combat contre les inégalités. Si certains crient à la trahison, on peut observer que ces partis prennent des décisions en phase avec les demandes de stabilité et de continuité de leur électorat.

Le logiciel politique des Verts souffre d’un autre problème, qui réside dans leur adhésion aveugle à l’Union européenne, perçue comme l’archétype du monde politique post-national. Les groupes sociaux soutenant les Verts y sont favorables pour les gratifications symboliques (« l’Europe, c’est la paix ») et les avantages matériels (les voyages « Erasmus » etc. ) qu’elle leur confère. Le projet libéral institutionnalisé par l’Union européenne est pourtant en contradiction fondamentale avec ce que pourrait requérir un agenda écologiste. L’impératif de relocalisation de la production nécessite pourtant une rupture radicale avec les principes mêmes de libre circulation des capitaux, des biens et des marchandises qui constituent autant de piliers de l’Union européenne. Les écologistes les plus préoccupés par les problèmes sociaux ne peuvent pas même se targuer de porter une possible réorientation de l’Union européenne, puisqu’une partie non négligeable des Verts européens sont en faveur de réformes libérales, plus spécifiquement en Europe centrale et orientale.

Des expériences gouvernementales éphémères et insignifiantes

Les exemples danois et surtout suédois montrent que l’ascension des partis écologistes est fragile. Leurs scores résistent mal à la participation à un gouvernement qui, pour ne pas s’aliéner un électorat populaire plus conservateur sur l’immigration, durcit sa politique migratoire – une perspective insupportable pour l’électorat écologiste, qui se détourne des partis qui prétendent le représenter.

En outre, leur participation gouvernementale décrédibilise leur prétention à porter le « changement » et la « modernité » – qui s’appuyait sur le fait d’être un parti étranger à la classe gouvernante traditionnelle, contrairement à la social-démocratie. Bien sûr, ce phénomène est renforcé par le fait que les électeurs peinent à voir en quoi la participation des écologistes à des gouvernement néolibéraux a contribué à verdir leur agenda. Le seul contre-exemple d’un parti écologiste parvenant à conserver sa popularité malgré une participation gouvernementale est conféré par le très riche paradis fiscal luxembourgeois, dont la richesse permet de pacifier les clivages économiques et sociaux.

Une « vague verte », mais dans quels pays ?

Une analyse fine des résultats électoraux des partis écologistes montre les limites de cette « vague verte », qui constitue essentiellement un artefact médiatique masquant la diversité des situations.

En Allemagne, la « vague verte » est incontestable. Les Verts allemands ont atteint un score de 20% aux européennes de 2019 avec plus de 7,6 millions de voix. Jusque-là, ils demeuraient cantonnés à des scores ne dépassant pas ou peu 10% aux élections nationales et surtout restants toujours inférieurs à 4 millions de voix. Ces scores s’accompagnent d’une nette progression des effectifs militants des Verts, passés de 65 000 membres en 2017 à 85 000 en 2019.

Dans les pays du Benelux, la progression de ces partis est moins forte mais elle est également incontestable. La Groenlinks néerlandaise a obtenu en 2017 le meilleur score de son histoire aux élections législatives avec 9,1 % des voix et 959 000 électeurs. Cette percée a été confirmée en 2019 par les élections provinciales où ils ont obtenu leurs meilleurs résultats. Enfin, lors des élections européennes, ils ont été proches de leur pic électoral de 1999. De même, les Verts luxembourgeois au gouvernement avec les socialistes et les libéraux depuis 2013 ont enregistré en 2018 aux législatives et en 2019 aux européennes les meilleurs scores de leur histoire en se rapprochant très fortement des libéraux et des socialistes. Les écologistes flamands ont obtenu des scores records en 2019 avec 10%. Même scénario pour les Verts wallons lors des mêmes élections provinciales, nationales et européennes. Cependant à chaque fois, cette progression ne dépasse pas le pic historique des partis « verts » dans ces pays.

Le Danemark et la Suède enregistrent du moins une stagnation, sinon une baisse. Les Verts suédois ont connu leur pic électoral en 2010 et en 2014. Mais leur participation à un gouvernement qui a durci sa politique d’asile s’est révélée insupportable pour une bonne partie de leur électorat. Leur score électoral est donc passé en 2018, de 6,8% à 4,4%. Au Danemark, la stagnation du parti écologiste à un faible score – 7,7% des voix aux dernières élections – s’accompagne d’une intégration de mesures écologiques dans le programme de ses concurrents.

On peut finalement se demander si l’intensification des bouleversements liés au changement climatique pourra permettre aux partis écologistes de surmonter ces problèmes structurels. Au contraire, elle peut se traduire par l’appropriation de l’enjeu écologiste par d’autres forces politiques surmontant ces contradictions politiques en associant les catégories populaires à un discours écologique.