Le flop des espèces ? Retour sur le livre de Renaud Large

© Calypso Dubuisson pour LVSL

Le choc des espèces (Éditions de l’Aube, 2022) a fait réagir. Dans cet essai que nous avions déjà recensé, Renaud Large tente de poser un regard mesuré sur l’antispécisme, loin de l’exubérance de ses défenseurs et contempteurs médiatiques. Nous publions ici deux autres contributions. L’une, de la plume de Léonard Nayrach, lui reproche « d’infliger à ses lecteurs tous les poncifs de la critique de l’antispécisme » et de verser dans un « rousselisme en carton-pâte digne de TPMP ». L’autre, rédigée par Renaud Chenu – président d’Ad Astra Influence – salue au contraire un « plaidoyer pour la mesure » qui « cherche les voies d’une réponse tout en nuances, où l’animaliste serait à l’écoute du chasseur ».

Le flop des espèces

Au mois de novembre dernier, sortait aux éditions de l’Aube sous le prétentieux nom de Choc des espèces un plaidoyer pro-domo pour la chasse. L’auteur, Renaud Large, est communicant et fils de chasseur. Sorte de rousselisme en carton-pâte digne de TPMP, complémenté d’un supplément d’âme attaché à la tradition, cet essai inflige à ses lecteurs tous les poncifs de la critique de l’antispécisme. Par Léonard Nayrach.

Résumons l’ouvrage. Un fils de chasseur nous explique que la chasse, dont le domaine s’étend chaque année, ainsi que le nombre de licences, est menacée de disparition. Qu’à cet égard, c’est une tradition multiséculaire qui risque d’être rayée des radars. Multiséculaire et populaire, puisque l’auteur passe vite sur les origines nobiliaires de cette pratique, pour convoquer les chasses communistes de l’Allier. Notre Georges Marchais du fusil et du couteau mobilise par conséquent des artifices rhétoriques bien ficelés pour laisser entendre au lecteur que la chasse aurait une fonction d’encadrement social et de lien communautaire dans la France périphérique, celle qui serait « menacée de disparition par la mondialisation ».

Le procédé est tout trouvé : l’auteur s’essaie à des portraits et entretiens croisés dans cette France qui lui est chère afin de donner de la chaire et de l’humain à une pratique qui en manque. L’inspiration semble lui être venue du Peuple de la frontière, essai à succès de Gérald Andrieu, sur les terres de l’Est de la France, où le vote RN est puissant. A tel point qu’on aurait pu conseiller à Renaud Large d’intituler son essai Le peuple de la chasse, plutôt que de faire référence au magistral ouvrage de Darwin : l’Origine des espèces.

Sociologie de comptoir. Portraitisme de plateau télé. À la lecture, on entendrait presque l’auteur nous chuchoter : « tel Bernanos, je ne peux écrire que dans les cafés, entouré de mes semblables ».

Une réflexion anthropologique particulièrement pauvre

Pour critiquer l’antispécisme et muscler sa contre-offensive culturelle, cet ouvrage s’attarde sur l’idée qu’un droit positif animaliste est impossible. À titre d’exemple, il cite l’impossibilité d’un droit opposable au logement d’un cochon. L’auteur développe ainsi sa critique en prenant appui sur les versions les plus caricaturales de l’antispécisme.

L’antispécisme est pourtant une définition négative. Nous entendons par-là qu’elle conteste avant tout la position dominante de l’homme dans l’ordre naturel comme justification de sa violence et de ses excès. L’animalisme est autre chose.

Disons-le, donner un droit opposable au logement à un cochon est le sommet de l’anthropocentrisme. En effet, un cochon ne réfléchit pas dans des catégories humaines. L’idée même d’un « droit » n’a pas de sens pour les animaux. Calquer des catégories anthropologiques sur l’ordre animal est donc l’aboutissement ultime de l’épopée prométhéenne, le narcissisme le plus pur de l’humain qui se transpose dans tous les objets et sujets de l’ordre naturel.

Pour autant, un animalisme universaliste est possible. C’est celui qui consiste à assumer l’idée que l’homme s’abaisse par sa violence envers les animaux, sans préjuger de sa capacité à penser à la place des animaux. En un sens, libérer les animaux de la domination humaine est un projet de libération de l’humanité, qui délivrera les hommes de leurs aspects les plus violents – et écocidaires.

C’est ce sur quoi Renaud Large est muet. Il se contente de contester l’antispécisme dans ses versions les plus fantaisistes. Il trouve ainsi une cible facile pour défendre le modèle de la chasse. Cette dernière est pourtant l’incarnation symbolique ultime des dérives du modèle carnivore et viriliste dominant.

Truffades et tartufferies

Alors que l’auteur semble se revendiquer d’une tradition républicaine, il mobilise les arguments les plus caricaturaux du multiculturalisme anglo-saxon. Résumons le syllogisme : la chasse est une pratique culturelle populaire qui participe de la diversité culturelle ; il faut protéger la diversité culturelle ; il faut donc protéger la chasse.

Les Jacobins de Quatrevingt-treize se retournent dans leur tombe. S’il avait fallu protéger chaque parcelle de diversité culturelle, nous en serions restés à l’Ancien régime, celui des barons et des privilèges. Notre tartuffe est plus attaché à sa côte de bœuf qu’à la République.

La chasse doit disparaitre car le modèle qu’elle porte en son sein n’a pas d’avenir. Le changement climatique ; le besoin de sortir de la civilisation carnée et de réduire nos émissions ; le refus de la violence organisée pour les animaux, considérés comme un moyen pour l’homme. Tout converge pour que la chasse ne passe pas le XXIème siècle si l’humanité décide de maintenir le cap du progrès.

Il faudra bien évidemment régler des problématiques, telles que les espèces invasives, qui peuvent menacer des espèces protégées, et la régulation des populations animales. Nous avons devant nous un formidable chantier de réorganisation des rapports entre l’humanité et les animaux.

Pendant que nous poursuivrons cette œuvre commune, il nous faudra subir les complaintes victimaires des conservateurs qui ne s’assument pas.

L’écologie contre l’antispécisme

Les arguments des défenseurs de la cause animale commencent à peine à s’installer dans le débat démocratique que déjà se dessine un immense bouleversement culturel : le repositionnement volontaire de la place de l’homme dans le monde du vivant. Le chasseur-cueilleur domina de sa superbe le monde sauvage durant tout le Pléistocène supérieur. L’agriculteur-éleveur remodela la nature et les paysages durant tout l’Holocène. Et nous ? Fourmilière humaine nourrie par l’industrie agro-alimentaire à l’incroyable productivité, inaugurant l’Anthropocène, quelle est notre place au sein du vivant ? Par Renaud Chenu.

Renaud Large nous invite dans un essai malin, Le choc des espèces, à nous poser la question en évitant tout manichéisme, cherchant les voies d’une réponse tout en nuances, où l’animaliste serait à l’écoute du chasseur qui aurait lui à coeur d’entendre les arguments de son contradicteur. L’auteur nous plonge d’entrée dans ses souvenirs d’enfance, au coeur d’une France pagnolesque, ouverture façon roman d’apprentissage : une partie de chasse, les lueurs de l’aube perlant de lumière le canon du fusil cassé sur l’épaule, le souffle court des chiens excités, l’émerveillement du gamin réveillé au coeur de la nuit pour une équipée en forêt. C’est un partisan du style littéraire. Un style joueur, dribblant avec son lecteur. Fini la chasse, nous avons affaire à un repenti, place aux portraits !

La plume se fait empathique. Il aime les Français et leur véritable patrie commune : la générosité. Il remonte les parcours de vie avec élégance pour nous faire ressentir un impalpable national : la décence des sentiments envers les animaux, quelle que soit la manière avec laquelle on leur déclare notre flamme. L’éleveuse de chat végane ou le boucher, la grammaire de l’altérité aux autres sensibilités du vivant doit-elle être jugée ? Dans ce plaidoyer pour la mesure, il en appelle à « la pensée de midi », chère à Camus, pour éviter que la « tenaille alimentaire » installe un procureur dans chaque estomac.

Sachant votre temps aussi précieux que le sien, il a fait court, efficace, et nous quitte avec un dernier tour de piste nerveux en se faisant théoricien de l’animalisme. Un atterrissage en douceur pour un accord démocratique sur la souffrance animale façon « pragmatisme révolutionnaire ». La « méthode Large » exposée au fil des pages est un guide pour la refondation démocratique à l’heure de la réinvention du rapport à la nature par une humanité à huit milliards. Autant d’êtres humains qui se livrent chaque année à ce que les générations futures pourraient bien qualifier de « plus grand crime de tous les temps » (Yuval Noah Harari, Homo Deus) : 1380 milliards d’animaux sont tués chaque année (chiffres 2018, source L214) pour nous nourrir.

Ces chiffres parlent autant de notre rapport brutal à la nature que du déni tranquille dans lequel le consommateur organise son petit confort alimentaire : pour un Français, ce sont 128 animaux qui meurent chaque année, souvent dans des conditions déplorables. Mais qui n’a jamais salivé devant un chapon doré dans la vitrine de la boucherie de quartier à l’approche de Noël ? Qui ne s’est projeté derrière ses fourneaux en jetant un oeil sur la sole attendant d’être choisie, posée sur le lit de glace de l’étale du poissonnier un dimanche de marché ?

Grande terreur de l’évolution cavalant à la tête de la chaîne alimentaire depuis deux cents mille ans, homo sapiens jouit de l’incomparable supériorité sur les autres espèces que lui confèrent ses capacités cognitives et son organisation sociale. C’est un fait historique et même une donnée géologique depuis la caractérisation scientifique de l’anthropocène. Il y aurait de quoi se satisfaire. En atteignant le nombre de huit milliards, n’avons-nous pas fait la preuve que l’humanité hyper-protéinée est une immense réussite, que jamais notre espèce ne s’était aussi bien portée ? Si, naturellement, mais la grande marche du bipède le plus gourmand du règne animal est aujourd’hui perturbée par les animalistes, antispécistes et autres végans qui ont débarqué avec fracas dans le débat public en criminalisant les plaisirs de la grande bouffe qui fonde toutes les civilisations.

74% des Français sont favorables à l’interdiction de la corrida, 76% prêts à manger moins de viande et de poissons (IFOP). Nous sentons collectivement que nos comportements doivent changer et entrons dans cet inconnu où plus rien de possible ne semble venir du côté du monde qui s’en va quand on ne perçoit pas encore ce qu’il adviendra du monde qui vient. Dans cet entre-deux, nous sommes traversés par le vertige des possibles qui s’ouvrent devant nous. Mais l’écologie réveille aussi l’angoisse ancestrale de la disparition. Fin du monde, effondrement du vivant… Les animalistes comme les collapsologues s’imposent en cavaliers messianiques de l’apocalypse, adeptes du marketing de la culpabilité, invitant l’humanité à une grande rédemption.

La Terre est érigée en déesse que nous aurions trahie et sous nos yeux ébahis l’écologie, hier sympathique courant politique, est en passe de devenir une religion à laquelle ceux qui refuseraient de se soumettre sont d’avance voués aux gémonies. L’air de rien, nous nous engageons dans une curieuse phase de l’histoire des idées où l’homme pourrait devenir le parasite terrestre par excellence. Faut-il abdiquer et s’engouffrer dans les subtilités de la dépopulation, de la désindustrialisation, du retour à l’agriculture vivrière, du véganisme pour tous, sous la houlette d’une joyeuse bande rêvant de mettre en œuvre les principes de la « dictature verte » ?

Je me fais l’avocat du diable, mais la formalisation du concept d’urgence écologique dominant désormais la métapolitique mondiale ne laisse que peu d’alternatives pour une transformation des comportements individuels et collectifs. Soit la solvabilisation des comportements grâce à une action robuste de répartition des richesses par des États-providence écologistes, soit une limitation drastique des libertés individuelles et de la concertation démocratique. On ne prend pas vraiment la première voie. Dans l’urgence écologique, le sujet alpha est la nature. Pour la sauver, le sujet bêta qu’est l’homme est conjugué au passif, perdant la main sur l’Histoire, prié de revoir ses ambitions à la baisse, ou de disparaître. Quand des gens censés commencent à expliquer avec le plus grand sérieux qu’il est criminel de faire des enfants, on peut légitimement s’inquiéter à l’idée de les voir parvenir au pouvoir.

La pénétration de cette réjouissante manière d’envisager le futur de l’homme, qui s’illustre dans l’affirmation d’une radicalité écologiste qui fait fi du droit, des décisions de justice ou encore du doute inhérent à la méthode scientifique (pullulement des ZAD, attaques de boucheries, discours anti-scientifique…) ouvrira-t-elle les marches du pouvoir aux partisans de ce qui s’apparente à une grande régression ? Et ce au moment même où l’histoire, malicieuse, éclaire l’horizon d’un nouveau jour habité de promesses que jamais aucune génération avant nous n’aurait imaginé atteindre ?

Avec le développement des NBIC dans la seconde moitié du XXème siècle, nous sommes entrés dans la phase d’accélération exponentielle de la révolution technologique et scientifique entamée à la Renaissance, l’enjeu du siècle présent est désormais de mettre la science et la technologie au service de nos intérêts écologiques et sociaux. La protection de la nature, le bien-être animal, la lutte contre l’effondrement de la biodiversité et le réchauffement climatique sont des défis désormais existentiels. Renaud Large propose de concilier les principes des Lumières et de l’écologie pour les relever. Son regard est plus que le bienvenu pour nous aider à construire du consensus là où nous en avons le plus besoin.

Échapperons-nous au choc des espèces ? L’antispécisme au-delà de la caricature

L’antispécisme fait les choux gras du débat médiatique, qui aime à mettre en scène ses défenseurs les plus amphigouriques et ses opposants les plus intégristes. Aux activistes qui comparent l’abattage d’animaux à des massacres humains – atteignant rapidement le point Godwin – répondent des polémistes faisant l’éloge des protéines carnées et engloutissant des jarrets de porc devant les caméras. Les débats concernant la condition animale et le statut de l’homme au sein du vivant sont plus, et autre chose, que ces escarmouches télévisuelles. C’est le mérite de l’essai de Renaud Large que de le rappeler, qui propose dans Le choc des espèces (Éditions de l’aube, 2022) une réflexion dense à propos de l’antispécisme. Recension.

Cartoonisation des débats et polarisation de la société

Renaud Large inscrit le débat sur l’antispécisme dans le cadre de la spectacularisation plus générale des enjeux médiatiques. De nombreux exemples à l’appui, il souhaite établir que la course à l’audimat a causé du tort à la cause animale, entre défense ubuesque d’un antispécisme caricatural et pourfendeurs moralistes des consommateurs de viande. Les prises de position nuancées ne sont pas celles qui rencontrent le plus de succès.

Les vidéos de l’association L214 avoisinent en moyenne le million de vues. Celles-ci dévoilent des conditions d’abattage épouvantables, laissant accroire qu’elles concernent la plupart des cas – ce que conteste l’auteur, selon lequel elles ne refléteraient qu’une fraction minime des abattoirs français. La médiatisation des délires théâtraux de l’activiste Solveig Halloin – qui compare le sort des animaux dans les abattoirs à celui des victimes de la Shoah… – produit le même effet de disqualification de la cause animale. Elle possède de nombreuses antithèses : internet regorge de militants d’extrême droite, de Baptiste Marchais à Papacito, qui mettent en scène une débauche orgiaque de consommation de viande.

Contre les postures, oeuvrer à l’amélioration réelle du sort des animaux

Au sein de cet esclandre, Renaud Large fait appel à la pensée de Midi défendue par Camus : « La mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. [ … ] Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans la autres » [1]. Nuance, aime-t-il à penser, n’équivaut pas à consensus mou.

Améliorer les conditions d’élevage induirait un accroissement des coûts de production et une hausse du prix de la viande : un tel phénomène exclurait de fait une grande partie de la population – 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France –  d’un régime omnivore

Un juste milieu qui correspondrait aux aspirations majoritaires, selon l’auteur, qui rejette aussi bien l’abolition de l’élevage – seuls 4% des Français ne mangeraient pas de viande – que « l’orgie carniste » comme mode de vie – puisqu’à peine un quart des Français en consomme quotidiennement. Ainsi, les postures pseudo-radicales qu’affectionnent les médias, dans un sens ou dans l’autre, sont en décalage avec un réel bien plus complexe.

Il appelle à prendre en compte la structure de l’économie française, dans laquelle on compte un nombre important d’emplois qui dépendent de la consommation de viande, et de filières qui la produisent souvent de manière précaire. C’est ainsi qu’il défend la proposition d’une sécurité sociale alimentaire et d’une régulation des prix du marché par l’État. Améliorer les conditions d’élevage induirait un accroissement des coûts de production et une hausse du prix de la viande : un tel phénomène exclurait de fait une grande partie de la population – 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France –  d’un régime omnivore et la viande deviendrait un produit de luxe.

Bien sûr, cette optique ne dit rien de la légitimité intrinsèque des revendications antispécistes, et de la question philosophique sous-jacente – celle de la hiérarchisation des espèces animales. Renaud Large le concède : « Nous vivons aujourd’hui dans l’hypocrisie d’une vie qui soutient le massacre de centaines de millions d’animaux. […] Car oui, nous avons honte de la mort des autres espèces. Nous ne pouvons la justifier éthiquement » [2]. En définitive, le « pragmatisme révolutionnaire » qu’il défend assume une forme de duplicité : si la majorité des êtres humains mange de la viande, alors on ne peut pas le leur interdire, quand bien même il n’existerait pas de justification éthique à de telles pratiques. 

Sauver l’humanisme ?

Le courant « welfariste réformiste » prend en compte les multiples étapes entre l’existant et le souhaitable, et conserve pour objectif la suppression de l’élevage. Au bout du chemin, il y a l’abolition de l’une des caractéristiques qui fonde la spécificité du genre humain. L’auteur prend une position tranchée : un tel bouleversement irait à l’encontre de la tradition humaniste. S’il reconnaît la supériorité morale de l’argumentaire antispéciste, il n’en tire pas argument pour appeler – fût-ce sur le mode d’un horizon – à l’interdiction de l’abattage, des zoos, de la chasse ou de la corrida. La raison avancée ? Une telle rupture signerait la fin de l’humanisme : « Nous ne serons plus alors dans un léger décentrement de l’homme, une douce sortie de l’anthropocentrisme. Non, ce choix entraînera la désintégration instantanée de l’humanisme qui place la préservation de la vie humaine au-dessus de tous les principes » [3].

Au crédit de l’essai de Renaud Large, on lui reconnaîtra le mérite de poser les conditions d’un débat à propos de la question animale, loin des caricatures qui structurent le débat médiatique – bien qu’il ne soit pas lui-même exempt de simplifications à propos de la mouvance antispéciste

L’argument est ici un peu court : l’auteur restreint l’humanisme aux traditions culturelles. De même, il semble dresser une équivalence entre tendre vers un idéal où l’on ne tuerait plus d’animaux et mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec les hommes. Questionner le droit de vie ou de mort que l’homme s’arroge sur les animaux reviendrait-il à mettre en cause les acquis de la tradition humaniste et des Lumières ? On renverra l’auteur aux Questions sur l’Encyclopédie, l’un des derniers ouvrages de Voltaire : « Il ne leur manque que la parole ; s’ils l’avaient, oserions-nous les tuer et les manger ? Oserions-nous commettre ces fratricides ? » [4].

Vers une « communauté morale plus élargie »

Peut-on penser un antispécisme humaniste ? C’est l’horizon que propose Serge Audier : « Ce sera un humanisme sensible à la souffrance et au plaisir des autres, responsable pour les autres, ayant plus que jamais le sens de la précarité humaine, mais aussi de tout ce qui vit, de toute la terre et même de l’univers » [5]. Renaud Large s’oppose à cette conception, au motif qu’elle tracerait une équivalence entre la valeur de toutes les vies, humaines et animales. Il s’agit d’une lecture tronquée de Serge Audier, qui demeure un ardent défenseur de l’humanisme et des Lumières. Son nouvel humanisme étendu aux animaux n’implique aucunement que ceux-ci jouissent des mêmes droits que les hommes – une revendication, du reste, très marginale, dont on ne peut que regretter que Renaud Large la mette autant en avant.

Un antispécisme bien compris ne saurait être assimilé à un antihumanisme. Défendre, fût-ce sur un mode purement éthique, que l’être humain n’est pas fondé en droit à tuer un animal, n’implique aucunement de mésestimer le caractère unique du logos qui fait de l’homme une espèce à part entière dans le règne animal. On pourrait même considérer que cette maîtrise du logos confère à l’humanité une responsabilité particulière à l’égard du vivant : lui seul étant en mesure d’avoir à l’esprit la capacité de souffrance des animaux, lui seul peut les atténuer. L’antispécisme serait alors un humanisme élargi qui, au nom même de la supériorité intellectuelle des hommes, les obligerait envers les autres espèces.

C’est en ce sens que Serge Audier en appelle, en vertu de la capacité des animaux à ressentir de la souffrance, à les inclure dans une « dans une communauté morale plus élargie » [6]. L’anthropocentrisme laisse place à une nouvelle conception de la relation de l’homme avec son milieu qui « inclut l’humanité dans un ensemble biotique comprenant le sol, les plantes, les animaux et la terre » [7]. Responsable, par le mode de production capitaliste qu’il a institué, des transformations vertigineuses que subit la nature, il est le seul à pouvoir y mettre fin. Cela implique de rejeter une philosophie purement anthropocentriste.

Au crédit de l’essai de Renaud Large, on lui reconnaîtra le mérite de poser les conditions d’un débat sain et riche à propos de la question animale, loin des caricatures et des anathèmes qui structurent le débat médiatique – bien qu’il ne soit pas lui-même exempt de simplifications à propos de la mouvance antispéciste. On regrettera simplement qu’il défende une vision si rabougrie et monolithique de l’humanisme…

Notes :

[1] Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951. Cité à la page 78 du livre Le choc des espèces 

[2] Renaud Large, Le choc des espèces, Paris, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p.149

[3] Renaud Large, Le choc des espèces, Paris, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p.147

[4] Article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, Œuvres complètes de Voltaire, édition Louis Moland (dorénavant M), t. 20, p. 577.

[5] Serge Audier, La cité écologique, Lonrais, La Découverte, p.245

[6] ibid, p.141

[7] ibid

Standardisation du vivant : une menace pour l’humanité

© Oriol Pascual

Des forêts aux cheptels bovins, le vivant tend à être de plus en plus uniformisé, afin de maximiser la rentabilité à court terme. Or, en détruisant une biodiversité autrefois très riche, l’être humain menace la sécurité de son alimentation. Un premier pas vers la sortie de ce productivisme écocidaire serait de rompre avec la logique libre-échangiste aujourd’hui hégémonique.

Plus les années passent, et plus la marchandisation de notre environnement prend de l’ampleur. Du marché de l’amour, désormais organisé par des applications, en passant par celui des droits à polluer, de la génomique et de la procréation, rien ne semble pouvoir y échapper. Comme l’expliquait l’économiste Karl Polanyi, la recherche de profits pousse à l’extension perpétuelle des sphères du capitalisme, au point d’entraîner la création de « marchandises fictives », c’est-à-dire la transformation en marchandises d’objets non adaptés au marché tels que les monnaies, la Terre, et le travail.

Ce que Polanyi n’avait pu imaginer, c’est la standardisation sans bornes du vivant dans la recherche d’une compétitivité effrénée : les arbres sont sélectionnés pour leur vitesse de croissance, les animaux pour leur capacité d’engraissement, les hommes bientôt pour leur productivité… La biodiversité, elle, prise dans ce mouvement d’uniformisation, s’appauvrit au point de menacer ses propres capacités de résilience et de balafrer à jamais le patrimoine français, voire mondial.

Des forêts en rang d’oignons

Si l’augmentation spectaculaire de l’espace forestier en France en seulement un siècle est remarquable – et due à l’effondrement du monde paysan -, un tel développement cache cependant une réalité moins glorieuse : l’industrialisation d’une partie de nos forêts. Dans les pays aux climats tempérés comme la France, le cheval de Troie de ce phénomène n’est autre que le pin Douglas, un résineux nord-américain dont la monoculture ne cesse de se répandre dans le Massif central, en particulier dans le Morvan. Et pour cause, il pousse deux fois plus vite que ses congénères, est plus résistant aux maladies, et son bois est plus droit et solide. Rapidement, il a donc été sacré grand chouchou de la sylviculture et de l’industrie du meuble. Il est alors planté en masse sur des hectares entiers avant que ne se produisent des coupes rases (abattage de l’ensemble des arbres sur une parcelle) qui empêchent le retour à la terre des troncs, et donc la régénération de celle-ci. L’arbre pompe alors les minéraux du sol sans le réenrichir en se décomposant pour former l’humus. Ce processus d’extraction menace les nombreux insectes et oiseaux vivant grâce à ce bois mort et acidifie les sols.

À cela s’ajoute l’usage d’intrants pour dévitaliser les souches et effectuer de nouvelles plantations. Il n’est ainsi plus si rare de se promener dans des forêts où la distance entre les arbres est millimétrée, une seule essence visible, et la biodiversité inexistante. Un phénomène inquiétant plus répandu qu’on ne le pense : 14% des forêts françaises sont des plantations, 30 000 ha de forêt ont été plantés ou replantés chaque année au cours des dix dernières années, et les feuillus, moins rentables, disparaissent (80% des arbres plantés sont des résineux). Un écocide qui vient fournir en matière première le géant chinois qui, loin de la candeur occidentale, protège ses forêts.

Des bovins tous jumeaux

Cette uniformisation se retrouve aussi dans l’élevage bovin, bien que la communication autour de celui-ci laisse à penser le contraire : 46 races de vaches sont recensées sur le cheptel national, de quoi laisser imaginer une grande diversité. Pourtant, deux races concernent à elles seules plus de 50% des vaches : la Prim’Holstein et la Charolaise. Cette standardisation des troupeaux, relativement récente dans l’histoire de France, a été provoquée par l’action conjuguée d’importations de races d’Angleterre et d’Hollande, de croisements multiples et de politiques publiques, notamment introduites par l’ingénieur général agricole Edmond Quittet après 1945. Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles (la garonnaise, la blonde des Pyrénées, la rouge flamande, etc.), sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme. Ainsi, la Prim’Holstein a représenté un raz-de-marée pour le cheptel bovin français complètement transformé. Le « une vache, une région[6] » du début du XXème siècle n’a plus cours.

Le but était de faire disparaître les races de vaches les moins productives, alors jugées inutiles, sacralisant la victoire de l’utilitarisme benthamien, lui-même étroitement lié au libéralisme, moteur du capitalisme .

Un changement regrettable – au-delà de la simple estocade qu’a subi le leg patrimonial – dans la mesure où ces races anciennes présentaient une rusticité et une grande adaptation aux territoires. Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Déjà le clonage des bovins devient chose courante aux États-Unis et en Chine. À force de prendre la nature pour une marchandise, d’ignorer ses limites perdu dans un techno-utopisme, l’homme risque de se perdre lui-même.

L’uniformisation, un risque majeur pour la sécurité alimentaire

Quand l’on sait que 90% des espèces cultivées ont disparu depuis le début du XXème siècle, que 75% de nos apports alimentaires dépendent de seulement 12 espèces végétales et de 5 espèces animales, la question des conséquences de la standardisation du vivant devient incontournable. Plus qu’un appauvrissement génétique, c’est une menace grave qui plane sur l’alimentation mondiale. La diversité des écosystèmes permet en effet de les rendre plus résistants et résilients face aux maladies et ravageurs. Un vivant plus standardisé, c’est avant tout moins de prédateurs potentiels contre les nuisibles, à l’image des chauves-souris qui dévorent les “vers de la vigne”, ennemis des vignerons. Plus les espèces disparaissent dans cette “grande standardisation”, et moins nous disposons de moyens de procéder à des hybridations qui seraient pourtant très utiles face à de nombreux défis (espèces invasives, changement climatique). L’existence de variétés de céréales éthiopiennes plus résistantes à la chaleur est ainsi une piste intéressante dans le sens d’une adaptation au réchauffement planétaire.

En règle générale, les monocultures standardisées permettent aux nuisibles de se propager à une vitesse folle. Le cas du Morvan est encore ici emblématique : les épicéas plantés en monoculture subissent une particulièrement forte mortalité du fait de la scolyte, un insecte qui pond ses œufs dans l’écorce des arbres. Ainsi, en 2020, les bois dépérissants représentent 26% de la récolte en forêt publique. La banane Cavendish, qui représente plus de 99% des bananes importées dans le monde, subit le même scénario à cause d’un champignon en mesure de proliférer du fait d’une biodiversité enterrée sous une monoculture généralisée. Les élevages industriels, malgré des procédures de biosécurité renforcées, constituent eux aussi des foyers épidémiques en puissance, un problème que la résistance de nouvelles bactéries aux antibiotiques risque d’aggraver dans les prochaines décennies. L’appauvrissement génétique en cours, irréversible, pourrait bien à terme broyer les capacités de résilience de l’humanité.

Sortir des logiques productivistes

Cette uniformisation tant de la biodiversité française que de nos élevages ne peut être combattue qu’en terrassant les causes de ce phénomène : la recherche de rendement et la course à la compétitivité. Il est ainsi crucial de remettre à plat la PAC (Politique Agricole Commune), dont les subventions sont indexées sur le nombre d’hectares pour les agriculteurs et le nombre de têtes pour les éleveurs. Mais la fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable. Le double discours des élites politiques, nationales comme européennes, promettant de protéger notre agriculture et l’environnement tout en signant des accords avec le Canada, le Mexique, le Vietnam ou le MERCOSUR, doit être dénoncé. Il en est d’ailleurs de même avec le marché unique européen. Derrière les mots « libre échange », qui relèvent plus de la novlangue que d’une réalité conceptuelle, il faut bien comprendre « asservissement du politique à des dynamiques économiques ». La seule chose libérée grâce à ces traités se trouve être l’accès, pour des multinationales, à de nouveaux marchés, autant pour s’approvisionner en matières premières, que pour écouler la marchandise. Pire encore, la croissance démographique et la montée des niveaux de vie dans les pays émergents vont sans aucun doute faire monter les prix des matières premières : bois de construction, viande, blé… et il sera donc de plus en plus ardu de résister aux sirènes de la marchandisation à tout va.

La fin du dumping social et environnemental passera aussi par la sortie des traités de libre-échange qui enserrent la France dans une concurrence mondiale intenable.

Ainsi, les animaux comme les végétaux, mais aussi, de manière indirecte, les êtres humains, subissent ce mouvement d’uniformisation généralisé. Résister n’est pas seulement une question de survie matérielle et environnementale, mais un impératif moral et anthropologique. Face au mouvement d’uniformisation marchand imposé par la mondialisation, nous devons préserver et valoriser l’aspérité, le discontinu, le protéiforme… Ce sont les conditions même de l’existence qui sont en jeu : l’homme ne se réalise que s’il peut se distinguer de l’altérité. Il est grand temps de donner tort à la si véridique assertion de Jacques Ellul « Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son gigantisme ».

Qui sont les antispécistes et que veulent-ils ?

Représentation de Gary Yourofsky, célèbre militant antispéciste. Stuart Hampton – Pixabay

Au temps des multiples luttes contre les différentes formes de domination, il est un mouvement relativement discret qui gagne pourtant en audience au sein des sociétés occidentales : l’antispécisme. Les militants de cette cause, les antispécistes, promeuvent la fin de l’exploitation animale par l’intermédiaire d’un nouveau mode de vie, le véganisme. Cette manière de vivre, reposant sur un rejet total de toute forme de consommation de produits ayant fait intervenir un animal, paraît bien souvent radicale, et ses zélateurs, marginaux. Arthur Hacot, auteur d’un mémoire de sociologie basé sur une enquête dans une association antispéciste, répond ici à quelques questions concernant une cause souvent caricaturée.


Qu’est-ce que l’antispécisme ?

L’antispécisme est une idéologie fondée sur l’idée selon laquelle l’espèce d’un individu ne doit pas être un critère permettant une discrimination. Cette théorie, née dans les années 1970, est avancée par des chercheurs tels Richard D. Ryder ou Peter Singer, officiant tous deux à l’Université d’Oxford. L’antispécisme dérive du terme specism, lui-même fondé sur d’autres formes de discriminations que sont le racisme ou le sexisme. L’avènement du courant antispéciste a dès lors donné une nouvelle dimension à la cause animale, jusqu’alors cantonnée à la question de la souffrance animale. Ainsi, l’antispécisme incarne un courant, parmi d’autres, de la très vaste cause animale.

Le mode de vie associé à l’antispécisme est le véganisme, ensemble de pratiques visant à rejeter, dans la vie de tous les jours, toute consommation de produits ayant fait intervenir des animaux. Ainsi, les pratiquants du véganisme, les véganes sont non seulement végétaliens (ils ne consomment aucun aliment d’origine animale, peu importe si l’aliment en question a nécessité ou non la mort d’animaux), mais ils rejettent également la laine, le cuir, la soie, critiquent les cirques traditionnels, les zoos, l’usage d’animaux de laboratoire… Certains poussent même la radicalité jusqu’à refuser de manger des légumes ayant poussé dans une terre fertilisée avec du lisier, ou des fruits dont les arbres ont été pollinisés par des abeilles domestiques. Les rares fois où ils sont présentés dans les médias, par des commentateurs ou des militants, l’antispécisme et le véganisme apparaissent de façon obscure, et leurs militants, paradoxalement, comme des marginaux. Malgré un gain d’audience de ce courant dans la société française, comme la montre la croissance de 24% du marché des produits véganes en 2018, il reste particulièrement minoritaire et incompris [1].

Les antispécistes sont-ils de doux rêveurs ?

La présentation des militants antispécistes, que ce soit dans les médias ou directement sur la place publique, participe d’une forme de caricature. On les voit bloquer des abattoirs, enlever les animaux pour les placer dans des « sanctuaires », construire des mises en scène morbides et violentes, se faire marquer au fer rouge et scander, la voix étranglée par la colère, des slogans prônant l’abolition de l’exploitation animale. Pour certains, le fanatisme affiché reflète véritablement la radicalité qu’ils portent et habillent volontiers de pratiques révolutionnaires confinant parfois au terrorisme. C’est le cas par exemple des militants de l’Animal Liberation Front, association fondée en 1979 et généralement considérée comme la plus radicale et active au sein du mouvement antispéciste. Les associations qui incarnent ce mouvement sont finalement très loin des représentants canoniques de la cause animale en France que sont la Société protectrice des animaux et 30 Millions d’amis. Pour qui voit les choses de l’extérieur, le combat pour l’abolition absolue et intégrale de l’exploitation animale a donc de quoi apparaître comme une lubie de plus pour des jeunes en mal de combats à mener et de populations à défendre.

Le plus souvent, c’est l’observation d’une scène morbide, filmée clandestinement dans les abattoirs par des associations telles que L214, qui pousse les individus vers le véganisme. L’élément déclencheur, c’est le rejet d’une souffrance jugée arbitraire et, dans le cadre de nos sociétés occidentales, superflue. À l’origine, la condamnation de cette violence repose sur une logique bourgeoise de la distinction : la bestialité, c’est pour les classes populaires. C’est d’ailleurs pour cela que les premières associations végétariennes fondées au 17ème siècle en Angleterre l’ont été par des bourgeois protestants et puritains. Si le mouvement s’est ensuite laïcisé, il est resté très enclin à critiquer le comportement jugé violent des « masses ». Les associations de lutte contre la cruauté animale ont à l’époque beaucoup construit leur mouvement en dénonçant, par exemple, le traitement réservé par les charretiers à leurs bœufs ou leurs chevaux. La prise de conscience a été provoquée par la multiplication des animaux domestiques dans les foyers bourgeois et les mouvements en question ont obtenu que les abattoirs soient construits à l’écart des villes, pour en dissimuler la violence. Et l’on a défendu principalement les animaux dits nobles, tels que les chiens, chats et autres chevaux, au détriment du bétail. Ce n’est que par la suite que des mouvements d’origine plus humaniste ont décidé d’introduire la question de la souffrance animale à une échelle plus large, avec les premières dénonciations, par exemple, de la corrida.

Aujourd’hui, la violence exercée à l’égard des animaux est exacerbée par l’industrialisation des activités agricoles. Chaque jour, des milliers d’animaux sont abattus pour la consommation humaine. D’autres milliers sont exploités pour leurs œufs, leur miel, leur laine, parfois dans des conditions particulièrement indignes. Cela mérite que nous nous questionnions. Les militants antispécistes, certes de manière radicale, et moyennant parfois un discours passionnel qui peut sembler irréaliste, posent des questions fondamentales à nos sociétés occidentales, pour qui prend la peine de lire entre les lignes.

Les antispécistes sont-ils vraiment écologistes ?

On présente souvent les militants de la cause animale comme des écologistes et certaines associations parmi les plus radicales, l’ALF par exemple, comme écoterroristes. Cela se comprend, dès lors que l’animal est perçu comme un représentant emblématique de l’environnement, de la nature. La souffrance animale est parfois comparée à la déliquescence de notre écosystème. Le discours des antispécistes promeut un mode de vie se présentant volontiers comme constituant un horizon indépassable : le véganisme, mode de vie exclusivement végétal et partagé par nombre d’écologistes. D’une certaine manière, l’abolition de toute forme d’exploitation animale est présentée comme constituant un progrès moral salutaire pour les sociétés, condition de leur survie. En effet, dans le cadre d’une lutte contre le réchauffement climatique, il devient préférable de réduire drastiquement la production et la consommation de protéines animales – les antispécistes voulant même l’abolir.

Cependant, dans les faits, le mariage entre écologisme et antispécisme a des limites. Certes, les militants antispécistes participent activement aux marches pour le climat pour critiquer l’élevage intensif, la consommation de viande, activités jugées polluantes. Ici, les arguments écologiques servent la cause animale, mais ce n’est pas toujours le cas, par exemple concernant les vêtements : un antispéciste préférera un coton d’origine lointaine à une laine d’origine locale, plaçant l’éthique animale au-dessus de l’empreinte carbone. L’opposition au sein du monde associatif est d’ailleurs farouche entre les associations antispécistes qui reprennent des arguments écologistes, et celles qui critiquent l’idée selon laquelle on utiliserait la libération animale pour des raisons écologiques. La libération animale doit être un impératif catégorique, et non hypothétique.

En réalité, la cause animale n’a historiquement que peu d’affinité avec l’écologie. Les antispécistes cherchent, en quelque sorte, à bénéficier d’une fenêtre d’opportunité politique en se greffant à des causes plus visibles dans la société, ou en en reprenant les codes et la rhétorique. Ainsi, les antispécistes sont des écolos intermittents pour des raisons pragmatiques, mais leur discours ne se fond que difficilement dans le combat écologiste, qui ne peut à lui seul permettre l’avènement d’une société exempte d’exploitation animale.

L’antispécisme est-il un mouvement de citadins ?

L’antispécisme est un produit de la modernité, qui repose notamment sur l’industrialisation, le capitalisme, l’urbanisation et l’individualisme. Pour des raisons déjà évoquées, les antispécistes critiquent l’industrialisation de l’exploitation animale, qui exacerbe les souffrances que subissent les animaux. Mais c’est avant tout le produit du processus de civilisation, que Norbert Elias décrit comme reposant en partie sur la diffusion de mœurs bourgeoises tolérant de moins en moins la violence : même celle que subissent les animaux devient insupportable. C’est également le produit de l’urbanisation. La ville, produit du capitalisme, arrache l’Homme à la nature pour en faire un consommateur mû par « son utilité », comme disent les microéconomistes. Elle est de ce point de vue un espace aliénant en ce que tout bien n’y est vu que comme un bien de consommation. En fait, la redécouverte du lien « entre l’animal et l’assiette », selon les militants véganes, s’effectue avec davantage de violence qu’il était oublié. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si aujourd’hui le discours végane est particulièrement diffusé en ville, où les enseignes véganes se multiplient.

Journée mondiale pour la fin du spécisme 2015 à Montreal, Canada. Christiane Bailey

La compréhension des dérives des sociétés capitalistes est sans doute ce qui fait la force de ce discours, mais son citadino-centrisme fait également sa faiblesse. Certaines problématiques, qui rendent difficile l’adoption d’un comportement végane ou antispéciste, ne se posent pas en ville, par exemple l’invasion menaçante d’un nid de frelons. Voilà pourquoi l’antispécisme se diffuse plus difficilement à la campagne, où les nuisibles sont plus nombreux. Nous pouvons aussi noter que la proximité avec les animaux y pacifie la relation avec l’Homme, qui y a moins oublié le sort qui leur est réservé. Le moteur antispéciste reposant sur le dévoilement y trouve moins son carburant. De manière plus concrète, il apparaît difficile d’aller promouvoir le véganisme à des personnes qui vivent, et actuellement assez pauvrement, de l’élevage. Il faut également relever l’occidentalo-centrisme de l’antispécisme, qui ne prendrait pas, par exemple, chez les Inuits ou les Massaïs où chez ces derniers, la chasse et l’élevage sont synonymes de survie.

Mais jusqu’où ça peut aller ?

En spéculant un peu, on est en droit de se demander si, sous couvert de critiquer les excès de la modernité, le discours antispéciste ne les renforce pas, et cela pour plusieurs raisons.

Rappelons tout d’abord la place qu’occupe la question de la souffrance dans la cause animale : le plus souvent, c’est la cause première de l’engagement, et l’argument le plus rentable sur le plan militant. Plus nous savons et voyons que les animaux souffrent (sur la base d’une conception anthropocentrée de la souffrance, par exemple la fuite face à une menace, un cri suite à une blessure), plus il apparaît nécessaire de lutter contre leur exploitation. Certains militants trouvent cette violence d’autant plus détestable qu’elle se fait au nom du plaisir gustatif. Nous retrouvons là une forme de puritanisme ascétique proche de celui des protestants étudiés par Max Weber. Le puritanisme ascétique renvoie à la volonté de tourner entièrement son existence vers une conduite jugée acceptable au regard d’une morale que l’on s’est fixée. Celui des protestants est particulièrement exigeant, et ressemble, en certains points, notamment par son rigorisme, au mode de vie végane. Qu’à cela ne tienne, nous n’avons qu’à manger des légumes qui, eux, ne souffrent pas.

Pourtant nous sommes en train de découvrir que les arbres communiquent, on leur prête même des émotions, alors pourquoi pas une souffrance ? [2] Que pourrait-il alors se passer ? Il est possible que cette souffrance nous apparaisse également insupportable, et qu’apparaîtront les anti-régnistes, opposés à l’idée selon laquelle le règne, animal ou végétal puisse constituer un critère de discrimination. Nous finirons alors par oublier totalement que se nourrir repose nécessairement sur une destruction du vivant. Déciderons-nous alors, au grand dam de l’écologie, de nous nourrir de gélules, certes sans intérêt gustatif, mais avec la garantie de n’avoir fait souffrir personne ?

Un autre phénomène peut s’observer et susciter une réflexion sur l’avenir de ce mouvement. Dans la rhétorique des antispécistes, on observe bien souvent la volonté d’anthropomorphiser les animaux. L’objectif est de mettre l’accent sur leur souffrance, les émotions qu’ils ressentent, leur intelligence. Certains n’hésitent pas à invoquer le génocide juif pour parler de l’exploitation animale, à comparer l’insémination des vaches à un viol… La réduction de la frontière entre l’homme et l’animal peut être envisagée comme une prémisse à sa future abolition. Certains discours, certes très marginaux et pouvant faire sourire, semblent aller dans ce sens : sur le net, certaines personnes, dénommées otherkins, racontent ainsi être des animaux enfermés dans un corps d’humain [3]. Des militants transgenres ont d’ailleurs critiqué les otherkins, les accusant de ridiculiser leur cause en mettant sur un pied d’égalité identité de genre et identité d’espèce.

Quoique l’on en pense, ce qui apparaît aujourd’hui inconcevable peut devenir banal à l’avenir et aurait de profondes implications pour la société. Ainsi, la critique des frontières et des assignations identitaires ouvre autant la voie à des aspirations émancipatrices qu’à la consolidation d’un régime ultra-libéral. Interroger les implications philosophiques de l’antispécisme demeure alors une précieuse boussole pour ne pas laisser place à une conception très fluide de l’identité, selon laquelle l’identité ne dépendrait que de soi, mais devrait être reconnue par chacun.

En définitive, distinguer les raisons d’être de l’antispécisme et le discours qu’il porte

Le mouvement antispéciste, par sa simple présence et la radicalité de son discours, oblige les sociétés occidentales à repenser le lien qu’elles entretiennent avec les animaux, le vivant, et plus généralement l’écosystème. Mais il faut bien distinguer les raisons qui font exister un discours, le discours en lui-même, et les effets du discours. Les raisons qui font exister l’antispécisme nous inclinent – car ce mouvement dérange – à questionner le fonctionnement des économies capitalistes industrialisées. La volonté de lutter contre la souffrance animale fait écho à l’exacerbation de cette souffrance engendrée par la surproduction de produits d’origine animale. Mais les solutions apportées par le mouvement lui-même semblent parfois néfastes en raison de leurs déterminants davantage émotionnels que rationnels. Finalement, l’antispécisme traduit peut-être lui-même la contradiction qu’il prétend pourtant combattre : d’une part, il incarne une critique de la dérive industrialiste et destructrice de nos économies. D’autre part, il peut cependant permettre, collatéralement, l’avènement d’une conception totalement dissolue de l’être humain qui ne peut que servir le consumérisme d’individus réduits à des atomes sans attaches, au bénéfice du capitalisme.

Pour aller plus loin :

La cause animale, par Christophe Traïni. (2011)
De la secte religieuse à l’utopie philanthropique. Genèse sociale du végétarisme occidental, par Arouna Ouedraogo. (2000)

[1] Selon un article de Ouest-France, “Le marché végétarien et végan a augmenté de 24% en 2018”, publié le 08/01/2019.

[2] En témoigne le best-seller de Peter Wollheben, La vie secrète des arbres, publié en 2017.

[3] Voir l’article du Monde, “Pas complètement humain : la vie en ligne des thérians et otherkins”, publié le 20/05/2014.