Faire l’Europe par le marché et par la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe – Entretien avec Coralie Delaume

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Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Le “couple franco-allemand” a été convoqué à maintes reprises au cours des commémorations de la Grande Guerre. Il est généralement admis que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, gouvernement français et allemand auraient marché main dans la main, et se seraient réconciliés grâce à la construction européenne – promesse de paix, de démocratie et de progrès social. Coralie Delaume s’attache à déconstruire ce mythe dans son nouveau livre au titre explicite : Le couple franco-allemand n’existe pas. Dans cet essai, elle remonte aux origines de la construction européenne pour mettre à jour les forces politiques et économiques, les rapports de force et de domination, dont elle est issue. En toile de fond : la volonté d’expansion des gouvernements allemands successifs. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.


LVSL – On constate en lisant votre livre qu’il y a une trentaine d’années, la presse française et la classe politique française étaient étonnamment critiques à l’égard de la politique allemande. Vous citez un certain nombre de titres d’articles publiés dans des grands quotidiens lors de la réunification allemande (une tribune dans le Monde intitulée “la menace du IVème Reich” par exemple) qui feraient aujourd’hui pâlir nombre de médias. Comment expliquer que la classe politique et médiatique française soit devenue si germanophile ?

Coralie Delaume – Il est amusant, en effet, de se replonger dans certains articles de presse parus au moment de la réunification allemande et de voir à quelle point celle-ci faisait peur. Le Point titrait ainsi, en mars 1990 : « Le Blitzkrieg du chancelier Kohl pour unifier l’Allemagne provoque amertume en RDA et inquiétude en Europe occidentale ». Et Le Figaro magazine ajoutait : « Achtung ! La France face à la grande Allemagne ! ». Il est vrai qu’une Allemagne réunifiée avait immédiatement vocation à devenir le cœur géographique de l’Europe, le pays le plus peuplé, et à déplacer le centre de gravité de l’Europe vers l’Est. Cela impliquait une modification profonde des équilibres européens en faveur de l’Allemagne et en défaveur de la France, alors même que notre pays n’a longtemps eu en face de lui qu’une RFA provinciale et repentante, une sorte de “deuxième Autriche” faisant profil bas, et avide d’appartenance communautaire par souci de normalisation et de respectabilisation.

La perspective d’un « retour de Bismarck », pour reprendre le titre d’un livre du journaliste George Valance, c’était autre chose. Depuis son unification de 1871, la grande Allemagne ne cesse de poser problème à notre pays. Il n’y a qu’à se souvenir ce mot de Clemenceau, prononcé à la fin du Congrès de Versailles. À un journaliste qui lui demandait s’il était satisfait des négociations, le Tigre avait répondu : « Oui, mais il y a toujours 20 millions d’Allemands de trop. »

La France n’était d’ailleurs pas la seule à s’inquiéter des conséquences de la réunification. La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher y était particulièrement hostile, et dans les mémoires de la Dame de fer, on peut lire ceci : «Une Allemagne réunifiée est simplement bien trop grande et puissante pour n’être seulement qu’un autre acteur au sein de l’Europe. En outre, l’Allemagne s’est toujours tournée vers l’Est tout autant que vers l’Ouest, bien que ce soit l’expansion économique plus que l’agression territoriale qui soit la manifestation actuelle de cette tendance. Par sa nature même, l’Allemagne est, par conséquent, une force déstabilisante plus que stabilisante en Europe. » (M. Thatcher, The Downing Street Years, 1993).

En raison de l’inquiétude qu’elle suscitait, la réunification n’aurait sans doute pas été possible – en tout cas pas au rythme effréné désiré par Kohl – sans l’appui des États-Unis, et d’un George Bush anticipant avec bonheur le retrait de l’URSS de l’ancienne RDA et l’entrée de l’Allemagne toute entière dans l’OTAN. Quant aux Russes, ils avaient alors tant de difficultés internes qu’ils n’ont guère été en mesure de peser sur la marche des choses. Au demeurant, Helmut Kohl a sorti le carnet de chèque et fait livrer à Moscou une aide alimentaire substantielle (200 millions de marks) pour obtenir leur aval, ce qui n’était encore rien quand on songe aux milliards qui seraient par la suite versés par l’Allemagne à Moscou pour prix du départ des soldats de l’armée rouge présents en RDA et du blanc-seing pour l’adhésion à l’OTAN.

Bref, l’eût-elle voulu, la France pouvait difficilement s’opposer à la réunion des deux Allemagnes. Elle a donc cherché à l’encadrer en concevant, notamment, la monnaie unique européenne, dans le but de voler à la République fédérale un instrument essentiel de son économie mais aussi de son identité, le Mark. La peur de la puissance allemande a d’ailleurs été l’un des arguments avancés par les partisans du “oui” à Maastricht durant la campagne référendaire de 1992. On peut par exemple évoquer cette sortie de Michel Rocard : “si le non [à Maastricht] l’emportait, l’Allemagne retrouverait ses penchants historiques et géographiques. Appuyée sur un Mark triomphant, elle se tournerait de nouveau vers l’Est, se désintéresserait de l’avenir du continent, sauf pour lui imposer sa volonté économique (…) C’en serait très vite fini de l’amitié scellée par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle » (août 1992). Ou celle d’Elisabeth Guigou : « Dire non à Maastricht, ça veut dire que vous laissez l’Allemagne libre de décider. Si on a peur de l’Allemagne, il faut voter pour ce traité d’union monétaire » (août 1992).

LVSL – On entend souvent dire, pourtant, que l’euro est une monnaie allemande. N’est-ce pas le cas selon vous ?

C.D. – Il l’a été à ses débuts, oui. Il y a eu pas mal de résistance, en Allemagne, contre la création de cette monnaie unique. La Bundesbank par exemple, était vent debout contre le projet, elle qui venait déjà d’encaisser l’unification monétaire des deux Allemagnes au taux de “1 pour 1” (1 Ostmark pour 1 Deutschemark), ce que le patron de la Buba de l’époque, Karl Otto Pöhl, considérait comme une hérésie. Pour cet ordolibéral très soucieux de l’orthodoxie, deux expériences d’unification monétaire aussi audacieuses en un laps de temps si court, apparaissaient comme pure folie.

Des économistes se sont également opposés au projet. On peut relire, par exemple, le “manifeste des 60 économistes allemands contre Maastricht”, dont certains arguments, typiques du monétarisme germanique, n’en étaient pas moins frappés au coin du bon sens. Les 60 écrivaient par exemple ceci : “une monnaie commune soumettra ceux de nos partenaires européens qui sont économiquement plus faibles à une pression plus forte de la concurrence et par là il connaîtront une croissance du chômage”. Quand on voit les taux de chômage qui touchent aujourd’hui les pays du Sud de l’eurozone, on ne peut que convenir qu’ils avaient raison.

Mais Kohl voulait faire l’euro, offrir une contrepartie à la France et dégager ainsi la voie d’une réunification au pas de charge. Pour prix de sa renonciation au Mark, l’Allemagne a en revanche obtenu que l’euro se fasse à ses conditions et sur le modèle du DM, qu’il soit géré par une Banque centrale indépendante située à Francfort et que cette Banque centrale ait en priorité pour mission de de garantir la stabilité des prix. C’est là une différence notable avec la Réserve fédérale américaine, par exemple, qui doit tout à la fois contenir l’inflation mais également et dans les mêmes proportions, œuvrer en faveur de la croissance et de l’emploi.

Aujourd’hui, la monnaie unique n’est plus du tout gérée “à l’allemande”. Suite à la crise des dettes souveraines et de l’euro survenue en 2010-2012, Mario Draghi, l’actuel patron de la BCE, a dû inventer des outils de politique monétaire hétérodoxes afin d’éviter que l’eurozone n’explose. Il a d’abord initié le programme OMT, un programme de rachat potentiellement illimité de dettes souveraines des pays en difficulté. Ce programme n’a été qu’annoncé – pour “rassurer les marchés”-, et n’a jamais été mis en œuvre dans les faits. Cela n’a pas empêché qu’il mette mal à l’aise en Allemagne, à tel point que des plaignants ont saisi le tribunal constitutionnel de Karlsruhe puis la Cour de justice de l’Union à son sujet. Aujourd’hui, la BCE met en œuvre le Quantitative easing, c’est à dire qu’elle rachète effectivement des titres de dette publique des États membres sur le marché secondaire. Du coup, rebelotte : des plaignants allemands ont à nouveau porté l’affaire devant leur Cour constitutionnelle dans l’espoir de voir celle-ci dispenser leur pays de participer au programme.

Il serait long et technique de rapporter ici les arguments respectivement invoqués par les juges de Karlsruhe puis par ceux de la CJUE au sujet de ces pratiques hétérodoxes. En revanche, le fait qu’il y ait eu deux plaintes allemandes consécutives suffit à montrer que l’euro est une monnaie extraordinairement dysfonctionnelle. Lorsque la BCE se cantonne à une application stricte des traités comme ce fut le cas sous Jean-Claude Trichet et gère l’euro de manière orthodoxe, cela ravage purement et simplement les économies des pays du Sud, fait bondir leur taux d’endettement et conduit la zone euro au bord de l’explosion. A l’inverse, lorsque la BCE fait preuve de pragmatisme et de souplesse, ce sont les Allemands et quelques autres pays du Nord qui se cabrent. Ce que l’on peut en déduire, c’est qu’il n’existe pas de bonne politique monétaire pour l’euro et qu’un “poids moyen” est impossible à trouver. En effet, des pays aux structures économiques et aux traditions monétaires aussi différentes que, par exemple, l’Espagne et la Finlande ou l’Allemagne et l’Italie, ne peuvent s’accommoder d’une seule et même devise. Il n’y aura jamais de juste milieu qui puisse satisfaire tout le monde.

En Allemagne, on le sait d’ailleurs et on commence à le dire. L’un des candidats à la succession d’Angela Merkel à la tête de l’a CDU, Friedrich Merz, l’a récemment avoué sans ambages. Il a expliqué que la monnaie unique était “trop faible” pour son propre pays et surévaluée pour la plupart des autres, et concédé que cela avait artificiellement dopé la compétitivité de l’industrie germanique, générant l’excédent commercial faramineux de l’Allemagne (plus de 260 milliards d’euros) le plus élevé du monde.

Est-ce à dire que la République fédérale consentirait à bâtir une “union de transferts” si Merz devenait un jour chancelier, et à financer la mise en place d’un budget de la zone euro qui permettrait de faire converger les différentes économies nationales ? Je suis extrêmement dubitative tant le souci est grand, dans une Allemagne qui vieillit, de protéger l’argent des épargnants âgés, et tant ces derniers sont rétifs à l’idée de “payer pour le Sud”. Or sans transferts budgétaires massifs des pays du cœur de la zone euro vers ceux de la périphérie, la monnaie unique, a terme, est condamnée.

LVSL – Votre livre envisage une dissolution prochaine de l’Union Européenne, du fait du mécontentement croissant des populations, venant aussi bien de l’Allemagne que de l’Europe de l’Est et du Sud. Le coût d’une sortie de l’UE pour les élites économiques et financières (fin des traités qui constitutionnalisent l’austérité salariale et budgétaire, hausse probable de l’inflation…) ne vous paraît-il pas trop élevé pour qu’elles se risquent à immoler une construction qui leur bénéficie tant ?

C.D. –  Si, et c’est pourquoi elles ne l’immoleront pas. Comme vous le notez, l’Europe telle qu’elle a été construite est une Europe du capital, où l’austérité tous azimuts a été érigée en principe quasi-constitutionnel. Mécaniquement et en raison des structures qui ont été choisies, cette Europe ne peut être que celle de la déflation salariale sans fin. En effet, privés de tout levier d’action économique (plus de politique monétaire ni de politique de change possibles avec l’euro, plus de relance budgétaire possible dans le cadre du nécessaire respect des “critères de convergence”, plus de politique commerciale possible puisque la politique commerciale est une “compétence exclusive” de l’Union), les États membres n’ont plus d’autre possibilité d’ajustement macroéconomique que le “coût du travail”, appelé à baisser indéfiniment tant que les traités demeureront ce qu’il sont.

Regardez comment fonctionne le Marché unique. Depuis l’Acte unique de 1986, funeste héritage laissé par la Commission Delors, les capitaux et les personnes circulent désormais librement sur le continent, alors que ce n’était le cas que des seules marchandises à l’époque du Marché commun. Or, comment ne pas voir à quel point cela avantage le capital, plus mobile, plus rapide que le travail, et que l’on peut déplacer un en clic de souris ? Comment ne pas voir d’autre part que la libre circulation des personnes met en concurrence les différents pays membres, ceux ayant le coût du travail le plus faible s’adonnant à un dumping social incessant au détriment de leurs “partenaires”. Faire l’Europe par le Marché et par la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe. Nous y sommes.

Par ailleurs, le fait d’avoir opté pour une Europe supranationale alors même qu’une Europe de la coopération intergouvernementale préservant les souverainetés nationales et populaires eût été possible, a été un moyen pour les classes dirigeantes nationales de se déresponsabiliser massivement et “d’organiser leur impuissance”, ainsi que lécrit Christophe Guilluy dans son dernier livre (No Society, Flamarion 2018). La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, avec l’avantage que les entités supranationales ne rendent pas de comptes aux citoyens. La Commission de Bruxelles ne risque pas d’affronter une grève pour s’être mêlée d’un peu trop près, dans le cadre du «Semestre européen», du contenu des budgets des États membres. La Cour de justice de l’UE ne risque pas la sanction dans les urnes pour les jurisprudences de dérégulation économique qu’elle pond à la chaîne. La construction européenne a pour effet de décorréler les élections (qui ont lieu au niveau national) et la prise de décision (qui se fait à l’échelon supranational), ce qui en fait une véritable machine de défilement au service « d’élites » politiques en rupture de ban avec leur peuple d’origine. Pourquoi lesdites « élites » renonceraient-elle à cette possibilité si confortable de fuir leurs responsabilités ? Cela n’arrivera pas.

C’est pourquoi je pense plutôt que la désintégration de l’Union européenne arrivera “par accident”. Une nouvelle crise financière, dont beaucoup d’économistes disent qu’elle est désormais probable à court terme, pourrait être le “choc externe” ayant vocation à tout faire exploser, en particulier si elle entraîne la faillite de grandes banques européennes telles que les banques italiennes, actuellement très fragiles, ou la Deutschebank allemande, qui croule sous les actifs pourris et les difficultés depuis des années. Il y a dix ans, la Banque centrale européenne a pu sauver les meubles en se montrant créative, interventionniste et en créant énormément de monnaie. Il est possible qu’elle ait tiré toutes ses cartouches, et il n’est pas sûr qu’elle puisse se montrer si efficace la prochaine fois.

LVSL – La critique de la construction européenne et du “couple franco-allemand” est plus volontiers associée à la droite qu’à la gauche. Comment expliquez-vous que les partis et mouvements de gauche aient du mal à s’emparer de cette critique et à revendiquer une rupture avec la construction européenne ?

C.D. – Concernant le rapport ambigü de la gauche à la construction européenne, je pense qu’elle tient à une sorte d’internationalisme dévoyé. L’européisme idéologique a beaucoup travaillé à faire en sorte que la critique de l’Union européenne soit associée à la haine de l’Europe, et la gauche, hélas, a marché. Elle confond encore trop souvent l’UE, qui est un édifice économico-juridique, un grand marché et un ensemble de règles, avec l’Europe, qui est une réalité géographique et civilisationnelle composée d’un certain nombre de pays. L’Europe telle que nous la connaissons est une Europe de la stabilité de la monnaie, de la libre circulation du capital et de la mise en concurrence des travailleurs. Si c’est une internationale, c’est une internationale de l’argent. Il faut arriver à faire comprendre que l’Union n’est pas l’Europe et que pour sauver la seconde il faut justement tuer la première. Ce qui s’est passé en Grèce en 2015 ne laisse d’ailleurs pas place au doute. Dans cette Europe de l’austérité constitutionnalisée, un gouvernement de gauche essayant de mettre en place une politique alternative ne peut qu’être broyé.

LVSL – Quel regard portez-vous sur le mouvement Aufstehen, dirigé par Sahra Wagenknecht, qui porte une critique virulente de la domination allemande sur le reste de l’Europe ?

C.D. – La parole de Sahra Wagenknecht est intéressante. Beaucoup de ses prises de positions sur l’Europe rejoignent celles de l’un de ses compatriotes, le sociologue de l’économie Wolfgang Streek, dont la voix est atypique en Allemagne. Il gagnerait à être davantage connu en France, c’est pourquoi je conseille la lecture de cette tribune publiée dans Le Monde en 2016 et intitulée « Pour que l’Europe soit sauvée, il faut lever le tabou sur les nations ». Streeck y fait un sort au mythe de “l’Europe sociale”, toujours promise et jamais réalisée, souligne le caractère antidémocratique de l’Union et plaide pour une coopération inter-gouvernementale en lieu et place de la gouvernance supra-nationale.

Pour en revenir à Wagenknecht, on lui a fait le procès de représenter une gauche “antimigrants”, dans le but de la disqualifier. C’est absurde. Elle se contente de distinguer les migrants éligibles au droit d’asile (et de prôner pour ceux-ci un accueil facilité) et les migrants économiques, dont elle considère qu’ils représentent une main d’œuvre fragilisée, corvéable à l’envi et ayant vocation à faire pression à la baisse sur les salaires. Dans un pays qui a largement déréglementé son droit du travail avec les lois Hartz mises en place par Schröder en 2005, dans un pays où le salaire minimum est d’application récente et souvent contourné, elle a raison.

Le problème que risque de rencontrer Aufstehen, c’est que l’Allemagne actuelle est davantage tentée par une droitisation que par un virage à gauche, ce qui est en partie liée au fait que sa population vieillit. Le discours de ce mouvement, résolument marxiste, est attrayant. Il faut voir à l’usage s’il parvient à s’implanter.

Fabio De Masi (Aufstehen) : “Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres”

Fabio de Masi, DIE LINKE, Bundestagsabgeordneter, Abgeordneter, Mitglied Deutscher Bundestag, MdB, Rede, 2. Sitzung, TOP 7, Thema: Irland: Vorzeitige Kreditrückzahlungen. Rednerpult. Ordnungsnummer: 3968015 Name: de Masi, Fabio Ereignis: Plenarsitzung, Redner Gebäude / Gebäudeteil : Reichstagsgebäude, Plenarsaal Nutzungsbedingungen: http://www.bundestag.de/bildnutz Es werden nur einfache Nutzungsrechte eingeräumt, die ein Recht zur Weitergabe der Nutzungsrechte an Dritte ausschließen.

Fabio De Masi est député au Bundestag et membre du mouvement Aufstehen dont il est co-fondateur avec Sahra Wagenknecht. Ce mouvement a fait parler de lui suite à la crise qu’il a ouvert dans Die Linke et à cause de ses positions sur l’immigration. Cet entretien est l’occasion d’expliciter la stratégie d’Aufstehen et de mieux connaître sa position sur la question de l’immigration.

LVSL – Vous avez été député au Parlement européen, vous êtes politiquement proche de Sahra Wagenknecht et vous avez participé au lancement d’Aufstehen au mois d’août dernier, qui a beaucoup fait parler de lui. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter cette stratégie ?

Fabio De Masi – L’austérité a détruit la social-démocratie. L’aggravation des inégalités sociales, la dégradation de la situation de la classe moyenne et la crise des réfugiés causée par l’escalade internationale des conflits armés a renforcé l’extrême-droite. Si vous regardez les sondages d’opinion, des revendications de gauche comme taxer les riches, réguler le marché du travail ou le mettre en place le désarment sont majoritaires. Pourtant, celle-ci n’a pas de majorité mathématique et encore moins de majorité politique au Bundestag, et l’Union européenne se désintègre. Die Linke en Allemagne ne bénéficie pas de la décrépitude du SPD, et les Verts se font de plus en plus à l’idée de coalitions avec la CDU. Pourtant, Sanders ou Corbyn ont montré que l’on peut dynamiser et renforcer le pouvoir du peuple en se concentrant clairement sur des revendications populaires. Nous voulons réduire cet écart en Allemagne, remettre les partis de gauche sur de bons rails et convaincre ceux qui ne se sentent plus représentés par les partis traditionnels.

LVSL – Vous défendez une filiation stratégique avec la France insoumise et Podemos. Sur quels terrains vous sentez-vous proches de ces partis politiques ?

Fabio De Masi – Nous devons amener les gens dans la rue et nous concentrer sur les revendications populaires au lieu de chercher à lisser nos différences avec les partis traditionnels et de tomber dans le piège de simplement réagir aux démagogues d’extrême droite.

LVSL – Votre point de vue sur l’immigration a provoqué une controverse dans les partis de gauche européens, bien que personne ne semblait véritablement le connaître. Que pensez-vous de l’immigration économique et du droit d’asile ? Êtes-vous pour la fermeture des frontières ?

Fabio De Masi – C’est une caricature. Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres ainsi que les exportations d’armes. Nous voulons créer des voies sures pour les gens dans le besoin. C’est une obligation morale. Cependant, la majorité des 60 millions de réfugiés dans le monde n’arrive même pas en Europe, et pour eux il est bien plus humain de les aider là où ils vivent, là où ils ont leurs relations sociales. Nous avons besoin d’une politique migratoire pour le grand nombre, pas pour le petit nombre. La gauche devrait se démarquer des demandes des grandes entreprises en Allemagne. Ils favorisent la fuite des cerveaux des pays en développement et se moquent de ces migrants qui vivent dans des ghettos sans perspective économique en Allemagne. Si on ne se démarque pas des grandes entreprises, c’est un cadeau fait à l’extrême droite. Sahra Wagenknecht et moi-même avons attaqué Angela Merkel pour ne pas avoir investi dans des infrastructures qui favoriserait l’intégration des immigrés et pour s’être servie d’eux pour créer des failles dans la législation sur le salaire minimum. Nous avons demandé un impôt sur la fortune pour financer ces investissements.

Certains à la gauche radicale se sont toutefois ralliés derrière le slogan de « Frontières ouvertes pour tous », ce qui est une fausse discussion. Certains ont même été plus loin en suggérant que nous à gauche serions dans le même camp qu’Angela Merkel qui a passé un sale accord avec la Turquie, détruit l’Europe avec l’austérité, et livré des armes à l’Arabie Saoudite ! Ni Sanders, ni Alexandra Ocasio-Cortez ni Jeremy Corbyn ne soutiennent des slogans comme « Frontières ouvertes pour tous ». Nous recommandons plutôt à la gauche de se concentrer sur ses combats tels que la lutte contre les inégalités sociales et la guerre, ou l’extension du droit d’asile. On ne peut pas traiter les causes à la racine de l’émigration comme les inégalités mondiales et la guerre simplement en suggérant que tout va bien si tout le monde vient en Allemagne. La vérité, c’est que des gens meurent de faim au Yemen sans même une chance de s’échapper. Le principe des « frontières ouvertes à tous » confond aussi l’asile avec l’immigration pour le travail et ne ferait pas de différence entre les réfugiés et la régulation de l’immigration économique. Cela saperait même notre programme électoral, car nous souhaitons donner accès à l’État providence et à la citoyenneté européenne après cinq ans – indépendamment du statut de réfugié. Toutefois, si chaque personne sur la planète pouvait revendiquer ces droits, les autres États membres de l’Union européenne fermeraient leurs frontières.

LVSL – L’AfD semble être le premier parti dans l’Est de l’Allemagne, qui est bien plus pauvre que la partie Ouest du pays. Comment expliquez-vous ce succès ?

Fabio De Masi – L’AfD a bénéficié d’un sentiment d’aliénation à l’Est qui n’a pas été adéquatement traité par Die Linke, qui s’est trop concentré sur des politiques identitaires et sur les thèmes des élites urbaines.

LVSL – Dans ce contexte, vous avez bénéficié d’un soutien discret de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias. Quelles sont vos relations avec les leaders de ces partis ? Aimeriez-vous travailler avec la coalition « Maintenant le Peuple » ?

Fabio De Masi – Nous avons de très bonnes relations mais nous n’en sommes pas membre.


LVSL – À l’approche des élections européennes, nous pouvons légitimement nous demander si votre mouvement prévoit de présenter une liste. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Fabio De Masi – Nous voulons convaincre Die Linke de s’ouvrir à notre mouvement. Aufstehen a plus de 160 000 membres et est bien plus étendu que Die Linke. Nous nous soucions de ces gens et nous voulons combattre à leurs côtés. C’est cela qui nous intéresse – pas des préoccupations électorales de court terme.

LVSL – Dans les pays du Nord de l’Europe, les partis écologistes sont en pleine émergence, au détriment des partis sociaux-démocrates. Comment l’expliquez-vous ? Quelle importance donnez-vous aux problématiques environnementales dans votre projet ?

Fabio De Masi – Elles sont très importantes. Mais il est impossible d’empêcher la catastrophe écologique sans changer notre système économique. Or la direction actuelle des Verts a une relation confortable avec la CDU et les grandes entreprises. Ceci dit, nous sommes fiers de travailler avec l’ancien président des Verts, Ludger Volmer, qui est l’un des co-fondateurs d’Aufstehen.

« Les cadeaux faits aux premiers de cordée alimentent de nouvelles bulles spéculatives » – Entretien avec Eric Berr

Grèce, Portugal, Allemagne…France. Où en est-on presque 8 ans après le début de la crise des dettes souveraines ? L’Europe est-elle sortie d’affaire ? Eric Berr, membre du collectif des Économistes Atterrés, professeurs à l’université de Bordeaux vient de publier “L’économie Post-keynésienne” (Seuil, septembre 2018). Il est notamment l’auteur de « L’intégrisme économique » (Les Liens qui Libèrent, mars 2017) et fait avec nous un point d’étape sur l’actualité économique européenne, alors que l’on explique désormais que la Grèce est sortie de sa tutelle budgétaire et que l’économie européenne redémarre. Un entretien synthétique et pédagogique, abordant à la fois la situation économique de ces pays mais aussi le caractère dogmatique de la doctrine économique en vigueur presque partout en Europe, et en France notamment.  


 

LVSL – Le 20 août dernier Pierre Moscovici annonçait que la Grèce était sortie de la tutelle budgétaire imposée par la fameuse Troïka, qu’elle était en quelque sorte tirée d’affaire. Est-ce le cas ? Ou les grecs ont-ils encore du souci à se faire ?

Eric Berr – Si l’on se fie aux chiffres qui caractérisent l’économie grecque, elle est loin d’être tirée d’affaire. Certes, on assiste à un timide redémarrage de la croissance, et le déficit budgétaire a été résorbé. Mais l’excédent budgétaire constaté en 2017 est surtout le résultat de la grande braderie des biens publics (port du Pirée, aéroports, etc.) et de la baisse continue des dépenses publiques.

Si l’on regarde en détail ce qui s’est passé depuis 2009 et le début de la crise grecque, on voit que, si le taux de chômage baisse un peu depuis 2014, il reste toujours autour de 20%. Le PIB a quant à lui diminué de 25% tandis que les revenus, les salaires et les pensions de retraite ont baissé de 40%. On pourrait multiplier les chiffres. Preuve supplémentaire de cette situation dramatique, on assiste à un exode important des jeunes puisque 500 000 Grecs de 20 à 30 ans ont quitté le pays depuis le début de la crise, ce qui est énorme pour un pays de 10 millions d’habitants. Ce sont autant de forces vives qui vont manquer pour reconstruire ce pays. Et, cerise sur le gâteau si j’ose dire, les trois plans de sauvetage mis en œuvre à l’initiative de la célèbre troïka (regroupant la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et qui ont imposé l’austérité perpétuelle à la Grèce avaient pour objectif de réduire le rapport dette publique/PIB, qui était au début de la crise égal à 110% et qui, aujourd’hui, maintenant que « tout va bien », atteint 180%… Rien n’est donc réglé, bien au contraire.

 

LVSL – Avec ces nouvelles plutôt positives qui nous sont rapportées sur la Grèce par la presse, on pourrait être amené à croire que la situation économique en Europe va globalement mieux. Sommes-nous en passe de sortir de cette fameuse crise des dettes souveraines?

Eric Berr – Je ne vois rien de bien optimiste quant à l’avenir immédiat de l’Union Européenne en raison de la poursuite de politiques d’austérité totalement absurdes qui n’ont pas permis de réduire le niveau de la dette publique dans la grande majorité des pays de l’Union européenne. Et le fait qu’il y a de nouveau un peu de croissance économique, la France étant toutefois un peu à la traîne dans ce domaine, ne change rien à l’affaire.

 

LVSL – Les politiques de rigueur ont-elles fonctionné ? Est-ce qu’on a des éléments qui nous permettent d’en juger ?

Eric Berr – Non seulement elles n’ont pas fonctionné mais elles ont entrainé un accroissement des inégalités sans précédent, ce qui nourrit la défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et de « l’Europe » en général. Ces inégalités génèrent toujours plus de précarité et de pauvreté pour de nombreux européens, renforcent les tensions sociales et conduisent à une remise en question du « vivre ensemble », terreau sur lequel se développent les extrémistes appelant au repli nationaliste, donc au rejet de l’« étranger », qu’il soit migrant ou réfugié, jugé responsable de ces maux.

Notons également que l’Allemagne, pays qui est supposé être le moteur de l’Union Européenne, assure sa prospérité en partie au détriment de ses partenaires grâce à ses énormes excédents commerciaux, qui représentent environ 8% de son PIB et se situent bien au-delà de ce que recommande l’Union européenne.

 

LVSL – On peut être en infraction en raison d’excédents commerciaux trop élevés ? Est-ce pénalisable ?

Eric Berr – En plus des critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, Bruxelles surveille de près une série de critères macroéconomiques et fait des recommandations afin d’éviter de trop grands écarts entre les Etats membres qui pourraient menacer la stabilité économique de l’Union. Ainsi, la réforme du « Six-pack », entrée en vigueur en 2011, stipule notamment que l’excédent des transactions courantes d’un pays membre ne doit pas dépasser 6% du PIB. Sachant que les excédents des uns sont les déficits des autres, on comprend bien les risques que ces importants excédents commerciaux allemands font peser sur certains pays partenaires. Mais ces excédents et la croissance qu’ils génèrent masquent la fragilité du modèle allemand. Faute d’utiliser ces excédents pour investir et soutenir suffisamment la demande intérieure, on assiste à une forte augmentation de la pauvreté et des inégalités. Au final, ce modèle allemand apparaît beaucoup plus fragile que ce que l’on ne veut bien le dire. C’est en particulier le cas du secteur financier où les problèmes de la Deutsche Bank risquent de poser de sérieux soucis à l’Allemagne en cas de nouvelle crise de grande ampleur.

 

LVSL – On parle souvent du Portugal en ce moment comme un modèle de réussite économique. Les portugais prennent le contre-pied de la politique de rigueur traditionnelle imposée par la troïka. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que ça va vraiment mieux au Portugal et quelles sont les perspectives économiques ?

Eric Berr – Le Portugal, depuis bientôt 3 ans et l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir, a décidé de prendre le contre-pied des politiques d’austérité, vantées et promues par les instances européennes depuis de nombreuses années. Ainsi, le gouvernement portugais a augmenté le salaire minimum, les pensions de retraite et les allocations familiales. Il a arrêté les vagues de privatisation des services publics et a mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités. Cette politique commence à porter ses fruits – le chômage recule, la croissance repart et le déficit public diminue – mais il faut aussi reconnaître que la situation économique et sociale du Portugal, qui était sous la tutelle de la troïka jusqu’en 2014, reste difficile à bien des égards, comme en témoigne l’exode des jeunes qui continue. Et si le Portugal redevient attractif en termes d’investissements – on assiste notamment à un redémarrage de l’industrie automobile – il le doit en partie à une main-d’œuvre bon marché mais plus qualifiée que celle des pays d’Europe de l’est avec qui il est en concurrence. En résumé, si le Portugal s’engage dans des politiques keynésiennes de relance par la demande, ce qui est une bonne chose, il le fait en respectant le cadre des traités européens qui ne peuvent qu’en limiter la portée.

 

LVSL – Mais ces investissements dont vous parlez sont un facteur exogène de la croissance : les industries qui reviennent parce que la main-d’œuvre est compétente, avec des salaires un peu plus haut qu’en Europe de l’Est mais plus bas que dans d’autres pays. Ce n’est pas lié aux politiques de relance ?

Eric Berr – En partie si puisque les entreprises qui reviennent se localiser au Portugal voient aussi qu’il y a une demande intérieure qui peut repartir, ce qui peut être intéressant pour elles.

 

LVSL – Dans vos derniers écrits vous parlez de la radicalisation de la pensée économique…

Eric Berr – En effet, je parle même, dans un livre que j’ai publié en 2017, d’intégrisme économique (L’intégrisme économique, 2017, éditions Les Liens qui Libèrent NDLR). La pensée économique dominante, relayée par Margaret Thatcher au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et Ronald Reagan aux Etats-Unis au début des années 1980, a conduit à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui, depuis près de 40 ans, ont montré leur inefficacité tant dans les pays en développement hier qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les intégristes économiques continuent de promouvoir ces politiques et nous proposent même, comme Emmanuel Macron, de les approfondir, révélant ainsi que le nouveau monde qu’il promeut n’a rien d’autre à proposer que de vieilles recettes inefficaces pour plus de 80% des gens.

 

LVSL – Les chiffres du dernier trimestre sont parus récemment et nous sommes sur une capitalisation qui est extrêmement concentrée, comme jamais elle ne l’a été dans son histoire récente. En quoi cette concentration empêche une reprise économique ?

Eric Berr – Cette concentration est sans précédent en France où la distribution de dividendes a atteint des niveaux record en 2017. Cette extrême concentration des richesses pose problème. Contrairement à ce que prétend la supposée « théorie du ruissellement », qui favorise les « premiers de cordée » chers à Emmanuel Macron, la richesse concentrée dans les mains des plus riches n’est pas investie dans l’économie réelle, en raison d’une demande insuffisante. Plutôt que de soutenir l’investissement et l’emploi, elle alimente alors la spéculation financière. Et comme l’Union européenne s’évertue à ne pas vouloir voir que les problèmes actuels tiennent plus à une insuffisance de la demande qu’à des problèmes d’offre, les cadeaux faits aux « premiers de cordée » alimentent de nouvelles bulles spéculatives. Cette logique est mortifère, c’est une véritable impasse, sauf si l’idée est de plus enrichir les plus riches. Mais lorsque la bulle explosera toute cette richesse fictive s’évaporera également…

 

LVSL – Comment voyez-vous l’évolution de la conjoncture économique française dans les 5 prochaines années ?

Eric Berr – Il est toujours très délicat de se prêter à ce genre d’exercice car certains événements imprévisibles peuvent remettre en cause les prévisions les mieux établies. On peut toutefois raisonnablement penser que la croissance restera peu élevée, comprise entre 1 et 2%, en particulier en raison de la poursuite de politiques néolibérales inadaptées à la période actuelle. En effet, à l’heure où le réchauffement climatique se fait de plus en plus sentir, il nous faut changer de boussole et cesser de faire de la croissance la condition nécessaire à tout progrès social et environnemental. Le problème principal n’est pas de faire grossir le gâteau des richesses, donc de produire toujours plus de biens, dont certains ont une utilité discutable, mais de mieux répartir les richesses existantes. Le problème principal c’est une très grande inégalité dans la répartition des richesses. Une meilleure répartition serait favorable à l’économie dans son ensemble, parce qu’elle pourrait recréer de la demande, demande qu’il conviendrait bien évidemment d’orienter dans le sens de la transition écologique que l’on appelle de nos vœux mais que l’on peine à mettre en pratique.

Il est donc plus qu’urgent de s’affranchir du dogme néo-libéral et de la propagande d’intégristes économiques qui ne veulent rien changer quand bien même la réalité leur montre qu’ils nous mènent droit dans le mur.

 

 

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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En Allemagne, les adieux à la gauche

La récente ratification par les représentants du SPD de l’accord conclu avec la CDU et la CSU visant à former un gouvernement provoque des remous importants au sein du parti social-démocrate. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle d’autres partis classés au centre-gauche en Europe.

Après une période post-électorale riche en rebondissements succédant à des élections fédérales tout aussi marquantes de par leurs résultats, l’Allemagne semble avoir enfin retrouvé la stabilité politique à laquelle elle avait été jusque-là habituée. Après l’échec des négociations en vue d’une coalition jamaïcaine, qui aurait donc rassemblé la CDU d’Angela Merkel, les Verts et les Libéraux du FDP (soit les trois couleurs du drapeau jamaïcain : noir, vert et jaune), les conservateurs et le SPD ont finalement convenu d’un programme commun le 12 janvier pour gouverner de nouveau ensemble pendant les quatre années à venir. Ce programme ayant été approuvé par la convention nationale du parti social-démocrate, on devrait voir se constituer un gouvernement opérationnel en Allemagne dans les semaines à venir. L’aversion à l’incertitude qu’on attribue souvent au Allemands aurait par conséquent primé sur le refus catégorique du SPD de reconduire la « grande coalition » (« GroKo » en Allemand), exprimé plusieurs fois par son leader Martin Schulz après les élections de septembre.

En effet, c’est désormais une chose entendue en Allemagne : la débâcle du SPD, qui perd 40 sièges au Bundestag, est la conséquence logique de sa participation au gouvernement de Merkel et de son incapacité à incarner une alternative crédible pendant la campagne. Il faut saluer l’inspiration des commentateurs français qui parviennent à résumer en une formule le débat télévisé censé opposer Angela Merkel et Martin Schulz le 3 Septembre  : ce n’est pas un duel, c’est un duo. Si le résultat du parti social-démocrate ne diffère que de cinq points avec celui qu’il avait obtenu lors des précédentes élections fédérales (20,5 % en 2017 contre 25,7% en 2013), il a tout de même de quoi susciter une certaine nostalgie – chez les sociaux-démocrates allemands – de l’époque pas si lointaine où le parti emmené par Gerhard Schröder rassemblait plus de 30 % des suffrages. Ce résultat décevant vient en outre se rajouter aux trois défaites subies récemment par le SPD lors des élections régionales dans trois Länder, dont la Rhénanie et la Westphalie du Nord qui comptaient pourtant parmi ses bastions électoraux les plus solides.

Le curieux choix stratégique du SPD

La coalition Jamaïque aurait pu se former. Martin Schulz aurait pu faire le choix rationnel de refuser une nouvelle coalition avec la CDU afin de redonner au SPD son « capital opposition » qu’il avait perdu. C’était sans compter le choix du FDP – par le biais de son jeune chef Christian Lindner – de quitter la table des négociations le 19 Novembre. Plusieurs options se présentent alors : parmi les moins engageantes, on trouve l’organisation de nouvelles élections en Mars ou encore la nomination d’un gouvernement minoritaire. En somme, rien qui ne garantisse la reprise des affaires politiques dans leur configuration habituelle.

Cette carte montre les points perdus par le SPD entre les élections fédérales de 2013 et celles de 2017. © Agricola Planitius

Poussés par la nécessité, le SPD, la CDU et la CSU acceptent finalement d’engager une discussion en vue d’une nouvelle grande coalition. Il faut également souligner le rôle du président fédéral Frank-Walter Steinmeier qui enjoint les trois partis à trouver rapidement une sortie de crise. L’accord résultant de ces négociations a finalement été ratifié par une faible majorité de 56,4 % au SPD. Plusieurs sections du parti se sont prononcées en défaveur d’une nouvelle grande coalition pour des raisons évidentes. C’est le cas de la section berlinoise ou encore celle de la Sachsen-Anhalt. Parmi les opposants les plus farouches à la GroKo, on compte également le chef de l’organisation de jeunesse du parti, Kevin Kühnert.

Les partisans de la grande coalition ont, quant à eux, mis en avant la nécessité historique de construire des coalitions pour peser sur la politique gouvernementale, un discours qui omet évidemment les concessions déjà réalisées par le parti, sur des thèmes comme la lutte contre le changement climatique et l’accueil des réfugiés. Une question se pose finalement au sein du SPD : qu’est-ce qui porterait le plus préjudice au parti auprès de ses électeurs ? Refaire une cure d’opposition tout en endossant la responsabilité d’avoir prolongé la période d’instabilité politique, ou bien se plier de nouveau à quatre années de compromis avec la CDU-CSU ? Au cours de cette séquence politique, les dirigeants du parti se sont systématiquement prononcés en faveur de la deuxième option, avec les risques que cela représente.

L’avenir incertain de la gauche allemande

Il n’est pas dit qu’on assistera, dans les prochaines années, à la disparition du plus vieux parti d’Allemagne. Ce qui semble en revanche s’annoncer, c’est une phase décisive pour l’avenir du SPD. Et s’il est difficile de prévoir quelles en seront les conséquences sur la structuration du champ politique allemand, les trajectoires diverses des autres partis sociaux-démocrates en Europe constituent un terreau fertile en hypothèses. Nombreux sont ceux qui se voient progressivement supplantés par de nouvelles formations politiques plus radicales, le PASOK grec ayant défriché le chemin pour le PS français. Cependant, rien dans les dernières années n’indique l’émergence d’un mouvement capable de remplacer le SPD, le parti Die Linke se maintenant toujours en dessous de la barre des 10% lors des élections fédérales.

Le parti social-démocrate se trouve désormais enchaîné à la CDU-CSU. Difficile dans ces conditions d’envisager la possibilité d’un tournant à gauche à la manière du Labour britannique pour les quatre années à venir, à moins d’une rupture nette entre la base du parti et ses dirigeants. Une partie de ses membres pourrait éventuellement faire scission, comme l’avait fait Oskar Lafontaine pour protester contre les politiques néolibérales de Gerhard Schröder avant de cofonder Die Linke.

La coalition formée avec succès en 2015 par le Parti socialiste portugais avec des formations plus radicales nous laissent enfin penser qu’un tel schéma pourrait se reproduire en Allemagne. Des coalitions « rouge-rouge-verte » rassemblant le SPD, Die Linke et les écologistes existent en effet au niveau régional, à Berlin par exemple. Ces trois partis font malheureusement face à des défis qu’on pourrait facilement croire insurmontables : devenir hégémonique dans une Allemagne dérivant actuellement vers les sirènes de l’AfD et avant cela, surmonter leurs différends idéologiques. Si ces différentes hypothèses, supposant toutes peu ou prou un ressaisissement de la gauche, se révèlent fausses dans le cas de l’Allemagne, un dernier scénario est alors à envisager : celui du déclin de la gauche allemande dans son ensemble.

Crédits photos :

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“Il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme” – Entretien avec Guillaume Balas

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Député européen depuis 2014, Guillaume Balas vient de rejoindre le M1717, le mouvement de Benoît Hamon. Auteur d’un rapport sur le dumping social, spécialiste du travail détaché, Guillaume Balas a accepté de répondre à nos questions sur la dernière proposition de réforme sur le sujet. Il parle de grande “opération de communication” et juge que celle-ci ne résout rien. Plus largement, il en appelle à la montée d’une parole alter-européenne qui porte l’ambition d’une démocratisation de l’Union européenne pour faire face aux rouleau compresseur néo-libéral. 

LVSL : Un accord a enfin été trouvé au conseil de l’UE sur une réforme de la directive travailleurs détachés. Emmanuel Macron a obtenu une réduction de la durée des contrats de détachement des travailleurs. C’est pourtant une réforme qui ne s’appliquera pas au secteur des transports, qui est l’un des secteurs où le dumping est le plus grand…

Je ne peux que souscrire à cette analyse, mais je veux que l’on entende ce point. L’Europe sociale a beaucoup de mal à exister du fait d’une contradiction majeure : nous avons constitué un marché unique avec une liberté de circulation du capital quasi-absolue et une politique macro-économique qui se cantonne à respecter des critères budgétaires mais ne se donne pas pour ambition d’adopter une politique contra-cyclique. On a laissé se développer une concurrence entre les entreprises, les salariés, les Etats et les régions, qui s’appuie sur une asymétrie des systèmes sociaux. Les types de revenus sont différents, les développements économiques sont différents et les systèmes de protection sont différents.

Ayant à l’esprit ces éléments, la grande difficulté réside dans le fait que trouver des accords inter-gouvernementaux ambitieux dans le domaine social est quasi-impossible. Bien que l’on pourrait rêver d’autres stratégies de la part de la France, dans le cadre actuel, c’est quasiment impossible. Même si des égoïsmes nationaux le traversent, le Parlement européen reste la seule institution supra-nationale. Il a fait son travail en trouvant un accord qui est loin d’être la panacée. Ce texte rend possible des dérogations après les 12 mois, et cela pose problème. Il y a une fragilité sur le secteur des transports même si – et contrairement à celui du conseil de l’UE – le texte adopté par le Parlement intègre ce secteur dans sa réforme. Malgré ses faiblesses, ce qui a été adopté par le Parlement européen propose des avancées qui vont bien plus loin que ce que promet la Commission européenne.

Le drame, ici, c’est que l’on ne parle que de ce qui s’est passé au conseil et pas du tout de la position du Parlement européen. En conséquence, dans ce contexte de quasi-impossibilité de trouver des accords ambitieux sur le plan social au niveau du Conseil, il y a eu une opération de communication maximale de la part d’Emmanuel Macron. Elle a eu lieu en plusieurs étapes.

Laissez moi revenir un peu en arrière. Malgré ce qui m’a opposé à la politique sociale de François Hollande, il faut lui rendre hommage sur un point : les petits progrès qui ont été effectués jusque-là sur la directive ont été obtenus par le gouvernement précédent. Je pense à la question de la définition de la rémunération ou des frais afférents de détachement. A partir de cela, lors de sa campagne, M. Macron a voulu s’offrir un scalp : il a fait du passage de la durée des contrats de détachement de 24 à 12 mois son principal combat. C’est un combat avant tout symbolique et politique.  Comme la population est mal informée sur ce sujet et que les médias mainstream s’attachent plus aux symboles qu’au fond des dossiers, cela lui permet de faire une opération de communication avec son voyage dans les pays de l’Est.

D’ailleurs, à cette occasion, on a eu de nombreux témoignages qui nous poussent à penser que Macron a été plus que complaisant avec de nombreux pays de l’Est sur la question de l’immigration pour les arracher à l’influence de la Pologne. Il y a des gros risques sur ce sujet là et il faudra suivre cela de près.

Dernière étape : il arrive au conseil et arrache une majorité pour une réduction des contrats de détachement de 24 mois à 12 mois. Non seulement c’est anecdotique puisque un contrat de détachement dure en moyenne 103 jours, mais en plus, le texte prévoit un contrat renouvelable de 6 mois supplémentaires. Lorsqu’on lit le texte, on se rend compte que ces 6 mois supplémentaires seront assez faciles à obtenir. C’est de l’ordre de la notification plus que de l’autorisation.

Au-delà, deux choses me gênent dans ce dossier. Il va en faire une victoire politique personnelle, fortement appuyée par les médias mainstream. Or, comme cette histoire ne résout rien – et qu’elle complique les choses pour les travailleurs détachés français qui sont en général sur des détachements longs – la grande crainte que l’on peut avoir est que la population s’en rendre vite compte et que cela soit vécu comme une illusion de plus.

“Dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.”

Le second problème, c’est qu’on a renvoyé le traitement de la question des transports à plus tard. Or, c’est l’un des secteurs où le dumping social est le plus fort. La ministre en est tellement consciente qu’elle est venue à Strasbourg pour nous expliquer qu’elle se battra sur le paquet transport et qu’ils tiendront bon. On ne demande qu’à les croire mais cela relève du vœu pieux. D’autant plus que les Espagnols considèrent qu’ils ont obtenu des garanties. Il faut bien comprendre à quel niveau de réflexion l’Espagne en est, y compris la gauche et les syndicats espagnols. Ils disent “comme on a eu la crise, qu’on a du faire des coupes budgétaires drastiques, vous n’allez pas en plus nous embêter en empêchant nos transporteurs de travailler” en faisant ce qu’ils appellent du protectionnisme social. Vous trouvez en Espagne de nombreux syndicalistes qui défendent l’idée qu’il faut plus de concurrence dans le domaine des transports avec l’idée que c’est le seul moyen d’améliorer la situation espagnole.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Ce que vient de faire Emmanuel Macron, c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire en termes de pédagogie sur l’Europe sociale. Le retour de bâton promet d’être violent. Quand il y a une telle sensibilité sur le sujet, on ne joue pas à cela.

J’ajoute que 80% des problèmes que nous avons sur le travail détaché correspondent à de la fraude. On ne respecte même pas la législation en place, même si elle est insuffisante. C’est particulièrement vrai dans le secteur des transports où il faut avancer très vite sur le développement des tachygraphes intelligents qui permettraient d’hausser le niveau de contrôle d’une manière significative. On pourrait créer une agence sur le contrôle du transport routier européen. Elle n’existe pas. Le parlement l’a voté mais cela n’a toujours pas été fait. De manière plus globale, on pourrait enfin créer cette autorité européenne sur le travail promise par Juncker lors de son dernier discours sur l’Etat de l’Union.

Ce sont des batailles essentielles, étant entendu que je ne crois pas à une bataille sérieuse contre le dumping social sans changement de politique macro-économique. Ce n’est pas vrai que dans le cadre de l’austérité, de la mise sous contrôle des budgets nationaux, de faiblesse du budget européen, de non-acceptation d’une politique macroéconomique contra-cyclique, on peut lutter sérieusement contre le dumping social. Pour une raison simple : dans le cadre austéritaire, les peuples n’ont qu’une solution pour s’en sortir : le dumping, qu’il soit fiscal ou social.

LVSL : Arrêtons-nous un instant sur le secteur du transport justement. Que prévoit la Commission européenne dans le paquet mobilité ?

Sur le transport, il y a deux volets essentiels. Il y a le transport international et le cabotage. Sur la question du transport international, il est vrai qu’il est compliqué de changer de législation sur un transport de 24 ou 48 heures traversant plusieurs pays. Il faut donc réfléchir à des éléments de législation européenne. J’avais produit un rapport en ce sens. On s’est battu sur l’idée qu’il fallait des normes sociales européennes, notamment sur le salaire. Autant vous dire que notre affaire n’a pas duré longtemps. C’est pourtant la direction qu’il faut prendre.

Le cabotage correspond à des missons de transport comprenant de multiples opérations de chargement/déchargement sur un temps court. A la lumière de ce que je sais, rien d’ambitieux n’est prévu ni par la Commission ni par le Conseil pour changer les choses. Or, je ne vois pas pourquoi le cabotage ne tomberait pas sous le coup de la directive détachement des travailleurs. Ce n’est pas simple. Il faut des moyens techniques, des contrôles renforcés. Il faut des équipes de gens ultra-formés au niveau européen qui seraient capables de taper très fort les grandes entreprises qui organisent le dumping social ou les sociétés “boîtes aux lettres” qui s’enregistrent dans un pays pour détacher des travailleurs et payer des cotisations sociales plus faibles. Il faut leur faire payer des amendes colossales. On peut même imaginer une démarche pénale. Quant à des escrocs manifestes, leur place est en prison. Pas ailleurs. Quand vous commencez à en punir quelques uns, un message extrêmement clair est envoyé à tous les autres. Il faut organiser cela au niveau européen par une autorité européenne sur le travail.

LVSL : Le Parlement européen a adopté une position nettement plus ambitieuse, que l’accord entre les ministres vient court-circuiter. Elle n’exclut pas le secteur du transport, prévoit une application de tous les accords collectifs aux travailleurs détachés (au-delà des seuls salaires minima), ou encore renforce la directive avec une base légale plus sociale. Alors que des heures et des heures de négociations ont conduit à un compromis bâtard entre les Etats, pensez-vous encore pouvoir faire évoluer la directive ?

On entre dans un tri-logue entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l’UE. La négociation ne fait que commencer. Or, la rapporteuse du Parlement européen, Mme Morin Chartier (Les Républicains), a fait un très bon boulot. Elle est bien décidée à tenir le mandat que lui a donné le Parlement européen, y compris sur la question des transports. Je suis un apôtre du clivage gauche/droite au niveau européen mais je dois reconnaître que sur certains sujets, des députés de droite peuvent être plus progressistes sur le terrain social que pas mal de gens de “gauche”. C’est lié à des traditions politiques : certains gaullistes sociaux ou démocrates chrétiens sont dans une démarche plus hostile au néolibéralisme que bien des sociaux-libéraux. Je me suis battu aux côtés de députés belges, luxembourgeois ou français du PPE y compris face à des socialistes d’Europe de l’Est. Parfois, les intérêts nationaux dépassent les clivages politiques.

“Le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est, mais entre les salariés, la population qui vit de son travail, et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.”

Cependant, je pense qu’il y a une erreur commune à Jean-Luc Mélenchon et à Emmanuel Macron. C’est de croire qu’il y a “les Polonais”, “les Français”, “les Allemands”. Tout cela n’est pas homogène. Solidarnosc, qui est dans une démarche de soutien à son gouvernement, le combat rudement sur certaines questions sociales et européennes. Le syndicat polonais est en faveur d’éléments d’harmonisation de la politique sociale européenne. C’est un allié au sein de la Confédération Européenne des Syndicats au même titre que les syndicats tchèques. J’ajoute qu’en France, ceux qui organisent le dumping social, ce sont bien sûr des entreprises privées mais également des entreprises publiques. C’est le cas d’EDF. Elise Lucet l’avait montré avec Geodis qui a une filiale en Roumanie qui fait de la concurrence déloyale aux travailleurs français. C’est la raison pour laquelle je pense que le bon clivage n’est pas entre l’Ouest et l’Est mais entre les salariés, la population qui vit de son travail et une oligarchie capitaliste qui pense que tout lui est dû.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Si on veut vraiment combattre le dumping social, il faut d’abord taper les grosses boîtes françaises qui l’organisent. Je suis gêné par ce nationalisme franchouillard qui dit “nous sommes les universalistes face aux méchants de l’Est qui nous volent notre travail”. C’est faux. D’ailleurs, dans le contexte austéritaire et libre-échangiste européen, quelle est la solution pour les Grecs, les Bulgares ou les Espagnols, si ce n’est la migration ou le dumping social voire l’ouverture aux investisseurs chinois ? Quand Emmanuel Macron est allé faire son discours en Grèce, Alexis Tsipras lui a demandé de ne pas contrôler les investissements chinois de manière trop importante. On peut le critiquer mais on peut aussi le comprendre. Quelle autre solution a-t-il ? Il y a urgence à reconstruire des instruments de convergence économique dans un contexte où les écarts continuent à augmenter entre les nations d’Europe et au sein même des nations européennes.

LVSL : Au fond, ces réformes ne sont-t-elles pas dérisoires tant que les cotisations sont payées dans le pays d’accueil ? Les chauffeurs routiers bulgares gagnent 200 euros par mois. Dans ces conditions, l’harmonisation sociale n’est-elle pas un vœu pieux  ?

La situation est complexe. Nous avons fait des essais d’Europe politique avec la Communauté Européenne de Défense proposée par la France puis refusée par la France. Depuis, on a décidé de construire l’Europe par le biais économique. Cela a fonctionné tant que les pays intégrés au marché commun étaient plus ou moins homogènes. Au moment de l’élargissement, je faisais parti de ceux qui disaient qu’il fallait refonder l’Europe politique avant tout élargissement. On a fait l’inverse. Très sourcilleux sur l’Allemagne, François Mitterand a accepté l’élargissement que l’Allemagne souhaitait en échange de l’euro. Pour ce dernier pays, c’était l’occasion d’avoir une immense réserve de main d’oeuvre avec des possibilités de délocalisation. Pour Mitterand, l’euro ancrerait l’Allemagne dans une dynamique européenne.

“La première réponse possible consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi.A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus.”

Ce devait être le début du processus car quand vous faîtes une monnaie sans instruments contra-cycliques, vous laissez la liberté du renard dans le poulailler. Une telle monnaie affaiblit les faibles et renforce les forts. Les investissements vont là où c’est le plus rentable. C’est la raison pour laquelle le coeur de la Rhénanie profite au maximum de l’euro. Le refus d’éléments de politiques contra-cycliques est catastrophique. La nouvelle majorité allemande ne va pas dans ce sens d’ailleurs. C’est cela qui nourrit la crise européenne. Comme elle ne permet pas la convergence, les peuples s’en détournent massivement.

Il y a trois manières de répondre à cette situation. La première consiste à obtenir des victoires symboliques en espérant que les gens croient toujours en l’Europe. Cela va être le rouleau compresseur Merkel-Macron-Renzi. A cette occasion, une partie du groupe socialiste va rejoindre Macron, je n’ai aucune illusion là-dessus. On va nous dire que les dirigeants des 30 dernières années ont été nuls. Mais surtout ne vous inquiétez pas bonnes gens, la nouvelle génération de dirigeants va faire beaucoup de choses enfin pour l’Europe !  Le problème, c’est que comme ils ne toucheront pas à l’essence de la crise – l’asymétrie des systèmes sociaux et la monnaie unique sans politique budgétaire conséquente – je ne vois pas en quoi la crise ne continuerait pas. Il vont prendre une nouvelle entrée : ce sera l’Europe de la défense. C’est le seul espace où il y a de la marge, car Angela Merkel doute du protectorat américain depuis que Trump est à sa tête. Elle autorise donc cette idée. Il risque d’y avoir des avancées sur ce sujet avec des effets corollaires compliqués y compris sur le rôle des grandes entreprises européennes d’armement. Toutefois, ce sera vendu comme une grande avancée européenne.

L’autre voie possible, c’est la reprise en main des instruments de souveraineté. Admettons que l’on remette la main sur l’outil monétaire et que l’on revienne au Franc. Cela va donner une bataille de dévaluation monétaire. Autre élément : ce n’est pas parce que vous sortez de l’Europe que la compétition sociale s’arrête. Dans ce cas, soit vous acceptez la circulation des travailleurs, et l’asymétrie des systèmes sociaux conduit aux mêmes problèmes qu’avant. Soit vous bloquez les frontières et cela aboutit à une dévaluation sociale interne.

C’est ce qui s’est passé avec la filière du porc. Elle ne s’est pas effondrée parce qu’il y a eu des travailleurs détachés en France. Elle s’est effondrée parce que des indépendants de l’Est sont venus en Allemagne, ce qui a permis à l’Allemagne de baisser ses coûts drastiquement et de faire une concurrence déloyale à l’agriculture française. Cette voie là n’est pas pérenne et donne l’illusion d’une alliance des grands capitalistes français et du reste de la population. Je crois que c’est fondamentalement faux.

“Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux.”

La dernière voie, c’est l’alliance, au sein de toutes les sociétés européennes, de ceux qui veulent une Europe démocratique, écologique et sociale. C’est le vieux raisonnement de l’internationale qui a conduit à la naissance de la gauche en Europe. Je ne dis pas c’est la voie la plus facile. Je pense que c’est la seule. Il n’y en pas d’autres. Il s’agît de poser la question de la démocratie de la zone euro et d’un processus de convergence sociale. On pourrait obliger tous les pays européens à avoir un SMIC qui soit de l’ordre de 60% du salaire médian de leur propre pays. Cela permettrait de faire converger les systèmes sociaux. On pourrait avoir un budget européen conséquent qui aboutisse à la transition énergétique en Pologne pour sortir de l’exploitation du charbon et créer de l’emploi non-délocalisable.

On pourrait enfin avancer sur un dernier sujet : le commerce international. Si on continue à être les abrutis de la mondialisation en ouvrant à tout va et en n’ayant aucune politique protégeant des secteurs essentiels sur le plan social, écologique ou sur le plan de la nouveauté, pour des acteurs économiques qui ne sont pas encore assez forts pour survivre à la concurrence mondiale, alors nous courrons à la catastrophe. On pourrait créer des instruments pour demander de la réciprocité dans les traités de libre-échange sur des critères sociaux et écologiques.

Il faut affronter durement la logique de libre-échange. On a beaucoup parlé du CETA. Même les experts nommés par Emmanuel Macron disent qu’il y a un problème écologique avec le CETA. Pensant profiter du Brexit et de l’isolement de Trump, l’UE a annoncé qu’elle allait accroître cette logique en signant des contrats avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie, et le Mercosur. Je préfère ne pas imaginer les impacts néfastes sur notre secteur agricole. Vous voyez bien qu’avec de la volonté politique, on peut avancer sur des actes très concrets, pas utopiques du tout et qui conduisent à la convergence des économies et des sociétés européennes.

LVSL : Sur les travailleurs détachés, sur l’accueil des réfugiés, sur le respect des traités, nous assistons à un affrontement Est-Ouest. L’intégration de pays de l’Est aux standards sociaux considérablement différents et aux intérêts géopolitiques divergents ne condamne-t-elle pas toute Europe politique unissant l’Europe slave et l’Europe héritière de l’Empire romain ?

Je n’y crois pas du tout. En tout cas, je n’y crois pas d’une manière essentialiste. Je réfute les propos de certains hommes politiques qui affirment que si un pays appartenait à l’Empire romain, il est en droit de participer à l’Union tandis que s’il n’en faisait pas partie, il est naturellement interdit de prendre part à l’UE.  Cela va loin. Cette théorie a un nom.

Du point de vue factuel, ce n’est pas tout à fait faux. La réunification non complétée a abouti à cette situation. Par voie de conséquence, il y a une domination du grand capitalisme allemand sur le reste de l’Europe. Cela est aussi dû à des politiques imbéciles de la France qui s’est désarmée de manière unilatérale sur le terrain industriel. Par ailleurs, j’aimerais rappeler que la France profite de ce grand marché. Elle est le troisième exportateur de travail détaché. L’attachement des grandes entreprises françaises au fait qu’il n’y ait pas de lutte sérieuse contre le dumping social en est un signe.

“Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne (…) Je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.”

Mais, même si le grand capitalisme allemand domine aujourd’hui, est-ce une opposition indépassable ? Au fond, on voit de telles oppositions à toutes les échelles. Peut-être qu’un jour, les Bretons diront : “de manière indépassable, l’Etat français est mauvais pour nous. Au fond, il favorise l’Ile-de-France”, ce qui est un fait historique. Je crois que quand on est de gauche, la question qui se pose, c’est la démocratisation des espaces de pouvoir réel.  Le sujet c’est la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple contre la petite élite qui s’en sert. Si on ne se bat pour la démocratisation de l’UE, on ne se battra pas pour la démocratisation de la France et on retombe sur des logiques géopolitiques, sur des logiques qui vous font dire “Les Allemands”. Or, il y a aujourd’hui en Allemagne, un sous-prolétariat d’origine étrangère qui est exploité comme ce n’est pas permis. Il y a une jeunesse faible démographiquement qui doit accepter les réformes Hartz IV qui, malgré leur caractère indécent, inspirent des politiques dans notre pays.

Au fond, je ne crois pas à l’idée d’un détour par le discours national pour revenir à un discours pro-européen. Si on fait un détour, on restera dans le national. Pour moi, il faut organiser une parole alter-européenne. C’est un combat idéologique. Cela paraît difficile. Mais quand vous aviez une monarchie écrasante, une aristocratie dont les privilèges se sont accrus au cours du XVIIIème siècle, cela apparaissait écrasant que d’imaginer démocratiser cet espace. Pourtant, quelque chose s’est passé. Quand je rencontre des Portugais, des Espagnols, des Allemands, des Tchèques, des Grecs, en particulier des jeunes, je ne sens pas l’idée qu’on ne peut rien y faire parce que “c’est comme ça”. Il y a de l’énergie. Il y a de la volonté, d’ailleurs indécise, sans porteur politique, mais il y a cette volonté de vouloir faire autre chose.

Certes, il y a eu des accidents industriels majeurs. Après la Première Guerre Mondiale, certains ont raisonné dans des termes chauvins. Ils disaient “Au fond, les peuples sont les peuples. Vous voyez bien que c’est impossible. Les socialistes allemands ont voté les crédits de guerre et les socialistes français aussi.” Moi je pense qu’il y a des moments dans l’histoire où il faut reprendre le flambeau de l’internationalisme.

LVSL : Certains avancent que si on atteint ce point d’unité entre les peuples, l’Europe sociale et politique, alors l’Allemagne s’en ira. Elle préférera la dislocation de l’UE pour sauvegarder son hinterland et sa monnaie…

C’est assez mystérieux de se dire de gauche et de penser qu’il ne faut pas essayer. On a assez reproché à la sociale-démocratie d’intégrer la défaite et le compromis à bas niveau pour ne pas accepter qu’une gauche qui se dirait nouvelle et combative fasse exactement la même chose. Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a une contradiction fondamentale entre la position de l’Allemagne, d’une grande partie de la population allemande et toute évolution en Europe, notamment par le fait qu’ils aient indexé leurs retraites sur des pensions liées à la valeur de l’euro, parce que c’est un pays vieillissant.

Guillaume Balas à sa permanence rue d’Enghien ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Cependant, je ne crois pas que sociologiquement, idéologiquement, la gauche soit morte en Allemagne. En vérité, les trois grands partis de gauche n’ont pas joué leur rôle. Le débat électoral a été terrible pour le SPD : en acceptant d’entrer dans une coalition avec la CDU, ils se sont privés de la possibilité de déjuger celle qui la menait. Die Linke a mené une campagne incompréhensible avec deux leaders qui se contredisaient. Quant aux verts, ils ne sont pas clairs sur le néolibéralisme, et ils vont probablement intégrer la coalition Jamaïque. Or, je suis persuadé que s’il y avait un front à la fois gouvernemental et de mouvement social, l’Allemagne bougerait. Des fractures éclateraient. L’Allemagne n’est pas homogène. Vous seriez surpris par la délégation socialiste allemande au Parlement. Il y a des gens très libéraux et il y a des gens qui, sur la question sociale, sont parmi les plus combatifs. C’est le cas de la coordinatrice des socialistes au sein de la commission des affaires sociales. Elle était la plus grande pourfendeuse de l’austérité.

LVSL : Pour finir, que pensez-vous des mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et proposent des stratégies de type Plan A/Plan B ? 

La complexité de la stratégie populiste va se révéler en Espagne. Podemos va avoir des difficultés à affronter la question catalane. A force de proclamer “la patrie, la patrie, la patrie”, vous conscientisez des gens. De grandes contradictions vont être mises à jour. Plus généralement, je ne vois pas comment on peut prévoir une bataille de haute intensité sur le plan A tout en ayant un plan B aussi élaboré. C’est une question de dynamique. Je veux dire par là que s’il y a une alliance progressiste en Europe, à partir de là, on peut se poser la question de la stratégie pour surmonter les résistances. Soit on pense qu’on est assez fort, et on réunit une majorité, soit on imagine des stratégies de type plan B à quelques-uns.

“Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure.”

J’y crois peu en vérité. Imaginons une Espagne dirigée par Podemos, une France dirigée par Jean-Luc Mélenchon et – par je ne sais quel miracle – un Portugal dirigé par le Bloco. Je pense que cela ne tiendrait pas plus que la France ne tient face à l’Allemagne. Il est compliqué de se battre sur un plan A et de faire essentiellement des réunions sur le Plan B. Cela veut dire qu’au fond, qu’on n’y croit pas et que le plan A est une gageure. Au fond, c’est une éducation politique. On met cela dans la tête des militants. Quand on met cela dans la tête de militants, c’est dur d’avoir un vrai combat sur le plan A.

Enfin, cela met à jour de fortes contradictions dans la gauche radicale et dans la gauche en général. J’ai regardé le discours de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale avec intérêt. Il y a 3 thèses en une dans ce discours. Il y a une première qui réfute l’accusation d’anti-européen, une seconde qui exprime des choses que j’aurais pu dire et une troisième qui se résume par l’expression “I want my money back”, c’est-à-dire l’inverse de ce qu’il a dit juste avant. C’est le reflet de contradictions profondes au sein de la gauche radicale sur ce sujet et au sein des mouvements progressistes en général.

C’est la raison pour laquelle je crois en la nécessité, pour faire face au rouleau compresseur néo-libéral, que ceux qui croient en une issue internationaliste donnent de la voix. La gauche, parce que j’appelle cela la gauche, ne peut gagner que si elle est unie. Pour être unie, elle doit être diverse et pour qu’elle soit diverse, il faut que cette gauche internationaliste existe.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

« Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États », entretien avec Rémi Bourgeot

©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro, ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l’Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd’hui.

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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l’indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l’Europe, les conséquences de la dislocation d’un de ses États membres ? L’UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande.

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l’immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l’Est de l’Europe ?

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne.

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire brutale.

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays.

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l’extérieur (ici, à l’Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale.
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée.

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n’a pratiquement pas reçu de « migrants »….
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes.

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec.

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l’Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l’UE ? Pensez-vous, comme l’a récemment affirmé l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente.

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure.

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.

Reste que l’idée d’encourager délibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin.

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l’Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu’elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante.

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques.

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L’Allemagne se trouve aujourd’hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l’ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l’ont montré le bon score de l’Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne.

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.

Texte initialement paru sur L’arène nue

Crédits photo : ©Efraimstochter. Licence : CC0 Creative Commons.

 

Macron, le “modèle allemand” et les “fainéants”

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Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

Depuis le début de son mandat, Emmanuel Macron multiplie les dérapages verbaux à l’encontre des perdants de la mondialisation. Dernière en date : dans un entretien accordé au quotidien allemand Der Spiegel, il explique l’opposition à sa réforme de l’ISF par une forme de “jalousie typiquement française”. Il en profite pour réaffirmer sa volonté de “réformer” le système social français… et son admiration pour le “modèle” allemand.


Dans cet entretien, l’Allemagne est présentée comme l’archétype des pays qui ont été “gagnants dans la mondialisation”. La France, de son côté, pâtit encore de ses pudeurs à l’égard de la réussite et de la richesse. Ce sont les réflexes de “jalousie” des Français qui expliquent que l’économie de la France se porte aussi mal. Un discours tristement classique.

La rhétorique macronienne se caractérise par trois leitmotivs. L’apologie du “mérite”, de la prise de risque, de la mobilité sociale, bref, de la souplesse et de la réussite (comprendre : la souplesse pour les salariés et la réussite pour les autres). Le “rapprochement franco-allemand”, c’est-à-dire le rapprochement du système social français vis-à-vis de l’exemple allemand. Enfin, la réalisation de “l’intégration européenne”. Ces trois thématiques sont en réalité les trois facettes d’un même projet, d’une même vision du monde. Il s’agit d’en finir avec le modèle égalitariste de protection sociale à la française, qui entretient la paresse, punit la réussite et sanctionne la richesse. C’est Denis Kessler, ex-numéro 2 du Medef, qui a défini ce projet avec le plus de clarté : il s’agit de ”défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance”, c’est-à-dire les réformes sociales mises en place par les communistes et les gaullistes à la Libération.

Bien sûr, tout le monde n’en bénéficiera pas. Emmanuel Macron le sait très bien ; en Macronie, “tout le monde ne réussira pas de la même manière“, avait-il prévenu le 21 novembre 2015. Les “fainéants” qui ne trouvent pas de travail, les chauffeurs de taxi confrontés à l’ubérisation, les ouvriers licenciés qui refusent de retrouver un emploi à 200km de chez eux : tous ceux-là feront de la résistance. Il s’agira de la briser. Pour cela, un moyen : les structures d’acier de l’Union Européenne ; et un modèle : l’Allemagne.

La fascination pour le modèle allemand

Cette fascination pour le modèle allemand n’est pas propre à Emmanuel Macron ; elle irrigue le discours et la pensée de la majorité des élus, des éditorialistes et des journalistes. On connaît la passion illimitée de certains quotidiens pour le modèle allemand, qui atteint des proportions souvent délirantes.

La classe politique n’est pas en reste. Les deux candidats de la dernière campagne présidentielle pressentis comme les vainqueurs les plus probables (François Fillon et Emmanuel Macron) se sont rendus à Berlin pour recevoir l’adoubement d’Angela Merkel. Les deux présentaient l’Allemagne comme un modèle, dont il conviendrait de s’inspirer.

Que cache cette germanophilie ?

A première vue, le modèle allemand n’est pas des plus attrayants. Selon l’institut Eurostat, dirigé par la Commission Européenne, le taux de pauvreté y atteint 17,5%, contre 13,5% en France. Il est en constante augmentation depuis l’élection d’Angela Merkel : en 2006, 11 millions d’Allemands étaient considérés comme pauvres, c’est-à-dire touchant moins de 60% du revenu médian ; aujourd’hui, ce sont 13,5 millions d’Allemands qui sont concernés par cette situation. Soit une augmentation du taux de pauvreté de 22% en une décennie.

Le taux de chômage est a priori extrêmement faible, puisqu’il est officiellement de 5,2%. Ce chiffre est trompeur, puisqu’il ne prend pas en compte le très grand nombre de travailleurs à temps partiel. Or, 27% des emplois allemands sont des emplois à temps partiels ; cela signifie que les salariés ne sont pas payés au salaire minimum, et souvent qu’ils ne bénéficient pas des cotisations sociales. Parmi les 95% d’Allemands qui travaillent, il y en a donc 73% qui travaillent à temps plein et 27% à temps partiel. Le chiffre de 5,2% de chômeurs allemands est pourtant repris sans distance critique aucune dans la majorité des articles que l’on peut lire et des discours que l’on peut entendre…

La germanophilie des dirigeants français est d’autant plus étonnante que l’expansion du modèle allemand s’effectue au détriment des économies frontalières. L’industrie italienne, par exemple, est laminée par la concurrence allemande ; au point que la Confindustria, l’équivalent italien du Medef, multiplie les critiques de l’Union Européenne et de l’Allemagne, plaide pour la mise en place de barrières protectionnistes et discute ouvertement d’une sortie de l’euro. En France, il ne se passe pas un mois sans qu’une entreprise française ne soit rachetée par des capitaux allemands ; on apprenait récemment que les actionnaires d’Alstom envisageaient un rachat partiel par l’entreprise allemande Siemens. Pourtant, les représentants des grandes entreprises françaises, dont on aurait pu penser que cette concurrence sauvage inquiéterait, ne tarissent pas d’éloges sur le système économique et social d’Outre-Rhin, et ne cessent de se prononcer pour une Europe plus intégrée, un assouplissement des frontières économiques et un alignement des normes françaises sur les critères allemands.

Il faut dire que le “modèle allemand” ne manque pas d’attrait pour les grandes fortunes françaises, surtout depuis le vote des fameuses Lois Hartz. Celles-ci ont été conçues par Peter Hartz, l’un des dirigeants de Volkswagen, que le chancelier social-démocrate Gerard Schröder avait chargé de diriger une commission pour la réforme du droit du travail allemand. Les Lois Hartz ont brisé toutes les normes qui encadraient le travail des salariés : les conditions de licenciement ont été facilitées, la limitation du temps de travail a été assoupli, les allocations chômage ont été amoindries et conditionnées à la recherche active d’un travail… Elles ont permis la multiplication de micro-emplois non soumis aux cotisations sociales. Angela Merkel a poursuivi et approfondi ce travail de libéralisation du marché du travail. C’est la raison pour laquelle les puissances économiques françaises regardent d’un oeil bienveillant le “modèle” économique allemand malgré la concurrence déloyale qu’il leur impose : il est parvenu à réaliser ce qu’elles souhaitent pour la France. L’assouplissement des lois sociales vaut bien la perte de quelques entreprises. Cet échange de bons procédés (l’ouverture des frontières économiques françaises en échange de l’importation du savoir-faire allemand en matière de droit du travail) s’effectue via une superstructure transnationale qui cristallise les revendications de l’industrie allemande et des grandes fortunes françaises : l’Union Européenne.

L’Union Européenne contre l’Union des peuples

Dans son discours prononcé à la Sorbonne le 26 septembre 2017 (qu’Emmanuel Macron avait fait soigneusement relire par Angela Merkel), le Président a présenté l’Union Européenne comme un moyen de mettre fin aux tensions multiséculaires qui ont opposé la France et l’Allemagne. L’union des capitaux entraînera l’union des peuples, et la fusion des économies la fusion des consciences. Cette téléologie libérale fait totalement l’impasse sur les rapports de force qui structurent l’Union Européenne. Elle occulte ainsi l’une de ses dimensions essentielles : l’Union Européenne perpétue des rapports de domination et une relation de concurrence entre ses membres ; celle-ci s’effectue souvent au profit de l’Allemagne, qui possède l’industrie la plus puissante de toute l’Europe, et qui, par conséquent, bénéficie considérablement du libre-échange imposé par les traités européens.

http://www.anticapitalistes.net/spip.php?article6166
Le couple Tsipras-Merkel, symbole des rapports de force qui structurent l’Union Européenne © EU2016

Cette relation de domination fragilise les efforts de réconciliations entre les peuples entrepris depuis la Libération. On se souvient de l’intransigeance d’Angela Merkel et de Wolfgang Schaüble à l’égard de la Grèce. Plus encore que le FMI ou la Commission Européenne, c’est le gouvernement allemand qui a poussé la Grèce à mettre en place des plans d’ajustement structurel dont l’inhumanité rappelle ceux qui ont été imposés à l’Afrique et à l’Amérique latine par le passé : baisse des salaires de 30%, libéralisation du système de santé et des logements, privatisations sauvages effectuées au profit de l’Allemagne… En conséquence, le taux de chômage et de pauvreté ont doublé, le taux de suicide a triplé et la mortalité infantile a augmenté en Grèce de 43% depuis 2008. C’est encore Angela Merkel qui, en Espagne, a plaidé pour les réformes libérales les plus dures : ainsi, en 2013, le gouvernement espagnol garantissait un revenu minimal pour les familles indigentes. Alors que 26% des mineurs espagnols étaient, selon un rapport de l’UNICEF, “gravement et en permanence sous-alimentés”, Angela Merkel, avec l’appui de la Commission Européenne, a imposé au gouvernement de Mariano Rajoy la suppression de ce revenu minimum. En France, les gouvernants ne cessent d’osciller entre l’hostilité majoritaire de leur population aux réformes libérales et les pressions issues du gouvernement allemand et de la Commission Européenne pour qu’ils les adoptent – soutenant en cela les revendications des secteurs les plus fortunés de la société française.

Emmanuel Macron ne cesse d’évoquer l’Europe de Goethe, de Victor Hugo, de Schiller et de Dante. C’est pourtant un tout autre imaginaire historique qu’il réactive. Suite à sa dernière provocation, on a pu voir sur les réseaux sociaux la relation franco-allemande actuelle être comparée à la coalition entre les nobles émigrés de Coblentz et les monarchies européennes unies contre la France révolutionnaire de Valmy, ou encore à l’alliance de circonstances entre Adolphe Thiers et Bismarck dirigée contre la Commune de Paris. L’hégémonie de l’Allemagne sur l’Europe suscite des réactions violemment eurocritiques, de natures très différentes. Elle crée un besoin croissant de protection nationale et de reconquête de souveraineté face aux assauts de l’eurocratie et du gouvernement allemand, qui s’exprime souvent de manière opposée. Elle réactive un patriotisme civique et républicain en France, ou en Espagne, qui se construit en opposition aux “oligarques”, c’est-à-dire aux multinationales, aux banques et à la classe politique, accusée d’avoir livré leur pays à ces dernières ; elle favorise, à l’inverse, un nationalisme ethno-culturel (en Grèce et dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est) qui prospère sur le rejet des “parasites” : immigrés, minorités culturelles ou ethniques, accusés de mettre en danger la pureté de la communauté majoritaire. On pense au parti Aube Dorée en Grèce, qui arbore une symbolique très proche de celle du NSDAP ; au Jobbik hongrois, qui entretient des milices para-militaires et organise des pogroms dirigés contre les Roms (ce parti avait totalisé 20% des voix aux élections législatives de 2014) ; au LSNS (Parti Populaire – Notre Slovaquie), parti néo-nazi slovaque qui contrôle 10% des députés du parlement.

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Des militants du parti Aube Dorée, parti grec néo-nazi © DTRocks

Emmanuel Macron ne cesse de brandir le spectre du retour des nationalismes ethniques et des haines entre les peuples comme justification à sa politique européenne et libérale ; c’est précisément celle-là qui jette les peuples désespérés et brutalisés, lorsqu’aucune alternative républicaine ne se présente, dans les bras des extrêmes-droites ethnicistes et racialistes.

 

Crédits :

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© DTRocks (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Golden_Dawn_members_at_rally_in_Athens_2015.jpg)

Vladimiro Giacchè : « L’Allemagne de l’Est ne s’est pas remise de son annexion par l’Ouest »

https://www.youtube.com/watch?v=-EWVPCOYCSY
Vladimiro © a/simmetrie

Vladimiro Giacchè est un économiste italien, actuellement président du Centre de recherche européenne de Rome. Fin connaisseur de l’Europe et de l’Allemagne, il est l’auteur d’un ouvrage original et riche sur la réunification allemande, Le second Anschluss – l’annexion de la RDA (édition Delga, 2015). Alors que l’Allemagne vient de voter dans le cadre d’élections législatives dont les résultats fragilisent Angela Merkel et quelques jour après le vingt-septième anniversaire de l’unité du pays, il a bien voulu répondre aux questions de L’arène nue.

[Cet entretien a été traduit de l’italien par une fine équipe composée de Luca Di Gregorio, Gilles Tournier et Paul Moesch : un grand merci.]

***

 

Les résultats des élections législatives en Allemagne ont révélé de profondes divergences entre l’Ouest et l’Est du pays. Dans l’ex-RDA, le parti AfD fait 21,5 %, et est arrivé second. Die Linke y a réalisé ses meilleurs score (16 % contre 9 % au niveau national). J’imagine que vous n’en être guère surpris. Comment l’expliquez-vous ?

Aucune surprise, en effet. C’est la conséquence d’un pays qui reste toujours divisé vingt-sept ans après son unification, en même temps que d’un accroissement des inégalités sociales ces dernières années. Un citoyen qui vit en Allemagne de l’Est a deux fois plus de chances d’être chômeur que s’il vivait à l’Ouest. Et lorsqu’il travaille, il perçoit un salaire inférieur de 25 % à ce que perçoit un travailleur de l’Ouest.

Cela n’a pas grand chose à voir avec l’incapacité supposée des Allemands de l’Est à travailler (car oui, cet argument a parfois été avancé). C’est au contraire lié aux modalités de l’unification allemande. C’est lié au fait qu’à la nécessité de réaliser rapidement l’unité politique, qu’à la nécessité idéologique de supprimer complètement la RDA, ont été sacrifiées des exigences économiques élémentaires, en particulier celle de sauvegarder autant que possible l’industrie et les emplois des citoyens de l’Est. On a pratiqué la politique de la tabula rasa, en établissant le taux de change à un contre un entre le mark de l’Ouest et le mark de l’Est. Ce faisant, on a mis l’industrie de la RDA hors-jeu. Par ailleurs, l’ensemble du patrimoine industriel de l’ex-RDA a été confié à une société fiduciaire, la Treuhandanstalt, qui l’a liquidé, créant instantanément des millions de chômeurs. Il est beaucoup plus facile de fermer une industrie que de la reconstruire. Mais depuis, on s’est hélas rendu compte que lorsqu’on désindustrialise un pays (la désindustrialisation de la RDA n’a aucun autre exemple en Europe en période de paix) les conséquences peuvent durer des décennies, sinon des siècles. Le «Financial Times Deutschland» du 18 juin 2008 affirmait d’ailleurs que pour aligner complètement les revenus des deux parties de l’Allemagne, il faudrait 320 ans…

Le plus ridicule est que l’unification de l’Allemagne nous est  présentée aujourd’hui comme une réussite opposable, par exemple, au destin du Mezzogiorno italien. La vérité, c’est que de tous les pays ex-socialistes d’Europe orientale, les territoires de l’Allemagne de l’Est sont ceux qui, en valeur absolue, ont connu le moins de croissance ces 27 dernières années. Il est dès lors normal que les citoyens qui vivent dans ces territoires se sentent abandonnés par la politique, et qu’ils expriment leur protestation par le vote. D’autant que comme on le sait, le pourcentage de pauvres (et de travailleurs pauvres – les working poors) en Allemagne a augmenté partout ces dernières années, et pas seulement à l’Est. C’est aussi le résultat du fameux « Agenda 2010 » de Schröder que Macron, à ce qu’il semble, veut aujourd’hui reproduire en France.

Dans votre livre, « Le second Anschluss » vous expliquez qu’au moment de la réunification, l’ex-RDA a été « criminalisée », que ses élites ont été écartées. Outre les problèmes économiques générés par une unification brutale, tout cela n’a-t-il pas généré également un traumatisme identitaire ?

Oui, c’est un autre aspect considérable et peu connu de cette affaire. L’élite, non seulement politique mais aussi scientifique et culturelle de l’ex-RDA, a été complètement évincée. Aujourd’hui encore, rares sont les professeurs des universités enseignant à l’Est qui ne proviennent pas de l’Ouest. Dans la magistrature et dans l’armée, la proportion des « Ossies » est quasi nulle. Tous les instituts et les académies de l’Est ont été liquidés en un temps record. Certains, tel le juriste et éditorialiste Arnulf Baring, sont même allés jusqu’à écrire des citoyens de l’Est qu’ils avaient été « mentalement altérés » par le « régime collectiviste », et qu’ils étaient donc devenus malgré eux un « élément freinant d’un point de vue systémique».

Ces pratiques et ces propos ont évidemment contribué à engendrer dans une large frange de la population d’ex-Allemagne de l’Est, la sensation d’avoir été colonisée, et de voir mise en cause sa propre identité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la population de l’Est ne partage guère l’idée – majoritaire dans le monde politique et dans les médias mainstream – selon laquelle tout ce qui existait en RDA méritait d’être éliminé. Un sondage commandé par le gouvernement à l’institut de recherche EMNID pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur a en effet montré que 49% des habitants de l’ex-RDA approuvaient l’affirmation suivante : « la RDA avait plus d’aspects positifs que d’aspects négatifs. Il y avait des problèmes, mais on vivait bien ». Pour les « Ossies », la diabolisation de la RDA a donc largement été perçue comme une mise en cause de leur histoire personnelle et de leur identité.

Vous expliquez que l’unification allemande s’est faite par la monnaie, et que c’était une si mauvaise idée que le patron de la Bundesbank de l’époque, Karl-Otto Pöhl, était contre. Le même fut ensuite un farouche opposant à la mise en place de l’euro. Existe-t-il des similitudes entre l’unification monétaire des deux Allemagnes et la création de la monnaie unique européenne ?

Le témoignage de Karl-Otto Pöhl est très intéressant. Il était en effet opposé, en 1990, à l’unification monétaire immédiate. Celle-ci a cependant été réalisée, de surcroît au taux de 1 Deutschemark contre 1 Ostmark, alors que le taux de change réel dans les relations économiques entre les deux Allemagne était jusque-là de 1 pour 4,44. Du coup, le prix des marchandises produites en RDA s’est trouvé réévalué du jour au lendemain de 350 % ! Deux ans plus tard, Pöhl pouvait affirmer devant une commission d’enquête parlementaire que dans ces conditions « les entreprises de RDA perdraient toute compétitivité », et conclure en disant qu’on avait administré à l’Est « un remède de cheval qu’aucune économie ne pourrait supporter. » À l’époque de cette commission d’enquête, Pöhl n’était plus président de la Bundesbank. Il s’était en effet retiré en 1991, peu de temps après une audition au Parlement européen durant laquelle il avait déjà présenté l’unification monétaire allemande comme « un désastre », et déconseillé à ses auditeurs de ne pas renouveler l’erreur à l’échelon européen. Comme on le sait, il n’a pas été écouté.

Mais quelles sont les ressemblances entre les deux unions monétaires ? 

La plus importante tient au fait qu’une monnaie n’est pas simplement une monnaie, mais intègre des rapports juridiques et sociaux. Dans le cas du Deutschemark, il s’agissait de rapports sociaux capitalistes (ceux de la prétendue « économie sociale de marché » allemande). Dans le cas de l’euro, il s’agit du néolibéralisme qui inspire le traité de Maastricht et qui se caractérise par l’indépendance de la Banque Centrale par rapport aux gouvernements (ce qui signifie la dépendance de nombreux gouvernements par rapport à cette Banque centrale), dont l’objet unique est la stabilité des prix (et pas l’emploi ).

En découle une compétition entre les États qui est fondée sur le dumping social et fiscal, où celui qui joue le jeu le premier est gagnant. Évidemment, dans le contexte d’une monnaie unique, au sein de laquelle il est par définition impossible d’ajuster les différences de compétitivité par le taux de change, la victoire n’admet aucune contestation. L’Allemagne a joué ce jeu avec l’Agenda 2010 de Schröder et une forte réduction des impôts sur les entreprises. Résultat : une énorme croissance de sa balance commerciale, tandis que les autre États de la zone euro étaient en déficit. Du coup dans de nombreux autres pays européens et de la même façon quoi qu’avec une intensité moindre, on a pu observer, après 2008, des phénomènes semblables à ceux qui s’étaient manifestés en Allemagne de l’Est après la réunification : chute du PIB, désindustrialisation, augmentation du chômage, déficit de la balance commerciale, augmentation de la dette publique, émigration.

Les ressemblances, comme on peut voir, ne sont donc pas négligeables. Mais il y a également des différences, positives ou négatives. Dans l’eurozone, on n’a jamais vu se mettre en place la parité déraisonnable des monnaies comme ça avait été le cas entre le DM et l’Ostmark. En revanche, il n’y a pas eu non plus les transferts de fonds massifs qu’a effectués la RFA au profit de la RDA. L’opposition têtue de l’Allemagne à ce type de transferts démontre que la classe dirigeante de ce pays n’a pas retenu la leçon de l’unification d’un point de vue économique. Cette leçon est la suivante : si tu désindustrialises ton voisin, et si tu veux qu’il continue à acheter tes produits, tu dois financer sa consommation. L’Allemagne espère obtenir le beurre et l’argent du beurre, ce qui ne fait que rendre explosives les contradictions au sein de l’Eurogroupe.

On a évoqué plus haut la Treuhand, l’outil créé pour privatiser à toute vitesse en Allemagne de l’Est. N’était-elle pas une sorte d’ancêtre de la « Troïka » qui a si durement sévi dans les pays d’Europe du Sud ?

Si, bien sûr ! La réactivation d’une Treuhand pour la Grèce fait partie du train de mesures acceptées par Alexis Tsipras durant l’été 2015. Il s’agit en substance d’exproprier une partie du patrimoine public grec (dans le cas de l’Allemagne de l’Est, il s’agissait de la totalité), et de le confier à une société fiduciaire placée sous le contrôle des créanciers. En octobre 2016, j’ai participé à un congrès à Berlin durant lequel a été mise en évidence la continuité entre les privatisations opérées par la Treuhandanstalt et les mesures imposées par la « Troïka » et l’Eurogroupe à la Grèce. Il est incroyable que ce modèle ait été de nouveau choisi vu le désastre qu’il a provoqué en ex-RDA, c’est à dire la destruction de richesses pour un montant de 900 milliards de DM de l’époque, et l’anéantissement de l’industrie de l’Est. C’est là qu’on voit à quel point il peut être funeste de d’ignorer les leçons de l’histoire.

Aujourd’hui, vous qui avez écrit tour à tour sur l’Europe et sur l’Allemagne, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, et celui de notre continent ?

Je ne suis pas très optimiste. L’Allemagne semble prisonnière de sa politique mercantiliste et incapable de modifier son approche. Chez les autres grands pays européens – à commencer par la France – demeure l’illusion de pouvoir la suivre sur son terrain. Il me semble que ni les classes dirigeantes allemandes ni celles européennes ne soient conscientes des immenses dégâts causés par l’idée de faire de l’union monétaire l’alpha et l’oméga de l’union politique du continent.

La plus grande promesse de la monnaie unique, celle de promouvoir la convergence entre les économies, a été trahie (et il ne pouvait en aller autrement, à la lumière du contenu du Traité de Maastricht). C’est le contraire qui s’est produit. La conséquence est une instabilité structurelle de la zone euro, mais également une dégradation des relations entre pays d’Europe, un «blame game» («jeu des reproches») continu et réciproque et la fin de toute volonté de solidarité européenne. On l’a parfaitement vu hier au sujet de la Grèce, on le voit encore aujourd’hui au sujet de la crise migratoire.

Voilà pour les dégâts. Quant aux risques, ils ne sont pas moindres. Le risque majeur est celui de l’explosion non coordonnée de la zone monétaire. La chose la plus raisonnable à faire serait de désamorcer cette bombe, et de le faire tous ensemble, en réfléchissant à la manière d’éliminer l’euro de la façon la moins douloureuse possible. Je constate qu’au contraire, on continue à divaguer sur un surcroît d’intégration européenne. Cette attitude est digne de ceux qui pensent que pour résoudre les problèmes d’un immeuble construit sur de mauvaises fondations il faut ajouter un nouvel étage. En général, dans ces cas-là, les choses ne se terminent pas bien.

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Réparations de guerre : la dette impayée de l’Allemagne envers les Grecs

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269,5 milliards d’euros. C’est, selon un rapport du Parlement grec de 2015, la somme que doit payer l’Allemagne à la Grèce au titre des réparations de guerre pour l’occupation du pays par les nazis entre 1941 et 1944. Le remboursement de cette somme, qui représente plus de deux-tiers de la dette grecque (320 milliards d’euros), équivaudrait quasiment à son effacement. Le fait que ces réparations demeurent aujourd’hui impayées rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, l’Allemagne était au bord de la faillite, et que c’est précisément l’annulation et/ou le report de ses dettes – de guerre mais aussi hors-guerre – qui ont permis au pays de se redresser et d’être la puissance qu’elle est de nos jours. Un élément dont les instances européennes feraient bien de se souvenir…

 

L’occupation de la Grèce, un moment d’anéantissement du pays

27 avril 1941. Les armées grecques et leurs alliés britanniques vaincus, les troupes à motocyclettes allemandes et la seconde division Panzer entrent victorieuses dans Athènes. Se rendant directement à l’Acropole, ils y font descendre le drapeau grec de son mât pour le remplacer par la svastika nazie, actant symboliquement la fin de la Bataille de Grèce et la victoire du Troisième Reich et de ses alliés de l’Axe – bulgares et italiens.

S’ouvre alors le début d’une période d’occupation féroce du pays par l’Allemagne, désastreuse sur le plan humain et économique. Comme dans tous les pays qu’elle occupe, l’Allemagne oriente l’économie grecque au service des intérêts du Reich. Elle exige ainsi un important tribut de guerre, qui entraîne le pillage des ressources alimentaires grecques pour nourrir la Wehrmacht. Des frais d’occupation sont également exigés : l’occupant spolie plus de 400 milliards de drachmes entre 1941 et 1943. Enfin, les Nazis exproprient les richesses minières grecques en forçant les entreprises locales à nouer des contrats avec les exploitants allemands. Pour les Grecs, cela signifie une chute drastique de la production industrielle, une explosion du chômage et une inflation galopante. Le pillage par l’occupant allemand et les pénuries qui s’en suivent provoquent une longue période de famine dont le bilan est très lourd : 300 000 Grecs meurent de faim sur la période 1941-1944. A l’hiver 1941-1942, la situation est telle que dans la seule ville d’Athènes, la Croix-Rouge dénombre jusqu’à 300 décès par jour.

L’armée allemande est également responsable de terribles carnages, dans sa guerre permanente de représailles contre la résistance grecque, notamment l’EAM communiste. La répression allemande, particulièrement sanglante, se traduit par le massacre de villages entiers. Kalavyrta, Komeno, Distomo, Kaisariani… autant d’Ouradour-sur-Glane grecs parmi une liste interminable, pour un bilan humain tournant autour de 70 000 victimes. Sur l’ensemble de la période d’occupation, entre les privations, le pillage et la répression, on estime que ce sont entre 8 et 9 % des Grecs qui ont trouvé la mort (à titre de comparaison, ce chiffre s’élève à 1,5 % en France), et un septième de la population qui s’est retrouvée sans abri.

C’est cette dette de sang que l’Allemagne n’a jamais réglée, et qui a refait surface à l’heure où les créanciers allemands et européens étouffent l’économie hellénique.

Une arme diplomatique pour instaurer un rapport de force

Le 26 janvier 2015, le premier acte officiel d’Alexis Tsipras, alors fraîchement nommé Premier Ministre, fut de se rendre au mémorial de Kaisariani, village-martyr. Une manière hautement symbolique de renvoyer l’Allemagne à ses propres responsabilités historiques. Et de faire jouer un argument de poids dans le bras-de-fer à venir autour de la question de la dette grecque. La suite est bien connue : la trahison de Tsipras vis-à-vis du référendum de l’été 2015, suivie de l’acceptation du mémorandum européen. Le coup d’éclat à Kaisariani est resté lettre morte. Depuis, la question des réparations de guerre n’est plus évoquée lors des tables de négociation.

Pourtant, la somme des réparations de guerre évaluée par le Parlement grec en 2015, chiffrée à 269,5 milliards d’euros, changerait complètement la donne pour Athènes si elle était payée par l’Allemagne. Ce calcul prend en compte la somme réclamée par la Grèce dés 1946, qui s’élevait à 7 milliards de dollars : le chiffre est ensuite actualisé en prenant en compte l’inflation et les intérêts. Ces réparations recouvriraient ainsi les prêts (estimés à 10 milliards d’euros) que la Grèce a « consenti » avec un pistolet sur la tempe au Reich, les dédommagements pour les destructions de l’appareil productif et du système monétaire, ainsi que l’indemnisation des nombreuses familles de victimes (l’Allemagne n’ayant remboursé que les victimes juives, dans les années 1960). En tout, cela représente plus de deux-tiers de la dette grecque. Un tel remboursement, qui équivaudrait à un effacement des dettes de la Grèce envers ses créanciers par l’effacement de la dette historique de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce, permettrait à l’économie du pays de respirer enfin.

Évidemment, la question reste pure science-fiction en l’état, Berlin ayant clairement fermé la porte à une telle hypothèse. Mais à défaut de pouvoir trouver un écho juridique et économique immédiat, le sujet reste un argument moral indiscutable dans le camp grec. Car pour comprendre pourquoi le dossier des réparations de guerre n’est pas clos soixante-treize ans après la libération de la Grèce, il faut revenir à février 1953, date à laquelle l’Allemagne se voit octroyée une réduction de sa dette, et un quasi-renvoi aux calendes du remboursement des réparations de guerre (celles-ci sont alors renvoyées à la réunification future de l’Allemagne ; or, en 1990, Helmut Kohl refuse d’envisager le remboursement). Comparer le cas allemand en 1953 et le traitement du cas grec aujourd’hui permet de mettre en lumière l’injustice que subissent les Grecs, et d’anéantir la vue de l’esprit qui fait de la dette et de son remboursement consciencieux l’alpha et l’oméga de l’économie.

1953 : quand l’Allemagne voyait l’allègement de sa dette par ses créanciers

C’est un fait que les créanciers allemands et européens oublient un peu facilement. En février 1953, les Accords de Londres réduisent la dette ouest-allemande contractée hors-guerre de 60 %. Les Alliés sont alors bien conscients que l’humiliation économique du traité de Versailles a constitué l’une des conditions qui a rendu possible l’ascension d’Hitler au pouvoir, et ils ont dès lors été soucieux d’éviter que l’histoire ne se répète, même au prix d’une perte sèche pour les créanciers. L’Allemagne de l’Ouest devait à tout prix pouvoir se relancer : c’est le principe du « rembourser sans s’appauvrir ».

Pour cela, au-delà des effacements de dette et des reports, on établit que le service de la dette allemande ne doit pas dépasser 5 % de ses revenus d’exportation, afin de ne pas étouffer sa relance économique. Une telle disposition n’existe évidemment pas parmi les mesures imposées à la Grèce. Or, justement, les revenus d’exportation allemands augmentent, après-guerre. Et ceci en grande partie car le pays est autorisé à rembourser en monnaie nationale, et non en devises étrangères (ce qui implique la possibilité de faire tourner la planche à billets). Les créanciers, notamment français, britanniques et américains, se retrouvent ainsi remboursés avec des deutsche marks fortement dévalués qui ne servent à rien, si ce n’est à importer des produits ouest-allemands. Les exportations s’en trouvent donc dynamisées. Une telle possibilité n’existe pas pour la Grèce : tant qu’elle ne sort pas de la zone euro [1], elle sera de facto contrainte de payer en euro, alors qu’elle en manque (étant en déficit commercial avec les autres États-membres de l’UE).

Enfin, les Accords de Londres de 1953 accordaient aux tribunaux ouest-allemands la possibilité de suspendre le remboursement en cas de troubles à l’ordre public. En Grèce, le brasier social et la montée inédite de forces politiques extrémistes comme Aube Dorée, ne permettent d’avoir aucun doute sur les risques qu’encourt ce pays en termes de troubles à l’ordre public. La Troïka refuse pourtant catégoriquement un tel gel des remboursements ; une indication supplémentaire qui permet de penser que la priorité de l’Union européenne dans ce dossier n’est pas la stabilisation politique et démocratique de la Grèce, mais bien la satisfaction, coûte que coûte, des appétits des créanciers.

Toujours est-il que l’ironie de l’Histoire est savoureuse. Si l’Allemagne est là où elle en est aujourd’hui, parmi les premiers de la classe de l’économie mondialisée, c’est aussi parce qu’à un moment de son histoire, sa dette a été partiellement effacée, en partie aménagée, par pure volonté politique de ses créanciers dans le cadre de la Guerre Froide. Les arguments présentés lors des Accords de Londres sont toujours valables aujourd’hui. Le précédent grec est une menace pour tous les peuples européens. L’Allemagne, parce qu’elle a profité d’un effacement salutaire de sa dette, et parce qu’elle n’a à ce titre jamais payé pour les atrocités commises durant l’occupation de la Grèce, a une double responsabilité morale vis-à-vis de ce peuple. Elle est, plus que n’importe quel autre État européen, la plus illégitime pour demander aux Grecs de rembourser quoi que ce soit.

Comme l’illustrent les Accords de Londres, la dette n’est pas tant une question économique qu’un problème de volonté politique. Un effacement de la dette grecque n’a rien d’impossible. Seulement, en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne, l’heure est à la saignée.

Et pour cause. Un rapport de juillet 2017 émis par le ministère des Finances allemand a montré que les prêts accordés à la Grèce par l’Allemagne avaient rapporté à Berlin un bénéfice de 1,34 milliards d’euros, via les intérêts. Et ce n’est pas tout. Car s’il est normalement prévu que ces bénéfices soient restitués à la Grèce dans le cadre du plan d’aide, c’est à la seule condition que la Grèce se plie aux exigences de ses créanciers. Parmi celles-ci, une vaste opération de démantèlement et de privatisations des services publics, au profit… de l’Allemagne, entre autre. Gagnante à tous les coups.

Ainsi, lorsque quatorze aéroports grecs – parmi les plus rentables : ceux de Mykonos ou encore de Santorin et de Corfou – ont été privatisés, ils ont été vendus à l’entreprise allemande Fraport, dont les actionnaires majoritaires sont la région de Hesse et la ville de Francfort. Ou quand les pouvoirs publics allemands se renflouent sur la misère d’un peuple et la destruction méticuleuse de la propriété publique d’un « partenaire » européen…

[1] il convient de préciser que même si la Grèce avait sa propre monnaie, il faudrait encore qu’elle puisse parvenir à un accord avec ses créanciers sur la possibilité de rembourser sa dette avec cette monnaie nationale, c’est-à-dire de « monétiser sa dette ».

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