Rachat des turbines Arabelle : la soumission française aux États-Unis continue

© Joseph Édouard pour LVSL

Deux ans après le discours de Belfort d’Emmanuel Macron au cours duquel le Président de la République annonçait un accord d’exclusivité entre EDF et General Electric (GE) pour l’acquisition des activités nucléaires de GE afin de garantir le plein contrôle de la technologie de turbine Arabelle, rien ne se passe comme prévu. Ce qui apparaît comme la poursuite d’un échec industriel, débuté avec la vente de la branche énergie d’Alstom à GE en 2014, est révélateur de l’inefficacité de la politique industrielle du chef de l’État.

Depuis dix ans, Emmanuel Macron tente de faire oublier ses responsabilités dans la funeste décision de vendre la division énergie du groupe Alstom à l’américain General Electric. Sa validation d’une telle vente en tant que Ministre de l’Économie de François Hollande a en effet conduit la France à ne plus disposer d’une technologie clé : les turbines Arabelle, qui équipent nos centrales nucléaires. Au-delà de ces turbines, cette vente a également privé la France d’un savoir-faire et de capacités de production utiles dans les domaines de l’éolien en mer, des barrages hydroélectriques, du porte-avion nucléaire et d’équipements pour les réseaux électriques (disjoncteurs, transformateurs, etc.). Bref, des activités hautement stratégiques.

Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a compté sur l’oubli de cette affaire. Peine perdue : les suppressions d’emplois dans les usines passées sous pavillon américain et la commission d’enquête parlementaire présidée par le député Olivier Marleix (LR) – qui a accusé le Président de faire partie d’un « pacte de corruption » – ont montré que le sujet ne pouvait être mis sous le tapis. Finalement, en pleine campagne pour sa réélection, Macron s’est rendu à Belfort pour annoncer en grande pompe le rachat des fameuses turbines. Une décision qui attend toujours d’être concrétisée.

La dernière phase de l’acquisition des activités nucléaires de GE par EDF devait être close le 1er décembre 2023. Mais l’événement a été reporté sine die sans aucune communication officielle. La presse rapporte qu’EDF s’inquiéterait des effets des sanctions américaines envers la Russie sur le carnet de commandes de GE Steam Power. D’après le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, cette volonté des États-Unis de sanctionner Rosatom, principal acheteur des turbines, cache en réalité une guerre industrielle entre les États-Unis et la France. Rappelons que l’industrie nucléaire russe a échappé aux sanctions américaines et européennes jusqu’à présent du fait de la dépendance de l’Occident aux capacités d’enrichissement d’uranium de la Russie. Les États-Unis ont peut-être dorénavant des capacités d’enrichissement suffisantes pour envisager de sanctionner Rosatom.

La vente des turbines, une erreur historique

Cette guerre économique n’a rien de nouveau : cela fait des années que les États-Unis tentent de mettre la main sur les savoir-faire français et y parviennent. En 2014, GE rachète la branche énergie d’Alstom dans un contexte où l’entreprise française était engluée dans des affaires de corruption à l’étranger. Succinctement, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, est arrêté en avril 2013 aux États-Unis, Patrick Kron (PDG d’Alstom) négocie avec la direction de GE la cession de la branche énergie du groupe en 2014 sur fond de promesse américaine d’abandonner les poursuites contre Alstom et ses cadres dirigeants, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, préfère d’abord un rapprochement entre Alstom et Siemens et accuse Patrick Kron de négocier dans son dos. Alors que les négociations avec Siemens sont abandonnées, Arnaud Montebourg se rallie à l’option GE tout en cherchant une solution pour maintenir les activités nucléaires sous pavillon français. Nommé le 26 août 2014, Emmanuel Macron valide la cession de toute la branche énergie d’Alstom à GE en novembre 2014. La même semaine, Frédéric Pierucci est libéré sous caution aux États-Unis.

Lors de la vente, GE n’était plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été, mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain.

S’il est évident que la décision d’Emmanuel Macron d’autoriser cette cession a conduit à une perte de souveraineté française sur un secteur stratégique, le choix de GE était également mauvais. En effet, lors de la vente, GE n’était alors plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain. La division la plus importante de GE au début des années 2000 était GE Capital. Cette filiale a participé au scandale financier des subprimes – pour lequel le groupe a payé une amende de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis en 2019 – dont la bulle a lourdement endetté le groupe.

Après l’absorption de la branche énergie d’Alstom, GE licencie donc à tout va dans les usines françaises afin de rentrer dans ses frais et d’éponger ses dettes. Finalement, pour des raisons financières, le conglomérat américain va décider de se séparer de ces activités et Emmanuel Macron y verra une occasion de « réparer » l’erreur commise en 2014. Certes, le retour de la production des turbines Arabelle sous pavillon français est évidemment une bonne nouvelle pour la souveraineté économique du pays. Pour autant, EDF était-il le bon acheteur ? EDF est un producteur d’électricité mais n’est pas un producteur d’équipements : faire fonctionner une centrale nucléaire, ce n’est pas le même métier qu’usiner une turbine plus longue qu’un Airbus A380, pesant 1100 tonnes, déployant une puissance maximale de 1,7 GW et disposant d’une fiabilité de 99,96 %. 

EDF, acheteur par défaut

Si l’État a imposé à EDF d’entrer en négociation avec GE pour l’acquisition de cette activité, c’est parce qu’il n’existe aucune entreprise française ayant les compétences industrielles et financières pour opérer une telle activité. La production des turbines les plus puissantes et les plus efficaces en circulation suppose une compétence industrielle incomparable chez les salariés et dans la direction. Leur vente nécessite de pouvoir négocier d’égal à égal avec les gouvernements des pays concernés, le soutien de l’État français ne fait pas tout. Cette activité est éminemment risquée car l’usine n’est rentable qu’à la condition qu’elle produise deux turbines chaque année, tout creux de commande ou tout retard dans la production ou dans la livraison entraînant des coûts fixes importants qui ne peuvent être supportés que par un groupe industriel solide et diversifié.

L’État ne pouvait donc solliciter aucune entreprise privée à cette fin et encore moins lui imposer d’acquérir une activité dont les perspectives ne sont pas assurées sans une contrepartie financière substantielle. Et les solutions alternatives ayant émergé, notamment celle proposée par Frederic Pierucci, permettaient difficilement d’assurer l’avenir de l’usine de Belfort. EDF a donc été l’entreprise publique ayant la surface financière suffisante pour acquérir cette activité. 

La branche nucléaire de GE qu’EDF pourrait acheter recouvre la production et la maintenance des turbines Arabelle, des alternateurs Gigatop et de leurs auxiliaires ainsi que du contrôle commande de ceux-ci. Cela inclut l’usine principale de Belfort (la seule capable de produire des turbines Arabelle) mais également des usines à Rugby (Royaume-Uni) et Sanand (Inde) ainsi que des centres de maintenance en France et à l’étranger. Le groupe français pourrait ainsi intégrer l’ensemble de l’activité de construction d’une centrale nucléaire après l’acquisition de Framatome en 2018, génie civil mis à part.

Malgré le rachat, une dépendance aux Américains

Toutefois, la branche nucléaire qui pourrait revenir sous pavillon français va être singulièrement américanisée. Comme l’a rapporté Marianne, l’État s’est rendu compte que GE avait remplacé le contrôle commande historique d’Alstom (nommé ALSPA) par son propre contrôle commande (Mark) pour assurer la supervision de la turbine par l’opérateur. EDF n’a pas découvert cette information à l’occasion de ces négociations puisque l’entreprise française achète des turbines Arabelle pour ses projets d’EPR en France et à l’étranger. Dès lors, EDF a déjà accepté d’être livrée de turbines Arabelle avec le contrôle commande propriétaire de GE. Peut-être est-il aujourd’hui plus performant qu’ALSPA, mais GE a-t-il suffisamment investi pour le maintenir au plus haut niveau d’excellence ? En tout état de cause, EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE. Ainsi, les États-Unis disposent d’un levier d’influence sur les nouveaux EPR français et devront valider chaque projet d’exportation français. L’État va-t-il attendre une nouvelle humiliation des États-Unis, comme le refus de livrer des catapultes utilisées par le porte-avion Charles de Gaulle en 2003, pour se rendre compte que la souveraineté nationale doit être assurée par tout moyen sur les technologies sensibles ?

EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE.

Dans l’hypothèse où EDF acquiert effectivement cette activité, l’entreprise française devra faire face à deux difficultés majeures : les sanctions américaines et la concurrence avec Rosatom. Le conglomérat russe est tout à la fois le principal client des turbines Arabelle et l’un des concurrents d’EDF pour la construction de centrales dans le monde. Si les États-Unis imposent des sanctions contre la Russie, il est probable qu’EDF ne pourra livrer des turbines Arabelle à Rosatom qu’en transgressant les sanctions américaines. En effet, les turbines Arabelle contiennent des pièces dont les brevets appartiendront toujours à GE car l’entreprise américaine continuera à produire les mêmes pièces ou à utiliser les mêmes brevets pour des turbines utilisées dans d’autres types de centrale (à charbon, à biomasse ou à gaz par exemple). Si elle souhaite continuer à travailler avec les États-Unis et éviter un procès, EDF devra suivre les sanctions et renoncer à plus de la moitié de son carnet de commande actuel représenté par Rosatom, payer des pénalités à l’entreprise russe et abandonner les relations futures avec ce client fidèle. Que ferait le gouvernement français dans cette hypothèse ?

Même si les relations commerciales avec Rosatom devaient se poursuivre, EDF et Rosatom seront amenés à être concurrents ou partenaires pour la construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays souhaitant développer ce type d’énergie. Est-il possible que se fassent concurrence une offre d’EDF et une offre de Rosatom intégrant la turbine Arabelle produite par EDF ? La seule hypothèse permettant d’imaginer une poursuite des commandes de Rosatom à l’usine de Belfort serait celle d’un accord entre EDF et Rosatom incluant probablement une prise de participation de l’entreprise russe dans l’usine française pour limiter la distorsion de concurrence entre les deux acteurs. Si Rosatom a besoin de turbines Arabelle parce que certains clients internationaux la demandent eu égard à ses performances et que l’usine de Belfort a besoin des commandes de Rosatom, le rapport de forces semble être plus favorable à Rosatom dès lors qu’elle construit des réacteurs sur sol et à l’étranger avec d’autres modèles de turbines, notamment celles produites par l’entreprise russe Power Machines ayant de solides références à l’export. 

Cette prise de participation ne semblant pas crédible aujourd’hui, le risque est réel qu’EDF doive opérer une usine amputée de la moitié de son carnet de commande. Une déconvenue directement dûe à l’inconséquence de Macron, ministre de l’économie en 2014 et Président de la République depuis 2017.

Une politique industrielle inexistante

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français. La lecture de la presse locale et nationale rappelle la casse sociale et la destruction des compétences opérées par GE partout en France, dans la branche gaz, dans l’éolien en mer, les réseaux électriques et les activités support. Il n’y a plus de production de turbines hydrauliques en France depuis 2019. Comment être exhaustif face à une telle casse sociale depuis 2015 ? En 2021, GE a annoncé la scission du conglomérat en 3 entités dédiées à la santé, à l’aéronautique et à l’énergie. Les salariés de la branche énergie, dénommée GE Vernova, craignent une poursuite de la casse sociale et une nouvelle perte de souveraineté de la France dans le domaine de l’industrie de l’énergie. 

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français.

Au-delà de GE, toute l’industrie de l’énergie française subit les errements de la politique industrielle de l’État. Des secteurs indispensables à la lutte contre le changement climatique, dans lesquels la France dispose de salariés très compétents et de technologies de pointe, sont sacrifiés sans que la politique industrielle du gouvernement ne permette d’arrêter l’hémorragie. Alors que certaines entreprises font croire qu’elles vont produire des usines de panneaux photovoltaïques sous réserve d’énormes subventions à l’investissement et d’une hausse des tarifs d’achat du photovoltaïque. Ainsi, une filiale de Total ferme ses dernières usines de panneaux photovoltaïques en France et livrera la France depuis le Mexique et la Malaisie…

Pourtant, l’État a mis en œuvre une politique économique dont l’objectif affiché est la réindustrialisation. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de covid 19 dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir, souvent sans autre condition que celle de ne pas être une entreprise en difficulté… 

Même si le gouvernement se targue de l’ouverture d’usines, la part de l’industrie dans le PIB est inférieure en 2022, 13,3% (dernière valeur consolidée publiée par l’INSEE), à ce qu’elle était en 2017, 13,8%, lors de l’accession de M. Macron au pouvoir et en 2014, lorsque GE a acquis la branche énergie d’Alstom (14,1 %).

Il manque une évaluation quantitative de l’ensemble de la politique industrielle mise en œuvre par les derniers gouvernements auto-désignés comme « pro-business » mais il est manifeste que les fortunes déversées sur les entreprises privées sont sans commune mesure avec les résultats obtenus. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), symbole de la politique économique libérale de M. Hollande, a créé entre 100 000 et 160 000 emplois selon France Stratégie, bien loin du pin’s « 1 million d’emplois » arboré par M. Gattaz. Pour un coût de 18 Md€/an, chaque emploi créé grâce au CICE a coûté entre 112 500 et 180 000 € d’argent public. 

Des milliards distribués sans aucune vision

D’un point de vue qualitatif, le gouvernement a initié un semblant de politique industrielle verticale avec les plans France Relance et France 2030. Il a en effet choisi plusieurs filières telles que l’hydrogène vert, les batteries ou les petits réacteurs nucléaires (SMR). Pour prendre l’exemple des batteries, l’État subventionne directement les usines, indirectement via divers crédits d’impôts (comme le récent crédit d’impôt industrie verte, C3IV) et solvabilisera les acheteurs de batteries sur la base de prix permettant une rentabilité élevée aux producteurs. Profitant d’un rapport de forces très favorable, les industriels concernés mettent en concurrence les pays européens et les États-Unis pour l’installation d’une usine. En France, l’entreprise ACC réclame les mêmes conditions que Prologium pour la construction d’une usine de batteries. Et ACC a raison de s’émouvoir, l’État va subventionner 40 % de l’investissement de Prologium alors qu’elle-même ne recevra que 20 % de son investissement. Quelle rentabilité ces entreprises vont-elles atteindre lorsqu’elles toucheront le C3IV en plus et qu’elles pourront vendre leurs batteries très chères à des clients subventionnés par l’État ?

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale.

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale. Dans ce cadre, les entreprises mettent en concurrence les États pour sélectionner ceux proposant les subventions les plus importantes, les salaires les plus bas et le cadre juridique le moins protecteur des salariés et de l’environnement. De plus, comme les entreprises ont un intérêt à la concentration des activités industrielles comme le démontre l’économie géographique, la France, très désindustrialisée, doit subventionner d’autant plus les entreprises pour qu’elles aient un intérêt à s’installer. A ce désavantage s’ajoute celui d’une indifférence totale des capitaines d’industrie français pour leur pays, contrairement à leurs homologues allemands ou italiens, comme le montrent les données sur la délocalisation des entreprises françaises.

Réparer des erreurs aussi graves commises depuis des décennies prendra incontestablement beaucoup de temps. Néanmoins, les solutions sont connues depuis des années. En premier lieu, cesser de brader les entreprises stratégiques, dont Atos n’est que le dernier avatar, et abandonner la naïveté face aux conséquences des choix « du marché » et de la guerre économique menée par des pays hostiles mais aussi par nos alliés et partenaires, américains comme européens. Ensuite, recréer une véritable politique industrielle et des entreprises publiques fortes sur le fondement d’une analyse sérieuse de nos besoins et de nos dépendances. Si un appui sur le privé peut être nécessaire pour différentes raisons, il faut alors encadrer beaucoup plus strictement les subventions qui peuvent être distribuées, pour s’assurer de réels bénéfices sur l’emploi, les savoir-faire, la souveraineté et l’environnement. Un cap de planification incompatible avec le libre marché mondialisé ardemment défendu par Macron et ses alliés.

Rachat des turbines Arabelle par EDF : une politique industrielle sans boussole

Turbines Arabelle et logo de General Electric derrière Emmanuel Macron. © Marius Petitjean pour LVSL

En pleine guerre en Ukraine, Rosatom, entreprise publique russe, pourrait prendre 20% des parts des turbines Arabelle, en cours d’acquisition par EDF (Électricité de France). Emmanuel Macron a en effet choisi l’électricien français pour racheter ces turbines, fleuron de l’industrie française, à General Electric. Si ce rachat est présenté comme un symbole de souveraineté industrielle, le choix d’EDF, en grande difficulté financière, est très curieux. Ainsi, en ouvrant le capital à Rosatom, EDF deviendra fournisseur d’un de ses concurrents. Alors que d’autres options étaient pourtant sur la table, cette décision hâtive illustre l’absence de politique industrielle sérieuse.

Alstom est le symbole du déclin industriel de la France. Cette entreprise, autrefois florissante, a subi le mythe du fabless (sans usines, ndlr) de plein fouet. La vente de la branche énergie de l’ex-Compagnie générale d’électricité s’est faite sur fond de guerre économique et d’extraterritorialité du droit étasunien. La cession à General Electric (GE) confirme les errements industriels du secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis ministre de l’Économie, puis Président de la République, Emmanuel Macron. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans ce qu’Arnaud Montebourg avait qualifié d’« humiliation nationale ». Rôle qui lui a valu une saisine de la justice de la part du député Olivier Marleix (LR) pour ce qu’il a appelé un « pacte de corruption ». Ce dernier a également diligenté une commission d’enquête parlementaire sur le sujet, ce qui témoigne du sérieux de l’affaire.

Les turbines Arabelle équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activité dans l’Hexagone, nos sous marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle.

Ironie de l’histoire, c’est ce même Emmanuel Macron qui tente aujourd’hui un rétropédalage avec le rachat d’une partie de l’activité nucléaire de GE par EDF. Après sept ans passés, durant lesquels GE n’a respecté aucune des promesses tenues au moment de l’accord de vente. Ce rachat est hautement symbolique et stratégique car GE-Alstom (GEAST) a accueilli à la suite de la vente de 2014 un bijou de technologie française, les turbines Arabelle. Ces dernières équipent un tiers de centrales nucléaires du monde, dont les 56 réacteurs en activités dans l’Hexagone, nos sous-marins à propulsion nucléaire et le porte-avions Charles de Gaulle. Le fait que les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron aient été aussi passifs, voire complaisants, face au délitement d’une activité aussi vitale pour notre souveraineté nationale avait légitimement choqué de nombreux Français.

La fausse bonne affaire

C’est depuis Belfort qu’Emmanuel Macron a confirmé l’accord d’exclusivité signé entre GE et EDF sur la reprise des activités nucléaires du conglomérat américain. Cette production concerne en particulier les turbines Arabelle, fleurons de l’industrie nucléaire française présentes au sein de GEAST, une filiale de GE. Ces accords devraient se finaliser d’ici 2023. Profitant de l’événement, le Président a affiché ses ambitions en matière de nucléaire civil avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone à travers une relance de l’atome. Tournant le dos à une immense turbine, le Président, pas encore candidat à l’époque, voulait s’assurer l’image d’une ambition de réindustrialisation pour la France. Or, loin des effets de communication, ce sont les atermoiements face à la difficile mais nécessaire tâche de réindustrialiser le pays qui sont apparus. Et, à ce jeu, le bilan d’Emmanuel Macron est de 10 ans et non de 5 ans.

En effet, si le bataillon de communicants de l’Élysée s’est mis en branle dès l’annonce de Belfort pour étaler les éléments de langage sur la reprise d’une partie de GE, mettant en avant le regain de souveraineté et la bonne affaire financière que représente la transaction, la réalité est bien moins reluisante. D’abord, l’accord entre EDF et GE ne concerne pas l’ensemble des activités achetées à Alstom il y a sept ans. Il s’agit des « équipements d’îlots conventionnels de GE Steam Power pour les nouvelles centrales nucléaires, ainsi que la maintenance et les mises à niveau des centrales nucléaires existantes », indiquent les deux groupes. En somme, cela concerne les turbines Arabelles et la société de maintenance GEAST, déjà détenue à 20% par l’État.

Ensuite, le prix du rachat semble avoir été particulièrement mal négocié. Au départ, celui-ci était annoncé à 270 millions de dollars. Pourtant, EDF va débourser 1,2 milliard de dollars au total pour cette acquisition. Ce tour de passe-passe est réalisé grâce aux 800 millions de trésorerie que possède GEAST au moment de la vente. Or, cette trésorerie est en réalité constituée d’avances de paiement de clients, soit une partie du chiffre d’affaires, d’ores et déjà amputées pour les années à venir. À cela s’ajoute 65 millions de dettes, reprises par EDF. En comparaison, ce prix est deux fois plus élevé que la valeur estimée de GEAST en 2014, au moment de la vente d’Alstom. Le prix était alors estimé à 588 millions d’euros. Selon Frédéric Pierrucci, ancien cadre d’Alstom et victime collatérale de la guerre économique menée par les États-Unis, le gouvernement français a largement contribué à faire gonfler la valeur de GEAST, en annonçant le rachat avant même que les négociations soient terminées, ce qui a fait grimper le cours en bourse de GE. M. Pierrucci avait pourtant monté un plan de rachat 100% français beaucoup moins onéreux, dont Bercy n’a jamais voulu entendre parler. Alors que General Electric subissait encore les conséquences de la crise des subprimes, l’opportunité était pourtant réelle.

En outre, le flou reste total sur le périmètre de la vente. Et cela questionne avec plus d’acuité le prix de 1,2 milliard. GE garde en effet les activités rentables de maintenance de centrales à charbon et conserve la construction de l’îlot conventionnel pour le parc américain qui représente 100 GW. Pire, il n’y a aucune certitude sur la présence des précieux brevets dans l’opération. Sitôt la vente de la branche énergie d’Alstom conclue, GE les avait en effet placés à l’étranger. Par ailleurs, dans son ouvrage l’Emprise (Seuil, 2022), le journaliste Marc Endeweld, évoque des possibilités d’espionnage industriel et technologique, autant par les Américains que par les Chinois. Il y révèle notamment le témoignage d’une source affirmant que des erreurs ont été produites lors de contrats passés avec la Chine.

Casse sociale et pertes de compétence

Par ailleurs, la branche d’Alstom que va racheter EDF n’est plus la même que celle qui a été vendue. Au moment de la vente, en 2014, le ministre Arnaud Montebourg avait négocié des garanties en matière de création d’emplois. À l’époque, GE faisait miroiter la création de 1 000 emplois sur le site de Belfort, une promesse insérée dans une clause particulière qui prévoit une amende de 50 millions d’euros en cas de non-respect des engagements. De même, Emmanuel Macron, successeur de Montebourg, assurait à l’Assemblée nationale en 2015 qu’il veillerait au respect des engagements de GE.

Dans les faits, ce millier d’emplois n’a cependant jamais été créé. Au contraire, les plans sociaux se sont multipliés sous l’ère GE. Selon le syndicat CFE-CGC, GE a ainsi détruit 3 000 emplois depuis 2014. Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade. Face à ce constat, l’État a tardé à exiger le paiement de l’amende de 50 millions, censés alimenter un fonds de réindustrialisation (fonds Maugis) pour Belfort.

Les conséquences pour la ville de Belfort sont désastreuses : des commerces qui ferment, des logements vides, une vie sociale qui s’évade.

Cette casse sociale n’est pas sans conséquence pour les performances industrielles. Les compétences perdues sont en effet difficiles à retrouver à court et moyen termes. Ce faisant, nos industries se retrouvent dans l’obligation de sous-traiter ou de délocaliser des productions à des endroits où les compétences sont soit présentes en grand nombre soit moins chères. Ainsi le retour d’une souveraineté industrielle vantée par le gouvernement est peu crédible. Les répercussions pour notre industrie nucléaire sont importantes : les échecs répétés de l’EPR de Flamanville s’expliquent en grande partie par la disparition d’un savoir-faire que le monde entier enviait à la France.

Un cadeau empoisonné pour EDF

Enfin, le choix d’un rachat par EDF interroge, alors que le groupe traverse actuellement une profonde crise. Néanmoins le fournisseur historique d’électricité est l’atout du duo Macron Kohler dans la nouvelle stratégie nucléaire de l’Élysée. Cette stratégie prend racine dans le fameux plan Hercule de scission d’EDF. La création de six nouveaux EPR puis huit autres pour 2050, annoncé par Macron à Belfort, rentre dans cette logique. Reste à savoir si EDF, pressurisé aussi par le dispositif ARENH, a les reins assez solides pour encaisser cette demande. Les financements à mettre en œuvre sont colossaux et la perte de compétence sur le nucléaire est considérable.

NDLR : Pour en savoir plus sur la crise que vit EDF, lire sur LVSL l’entretien de William Bouchardon avec Anne Debrégéas : « Électricité : C’est le marché qui a fait exploser les prix »

Dès lors, le rachat des turbines Arabelle apparaît comme un cadeau empoisonné dont on mesure encore mal les conséquences. Pour Jean-Bernard Lévy, dirigeant d’EDF, cela apparaissait incongru d’aller sur une activité industrielle alors que ce n’est pas son cœur de métier. De plus le PDG d’EDF préfère, selon ses propres dires, se fournir en turbines venues de Chine plutôt que de Belfort. L’État possédant 87% d’EDF, Emmanuel Macron a toutefois réussi à tordre le bras à l’électricien et à conclure cet accord.

Si l’entrée de Rosatom au capital de GEAST fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine.

Par cette opération, EDF devient en effet fournisseur de son principal concurrent, l’entreprise publique russe Rosatom, qui est l’un des premiers clients des turbines Arabelle. De même, Rosatom fait également appel à de nombreuses entreprises françaises, telles que Vinci, Bouygues, Assystem, Bureau Veritas ou Dassault Systèmes. Ces interdépendances, et la nécessité pour EDF que Rosatom continue à acheter des turbines Arabelle, se réglera sûrement par l’entrée de Rosatom au capital de GEAST. Les premières informations, bien que niées par le gouvernement, laisse entendre une prise de participation de 20% pour Rosatom contre 80% pour EDF. Si l’opération fait sens, elle pose de nombreuses questions alors que la Russie est sous le feu des sanctions et subit une mise au ban de l’économie mondiale suite à la guerre en Ukraine. Le secteur de l’énergie, en particulier le gaz et le nucléaire, reste néanmoins exclu des sanctions pour le moment.

Bien sûr, on peut légitimement se réjouir du retour des turbines Arabelle en France pour la souveraineté industrielle du pays. Néanmoins, ce nouvel épisode ne répare pas les dégâts causés durant sept ans à notre filière nucléaire qui poursuit son délitement. En outre, le choix du repreneur est problématique à plusieurs niveaux. Cette concentration verticale fait d’EDF, en grande difficulté financière, un fournisseur de ses propres concurrents. Le fait que d’autres projets de reprise plus pertinents étaient sur la table laisse présager que cette décision répond surtout à une logique court-termiste : effacer la cicatrice de la braderie d’Alstom à l’approche des élections. Une nouvelle fois encore, un coup de communication a visiblement été préféré à un véritable projet industriel.

Electricité : « C’est le marché qui a fait exploser les prix » – Entretien avec Anne Debrégeas

Centrale nucléaire EDF et éoliennes. © Bastien Mazouyer pour LVSL

Explosion du prix de l’électricité, difficultés en série de la filière nucléaire, potentielle privatisation des barrages hydroélectriques, absence de filière industrielle dans le solaire ou l’éolien… Le système électrique français est plus fragile que jamais. Pour Anne Debrégeas, porte-parole du syndicat SUD Energie et chercheuse en économie au sein d’EDF, tous ces maux ont une même cause : l’obsession du marché imposé par l’Union européenne. Dans cette interview fleuve, elle nous explique comment l’ouverture à la concurrence fait exploser nos factures et mine la transition énergétique et nous propose des pistes pour rebâtir une grande entreprise de service public. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Alors que les élections présidentielles se profilent, les prix de l’électricité risquent d’augmenter fortement. Pour limiter cette hausse, le gouvernement a décidé courant janvier d’augmenter de 20% les volumes d’électricité qu’EDF est contrainte de vendre très bon marché à ses concurrents dans le cadre de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique, ndlr). En réaction, le 26 janvier dernier, plus de 40% des employés d’EDF ont fait grève pour dénoncer cette décision qui va coûter plus de huit milliards d’euros à l’entreprise. Pourquoi EDF est-elle obligée de vendre de l’électricité à ses concurrents et comment analysez-vous cette décision du gouvernement ?

Anne Debrégeas : EDF est obligée de vendre à ses concurrents depuis 2011. Le volume concerné est de 100 térawatts-heure (TWh), ce qui correspondait à l’époque à un quart de sa production nucléaire. Cette décision a été prise suite à l’ouverture des marchés de l’électricité à la concurrence. Personne ne voulant mettre en concurrence les centrales les unes par rapport aux autres, EDF a continué à exploiter presque l’intégralité du parc français de production, dont tout le nucléaire. Les concurrents ont vite compris qu’ils n’auraient pas accès à la ressource nucléaire, moins chère à la production que toutes les autres énergies. Sauf à rogner sur leurs marges, ils risquaient de ne pas être concurrentiels sur le marché. Ils ont commencé à râler auprès de la Commission européenne. Cédant à la pression de cette dernière, la France a mis en place ce système d’accès régulé.

Celui-ci est totalement aberrant : EDF est obligée de mettre à la disposition de ses concurrents ces 100 TWh pour qu’ils puissent les revendre à leurs clients ! On fait mine de mettre en concurrence quelque chose qu’il n’était pas possible de mettre en concurrence puisqu’on se refusait à privatiser la majorité des centrales. Pour concurrencer EDF, on a créé une activité qui n’existait pas auparavant et qu’on pourrait appeler une activité de fourniture à coût forcé. Parler des concurrents d’EDF est un terme impropre : ce sont principalement des fournisseurs qui ne produisent rien et dont l’activité consiste à acheter à un prix cassé de l’électricité grâce à l’Arenh (complété par des achats sur les marchés de gros, ncldr) pour la revendre en engrangeant des bénéfices. En fait, ces prétendus concurrents ne font rien. Ils ne produisent pas, ils ne stockent pas et ils ne choisissent même pas l’électricité qu’ils vendent puisque le courant arrivant chez le client est le même pour tout le monde et, par exemple, n’est absolument pas plus “vert” que celui de son voisin. Ils ne livrent même pas l’électricité puisque l’alimentation se fait par le réseau géré par RTE et Enedis, qui contrôle 95 % de la distribution d’électricité. Ces “concurrents”, entre guillemets donc, font seulement du trading, voire de la spéculation. Ils mettent leur logo sur la facture ! Je cite souvent cette phrase d’un fournisseur, le groupe Equateur, qui est assez emblématique : « Nous ne sommes pas plus énergéticiens qu’Amazon n’est libraire »…

« Les concurrents d’EDF ne produisent pas, ne stockent pas, ne choisissent même pas l’électricité. Ils ne la livrent pas… Ils font seulement du trading, voire de la spéculation, et ils mettent leur logo sur la facture. »

Nous sommes donc en présence d’un système de concurrence aberrant entre environ 80 fournisseurs qui vivent sous perfusion. Comme consommateurs, nous savons tous ce dont il s’agit : nous avons tous été démarchés par ces fournisseurs qui nous vendent une électricité moins chère, plus verte etc., alors que c’est la même pour tout le monde ! Les associations de consommateurs disent que ces démarchages sont souvent très agressifs, parfois frauduleux. Il ne peut pas en être autrement. Si on veut créer de la concurrence, il faut de toute façon faire un système aberrant. En dehors de ces 100 TWh, les fournisseurs achètent sur les marchés de l’électricité dont le fonctionnement est assez délirant. Le prix y est fixé par ce qu’on appelle le “coût marginal”, à savoir un coût variable dépendant de la quantité de courant produite par la centrale électrique la plus chère en production à un instant donné. Ce qu’ils ne se procurent pas dans le cadre de l’Arenh, les revendeurs l’achètent à un prix très volatile, complètement décorrélé des vrais coûts de production et très dépendant du prix du gaz, qui alimente souvent ces centrales.

Que s’est-il passé en 2021 ? Bien que les coûts de production n’aient bougé que de 4% dans l’ensemble des centrales, par le jeu du “coût marginal”, les prix du gaz se sont envolés et les prix de l’électricité ont suivi. Mis en difficulté, les fournisseurs ont répercuté la hausse sur certains clients dont les tarifs étaient indexés à ces prix marchés. Ces derniers ont vu leur facture exploser, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises plus ou moins grandes. Les industries dites « électro-intensives », c’est-à-dire pour lesquelles l’électricité représente une grande partie des coûts, par exemple la métallurgie, étaient vraiment menacées. L’État a donc dû intervenir en pompier afin d’éviter les hausses infernales pour les particuliers et de limiter les risques économiques pour les industriels.

« EDF va devoir racheter 20 TWh de sa propre électricité à 257€/MWh sur le marché et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! »

Résumons. Pour les particuliers, l’Etat a plafonné la hausse du tarif réglementé de vente à 4%. Nous reviendrons sur le sujet. Pour ceux qui sont partis chez des fournisseurs alternatifs sans tarif réglementé, l’Etat a donc imaginé de donner aux fournisseurs un accès à une quantité supplémentaire de courant fourni par EDF à prix coûtant (ARENH) afin qu’ils puissent reporter cette baisse sur la facture de leurs clients. On aurait pu faire plus simple en versant une subvention aux clients. Hélas, nos dirigeant ont souhaité repasser par un mécanisme de marché en disant à EDF : “Dorénavant, ce ne sera plus 100 TWh mais 120 qu’il faudra vendre à la concurrence”. Problème, cela a été fait très tardivement : pour 2022, EDF avait déjà soit réservé son nucléaire pour ses propres clients, soit vendu cette électricité à l’avance sur le marché pour se protéger des fluctuations des cours. Les 20 TWh, EDF n’en disposait pas !

Demander en 2022 à EDF de vendre 20 TWh de plus à ses concurrents revient donc, ni plus ni moins, à lui demander de payer la différence entre les prix de marché et le coût de production. EDF va devoir racheter ces 20 TWh – de sa propre électricité ! – au prix de marché de décembre 2021, soit 257€/MWh et la revendre au tarif de 46€/MWh à ses concurrents ! Rien ne garantit que ceux-ci répercutent bien ces tarifs plus bas sur leurs clients ! La commission de régulation a bien annoncé qu’elle allait surveiller le comportement des fournisseurs privés. Les experts pensent qu’il sera difficile de mettre en place cette surveillance.

En résumé, le prix de l’électricité a complètement explosé alors que les coûts de production sont très stables simplement parce qu’on a créé un mécanisme complètement absurde de concurrence. Cette pseudo-concurrence a donné naissance à une armée de fournisseurs qui ne font que du trading. Les prix ayant flambé dans un épisode spéculatif, l’État, une nouvelle fois, est intervenu en pompier sans régler le problème, via un mécanisme ultra compliqué qui subventionne les fournisseurs en pillant EDF.

« D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer. »

Oui. Malgré ce manque à gagner de huit milliards, personne ne va laisser couler EDF (depuis l’interview, le gouvernement a annoncé une recapitalisation de 2,1 milliards d’euros, ndlr). Antérieurement, EDF était en grande difficulté car les prix de marché étaient trop bas, et donc inférieurs à ses coûts de production. La conjoncture s’est inversée ces derniers temps et l’entreprise se portait bien grâce à des prix plus hauts. Alors qu’elle avait l’opportunité de remplir ses caisses, on lui demande de donner une partie de ces profits à ses concurrents ! Oui, c’est un problème. D’une manière ou d’une autre, ce sont les usagers ou les contribuables qui vont finir par payer.

LVSL : Revenons sur les prix de l’électricité. Vous avez expliqué qu’ils sont largement indexés sur le prix du gaz puisque, pour produire un MWh supplémentaire, le plus simple est d’allumer une centrale au gaz, d’où cette corrélation et la flambée récente. Pour la France, dont l’électricité est produite à environ 70% par le nucléaire, le reste étant essentiellement de l’hydraulique, cette indexation sur le prix du gaz est particulièrement aberrante : comme vous l’avez rappelé, les coûts de production d’EDF ont augmenté de 4%, ce qui est très faible par rapport à la hausse des prix de marché. A l’automne dernier, la France avait demandé à l’Union européenne de définir un nouveau mécanisme de fixation des prix. Elle s’est heurtée à un refus. Êtes vous dans l’espoir qu’une réforme de ces prix de l’énergie puisse être trouvée ?

A.D. : Non, c’est impossible tant qu’on reste dans le marché. Le 21 septembre 2021, sur le plateau de Public Sénat, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, lui-même, expliquait que le marché européen de l’électricité était « aberrant » et « obsolète ». Mais début novembre, devant l’Eurogroupe, il est revenu sur ses propos en disant que le problème n’était pas le marché de gros, mais le marché de détail, c’est-à-dire les contrats qui lient les fournisseurs à leurs clients. On va bricoler des rustines, comme un système de stabilisateur de prix pour les clients individuels, où le producteur reverse aux fournisseurs, qui reversent à leurs clients l’écart entre le prix de marché et un prix fixe. Des contrats à long terme pour certains clients ont également été évoqués, mais uniquement sur le renouvelable. Troisième rustine possible, on va mettre en place un mécanisme pour garantir la viabilité des fournisseurs… En fait, le ministre ne propose que des mécanismes ultra compliqués. Depuis vingt ans, on n’a cessé d’agir de la sorte. Cette logique a donné naissance à l’Arenh.

« Tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix.»

Ces rustines ne cherchent qu’à contourner le problème du marché de l’électricité. Pourtant, quand on y réfléchit, une telle politique n’a aucun sens ! D’une part, les producteurs disent qu’il leur faut obligatoirement une visibilité sur leurs revenus car autrement ils ne peuvent pas investir sur des dizaines d’années : une centrale à énergie renouvelable est amortie sur 25-30 ans, le nucléaire sur 60 ans. D’autre part, les consommateurs ont eux aussi besoin de visibilité : les ménages pour maîtriser leur budget, les entreprises pour assurer la viabilité de leur activité. Donc tout le monde veut un prix stable qui reflète les coûts de production ! Cela s’appelle une grille tarifaire et cela signifie qu’il n’y aura plus de marché. Il n’existe pas de marché qui n’impose son prix ! Dans le secteur de l’énergie électrique, Il n’y a logiquement pas de place pour la concurrence. En créant un marché pour rien avec cette activité délirante de fourniture imposée à EDF, on a juste créé un immense bazar, des coûts supplémentaires et de la gêne pour les consommateurs. En outre, un tel système n’aide en aucun cas la transition énergétique.

LVSL : Il y a vingt ans, les associations de consommateurs étaient pourtant plutôt en faveur de la création de ce marché, en disant que la concurrence allait faire baisser les prix… Aujourd’hui, ils en reviennent parce qu’ils voient bien que cela génère tout un tas de coûts supplémentaires comme les activités comptables, le démarchage et, bien sûr, la rémunération des actionnaires…

A.D. : Absolument. Par exemple, la CLCV, Consommation logement cadre de vie, la plus grosse association de consommateurs après UFC-Que Choisir, a carrément écrit un plaidoyer pour un retour au monopole de l’électricité. Les membres de cette association sont vent debout contre l’ouverture du marché : ils expliquent que cela ne peut pas fonctionner et que le problème du démarchage agressif est lié au fait que les fournisseurs n’ont aucun autre moyen de se démarquer. L’UFC-Que Choisir a une position plus ambiguë. Au début, ses dirigeants se sont dit : « puisque les marchés sont ouverts, essayons de faire des achats groupés avec nos clients ». De manière générale, ils deviennent de plus en plus critiques.

On assiste à la même évolution chez les industriels. Fort logiquement : avec l’ouverture de marché, les tarifs ont explosé. Entre 2007 et 2020, le prix de l’électricité pour les ménages a augmenté de 50% hors taxes, alors que les coûts ont augmenté d’environ 1% par an en moyenne. Durant la seule année 2021, si rien n’avait été fait, l’augmentation aurait été de 45% hors taxes sur nos factures ! Or, en 2021, les coûts de production n’ont augmenté que de 4 à 5%. Cette flambée est lié à la volatilité des marchés spéculatifs, qui ne reflètent pas les coûts.

Par ailleurs, sur le long terme, cette mise en concurrence génère des surcoûts du fait de la naissance d’activités qui n’existaient pas : le réseau commercial et publicitaire, le trading, la négociation des marchés et la rédaction des contrats, la multiplication des systèmes d’information puisque chaque opérateur a désormais son système de facturation… Tous les fournisseurs ont aussi été contraints de dupliquer certaines fonctions d’ingénierie comme la prévision de consommation. Des coûts juridiques peuvent s’ajouter à tout cela lorsqu’il y a des différends. Ces coûts de transaction finissent par se retrouver sur la facture. Pour l’opérateur historique, EDF, ce sont aussi des surcoûts nets. Enfin, la rémunération du capital est de loin le surcoût plus important. 

Nous n’avons parlé jusqu’à maintenant que des concurrents d’EDF qui ne produisent rien. Parallèlement, des délégations de services publics sur certains moyens de production, principalement ceux relatifs au développement des renouvelables, se font beaucoup par l’appel aux capitaux privés via des appels d’offres. L’investisseur qui l’emporte se voit garantir par l’Etat un prix d’achat sur toute la durée de vie de la centrale. C’est une forme de rente. Certains se diront que les choses ne seraient pas différentes si le projet restait public. Ce n’est pas le cas. Dans le coût de production de l’électricité, le coût d’investissement sur le long terme pèse plus que tout. Donc le taux de rémunération de l’apporteur de capitaux, la banque ou les actionnaires, pèse énormément dans le coût total. Quand vous achetez une maison à crédit, vous en payez deux fois le prix en comptant les intérêts car le taux de l’emprunt n’est pas nul. Il en sera de même pour l’Etat quand il fait appel aux capitaux privés pour construire une centrale.

Anne Debrégeas. © Anne Debrégeas

RTE a récemment proposé des scénarios pour 2050, appelés « Futurs Énergétiques 2050 » (avec plusieurs variations selon la part de nucléaire, ndlr). Pour évaluer l’impact de ce taux de rémunération des apporteurs de capitaux – appelé « coût moyen pondéré du capital » -, ils ont pris en compte deux niveaux de rémunération du capital à 4% ou à 7%, mis en regard du taux à 1% auquel l’Etat peut s’endetter ou auquel on rémunère les livrets A. Les résultats sont clairs : lorsqu’on passe de 1 à 4%, les coûts du système électrique (production+réseau) augmentent d’environ 30% (29% pour le scénario renouvelable, 38% pour le scénario nucléaire). Or, 4%, c’est vraiment le minimum de ce que demandent les investisseurs privés ; Total, par exemple, a récemment annoncé qu’il refuserait tout investissement dont le taux de rentabilité du capital serait inférieur à 10%. En passant de 1% à 7%, le coût total gonfle de 70% pour le scénario renouvelable et de 93% pour le scénario nucléaire !

Lorsqu’on paie sa facture d’électricité, on paie donc en très grande partie le capital apporté par les investisseurs. Il est essentiel de faire en sorte que la rémunération du capital soit la plus faible possible. Pour cela d’abord, il faut supprimer un maximum le risque et s’adresser à des structures solides et la plus solide, c’est l’État. Deux options s’offrent à nous. Soit l’Etat finance les investissements, en empruntant à faible taux ou en utilisant l’épargne des Français – tel que le livret A rémunéré 1%/an – et les tarifs de l’électricité seront largement indexés sur ces coûts. Soit l’Etat s’adresse au privé et les consommateurs vont payer largement plus cher leur courant, peut-être de 50% , juste pour rémunérer les investisseurs…

LVSL : Parlons du mix électrique de la France, et notamment du nucléaire, qui fait à nouveau débat dans la campagne présidentielle. Emmanuel Macron a récemment annoncé vouloir construire six réacteurs EPR, voire huit supplémentaires . En parallèle, un certain nombre de réacteurs sont à l’arrêt cet hiver, à tel point que nous avons dû remettre en activité des centrales à charbon. Le fameux EPR de Flamanville a déjà dix ans de retard, ce qui engendre des surcoûts très importants. Quoi que l’on pense du nucléaire, la filière nucléaire française est-elle encore capable de construire et de faire fonctionner ces réacteurs EPR ?

A.D. : On peut effectivement se le demander. L’EPR est un fiasco. Le retard est absolument incroyable. Pour le construire, trois milliards d’euros avaient été budgétés. On avoisine les dix-neuf milliards, dont déjà sept milliards de ce qu’on appelle les intérêts intercalaires, c’est à dire les frais financiers portant sur la phase de construction. Jadis, la France a su construire l’essentiel de son parc au rythme de cinq réacteurs mis en service chaque année ! Peut-être avons-nous perdu des compétences parce que nous n’avons pas assez développé le parc. Mais depuis longtemps, Sud Energie souligne d’autres problèmes nés d’une hiérarchie confisquée par des financiers et des gestionnaires, peu encline à s’intéresser à la technique. Les collègues qui travaillent dans le nucléaire nous disent que maintenant les chefs sont trois ans dans un endroit, trois ans dans un autre. Ils n’ont pas les compétences suffisantes. De plus, comme ils ne souhaitent pas faire de vague, quand il y a un problème, ils sont souvent tentés de le masquer plutôt que de chercher à le régler collectivement.

N’oublions pas la question de la sous-traitance : 80% de l’activité de maintenance du parc existant est sous-traitée. Or, les sous-traitants sont moins bien formés que les gens en interne, ont de moins bonnes conditions de travail et débarquent dans la centrale sans connaître vraiment les installations. De plus, par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. Par exemple, sur le chantier de l’EPR de Flamanville, on trouve pas moins de 600 sous-traitants, s’exprimant en 25 langues différentes. On imagine bien que cela ne facilite pas l’organisation ou la transparence lorsqu’il y a des problèmes à reconnaître ! Pour EDF, les nouvelles difficultés résultent aussi de l’évolution constatée dans la gestion des ressources humaines, donc des carrières. Elle a conduit à une rupture entre le monde de ceux qui exécutent et celui de ceux qui encadrent. Jadis, les premiers progressaient en interne et se retrouvaient dans l’encadrement. Cette désorganisation est renforcée par un management calé sur le dogme libéral : chacun regarde ses indicateurs, puis change de boulot régulièrement…

« Par peur de payer des pénalités et en raison de leur statut précaire, il est encore plus difficile pour un sous-traitant de dire quand il y a un problème. »

Concernant le parc nucléaire actuel, qui assure 70% de la production, celui-ci est fragile et de plus en plus souvent à l’arrêt. Cette très faible disponibilité est liée à trois choses. D’abord à un défaut générique de corrosion sur les circuits primaires, constaté sur la centrale de Civaux puis sur d’autres installations comme celle de Chooz ou Penly. On craint que ce problème ne soit assez répandu, en particulier sur le palier de 1350-1400 MWh, le plus général sur le parc nucléaire. Outre ces problèmes techniques, on était déjà en situation tendue car le COVID a désorganisé les plannings de maintenance, prévus très longtemps à l’avance. Enfin, nous avons un parc vieillissant, donc les problèmes se cumulent. Tout cela entraîne un niveau de production très bas pour le nucléaire : on prévoit entre 280 et 300 TWh pour 2022, alors qu’on pouvait jadis tourner jusqu’à 400 !

Que se passe-t-il quand on manque d’électricité et que le nucléaire et les renouvelables ne peuvent pas produire plus ? Généralement on se tourne vers le gaz, l’énergie la plus rapide à mobiliser . Hélas, le gaz devient très cher. Le charbon lui est préféré. Le problème, évidemment, c’est que le charbon est beaucoup plus polluant que le gaz. Certains nous disent que l’on paie plus cher parce qu’on est connecté au marché européen. Ce serait le prix à payer pour avoir une sécurité qui permet de mutualiser les productions de pointe. Cette théorie est complètement fausse : il est certain que le réseau interconnecté est une sécurité et que la France doit rester connectée au reste de l’Europe, mais cette interconnection a été créée bien avant les marchés. Certes, les autres pays européens utilisent plus de gaz que nous, mais pas au point d’expliquer les envolées des prix du marché. Le recours au charbon est donc lié à ce mécanisme de tarification au coût marginal qui fixe les prix sur les marchés.

LVSL : Le nucléaire français est donc plutôt mal en point. Préconiseriez-vous d’en construire davantage ou plutôt de se tourner vers le renouvelable ?

A. D. : Pour définir une trajectoire vers la neutralité carbone, la seule démarche possible est de partir des scénarios de long terme. C’est ce que propose notamment RTE, à horizon 2050, voire 2060. Quel que soit le scénario retenu, des investissements majeurs doivent être faits sur le parc de production et le réseau. Vu le temps que va prendre la construction des centrales nucléaires ou la création des filières pour l’éolien offshore, il faut s’y mettre maintenant. RTE a vérifié la faisabilité technique des différents scénarios, en a étudié le coût mais aussi les impacts écologiques, les risques industriels, les enjeux d’acceptabilité sociale etc. D’après son analyse, la différence de coût avec ou sans nucléaire est de l’ordre de 15% en 2050. Quand on voit les incertitudes dans lesquelles on est, j’estime que ça s’appelle l’épaisseur du trait. La question n’est donc pas économique, mais politique, écologique et sociale. Il y a aussi d’autres associations ou organismes publics qui font ce type de scénarios notamment l’ADEME et NégaWatt. Bref, nous avons tous les éléments pour faire notre choix.

« Dans tous les cas, il va falloir accepter des éoliennes ou du nucléaire et faire des efforts pour réduire la consommation. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. »

Maintenant, un choix politique doit être fait : préfère-t-on les risques intrinsèques au nucléaire avec les déchets qu’il produit ou l’impact sur les paysages et les paris industriels que comporterait un développement massif des énergies renouvelables et des moyens d’équilibrage comme l’hydrogène ? Dans tous les cas, il va falloir accepter des formes de nuisance et faire des efforts pour réduire la consommation, comme tous les scénarios le prévoient. Pour moi, tout cela est une question démocratique majeure, qui doit faire l’objet d’un vrai débat citoyen, suivi d’un référendum. Or, que s’est-il passé ? Dix jours après la sortie des scénarios RTE à l’automne, Emmanuel Macron annonçait qu’il relançait le nucléaire ! D’un point de vue démocratique c’est presque insultant… EDF avait aussi fait ses propres scénarios mais ne les a jamais sortis, préférant sans doute les utiliser pour du lobbying loin des regards. Le président de la République a pris sa décision de manière unilatérale, dans l’ombre, sous l’influence des lobbys. C’est tout sauf démocratique.

Un autre problème s’est rajouté, celui de la taxonomie verte européenne (classification des différentes sources d’énergie, qui a reconnu le gaz et le nucléaire comme énergies vertes, ndlr). Tout le monde discute pour savoir ce qui doit être considéré comme énergie verte, mais personne ne se demande ce qu’est ce mécanisme. En fait, cette labellisation des énergies vertes incitera les investisseurs privés à investir plutôt dans telle ou telle technologie. Donc au lieu de choisir un scénario, de planifier et d’investir via le secteur public, on abandonne la décision aux investisseurs ! La « main invisible du marché » incitera à aller plutôt vers le nucléaire ou pas. C’est d’autant plus scandaleux que les choix énergétiques ne relèvent pas de l’Europe. D’où le fait que les autorités bruxelloises créent des mécanismes ultra-compliqués que personne ne comprend pour noyer le poisson. RTE nous dit qu’il faut investir entre 20 et 25 milliards d’euros par an dans le système électrique, aujourd’hui on en est à 12 ou 13 milliards. Ce n’est pas avec ce genre de mécanismes incitatifs tordus, qui ont largement fait la preuve de leur inefficacité, qu’on va arriver à quelque chose. Nous allons nous retrouver, comme chaque année, à rater nos objectifs et même pire puisque le charbon remonte…

LVSL : Puisque vous parlez de rater nos objectifs, la France, avait comme tous les autres pays de l’Union européenne, des objectifs de développement du renouvelable. Nous sommes le seul pays européen qui les a ratés : on visait 23% de renouvelable dans le mix énergétique en 2020, on dépasse à peine les 19%. Comment expliquez-vous ce retard ?

A.D. : Nous sommes dans une situation un peu différente des autres en raison de notre parc nucléaire et, jusqu’à récemment, nous étions largement surproducteurs. Il ne faut pas non plus idéaliser les performances des autres pays. Les Allemands, par exemple, sont ultra-dépendants des énergies fossiles : ils “crament” énormément de charbon et ont besoin de Nord Stream 2 pour le gaz. Grâce au nucléaire, l’électricité française est très décarbonée et nous avons donc un peu moins le couteau sous la gorge que les autres. 

Le problème de la France, c’est le manque de volonté politique, alors qu’il faut faire des choix maintenant. Le système est dans un tel état de désorganisation que nos gouvernements passent plus de temps à essayer de remettre sur pied le marché, plutôt que d’atteindre nos objectifs. Par ailleurs, non seulement les objectifs de renouvelables ne sont pas atteints, mais c’est la même chose pour l’isolation des bâtiments, absolument essentielle pour baisser la consommation. Pour les énergies renouvelables, les projets sont soumis à des mécanismes de marché, à des appels d’offres très compliqués : comme le secteur évolue très vite, il est difficile de définir la réglementation et de rédiger des cahiers des charges qui prévoient tout. Donc on perd un temps fou et à l’arrivée, cela coûte beaucoup plus cher.

LVSL : Par conséquent, on se retrouve sans aucun parc éolien offshore en France alors qu’au Royaume-Uni, en Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, il y en a déjà beaucoup…

A.D. : Oui. Par ailleurs, le fait de recourir au privé n’aide pas à résoudre les problèmes d’acceptabilité. On le voit sur les éoliennes offshore dans la baie de Saint-Brieuc, où la polémique dure depuis 2012 : bien sûr il y a une opposition citoyenne au projet en général, mais je pense aussi que les habitants ont le sentiment que ce projet ne va pas leur apporter grand chose. Une entreprise locale candidatait. Le marché a été donné à Iberdrola, une grosse entreprise espagnole. Je rappelle que l’été dernier, celle-ci a osé faire turbiner l’eau de ses barrages pour produire de l’électricité parce que les prix étaient très hauts alors même que l’Espagne était en pleine sécheresse. Obnubilés par le marché, nous n’avons pas protégé nos filières françaises dans l’éolien. Cela vaut aussi pour le solaire ; on importe tout massivement d’Asie alors qu’on a du silicium chez nous ! C’est totalement absurde : le seul critère, c’est le prix et la rentabilité à court terme. Cela a détruit nos filières industrielles, pourtant indispensables.

LVSL : Avant de revenir sur ces filières, restons sur le renouvelable dont nous disposons, c’est-à-dire principalement les barrages hydroélectriques. Ayant été construits depuis un certain temps déjà, ils sont largement amortis aujourd’hui. Il s’agit donc de rentes pour EDF ou pour les autres opérateurs comme la CNR ou la Shem (qui appartiennent en partie au groupe Engie, ndlr). Or, dans ce cas également, l’Union Européenne est revenue à la charge en demandant que les concessions soient ouvertes à la concurrence. La position de la France a évolué plusieurs fois sous le quinquennat : au début, le gouvernement semblait vraiment vouloir privatiser des barrages, puis on a eu le projet Hercule (projet de restructuration du groupe EDF, ndlr) où le secteur hydroélectrique était sanctuarisé et restait public, mais Hercule a été suspendu suite à la mobilisation des syndicats. Où en est-on aujourd’hui ? De nouvelles concessions de barrages vont-elles être confiées, au moins en partie, au privé ?

A.D. : On est toujours en standby, mais à vrai dire, nous avons gagné une bataille idéologique. Nous avons développé tout un argumentaire, repris par certains députés, notamment Marie-Noëlle Battistel (PS) et Delphine Batho (anciennement PS, désormais non-inscrite). Nous avons fait un gros rapport qui détaille cette aberration à la fois sur le plan de la sûreté – ce sont des ouvrages ultra-sensibles – et sur le problème de la gestion de la ressource en eau. En effet, l’eau des barrages sert essentiellement à l’électricité, mais elle répond aussi à d’autres usages comme l’irrigation, le tourisme, le maintien de l’écosystème en aval etc. La ressource en eau est appelée à se raréfier avec le réchauffement climatique ; la situation est déjà tendue et l’eau va devenir une ressource très rare donc ultra-stratégique. Enfin, le réseau de barrages est la pierre angulaire de notre système électrique. Il représente pratiquement l’unique moyen de stockage, il est donc vraiment crucial de l’utiliser au mieux.

NDLR : Lire à ce sujet l’article de Pierre Gilbert sur LVSL (2018) : « Scandale de la privatisation des barrages : une retenue sur le bon sens »

Je pense que c’est grâce à cette action syndicale que, dans Hercule, il était prévu de mettre les barrages à l’abri de la concurrence en les mettant dans une filiale 100% publique. En effet, le droit européen impose une mise en concurrence quand il s’agit de concessions, sauf dans le cas où tout le secteur est géré par une entité à 100% publique ou en régie c’est à dire par l’État. Hercule a capoté. On ne va pas s’en plaindre. Même s’il y avait des choses positives, comme la nationalisation des filières de production historiques, il y avait aussi des choses très négatives.

Notre colère n’est pas retombée. Une proposition de loi sénatoriale des écologistes, visait à garder ce petit bout d’Hercule, c’est-à-dire à placer l’hydroélectricité dans une entité 100% publique, ce qui aurait définitivement écarté le risque de concurrence. En plus, ce projet incluait tous les barrages de France, c’est-à-dire à la fois ceux gérés par EDF mais aussi ceux gérés par la CNR et par la Shem, les filiales d’Engie. Comment pouvait-on s’opposer à cette proposition ? De manière invraisemblable, toutes les organisations syndicales autres que la nôtre (Sud Energie, ndlr) s’y sont opposées sur des arguments assez hallucinants. Nos détracteurs ont, par exemple, dit qu’il fallait sortir tout le système public de la concurrence, sinon rien, ou qu’inclure la CNR et la Shem signifierait dissoudre ces entreprises ou qu’EDF risquerait d’éclater. Dans Hercule, la Commission européenne utilisait la sanctuarisation de l’hydroélectricité comme monnaie d’échange pour augmenter l’ARENH et éclater véritablement EDF. Dans le contexte de la proposition de loi sénatoriale, les barrages auraient effectivement été séparés du reste d’EDF mais dans une entité 100% publique. Une coordination aurait été obligatoire. Les syndicats s’étant prononcés contre ce projet, les parlementaires se sont appuyés sur leurs avis pour le rejeter. Je pense qu’il y a aussi eu des calculs politiciens derrière ces choix. Toujours est-il que le projet n’est pas passé alors que nous avions une occasion de mettre nos barrages hors concurrence dans un système public.

LVSL : Revenons sur les filières. Sous pression de l’Etat, qui possède 84% des parts d’EDF, l’établissement a dû absorber au cours des dernières années un certain nombre d’entreprises. On pense notamment à Areva en 2017, qui était très fragilisée par le scandale Uramin. Sur le solaire, où nous importons presque tout de Chine, EDF est propriétaire de l’entreprise Photowatt mais ne lui passe pas de commandes. Plus récemment, ce sont les turbines Arabelle, vendues à Général-Electric, qui ont été rachetées par EDF pour plus d’un milliard d’euros. On pourrait se dire qu’EDF se retrouve désormais en capacité d’avoir une filière complète couvrant l’ensemble des moyens de production énergétique. Pourtant ces acquisitions ont été beaucoup critiquées, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

A.D. : S’agissant du rachat d’Areva, il est certain que l’entreprise a quelques casseroles. Il faut un contrôle citoyen et un peu plus de transparence sur cette filière, donc instaurer des garde-fous. Photowatt était une entreprise française indépendante. Sarkozy avait demandé à EDF de la racheter. Elle a développé une technologie de couche mince un peu avant-gardiste, donc ses panneaux photovoltaïques sont plus chers (mais sont moins polluants à fabriquer, ndlr). Les prix s’étant complètement effondrés sur la technologie dite classique, dans une logique de marché, les filières plus chères ont été abandonnées.

EDF se comporte comme un acteur privé. D’abord, ses dirigeants investissent très peu en France, l’essentiel de leurs investissements sont à l’international. Parmi ces projets internationaux, il y a parfois des choses très discutables comme la mise en danger de la communauté autochtone d’Union Hidalgo au Mexique. En fait, ils vont là où ça rapporte et participent à la privatisation du système électrique des autres pays. Au contraire, dans tous les pays qui n’ont pas encore un accès suffisant à l’électricité, EDF devrait avoir une politique de coopération, pas une politique expansionniste guidée par la recherche de profit. Je pense aussi que l’Etat a demandé à EDF de ne pas trop investir en France afin de faire de la place à la concurrence, l’établissement assurant déjà 80 % de la production d’électricité . C’est pour cela qu’il faut une vraie volonté publique, une vraie planification, une vraie politique industrielle pour faire en sorte que le dernier mot ne reviennent pas toujours au moins-disant. Avec le moins-disant, c’est simple, ce sont les Chinois qui gagnent. Ils subventionnent leurs productions, leur main-d’œuvre est moins chère, leurs normes environnementales et de sécurité sont plus laxistes 

« On fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu d’une entreprise chargée d’une mission de service public. »

Tout cela ressort en partie de la responsabilité d’EDF, mais principalement de la puissance publique qui n’a aucune stratégie industrielle pour le pays. Ce constat va bien au-delà de l’énergie. Je conseille à tous de regarder La guerre fantôme, un documentaire très bien fait, qui revient sur la vente scandaleuse d’Alstom à Général Electric et de ses turbines hydrauliques. Sous la menace, nous avons bradé nos turbines, alors qu’elles sont la garantie de notre avenir (ndlr : les turbines ont été rachetées, mais pour un coût deux fois supérieur à celui de leur vente). Au lieu d’avoir une optique de service public de long terme et de développer une politique industrielle en matière énergétique en support au scénario qu’on a choisi, on laisse tout au marché. On fait des coups financiers, on vend, on rachète à l’étranger, bref on fait d’EDF un oligopole privé comme un autre au lieu de la concevoir comme une entreprise chargée d’une mission de service public.

LVSL : En effet, EDF est en train de devenir un groupe dont on ne comprend plus vraiment l’objectif si ce n’est qu’il agit comme un acteur privé. Si on voulait revenir à une grande entreprise publique, à un monopole qui produit de l’électricité avant tout pour la France, comment faudrait-il s’y prendre ? Ne faudrait-il pas se confronter aux traités européens ?

A.D. : Clairement oui. Sur la question des traités européens, lorsque nous avons interrogé les représentants des différentes commissions parlementaires, ils nous ont certes dit qu’il était possible de sortir l’hydroélectricité de la concurrence en créant une entité publique, mais ils nous ont clairement indiqué qu’il n’était pas possible de sortir du marché tout le secteur électrique. Donc pour moi, il n’y a qu’une solution possible, nous devons renationaliser le secteur électrique, et même énergétique (plusieurs candidats à la présidentielle proposent, tel que Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, proposent de renationaliser EDF et Engie, le gouvernement a également indiqué ne pas exclure l’hypothèse étant donné les difficultés de l’entreprise, ndlr), en sachant que nationaliser n’est pas forcément tout étatiser. 

Cela signifie qu’il faut sortir de la sphère marchande et de la concurrence le secteur énergétique. La propriété doit être publique et le seul objectif de gestion doit être l’intérêt général et non la rentabilité à court terme. Clairement, cela implique qu’on désobéisse aux traités européens. Nous devons refuser de les appliquer et essayer de les renégocier. Si ce n’est pas possible, l’Europe nous donnera des pénalités, et bien nous ne les paierons pas. Je ne pense pas qu’on nous envoie des chars pour cela. D’ailleurs, d’autres pays sont dans une situation similaire. J’en veux pour preuve ce qui s’est passé en Espagne cet été quand les consommateurs ont vu leurs factures s’envoler. Ce sont plutôt les pays du Nord qui ne veulent apparemment pas toucher au marché. Très bien pour eux, mais nous, nous nous y opposons. Quant au niveau international, il faut s’en tenir à de la coopération, notamment aider les pays qui n’en ont pas les moyens à avoir accès à l’électricité sans passer par la case charbon. L’objectif ne doit pas être lucratif. Par ailleurs, s’opposer aux thèses de l’Union européenne ne veut pas dire se déconnecter du réseau européen.

Rien ne justifie de créer le bazar que l’on a sous les yeux, tout ça pour le compte d’intérêts privés. Les résultats de Total font froid dans le dos : ils sont là à se congratuler sur leurs excellents résultats avec un taux de distribution de dividendes très élevé et prévoient que ce sera encore mieux en 2022 car les prix du gaz ont explosé. Et cela ne les empêche pas de profiter des aides d’État sur l’électricité ! Ils disent même que la volatilité des prix est une bonne chose pour eux parce qu’elle leur donne une marge de spéculation pour se faire de l’argent ! Alors évidemment ils se verdissent. Par exemple avec un méga-projet solaire au Qatar grâce auquel les investisseurs sont invités à la Coupe du monde. Les dirigeants de ces groupes sont vraiment sans foi ni loi. Ils n’en ont rien à faire de l’intérêt général, ils se gavent et c’est tout. Voilà ce qu’on est en train de faire du secteur public.

Note : Anne Debréagéas a développé ses propositions dans plusieurs textes tels que la note du think tank Intérêt général « Planifier l’avenir de notre système électrique », une contribution pour The Other Economy et le syndicat Sud-Energie.

Ali Laïdi : « Le terrorisme est aussi l’enfant de la guerre économique »

Ali Laïdi © Maël Le Briand

Nous publions un entretien initialement réalisé par la Conférence Gambetta avec Ali Laïdi. Chroniqueur à France 24 et responsable du Journal de l’Intelligence économique, il a récemment publié Le droit, nouvelle arme de guerre économique aux éditions Actes Sud et explique les origines et les dessous de cette guerre secrète que les États se livrent. Chercheur et docteur en science politique, il étudie ce phénomène depuis le milieu des années 1990. 


 

Conférence Gambetta – Comment en êtes-vous arrivé à l’étude de la guerre économique ?

Ali Laïdi – Avant de m’intéresser à la guerre économique j’étais un spécialiste du terrorisme. J’ai fréquenté les mosquées, j’ai étudié le phénomène mais je ne parvenais pas à trouver de réponse au pourquoi. Qu’est ce qui motive le passage à l’acte ? Ce pourquoi m’a entraîné vers d’autres horizons, je ne pouvais pas me restreindre au simple terrorisme. Mais l’étude de l’Islam et de l’islamisme ne m’a pas donné plus de réponses. En 1996 au cours de mes recherches, j’ai rencontré des membres de l’antiterrorisme qui m’ont expliqué qu’ils travaillaient également à la défense d’entreprises et que cette activité se nomme l’intelligence économique. J’ai commencé à m’intéresser au phénomène et j’ai écrit mon premier papier dessus en 1997 pour L’Obs. Et là je me dis que cette grille d’analyse fonctionne avec le terrorisme. Je décide donc d’écrire un livre dessus sur lequel j’ai été très critiqué et qui n’a malheureusement pas bien marché (rires).
Dans cet ouvrage je développais l’idée que le terrorisme est aussi l’enfant de la guerre économique et qu’il existe un lien fort entre géopolitique et terrorisme qui ne peut s’expliquer par le simple fait religieux. Grâce à la guerre économique je dispose alors d’une grille d’analyse politique au phénomène du terrorisme et je commence à me passionner réellement pour le sujet en tant qu’objet d’étude en sciences politiques sur lequel je vais réaliser une thèse à Paris-II.

Je relie donc le développement du terrorisme à l’incapacité du monde arabe à participer à la compétition économique mondiale

CG – Quel lien faites-vous entre guerre économique et terrorisme ?

AL – Pour comprendre ce qu’il s’est passé avec le terrorisme il ne faut pas partir du 11 septembre 2001, il faut partir du 9 novembre 1989 car c’est là que les choses bougent. Du 9 au 10 novembre 1989 le monde change totalement, il y a un bouleversement géopolitique. Si vous prenez la date de création d’Al-Qaïda, 1989, ce n’est pas une date liée à une question religieuse mais une date liée à la défaite de l’armée rouge en Afghanistan. La création d’Al-Qaïda est donc la conséquence d’un fait politique. Si l’armée rouge était toujours présente en Afghanistan, Ben Laden n’existerait peut-être pas. La deuxième date importante pour comprendre l’enjeu terroriste c’est 1991, le moment où Ben Laden refuse la présence des forces coalisées en Arabie Saoudite pour lutter contre Saddam Hussein et qu’il décide de s’exiler au Soudan pour créer sa nébuleuse terroriste. Là encore c’est une question géopolitique qui pousse Ben Laden à choisir le terrorisme alors qu’il est considéré comme un freedom fighter. La rupture c’est donc 1991 qui est un événement d’ampleur politique internationale.
C’est là que je fais le lien : 1989 c’est un vent de liberté qui souffle sur le monde, l’Europe de l’Est se libère, la démocratie se développe et l’économie aussi. Une seule région ne profite pas de ce souffle de liberté et c’est le monde arabo-musulman. Le développement économique y est très limité malgré les 3700 milliards encaissés par le monde arabe entre 1973 et 2001 grâce aux pétrodollars. Il y a alors une impossibilité pour les citoyens des pays arabes de participer à la mondialisation et ils voient s’ajouter à leur défaite militaire une défaite sur le terrain de la guerre économique. Cela va se traduire par une exclusion du monde arabe des décisions portant sur la mondialisation ce qui va provoquer un sentiment de rejet face à ce rouleau compresseur sur lequel ils n’ont aucune prise. Dans cette période de bouleversement économique mondial et de changement accéléré, les seuls mots qui sont alors susceptibles de ne pas changer ce sont ceux du livre sacré qui devient le dernier refuge de l’identité. Une infime partie de ceux qui se réfugient dans ce dernier bastion de l’identité choisissent alors de contester la mondialisation et de protéger leur identité par des moyens ultra violents. Je relie donc le développement du terrorisme à l’incapacité du monde arabe à participer à la compétition économique mondiale.

Ce sont d’ailleurs des officiers Français qui conceptualisent le terme de guerre économique en 1917 lorsqu’ils constatent que la première guerre mondiale s’enlise dans les tranchées et que l’affrontement devient total

CG – Vous avez participé à la conférence Gambetta sur l’extraterritorialité du droit américain et son rôle dans la guerre économique, de quand datez-vous les premières actions américaine dans cette guerre ?

AL – Les Américains se sont toujours impliqués dans la guerre économique, dans l’affrontement économique. Dès Alexander Hamilton (XVIIIe siècle), ils prennent conscience de leur retard sur les Anglais et développent une doctrine protectionniste qui se traduit par la fermeture du marché américain, destinée à favoriser la maturation de leurs entreprises. Il y a donc très tôt une conscience des affrontements économiques mondiaux et une prise en compte politique du phénomène de compétition avec l’ancienne métropole. Dans cette optique, ils se dotent par exemple d’une puissante marine marchande et ils bénéficieront des deux guerres mondiales qui fragilisent la domination européenne. En 1944, les Américains comprennent l’importance de l’exportation de leur culture pour vendre leurs produits. À travers les plans de reconstruction ils vont imposer l’exportation de films américains. Plus tard, ces exportations se transformeront en débouchés pour les surplus de production de l’industrie américaine.
Très tôt, il y a une réflexion autour de l’économie comme champ de bataille et de la meilleure manière de s’y imposer. C’est d’ailleurs là tout le cœur de mon travail qui est de montrer que le discours de Montesquieu, d’Adam Smith, qui voudrait circonscrire la violence au politique est très éloigné de la réalité de la nature des relations économiques. Ce sont d’ailleurs des officiers Français qui conceptualisent le terme de guerre économique en 1917 lorsqu’ils constatent que la première guerre mondiale s’enlise dans les tranchées et que l’affrontement devient total. Ce sont eux qui vont l’apprendre aux Anglais et aux Américains. Ces derniers vont ensuite dépasser leurs maîtres et mettre en place des ministères de la guerre économique qui vont poursuivre le travail sur le sujet après 1918. En 1944 par exemple, les Américains mettent au point par l’intermédiaire de la CIA un plan d’envergure permettant de tracer les avoirs nazis et les mouvements d’actions des entreprises allemandes. Grâce à du renseignement économique ils vont ainsi servir des intérêts géopolitiques et récupérer des capitaux.

James Woosley, l’ancien patron de la CIA, publie une tribune en 2000 intitulée Why we spie on our allies? où il assume cette implication des services de renseignement, 13 ans avant les révélations d’Edward Snowden ! Malheureusement on n’a pas voulu le voir.

CG – Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les choses ont tout de même évolué et notamment à la fin des années 1990. Comment les méthodes des Américains ont-elles évoluées ?

AL – Ce qui change c’est que les Américains ont battu l’Union soviétique. Mais ils s’aperçoivent que malgré leur victoire dans la guerre froide ils sont concurrencés sur le plan économique. L’Allemagne et le Japon notamment connaissent un boom économique et talonnent les États-Unis. L’administration américaine commande donc un rapport intitulé « Japan 2000 » pour tenter de comprendre comment un pays vaincu lors de la seconde guerre mondiale, occupé par l’armée américaine peut tailler des croupières économiques à la première puissance mondiale. Ce rapport conclu à l’existence d’une doctrine discrète de guerre économique au Japon qui cherche à les propulser au sommet de l’économie mondiale. Les Américains organisent alors un changement stratégique majeur : la géopolitique est reléguée au second plan. Le secrétaire d’État américain en 1993 annonce qu’il souhaite les mêmes moyens que ceux alloués à la lutte contre l’URSS pour faire face à la compétition économique mondiale. Ils organisent alors leur administration pour s’attaquer à cette problématique. On sort de l’affrontement Est-Ouest pour passer à un affrontement économique global. L’administration s’organise autour de cet objectif et la communauté du renseignement est mise à contribution sur ces sujets. James Woosley, l’ancien patron de la CIA, publie une tribune en 2000 intitulée Why we spie on our allies? où il assume cette implication des services de renseignement, 13 ans avant les révélations d’Edward Snowden ! Malheureusement on n’a pas voulu le voir et l’entendre et on a attendu les révélations sur la NSA pour dénoncer cette surveillance globale.
Le 11 septembre 2001 est également un tournant. Les Américains comprennent que pour lutter contre le terrorisme il faut s’attaquer à son financement. Ils vont alors durcir leurs méthodes et faire de la lutte contre la corruption une priorité. Cela se traduit également par un renforcement des sanctions contre les violations des embargos sur les rogue states : l’Iran, la Libye, Cuba, le Soudan… Ils prennent alors conscience qu’ils disposent déjà d’un arsenal législatif de sanctions : Foreign Corrupt Practices Act (1977), loi Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act of 1996), loi d’Amato-Kennedy (1996). Ils ont alors les instruments législatifs et administratifs pour réagir. L’extraterritorialité du droit américain naît à ce moment-là et elle passe par l’administration et non par la justice américaine. Ce sont les procureurs qui vont lancer les poursuites, les juges n’intervenant qu’à la fin du processus pour signer les deals. Il ne faut donc pas parler de la « justice américaine » mais de « l’administration de la justice américaine » qui est au cœur du système. Ils s’aperçoivent également que ces moyens de lutte contre le terrorisme leurs permettent de siphonner largement les informations des entreprises surveillées, à commencer par celles de leurs alliés européens. Tout au long des années 2000 ils vont alors se mettre à poursuivre ces entreprises.

Les services de renseignement ne sont donc pas autorisés à faire circuler les renseignements mais ils sont in fine rendus disponibles par la grande porosité des milieux administratifs et économiques américains

CG – Est-ce qu’on peut considérer que l’administration de la justice américaine transmet des informations aux grandes entreprises pouvant permettre des consolidations de position sur le marché ou induisant des avantages vis-à-vis de leurs concurrents ?

AL – C’est une question qui a traversé l’administration à la chute de l’URSS : faut-il diminuer les effectifs et les moyens de nos services de renseignement ou les réorienter ? Le choix a été fait d’investir dans l’intelligence économique et de collecter les données des entreprises étrangères. Il a également été décidé que ces données ne pouvaient pas être fournies « telles quelles » aux entreprises américaines. Tout est dans ce « telles quelles ». Les instances judiciaires, administratives et économiques américaines sont tellement intriquées que malheureusement ces informations finissent par circuler. Des secrétaires d’État passent dans des think tank, dans des entreprises ou deviennent professeurs et finissent par transporter l’information. Les services de renseignement ne sont donc pas autorisés à faire circuler les renseignements mais ils sont in fine rendus disponibles par la grande porosité des milieux administratifs et économiques américains.

Si vous regardez les textes européens sur la sécurité vous aurez des passages sur la lutte contre le terrorisme, la protection environnementale, la lutte contre la prolifération mais rien sur la protection des intérêts économiques. On pensait que le parapluie nucléaire américain nous apporterait aussi la tranquillité économique

CG – Nous Européens, Français, comment nous organiser pour résister à cette pression de l’administration américaine ?

AL – Eh bien on ne s’organise pas ! Deux raisons à cela : la première c’est la responsabilité de l’Europe dans les grands drames. Les deux guerres mondiales, les guerres de décolonisation qui ont rendu tabous les réflexions autour de la puissance en Europe. On refuse de penser les affrontements, l’Europe est avant tout construite autour de la paix, ce qui est très bien, mais nous empêche de conceptualiser la puissance, notre puissance. Si vous regardez les textes européens sur la sécurité vous aurez des passages sur la lutte contre le terrorisme, la protection environnementale, la lutte contre la prolifération mais rien sur la protection des intérêts économiques. On pensait que le parapluie nucléaire américain nous apporterait aussi la tranquillité économique. Nous nous sommes contentés d’être un modèle de paix et de stabilité et c’est ce qui devait nous permettre d’établir notre influence dans le monde. Cette absence de réflexion sur la puissance nous empêche alors de réagir aux actions américaines.
Il y a quand même eu une petite réaction en 1996 à la loi Helms-Burton. On met en place un règlement européen qui interdit aux entreprises de se soumettre au droit américain mais il ne sera jamais appliqué. L’Union Européenne porte également plainte contre les États-Unis devant l’OMC qui craignent de devenir le premier pays condamné par l’institution qu’ils ont créée. Clinton passe alors un deal avec les Européens et suspend le titre III de la loi Helms-Burton qui porte sur Cuba. Il s’agit là d’une erreur fondamentale, les Européens auraient dû pousser la plainte à son terme, ce qui aurait pu permettre de traiter le problème à sa racine. On s’est contentés de la parole d’un Président qui n’est par définition pas éternel.

CG – En effet, l’administration Trump a récemment annoncé l’entrée en vigueur du titre III (avril 2019). Dans ces conditions, peut-on imaginer que l’UE dépose de nouveau une plainte devant l’OMC ?

AL – Ils n’ont pas voulu ! J’ai enquêté l’année dernière sur le retrait des Américains de l’accord sur le nucléaire iranien et j’ai posé la question des suites à donner à des fonctionnaires européens et français. On m’a répondu « surtout pas ! Si on dépose plainte contre les États-Unis à l’OMC ils vont quitter l’OMC. » Notre stratégie dépend donc du fait que les Américains pourraient bouder l’OMC, c’est incroyable quand même…

En France, ça a été une patate chaude que se sont refilés les ministères, c’est le Président qui aurait dû s’emparer du sujet, pas Bercy ou le quai d’Orsay

CG – A-t-on la possibilité de s’organiser à l’échelle nationale ? Est-ce un niveau pertinent ?

AL – Oui, la solution passe par l’Europe. Mais pour que cette solution s’impose au niveau européen il faut être cohérent au niveau national. Il faut mettre en place une doctrine, construire une vision et ensuite la porter à Bruxelles. En Europe continentale nous sommes les premiers à avoir réagi à cette nouvelle forme d’affrontement économique. Malheureusement cette prise de conscience s’est faite à un niveau intermédiaire. Si l’on regarde dans les autres pays actifs dans la guerre économique, la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne, c’est au plus haut niveau que cette prise de conscience a eu lieu. En France, ça a été une patate chaude que se sont refilés les ministères, c’est le Président qui aurait dû s’emparer du sujet, pas Bercy ou le quai d’Orsay.

CG – Il y a eu quand même des alertes sur le sujet : le rapport Lellouche en 2016, l’affaire Asltom, pourquoi la guerre économique n’intéresse pas les dirigeants français ? Est-ce la peur ?

AL – Au-delà de la peur des Américains qui est bien réelle, je l’ai constaté chez mes interlocuteurs français sur le sujet, il y a encore un fort atlantisme. C’est encore plus marqué au niveau européen, les élites sont marquées par cette relation avec les États-Unis. On le constate également dans la différence de traitement réservée à la Chine. Il y a eu plusieurs rapports et des communications de la Commission Européenne pour dénoncer la Chine et mettre en place une doctrine de réciprocité : si la Chine fait de la concurrence déloyale ou nous espionne, on riposte. Mais les États-Unis le font depuis plus longtemps et de manière plus importante ! Pourquoi alors parler de réciprocité uniquement envers les Chinois ? Je crains d’ailleurs que si les Américains parviennent à faire un deal avec la Chine, nous devenions les dindons de la farce.

CG – Peut-on imaginer que s’ajoute à l’atlantisme français et européen une forme de conflits d’intérêts ? On peut penser à l’ancien commissaire des participations de l’État, qui a géré la vente d’Alstom avant d’être embauché par la Bank of America.

AL – Oui, il y a des conflits d’intérêts qui sont très clairs. Quand vous regardez Guerre fantôme, le documentaire sur la vente d’Alstom, il y a toute une cartographie sur les intérêts des différents protagonistes. Si vous ajoutez à ce phénomène l’atlantisme, vous vous retrouvez avec des résultats médiocres et des scandales comme celui d’Alstom.

CG – Sur l’aveuglement stratégique, l’absence de réflexion autour de la puissance, est-ce aussi une conséquence de l’aveuglement libéral qui prévaut depuis les années 1990 ? Avec l’idée que nous allions récolter les dividendes de la paix, que l’Histoire était finie grâce au « doux commerce » cher à Montesquieu et que les affrontements s’effaceraient dans un monde globalisé ?

AL – Oui c’est un facteur explicatif. Les Français n’ont lu qu’une partie de Montesquieu, le livre XX sur le commerce qui adoucit le mœurs. Or, les Américains ont lu le livre V qui dit que le commerce adoucit les mœurs entre les nations mais absolument pas entre les particuliers. Montesquieu nous alertait donc sur la conflictualité potentielle du commerce mais on n’a pas voulu le voir. D’autre part, nous, nous sommes restés à Adam Smith : deux individus qui se rencontrent sur un marché pour échanger avec le même niveau d’information. Les Américains, eux, ont intégré l’analyse néolibérale : le marché est le lieu de la conflictualité où c’est l’acteur qui dispose de l’information qui remporte l’échange. On est donc bloqués sur une conception du marché pacifique tandis que nos partenaires sont beaucoup plus avancés dans la réflexion.

J’ai rencontré un entrepreneur qui ne parvient même pas à envoyer des pots de peinture à Cuba. Au dernier moment la banque a bloqué la transaction en s’apercevant que c’était destiné à Cuba. Il y a une trouille incroyable des banques.

CG – L’activation du titre III de la loi Helms-Burton devrait permettre à des entreprises et des particuliers d’attaquer directement un État étranger qui commercerait avec Cuba pour spoliation. Quel impact cela peut avoir sur nos entreprises ? Est-ce qu’on peut imaginer que ce dispositif soit étendu ?

AL – Oui le dispositif peut être étendu. Il faudra une nouvelle loi mais cela peut arriver. Le MEDEF a d’ailleurs réagi en faisant une revue de l’impact que ce titre pourrait avoir sur les entreprises françaises. Déjà en 1977, le CNPF, l’ancêtre du MEDEF, avait été scandalisé par la loi Helms-Burton car cela touchait particulièrement les entreprises françaises qui avaient du retard. Et effectivement ces dispositions vont très loin. J’ai rencontré un entrepreneur qui ne parvient même pas à envoyer des pots de peinture à Cuba. Au dernier moment la banque a bloqué la transaction en s’apercevant que c’était destiné à Cuba. Il y a une trouille incroyable des banques.

CG – Les entreprises peuvent-elles s’organiser en interne pour lutter contre ces dispositions ? Peuvent-elles décider de commercer avec ces pays en s’excluant de facto des échanges avec les États-Unis ?

AL – Factuellement c’est possible, mais c’est très difficilement réalisable. Vous pouvez décider de ne plus commercer en dollars et échanger avec Cuba. Vous serez alors mis sur une liste d’entreprises sensibles et plus aucune entreprise ne pourra commercer avec vous, y compris au sein de votre pays. Si une banque française par exemple, décide de commercer avec une entreprise inscrite sur cette liste, elle tombera sous le coup de la loi Helms-Burton.

CG – L’Union européenne a récemment pris des dispositions pour permettre de commercer avec l’Iran, avec un système basé sur le troc il me semble. Est-ce que cela peut fonctionner ?

AL – Il ne s’agit pas de l’Union Européenne mais de trois pays : la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. L’instrument s’appelle INSTEX mais il a du mal à se mettre en place et son ambition est très limitée. Il doit permettre dans un système de troc aux entreprises d’échanger dans deux domaines uniquement : les médicaments et l’agroalimentaire. Comme par hasard deux des trois secteurs dans lesquels les États-Unis ont été condamnés par la cour internationale de justice. L’impact est quoi qu’il en soit très limité.

CG – L’OMC n’a pas son mot à dire sur l’extraterritorialité du droit Américain ?

AL – Il faut la saisir pour cela ! Personne ne le fait, même pas les rogue states. Seul l’Iran a déposé plainte devant la cour internationale de justice, pas devant l’OMC malheureusement. Sur le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien par exemple, seul l’Iran peut décider de poursuivre le pays. Une disposition de l’accord le permet mais rien n’est fait. Les autres signataires à l’instar de la France ne peuvent pas dénoncer ce retrait.

CG – Est-ce qu’on peut imaginer un jour une réaction européenne ou française avec des poursuites équivalentes pour corruption ? Pourra-t-on par exemple attaquer Goldman Sachs pour avoir maquillé les comptes de la Grèce ?

AL – Cela existe déjà, en France la loi Sapin 2 est extraterritoriale. On peut donc poursuivre une entreprise n’importe où dans le monde si elle ne respecte pas la loi française. Mais ça n’a jamais été fait et cela me paraît peu probable…

Interview réalisée en juin 2019 par la Conférence Gambetta.

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