L’écosocialisme de Marx : l’œuvre de réinterprétation par Kohei Saito

Marx écosocialisme - Le Vent Se Lève

En 2017, l’auteur japonais Kohei Saito publiait La nature contre le capital : L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. Cet ouvrage est central pour comprendre les récents développements sur la pensée écologique de Marx. Il défend la nécessité de conserver les apports du marxisme – en les amendant au besoin – pour mieux penser et lutter la catastrophe climatique.

Le travail de Saito s’ancre dans une vaste littérature dédiée à la relation du marxisme à l’écologie. Pendant longtemps, Marx a été critiqué par des auteurs écologistes pour l’inspiration prométhéenne de ses textes et sa croyance dans un développement technologique et économique illimité – particulièrement prégnante à son époque. Cette interprétation semblait rendre le marxisme obsolète pour penser la crise climatique.

Depuis une vingtaine d’années cependant, une nébuleuse de chercheurs en propose une lecture alternative, à l’instar de Paul Burkett et de John Bellamy Foster (analysée dans les colonnes du Vent Se Lève). Ils ont cherché à mettre en évidence la dimension « écologique » de la critique marxiste du capitalisme. Leurs travaux ont cependant été accueillis avec une once de scepticisme dans les milieux écologistes, en raison du caractère périphérique et limité des intuitions de Marx en la matière.

Kohei Saito propose alors, dans la première partie de son ouvrage, une reconstruction systématique et complète de la critique écologique de Marx. Son examen philologique vise à démontrer que cet aspect n’est pas périphérique mais constitue au contraire un pilier essentiel de sa pensée. À cet égard, les théories de la valeur et de la réification (ou du fétichisme de la marchandise), centrales dans son œuvre, ne peuvent se comprendre pleinement sans prise en compte de leur dimension matérielle – c’est-à-dire écologique.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Kohei Saito utilise les récentes publications des carnets de notes de Marx. Longtemps négligés et n’ayant pas été publiés dans la première édition Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), qui a longtemps fait référence, ils font l’objet de redécouvertes depuis quelques années. Leur publication complète est assurée dans le deuxième projet MEGA dont l’achèvement est prévu pour 2025. Ces carnets, qui contiennent les études de Marx en sciences naturelles (biologie, chimie, géologie), sont essentiels pour comprendre les dimensions écologiques de sa pensée. Par leur étude, Saito montre comment Marx s’est éloigné d’une croyance naïve dans un progrès illimité et en est venu à considérer les crises écologiques comme des contradictions fondamentales du capitalisme.

L’aliénation, le métabolisme et le capital

Pour débuter sa démonstration, Kohei Saito revient sur les Manuscrits de 1844 et la notion d’aliénation. Dans ce texte, Marx s’inspire de la théorie de l’aliénation religieuse de Feuerbach pour l’appliquer au capitalisme. Dans la société religieuse, l’imagination des hommes les conduit à créer la figure d’un Dieu devenant une force étrangère, aliénée, qui s’impose à eux. Dans la société capitaliste, en raison de la propriété privée des moyens de production et de subsistance, l’homme est contraint de s’aliéner le produit de son travail pour obtenir un salaire. En retour, le travail ainsi aliéné donne de la valeur aux marchandises et à la propriété privée. Mais le raisonnement de Marx semble ici être circulaire : l’aliénation engendre la propriété privée qui engendre l’aliénation.

Toutefois, cette apparente circularité ne vaut que si l’on considère que les Manuscrits forment un travail achevé et indépendant. Or, selon Saito, ces manuscrits ne peuvent être séparées de l’ensemble que constitue les « carnets de Paris » de la même époque. Le premier de ces carnets ajoute une dimension économique à la critique philosophique de l’aliénation. Marx y compare les relations entre les hommes et la nature entre au sein des deux modes de production capitaliste et féodal.

À l’ère féodale, un lien personnel unit le seigneur, la terre et les humains qui y vivent. En effet, la terre est la possession du seigneur et les humains peuvent d’ailleurs être assimilés aux animaux ou aux plantes, l’ensemble constituant le domaine du seigneur. Toutefois, le lien personnel et intime du seigneur à son domaine autorise un lien tout aussi intime entre les serfs et la terre qu’ils habitent. La terre assure la domination personnelle et politique du seigneur mais les humains conservent leurs conditions objectives de production et de reproduction. Le seigneur impose un prélèvement mais ne recherche pas à maximiser son profit et les hommes restent libres d’organiser la production.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises.

À l’inverse, le capitalisme dissout ce lien personnel entre le seigneur et sa terre. Celle-ci devient une marchandise et le travail est mis au service de l’accumulation de capital plutôt que des besoins humains. Les serfs sont alors chassés des terres qu’ils habitent et contraints de trouver un salaire auprès des propriétaires des moyens de production et de subsistance. Les travailleurs vivent une situation de pauvreté absolue : ils s’aliènent le produit de leur travail, mais aussi l’acte de production lui-même et leur propre nature en tant qu’êtres créatifs. L’aliénation du travail de l’homme n’a alors d’autre origine que le développement capitaliste et la dissolution de la relation de l’homme à la terre qu’il entraine, dont le mouvement des enclosures est la manifestation historique.

Par ailleurs, les « carnets de Paris » contiennent les éléments philosophiques d’une critique écologique du capitalisme. Pour Marx, l’homme est une partie de la nature, il forme une unité avec celle-ci pensée comme totalité agissante. Dans son expression concrète, la nature constitue à la fois le corps organique de l’homme et son corps inorganique, celui qui lui est extérieur. L’homme entre alors dans un rapport (un ensemble de relations) avec la nature qui est médié par le travail et qui forme une unité. Comme unité au sein de laquelle se noue des rapports, la nature est alors sujette à des transformations historiques comme celle que constitue l’aliénation moderne – pour plus de détails sur l’ontologie de Marx, on se rapportera utilement à l’ouvrage de Frank Fischbach La production des hommes.

Toutefois, dans L’idéologie allemande (1846), Marx exprime le souhait de ne pas en rester à une critique strictement philosophique pour ancrer son travail dans une analyse scientifique du capitalisme. Marx ne reniera pas son ontologie mais cherchera à mettre en évidence les déterminants historiques et concrets de l’aliénation. En étudiant l’économie politique ou l’étude des sciences naturelles, Marx visera à éviter un discours philosophique abstrait et anhistorique, celui de Feuerbach, dont la seule portée stratégique serait de faire prendre conscience aux travailleurs de leur aliénation.

Le concept permettant son passage à une analyse scientifique et matérialiste sera celui de « métabolisme », que Marx emploie dès les Gründrisse de 1857. Le rapport de l’homme à la nature y est pensé comme une interaction métabolique, un processus constant d’absorption, de transformation et d’excrétion de matière dans le corps. Marx reprend un concept émanant de la chimie et de la physiologie du XIXe siècle pour l’étendre à sa compréhension de la société, parlant notamment de métabolisme social.

Dans son aspect transhistorique et universel, le métabolisme entre les hommes et la nature s’opère par le travail. Pris indépendamment de toute forme sociale spécifique, le travail est l’activité humaine spécifique de production volontaire et consciente de valeurs d’usage (répondant à des besoins), une transformation continue des conditions matérielles et sociales de l’existence humaine. La nature y joue un rôle central puisque le travail, en tant que médiation métabolique, dépend essentiellement de la nature et est conditionné par elle. Marx fait ainsi du travail et de la nature les matrices de toute richesse.

Toutefois, ni le travail ni le métabolisme ne doivent être compris uniquement de manière abstraite, comme un cycle anhistorique d’échange de matières. La définition abstraite, prise hors de toute détermination naturelle et socio-historique particulière, du métabolisme et du travail relève d’un constat banal et n’est que le point de départ de la théorie de Marx. S’arrêtant ici, on s’interdirait de comprendre comment le métabolisme de l’homme dans la nature peut varier dans ses déterminations particulières. Plutôt qu’une critique moraliste de séparation d’avec la nature, il est nécessaire de comprendre comment le mode de production capitaliste, en tant qu’étape historiquement spécifique de la production humaine, produit la destruction de l’environnement.

Il s’agit alors, pour Saito, de montrer comment la théorie de la rupture métabolique de Marx peut être déduite de sa théorie de la valeur, fondement de sa critique du capitalisme. L’enjeu est ici de contredire une lecture de Marx qui fait de la théorie du métabolisme un simple appendice, où il y aurait d’un côté la critique du capital et de l’autre une théorie naturaliste du métabolisme. Pour Saito, Marx analyse comment les catégories économiques formelles – celles de marchandises, de valeur, de capital –, dans leur interaction avec la réalité matérielle, produisent des ruptures métaboliques.

Réintroduire la nature dans la production

La théorie de la valeur – théorie centrale du Capital, l’œuvre majeure de Marx parue en 1867 – débute par une analyse de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. Une distinction similaire s’opère pour le travail, qui produit la marchandise, entre travail abstrait et travail concret. Les travaux concrets sont les infinités de travaux qu’entreprennent les hommes pour produire des valeurs d’usage (du pain, du tissu, des ordinateurs etc.). Le travail abstrait est le travail compris abstraitement, hors de ses déterminations particulières, et qui s’analyse traditionnellement comme la source de la valeur d’une marchandise.

Saito va mener une interprétation particulière de la théorie de la valeur de Marx en s’appuyant sur des commentateurs japonais de Marx, notamment Samezo Kuruma. Son interprétation s’inscrit dans le débat sur la nature du travail abstrait. Est-il une pure forme sociale, celle qui donne de la valeur aux marchandises uniquement dans le contexte du capitalisme, ou bien est-il une réalité matérielle transhistorique, une simple dépense d’énergie physiologique pour produire ?

Toute société humaine doit s’assurer de la production des conditions nécessaires à sa reproduction. Or le capitalisme est marqué par le caractère privé de la production qui ne permet pas de garantir que les conditions sociales de reproduction seront atteintes. Concrètement, chacun produit des objets sans savoir si la production agrégée permettra à chacun de vivre décemment. Il s’agit d’une des contradictions fondamentales du capitalisme qui le distinguent d’autres modes de production où l’allocation des travaux privés est prévue ex ante. Par exemple, dans la société féodale, les paysans travaillent ensemble pour assurer leurs besoins en tenant compte des prélèvements exercés par l’Eglise et le seigneur. Dans le capitalisme, le caractère nécessairement social de la production humaine se constate ex post, lorsque la production et l’échange de marchandises ont permis de satisfaire les besoins de la société.

Lorsque le processus de production et d’échange est réussi, les travaux privés ne se rapportent plus alors seulement entre eux comme autant de déterminations particulières d’un même travail abstrait, une même dépense physiologique d’efforts. Dans l’échange, les produits du travail acquièrent une reconnaissance de leur valeur sociale, car ils ont réussi à satisfaire les besoins d’autrui. Le travail abstrait, la dépense physiologique de chacun, a produit de la valeur pour la société et acquiert ainsi son caractère social. Le travail abstrait apparaît alors comme une réalité toute aussi matérielle que sociale. Plus précisément, le travail abstrait est d’abord une réalité physiologique qui acquiert un caractère social en s’objectivant comme valeur dans le cadre de la production capitaliste de marchandises. Le débat explicité ci-dessus est tranché : le travail abstrait est à la fois une réalité matérielle transhistorique et une forme sociale spécifique au capitalisme.

Finalement, le problème que pose le capitalisme pour le métabolisme entre l’homme et la nature commence à apparaitre. Dans le capitalisme, marqué par le caractère privé de la production, le métabolisme entre l’homme et la nature – médié par le travail d’un point de vue général, abstrait et transhistorique – devient médié par la valeur en tant que travail abstrait objectivé. Alors, la tension entre production privée et reproduction sociale se généralise dans une contradiction entre la valeur et le métabolisme. La manière capitaliste de gérer le métabolisme naturel et social passe par la valeur. Les hommes ne cherchent pas à régler rationnellement leurs relations aux autres et à la nature mais à acquérir de la valeur.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises. Les hommes en deviennent de simples porteurs et la valeur s’autonomise, se met à gouverner les relations sociales, à transformer les désirs, les normes, les représentations et la rationalité des hommes. On retrouve ici le thème de l’aliénation où la valeur, produit des relations sociales, devient la logique qui guide les rapports sociaux et naturels. La marchandise incarne la valeur et apparait ainsi comme un nouveau fétiche, selon l’expression de Marx, un nouveau Dieu.

Par quoi la contradiction entre valeur et métabolisme se caractérise-t-elle ? En premier lieu, la recherche du profit, de l’accroissement de la valeur en vient à modifier les propriétés matérielles des choses. Le sol est modifié par l’utilisation extensive de fertilisants chimiques pour augmenter la production, l’eau est polluée par son utilisation intensive pour l’irrigation. Ce constat montre qu’on ne peut séparer le social et le naturel, l’un étant modifié par l’autre constamment. En second lieu, l’augmentation indéfinie de la production épuise les ressources naturelles et notamment la force de travail des hommes, conduisant à des crises sociales et écologiques. Ces crises sont à la fois des crises du capitalisme, celui-ci ne pouvant plus garantir un même taux de profit lorsque l’exploitation ne peut se poursuivre au même rythme, et des crises écologiques, caractérisées par des ruptures métaboliques des milieux de vie.

Toutefois, il faut souligner que le maintien de contradictions dans le temps est permis par l’élasticité de l’homme et la nature. La disponibilité des ressources est une limite à l’accumulation mais ni la nature, ni le capital ne sont des agents passifs. La nature possède des mécanismes de compensation et le capital peut essayer de surmonter les obstacles matériels par l’innovation technologique ou l’exploitation de nouvelles ressources. Par les expressions de « nature » et « capital », il s’agit bien de résumer un ensemble de mécanismes naturels et sociaux permettant temporairement la poursuite l’accumulation.

Marx suit les nouvelles parutions de Liebig relatives à la fertilité des sols en vue de préparer la rédaction du Capital. Il reconnaît l’existence de limites naturelles et s’éloigne de la vision optimiste d’Engels.

On le voit, nous sommes désormais loin d’une critique moraliste d’une séparation de l’homme et de la nature, mais plutôt ancrés dans l’analyse des conditions matérielles de production. Dès lors, l’enjeu devient pour Marx de multiplier les régulations conscientes du métabolisme pour contrecarrer les tendances destructrices du capitalisme qui ira jusqu’à la rupture de l’élasticité évoquée. Ces régulations, par exemple la réduction de la journée de travail, doivent à terme viser le dépassement de la réification qui contraint le travail et la nature à être objectivés comme de simples choses permettant l’accumulation. En ce sens pour Saito, le combats contre l’exploitation du travail et celle de la nature constituent deux dimensions essentielles de la lutte contre le capital.

« Carnets de Londres » : Marx et les sciences naturelles

Dans la deuxième partie de sa démonstration, Saito s’appuie sur les publications récentes de l’édition MEGA. Elles portent sur les écrits les plus tardifs de Marx, qui ont souvent été négligés par ses interprètes. Depuis quelques années, ils ont permis de critiquer les interprétations classiques de Marx sur de nombreux sujets tels que les supposés productivisme et eurocentrisme de Marx – comme l’a mis en évidence Paul Guillibert, Terre et Capital.

La section sur la rente foncière au livre III du Capital, publié par Engels après la mort de Marx sur la base de ses manuscrits, semble constituer attester de la dimension prométhéenne de la pensée de Marx. En effet, elle comporte un passage faisant l’apologie du progrès technique permettant de dépasser les limites naturelles – notamment celle de la fertilité des sols.

Or, selon l’étude de Saito, les « carnets de Londres » établissent une évolution dans sa pensée au fil des années 1850 et 1860, qui le conduit à remettre en cause sa vision initiale. Cherchant à fonder scientifiquement sa critique de la théorie de la rente différentielle de Ricardo, il dut alors étudier les sciences naturelles et prendre en compte les débats qui l’agitaient, notamment sur la question de la fertilité des sols.

La théorie de la rente différentielle de Ricardo reposait sur une loi des rendements décroissants. À mesure que la population croît, des terres moins fertiles sont cultivées, conduisant à l’élévation des prix et des rentes sur les terres les plus fertiles. Marx étant en désaccord avec cette théorie anhistorique qui n’attribuait aucun rôle au mode de production capitaliste et faisait de la fertilité une donnée et une limite naturelle.

L’enjeu, pour Marx, était de prouver la possibilité de surmonter les limites posées par Malthus et Ricardo. Le progrès agricole était perçu comme une condition du succès de la révolution. Ainsi, dans les années 1850, Marx s’intéressa aux travaux qui affirmaient que la fertilité des sols pouvait être améliorée par des interventions scientifiques et technologiques. Il ne tenait pas alors compte des préoccupations relatives à l’épuisement des sols aux Etats-Unis qu’il attribuait à une gestion précapitaliste et primitive de l’agriculture.

Dans l’évolution successive de Marx, le « père de la chimie agricole », Justus von Liebig a eu un rôle central. Au cours des mêmes années, Liebig considérait aussi que la fertilité des sols et les rendements pouvaient être améliorés. Liebig s’inquiétait de l’épuisement des minéraux inorganiques dans le sol mais suggérait que le stock pouvait se reconstituer, par la mise en jachère, la rotation des cultures, ainsi que par l’apport direct de minéraux par le biais du fumier. Il anticipait même l’utilisation d’engrais synthétiques industriels pour améliorer les rendements agricoles.

Les années 1860 sont le théâtre d’une évolution majeure de Liebig et de Marx. Face aux critiques, Liebig se met à nuancer le rôle des minéraux dans la fertilité des sols et reconnaît les risques d’épuisement des nutriments présents dans le sol. Marx suivait alors les nouvelles parutions de Liebig en vue de préparer la rédaction du Capital. Il se mit à reconnaitre l’existence d’une limite naturelle et à s’éloigner de la vision par trop optimiste d’Engels.

Saito aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent »

L’évolution de Marx fut intégrée à sa compréhension du capitalisme. Contre ceux qui affirmaient que l’épuisement des sols était causé par l’ignorance des agriculteurs ou allait être corrigé naturellement par le marché, Marx affirma que le problème était inhérent au capitalisme. En effet, la réalisation d’un profit rapide et reproductible est en contradiction avec l’exigence du temps long qui permet au sol de reconstituer son stock de nutriments. Les rendements agricoles peuvent certes être améliorés par l’introduction de machines, d’engrais et de méthodes scientifiques, mais le problème de l’épuisement des sols n’est que repoussé.

L’évolution de Marx est parachevée par le concept de « rupture métabolique ». L’épuisement des ressources naturelles occasionne une dégradation durable des milieux de vie. L’impérialisme anglais et américain conduit à l’épuisement des ressources naturelles et perturbe les formes traditionnelles d’agriculture durable dans les pays périphériques et colonisés. L’exploitation appauvrit l’ensemble des travailleurs des pays du centre et de la périphérie. Les pratiques agricoles industrielles détériorent le bien-être des animaux. Dans ce contexte, les agricultures précapitalistes sont réévaluées car elles assurent un mode de production durable et qui satisfaisaient les besoins essentiels.

Marx plaide alors pour une transformation radicale des relations entre l’homme et la nature. Cette transformation doit permettre une agriculture rationnelle, en harmonie avec les limites naturelles. La régulation du métabolisme naturel et social devra être consciente et fondée sur les sciences naturelles. L’émancipation ne saurait abolir une nécessité évidente, celle des interactions constantes des hommes et de la nature qui leur permet d’assurer leurs besoins fondamentaux.

L’examen de Saito sur l’écologie de Marx se conclut par l’analyse des notes et extraits copiés par Marx dans ses carnets, après la publication du Capital en 1968. Les carnets témoignent d’une nouvelle évolution de Marx autour de son interprétation des limites naturelles et de son appréciation des écrits de Liebig, qui établit un scepticisme croissant à leur égard : Marx craignait que cette théorie nourrisse une analyse naturaliste, anhistorique et pessimiste d’inspiration malthusienne. L’idée de limite naturelle conduit à concevoir un effondrement prochain et n’offre pas de solution concrète.

Le scepticisme grandissant de Marx le conduisit à lire un auteur critique de Liebig, Carl Fraas, dont la théorie mettait plus en avant le rôle des facteurs climatiques dans la fertilité des sols. Pour Fraas, le problème de l’agriculture est d’abord la surproduction due à la concurrence internationale. Alors que les nutriments peuvent être reconstitués naturellement par les alluvions et l’irrigation, Fraas craint que la surproduction n’entraine un changement climatique dévastateur. La déforestation engendrée par la surproduction modifierait le niveau d’humidité, de pluie et de température, ce qui perturberait les processus d’alluvions et d’irrigation puis, en conséquence, la fertilité des sols et la végétation. Il plaide alors pour une agriculture raisonnée et basée sur des processus naturels et non le recours à des engrais chimique.

Marx intégra alors les idées de Fraas à sa théorie. Elles lui permirent d’élargir sa compréhension de la perturbation capitaliste du métabolisme et d’éloigner le spectre malthusien de la pénurie de ressources. En effet, le problème n’apparaît plus tant dans la « limite naturelle » comme donnée, mais plutôt dans le caractère perturbateur des activités capitalistes sur le métabolisme qui assure la reproduction de la société, notamment la stabilité du climat. L’objectif demeure d’établir une régulation consciente et collective des activités humaines mais doit s’élargir, au-delà de la question de l’épuisement des sols, à la question écologique dans son ensemble.

Penser conjointement écologie et critique du capitalisme

La destruction de l’environnement et l’expérience de l’aliénation créée par le capital commandent la nécessité de transformer radicalement le mode de production pour bâtir un développement soutenable de l’homme. L’écologie de Marx et sa théorie du métabolisme illustrent l’importance stratégique de lutter contre le pouvoir réifié du capital et de transformer la relation entre les humains et la nature pour assurer un métabolisme socio-écologique soutenable et émancipateur.

Que retenir de l’étude de Saito ? Il aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent » selon l’expression de Romaric Godin, qui affina tout au long de son existence sa compréhension de l’économie politique et du capitalisme. Il est possible, grâce à Saito, d’écarter de nombreux arguments qui invitaient à oublier Marx, rendu anachronique par une série de manques qui n’étaient pas les siens. Il ne s’agit en aucun cas d’en revenir à une certaine idolâtrie de Marx, qui tendait à interdire de nouvelles interprétations – bien plutôt de continuer à recueillir minutieusement et inlassablement les enseignements accumulés à la lueur de nouvelles théories critiques.

Plus précisément, l’ouvrage de Saito alerte sur les écueils auxquels se heurtent parfois les critique du capitalisme. Ainsi, la technologie ne saurait être une solution tant que les rapports sociaux existants, ceux du capitalisme, détériorent gravement le métabolisme de la nature. À l’inverse, la notion de « limites » doit être maniée avec précaution pour éviter de diffuser des raisonnements malthusiens inadéquats. Les limites sont à la fois sociales et écologiques, elles ne constituent des barrières que dans un état donné du métabolisme social et naturel. Des limites écologiques ont déjà été franchis car la société n’est pas encore parvenue à s’organiser différemment, à imposer une régulation consciente et rationnelle du métabolisme. À cet égard, le parti-pris sans nuances de Kohei Saito en faveur du concept concept stimulant et critiquable de « décroissance », dans un ouvrage ultérieur, n’est pas nécessairement éclairant.

À la lecture de l’ouvrage de Saito, une question demeure cependant ouverte. À l’instar de l’institutionnalisme monétaire français (André Orléan, L’empire de la valeur), Saito constate l’origine sociale de la valeur (instituée par la monnaie) dans la séparation marchande qui isole les producteurs. On a relevé que la particularité du capitalisme a été d’avoir radicalisé la logique de la valeur marchande. Comme l’indique Orléan (2023), « en faisant de la force de travail une marchandise, [les économies capitalistes] ont poussé la logique de la valeur jusqu’à sa plus extrême extension, de sorte que, dans le mode de production capitaliste, l’entièreté des fonctions économiques, production, circulation, distribution et consommation, se trouvent régies par la valeur. C’est tout l’édifice du capital qui repose sur elle, de sorte que la valeur constitue la substance même du capital, ce que le capital produit, échange, distribue ou transforme ».

La radicalité des transformations à imposer au système capitaliste, et les modalités pour y parvenir, demeurent des questions ouvertes auxquelles l’œuvre de Kohei Saito invite à réfléchir. Gageons que sa popularité contribuera à y apporter des pistes.

Misère de l’Anthropocène

© Rick Jo

L’humanité était-elle vouée à détruire la nature et saccager l’environnement, avant qu’un groupe providentiel de scientifiques ne l’avertisse de l’impact de ses actions la planète ? C’est ce que suggère le concept « d’Anthropocène », en vogue depuis une décennie. Contre ce récit, les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz estiment que cette approche est naturalisante, dépolitisante et inopérante pour répondre à l’urgence écologique. Ils proposent plusieurs concepts alternatifs (Thermocène, Thanatocène, Phagocène, Phronocène, Capitalocène, Polémocène) qui permettent de rendre compte des causes du désastre environnemental – et de penser les moyens de lutter contre elles.

De quoi l’Anthropocène est-il le nom ? Cette dénomination définit la nouvelle ère géologique dans laquelle l’humanité aurait fait entrer depuis 150 ans notre planète, en devenant la principale force du changement climatique global qui l’affecte. Ce concept, fortement popularisé depuis quelques décennies, est abondamment repris dans l’ensemble des travaux réalisés sur la crise écologique que nous traversons. Le récit mainstream qu’on en fait est-il satisfaisant ? Est-il opérant pour comprendre les enjeux de cette crise climatique et aboutir à des solutions adaptées ? Il semblerait que ce ne soit pas totalement le cas, comme l’affirmaient dès 2013 les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans un essai [1] dont l’actualité est toujours forte. Leur réflexion critique aboutit à 7 récits alternatifs, complémentaires les uns aux autres, qui nous invitent à réécrire l’histoire de cette nouvelle ère géologique.

L’Anthropocène met fin à la séparation entre nature et culture

L’Anthropocène est le nom donné en 1995 par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen à cette nouvelle ère géologique, qui est aussi non seulement climatique, mais également hydrologique, biologique, et même plus, dans laquelle l’homme serait entré. Ce terme devait nous aider à prendre conscience du fait que l’homme serait le seul responsable de cette révolution, et ce à plusieurs titres : modification profonde de la composition de l’atmosphère, dépassement de nombreux seuils de stabilité des écosystèmes, « dégradation généralisée du tissu de la vie ».

L’activité humaine a radicalement transformé les équilibres biologiques et écosystémiques de la Terre : l’homme et le bétail représenteraient 97% de la biomasse des vertébrés, les trois quarts des zones de pêche sont surexploitées ou à capacité maximale, 15% du flux des rivières est retenu par des barrages, engendrant une modification profonde des cycles de l’eau. Entre 1800 et 2000, la consommation d’énergie a été multipliée par un facteur 40. L’homme dépasse la plupart des seuils critiques de stabilité du vivant, faisant peser le risque d’un effondrement global : pollution, érosion de la biodiversité, perturbation du cycle de l’eau, de l’azote, du phosphore. Une à une, celles que l’on qualifie de « limites planétaires » sont outrepassées (Voir Libération, «On joue avec le feu»: avec la pollution chimique, la Terre s’apprête à franchir une «limite planétaire», Interview, 23 janvier 2022)

La date est sujette à discussion mais, selon les deux auteurs, cette nouvelle ère géologique aurait débuté au 19ème siècle, époque où se mettent en place les structures et les logiques, que celles-ci soient politiques, économiques ou technologiques, conduisant au dépassement de ces seuils. C’est là que l’ensemble des courbes d’impact humain prennent une pente exponentielle.

Figure 1 – Projections des émissions liées aux énergies fossiles suivant quatre profils d’évolution de GES

Les auteurs notent que l’idée d’Anthropocène, la conscience de la capacité de l’humanité à entraîner une transformation globale de la sphère terrestre « annule la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre ». Contrairement à l’analyse historique, notamment celle défendue par Braudel, qui distingue le temps infiniment long des cycles naturels et les temps courts de variation des structures humaines et des événements historiques, l’Anthropocène est défini par la coïncidence entre histoire géologique et histoire politique. Cette conscience met fin à la possibilité que l’humanité puisse échapper aux contraintes naturelles, projet civilisationnel annoncé par exemple par Michelet qui parlait « d’arrachement aux déterminismes naturels ». L’Anthropocène caractérise le retour du social dans la nature, la conscience que les « natures sont traversées de social » et que les « sociétés sont traversées de nature ».

Anthropocène, un récit officiel à démythifier

Les auteurs avancent que la pensée de l’Anthropocène et son appropriation dans le discours public seraient parcourues par plusieurs erreurs d’analyse qu’il conviendrait de pointer. Tout d’abord, l’Anthropocène renvoie souvent à une vision déterministe de l’histoire de l’humanité. Il renvoie à l’idée qu’aucune autre alternative n’était possible et que c’est uniquement grâce à la science moderne et aux alertes et travaux réalisés à partir des années 70 (rapport du Club de Rome sur les limites à la croissance, GIEC, COP) que les sociétés ont compris que leur activité pouvait changer la Terre dans sa totalité. L’Anthropocène véhicule ainsi l’idée d’une destruction environnementale faite par inadvertance car, pour reprendre l’allusion biblique, « ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ». À partir de cette « nouvelle connaissance », l’humanité pourrait enfin agir, dans ce qui constitue un discours prophétique après la « révélation ».

Le deuxième constat infondé de l’Anthropocène, selon les auteurs, serait ce qu’ils nomment la « thèse de la dissonance cognitive ». Si nous détruisons la planète, c’est parce que nous n’aurions pas conscience de l’impact de nos actes sur la Terre et donc qu’il suffirait, en conséquence pour tout résoudre, que chacun devienne conscient et « pénétré par le message de la science ». En conclusion, c’est l’humanité dans sa globalité qui doit maintenant gérer le « système Terre », en s’appuyant sur les scientifiques. Ce grand récit place les scientifiques au centre du jeu comme seuls détenteurs des clés de la réussite. 

« L’agir géologique de l’espèce humaine est le produit de processus culturels, sociaux et historiques » et des « mécanismes de domination par lesquels certains collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d’autres dans des rapports sociaux asymétriques »

Troisièmement, l’Anthropocène repose sur une vision du dérèglement planétaire comme étant le fait de l’humanité tout entière. Selon cette idée, c’est « l’activité humaine » qui génère une « empreinte humaine ». Cet acte manqué de l’humanité serait aussi de la responsabilité de la « modernité » et du « progrès technique » qui aurait établi une séparation binaire trop nette entre nature et culture.

A contrario, les auteurs rappellent que cette vision semble balayer d’un coup les acquis des sciences humaines. Pour eux, « l’agir géologique de l’espèce humaine est le produit de processus culturels, sociaux et historiques » et des « mécanismes de domination par lesquels certains collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d’autres dans des rapports sociaux asymétriques ». La question écologique est en réalité parcourue par des fractures inégalitaires nombreuses et par la main de la domination. Parler d’une seule humanité, qui aurait une responsabilité globale partagée et devrait gérer d’un seul tenant le système Terre, est erroné.

En somme, ce concept communément partagé autour de l’Anthropocène est problématique à plusieurs titres. D’autres récits explicatifs du « changement de régime d’existence » de la Terre sont possibles. Quels sont donc les sept fils historiques alternatifs et complémentaires que Bonneuil et Fressoz nous invitent à tirer pour mieux appréhender et dénaturaliser « l’événement Anthropocène » ?  À chacun d’entre eux, un titre explicite est attribué.

Thermocène

Le premier récit proposé est celui de l’existence d’un « Thermocène ». Ce concept permet d’analyser la manière dont les choix énergétiques s’opèrent et avec laquelle les transitions énergétiques se déroulent. Les auteurs avancent que les transitions énergétiques ne sont pas écrites à l’avance. Elles n’obéissent pas à des logiques internes, déterministes et de progrès techniques, ni à une logique de pénurie ou de substitution. « L’histoire de l’énergie est celle de choix politiques, militaires et idéologiques (…) qu’il faut analyser en les rapportant aux intérêts et aux objectifs stratégiques de certains groupes sociaux ». De manière exemplaire, cette hypothèse est illustrée par la dynamique d’exploitation des pétroles non-conventionnels(pétrole et gaz de schiste) aux États-Unis. Loin d’obéir à des règles techniques ou scientifiques, leur niveau d’exploitation est fonction des choix politiques stratégiques du pays, de la volonté d’indépendance ainsi que de la stabilité et du niveau des prix du pétrole conventionnel à travers le monde. Un gouvernement peut tout à fait décider d’exploiter à perte une source énergétique pour des raisons diverses : volonté de souveraineté pour les États-Unis, maintien d’emploi dans le cadre de la relance de l’exploitation du charbon en France sous François Mitterrand, etc.

Les auteurs notent aussi que c’est la demande qui souvent créera la filière énergétique correspondante, et non l’inverse. À partir de nombreux exemples, ils montrent comment l’industrie automobile a créé l’industrie pétrolière, comment le besoin d’éclairage pour les lampes à filament a entraîné la construction des premières centrales électriques, etc.  Par ailleurs, les auteurs invitent à relativiser le rôle des énergies fossiles dans l’industrialisation : pour eux, les grandes innovations dans le textile précèdent la machine à vapeur au même titre que la mondialisation s’est majoritairement faite pendant tout le 19ème à la voile. Ainsi, les trajectoires technologiques sont guidées par les « conditions initiales » mais aussi par des décisions politiques encourageant une source d’énergie plutôt qu’une autre, une industrie plutôt qu’une autre.

Un exemple particulièrement célèbre est celui du choix du tout-voiture aux États-Unis et de l’étalement urbain. Au début du 20ème siècle, les villes américaines sont majoritairement desservies par de nombreuses lignes de tramway électriques. En 1902, les tramways transportent chaque année 5 milliards de passagers grâce aux 35 000 kms de lignes disponibles. Pourtant, en quelques décennies, l’ultra-majorité des lignes sont démantelées, le transport collectif laissant place nette à la voiture individuelle. De nombreux historiens ont mis en avant que cet effondrement ne répondait à aucune logique technique ou économique. À cette époque, les routes en mauvais état et la forte densité de transports collectifs financièrement accessibles rendent la voiture individuelle peu attractive.

En réalité, l’affrontement idéologique entre les compagnies de tramway d’une part et les autorités publiques et capitalistes d’autre part en était le facteur essentiel. Les compagnies sont fortement critiquées et, étant dans une situation de monopole de fait, sont considérées comme une entrave à la liberté d’entreprendre. Une première loi oblige les grands électriciens, possesseurs des compagnies, à vendre leurs réseaux, créant une myriade de petites compagnies qui sont ensuite intégralement rachetées par un conglomérat d’industriels du pétrole et de l’automobile (General Motors, Standard Oil et Firestone). Les lignes, une fois rachetées, sont démantelées pour être remplacées par des bus à essence et des voitures individuelles pour créer ex nihilo des débouchés aux industries du pétrole et de l’automobile.

Figure 2 – « Trams rouges » de Los Angeles de la Pacific Electric Railway, empilés en attente de leur démolition en 1956.

« Ainsi, la direction des transitions énergétiques et du progrès technique n’est pas neutre, ni déterminée à l’avance. Elle est le fruit de rapports sociaux, de compromis et de choix de société qui ne sont pas neutres. »

Thanatocène

L’histoire de l’Anthropocène est étroitement liée aussi au développement des techniques militaires et aux capacités de destruction mises entre les mains des hommes. S’agissant des mécanismes de la mort provoquée de l’ère dite du  « Thanatocène », les auteurs analysent avec finesse et à l’aide d’illustrations parlantes le rôle joué par les guerres et l’appareil militaire dans le changement climatique. La guerre moderne a régulièrement perçu la destruction environnementale comme un enjeu militaire. Lors du conflit coréen, les barrages et réserves hydrauliques sont visées. La guerre du Vietnam, quant à elle, donne lieu à l’invention du mot « écocide » et aux premières tentatives d’ingénierie climatique. Le soldat de la Seconde Guerre mondiale consommait 228 fois plus d’énergie que le « poilu » de 14-18. Volant sur Berlin, un bombardier américain pouvait consommer jusqu’à 27 000 litres de carburant par heure.

S’appuyant sur un fourmillement d’exemples, les auteurs proposent une « histoire naturelle de la destruction » décrivant notamment comment les impérialismes anglais et américain permettent aussi « l’élargissement géographique de la base matérielle de notre économie ».

Le rôle de la Seconde Guerre mondiale est quant à lui particulièrement éloquent. La mise en place d’une économie de guerre et d’une multiplication par 3 ou 4, en quelques années, des capacités productives des États-Unis a préparé « le cadre technique et juridique de la société de consommation de masse ». Les capacités productives militaires ont ainsi été réorientées vers la satisfaction de nouveaux besoins post-guerre, basés sur l’organisation industrielle permise par la guerre.

Phagocène

Le récit de l’Anthropocène est souvent aussi celui d’une naturalisation des désirs de consommation, qui rejette sur la nature humaine les besoins du ‘toujours plus’ et de la recherche permanente de la nouveauté. Pourtant, les auteurs arguent que ce sont bel et bien des dispositifs matériels et institutionnels qui ont contribué à l’émergence de la société de consommation de masse. Souhaitant mettre à bas une certaine « culture du suffisant » prédominante antérieurement à la société de consommation, le monde des publicitaires s’est employé à créer auprès de la population des insatisfactions, et à mettre en avant des concepts de « mauvaise haleine ou de « pores du nez », visant à convaincre leurs cibles d’une supposée laideur à soigner.  Ainsi, nous nous transformons en cellules mangeuses, en phagocytes, autodétruisant les défenses immunitaires de la planète. Tel est le drame en cours lors du « Phagocène ».

Selon les auteurs, la consommation de masse est une « adaptation stratégique du capitalisme américain » aux rapports de force émergeant de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le capitalisme américain met en place de nouveaux crédits à la consommation, procède au versement de salaires ouvriers corrects, chez Ford par exemple, ou encore facilite la garantie des prix immobiliers.

Ce récit de la construction de la société de consommation de masse marque aussi le passage des logiques de recyclage et d’économie circulaire du 19ème siècle à celles de l’obsolescence programmée. Là encore, les publicitaires et psychologues jouent un rôle clé, notamment via la mise en place d’une « obsolescence psychologique » se fondant sur les changements annuels de modèles (par exemple, le nouveau modèle annuel des Ford T). Le « American way of life », fondé sur la maison individuelle, la voiture et les équipements électriques, est une construction avant tout publicitaire, soutenue par l’Etat, puis diffusée à travers le monde par le soft-power américain. Dans ce contexte, le choix de la périurbanisation est aussi un choix politique, visant selon les auteurs à défaire les logiques de solidarité ethnique et sociale dans les centres urbains.  Chez les économistes, la distinction traditionnelle entre besoins naturels et artificiels est remplacée par la théorie subjective de l’utilité, qui finit par comparer des choux et des carottes.

Phronocène

L’essai de Bonneuil et Fressoz s’attaque ensuite au mythe d’une destruction environnementale faite « par inadvertance ». Bien au contraire, leur analyse s’évertue à montrer qu’elle s’est faite « en dépit de la prudence environnementale » (phronêsis) des « modernes », et malgré leurs très nombreuses alertes lancées tout au long de l’Anthropocène sur le rôle de l’impact de nos sociétés sur l’environnement. Le 19ème siècle est ainsi parcouru par l’expression de nombreuses inquiétudes sur la possible « rupture métabolique » entre société humaine et nature, inquiétudes émises par des intellectuels dont le projet fondamental est de boucler les cycles de matière et d’équilibrer l’impact des sociétés. Marx, s’appuyant sur les travaux de Liebig sur le métabolisme agricole et la rupture du cycle de l’azote et des nutriments, note qu’il n’y a pas « d’arrachement possible vis-à-vis de la nature », concluant à l’insoutenabilité du métabolisme capitaliste. [1]

Contre le projet capitaliste, le 20ème siècle verra naître de nombreux projets de coopératives autosuffisantes fondées sur le recyclage des cycles de matière, puisque « le recyclage est le levier essentiel pour sortir des grands réseaux techniques du capitalisme et pour établir l’autogestion ».  Mais déjà, il existe chez les modernes du 19ème siècle une perception du pillage de la nature, des limites à la production et de l’impact environnemental du système capitaliste.

Figure 3 – La Bellevilloise, coopérative ouvrière de consommation

L’analyse de l’Anthropocène est enrichie de même par les apports de l’agnotologie, un champ de recherche qui étudie la fabrique des zones d’ignorance. Ainsi, l’âge de l’Anthropocène est parcouru de tentatives d’invisibilisation des dégâts « du progrès » à travers des « dispositifs culturels et matériels qui agissent toujours ». L’histoire récente nous en donne des exemples frappants, en dévoilant notamment la connaissance d’entreprises comme Total depuis plus de 50 ans des effets de son activité sur le changement climatique et le financement de contre-expertises scientifiques climatosceptiques.

Capitalocène

L’histoire de l’Anthropocène est intimement liée à celle du développement du capital, conduisant de nombreux intellectuels et militants à parler de l’ère du « Capitalocène ». La période moderne est marquée par une multiplication extraordinaire du capital d’un facteur 134 entre 1700 et 2008. Bonneuil et Fressoz analysent ainsi comment le déploiement d’une technostructure orientée vers le profit marque le basculement et le passage vers l’Anthropocène. Une formule frappante résume leur thèse : « l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au 16ème siècle et qui a produit l’industrialisation. »

L’Anthropocène devient alors une « rupture métabolique propre à la logique intrinsèque du capital », caractéristique de l’incapacité du capital à reproduire ses propres conditions d’existence. La logique du capital détruit et épuise le socle matériel pourtant indispensable à sa production, générant par là-même ce qui est communément appelé la seconde contradiction, mise en évidence par James O’Connor [2], et reprise par Foster et Clark (voir notre recension). Empruntant à la méthode d’analyse historique d’économie-monde, chère à Braudel et Wallerstein, les auteurs avancent que l’accumulation dans les pays riches ne s’est faite que grâce à l’exploitation du reste du monde dans une forme d’échange écologique inégal (voir notre article sur le sujet). Pour décrire ce système-monde, citant le grand géographe marxiste David Harvey, les auteurs notent que « le capitalisme, pour soutenir un régime d’exploitation salariale dans les pays du centre a besoin de s’approprier de façon récurrente du travail humain et des productions naturelles initialement vierges de rapports marchands ». 

Ainsi, la « révolution industrielle prend place dans un monde déjà capitaliste et globalisé ». L’utilisation de la notion de capitalocène met en évidence les facteurs explicatifs comme l’échange écologique inégal et la construction d’une dette écologique, qui permettent d’expliquer simultanément la dynamique globale du capitalisme producteur d’inégalités et l’entrée dans l’Anthropocène.

Polémocène 

Le concept résumé sous le terme « Polémocène » est le dernier fil historique tiré par les auteurs, reposant sur l’argument que l’Anthropocène, loin d’être le fait d’une humanité globalisée imprudente, est marqué par une centralité du conflit dans son histoire. Pour défendre cette thèse, les auteurs s’appuient sur de nombreux exemple de ce qui est qualifié « d’environnementalisme des pauvres », marqué par des conflits et des combats pour la préservation de la nature et des ressources naturelles, s’appuyant sur une « économie morale articulant justice sociale et décence environnementale ».

« Pour les auteurs, à l’intérieur d’un cadre industriel, différentes voies techniques et organisationnelles ont toujours été possibles et le choix de l’une n’est jamais neutre, mais est le produit de conflits et de rapports sociaux de classe. »

À de nombreuses reprises, des mouvements sociaux ont visé à freiner la dynamique enclenchée. L’analyse des conflits autour des usages de la forêt et du bois en offre une série d’exemples. Le plus connu est celui né pour protester contre le nouveau code forestier de 1827 limitant l’accès aux ressources forestières et le droit de ramassage, pacage et marronage. Dans plusieurs de ses écrits, Marx analyse les pratiques relatives au droit coutumier de vol du bois. De même, la destruction des machines à filer par les tisserands britanniques en 1811 ou la révolte des Canuts à Lyon en 1831 sont illustratives de ces conflits autour de la direction du progrès technique.  Pour les auteurs, à l’intérieur d’un cadre industriel, différentes voies techniques et organisationnelles ont toujours été possibles et le choix de l’une n’est jamais neutre, mais est le produit de conflits et de rapports sociaux de classe. Loin de relever d’une opposition de principe de pauvres réticents au progrès, ces résistances se font non contre la technique en général mais contre une technique en particulier.

Les auteurs terminent leur analyse par une hypothèse forte, selon laquelle l’entrée dans l’Anthropocène serait la conséquence d’une défaite politique face aux forces du libéralisme et du capitalisme.

Quels enseignements pour aujourd’hui ?

La compréhension des causes de la crise écologique ne peut faire l’économie d’une analyse des dispositifs techniques et institutionnels ainsi que des rapports sociaux structurant l’histoire de nos sociétés depuis le 16ème siècle. La crise climatique, loin d’être liée à la « nature humaine », à « l’inadvertance d’une société dans son ensemble » et à un progrès technique déterminé, est en réalité le fruit d’une certaine organisation sociale, géographiquement et historiquement située, conséquence de rapports sociaux asymétriques de domination, le capitalisme. Si nous en sommes arrivés là, c’est parce que certains groupes sociaux y ont eu intérêt et ont gagné des rapports de force. C’est en connaissance de cause que (certains de) nos ancêtres ont entrainé l’humanité dans la grande accélération du dérèglement planétaire. Les structures étatiques ont joué elles aussi un rôle clé dans l’entrée dans l’Anthropocène, en devenant à plusieurs reprises le bras armé des intérêts capitalistes. Faire face au changement climatique, c’est aussi repenser en profondeur le fonctionnement de l’état : planification démocratique, séparation de l’état avec l’argent, hiérarchisation des besoins et débats sur les choix des technologies à privilégier.

Ces sept récits alternatifs de l’Anthropocène semblent porter un coup quasi-fatal au récit salvateur qu’on nous propose et aux supposées solutions actuelles. Les grands sommets internationaux comme les Cop deviennent profondément vains et inutiles, jusqu’à dire qu’ils contribuent même à construire une illusion d’une prise de conscience tandis que tout continue comme avant, business as usual. La transmission de la compréhension du changement climatique et la sensibilisation ne suffisent pas, car ce n’est pas l’absence de savoirs qui mène à l’Anthropocène mais bien des intérêts (de classe) divergents. Ainsi, la bifurcation écologique ne pourra faire l’économie d’une politisation majeure des enjeux écologiques et d’une inclusion dans un discours remettant profondément en cause l’organisation des structures de production, de consommation et d’échange. Pour sortir de la crise écologique, il faut mettre fin aux mécanismes qui en sont responsables : pulsion d’accumulation capitaliste, alignement entre intérêt général et profits privés, prédominance donnée à la production, quelle que soit sa forme.

Bibliographie

[1] Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Editions du Seuil, 2013

[2] K. Marx, Capital, Vol. 3.

[3] O’Connor, James. « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx, vol. 12, no. 2, 1992, pp. 30-40.

Donner à voir l’anthropocène – Entretien avec François Gemenne

François Gemenne, photo © Léo Balg

L’Atlas de l’Anthropocène est un ouvrage pionnier. Personne ne s’était jusque-là essayé à cartographier et mettre en infographies les grandes données du changement d’époque que nous vivons. Alors que nous avons besoin de tous les outils à notre disposition pour représenter les défis qui sont les nôtres, a fortiori le changement climatique, nous voulions profiter de la parution d’un tel ouvrage pour aborder avec son auteur principal – François Gemenne – tant la définition de l’anthropocène, la méthode selon laquelle on peut le représenter et la manière dont on peut rendre ces représentations vivantes. Chacun d’entre nous est sensible à des choses différentes. Or à l’heure de l’urgence écologique, tous les outils sont bons pour informer et faire prendre la mesure. Les images ont un rôle prépondérant.


François Gemenne est professeur à l’Université de Liège et à Sciences-Po. Il est spécialiste des flux de migration et plus généralement de la géopolitique de l’environnement. Il a notamment co-fondé l’observatoire Défense et Climat à l’IRIS[1]. En août dernier, il a publié un Atlas de l’Anthropocène[2] avec Aleksandar Rankovic et l’équipe de cartographie de Sciences Po.

LVSL – Vous venez de sortir avec votre équipe un atlas de l’Anthropocène, alors qu’est-ce que cet atlas ?

François Gemenne – D’abord c’est un objet, un livre qui rassemble l’ensemble des données, des informations que l’on a sur les différentes crises écologiques ou environnementales qui touchent au climat, à la biodiversité ou la pollution et essaye de toutes les rassembler dans un ensemble cohérent qui puisse parler au grand public, à tous les gens qui se posent des questions sur ces différentes crises. Cet ouvrage montre surtout leurs côtés profondément systémiques, c’est-à-dire à quel point l’accumulation de ces empreintes humaines sur la terre nous a fait entrer dans cette nouvelle époque géologique, l’anthropocène.

LVSL – Qu’est-ce que l’anthropocène ?

FG – Pour le dire facilement, l’anthropocène, c’est l’âge des humains. En tout cas selon un grand nombre de géologues, c’est une nouvelle époque géologique caractérisée par le fait que les humains sont devenus les principaux facteurs de transformation de la planète.

L’histoire de la Terre est divisée en grandes périodes géologiques. Les gens en connaissent certaines comme le Jurassique, le Crétacé ou le Mésozoïque parce qu’il y avait les dinosaures. Celle dans laquelle nous étions jusqu’ici, c’était l’Holocène, puis on estime, en tout cas les géologues estiment, que nous avons tellement transformé, altéré les équilibres fondamentaux de la planète que l’empreinte de l’homme se voit maintenant dans les couches sédimentaires de la planète, et donc qu’il est temps de décréter l’entrée dans une nouvelle période géologique : l’anthropocène. Au-delà de sa signification géologique, il y a aussi une vraie signification politique. L’anthropocène, c’est la collision de l’histoire de la terre avec l’histoire des humains qui l’habitent, c’est l’idée qu’on ne peut plus considérer la Terre et l’humanité comme deux entités séparées comme on l’a toujours fait jusqu’ici, et c’est sans doute la raison pour laquelle nous sommes entrés dans la crise écologique que l’on connaît.

LVSL – Au début de votre atlas il y a une partie qui est justement consacrée à la définition de l’anthropocène, qui mentionne plusieurs points de départ. En fait, les scientifiques ne sont pas forcément d’accord sur la date de début de l’anthropocène. Avez-vous une opinion particulière sur la question ?

FG – Effectivement, c’est un point important. Les scientifiques sont d’accord pour dire que quelque chose de fondamental a changé. Ils ne sont pas encore tout à fait d’accord à la fois sur la date d’entrée dans l’anthropocène mais il y a aussi des controverses, ou plutôt des discussions, sur le nom que cette époque doit porter. L’anthropocène, c’est l’âge des humains mais cela donne aussi un peu l’idée fausse que tous les humains sont également responsables des transformations de la planète alors que la majorité de la population sur la planète est victime bien plus que responsable de cette transformation. Les transformations sont faites d’une petite minorité d’hommes blancs, pour dire les choses assez brutalement…

LVSL – Est-ce qu’on peut la chiffrer cette petite minorité ?

FG – Oui, on hésite à la chiffrer dans l’atlas d’ailleurs. En tout cas, c’est difficile de la chiffrer en terme de nombre d’humains mais on peut dire, par exemple, que quatre entreprises produisent à peu près 25% des émissions de gaz à effet de serre ou que certaines banques fournissent l’essentiel des financements à l’industrie fossile. On peut identifier quelques grandes firmes de pesticides notamment qui ont joué un rôle énorme dans la destruction de la biodiversité et il est donc difficile de donner un chiffre précis du nombre de personnes. On peut identifier assez clairement les responsables qui sont parfois des grandes entreprises, parfois des gouvernements et aussi les personnes qui élisent ces gouvernements et celles qui consomment les produits de ces entreprises.

Atlas de l’Anthropocène, photo © Léo Balg

LVSL – Quand on dit que quatre entreprises produisent 25% des gaz à effet de serre ou que cent entreprises en produisent 70%, il ne faut pas oublier que ces entreprises fournissent des services. Par exemple, ce sont des pétroliers qui vont servir à tout un chacun, c’est de l’énergie dont on a tous besoin…

FG – Absolument, c’est pour cela que je dis que ce sont aussi les consommateurs des produits de ces entreprises. Le problème effectivement et c’est là, le sens profond de l’anthropocène, c’est qu’aujourd’hui nous sommes dans une sorte d’économie qui est tellement enchâssée dans la production et la consommation des énergies fossiles que ce n’est pas évident d’isoler un responsable particulier, et de dire que si on arrêtait cette usine ou cette entreprise, le problème serait réglé. Nous n’avons malheureusement pas de recette miracle pour sortir de la crise et c’est pour cette raison que c’est une transformation qui doit impliquer l’ensemble de la société, y compris les entreprises qui sont parfois vues comme des ennemis mortels de l’environnement. J’ai tendance à dire qu’il faut pouvoir les embarquer là-dedans aussi.

LVSL – Pour vous, quel est le point de départ de l’anthropocène ?

FG – Le point de départ que je mettrais, c’est le début de la deuxième révolution industrielle, c’est-à-dire, le moment où vraiment on voit le début de la grande accélération, bien sûr pour ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi pour ce qui concerne d’autres types de pollution. Il y a d’autres points de départ possibles qui sont envisagés, potentiellement la dispersion de particules radioactives dans l’atmosphère au moment des essais nucléaires et des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. Une autre possibilité est sur la découverte de l’Amérique, soit le moment où les populations du monde commencent à se mélanger et donc le début d’une sorte de pré-mondialisation. Voilà le point de départ que je retiendrai, c’est la seconde révolution industrielle. Mais il y a encore des débats parmi les scientifiques sur le début exact, tout en sachant qu’on discute ici de variations de quelques centaines d’années à l’échelle de périodes géologiques qui durent plusieurs dizaines de milliers d’années.

LVSL – C’est la définition la plus communément admise puisque, par exemple, le GIEC (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) calcule la température supplémentaire à partir justement de la deuxième révolution industrielle, vers 1850.

FG – J’ai l’impression que l’hypothèse qui tient la corde, du moins parmi les géologues, est celle de la dispersion de particules radioactives parce qu’en fait, la radioactivité va pouvoir durer des milliers d’années et c’est donc vraiment quelque chose qui va s’inscrire dans les couches de l’atmosphère et de la Terre.

LVSL – Des géologues mais pas forcément des climatologues…

FG – Mais ce sont les géologues qui décident. La question de la définition des périodes géologiques est faite par la Commission internationale de stratigraphie qui est un groupe de géologues spécialement mandaté pour la question. Ce sont donc les géologues qui décident mais en fait, ça touche non seulement les climatologues mais aussi les écologues et toutes les sphères de la science et de la société.

LVSL – Cet atlas représente un travail considérable : il y a des centaines d’infographies, souvent d’ailleurs originales, qui sont réunies au sein de sept chapitres thématiques comme le climat, la démographie ou encore les grandes politiques publiques internationales. Combien de personnes y ont travaillé ? Comment est-ce que vous étiez organisés ?

FG – C’était un réel travail d’équipe. Bien évidemment il y a moi-même et Aleksandar qui avons conçu l’organisation des chapitres, choisi les thématiques et rédigé les textes et puis, il y a eu l’Atelier cartographique de Sciences-Po, soit quatre personnes : Patrice Mitrano, Thomas Ansart, Antoine Rio et Benoît Martin qui ont conçu l’ensemble des documents graphiques et donc l’ensemble des cartes et des diagrammes. On a vraiment travaillé en collaboration très étroite avec eux parce qu’il fallait évidemment que le texte soit aligné sur les cartes, que le texte apporte des éléments supplémentaires par rapport aux éléments graphiques mais souligne aussi et explique les éléments graphiques. Il y avait aussi des éléments de calibrage, c’est-à-dire que la taille du texte devait être en fonction de la taille de l’image, il y a vraiment eu une collaboration très étroite et c’est vraiment un atlas que l’on a co-conçu et co-construit avec l’Atelier de cartographie. En dehors de ces six auteurs, il y a quand même un gros travail qui a été fait au niveau de l’éditeur lui-même, c’est-à-dire qu’il y a eu un énorme travail de relecture, d’harmonisation qui a été fait par toute l’équipe de presse de Sciences-Po et, en particulier par Laurence de Bélizal, qui a vraiment relu planche par planche. Ainsi, nous n’avons pas juste envoyé le manuscrit à l’éditeur qui s’est contenté de l’imprimer, il y a eu un gros travail aussi des presses de Sciences-Po en tant qu’éditeur. Donc au total, ce doit être une petite dizaine de personnes qui ont travaillé sur l’atlas.

LVSL – Pendant combien de temps ?

FG – Pendant à peu-près deux ans. Évidemment, tout le monde n’a pas travaillé pendant deux ans à temps plein. On a aussi beaucoup travaillé avec le maquettiste Alain Chevalier parce que l’atlas n’est pas juste un texte, c’est un objet en lui-même et donc il fallait que l’équilibre des textes etc. soit bien calibré.

Francois Gemenne, photo © Léo Balg

LVSL – Quelles ont été les plus grandes difficultés auxquelles vous avez été confrontés pendant l’élaboration de ce travail et comment vous les avez surmontées ?

FG – Il y en a eu beaucoup évidemment. Une première difficulté est de choisir les bonnes données, c’est-à-dire quelles vont être les données les plus parlantes, quelles vont être les socles de données les plus complets et les plus fiables. Très souvent, surtout dans un domaine comme l’environnement où il y a quand même une profusion d’infox, il y a toute une série de données qui sont parfois orientées ou qui sont parfois assez partielles. La première difficulté est donc de choisir des socles de données qui soient les plus neutres – parce que les données ne sont jamais neutres – mais qui soient les plus complètes et les plus robustes méthodologiquement notamment en terme de comparaison historique sur plusieurs années.

L’autre difficulté était d’aligner le texte avec les documents graphiques, c’est-à-dire, comment faire en sorte que le texte soutienne le document graphique et vice versa. Il y a eu aussi tout un travail d’harmonisation des données car celles-ci sont produites par toute une série d’organismes différents avec des méthodologies et des unités de mesure différentes et donc il y a eu tout un travail d’harmonisation. Puis, il y a eu une recherche dans le travail de présentation : comment être le plus percutant possible, comment être à la fois le plus complet tout en ayant quand même quelques informations saillantes que les gens puissent retenir. On a voulu essayer d’éviter l’aspect un peu encyclopédie ou  catalogue où finalement on a tout mais on ne retient rien et donc, il fallait avoir à moment donné dans la présentation quelque chose, quelques aspects assez saillants et assez marquants. Le problème est que si on fait quelque chose type « grands moteurs de recherche d’Internet », les gens auront une vue très fragmentée, ils verront les sujets qui les intéressent et l’intérêt de les avoir en livre est qu’ils voient l’ensemble du système et donc l’ensemble des problèmes et des solutions.

LVSL – On peut alors imaginer que vous pourriez potentiellement faire les deux. Par exemple, Drawdown de Paul Hawken qui, avec son équipe de quarante chercheurs, a sorti une vraie encyclopédie avec plus de quatre-vingts solutions pour réguler le réchauffement climatique. En parallèle, il y a un site pour à la fois répertorier les sources et permettre des recherches par mot-clés. Avez-vous en tête un prolongement pour ce travail ?

FG – L’Atelier cartographique a sur son site et mettra sur son site à disposition toute une série de documents graphiques qui pourra être cherchée par les moteurs de recherche et on pense en particulier aux enseignants par exemple, ou aux gens qui ont besoin de ressources pédagogiques sur un sujet particulier. Nous sommes en train aussi de réfléchir à la possibilité de fournir des sortes de fiches thématiques notamment pour les enseignants ou pour ceux qui, dans des formations ont besoin de ressources pédagogiques. C’est quelque chose auquel on réfléchit pour le moment, c’est important que le livre ait sa première vie et on est en train de réfléchir à d’autres développements.

LVSL – J’imagine que si on veut lui donner plusieurs vies, il y aura un travail d’actualisation ?

FG – D’actualisation bien sûr et donc c’est également important que les gens qui ont acheté la première édition puissent trouver, trois ans plus tard ou cinq ans plus tard, une actualisation des cartes.

LVSL – D’où vous est venue l’idée et pourquoi vous vous êtes lancés dans cette aventure ?

FG – C’est une idée de Julie Gazier, la directrice des presses de Sciences-Po. En 2011, on a lancé auprès de Sciences-Po une collection « Développement durable » qui portait sur les sujets d’environnement et à l’époque c’était assez nouveau. C’était un moment où les questions d’environnement n’étaient pas encore considérées par les sciences humaines et sociales, et une maison comme Sciences-Po considérait encore à l’époque les questions d’environnement comme quelque chose d’assez technique dont elle n’avait pas vraiment à s’occuper. Donc, déjà à l’époque, lancer cette collection était un geste fort qui disait que c’était aussi un vrai sujet de sciences humaines et sociales. On a publié toute une série d’ouvrages sur plein de sujets différents, sur les forêts, le climat, la biodiversité, les abeilles, les éoliennes, mais on se disait au moment où ces sujets devenaient de plus en plus importants dans le débat public et dans l’espace public qu’il y avait toujours une vision assez fragmentée de ces sujets. Alors, il y avait le climat d’un côté, la biodiversité de l’autre, les pesticides d’un troisième côté et finalement nous avions une impression un peu éclatée des différents sujets alors qu’il nous semblait important de les rassembler et précisément de montrer le caractère systémique des différents sujets. Quand on regarde les incendies dans la forêt amazonienne, c’est autant une question de climat que de biodiversité, que de souveraineté, de gouvernance, que d’agriculture donc vous comprenez que ces sujets sont profondément liés.

LVSL – Vous avez une longue carrière par rapport à la question de l’environnement en général, vous avez beaucoup travaillé sur les migrations climatiques, notamment sur les liens entre sécurité et climat… Quand on produit un atlas comme ça, on découvre aussi bien évidemment beaucoup de données soi-même à travers son travail, quelles conclusions en tirez-vous sur le plan politique et comment est-ce que, après ce travail-là, vous vivez votre engagement ?

FG – On peut se dire que l’ensemble des données dresse un tableau qui n’est pas joli à voir de notre empreinte sur la planète et qu’en quelque sorte, oui, c’est un atlas de notre époque et donc un atlas de, non seulement notre empreinte sur la planète, mais de la manière dont nous avons organisé notre société et notre économie. On a essayé de ne pas donner seulement le résultat mais de montrer aussi quelles étaient les causes. En montrant à chaque fois les causes et les raisons qui ont fait que l’on est rentré dans l’anthropocène, on donne autant de clés que de solutions. On a découvert qu’il restait encore un énorme chantier scientifique, sur chaque planche, on a essayé de montrer un peu les limites des données et des connaissances en se disant «  voilà, ce qu’on ne sait pas encore ». Ce qui me frappe beaucoup, c’est le caractère systémique de ces différentes crises et leur enchâssement les unes dans les autres et la nécessité de mobiliser toute une série de leviers et de solutions qui se répondent mutuellement mais l’impossibilité de régler cette crise par une solution miracle. On a voulu donner des leviers, des pistes pour les gens, non seulement au travers de leurs comportements individuels mais au travers des choix collectifs et de reposer les grandes orientations que nous avons prises et qui caractérisent l’anthropocène.

Atlas de l’Anthropocène, photo © Léo Balg

LVSL – Beaucoup de gens s’intéressent à la meilleure façon de mobiliser un maximum de personnes à l’urgence climatique. On se rend compte qu’il n’y a pas de méthode unique puisque chacun est sensible à des choses différentes et donc s’intéresse à l’environnement par des biais différents. C’est un peu la façon de penser de Netflix qui produit des contenus qui sont très différents pour des publics qui sont tout aussi différents et au final, tout le monde est sur la plate-forme et regarde une série par opposition à ce que fait traditionnellement la télévision, c’est-à-dire, des programmes uniques qui essaient de parler au plus grand nombre. Alors vous, à travers votre carrière et je vous pose cette question parce que vous êtes aussi enseignant à Sciences-Po, à Liège, comment on sensibilise alors, notamment des étudiants, à la question de l’urgence climatique, est-ce que cet atlas est suffisant pour cela ?

FG – J’ai envie de dire qu’il est nécessaire mais pas suffisant. Aujourd’hui, il y a un très grand nombre de gens qui sont sensibilisés à la question et on le voit dans les sondages d’opinion, de plus en plus de gens se sentent concernés et réalisent bien et le voient aussi autour d’eux, que quelque chose est en train de se passer. Je pense que beaucoup de gens manquent encore d’informations, d’une sorte de socle de compréhension commun sur ces enjeux. Je suis frappé, par exemple, du nombre de gens, à propos des incendies en Amazonie, qui étaient convaincus que c’était des incendies accidentels. On voit bien que sur chaque sujet, on manque d’un socle de compréhension commun précisément parce que les gens arrivent à ces sujets par différents biais et ne maîtrisent pas forcément peut-être toutes les clés ou toutes les informations.

Je crois profondément que la solution à un problème dépend beaucoup de la représentation qu’on se fait du problème et qu’un des objectifs de cet atlas est de faire progresser cette représentation commune et ce socle de connaissances. Dans la population, on a fait le maximum pour le rendre accessible au plus grand nombre, y compris aux gens qui ne connaissaient rien sur un sujet en particulier. Bien entendu, ce n’est pas suffisant, la question c’est comment est-ce qu’on sort de l’incantation, comment est-ce qu’on sort du slogan « Sauvez la planète, sauvez le climat », là où il est facile d’avoir un consensus social mais quand il va falloir poser les questions des choix collectifs, là, on ne va plus avoir de consensus social. On voit bien déjà aujourd’hui dans les mouvements de mobilisation et surtout les mouvements de jeunes qu’il y a toute une série d’options différentes, c’est-à-dire que l’on prône des modes d’action radicaux. D’autres disent qu’il faut construire ça avec l’ensemble de la société, des gouvernements et des entreprises, qu’il faut être dans une logique de construction et c’est évidemment normal.

Je pense que c’est une bonne chose que les questions d’environnement, d’écologie deviennent des questions contradictoires. Cela signifie qu’elles sont maintenant au centre du débat démocratique. La difficulté maintenant est comment faire et comment est-ce qu’on fait des choix collectifs. Pour le moment, on le voit bien, nous sommes dans une logique où personne n’ose encore véritablement poser ses choix et ses grandes orientations et que même dans le gouvernement, un peu plus que les autres sur l’environnement, on peut les compter sur les doigts d’une main mais il y en a quand même quelques uns qui sont dans une logique d’essayer de contenter les intérêts divergents et qui ont du mal à s’engager vraiment dans une direction. Donc, ce que l’on a voulu montrer, ce sont les différents leviers et ce qu’il fallait transformer. Évidemment, ce n’est pas à nous de prendre la décision politique mais je pense que notre rôle de chercheur est d’informer afin que chacun ait les clés de compréhension pour faire ses choix.

 

[1] Institut de Relations Internationales et Stratégiques

[2] Atlas de l’Anthropocène, de François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Thomas Ansart, Benoît Martin, Patrice Mitrano, Antoine Rio. Préface de Jan Zalasiewicz, postface de Bruno Latour, éditions Presses de Science Po, août 2019, 160 p., 25 €.