La première vie de Fidel Castro : portrait de Cuba avant la Révolution

Fidel Castro en 1953

De Cuba avant la Révolution, on connaît l’image d’Épinal du « bordel des États-Unis ». On connaît moins la domination de son économie par quelques compagnies nord-américaines, qui se maintenaient en place par une collusion constante avec les autorités politiques du pays. Les oligopoles du secteur de l’agro-alimentaire, des télécommunications et des mines sont alors une cible privilégiée des mouvements démocratiques et socialistes de l’Amérique centrale et des Caraïbes. Sans surprises, ils sont également des acteurs clefs des coups d’État pro-américains – comme celui qui a instauré une junte sanguinaire au Guatemala en 1954. À Cuba, c’est en luttant contre ces entreprises tentaculaires que le jeune avocat Fidel Castro se fait une réputation. Il se confronte, entre autres, au géant américain International Telephone and Telegraph (ITT), destiné à jouer un rôle déterminant dans le renversement ultérieur du socialiste chilien Salvador Allende. Les premières années de la vie politique de Fidel Castro, mal connues, sont déterminantes pour comprendre la Révolution cubaine et sa radicalité. Par Abel Aguilera, historien, traduit de l’espagnol et édité par Léo Rosell.

Fidel Castro et la défense du corps étudiant cubain

Entré à l’Université de La Havane en septembre 1945, Fidel Castro soutient cinq ans plus tard son mémoire de fin d’études intitulé : « La lettre de change en droit privé et la législation comparée » avec mention. Il est ainsi titulaire d’un doctorat en droit et en sciences sociales, tout en étant licencié en droit diplomatique et en droit administratif. Quelques jours plus tard, lors d’une réunion sur les marches de l’Université de La Havane, il convainc deux camarades, Jorge Azpiazo Núñez de Villavicencio et Rafael Resende Vigoa de s’associer à lui. Ainsi, le 10 novembre 1950, une fois inscrit au Barreau de La Havane, Fidel Castro et ses deux amis enregistrent le cabinet d’avocats Azpiazo-Castro-Resende, dans le quartier dynamique de la Vieille Havane.

Carte de visite de Fidel Castro.

C’est ainsi que commence l’activité professionnelle du jeune Fidel Castro. Spécialisé en affaires civiles et sociales, il se retrouve davantage au contact des secteurs les plus marginalisés de la société et est témoin des inégalités abyssales qui fracturent le pays.

Le contexte national est alors caractérisé par la corruption généralisée qui touche le gouvernement, la répression politique, les assassinats fréquents de leaders de l’opposition, la censure de la presse et l’aggravation des tensions sociales. Des groupes de gangsters contrôlent le commerce de la drogue, la prostitution et les jeux interdits. La soumission des gouvernements vis-à-vis des États-Unis favorise également le pillage des richesses cubaines au profit des entreprises nord-américaines, qui exploitent les travailleurs cubains. Cuba a beau posséder l’une des constitutions les plus progressistes de l’époque, celle-ci est largement ignorée par les gouvernements chargés de son application.

Le processus judiciaire contre le géant américain International Telephone and Telegraph (ITT) aboutit à une victoire des plaignants. L’entreprise est contrainte à baisser ses tarifs. La sentence n’a jamais été appliquée, l’entreprise ayant réussi à marchander avec le chef d’État Fulgencio Batista, numéro un de la dictature militaire cubaine…

Pour l’année scolaire 1951-1952, le ministre de l’Éducation Aureliano Sánchez Arango publie une résolution qui invalide les avancées obtenues précédemment par les étudiants, qui se mobilisent immédiatement et organisent des manifestations de rejet. Pour sa part, le ministre de l’Intérieur Lomberto Díaz Rodríguez a déclaré illégales ces manifestations, ce qui conduit à une confrontation avec la police, l’armée et des groupes de gangsters, qui avaient pour ordre de les réprimer.

Les manifestations ont duré des semaines et la Fédération étudiante universitaire (FEU) a créé un comité de lutte pour renverser la résolution impopulaire. À Cienfuegos, les protestations sont très vives, générant une violente réaction des forces de l’ordre. Le 12 novembre 1950, les élèves organisent une manifestation devant l’Institut d’enseignement secondaire et invitent une représentation du comité. Celui-ci est dirigé par Fidel Castro, accompagné par Enrique Benavides Santos, Mauro Hernández, Francisco Valdés et Agustín Valdés. Le soir, Fidel Castro et Enrique Benavides Santos sont arrêtés par une patrouille près de la mairie et conduits à l’unité de police. De la fenêtre, ils regardent la confrontation entre la police et les étudiants qui dure environ quatre heures.

Une fois la répression terminée, ils sont poursuivis pour « agitation » et « atteinte à l’ordre public ». Au début de l’instruction, les deux détenus refusent de coopérer : ils donnent de faux noms – Castro se fait appeler Ramiro Hernández Pérez – refusent de signer les documents. À l’aube, sans en informer les détenus, les autorités procèdent à leur transfert à Santa Clara, la capitale provinciale. Les mauvais traitements qu’ils subissent de la part de la police ne prennent fin qu’avec l’arrivée inattendue du président du conseil municipal, qui craignait pour la sécurité des deux jeunes militants.

Le lendemain, après avoir reçu la nouvelle de leur envoi à Santa Clara, les étudiants mobilisés se rendent à proximité du pénitencier provincial, ce qui, avec les efforts du chef du Parti du peuple cubain (orthodoxe) Eduardo Chibás Rivas, force les autorités à relâcher les deux détenus à midi. Pour autant, le 23 novembre, le procès judiciaire est ouvert contre les citoyens Enrique Benavides Santos et Fidel Castro. Le 5 décembre, ils sont cités à comparaître à l’audience.

Assurer sa propre défense, faire de la barre une tribune politique

À la date et à l’heure indiquées, l’audience de l’affaire n° 543/50 se tient dans la salle d’audience de Las Villas. On trouve dans le public la majorité des étudiants de Cienfuegos et de nombreux jeunes révolutionnaires. Enrique Benavides est défendu par Benito Besada Ramos, camarade de classe révolutionnaire, qui faisait également ses débuts comme avocat. De son côté, Castro a choisi de se défendre lui-même. Lors de l’audience, il utilise ainsi l’estrade comme une tribune politique d’où il dénonce les maux qui affligent la société cubaine – en plus de pointer du doigt le chef de la police de Cienfuegos pour son manque d’éthique et son soutien à la corruption dans le pays.

D’après les témoignages, l’atmosphère de la séance était tendue, en raison de la présence du chef de la police de Cienfuegos, détesté par les étudiants pour ses méthodes répressives. De plus, les attaques formulées à son encontre par Castro enflamme encore davantage les étudiants et provoque la colère de son accusateur. C’est finalement le procureur lui-même qui propose l’acquittement des accusés, sans doute dans une volonté d’apaisement. Ce premier procès permet à l’avocat mis en cause d’élaborer une méthode amenée à être réutilisée dans d’autres procédures judiciaires comportant une dimension politique, à travers son auto-défense, tout en démontrant à cette occasion sa capacité à mobiliser les masses.

C’est ainsi que Fidel Castro dénonce de façon croissante les maux qui touchent la République cubaine. Son diplôme de droit lui confère une arme puissante, à savoir la capacité d’agir et de s’exprimer au nom de la loi. Les obstacles qui se dressent alors contre lui ne peuvent l’amener qu’à une seule conclusion : le système juridique et constitutionnel cubain ne fonctionne plus.

En lutte contre le monopole de la compagnie téléphonique cubaine

Au premier trimestre de l’année 1951, le cabinet d’avocats Azpiazo-Castro-Rasende intente une action en justice contre le monopole américain sur les communications qui s’exprime à travers la Cuban Telephone Company, par l’intermédiaire de laquelle il exige une baisse des tarifs facturés aux utilisateurs. La Compagnie cubaine de téléphone a été créée à Cuba en 1909, à la suite de l’obtention par décret présidentiel d’une autorisation perpétuelle d’établir et d’ouvrir des lignes et des systèmes téléphoniques au public. Dans les années 1930, la compagnie devient la branche la plus prospère de celles installées par le géant américain International Telephone and Telegraph Corporation (ITT). Au milieu de la crise économique mondiale, l’entreprise a progressivement baissé les salaires, déclenchant une grève des travailleurs du téléphone le 9 novembre 1933 qui a duré environ un an.

Après la Seconde Guerre mondiale, on observe une détérioration progressive du service. La restauration de sa qualité justifie, selon l’entreprise, une augmentation des tarifs, qui se révèle particulièrement impopulaire et n’aboutit à aucune amélioration. Au début de l’année 1951, la société tentait d’influencer l’opinion de ses utilisateurs, et des publicités sur la difficulté à installer de nouveaux équipements à Cuba sont apparues dans certains médias. Malgré cela, le petit cabinet d’avocats créé par Fidel Castro et ses associés s’attaque à cette situation de monopole, et remporte un succès inattendu. La compagnie de téléphone utilise alors une stratégie dilatoire, sans succès. Une fois la sentence connue, elle fait appel devant la Chambre des lois spéciales et du contentieux administratif de la Cour suprême de la République, réussissant à retarder l’application de la sentence.

Le processus judiciaire dure ainsi jusqu’en 1954 et aboutit à une victoire des plaignants. L’entreprise est contrainte par la loi à baisser ses tarifs. Pourtant, à l’instar d’autres lois qui, à Cuba, restaient à cette époque lettre morte, la sentence n’a jamais été appliquée et l’entreprise a réussi à marchander avec le chef d’État Fulgencio Batista, numéro un de la dictature militaire cubaine. Cela fut possible grâce à une stratégie consistant à faire traîner le processus en longueur, et au bouleversement de l’ordre juridique du pays qu’avait induit le coup d’État de Fulgencio Batista en 1952. Pendant toute la durée du procès, l’entreprise n’est pas restée les bras croisés et a continué à faire pression sur le gouvernement. Ne parvenant pas à un accord, la compagnie annula ses nouveaux investissements dans le pays et décida, en guise de moyen de pression, de ne plus installer de téléphones. Ainsi, elle parvient à faire annuler la décision du tribunal par le chef d’État, et à signer un accord en sa faveur le 13 mars 1957. En contrepartie, la société nord-américaine offrit à Batista un téléphone en or massif…

Fidel Castro, à l’initiative de cette procédure, n’a pas pu poursuivre le procès depuis la mi-1953 en raison de sa participation à l’assaut de la caserne Moncada puis de son emprisonnement sur l’île des Pins. Il fut remplacé par l’avocat et militant du Parti du peuple cubain Pelayo Cuervo Navarro, qui a mené le processus à son terme. Ce dernier est assassiné le 13 mars 1957, quelques heures après l’accord entre la Compagnie et la dictature, dans le cadre de la vague répressive qui surprend La Havane après un assaut révolutionnaire manqué.

Quelles conséquences la signature de ce décret a-t-elle entraînées ? En substance, le contraire de ce que Fidel Castro et ses collègues du cabinet essayaient de réaliser : la compagnie téléphonique cubaine obtient des bénéfices nets de plus de 8%, alors qu’aux États-Unis, d’où est originaire l’entreprise, le maximum accepté était de 6,5 %. L’entreprise s’est également vue accorder le pouvoir de facturer aux clients toute augmentation établie par l’État, de même qu’une exonération du paiement des cotisations ou impôts pour les provinces et communes de l’archipel. L’impôt au profit de l’État cubain d’au moins 4% du revenu brut a enfin été supprimé.

Avec la mort d’Eduardo Chibás Ribas, candidat à l’élection présidentielle pour le Parti du peuple cubain (Orthodoxes) et potentiel vainqueur, le 16 août 1951, la situation politique du pays s’envenime.

Après le triomphe de la Révolution, l’une des premières mesures gouvernementales fut l’approbation de la loi n°122 en mars 1959, qui ordonna à la Compagnie cubaine des téléphones une réduction des tarifs téléphoniques. Surtout, le 6 juillet 1960, la loi n ° 851 prévoit la nationalisation par expropriation forcée de la compagnie, mettant fin à l’extorsion de ce monopole contre le peuple cubain.

Moins de deux décennies plus tard, ITT allait une nouvelle fois marquer l’histoire latino-américaine, pour son rôle dans le coup d’État contre Salvador Allende, qui devait conduire Augusto Pinochet au pouvoir…

Le litige contre la Warner Sugar Corporation et les abus des propriétaires terriens nord-américains

Un autre des conflits juridiques que Fidel Castro a menés à l’été 1951 avait pour cible la société nord-américaine Warner Sugar Corporation, propriétaire de la sucrerie Miranda, située à 27 kilomètres de Birán, sa ville natale. Lors des fréquents voyages de Fidel Castro pour mener à bien les démarches juridiques de son père, il fut frappé par le fait que les plantations de canne à sucre appartenant au moulin Miranda et les terres de la famille Hevia avaient des limites irrégulières. Ses questions aux travailleurs ne trouvant pas de réponse, il consulte les cartes de son père – qui depuis 1924 avait établi un contrat de 20 ans avec la Warner Sugar Corporation – et se rend compte que la société nord-américaine a planté sur les terres de la famille Hevia pendant plusieurs années.

Après avoir collecté toutes les données et vérifié les limites entre les deux propriétés, Fidel Castro calcule la superficie de canne à sucre plantée sur les terres d’Hevia au cours des 15 dernières années. En plus de la violation évidente de la propriété privée de cette famille, il y avait un conflit encore plus délicat, à savoir la reconnaissance légale de la terre sur laquelle aucune des parties n’était claire. En l’absence de preuves suffisantes, les propriétaires nord-américains du moulin Miranda pourraient se voir attribuer une partie de ces terres.

Une fois à La Havane, Fidel Castro présente les preuves aux propriétaires terriens, qui ont accepté d’engager le procès. Sur la base de la quantité et de la durée d’utilisation des terres et du coût moyen du sucre au cours de ces années, il a été calculé que le prix à payer par la société sucrière s’élevait à un minimum de 17 000 pesos. L’entité reconnut finalement l’activité qu’elle menait depuis plusieurs années et préféra payer la totalité de cette somme pour qu’aucune action en justice ne soit déposée devant les tribunaux.

À cette période, le jeune avocat maintient donc parallèlement son activité d’avocat et son militantisme politique. Même si la plupart des procès qu’il intente n’avaient aucun lien politique direct, à l’exception de celui contre la Compagnie cubaine des téléphones, il démontre déjà un intérêt à utiliser sa profession d’avocat comme instrument de lutte contre les maux qui remettent en cause la souveraineté de Cuba.

Un climat politique délétère pour l’opposition 

Avec la mort d’Eduardo Chibás Ribas, candidat à l’élection présidentielle pour le Parti du peuple cubain (Orthodoxes) et potentiel vainqueur, le 16 août 1951, la situation politique du pays s’envenime. Fidel Castro se présente quant à lui comme candidat à la Chambre des représentants pour le quartier de Cayo Hueso, à La Havane, il distribue fréquemment des tracts, prend la parole lors de rassemblements, frappe aux portes de ses électeurs et s’exprime à la radio.

Des décennies plus tard, il commentera : « à cette époque, j’ai commencé à réfléchir à une stratégie de prise de pouvoir révolutionnaire. (…) J’ai commencé à élaborer une stratégie dans le cadre de l’ensemble du processus politique et, compte tenu de la période ultérieure, j’ai envisagé de m’insérer dans l’appareil de ce parti, de me présenter comme député pour l’organisation et d’entrer au parlement. (…) Ensuite, depuis le parlement, je présenterais un programme révolutionnaire avec les orthodoxes. J’ai esquissé la stratégie en brisant la discipline du parti. En vertu de la Constitution et des lois, j’envisageais de présenter un programme semblable à celui de Moncada. Toutes les questions vitales que j’ai exposées dans L’histoire m’absoudra apparaîtraient sous forme de lois dans le plan que j’allais présenter au Parlement, avec l’assurance que ce projet au sein du parti deviendrait un programme pour les masses révolutionnaires. C’est-à-dire qu’il n’allait pas être approuvé, mais qu’il allait devenir la plate-forme de mobilisation de toutes les forces sociales et politiques, des forces d’action armées pour renverser ce gouvernement. » Si l’on tient compte des procédures judiciaires dans lesquelles il a été impliqué par la suite, la plupart d’entre elles sont liées à sa carrière politique.

Alors que les prix des billets de bus de la Cooperativa de Ómnibus Aliados (COA) avait augmenté de manière injustifiée le prix du billet, la Fédération étudiante universitaire (FEU) convoque pour le 5 septembre 1951 une concentration devant les marches de l’université de La Havane. La police reçoit l’ordre de réprimer la manifestation. Sur place, le jeune ouvrier Carlos Rodríguez Rodríguez est sauvagement battu et meurt le lendemain des suites de ses blessures. Sur la proposition de Fidel, le corps est présenté dans la salle des martyrs de l’université de La Havane, où une foule indignée s’est rassemblée. Après la veillée funèbre, il propose également d’emmener le cercueil au palais présidentiel, dans le but de manifester contre la politique répressive du président Carlos Prío Socarrás. La proposition n’a pas été acceptée par les membres et le corps a été transporté au cimetière Colón.

Indigné par ce crime, l’avocat suggère à Justa Rodríguez, la mère de la victime, de parler à la presse, ainsi qu’une action en justice. Le 6 septembre 1951, ils déposent plainte pour homicide. Le 11 septembre 1951, une lettre de Fidel intitulée « Más vale morir de pie » (« Il vaut mieux mourir debout ») est publiée dans le journal Alerta, dans laquelle il réitère sa condamnation des auteurs du crime et des abus policiers. Les accusés mènent plusieurs actions dans les jours suivants et sollicitent l’appui des plus hautes sphères du pouvoir militaire. De toute évidence, ils craignaient d’être emprisonnés et essayaient donc de se soustraire à la justice, car ils n’avaient aucune chance d’être acquittés par des moyens légaux. Dans le même temps, Fidel Castro savait sa vie en danger.

Les policiers mis en cause versent une caution et attendent leur procès en liberté. Immédiatement, les péripéties juridiques ont commencé. Le ministre de la Défense demande le transfert de l’affaire aux tribunaux militaires, en prenant pour prétexte le fait que Cuba était officiellement en état de guerre avec le Japon, l’Italie et l’Allemagne. La stratégie était claire : juger les accusés devant un tribunal militaire, où ils seraient acquittés ou purgeraient des peines minimales. Le tribunal déclare la demande irrecevable, en se référant aux ordonnances rendues de manière continue par la chambre pénale de la Cour suprême depuis le 28 octobre 1949, et a fait valoir que la stabilité du pays empêchait l’application de cet outil juridique. L’avocat de la défense va jusqu’à inventer que le chef de la police n’était pas sur place aux moments des faits, ce qui est démenti par les témoins des actions de Salas Cañizares.

Le 30 janvier 1952, le tribunal déclare qu’il n’a pas encore reçu le rapport du chef du bureau d’enquête de la police nationale contenant les conclusions de ce qui s’était passé le jour des événements. Il n’est pas surprenant que, pour retarder le processus ─ près de cinq mois après les faits ─, le siège de cet organe répressif n’ait pas conclu ses investigations.

Bien que cela ne soit pas évident dans la documentation conservée, il semble que la défense ou les conclusions présentées par le Bureau des enquêtes alléguaient qu’il n’y avait pas de preuves convaincantes impliquant directement la police dans la mort de Carlos Rodríguez Rodríguez. Ce qui est certain, c’est que le 6 février, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de clôture, dans laquelle il certifie qu’ « un instrument en caoutchouc présenté par le Dr Fidel Castro » a été utilisé comme preuves de la condamnation.

Le 4 mars, le procureur général, Evelio Tabío Roig, rend une ordonnance dans laquelle il considère que l’enquête est terminée et demande que l’affaire soit jugée. Dans ses conclusions, il demande « vingt ans de prison pour chacun des accusés » et, en matière de responsabilité civile, « d’indemniser les héritiers du défunt pour la somme de cinq mille pesos ». Il indique également que parmi les preuves à utiliser dans la procédure orale figurent les « aveux des accusés » et les « témoignages et expertises », correspondant à 14 témoins oculaires et deux médecins légistes. Jusqu’aux premiers jours de mars 1952, le procès se déroule normalement.

Vers le coup d’État et la dictature de Batista

Parallèlement à ces événements, Salas Cañizares conspire depuis plusieurs mois, avec d’autres officiers militaires sous les ordres de l’ancien président Fulgencio Batista y Zaldívar, dans le but de réaliser un coup d’État qui contrecarrerait la victoire des orthodoxes. Le 10 mars, l’action est menée à bien, inaugurant une dictature qui invalide la Constitution de la République et dissout le Congrès. Parmi les nominations effectuées ce jour-là par le dictateur figure la promotion de l’assassin avoué Rafael Angel Salas Cañizares au rang de « colonel de première catégorie » et à la tête de la police nationale.

Le coup d’État du 10 mars 1952 a non seulement aggravé la situation politique du pays, mais a également modifié le cours de la procédure pénale 1788/51. Dans ces circonstances, Fidel Castro est contraint à la clandestinité, car sa vie est à nouveau menacée et face à la dictature militaire les tribunaux perdaient de leur autonomie à vue d’oeil. Afin d’exonérer les accusés de leurs charges, le nouveau régime publie un décret qui indique le transfert du dossier à la juridiction militaire, laissant les assassins impunis. Il ne fait aucun doute non plus que les conclusions de ce procès ont influencé la formation politique du jeune Fidel Castro et la radicalisation de sa pensée. Le 1er mai 1952, lors d’un hommage à Carlos Rodríguez Rodríguez au cimetière de Colón, le jeune révolutionnaire Jesús Montané Oropesa présente deux leaders qui allaient marquer l’histoire de la nation cubaine, Fidel Castro et Abel Santamaría Cuadrado. L’année suivante, tous deux joueront un rôle de premier plan dans les événements du 26 juillet 1953.

Si son étape en tant qu’étudiant a été décisive dans sa formation politique, sa carrière d’avocat a donc également contribué à la consolidation de ses convictions. De son contact avec les secteurs les plus délaissés, de son affrontement avec le système politique et juridique corrompu du pays, ses convictions socialistes ont émergé. La mise en place de la dictature de Batista et la suspension de l’ordre constitutionnel empêchant toute continuation de la lutte sur le plan juridique comme politique, l’opposition menée par Fidel Castro, condamnée à la clandestinité, s’oriente vers la lutte armée pour combattre le nouveau régime. L’assaut de la caserne de Moncada, le 26 juillet 1953, sonne ainsi le début de la Révolution cubaine, à l’issue de laquelle, déclare Fidel Castro : « L’Histoire m’absoudra ».

Il faut attendre le 1er janvier 1959 pour que les révolutionnaires triomphent de Batista, et que le désormais commandant en chef des troupes révolutionnaires restaure la Constitution et entame une profonde transformation du pays…

Bernard Duterme : « Ortega est un caudillo néolibéral repeint en socialiste »

Daniel Ortega, président du Nicaragua
Daniel Ortega © Telesur

Étrange parcours que celui de Daniel Ortega, président du Nicaragua depuis 2006. Leader de la révolution sandiniste [d’après Augusto Sandino, révolutionnaire nicaraguayen ndlr] du Nicaragua qui a porté un gouvernement socialisant au pouvoir en 1979, il est devenu une icône des mouvements altermondialistes. Revenu au pouvoir en 2006, il est accusé par ses adversaires de mettre en place les mêmes réformes néolibérales contre lesquelles il luttait quelques décennies plus tôt. La rhétorique et la symbolique révolutionnaires n’ont pourtant pas changé, Ortega dénonçant à n’en plus finir la « dictature mondiale du capitalisme » et appelant à l’édification d’un État socialiste au Nicaragua. Pour y voir plus clair, nous avons rencontré Bernard Duterme, sociologue, directeur du CETRI (Centre Tricontinental), et auteur de nombreux ouvrages et articles sur le Nicaragua.


LVSL – En novembre 2016, Daniel Ortega remporte l’élection présidentielle du Nicaragua, obtenant 72,5 % des suffrages et est reconduit pour un quatrième mandat, bénéficiant d’une conjoncture économique favorable, dont une croissance du PIB avoisinant les 5 % la décennie précédente. Tantôt félicité par le FMI – Fonds monétaire international -, tantôt défendu par une partie des mouvements altermondialistes – notamment pour les programmes sociaux qui l’ont accompagné – le modèle économique du Nicaragua d’Ortega semble traversé par des contradictions. Pouvez-vous nous en dire plus sur les causes de cette réussite économique ? Le Nicaragua est-il un exemple à suivre pour les pays d’Amérique centrale ?

Bernard Duterme – Le modèle économique qui prévaut au Nicaragua depuis le retour de Daniel Ortega au pouvoir en janvier 2007 correspond, dans les grandes lignes, aux politiques néolibérales appliquées par les trois administrations de droite qui l’ont précédé. C’est également le modèle qui a dominé, à quelques inflexions près, l’Amérique centrale de ces dernières années. Au Honduras et au Guatemala en particulier. Un modèle de développement antédiluvien, prioritairement agro-exportateur, extractiviste, orienté vers l’alimentation du marché mondial en matières premières (viande, café, or, sucre, pour ce qui concerne le Nicaragua). Un modèle de développement dont la faible part industrielle se limite, pour l’essentiel, aux unités d’assemblage textile en zones franches, la plupart collées à l’aéroport international, où les sociétés nord-américaines et asiatiques agissent en toute liberté.

« Une certaine gauche internationale pointe les programmes sociaux financés par l’ortéguisme, mais omet de signaler que ceux-ci s’apparentent aux projets de lutte contre la pauvreté saupoudrés par les gouvernements de droite en période d’ajustement structurel »

Le lendemain même de son investiture, le gouvernement Ortega a défini – et assumé constamment par la suite –, en parfaite entente avec les grandes fortunes du pays et les chambres patronales, ce qu’allait être son modèle d’alliances, de dialogue et de consensus en matière économique : tapis rouge pour le grand capital, national et étranger, à coup de libre-échange, de dérégulations (environnementales notamment) et d’exonérations (à hauteur de 50% du budget national), en lui garantissant tant la paix sociale que la main-d’œuvre et la terre les moins chères d’Amérique centrale. Ce n’est pas pour rien que, jusqu’au mois d’avril 2018, le grand patronat et les investisseurs extérieurs ont clamé, à moult reprises, tout le bien qu’ils pensaient de ce modèle.

Les institutions financières internationales elles-mêmes n’ont pas tari d’éloges à l’égard du bon élève Ortega. « Basé principalement sur l’attraction des investissements étrangers, sur une hausse de la compétitivité par rapport au marché états-unien qui est votre principal client à l’exportation, et sur une stabilité macroéconomique vraiment louable, votre modèle a été couronné de succès ces cinq à dix dernières années », indiquait encore le chef du FMI pour l’Amérique centrale au président nicaraguayen en mai 2017, moins d’un an avant le début de l’actuelle crise politique. Et de fait, profitant à plein de l’envolée des cours mondiaux des matières premières (jusqu’en 2014) et de sa double allégeance – rhétorique envers le chavisme vénézuélien, pragmatique envers le capitalisme nord-américain –, l’ortéguisme a doublé le volume de l’économie nicaraguayenne en dix ans (qui reste cependant la plus pauvre du continent, après Haïti).

Résultat : une diminution relative de la pauvreté (comme presque partout en Amérique latine durant cette période faste), mais aussi une concentration sans précédent des richesses (la plus forte de la région) et une dégradation accélérée de l’environnement (selon la FAO, le Nicaragua a perdu plus d’un tiers de ses forêts ces quinze dernières années). Une certaine gauche internationale pointe les programmes sociaux financés par l’ortéguisme pour se convaincre que l’ancien commandant de la révolution sandiniste est toujours d’obédience socialiste, mais omet de signaler que ceux-ci s’apparentent plus aux projets de lutte contre la pauvreté saupoudrés par les gouvernements de droite en période d’ajustement structurel qu’à une réelle politique de redistribution, voire de transformation sociale.

Cela étant, depuis 2015-2016 environ, la conjoncture internationale s’est retournée : cycle déflationniste des matières premières exportées, crise vénézuélienne et chute consécutive de l’aide chaviste qu’Ortega recevait en marge du budget national, crispation des relations avec les États-Unis d’Obama suite aux abus de pouvoir du couple Ortega-Murillo à l’approche des élections présidentielles de 2016… La donne s’est dès lors sérieusement compliquée pour le gouvernement nicaraguayen, qui y a progressivement perdu les moyens de perpétuer la stabilité assurée cette dernière décennie.

Par Tavox13 — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=53248373
Rosario Murillo, vice-présidente du Nicaragua et épouse de Daniel Ortega

Le miracle économique nicaraguayen n’est en tout cas pas le facteur d’explication principal du miracle électoral de 2016. Miracle électoral qui a attribué au couple présidentiel (Rosario Murillo, l’épouse d’Ortega, étant désormais vice-présidente du pays), 72,4% des voix, en un seul tour, sans opposition crédible admise ni observation indépendante autorisée ; 10% de plus qu’en 2011, lors de la précédente élection présidentielle. Pour mémoire, à celle de 2006, lorsque le clan orteguiste n’avait pas encore la mainmise absolue sur le CSE (Conseil suprême électoral), le candidat Ortega fut alors élu président avec seulement 38% des votes valides, grâce à l’abaissement du seuil d’éligibilité immédiate à 35% (en cas d’écart d’au moins 5% avec le deuxième candidat). Cette réforme électorale fut l’un des dividendes du pacte passé dès 1999 entre Ortega et le très à droite président Alemán, en échange de la paix sociale et de la future impunité de ce dernier (dont le patrimoine privé aurait été multiplié par plus de 2000 durant son mandat.

À vrai dire, le déroulé des stratégies licites et illicites déployées par Daniel Ortega pour récupérer le pouvoir d’abord, puis y édifier son hégémonie et ensuite la bétonner, fait froid dans le dos. Il concourt à ce qu’est devenu ce régime politique en quelques années à peine : une autocratie aux apparences démocratiques, une démocrature népotique et corrompue, un caudillisme prétendument chrétien et socialiste, mais, à l’examen, conservateur et néolibéral.

LVSL – Dans votre livre Toujours sandiniste, le Nicaragua ?, vous défendez la thèse selon laquelle le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) de Daniel Ortega n’a plus de sandiniste que le nom. Pouvez-vous nous expliquer brièvement ce qu’a été le sandinisme et comment le FSLN de Daniel Ortega s’en est distancé ?

BD – Le drame est bien là, pour qui – comme le Centre tricontinental où je travaille – a manifesté sa solidarité avec la révolution sandiniste d’alors (1979-1990), événement clé du tiers-mondisme et acteur phare du mouvement internationaliste d’émancipation et d’autodétermination des peuples. La déconvenue se niche précisément là, dans cette entreprise d’usurpation d’une idéologie, d’un parti et du pouvoir à laquelle s’est adonné graduellement et habilement le clan Ortega. La majorité des grandes figures sandinistes de la révolution – « la toute grande majorité » selon l’économiste Orlando Núñez lui-même, l’un des derniers intellectuels à être resté partisan du président – reproche à ce qu’elle appelle depuis une vingtaine d’années l’« ortéguisme » d’avoir trahi le sandinisme, dont Ortega continue pourtant à se réclamer. Et de l’avoir instrumentalisé à ses fins personnelles.

« Autant le régime d’Ortega put profiter d’une aide colossale du Venezuela, autant il n’y eut pas la moindre tentative de construction du « socialisme du 21e siècle » au Nicaragua, contrairement à ce qui se passa durant cette période en Équateur, en Bolivie et au Venezuela, dans les principaux pays membres de l’ALBA. »

Déçus ou déchus par les instances du FSLN ortéguiste au fil des ans (entre 1990 et 2006), ces commandants, politiques et intellectuels sandinistes de la première heure – de gauche radicale ou plus sociaux-démocrates – n’ont eu de cesse d’en signaler les risques de dérives d’abord, d’en dénoncer les renoncements ensuite et d’en condamner l’opportunisme et l’arbitraire enfin : de la piñata post-défaite électorale de 1990 (l’appropriation précipitée, avant de rendre les clés, d’importantes propriétés de l’État par quelques centaines de hauts responsables du FSLN) jusqu’à la répression sanglante de 2018, en passant par les collusions, les manœuvres en tout genre et les décisions les plus étrangères aux idéaux socialistes, progressistes et anti-impérialistes de la révolution de 1979. Pour rappel, cette révolution nationale renversa la dictature dynastique des Somoza longtemps soutenue par les États-Unis. Le mouvement sandiniste porte d’ailleurs le nom du rebelle anti-impérialiste Sandino, assassiné par le premier Somoza en 1934 sous l’égide de Washington.

Certes les années du sandinisme révolutionnaire (1979-1990) ne se passèrent pas sans erreurs ni excès, verticalistes et dirigistes notamment, qui aliénèrent une part significative du monde paysan, mais le projet du FSLN – autodétermination, alphabétisation, éducation et culture populaires, réforme agraire, redistribution et justice sociale, économie mixte, socialisation des formes de propriété, de production et de commercialisation, féminisation, théologie de la libération, etc. – a gardé fermes ses visées égalitaires. Et ce, en dépit de la guerre, dévastatrice, que les États-Unis de Ronald Reagan ont menée contre lui, jusqu’à obtenir la faillite économique du pays et la défaite des sandinistes dans les urnes en 1990.

Daniel Ortega en 1986
Daniel Ortega en 1986

Les politiques menées par l’ortéguisme depuis 2007 se situent aux antipodes de l’inspiration sandiniste historique. C’est précisément pour cette raison qu’elles ont été, ces dernières années, louées par les milieux d’affaires nationaux et internationaux, encensées par les hiérarchies conservatrices des églises catholiques et évangéliques nicaraguayennes, appréciées et soutenues par Washington. Bien que membre de l’Alliance bolivarienne (ALBA) d’Hugo Chávez (sans autre incidence en interne que la symbolique et l’afflux de pétrodollars), le Nicaragua d’Ortega a garanti aux intérêts états-uniens, contrairement à ses violents voisins du « Triangle Nord » (Honduras, Salvador, Guatemala), à la fois la fermeté migratoire requise et la coopération dans la lutte contre le narcotrafic, l’ouverture économique et le libre-échange commercial, la paix sociale et la stabilité politique.

LVSL – Quel a dès lors été le sens de la participation du Nicaragua à l’ALBA, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique ? Quelle est la nature des relations entre le Nicaragua et le Venezuela ?

BD – Le ralliement du Nicaragua à l’ALBA, plus opportuniste qu’idéologique, s’est opéré le 11 janvier 2007, dès le retour au pouvoir de Daniel Ortega. « Bienvenue dans l’ALBA. Vous pouvez oublier vos problèmes de carburant », proclama ce jour-là à Managua le président Chávez, satisfait d’accueillir l’héritier du sandinisme dans l’Alliance bolivarienne. « L’ALBA est le message du Christ. Nous allons pouvoir mettre fin aux politiques néolibérales », répondit le président nicaraguayen. Il n’en fut rien. Autant le régime Ortega-Murillo put profiter d’une aide colossale du Venezuela (près de 5 milliards de dollars en 10 ans, un quart du budget national chaque année, reçus en dehors des compte officiels grâce à un montage public-privé osé), autant il n’y eut pas la moindre tentative de construction du « socialisme du 21e siècle » au Nicaragua, contrairement à ce qui se passa durant cette période en Équateur, en Bolivie et au Venezuela, dans les principaux pays membres de l’ALBA.

Pas de refondation constitutionnelle ni de projet de transformation structurelle à Managua, pas de majorité absolue dès la première élection, pas de rupture avec le système politique antérieur, pas de nationalisations, de plébiscites populaires ni de réélections incontestées. En revanche, un alignement ouvert et assumé sur les positions de l’oligarchie et des fédérations entrepreneuriales, inimaginable à Caracas, à La Paz ou à Quito dans ces années-là. « Avec l’argent du pétrole vénézuélien, Ortega aurait pu changer le profil social du Nicaragua, regrette Henry Ruiz, alias Comandante Modesto, membre de la Direction historique du Front sandiniste. Au lieu de cela, il a creusé les inégalités, en adoptant la politique économique capitaliste la plus à droite de l’histoire moderne. Ortega a abusé de la bonne foi d’Hugo Chávez. »  

Depuis au moins deux ans maintenant, en raison de l’effondrement de l’économie vénézuélienne, les relations entre Managua et Caracas se sont elles aussi affaissées. Il s’agit d’ailleurs de l’un des grands déterminants des difficultés actuelles du clan présidentiel Ortega-Murillo. Aujourd’hui, l’essentiel du pétrole consommé au Nicaragua provient des États-Unis.

LVSL – Dans votre ouvrage susmentionné, paru en septembre 2017, vous expliquez comment Daniel Ortega a consolidé son pouvoir par la mise en place d’une série d’alliances contre nature avec les adversaires historiques du sandinisme. Vous soulignez la précarité d’un tel consensus, pouvant selon vous être remis en question à tout moment. Quelques mois plus tard, les faits vous donnent raison, à partir d’avril 2018, d’importantes manifestations éclatent. Pouvez-vous revenir avec nous sur ces événements ? Quelles en ont été les causes ? Qui étaient les manifestants ? Comment s’est petit à petit constituée l’opposition à partir de ces mouvements sociaux ?

BD – En effet, si nous n’avions bien évidemment pas prévu la date ni l’ampleur de la crise ouverte en avril 2018, exacerbée par une violence répressive à laquelle personne ne s’attendait, l’examen des politiques menées par le régime Ortega-Murillo jusque-là et l’analyse du basculement de conjoncture internationale survenu récemment, substituant un contexte difficile à des conditions précédemment favorables à l’enrichissement du Nicaragua, renseigne sur les causes profondes des manifestations de ras-le-bol et du Ya Basta.

Quant aux éléments déclencheurs (puis amplificateurs) plus ponctuels, ils résident dans une succession de mobilisations, d’envergure relativement limitée, de jeunes, de militants environnementalistes, d’étudiants et de retraités qui, en mars et avril 2018, sont venus critiquer les velléités présidentielles de museler les réseaux sociaux, l’incurie gouvernementale face aux feux de forêt dans une réserve naturelle au Sud-Est du pays et enfin, une réforme austéritaire des retraites.

Mais c’est la brutale répression, inattendue autant que disproportionnée, dont les manifestants firent l’objet de la part du pouvoir qui mit le feu aux poudres. En quelques semaines, des centaines de milliers de Nicaraguayens sont descendus dans les rues et des dizaines de barricades ont été dressées à travers le pays, pour exiger la fin de la répression et la destitution du couple présidentiel, qualifié de « corrompu » et de « dictatorial » par les protestataires. La police anti-émeute, flanquée de « policiers volontaires » (comme les nomma le président Ortega lui-même dans plusieurs interviews télévisées) munis d’armes de guerre, répondit par davantage de répression, tuant quelques 300 personnes, blessant et emprisonnant des centaines d’autres, nettoyant les routes des barrages et poursuivant les auteurs (étudiants, paysans, dissidents sandinistes, journalistes, etc.) de critiques publiques à l’endroit du régime. Quelques dizaines de milliers de Nicaraguayens ont dû fuir le pays, principalement au Costa Rica voisin.

Au prix de violences répressives qualifiées de « crimes contre l’humanité » par l’ONU et la CIDH (Commission interaméricaine des droits de l’homme), le régime Ortega-Murillo est donc parvenu à étouffer la rébellion en trois ou quatre mois, pour rétablir la normalité à partir d’août 2018. Depuis lors, les leaders de la contestation qui n’ont pas été tués ont été jetés en prison, se terrent au Nicaragua ou se sont réfugiés à l’étranger. Parmi eux de nombreux visages du sandinisme historique (selon l’ex-commandante guérillera Mónica Baltodano, au 31 décembre dernier, quelque 70% des prisonniers politiques d’Ortega étaient sandinistes), mais aussi, bien sûr, les figures émergentes d’organisations sociales diverses (d’étudiants, de paysans, de femmes, de jeunes, de quartiers, de travailleurs de la santé, de journalistes, d’écologistes, de parents de victimes…), réunies aujourd’hui au sein de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS).

Pour autant, l’autre composante importante, si pas prépondérante, de l’opposition s’est plutôt constituée autour des grands alliés de l’administration ortéguiste d’avant avril 2018 : à savoir, la conférence épiscopale catholique, excédée par le sang versé, et les fédérations patronales, affectées par la forte récession de l’économie nationale (-4% en 2018 pour +5% en 2017). L’entreprise privée, hier encore pro-gouvernementale, s’est de fait imposée, en l’absence des autres forces contestataires « empêchées », comme le principal acteur de l’opposition, prompt à accepter de reprendre les négociations (en février dernier), à l’invitation d’un régime acculé par les menaces de sanction internationale et la chute des investissements, des emplois et de la consommation dans le pays.

« Deux scénarios distincts pour l’avenir du pays apparaissent. Le premier, celui de l’atterrissage en douceur, consiste en une transaction entre le régime, ses (anciens) alliés et certains membres de l’opposition, afin de maintenir une forme de statu quo. Le second est celui des mouvements sociaux qui veulent dépasser la simple recomposition des pouvoirs en refondant structurellement le Nicaragua sur la base d’un programme égalitaire et démocratique »

En réalité, même regroupée au sein de l’Alianza Cívica por la Justicia y la Democracia (mise sur pied par l’Église catholique en mai 2018, pour participer à un premier dialogue qui s’est vite révélé impossible), puis dans l’Unidad Nacional Azul y Blanco (constituée en octobre par une quarantaine d’organisations de nature, de force et d’obédiences très diverses), l’opposition interne demeure composite et peine à exercer une influence. L’AMS reproche à raison au grand patronat de ne pas avoir conditionné la réouverture des pourparlers avec un pouvoir aux abois, en exigeant comme préalable minimal la libération des prisonniers politiques, le rétablissement des libertés et le retour des exilés. Au-delà, tout comme les leaders emprisonnés, elle regrette que l’opposition dans son entièreté ne se soit encore jamais résolue à décréter une grève générale illimitée, qui aurait déjà pu faire basculer la situation.

Outre la stratégie attentiste du couple présidentiel qui alterne fausses promesses et vraie répression (et qui entend bien rester en fonction jusqu’aux élections de 2021, au moins), deux scénarios distincts pour l’avenir du pays apparaissent, selon le pôle de l’opposition que l’on fréquente. Le premier, celui de l’atterrissage en douceur ou de l’ortéguisme sans Ortega, consiste en une transaction entre le régime, ses (anciens) alliés et certains membres de l’opposition, afin de maintenir une forme de statu quo et de créer les conditions de confiance requises par le FMI pour relancer l’économie. Le second est celui des mouvements sociaux qui veulent dépasser la simple recomposition des pouvoirs publics-privés qui administrent le pays depuis plus de dix ans, en refondant structurellement le Nicaragua sur la base d’un programme égalitaire et démocratique, expurgé des traits du somozisme et de l’ortéguisme.

LVSL – Récemment, l’administration Trump a annoncé de nouvelles sanctions contre le Nicaragua. Le Nicaragua d’Ortega est-il visé par les États-Unis, comme certains l’affirment, pour son anti-impérialisme ? Ces sanctions internationales contribueront-elle à solutionner la crise que traverse le Nicaragua ?

BD – Les menaces de sanctions états-uniennes et européennes à l’encontre du régime Ortega-Murillo se succèdent depuis l’année dernière. Mais les seules opérantes à ce jour sont celles, prises par l’administration Trump, qui frappent individuellement (gel des avoirs à l’étranger et interdiction de visas) quelques hautes personnalités du pouvoir nicaraguayen, considérées comme corrompues ou criminelles, tels l’un des fils du couple présidentiel et la vice-présidente elle-même. Certains organismes financiers qui ont servi au partenariat entre l’ortéguisme et le chavisme sont également dans la ligne de mire. Au-delà, les prêts internationaux au Nicaragua risquent aussi d’être affectés à terme.

Comme telles, ces sanctions, provenant d’une communauté internationale qui hier encore s’accommodait très bien du bon élève nicaraguayen (en dépit de son appartenance à l’ALBA), ne solutionnent pas la crise qui déchire le pays. En haussant la pression sur Ortega, elles ont sans doute contribué à la nouvelle promesse gouvernementale (du 22 mai dernier) d’enfin libérer les prisonniers politiques, de rétablir le droit de manifester, de garantir le retour des exilés en toute sécurité. Mais elles permettent précisément à l’ortéguisme d’utiliser ces monnaies d’échange nées de la crise en cours, pour gagner du temps, plutôt que de mettre en question ce qui l’a déclenchée, à savoir la nature hautement contestable du régime nicaraguayen.

Quant à la nouvelle montée au créneau de Trump contre ce que son conseiller Bolton appelle la « troïka de la tyrannie » (Venezuela, Cuba, Nicaragua), outre qu’elle obéit d’abord à l’agenda électoral interne, elle revitalise en effet la polarisation binaire de la Guerre froide. Et apporte a posteriori de l’eau au moulin de la thèse ortéguiste, selon laquelle le Nicaragua aurait été victime en avril-mai 2018 d’« une tentative de putsch téléguidée par la CIA ». À coup d’amalgames, les deux délires se nourrissent mutuellement. Et une partie de la gauche internationaliste de s’en emparer, dans un réflexe campiste, qualifié jadis de « stalinien ». L’ennemi de mon ennemi est mon ami, fût-il indéfendable ou politiquement aux antipodes.

Que le régime Ortega-Murillo ait monopolisé et abusé de tous les pouvoirs, qu’il ait gouverné à droite, qu’il ait ostracisé les sandinistes et travesti le sandinisme, que le seul bémol du FMI à son égard ait été la faiblesse et la régressivité de sa fiscalité (sic), que la moitié des milliardaires d’Amérique centrale soient désormais nicaraguayens (Forbes), que les forces de l’ordre ortéguistes aient étouffé les mouvements sociaux et réprimé les manifestations, qu’elles aient tiré pour tuer des centaines de jeunes manifestants (alors que, parallèlement, même l’Algérie des généraux retient ses sbires), peu importe. Trump braille aujourd’hui que « les jours du communisme au Nicaragua sont comptés », voilà la preuve ultime qu’Ortega est bien des nôtres, anti-impérialiste dans l’âme. La mystification est affligeante. Et désastreuse dans ses effets sur le terrain.