Des coups d’État à l’ère de la post-vérité

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El político boliviano en conferencia de prensa en el Museo de la Ciudad de México. ©EneasMx

Aujourd’hui gouvernée par une présidente autoproclamée proche de l’extrême droite, la Bolivie a vu son destin basculer après qu’Evo Morales a été renversé par l’armée en novembre 2019. Ce passage en force institutionnel a été rendu possible par une prise de position de l’OEA qui, en dénonçant une prétendue fraude électorale, a servi de support aux prétentions d’une opposition aux tendances fascisantes. Deux chercheurs du MIT viennent pourtant de démontrer dans une analyse statistique rigoureuse des résultats électoraux le caractère mensonger des déclarations de l’organisation. La parution de cette étude est l’occasion de revenir sur les événements qui ont mené à la fracturation de l’ordre social bolivien, et notamment, de comprendre comment la construction d’un narratif trompeur a permis l’ascension, sans légitimité populaire mais avec la légitimité médiatique, de l’extrême droite au pouvoir. Par Baptiste Albertone.


Peut-on de ne pas reconnaître un coup d’État lorsqu’on en voit un ? Un discours tronqué peut-il faire vaciller un gouvernement sans que personne ne le remette en cause ? Les médias, premières victimes des fake news, peuvent-ils s’en faire les vecteurs inconscients ? Les événements récents vécus par l’État plurinational de Bolivie nous offrent un cas d’étude d’une pertinence dramatique pour analyser la genèse d’un narratif médiatique fallacieux ayant permis de farder une déstabilisation politique et une restauration ultraconservatrice en un mouvement populaire aux prétentions démocratiques.

Saluée il y a quelques mois encore pour ses résultats économiques et sociaux sans appel, la Bolivie a depuis sombré dans la tragédie après qu’une partie de l’opposition soutenue par l’armée a demandé la démission d’Evo Morales. Cette rupture institutionnelle et cette fracture démocratique puise sa légitimité dans les allégations – sans fondements – de fraude électorale émises par l’Organisation des États Américains (OEA) et relayées massivement par les sphères médiatiques. Ces accusations mensongères ont offert à l’opposition le blanc-seing de l’opinion publique internationale qui voyait en elle une expression du mécontentement populaire face à la manipulation du scrutin présidentiel. Malheureusement ce soutien aveugle à une réalité plus complexe que la dichotomie gentils/méchants, a servi de tremplin pour que les franges les plus extrêmes du spectre politique bolivien parviennent au pouvoir sans soutien populaire, mais avec les faveurs des humanistes autoproclamés du monde entier.

Face au vide de sens dans lequel nous plonge cette aporie, il est nécessaire de comprendre comment s’est mis en place, dans l’indifférence presque générale, ce récit insidieux qui défie toute prétention de proximité avec le réel. C’est également l’occasion de revenir sur le rôle central de l’OEA dans ce basculement politique vers l’extrême droite, et de se questionner sur la géopolitique contemporaine des coups d’État dans la région. En bref, nous procédons dans cet article à une agnotologie du récit entourant le coup d’État qui a ébranlé la Bolivie qui nous amène à tirer des enseignements de portée locale d’abord, mais aussi, pour certains, propres à une forme partagée de contemporanéité.[1] Avant toute chose, permettons-nous un bref retour sur les événements.

L’ombre présente d’un miracle passé

Le 20 octobre 2019 se tiennent les élections nationales en Bolivie. Evo Morales est candidat à sa propre réélection pour la quatrième fois consécutive. D’un côté, il peut se targuer de résultats sociaux économiques incomparables. Le PIB a bondi de 50% par rapport à 2006, croissant deux fois plus vite que la moyenne régionale, et permis à l’État de mettre en place des politiques sociales qui ont fait chuter la pauvreté de 60% en 13 ans, et l’extrême pauvreté de près de 38%.[2] De l’autre, il se présente face à sa population après que cette dernière lui a refusé, lors d’un référendum tenu en 2016, la possibilité de briguer un quatrième mandat. C’est finalement le Tribunal constitutionnel plurinational, mobilisant la signature d’un traité international pour justifier l’illégalité de la limitation des mandats présidentiels, qui lui a permis de se présenter à sa propre succession. Plus que le choix d’un nouveau mandataire, cette élection se présente tout autant comme une occasion pour la citoyenneté bolivienne de punir son président si telle est sa volonté.

Pour s’assurer du bon déroulement des élections, des observateurs de l’Organisation des États d’Amérique (OEA) sont présents. La question de leur participation a longtemps été au cœur des débats qui ont entouré le scrutin présidentiel. Les gouvernements conservateurs de la région ont exprimé leur rejet vis-à-vis de ce qu’ils considéraient être un témoignage de soutien à une élection qu’ils estimaient illégitime du fait de la participation de Morales. Le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, avait à cet égard déclaré en avril 2019 que « dire qu’Evo Morales ne peut pas participer aujourd’hui (aux élections générales), ce serait absolument discriminatoire vis-à-vis d’autres présidents qui ont participé aux processus électoraux sur la base d’une décision judiciaire ».[3]

Pour assurer une plus grande transparence et pour respecter les recommandations de l’OEA, les autorités électorales boliviennes mettent en place un système officieux de Transmissions des résultats électoraux préliminaires (TREP), en parallèle du décompte officiel, qui vise à informer la population de l’évolution des résultats en temps réel. Ce dernier est confié à une entreprise privée. Le 20 octobre 2019, jour de suffrage dans le pays, aux alentours de vingt heures, le TREP qui avait alors décompté près de 84% des actes électoraux s’interrompt. À cette même heure, Evo Morales compte près de 45,28% des suffrages et une avance de 7,9 points sur son rival direct, Carlos Mesa. Ces résultats préliminaires ne suffisent pas pour éviter au leader indigène un face-à-face lors d’un second tour. En effet, la Constitution bolivienne stipule qu’une marge de 10% sur le second, en plus de 40% des voix, est nécessaire pour valider une victoire dès le premier tour. Le 21 octobre l’OEA, à travers son compte Twitter publie un premier message s’inquiétant de l’interruption du processus de décompte officieux, considérant « fondamental que le Tribunal suprême électoral explique pourquoi la transmission de résultats préliminaires a été suspendue ».[4] Vingt-trois heures après cette interruption, le TREP est finalement actualisé pour près de 95% des résultats. La marge d’Evo Morales est désormais légèrement supérieure aux 10% nécessaires à un triomphe dès le premier tour.

Peu après cette actualisation, l’OEA émet un communiqué de presse dans lequel elle « exprime sa profonde inquiétude et sa surprise face au changement radical et difficile à justifier de la tendance des résultats préliminaires connus après la fermeture des bureaux de vote », et fait dès lors part de son appui à l’organisation d’un second tour. Ces suspicions publiques quant à une éventuelle fraude électorale donnent lieu à des manifestations massives de l’opposition bolivienne. Le ministre bolivien des affaires étrangères, Diego Pary, décide alors, dès le 22 octobre, de proposer à Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, d’effectuer une analyse de l’intégrité du processus électoral en Bolivie. Cette demande est acceptée. La mission débute le 31 octobre 2019.

Au même moment, le pays s’embrase, et la situation se détériore rapidement. Le 10 novembre, l’OEA présente un rapport préliminaire dans lequel elle liste une série d’irrégularités supposées soutenir ses affirmations préliminaires quant à l’existence d’anomalies sérieuses entourant les résultats du premier tour. Le même jour, Evo Morales, pour éteindre le feu de la contestation, annonce l’organisation de nouvelles élections. Le lendemain, sous la pression de l’armée et confronté aux violences nombreuses et polymorphes qui frappent ses partisans et les membres du gouvernement, il renonce à ses fonctions, tout comme son vice-président, la présidente du Sénat national et le Président de la chambre des députés. Ce vide institutionnel permet à Jeannine Añez, députée de l’opposition alors inconnue du grand public, de s’autoproclamer présidente par intérim le 12 novembre en l’absence de quorum au parlement – les sénateurs et députés du MAS ayant décidé de ne pas siéger.

La fleur au fusil

La trame de ce renversement institutionnel repose sur deux tournants fondateurs. Le premier réside dans l’incursion de l’armée dans le paysage politique, cette dernière a recommandé à Evo Morales de renoncer à ses fonctions et donc d’interrompre un mandat qu’il avait obtenu – sans contestation – en 2014. Le 10 novembre 2019, le chef des forces armées, le général Kaliman fait la déclaration suivante : « après avoir analysé la situation de conflit interne, nous suggérons que le président de l’État démissionne de son mandat présidentiel, permettant ainsi la paix et le maintien de la stabilité pour le bien de notre Bolivie ». S’il est tentant de donner du crédit à cette affirmation gorgée de bienveillance, quiconque est familier avec l’histoire politique régionale[5] frissonne en entendant un général inviter un président élu à se retirer. La figure du général des armées qui se positionne en sauveur de la démocratie mérite interrogation, avec en premier lieu, un questionnement sur l’origine du désordre. Dans le cas présent, le désordre est attribué à une contestation sociale d’ampleur contre la rupture de l’équilibre démocratique. Cependant, si l’on se penche sur l’évolution du mouvement de contestation, un tout autre paysage se dessine. Bien loin d’un mouvement populaire massif, la dégradation rapide de la stabilité intérieure a été organisée par des forces politiques tendancieusement antidémocratiques. Ainsi, il est important de rappeler que dès les premières manifestations, le candidat d’opposition arrivé en deuxième position lors du premier tour, Carlos Mesa, a été entièrement éclipsé par un autre opposant aux prétentions autrement plus radicales, l’ultraconservateur Luis Fernando Camacho. Ce dernier, un multimillionnaire – il figure parmi les révélations des Panama Papers – qui a fait ses classes dans une organisation politique décrite par la Fédération internationale des droits de l’Homme comme « une sorte de groupe fasciste paramilitaire »[6], fondamentaliste religieux et ouvertement raciste, a laissé entrevoir une face sombre et peu connue à l’extérieur du pays de la frange ultra-radicale de l’opposition. Là où les premières manifestations mobilisent l’ensemble d’une opposition inquiète de s’être fait « voler » l’élection, le basculement du pays dans le chaos social est l’œuvre des franges extrêmes droitières proches de Camacho aux ambitions non dissimulées de déstabilisation. Ainsi, dans les jours qui ont précédé le départ d’Evo Morales, la débauche de violence envers les partisans du président sortant a été destructrice. Pour ne citer que les événements les plus brutaux, une mairesse du MAS a été victime d’une humiliation publique par une horde d’opposants qui l’a forcée à marcher pieds nus sur plusieurs kilomètres sous des cris animaux, avant de la peindre en rouge et de lui raser les cheveux. Le jour de la démission du président Morales, plusieurs membres du gouvernement ont été victimes d’une frénésie sauvage, certains ont vu leur maison incendiée, d’autres reçu des appels les invitant à renoncer à leur fonction pour garantir la sécurité de leurs proches.

C’est donc un climat de chaos, intentionnellement bâti par les factions les plus extrêmes de la classe politique bolivienne, qui a servi de prétexte à l’armée pour inviter Evo Morales à se retirer. La décision de l’armée, aux apparences pourtant grossières de coup d’État, s’est insérée dans le narratif commun comme un geste fort et une réponse à la volonté populaire de garantie de l’État de droit et d’un processus électoral transparent. Ce renversement politique n’avait pourtant rien de populaire ni de démocratique. Comme elle l’a déjà fait par le passé, l’armée a instrumentalisé un contexte de chaos pour se défaire d’un pouvoir encombrant. Le principe est simple, les forces armées se présentent comme le pompier qui vient éteindre un incendie domestique allumé par des délinquants tout en accusant le propriétaire. Quoi de mieux pour la reconquête du pouvoir que le mariage de l’ordre et du chaos. Ce dernier garantit à l’ordre son sens, d’où l’intérêt pour l’ordre de voir se perpétuer le chaos. Avec l’arrivée de Jeanine Añez, l’armée a ainsi retrouvé de sa superbe dans le pays. Celle qui a marqué par ses alliances avec les grands propriétaires l’histoire politique sanglante des nations latino-américaines, s’est offert un retour en grandes pompes dans les institutions nationales. L’embrasement de la nation par des factions criminelles lui a ouvert le chemin vers la reconquête, celle du sauveur et du bienfaiteur qui, soucieux du bien-être de son peuple, se lève pour chasser l’ennemi. Encore faut-il savoir identifier l’ennemi. En désignant Evo Morales comme responsable de l’instabilité intérieure, l’armée a fait le choix de favoriser les forces antidémocratiques. Cette alliance du capital et des balles n’est pas nouvelle, et il n’y a donc rien de surprenant à voir, lors de la cérémonie d’intronisation de l’ex-sénatrice, un militaire lui passer l’écharpe présidentielle autour du cou. C’est d’ailleurs à peine installée dans son bureau du Palacio Quemado que Jeannine Añez a décidé de rendre l’appareil aux militaires en émettant un décret[7] qui les exempte de toute poursuite lorsqu’ils maintiennent « l’ordre public ».[8] La fabrication d’un imaginaire dans lequel les militaires soucieux de l’ordre démocratique viennent à la rescousse d’un peuple menacé par les dérives d’un exécutif trop attaché au pouvoir repose lui-même sur un second tournant dans le renversement bolivien.

L’OEA renoue avec ses vieux démons

Ce second événement est antérieur à l’entrée des forces armées dans le récit du renversement d’Evo Morales, c’est d’ailleurs son point d’ancrage. Il faut en effet revenir à l’idée même d’une fraude électorale pour comprendre l’enchaînement rapide et destructeur qui s’est mis en place après l’annonce des résultats du premier tour. Comme cela a été mentionné précédemment, c’est un communiqué de presse publié par l’OEA qui a fait peser les premiers doutes sur la crédibilité des résultats électoraux. Dans ce communiqué, l’OEA fait part de ses inquiétudes quant à l’interruption du système de décompte rapide, ainsi que du changement de tendance observé lorsque ce dernier a été rétabli. Pour comprendre pourquoi une telle prise de position a de quoi déranger, il faut revenir sur au moins trois éléments qui ont fait l’objet d’une publication du think tank étasuniens Center for Economic Policy Research (CEPR).

Tout d’abord, il est essentiel de rappeler que la totalité des accusations formulées par l’OEA dans son communiqué font référence au système TREP, système de décompte officieux et parallèle qui avait été mis en place par la Bolivie et opéré par une entreprise privée. Or, ce système n’a aucune valeur électorale, sa seule vocation est la transparence et l’information des citoyens. À aucun moment, le bon déroulement du système de décompte officiel, dont les résultats ne seraient parus qu’une fois l’ensemble des actes comptabilisés, n’a été remis en question. C’est donc une discrète confusion entre les deux processus parallèles qui a permis de faire peser le doute sur une manipulation du système de décompte officiel tout en ne faisant référence qu’à son jumeau officieux qui n’avait lui été mis en place qu’à titre informatif.

Le second élément de la narration des péripéties électorales qui interroge réside dans l’apparente surprise manifestée par l’OEA au sujet de l’interruption du TREP. En effet, un tel scénario avait été annoncé et convenu au préalable. Deux semaines avant la tenue des élections, Marcel Guzmán de Rojas, directeur général de l’entreprise en charge du TREP, avait précisé avoir pour objectif le décompte de 80% des suffrages aux alentours de 20h et seulement espérer pouvoir dépasser les 90% le jour de l’élection.[9] Antonio Costas, porte-parole du Tribunal suprême électoral avait quant à lui exprimé son enthousiasme en insistant sur le fait que « pour la première fois dans son histoire démocratique, la Bolivie sera en mesure de connaître entre 80 et 90 % du décompte des voix, avec une fiabilité de 100 % ».[10] En 2016, lors du référendum sur la réélection, le même système c’était par exemple arrêté autour de 81.2% sans que cela ne suscite un quelconque émoi.

Troisième élément, et c’est là que réside le plus lourd des accusations, les organes électoraux boliviens ont été sommés de rendre des comptes sur ce qui a été dénoncé comme un changement de tendance inexplicable. Il convient à ce stade de mobiliser un certain sens commun de la statistique. En observant l’augmentation de l’écart entre les deux candidats, deux hypothèses peuvent être posées. La première, fidèle à l’interprétation de l’OEA, est celle d’une manipulation des suffrages et des résultats électoraux. La deuxième voudrait que l’échantillon des derniers 15% pourcents des suffrages ait la particularité d’être plus favorable à Evo Morales que le reste des votes. Cela est-il envisageable ? Tout à fait, et c’est d’ailleurs les résultats de l’analyse statistique profonde qui ressort de l’étude susmentionnée. Comme le rappelle Mark Weisbrot, directeur du CEPR, il faut s’appuyer sur la démographie électorale du pays andin pour expliquer que des des résultats électoraux les plus tardifs soient significativement plus favorables à Evo Morales. Selon l’étude du CEPR, dans l’échantillon des derniers 16% non-comptabilisés au moment de l’interruption, la marge d’Evo Morales sur son rival est de 22%, soit près de 3 fois la marge constatée sur les 84% déjà comptabilisés. Comment cela est-il possible ? La Bolivie est un pays dont une partie significative de la population, 30%[11], réside dans des zones rurales relativement isolées. Les suffrages issus de ces régions peuvent ainsi prendre un temps significativement plus long à pouvoir être comptabilisé. Il se trouve que les votants appartenant à ces régions reculées sont également très majoritairement des électeurs d’Evo Morales qui recueille beaucoup moins de voix dans les territoires urbanisés. Il existe donc dans l’échantillon final un biais conséquemment favorable à Evo Morales qui explique l’augmentation importante de la marge le séparant de Carlos Mesa.[12]

La seconde interrogation qu’il est légitime de formuler à propos de ce supposé « changement de tendance » concerne sa dynamique. Autrement dit, la marge entre les deux candidats c’est elle accrue plus rapidement lors du décompte des derniers 16%. Là encore, une analyse statistique rigoureuse permet de visualiser une augmentation régulière de l’écart sur l’ensemble du décompte. La tendance de l’écart entre Evo Morales et Carlos Mesa pour l’élection présidentielle est d’ailleurs, à peu de choses près, identique à celle observée pour les résultats des élections législatives qui ont vu le MAS remporté 68 sièges sur 130 à l’Assemblée et 21 des 36 sièges du Sénat, et ce, sans que les résultats ne soient jamais remis en question (voir graphique). Cette analyse statistique qui met à mal les affirmations de l’OEA a été récemment confirmée par un rapport produit par deux chercheurs du Massachusetts Institut of Technology (MIT), et résumée dans un article du Washington Post. Les conclusions des deux auteurs sont sans équivoques : « il ne semble pas y avoir de différence statistiquement significative entre la marge avant et après l’arrêt du vote préliminaire. Au contraire, il est très probable que Morales ait dépassé la marge de 10 points de pourcentage au premier tour ».[13]

Source : (Williams et Curiel, 2020)

Dès lors, il est difficile de trouver une justification au comportement de l’OEA lors de la soirée électorale. Pourquoi un tel empressement à communiquer ? Comment expliquer des erreurs aussi grossières dans l’analyse statistique des résultats ? Il est difficile d’imaginer que le niveau technique et analytique des experts, nombreux, d’expériences et de formations rigoureuses, ne permette à l’organisation d’être capable de comprendre l’origine statistique du changement de tendance. Il doit être envisagé que cette prise de position s’inscrit dans une démarche politique hostile au gouvernement d’Evo Morales.

Pour juger de la bonne foi de l’OEA, il est nécessaire de se pencher sur l’audit final réalisé par l’organisation à la demande d’Evo Morales, dès le 22 octobre. Une version préliminaire de cet audit a été présentée le 10 novembre et la version finale n’a été partagée que le 4 décembre 2019. Si une analyse détaillée de l’ensemble du processus d’évaluation dépasse la géographie de cet article, il faut tout de même mentionner la structure générale des accusations et les juger dans le contexte des déclarations passées.[14] En effet, la prise de parole de l’organisation ne laissait comme seule perspective de conclusion du rapport que la démonstration de la véracité des allégations, au risque, dans le cas contraire, de rendre trop visible un dépassement déstabilisateur du mandat de l’institution.

Le mensonge, institution de la déstabilisation

L’OEA a divisé son rapport en trois blocs d’accusations : les infractions délibérées ayant pour but la manipulation des résultats, les infractions graves non intentionnelles, et les erreurs. Malgré une apparente exhaustivité dans l’analyse, le rapport se distingue davantage par ce qu’il obscurcit que ce qu’il illumine à la lumière des preuves. Ainsi, le gros de l’analyse et des mises en accusations graves (deux premières catégories) se concentre sur le TREP. Or, entre le premier tour et le rapport final de l’OEA, le TREP n’a à aucun moment reçu de caractère officiel. Une longue liste de soupçons concernant la gestion de ce système est filée sans toutefois que ne soit faite une quelconque mention de son caractère officieux. Il est cependant difficile de comprendre à quoi aurait servi une fraude visant uniquement un système parallèle d’information du grand public sans que celle-ci n’ait de conséquence finale sur les résultats officiels. C’est ainsi qu’une partie majeure de la mise en accusation se construit sur une confusion entretenue entre les deux systèmes de comptabilisation. Concernant le système officiel, la seule mise en accusation d’envergure fait référence à l’identification de plusieurs tables de votations qui ont fait l’objet de falsifications de signatures de validation des actes de vote. Les irrégularités identifiées concernent 0,22% du total national des actes et se concentrent à 80% sur des centres électoraux de très petite taille qui correspondent à des territoires où des erreurs humaines expliquées par le manque de compréhension du processus électoral peuvent être envisagées. À ce titre, Guillaume Long, ancien ministre des affaires étrangères équatorien qui a lui-même participé par le passé à des missions d’observation de l’OEA, a fortement critiqué l’association de ces pratiques minoritaires à une démarche volontaire de fraude électorale qui relève pour lui de l’incompréhension « anthropologique » de la réalité bolivienne de la part de l’institution multilatérale.

Finalement, le rapport de l’OEA ne se construit que comme une longue liste d’irrégularités que l’on peut malheureusement retrouver dans les processus électoraux de nombreux pays en développement, sans pour autant être en mesure de prouver les soupçons de fraude électorale. Pour le reste, le narratif qui vise à se surprendre du changement de tendance et de l’interruption annoncée du système de décompte officieux est maintenu sans que considération soit faite des facteurs d’explications avancées précédemment. À l’image du menteur qui fait face à l’effondrement de son édifice mensonger, mais persiste dans la contre-vérité pour éviter de perdre la face, l’OEA ne parvient pas à fonder d’une quelconque façon l’hypothèse d’une manipulation électorale qu’elle avait elle-même hâtivement entreprise. Pour autant, en faisant peser sur l’imaginaire collectif le doute d’une interruption malveillante, prétendument nécessaire à la rectification de l’écart entre les deux candidats, l’OEA a pris le parti d’un interventionnisme aux conséquences lourdes.

Hannah Arendt a, dans son ouvrage Du mensonge à la violence, étudié certains mécanismes mobilisés par les opérateurs du mensonge et prévenu de leur portée déstabilisante : « le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre ». Le contexte singulier de cette élection à laquelle participait Morales malgré sa défaite lors du référendum sur sa réélection, rendait particulièrement propice la construction d’un narratif dont la trame est celle de l’aspiration à la perpétuation au pouvoir et la mise en place d’un système de corruption du processus électoral. En publiant ce communiqué, l’OEA a participé activement à la déstabilisation d’un ordre social qui, voyant la confiance dans certaines de ses institutions fortement remises en doute par un organe prétendument neutre, a créé une brèche dans laquelle se sont infiltrées des forces qui poursuivent des volontés antidémocratiques de renversement politique. Cette anomalie procédurale n’a pourtant pas laissé indifférents l’ensemble des représentants régionaux auprès de l’organisation, Luz Elena Baños, la représentante mexicaine auprès de l’OEA, a rapidement réagi à ce communiqué en estimant qu’il avait « perturbé la partialité et la neutralité de cette mission et a interféré avec un processus électoral qui n'[était] pas encore terminé ».[15] Ce ne sont pourtant pas les inquiétudes de cette dernière qui ont été reprise par le récit général mais bien plutôt les affirmations infondées de l’OEA. Cette désinvolture face au mensonge est ce à quoi se réfère le concept de post-vérité. C’est l’idée, pour reprendre les mots du philosophe et agnotologue Mathias Girel, selon laquelle « nous serions, par nos comportements, devenus indifférents à la vérité, apathiques devant les mensonges les plus éhontés, impassibles devant les contradictions les plus irresponsables ».[16] Pourquoi ?

S’il existe des facteurs multiples pour expliquer cette nouvelle réalité, une perspective d’étude pertinente pour la situation bolivienne est celle de la construction de la neutralité, crédibilité et donc légitimité dans la sphère médiatique. L’OEA a été gratifiée par la sphère médiatique, de fait et sans discussions, d’un statut d’organe multilatéral sans ambitions, sans intérêt ni agenda politique particulier. Comment expliquer que la fragilité des accusations et la prise de position proche de l’ingérence de l’organisation, venant faire peser de sérieux doutes sur sa neutralité et bienveillance, ne soit pas venues remettre en cause l’autorité morale qui lui a été attribuée. Il s’agit là d’un problème qui dépasse largement le simple cas d’étude bolivien, la construction de la recevabilité dans la sphère médiatique est aujourd’hui gangrenée par le confort et la certitude des mandarins de la bonne parole. Le choix des sources se fait selon un critère de confiance lui-même supposé dépendant à la proximité de l’information avec le réel. Il n’est cependant pas cavalier d’affirmer que l’attribution de la recevabilité ne peut en aucun cas devenir une accréditation intemporelle. La crédibilité est un attribut évanescent qui se doit d’être perpétuellement renouvelé. Une source jadis crédible, si les attributs qui fondent sa crédibilité ne sont plus, se doit de perdre son privilège. L’un des défis actuels réside dans l’acquisition par certaines sources d’un caractère intangible d’autorité. Le caractère pernicieux d’un tel mécanisme de production de la vérité réside également dans le fait qu’une telle configuration entrave les possibilités de contestation de cette même vérité. Si une information vient contredire l’affirmation faite par l’acteur du recevable, elle est automatiquement relayée au rang de contre-vérité, car n’appartenant pas à ladite sphère de véracité. Cette attribution de jure et non de facto de la recevabilité met en danger la capacité du citoyen à jouir d’une information de qualité, et le cas Bolivien a donné à voir une matérialisation inquiétante des conséquences d’une telle dérive.

Le cœur de l’OEA balance à droite

Ainsi l’OEA, du fait de son statut d’organisation multilatérale, a bénéficié de l’attribution d’une autorité morale qui a permis de donner de la consistance à son narratif infondé. Nous étions dans une configuration classique où la défiance incombe au gouvernement et la tolérance à ses détracteurs. S’il est compréhensible que la force de l’habitude invite à une lecture dans ce sens, les agissements de l’opposition et les errements de l’OEA auraient dû faire vaciller de telles certitudes.

Pour commencer, l’histoire tumultueuse de l’institution[17], tout comme ses modalités de financement – 60% des fonds sont apportés par les États-Unis – avait de quoi interroger la légitimité de la neutralité attribuée à sa parole. À cela viennent s’ajouter les contre-vérités précédemment mentionnées, mais également des prises de paroles du secrétaire général de l’OEA qui interrogent. Lorsque Evo Morales a décidé de l’organisation de l’audit visant à attester de la bonne (ou mauvaise) tenue de l’élection, la communication a été minimale et le secrétaire général, d’habitude non avare en tweets, n’a pas dénié commenter cette main tendue. Lorsqu’il décida de reprendre son activité numérique de commentateur politique, ce ne fut que pour exprimer sa préoccupation quant à une possible restriction de la liberté de circulation de l’opposant Luis Fernando Camacho.[18] Pas un mot tweet ne s’envola du smartphone de l’uruguayen pour s’inquiéter des dérives racistes des manifestants contre les membres du MAS qui ont culminé par la séquestration de familles des membres du gouvernement ou à l’incendie de leur demeure. Finalement, l’institution qui définit comme l’une de ses missions la consolidation de « la démocratie représentative dans le respect du principe de non-intervention » et nomme parmi ses piliers axiologiques la démocratie ou le respect des droits de l’homme, n’aura aucun mot de soutien quant à la décision d’Evo Morales d’organiser de nouvelles élections, ni de préoccupation quant à la prise de position de l’armée l’invitant à rompre le mandat glané en 2014. Hannah Arendt, encore elle, avertissait que « les mots justes placés au bon moment sont de l’action ». Nous pourrions proposer une variante de cette affirmation pour caractériser la stratégie de communication de l’OEA après son annonce impromptue « les silences justes placés au bon moment sont de l’action ». Une telle asymétrie d’indignation chez Luis Almagro ne doit pourtant pas être source de surprise. Ce dernier, est coutumier des prises de position qui se confondent avec celles du Département d’État étasunien. Sortant de son silence, il déclarera cavalièrement deux jours après le départ d’Evo Morales : « en Bolivie, il y a eu un coup d’État lorsque Evo Morales a commis une fraude électorale ».[19] Cet alignement, s’inscrit dans un agenda préélectoral qui verra Luis Almagro se présenter à sa propre succession le 20 mars 2020. Ce dernier fait face à un effritement de ses soutiens après qu’il a accepté d’envoyer des observateurs contrôler la bonne tenue du processus électoral bolivien. Cette décision de l’Uruguayen a froissé les nations de la région gouvernées par les conservateurs hostiles à Evo Morales (Brésil, Colombie) ainsi que l’administration Trump. Or, le soutien des États-Unis est essentiel à l’ancien ministre des affaires étrangères de l’Uruguay pour tenter d’assurer sa réélection. Quoi de mieux alors pour se rattraper que de participer au processus de remplacement d’un gouvernement progressiste par un gouvernement conservateur ?

L’activiste et prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel a résumé la véritable nature du renversement d’Evo Morales en une synthèse ravageuse : « Le coup d’État en Bolivie est une attaque contre toutes les démocraties du monde. Les Boliviens ne profitent pas de la violence ; ce sont les États-Unis, l’OEA et les gouvernements de droite, complices de ce qui s’est passé, incapables de vivre avec une Bolivie juste, éduquée et souveraine, qui en profitent ».[20] Naïvement taire la politisation du réel ainsi que les asymétries de pouvoir, c’est prendre le parti de celui à qui l’on octroie l’argument d’autorité qu’est la neutralité. Comme l’a parfaitement synthétisé Adèle Haenel pour caractériser une situation toute autre mais d’une manière qui permet d’étendre l’affirmation à un spectre plus large : « dépolitiser le réel, c’est le repolitiser au profit de l’oppresseur ».[21]

Chronique d’une restauration annoncée

Quelques mois ont suffi pour que le miracle Bolivien ne soit plus que mirage indien. Il ne reste plus des 13 années d’or du pays andin qu’une vague image dont la perception lointaine s’évapore au contact d’un présent aux allures de restauration ultraconservatrice. Depuis le départ d’Evo Morales et son remplacement par la seconde vice-présidente du Sénat Jeanine Añez, la nation plurinationale a opéré un virage violent pour flirter sinon s’aligner sur un agenda politique bolsonarien.

Ainsi, la présidente autoproclamée Jeanine Añez l’avait pourtant annoncé lorsqu’elle est entrée, escorté par les militaires dans l’Assemblée nationale en s’écriant triomphante : « La bible est de retour au palais ». Une exclamation qui aurait dû faire frémir les commentateurs qui, effectuant un léger travail d’archéologie numérique, seraient tombés sur des tweets publiées il y a quelques années par la présidente autoproclamée. Alors personnalité politique inconnue, l’anonymat faisant figure de révélateur incomparable, elle se permettait quelques prises de positions osées, exprimant par exemple en ces termes son rejet des festivités indigènes qui se célèbrent le 21 juin en Bolivie : « Pas de nouvel an aymara, ni d’étoile du matin ! Bande de sataniques, personne ne peut remplacer Dieu ! ».[22] Celle qui avait pour seul mandat de combler un « vide institutionnel » et d’opérer la transition jusqu’à l’organisation de nouvelles élections, s’est prise à rêver en annonçant sa participation au prochain scrutin. Cette annonce met à mal la version de l’opposition selon laquelle ce n’est pas par ambition personnelle mais par amour pour la démocratie que Jeanine Añez s’est autoproclamée présidente. L’ancienne sénatrice a ainsi bénéficié d’un tremplin inespéré vers les sommets de l’État qui, avant l’emballement électoral, lui étaient plus qu’éloignés. Malgré cette promotion express, il faut en effet croire que l’habit de présidente par intérim n’était pas à la taille de ses ambitions. Les nouvelles élections présidentielles étant fixées pour le 3 mai 2020, cela a laissé l’opportunité à Jeanine Añez d’effectuer un dépassement de fonction inattendu. Cette dernière a décidé de s’engager dans une transformation profonde des affaires étrangères. Comme l’explique Guillaume Long, « quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó ». La présidente par intérim a également, à l’aide de son allié brésilien[23], procédé à un rapprochement express avec Israël. Au-delà de la fascination de l’extrême droite latino-américaine pour ce gouvernement, ce rapprochement a pour le ministre de l’intérieur Arturo Murillo une utilité bien précise, celle de lutter contre « le terrorisme » domestique qu’il incombe aux partisans du MAS. Ce dernier a ainsi déclaré « nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main ».[24] Victimes expiatoires d’un gouvernement aux tendances fascisantes, les figures du MAS sont aujourd’hui la cible d’une chasse aux sorcières, d’une stratégie de judiciarisation de la politique, qui compromet la participation d’un candidat sérieux pour le parti qui recevait encore en mai dernier près de 40% des voix des électeurs boliviens. La question d’Evo Morales a quant à elle vite été réglée. Outre sa mise en accusation pour « terrorisme » – qui s’inscrit dans la poursuite de la logique voulant que la victime soit le premier coupable – ce dernier a vu sa participation à l’élection du 3 mai 2020 entravée par un projet de loi ratifié par Jeannine Añez dès sa prise de fonctions stipulant qu’un président ne peut pas dépasser deux mandats. Plus récemment, l’ex-mandataire a également appris qu’il ne pourrait pas se présenter comme Sénateur sous le prétexte obscur qu’il est nécessaire de résider depuis au moins deux ans dans le pays pour pouvoir se présenter comme député ou sénateur.

Le MAS s’adaptant à cette conjoncture de nettoyage politique a décidé de présenter un autre candidat en la personne de l’ex-ministre de l’économie Luis Arce. Pas de chance, moins de 72 heures après l’annonce de sa candidature, une mise en accusation pour corruption lui a été communiquée.[25] De manière plus générale, la plupart des figures politiques du MAS sont aujourd’hui persécutées et forcées à fuir le pays (Evo Morales, Alvaro García-Linera) ou à se réfugier dans l’ambassade du voisin mexicain qui joue actuellement un rôle fondateur de défense des droits de l’homme dans une région qui sombre dans l’effondrement institutionnel au profit de la restauration de l’autoritarisme. Signe encourageant que la volonté populaire ne plie pas toujours sous les coups de l’obscurantisme autoritaire, les derniers sondages annoncent le candidat du MAS en tête du premier tour avec plus de 30% du total des voix, et 15 points de pourcentages d’avance sur Jeannine Añez.[26]

Épilogue

Au mépris de ces dérives flagrantes et inquiétantes, le narratif commun perdure comme celui d’une leçon donnée à un parti autoritaire et corrompu. Le naufrage est orwellien. Ce qui doit interpeller, plus que toute autre chose, c’est la facilité avec laquelle un discours infondé et fallacieux devient narratif accepté puis une vérité adoubée. Notre temps confirme la postérité des pensées de Pascal qui exprimait déjà, en critique de son époque : « la vérité est si obscurcie (…) et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la reconnaître ». Cependant, il faut noter une modification inquiétante dans la performativité de cette phrase dans le réel actuel. Ici, et dans le cas bolivien de sa pleine expression, la vérité n’est pas obscurcie, elle accessible sans barrières particulières. Dans un article daté de 1972 publié dans le journal The Nation, Steve Tesich, introducteur de la notion de post-vérité résume violemment l’indifférence face au mensonge : « Nous devenons rapidement les prototypes d’un peuple dont les monstres totalitaires ne pourraient que baver dans leur rêve ».[27] C’est à la construction de l’ignorance qu’il faut s’attacher, à une agnotologie profonde qui implique de ne pas retenir que les faits épars, de ne pas s’attacher qu’aux actions individuelles qui ont participé à la construction de la fausse vérité. Il faut comprendre comment se génère, se propage, et se consomme le mensonge, comprendre par une approche systémique ce qui facilite sa genèse comme ce qui empêche sa décomposition. Le tissu de préconceptions, contre-vérités et de construction arbitraire de la crédibilité aura favorisé dans le cas présent les intérêts ultraconservateurs. Lorsque l’humanisme affiché et les prétentions démocratiques répétées pavent le chemin vers le pouvoir à des forces racistes, militaires et réactionnaires qui n’auraient, sans ce témoignage de confiance des prétendus détenteurs de la raison démocratique, jamais réussi à se hisser à la tête de l’État puisque rejetés par la volonté populaire, des leçons doivent être tirées. À l’image du pragmatisme américain de William James, il devient impératif de revenir à une compréhension de la vérité comme ce qui est efficace dans le réel.[28] Lorsque les idées, satisfaites par leur seule existence, ne cherchent plus de sens dans le réel, l’effondrement de la raison même de leur poursuite est total.

 

Références :

Arendt, H., (1972). Du mensonge à la violence, trad. G. DURAND, Calmann-Lévy, Paris.

Curiel, J. & Williams, J-R, (2019). “Analysis of the 2019 Bolivia Election”, Cambridge, Massachusetts.

[1] Rappelons qu’il ne s’agira en aucun cas de prendre aveuglément parti pour l’un ou l’autre des acteurs ayant pris part à ces évènements, il s’agira simplement de tenter de porter un regard honnête sur une réalité complexe et polarisée.

[2] https://cepr.net/images/stories/reports/bolivia-macro-2019-10.pdf

[3] https://eldeber.com.bo/140102_almagro-decir-que-evo-no-puede-participar-eso-seria-discriminatorio

[4] https://twitter.com/OEA_oficial/status/1186108599954739200

[5] La région fût frappée dans les années 1970 par une vague de dictatures militaires aux conséquences humaines désastreuses. Chaque fois, le prétexte de la sécurité nationale fut mobilisé par les militaires pour justifier les renversements et prises de pouvoir.

[6] https://www.telesurenglish.net/news/Luis-Fernando-Camacho-Bolivias-Bolsonaro-Leading-the-Coup-20191111-0015.html

[7] La Cour interaméricaines des droits de l’Homme condamnera ce décret comme une grave incitation à la répression violente.

[8] https://theglobepost.com/2019/11/18/bolivian-government-arrest-mas-lawmakers/

[9] https://elpais.bo/elecciones-34-000-actas-seran-procesadas-en-dos-horas-por-el-trep-para-tener-80-de-los-resultados/

[10] http://spanish.xinhuanet.com/2019-10/10/c_138459407.htm

[11] https://www.ine.gob.bo/index.php/notas-de-prensa-y-monitoreo/item/3170-bolivia-cuenta-con-mas-de-11-millones-de-habitantes-a-2018

[12] Ainsi, si l’on s’intéresse à l’histoire électorale des zones rurales, on retrouve que lors des élections de 2014, le MAS avait obtenu un soutien moyen de 84%, ou lors du référendum de 2016 un soutien au « Si » pour près de 71% des votants.

[13] https://www.washingtonpost.com/politics/2020/02/26/bolivia-dismissed-its-october-elections-fraudulent-our-research-found-no-reason-suspect-fraud/?utm_campaign=wp_monkeycage&utm_medium=social&utm_source=twitter

[14] Le lecteur intéressé pourra approfondir la question en se référant à deux analyses plus exhaustives réalisées par la CELAG et le CEPR.

[15] https://www.elsoldemexico.com.mx/mexico/sociedad/mexico-preocupado-de-que-misiones-electorales-de-oea-sean-instrumentos-politicos-4585445.html

[16] https://mathiasgirel.com/2017/10/13/ignorance-complots-et-post-verite/

[17] Voir cas de l’Haïti en 2011.

[18] Luis Almagro a même reçu Luis Fernando Camacho à Washington et tweetera, à propos de cette rencontre, le message suivant : « J’ai rencontré Luis Fernando Camacho, à qui nous rendons hommage pour son engagement en faveur de la démocratie bolivienne. Nous avons discuté du processus de transition et des prochaines élections ».

[19] https://elpais.com/internacional/2019/11/12/actualidad/1573597270_205659.html

[20] https://www.la-razon.com/nacional/Perez-Esquivel-Bolivia-atenta-democracias_0_3257074294.html

[21] https://www.franceculture.fr/emissions/la-conclusion/adele-haenel

[22] https://factuel.afp.com/en-bolivie-les-tweets-anti-indigenes-effaces-par-la-presidente

[23] https://www.cepr.net/bolivias-caretaker-government-makes-radical-foreign-policy-changes-%E2%80%95-and-wins-over-powerful-allies/

[24] Ibid.

[25] https://orinocotribune.com/bolivia-mas-candidates-hearing-suspended-due-to-procedural-irregularities/

[26] https://twitter.com/OVargas52/status/1229220338476687361

[27] https://www.questia.com/magazine/1G1-11665982/a-government-of-lies

[28] https://www.philomag.com/les-idees/grands-auteurs/john-dewey-vu-par-barbara-stiegler-42485

Álvaro García Linera : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »

https://es.wikipedia.org/wiki/Archivo:%C3%81lvaro_Garc%C3%ADa_Linera_denunciado_a_Quiroga.jpg
El vicepresidente de Bolivia, denunciado al expresidente de Bolivia Quiroga. © Asamblea del Estado Plurinacional de Bolivia

Vice-président de l’État plurinational de Bolivie depuis 2006 et grand architecte de la politique impulsée par Evo Morales, Álvaro García Linera nous a accordé une interview à Mexico où il a trouvé l’asile, après avoir été contraint de fuir son pays. Dans cet entretien, il raconte le coup d’État de l’intérieur, et livre son analyse des causes, des acteurs et ingérences extérieures. Entretien réalisé par Élodie Descamps et Tarik Bouafia, le 16 novembre 2019 à Mexico. Traduction par Rachel Rudloff.


LVSL – Depuis quelques jours, vos militants, sympathisants et plus généralement les citoyens boliviens qui s’opposent au coup d’état subissent une répression brutale de la part des forces policières et militaires. Comment réagissez-vous face à cette vague de violence qui ne cesse de s’intensifier ?

AGL – Je suis triste et indigné par l’assassinat de sept humbles paysans [NDLR : on comptabilise au moins 30 morts aujourd’hui]. Tous ont été assassinés avec des armes automatiques aux mains de l’armée et de la police nationale alors qu’ils manifestaient leur condamnation et leur rejet du coup d’état. Il y a un massacre en cours en Bolivie et il est clair que, dans un jour, une semaine, un ou cinq ans, les responsables, qu’ils soient policiers, militaires ou civils, devront répondre de leurs actes devant les tribunaux de justice. Ils couvrent de sang le peuple bolivien d’une façon terrible, atroce. Il y a plus de 110 blessés par balle. Plus de 600 arrestations. C’est un coup d’état criminel, sanglant, qui ne recule devant aucun moyen pour s’imposer.

LVSL – Pourtant, vous vous étiez justement retirés pour éviter cette violence dont vous menaçait l’opposition…

AGL – Oui. Nous sommes partis car nous ne voulions pas voir de boliviens tués. La police nous a menacés, les forces armées ont désavoué l’ordre constitutionnel et ont menacé d’user de la force contre nos camarades. Nous avons donc annoncé notre démission, contraints par cette pression policière et militaire, pour qu’aucun mal ne leur soit fait. Et malgré ce renoncement à notre victoire électorale, à gouverner, malgré que nous ayons accepté que nous ne serions pas candidats aux prochaines élections, malgré tout cela, les putchistes, ce gouvernement d’imposture, continuent de tuer des Boliviens, dans ce que l’on peut clairement qualifier de violence raciale contre les indiens. Cette violence que l’on peut voir est un espèce de règlement de comptes de la part d’une élite politique contre des indiens, des indigènes, qui ont osé gouverner, qui ont osé obtenir le pouvoir, obtenir des droits.

LVSL – Pour bien saisir le déroulé des événements : le dimanche 10 novembre, en l’espace de quelques heures, vous annoncez de nouvelles élections et finalement, vous prenez la décision de vous retirer pour mettre un terme aux violences déclenchées par l’opposition de droite. Le chef des forces armées Williams Kaliman vous aurait « suggéré » de démissionner. Que s’est-il passé exactement et comment expliquer que les forces armées aient soutenu si rapidement le coup d’état ?

AGL – Le coup d’État s’est fait en trois étapes. D’abord une étape civile qui s’amorce au lendemain des élections. Nous avons gagné avec plus de 10 % d’écart, ce qui annulait de fait, la réalisation d’un second tour. Devant ces résultats, le candidat perdant Carlos Mesa ne reconnaît pas notre victoire et réclame un second tour. Et immédiatement, surgit une vague insurrectionnelle menée par des classes moyennes traditionnelles qui brandissent un discours de suprématie raciale. Des villes comme Santa Cruz, Cochabamba et La Paz se sont soulevées contre le gouvernement. Ils ont commencé par brûler les institutions de l’État. Sur les neufs tribunaux électoraux, lieux où l’on comptabilise les voix, cinq sont pris d’assaut et incendiés. Des urnes et des bulletins de votes sont brûlés.

Pour la première fois, des groupes paramilitaires fascisants font leur apparition. Ils attaquent des leaders syndicaux, incendient différents sièges de syndicats paysans et ouvriers et en pourchassent les militants. Des femmes paysannes qui manifestaient sont également agressées par des bandes composées de 500, 600 motos portant des personnes munies de battes, de bâtons à clous, de gaz lacrymogènes. Ils ont même enlevé la maire d’une commune de paysans : ils l’ont frappée, maltraitée, jetée à terre, ils lui ont uriné dessus, coupé les cheveux, menacé de la lyncher… Et devant les médias télévisés, ils l’ont couverte de peinture. Ils s’en sont également pris aux paysans et paysannes qu’ils trouvaient sur leur chemin, en les battant comme du bétail, comme des animaux.

Face à ces crimes, les forces populaires ont répondu en appelant à la résistance au coup d’état. Des ouvriers mineurs arrivent alors de la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) de La Paz. Des paysans, des indigènes, des urbains se mobilisent pour défendre le président. Si cette confrontation entre forces civiles insurgées et forces civiles défendant la démocratie s’était maintenue dans cet état, nous les aurions battus. Mais ça, ce n’est que le premier moment du coup d’état, celui des civils, où l’on a cherché à imposer une terreur urbaine en marge de l’État et des institutions légalement constituées.

Vient alors la seconde phase : celle de la police, qui va tout faire basculer. La police désavoue le commandement civil et refuse de protéger les institutions et les organisations civiles agressés. Puis, au bout de 24 heures, c’est au tour du commandant des forces armées de désavouer le commandement civil. Il appelle alors au retrait d’Evo. C’est une escalade civile, policière et militaire. S’il n’y avait pas eu cette intervention policière et militaire, le coup d’État se serait éteint dans sa phase civile.

Le lendemain, après avoir désavoué les autorités légitimes, ceux-là mêmes qui n’étaient pas intervenus pour rétablir l’ordre et protéger la population, ont fait preuve d’une capacité extraordinaire pour déployer des forces répressives afin d’arrêter des paysans, des dirigeants, de gazer des manifestants.

LVSL – On note de la part des putschistes, une volonté de s’en prendre aux secteurs populaires, comme les mineurs, les ouvriers, les agriculteurs, les indigènes, qui historiquement ont constitué la base sociale sur laquelle Evo s’est appuyé pour arriver au pouvoir. 

AGL – L’armée et la police ont laissé libre cours aux rebelles et aux putschistes, aux dépens de la Constitution. C’est ce qui a donné le ton brutal du coup d’Etat. Vous avez sûrement vu les images de la “présidente” auto-proclamée avec à ses côtés un général qui lui remet l’écharpe présidentielle. Ce n’était pas arrivé depuis la dictature. Depuis quand un militaire met-il l’écharpe au président ? C’est le rôle de l’Assemblée !

Il n’y avait pas eu de photo semblable depuis les années 1980, quand le chef de l’armée, Garcia Mesa, a mené un coup d’État et tué le leader socialiste Marcelo Quiroga à Santa Cruz ainsi que des dizaines de mineurs, pour s’emparer du pouvoir. Depuis 39 ans, nous n’avions pas vu d’image de ce genre, où politiques et militaires occupent littéralement le palais du gouvernement, et s’auto-constituent en gouvernement. Jeanine Áñez est un pantin, c’est la police et les militaires qui ont réellement le pouvoir.

LVSL – En 2008, il y avait déjà eu une tentative de coup d’État déclenché par des secteurs conservateurs de La Media Luna et soutenu par l’ex-ambassadeur états-uniens en poste Philip Goldberg. Que s’est-il passé pour que ce qui a échoué il y a 11 ans, triomphe aujourd’hui ?

AGL – Deux choses ont particulièrement changé. Tout comme aujourd’hui, il s’agissait d’un coup d’État civil, animé par des Comités Civiques qui sont des structures regroupant corporativement des secteurs très conservateurs des régions de Santa Cruz et de l’ouest du pays. Cela avait commencé par un soulèvement. Cependant, en 2008, ni la police ni les forces militaires ne se sont jointes à eux. Aujourd’hui si, car ils ont appris de leurs erreurs. Beaucoup d’argent a été investi pour ce retournement des cadres policiers et militaires (certainement des milliers de dollars pour acheter la loyauté des forces de sécurité). Ça, c’est une nouveauté. En 2008, ils avaient maintenu une neutralité institutionnelle. A cette époque, la bataille avait tourné en faveur des forces progressistes.

L’autre élément à prendre en compte pour comprendre le changement entre le coup d’État de 2008 et celui d’aujourd’hui, c’est qu’il y a 11 ans, nous avions à faire à un continent uni. Lula gouvernait le Brésil, Chavez le Venezuela, Correa l’Équateur, Kirchner l’Argentine… Immédiatement, l’Amérique Latine s’était positionnée comme un bloc de défense de la démocratie. D’ailleurs, les membres de l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR) s’étaient réunis en urgence à Santiago au Chili. La réunion avait été dirigée par la présidente Michelle Bachelet et les différents membres rejetèrent ce coup d’État.

Près de deux semaines se sont écoulés depuis le coup, on compte des dizaines de morts, mais aujourd’hui l’UNASUR est une coquille vide, il n’existe aucun organisme régional ne dépendant pas des États-Unis capable de garantir la souveraineté et la paix sur le continent. Pire, nous observons des attitudes comme celle de l’OEA, qui joue un rôle déplorable, en légitimant et sanctifiant des décisions qui mènent au massacre du peuple bolivien.

LVSL – À ce propos, le site d’information Behind Back Doors a publié début octobre une série de 16 audios qui révèlent des conversations entre des dirigeants de l’opposition bolivienne (l’ex-préfet de Cochabamba Manfred Reyes Villa, l’ex-député Cochachamba Maurico Munos), des ex-militaires et des sénateurs états-uniens (Marco Rubio, Ted Cruz, Bob Menendez), dont l’objectif est de déstabiliser le pays dans le cas de votre réélection. Il s’agit en partie de monter un soulèvement militaro-policier, d’incendier et d’attaquer les maisons de députés du MAS pour qu’ils soutiennent votre renoncement… Selon vous, doit-on prendre ces révélations au sérieux ?

AGL – Oui, il faut les prendre très au sérieux. Ces informations racontent des plans qui se sont préparés en coulisses au cours des derniers mois. Je crois que le signal qu’ils attendaient était l’ampleur de notre succès aux élections. En 2014, nous avions gagné avec 62%, aujourd’hui, avec 47%. Il est clair que nous ne l’avons pas remporté avec le large avantage des années précédentes. Pour lancer l’offensive contre Evo, il était nécessaire pour l’opposition que nous ne franchissions pas la barre symbolique des 50%, et c’est malheureusement ce qu’il s’est passé. La droite s’est alors dit “c’est leur moment de faiblesse, nous devons agir”.

LVSL – Comme vous l’avez précisé, vous êtes passés de 62% à 47% entre 2014 et 2019. Durant ces 5 années, une partie de la classe moyenne qui vous soutenait, a tourné le dos au processus de transformation que vous aviez impulsé. Comment expliquez-vous que de larges secteurs de la population qui sont sortis de la pauvreté, ont eu accès à l’université, à des postes de fonctionnaire, ont finalement arrêté de vous soutenir ?

AGL – Ce phénomène appelle une réflexion plus approfondie. Cependant, on peut avoir plusieurs lectures. Gagner avec 62% puis avec 47%, c’est normal. D’ailleurs, dans de nombreux pays du monde, les gouvernements sont élus avec 40%, 35%, voire moins. Pour un gouvernement classique, gestionnaire, cela fait partie de la routine. Mais pour un gouvernement progressiste qui soutient des transformations sociales réelles, gagner avec moins de 50% impose d’autres défis.

Un de ces défis est : comment neutraliser, comment légitimer la coercition légitime de l’État ? Sur ce point, le Venezuela est en avance sur nous. Et pour cause, en dehors des problèmes qu’il peut avoir, le Venezuela a eu la vertu de créer en parallèle de l’État, une structure de défense de son processus révolutionnaire. Chose que nous n’avons pas faite. Non pas que cela ne nous semblait pas nécessaire, car en réalité nous avons essayé, mais peut-être pas avec la volonté et la profondeur suffisante. C’est un élément clé.

Ce débat nous vient de Salvador Allende [NDLR président chilien renversé en 1973 par le général Pinochet avec l’appui des Etats-Unis]. Est-ce possible d’arriver au socialisme de manière démocratique ? Oui. Mais il faut construire des structures qui défendent la démocratie. Ce que j’appelle démocratie n’est pas seulement le processus électoral, mais un concept bien plus profond. La démocratie c’est l’égalité. C’est l’extension des droits. C’est la déracialisation des pouvoirs, déracialisation des opportunités de chacun. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir de transformations que si le processus est démocratique. Et cette transformation doit concerner les institutions mais aussi les organisations civiles, afin qu’elles soient capables de défendre les conquêtes sociales face aux ingérences extérieures. C’est ce que le Venezuela a réalisé et que nous n’avons pas su faire. Ça, c’est la première leçon. Car il est certain que l’argent qui a circulé dans les rangs de la police et des militaires venait de l’extérieur. Et il s’agit de beaucoup d’argent.

La seconde leçon est que si les processus progressistes le sont vraiment, ils doivent générer des mécanismes d’ascension sociale. Si tu es très pauvre, tu deviens juste pauvre. Si tu es pauvre, tu te mets à avoir des revenus moyens. Si ce n’est pas le cas, c’est n’est pas une démocratisation des biens collectifs. De même, il est compréhensible que les populations issues des secteurs populaires qui accèdent à des revenus moyens développent d’autres attentes. On ne peut pas les blâmer pour cela. D’ailleurs, et c’est ce qui nous a différencié du Brésil, les processus régressifs de certains pays du continent sont survenus quand cet ascenseur social de classe populaire à moyenne n’a plus fonctionné. De là, surgit un moment de conservatisme. Dans notre cas, comme nous l’avons déjà vu dans d’autres pays, nous avons fait en sorte que l’ascenseur social persiste, même si son rythme s’est considérablement réduit.

Mais que s’est-il passé ? La classe moyenne s’est sentie envahie par des secteurs populaires et indigènes qui avaient acquis une formation académique, davantage de capital culturel et économique, lui permettant d’accéder aux fonctions publiques. La classe moyenne traditionnelle n’a pas supporté qu’une nouvelle classe moyenne d’origine populaire accède à ces positions qui leur était jusque-là réservées. Elle s’est sentie paralysée, si bien qu’elle a adopté des positions extrêmement conservatrices. Que nous a-t-il manqué ? Tant pour cette classe intermédiaire traditionnelle que pour des parties de la nouvelle classe moyenne, il aurait fallu que nous élargissions notre discours. Les classes s’étaient modifiées économiquement, et notre discours est peut-être resté, pendant un temps, déconnecté de la réalité.

LVSL – Dans les médias “mainstream”, Carlos Mesa est présenté comme un politique de centre-droite, alors que Luis Fernando Camacho serait le “leader d’une contestation populaire”. Que pouvez-vous nous dire sur la trajectoire politique et idéologique de ces deux acteurs clés du coup d’état ? 

AGL – Carlos Mesa a été président de Sanchez Losada, puis candidat à la présidentielle. Il se présente comme un homme de centre-droite, mais lors des derniers événements, il s’est radicalisé, comme la classe moyenne en général. Il a donc ignoré notre victoire puis appelé à se rassembler le lundi 21 octobre. Ce même soir, les sièges électoraux ont brûlé. Dès le début du coup d’état, il a refusé toute possibilité de négociation. Il a aussi été la première personne à reconnaître madame Áñez comme présidente et a gardé le silence absolu sur les attitudes dictatoriales, sur la violation de la Constitution, sur le massacre du peuple. Il est passé de libéral modéré à putschiste. Mais cela nous rappelle que dans les moments de crise, derrière chaque libéral modéré, se trouve un fasciste.

De son côté, Luis Fernando Camacho vient d’une famille très conservatrice. Son père était membre de l’Action Démocratique Nationaliste, qui était le parti de l’ex-dictateur Banzer Suarez. Homme d’affaire, il a su tirer profit d’une disponibilité régionale anti-gouvernementale avec une certaine base sociale. Il a su aussi faire usage d’un discours religieux, racialisé, pour manipuler et mobiliser cette population. C’est l’homme qui a fait prier les gens publiquement et qui affirmait à tout va que Pablo Escobar était son héros, parce que comme lui, il tenait une liste noire des personnes qu’il souhaitait éliminer.

LVSL – Le contexte régional actuel n’est pas anodin. Alors que l’Amérique Latine est secouée par des protestations massives contre les gouvernement néo-libéraux (Haïti, Chili, Équateur), que des candidats progressistes ont gagné les élections dans des pays clés comme le Mexique ou l’Argentine : comment analysez-vous ce coup d’État dans cette période de conflit et de reconfiguration géopolitique que vit le continent ?

AGL – On a beaucoup parlé de la fin du cycle progressiste. Selon moi, l’image du cycle n’est pas pertinente. Je préfère le concept de vague parce que si l’on parle d’un cycle, il ne devrait y avoir de gouvernement progressiste, ni au Mexique ni en Argentine. Ce sont des vagues, plus intenses ou plus basses. La métaphore de la révolution comme vague utilisée par Marx pour expliquer les révolutions de 1848 me permet de me représenter le moment actuel. C’est un moment de grand chaos. Mais ce n’est pas un cycle, c’est une vague. Elle avance au Mexique et en Argentine, elle recule en Bolivie, et on observe des protestations contre le modèle néolibéral en Équateur et au Chili…

LVSL – La Bolivie a été un pilier du progressisme latino-américain qui a émergé au début des années 2000. Est-ce que vous considérez le coup d’État contre Evo comme une façon de freiner une possible nouvelle vague progressiste ?

AGL – Oui, parce que c’était un projet qui avait du succès : une économie qui fonctionne, une répartition de la richesse qui fonctionne, un processus d’industrialisation qui fonctionne, une gestion macroéconomique qui fonctionne. Comment, alors, arrêter tout cela ? Par la politique. Par la violence.

Álvaro García Linera : « Les processus historiques se manifestent par vagues »

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©Matthew Straubmuller

Álvaro García Linera est l’actuel vice-président de Bolivie. Homme clé d’Evo Morales et architecte de la stratégie socialiste du gouvernement, nous avons souhaité l’interroger à la veille d’élections générales qui ont lieu après 13 ans au pouvoir. Réalisé par Iago Moreno et Denis Rogatyuk, traduit par Marie Miqueu et Rachel Rudloff.


LVSL – Nous souhaiterions débuter cet entretien avec une analyse du panorama politique actuel en Bolivie. Quel est le bilan du gouvernement par rapport aux promesses électorales des élections présidentielles de 2014 [triomphalement remportées par l’actuel président Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera ndlr] ? Pensez-vous que le terrain politique du MAS [Movimiento al socialismo, le parti au pouvoir depuis 2006] s’est réduit du fait de la progression de figures d’opposition comme Carlos Mesa ou Oscar Ortiz ?

Álvaro García Linera – Chaque élection a ses particularités et il n’est pas possible que les mêmes scénarios se répètent. Aujourd’hui, les opposants ont des visages différents de ceux d’il y a 5 ans ou 10 ans. Cependant, le point commun entre ces forces d’opposition reste l’absence d’un projet étatique, économique et social alternatif ; c’est là où réside leur principale faiblesse. Au-delà de la nouveauté ou de l’ancienneté des visages, des sigles et de la rhétorique, la grande limite des forces conservatrices réside dans le fait qu’elles n’ont pu dépasser l’horizon qui prévaut aujourd’hui : celui de l’État plurinational [depuis la réforme constitutionnelle de 2009 menée par le MAS, la Bolivie est un État plurinational ndlr]. Elles n’ont pas de projet alternatif à celui d’un État qui articule classes populaires et classes dirigeantes. Elles n’ont pas de projet alternatif sur le plan de l’économie, qui permettrait le dépassement de l’État comme acteur clef de l’économie et de la redistribution des richesses. Elles n’ont pas non plus de propositions alternatives, à l’émancipation et à la responsabilisation des peuples indigènes dans la construction de l’État.

La politique et l’économie de cette dernière décennie reposent sur ces trois piliers ; ils n’ont pas de contrepartie aujourd’hui, et il n’existe pas de projet alternatif. En ce sens, nous sommes plus ou moins dans la même situation qu’il y a cinq ans. Il reste à voir comment s’exprime le soutien populaire en termes électoraux, mais nous avons confiance dans le fait que les bases fondamentales du projet et de la structure hégémonique de la plurinationalité vont se maintenir.

LVSL – Pendant des années, une offensive idéologique et médiatique a été menée, ayant pour finalité le retour de l’Amérique latine dans la « longue nuit néolibérale » de laquelle elle était progressivement sortie dans les années 2000. Cependant, la victoire sans précédent d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, et le surprenant avantage obtenu par le Frente de Todos [le mouvement mené par Alberto Fernandez et Cristina Kirchner contre le président Mauricio Macri], à l’issue des primaires en Argentine, ont l’air de démontrer que cet inévitable retour au passé n’était rien de plus qu’une chimère. Comment voyez-vous le rôle de la Bolivie dans les nouvelles alliances régionales et la possibilité de reconstruire un nouveau bloc de pouvoir continental alternatif au néolibéralisme ?  

AGL – On assiste curieusement à une sorte de coïncidence philosophique entre le discours de la fin de l’histoire, mis en avant par les courants libéraux des années 1980, et certains courants progressistes, qui évoquent la fin d’un « cycle » progressiste. Je parle de coïncidence car ces deux courants portent un regard téléologique sur l’histoire, comme si elle était fondée sur des lois qui se situent au-delà de l’action humaine. Les discours néolibéraux et ceux qui évoquent la « fin d’un cycle » ont malheureusement coïncidé ; mais l’histoire a montré qu’elle n’évolue pas en fonction de lois, qu’il n’est aucune téléologie à l’œuvre. En réalité, c’est dans l’histoire même que réside la contingence, le renouveau, l’imprévisible et les probabilités.

Ainsi, au moment même où certains criaient à la fin du cycle des gauches et annonçaient une nouvelle ère conservatrice, on assistait aux victoires électorales du Mexique. Ceux-là ont alors répondu qu’il s’agissait d’un dernier sursaut avant la fin du cycle des gauches. Puis s’est produit la victoire des progressistes lors des primaires en Argentine. Nous souhaitons que cela se passe aussi en Bolivie et en Uruguay.

Ce que ces approches fantaisistes de la réalité ne prennent pas en compte, c’est que les processus historiques ne suivent pas des cycles ni des « lois » indépendantes de l’action humaine. Les processus historiques se manifestent par vagues. Face au concept de « fin de cycle », je propose celui de « vagues ». Les actions collectives et les luttes sociales se manifestent sous la forme de vague. Elles se mettent en marche, avancent, triomphent, arrivent au sommet, puis s’arrêtent, reculent, mais elles peuvent ensuite se remettre en marche avec une autre vague, et encore une troisième vague, etc.

Je pense donc que nous sommes en train d’assister – nous allons pouvoir le vérifier à la fin de ce mois d’octobre – à une nouvelle vague de processus progressistes dans un monde et une Amérique latine à la recherche de solutions, d’alternatives à l’inégalité, à la misère et à l’exploitation. C’est la raison pour laquelle je propose cette logique de « vagues », où le moteur de l’action se situe chez les personnes, et non dans des processus basés sur des « lois » que personne ne comprend.

Le deuxième problème de cette lecture en termes de « fin de cycle » est qu’elle conçoit les victoires conservatrices et le retour du néolibéralisme comme le début d’un long cycle qui pourrait durer une ou deux décennies. Les choses ne sont pas ainsi. Le grand problème de ce néolibéralisme 2.0, c’est qu’il n’accouche d’aucun projet de société. Il consiste avant tout en une action de vengeance, une manifestation de dégoût [à l’égard des processus progressistes] et une volonté de règlement de comptes. Ce n’est pas un projet qui provoque de l’enthousiasme : il interpelle seulement des émotions négatives dans le but de trouver des coupables aux problèmes et de les régler par des réponses démagogiques. Cela ne peut fonctionner qu’à court terme. On ne peut pas construire une hégémonie de longue durée, une acceptation morale des gouvernés par les gouvernants, avec pour seules bases la haine et la rancune. C’est pour cette raison que ce néolibéralisme 2.0 n’a pas d’avenir sur le long terme. Ses possibilités sont très limitées parce qu’il n’a pas réussi à créer une nouvelle proposition alternative de mode de vie et de société.

Il a été capable de le faire dans les années 1980, ce fut là sa force. Tandis que leurs adversaires cherchaient à conserver ce qui existait, les néolibéraux ont dit : « nous allons changer le monde de cette façon : libres entreprises, globalisation et économie de libre-échange ». C’était une proposition de mode de vie et de société qui a su provoquer l’enthousiasme, l’adhésion, et le consensus actif des secteurs subalternes des classes populaires. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

De plus, ce néolibéralisme 2.0 survient à un moment où le monde entier constate l’effondrement de la croyance en la fin de l’histoire basée sur des préceptes néolibéraux. L’Angleterre et les États-Unis, porte-drapeaux du libre-marché il y a trente ans, sont aujourd’hui devenus protectionnistes. L’économie planifiée de la Chine, avec un parti unique, est aujourd’hui le porte-drapeau du libre-échange. Les communistes sont devenus les libre-échangistes, et les partisans du libre-échange et de la démocratie libérale sont en train de devenir protectionnistes : c’est le monde à l’envers.

Ainsi, la proposition néolibérale n’est plus attractive, et ses modèles ne sont plus idéaux : l’Angleterre et les États-Unis, qui étaient vus comme un horizon à conquérir, se situent aujourd’hui à contre-courant. Dans ce scénario de chaos généralisé, d’effondrement du récit globalisateur néolibéral, les projets libéraux mis en place dans quelques pays ne possèdent plus l’éclat, la force, la conviction et l’intégrité d’antan. Ils n’arrivent plus à capter l’enthousiasme des gens.

Les classes aisées peuvent mettre des années à se venger des classes moyennes et populaires et à régler leurs comptes, mais elles ne pourront jamais emporter l’esprit collectif de la société sur le long terme. C’est pour cette raison que ce sont des projets de court terme, et qu’ils finissent par être confrontés à de nouvelles vagues de mal-être populaire, car ces projets génèrent une pauvreté généralisée.

LVSL – Le projet du MAS a combiné plusieurs dimensions de la politique révolutionnaire : la gestion de l’État, la lutte politique contre l’opposition, la prise en compte et la réponse aux demandes des mouvements sociaux. D’après vous, quels sont les principaux centres de gravité du pouvoir politique au sein du MAS, et quels sont les enjeux clefs qui se présentent au gouvernement d’Evo Morales ?

AGL – Un des divers enseignements que l’on peut tirer de l’expérience bolivienne repose sur le fait qu’on ne construit pas un gouvernement ni une stabilité sociale et politique en se fondant uniquement sur la force parlementaire. Le gouvernement et la stabilité sociale et politique se construisent par l’action collective, la présence dans la rue. Il s’agit d’un point décisif.

Les deux piliers de la forme de gouvernement que nous avons construite sont les suivants : une majorité parlementaire doublée d’une majorité sociale dans la rue. L’action collective dans la rue est un élément clef pour comprendre les nouvelles formes de démocratisation. Le second pilier consiste dans l’articulation complexe et flexible des organisations sociales au sein des structures de pouvoir et de décision. Les syndicats, corporations, confédérations, mouvements paysans, indigènes, juntes d’action communale, forment une structure de pouvoir dans l’État.

Cette articulation est flexible : parfois ces organisations se retirent, puis décident de se réincorporer au sein de l’État. La structure du gouvernement bolivien consiste dans une confédération flexible d’organisations sociales. Le MAS n’est pas vraiment un parti, mais plutôt une organisation fluide et souple, fruit de la négociation entre organisations sociales. C’est aussi quelque chose de nouveau dans les formes d’organisations collectives : les organisations sociales se font État, se font gouvernement, et donnent une autre dynamique au processus politique bolivien.

Quant aux défis, il y en a plusieurs. Le fait que le monde plébéien ait maintenant accès aux postes de pouvoir et de décision dans les parlements, les ministères, les mairies et les collectivités territoriales desquels il était en permanence exclu a créé un appétit pour la participation politique et la volonté de réaliser une forme de carrière : « je suis dirigeant ouvrier, et la prochaine étape est de devenir conseiller municipal, député, vice-ministre, ou ministre ». Je ne critique pas cette attitude, après 500 ans de marginalisation et de gestion publique aux mains d’une oligarchie d’à peine quelques familles, il s’agit d’un élargissement du droit d’être reconnu et de prendre des décisions.

Mais cela provoque un problème dans l’organisation sociale, car ce sont des militants, syndicalistes, paysans, ouvriers, indigènes, qui passent subitement d’une carrière syndicale ou sociale à la gestion de la politique étatique, délaissant ainsi leur domaine antérieur sans cadre politique. Cela se traduit par une dépolitisation lente et graduelle des structures sociales du pays. À moyen terme, ceci peut devenir compliqué.

Nous avons besoin d’une repolitisation permanente des secteurs sociaux. En Bolivie, tous les cinq ans, les députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux et élus départementaux changent à 98%. Autrement dit, tous les cinq ans il y a un renouvellement de 98% des cadres politiques en moyenne. Cela se produit très rapidement, et l’on voit arriver de nouveaux visages au niveau des directions intermédiaires, encore et encore : cela produit des dirigeants avec moins de formation et moins d’expérience, une trajectoire moins importante, ce qui, avec le temps, pourrait fragiliser la structure organisationnelle des syndicats.

C’est pour moi l’un des risques qui nous impose, dans les cinq prochaines années, de soutenir les processus de repolitisation de la vie syndicale, de qualification des cadres dirigeants des syndicats, corporations et des communautés paysannes et indigènes. Ce serait un premier défi à relever.

LVSL – Vous avez confessé en 2017 l’envie de pouvoir libérer plus de temps pour vous dédier à « l’objectif de former de nouveaux cadres socialistes ». Entre-temps, les circonstances ont exigé un nouveau mandat de votre part en tant que vice-président. On sait que cela reste néanmoins une des grandes orientations que vous avez en tête, et par la même occasion l’un des défis fondamentaux pour la survie à long terme du processus de changement. Quels seraient, d’après vous, les limites de cette tâche, et quel rôle peuvent tenir les organisations de jeunesse autour du Movimiento del Socialismo (comme La Resistencia, Generación Evo, Siglo XXI ou Columna Sur) dans ce processus et leurs branches internationales, leurs initiatives de jeunesse à l’échelle mondiale ? 

Alvaro García Linera – Ces organisations de jeunesse sont une de nos grandes réussites. Elles sont une force vitale qui enrichit et renouvelle sans cesse les idées et les leaders, il faut les encourager. Cependant, il est aussi nécessaire de renforcer la formation politique, idéologique et collective dans les constructions de direction, de formations d’opinions dans les syndicats ouvriers, dans les communautés rurales, dans le leadership de quartiers.

Comme le MÁS est fondamentalement une structure prolétarienne où ceux qui prennent les décisions appartiennent à ces secteurs sociaux, c’est principalement là qu’il manque une organisation de formation de cadres. J’ai l’intention de créer une grande école de formation au cours des cinq prochaines années, avec autant de jeunes de ces différents secteurs, mais aussi des syndicalistes, des voisins, des travailleurs manuels et intellectuels. Ils recevront des cours intensifs et durables.

Il ne faut pas oublier que la première génération qui est entrée dans la structure de gouvernement du MÁS venait de deux versants. D’une part, de la vieille école de la gauche : ceux qui ont fondé les partis socialiste, communiste et la gauche partisane. D’autre part, de l’ancienne formation de cadres de la lutte syndicale : des manifestations, des blocages, des arrestations et des détentions du monde syndical. Ces deux versants ont été la pépinière qui a alimenté la première génération du gouvernement du MÁS.

Mais ce n’est plus le cas. Il n’y a plus de grandes manifestations et de blocages, et plus d’école pour former les cadres. La formation que donnait la gauche à ses cadres politiques au fil des décennies s’est aussi beaucoup affaiblie, c’est comme si le MÁS les avait absorbés, et ce militantisme, petit mais solide, n’a pas duré. Aujourd’hui, ce sont d’autres circonstances qui obligent à travailler sur ces deux aspects. D’abord avec la jeunesse, mais aussi avec les organisations sociales, dans une perspective de construction de nouveaux leaderships, idéologiquement réformés et politiquement bien préparés à la nouvelle bataille qui approche.

LVSL Aujourd’hui en Bolivie, après des années d’intrusion nord-américaine dans le processus de changement, les nouveaux « plans Condor » paraissent indiquer l’orchestration d’une sorte de « révolutions de couleur » financée et encouragée depuis l’extérieur. La privatisation de certaines universités par l’opposition, les campagnes de désinformation autour de la Chiquitania, le retour de la violence adverse et les grèves ont mis en évidence cette tendance. Quels sont les mécanismes d’autodéfense démocratique dont peut se servir le peuple face à ce type de harcèlement idéologique et culturel ?

Alvaro García Linera – En politique, les adversaires font tout leur possible pour nous affaiblir, sinon ils ne seraient pas des adversaires. Même si on ne les voit pas, ils le font.

De plus, je suis d’avis que quand quelqu’un lance un objet dur et solide sur un vase de verre, celui qui casse le vase de verre ne le fait pas grâce à la solidité de l’objet, mais grâce à la faiblesse du vase. Il faut construire un vase qui est durable, et qui résiste quand on lance un objet solide. C’est ainsi que j’imagine les processus révolutionnaires : il y aura toujours des attaques de part et d’autre. Des pays étrangers, des logiques impérialistes, il y en aura toujours. Je serais naïf si je n’anticipais pas toutes ces actions. Ainsi, il faut construire quelque chose qui sera en mesure de résister.

C’est ce que l’on a essayé de faire ces 13 dernières années, se débrouiller pour que le vase ne se casse pas, construire un vase qui n’est pas fragile face aux coups qu’il reçoit de l’extérieur. Il est évident que ces derniers temps, les forces conservatrices et l’intelligentsia planétaire – conservatrice elle aussi -, ont peaufiné leur stratégie. Ils utilisent aussi la culture et le sens commun pour construire un appui et une adhésion durables. C’est ce que faisait aussi la gauche qui tout au long de sa vie a été marginale, mais qui s’est employée à construire des idées-forces pour convertir les petites idées en horizons qui capturent des parties de l’imaginaire collectif. Dîtes-moi quelle influence vous avez sur le sens commun, et je vous dirai de quelle force politique vous disposez. La gauche s’est éloignée de ce travail. Nos débats théoriques, nos cours de formation, notre capacité à analyser la situation concrète visaient à figer les idées-forces qui peuvent irradier et capturer l’imaginaire des gens, l’ordre moral et la logique du monde. La droite le sait aussi, et c’est ce qu’elle essaie de faire, c’est pourquoi elle a changé. À la place des coups d’états, des dictatures, elle a compris que la bataille politique est une bataille pour des idées-forces, à travers le sens commun, pour l’ordre logique, moral, procédural et instrumental de la vie quotidienne des gens.

Ainsi, ils sont aujourd’hui plus sophistiqués, ce qui rend la bataille de la gauche d’autant plus compliquée, mais peu importe. Si je n’avais pas un adversaire intelligent en face, je deviendrais quelqu’un avec des limites évidentes. Ce sont les points forts de ton adversaire, ses stratégies, qui t’obligent à avoir des capacités pour pouvoir l’affronter et le vaincre.

Ces nouvelles tactiques de l’opposition ne me surprennent pas, on les attendait, elles étaient prévisibles, mais on doit les affronter avec de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques nous aussi, capables de de contrecarrer l’assaut, et ramener du côté progressiste le regard général sur le monde et sur le futur. Ce que nous sommes en train de vivre est nouveau, mais ce n’est pas surprenant, cela fait partie du monde infini mais limité des possibilités qui peuvent arriver dans la lutte politique.

LVSLEn parlant précisément des stratégies futures et de comment répondre aux nouvelles manœuvres de l’adversaire, nous voulions vous poser une question en lien avec les nouveaux défis liés aux réseaux sociaux et à l’émergence du cyberespace et de la domination d’internet. Les dernières élections brésiliennes ont démontré le tournant dangereux qui se joue dans cette nouvelle configuration. Après des années d’utopies optimistes, cet espace, que beaucoup décrivent comme paré d’une aura démocratique, s’est avéré être un terrain placé sous le contrôle d’une minorité d’entreprises multinationales et de pouvoirs globaux. Concrètement, aujourd’hui, ce sont les réseaux comme Facebook et Whatsapp qui utilisent massivement les bots, les appels téléphoniques, et qui sont le point de départ des campagnes d’intoxication massive de la sphère publique. Pour beaucoup de critiques, le manque de protection sur les réseaux de Bolivie s’est d’abord reflété dans la défaite du 21 février, puis dans la facilité avec laquelle les adversaires de l’Estado Plurinacional de Bolivia ont réussi à engager sur les réseaux sociaux une campagne de désinformation sur la Chiquitania. Est-ce que la période 2020-2025 sera aussi une période de domination des réseaux sociaux ? Le processus peut-il aussi rassembler des millions de personnes grâce aux réseaux sociaux ?

AGL – Il est certain que les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle plateforme dans l’espace politique, un nouveau support technique de construction de l’opinion publique. En matière de construction de l’opinion publique, il y a d’abord eu le face à face et les joutes oratoires qui remontent à des milliers d’années, puis est apparue l’imprimerie, jusqu’aux journaux, ensuite la radio, puis la télévision et enfin les réseaux sociaux.

Il y a donc cinq supports technologiques fondamentaux de communication et chacun possède sa complexité, ses caractéristiques, ses vertus, ses limites et ses formes de manipulation. C’est un élément nouveau qu’il est important de comprendre. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les réseaux sociaux peuvent réinventer le monde, ce n’est pas vrai. Évidemment, ils peuvent créer des imaginaires, comme le faisait la radio à son époque ou la télévision. Ils peuvent déformer la réalité comme le faisaient les journaux, la radio et la télévision. Ils peuvent renforcer certains préjugés sociaux comme l’ont fait les autres plateformes et supports technologiques. De même que pour tous ces médias, qui a le plus d’argent a le plus de pouvoir.

Ceux qui peuvent contrôler l’intelligence artificielle pour repérer vos couleurs préférées, votre film préféré et vous envoyer des messages avec vos couleurs préférées à l’heure à laquelle vous êtes disponible et vous passez le plus de temps sur le portable pour regarder vos messages, aura le plus de marges de manœuvre. Le cas de l’entreprise Cambridge Analytica a démontré qu’il est facile de manipuler les réseaux avec un peu d’argent et un peu d’intelligence artificielle aux mains d’un certain nombre de personnes intelligentes qui savent construire ces mécanismes d’orientation de l’information.

Cependant, les réseaux ont besoin de s’appuyer un minimum sur la réalité pour rendre les choses crédibles, vraisemblable, ou au moins pour qu’elles génèrent des doutes. Elles ne peuvent pas inventer des choses extraordinaires, et l’intelligence artificielle ne peut pas manipuler les cerveaux de telle sorte qu’elle ferait changer d’avis radicalement quelqu’un d’un instant à l’autre. Ce n’est pas vrai. On disait la même chose de la télévision, « la boîte idiote ». Les gens ne sont pas stupides, nous ne sommes pas non plus des éponges sur lesquelles n’importe qui pourrait venir et laisser la marque qu’il veut. Les êtres humains ont toujours été des êtres de croyances, donc bien évidemment les réseaux sociaux sont un espace fantastique pour manipuler et réorienter ces dernières, mais elles doivent se fonder un minimum sur le terrain et sur la réalité pour être efficace. Elles nécessitent un encadrement matériel fondé sur la réalité qui permet que la manipulation et l’information soient efficaces.

Les réseaux sociaux jouent un rôle d’informateurs, et surtout un grand rôle de désinformateurs. Mais ils ne peuvent pas non plus créer un monde complètement manipulable et différent de celui que le citoyen vit tous les jours. Car ce dernier compare l’information qu’il vient de voir sur les réseaux sociaux avec ce qu’il vit quand il va acheter du pain, quand il monte dans le bus, quand il parle avec ses collègues de travail. En définitive, il ne retient que l’essentiel et ce qui correspond le plus à sa propre expérience.

Combien de personnes utilisent les réseaux sociaux ? 90% des gens. Quels sont les médias crédibles ? La Télévision, la radio et les journaux. Les réseaux sociaux apparaissent en dernier. Donc, ne cédons pas à l’image d’êtres humains uniquement constitués d’os et de muscles, avec une tête creuse remplie par les réseaux sociaux. Ce n’est pas le cas, les êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais des êtres sans capacités de discernement ou d’esprit critique. Bien sûr que les réseaux aident et peuvent approfondir à diffuser un mensonge. Ils peuvent déformer les choses mais ils ne sont pas tout puissants : ils ne peuvent pas créer un monde virtuel éloigné du monde réel. Sont-ils efficaces ? Oui, en partie car ils sont liés à la réalité des gens, mais s’ils s’en éloignent ils ne servent à rien.

C’est ce que nous avons appris. Pour nous, c’est un média technologique comme a pu l’être l’imprimerie, la télévision ou la radio. Désormais, nous disposons d’un nouveau média avec de nouvelles règles et technologies, de nouvelles formes de construction de la volonté collective et de l’information, plus sophistiquées, plus compliquées, plus difficiles, mais cela fait partie du système que l’humanité a créé petit à petit depuis cinq mille ans.  Ils jouent un rôle important, nous en sommes conscients et nous essayons d’y apparaître de plus en plus.

En ce qui concerne les manipulations de l’intelligence artificielle réalisées par certains gouvernements étrangers, entreprises ou partis ayant trop d’argent, il faut les contrecarrer avec l’utilisation de cette même intelligence artificielle pour y opposer une information plus véridique et vérifiable. Il faut lutter, car un nouveau monde s’est ouvert avec les réseaux sociaux, mais c’est un monde dont les règles du jeu et les tactiques d’occupation et d’affrontement ne sont pas si différentes de celles auxquelles Sun Tzu a fait face il y a 3 500 ans.

LVSL – Nous aimerions vous poser une question plus personnelle. Qui est Álvaro García Linera ? Vous avez été syndicaliste, soldat dans l’armée Túpac Katari, professeur et vice-président. Comment a évolué votre trajectoire politique ? Quelles références intellectuelles d’Europe et d’Amérique Latine se cachent derrière Álvaro García Linera ?

AGL – Depuis l’adolescence je suis socialiste et communiste. Je suis un homme qui sait qu’il vaut la peine de vivre en essayant de transformer les conditions de vie des personnes en vue d’améliorer l’égalité, la justice et la liberté. Tout le reste n’est qu’éléments, outils temporaires et contingents servant ces objectifs qui définissent le communisme et le socialisme.

De mon point de vue, le socialisme et le communisme n’impliquent pas de militer pour un parti mais de militer pour la société. Dans le cas bolivien, on ne peut pas être socialiste, on ne peut pas être communiste si on ne comprend pas la réalité, la justice, les rapports, les luttes, le mouvement ouvrier, le mouvement indigène et l’indianisme. En d’autres termes, on ne peut pas être communiste en Bolivie sans être en même temps indianiste.

Je suis quelqu’un qui essaie de constamment mélanger le débat contemporain, les luttes idéologiques et les avancées en sciences sociales. J’aime m’imprégner de savoir, mais il est clair qu’en même temps je ne peux pas comprendre, je ne peux pas rendre utile ce savoir comme dans un simple exercice de réflexion logique, de mots et d’idées. Cet exercice me semble trop simple. Je peux comprendre cet exercice d’idées, de concepts, d’auteurs afin d’enrichir ma compréhension de ce qui se passe en Bolivie, sur le continent, dans le monde, et ce qui se passe dans la Bolivie indigène, non indigène, ouvrière, pauvre, des élites, des interventions, du colonialisme…

J’ai donc toujours été quelqu’un qui a mêlé ces idées et cherché à les articuler avec d’autres expériences du monde. Je crois que cette articulation idéologique et spirituelle prend son origine dans mon militantisme au collège. Je n’ai pas changé depuis. À certains moments il y a des auteurs qui m’ont davantage influencé, certaines actions politiques me semblant plus marquantes. Puis le temps passe et d’autres auteurs m’ont davantage attiré : leurs politiques me surprennent et m’enthousiasment. Cependant, il y a un fil conducteur qui est celui du militantisme socialiste, communiste et indianiste. Je crois qu’à ce niveau-là je n’ai pas changé et je ne changerai pas. Mais nous verrons bien ce que nous réserve le futur.