Le flop des espèces ? Retour sur le livre de Renaud Large

© Calypso Dubuisson pour LVSL

Le choc des espèces (Éditions de l’Aube, 2022) a fait réagir. Dans cet essai que nous avions déjà recensé, Renaud Large tente de poser un regard mesuré sur l’antispécisme, loin de l’exubérance de ses défenseurs et contempteurs médiatiques. Nous publions ici deux autres contributions. L’une, de la plume de Léonard Nayrach, lui reproche « d’infliger à ses lecteurs tous les poncifs de la critique de l’antispécisme » et de verser dans un « rousselisme en carton-pâte digne de TPMP ». L’autre, rédigée par Renaud Chenu – président d’Ad Astra Influence – salue au contraire un « plaidoyer pour la mesure » qui « cherche les voies d’une réponse tout en nuances, où l’animaliste serait à l’écoute du chasseur ».

Le flop des espèces

Au mois de novembre dernier, sortait aux éditions de l’Aube sous le prétentieux nom de Choc des espèces un plaidoyer pro-domo pour la chasse. L’auteur, Renaud Large, est communicant et fils de chasseur. Sorte de rousselisme en carton-pâte digne de TPMP, complémenté d’un supplément d’âme attaché à la tradition, cet essai inflige à ses lecteurs tous les poncifs de la critique de l’antispécisme. Par Léonard Nayrach.

Résumons l’ouvrage. Un fils de chasseur nous explique que la chasse, dont le domaine s’étend chaque année, ainsi que le nombre de licences, est menacée de disparition. Qu’à cet égard, c’est une tradition multiséculaire qui risque d’être rayée des radars. Multiséculaire et populaire, puisque l’auteur passe vite sur les origines nobiliaires de cette pratique, pour convoquer les chasses communistes de l’Allier. Notre Georges Marchais du fusil et du couteau mobilise par conséquent des artifices rhétoriques bien ficelés pour laisser entendre au lecteur que la chasse aurait une fonction d’encadrement social et de lien communautaire dans la France périphérique, celle qui serait « menacée de disparition par la mondialisation ».

Le procédé est tout trouvé : l’auteur s’essaie à des portraits et entretiens croisés dans cette France qui lui est chère afin de donner de la chaire et de l’humain à une pratique qui en manque. L’inspiration semble lui être venue du Peuple de la frontière, essai à succès de Gérald Andrieu, sur les terres de l’Est de la France, où le vote RN est puissant. A tel point qu’on aurait pu conseiller à Renaud Large d’intituler son essai Le peuple de la chasse, plutôt que de faire référence au magistral ouvrage de Darwin : l’Origine des espèces.

Sociologie de comptoir. Portraitisme de plateau télé. À la lecture, on entendrait presque l’auteur nous chuchoter : « tel Bernanos, je ne peux écrire que dans les cafés, entouré de mes semblables ».

Une réflexion anthropologique particulièrement pauvre

Pour critiquer l’antispécisme et muscler sa contre-offensive culturelle, cet ouvrage s’attarde sur l’idée qu’un droit positif animaliste est impossible. À titre d’exemple, il cite l’impossibilité d’un droit opposable au logement d’un cochon. L’auteur développe ainsi sa critique en prenant appui sur les versions les plus caricaturales de l’antispécisme.

L’antispécisme est pourtant une définition négative. Nous entendons par-là qu’elle conteste avant tout la position dominante de l’homme dans l’ordre naturel comme justification de sa violence et de ses excès. L’animalisme est autre chose.

Disons-le, donner un droit opposable au logement à un cochon est le sommet de l’anthropocentrisme. En effet, un cochon ne réfléchit pas dans des catégories humaines. L’idée même d’un « droit » n’a pas de sens pour les animaux. Calquer des catégories anthropologiques sur l’ordre animal est donc l’aboutissement ultime de l’épopée prométhéenne, le narcissisme le plus pur de l’humain qui se transpose dans tous les objets et sujets de l’ordre naturel.

Pour autant, un animalisme universaliste est possible. C’est celui qui consiste à assumer l’idée que l’homme s’abaisse par sa violence envers les animaux, sans préjuger de sa capacité à penser à la place des animaux. En un sens, libérer les animaux de la domination humaine est un projet de libération de l’humanité, qui délivrera les hommes de leurs aspects les plus violents – et écocidaires.

C’est ce sur quoi Renaud Large est muet. Il se contente de contester l’antispécisme dans ses versions les plus fantaisistes. Il trouve ainsi une cible facile pour défendre le modèle de la chasse. Cette dernière est pourtant l’incarnation symbolique ultime des dérives du modèle carnivore et viriliste dominant.

Truffades et tartufferies

Alors que l’auteur semble se revendiquer d’une tradition républicaine, il mobilise les arguments les plus caricaturaux du multiculturalisme anglo-saxon. Résumons le syllogisme : la chasse est une pratique culturelle populaire qui participe de la diversité culturelle ; il faut protéger la diversité culturelle ; il faut donc protéger la chasse.

Les Jacobins de Quatrevingt-treize se retournent dans leur tombe. S’il avait fallu protéger chaque parcelle de diversité culturelle, nous en serions restés à l’Ancien régime, celui des barons et des privilèges. Notre tartuffe est plus attaché à sa côte de bœuf qu’à la République.

La chasse doit disparaitre car le modèle qu’elle porte en son sein n’a pas d’avenir. Le changement climatique ; le besoin de sortir de la civilisation carnée et de réduire nos émissions ; le refus de la violence organisée pour les animaux, considérés comme un moyen pour l’homme. Tout converge pour que la chasse ne passe pas le XXIème siècle si l’humanité décide de maintenir le cap du progrès.

Il faudra bien évidemment régler des problématiques, telles que les espèces invasives, qui peuvent menacer des espèces protégées, et la régulation des populations animales. Nous avons devant nous un formidable chantier de réorganisation des rapports entre l’humanité et les animaux.

Pendant que nous poursuivrons cette œuvre commune, il nous faudra subir les complaintes victimaires des conservateurs qui ne s’assument pas.

L’écologie contre l’antispécisme

Les arguments des défenseurs de la cause animale commencent à peine à s’installer dans le débat démocratique que déjà se dessine un immense bouleversement culturel : le repositionnement volontaire de la place de l’homme dans le monde du vivant. Le chasseur-cueilleur domina de sa superbe le monde sauvage durant tout le Pléistocène supérieur. L’agriculteur-éleveur remodela la nature et les paysages durant tout l’Holocène. Et nous ? Fourmilière humaine nourrie par l’industrie agro-alimentaire à l’incroyable productivité, inaugurant l’Anthropocène, quelle est notre place au sein du vivant ? Par Renaud Chenu.

Renaud Large nous invite dans un essai malin, Le choc des espèces, à nous poser la question en évitant tout manichéisme, cherchant les voies d’une réponse tout en nuances, où l’animaliste serait à l’écoute du chasseur qui aurait lui à coeur d’entendre les arguments de son contradicteur. L’auteur nous plonge d’entrée dans ses souvenirs d’enfance, au coeur d’une France pagnolesque, ouverture façon roman d’apprentissage : une partie de chasse, les lueurs de l’aube perlant de lumière le canon du fusil cassé sur l’épaule, le souffle court des chiens excités, l’émerveillement du gamin réveillé au coeur de la nuit pour une équipée en forêt. C’est un partisan du style littéraire. Un style joueur, dribblant avec son lecteur. Fini la chasse, nous avons affaire à un repenti, place aux portraits !

La plume se fait empathique. Il aime les Français et leur véritable patrie commune : la générosité. Il remonte les parcours de vie avec élégance pour nous faire ressentir un impalpable national : la décence des sentiments envers les animaux, quelle que soit la manière avec laquelle on leur déclare notre flamme. L’éleveuse de chat végane ou le boucher, la grammaire de l’altérité aux autres sensibilités du vivant doit-elle être jugée ? Dans ce plaidoyer pour la mesure, il en appelle à « la pensée de midi », chère à Camus, pour éviter que la « tenaille alimentaire » installe un procureur dans chaque estomac.

Sachant votre temps aussi précieux que le sien, il a fait court, efficace, et nous quitte avec un dernier tour de piste nerveux en se faisant théoricien de l’animalisme. Un atterrissage en douceur pour un accord démocratique sur la souffrance animale façon « pragmatisme révolutionnaire ». La « méthode Large » exposée au fil des pages est un guide pour la refondation démocratique à l’heure de la réinvention du rapport à la nature par une humanité à huit milliards. Autant d’êtres humains qui se livrent chaque année à ce que les générations futures pourraient bien qualifier de « plus grand crime de tous les temps » (Yuval Noah Harari, Homo Deus) : 1380 milliards d’animaux sont tués chaque année (chiffres 2018, source L214) pour nous nourrir.

Ces chiffres parlent autant de notre rapport brutal à la nature que du déni tranquille dans lequel le consommateur organise son petit confort alimentaire : pour un Français, ce sont 128 animaux qui meurent chaque année, souvent dans des conditions déplorables. Mais qui n’a jamais salivé devant un chapon doré dans la vitrine de la boucherie de quartier à l’approche de Noël ? Qui ne s’est projeté derrière ses fourneaux en jetant un oeil sur la sole attendant d’être choisie, posée sur le lit de glace de l’étale du poissonnier un dimanche de marché ?

Grande terreur de l’évolution cavalant à la tête de la chaîne alimentaire depuis deux cents mille ans, homo sapiens jouit de l’incomparable supériorité sur les autres espèces que lui confèrent ses capacités cognitives et son organisation sociale. C’est un fait historique et même une donnée géologique depuis la caractérisation scientifique de l’anthropocène. Il y aurait de quoi se satisfaire. En atteignant le nombre de huit milliards, n’avons-nous pas fait la preuve que l’humanité hyper-protéinée est une immense réussite, que jamais notre espèce ne s’était aussi bien portée ? Si, naturellement, mais la grande marche du bipède le plus gourmand du règne animal est aujourd’hui perturbée par les animalistes, antispécistes et autres végans qui ont débarqué avec fracas dans le débat public en criminalisant les plaisirs de la grande bouffe qui fonde toutes les civilisations.

74% des Français sont favorables à l’interdiction de la corrida, 76% prêts à manger moins de viande et de poissons (IFOP). Nous sentons collectivement que nos comportements doivent changer et entrons dans cet inconnu où plus rien de possible ne semble venir du côté du monde qui s’en va quand on ne perçoit pas encore ce qu’il adviendra du monde qui vient. Dans cet entre-deux, nous sommes traversés par le vertige des possibles qui s’ouvrent devant nous. Mais l’écologie réveille aussi l’angoisse ancestrale de la disparition. Fin du monde, effondrement du vivant… Les animalistes comme les collapsologues s’imposent en cavaliers messianiques de l’apocalypse, adeptes du marketing de la culpabilité, invitant l’humanité à une grande rédemption.

La Terre est érigée en déesse que nous aurions trahie et sous nos yeux ébahis l’écologie, hier sympathique courant politique, est en passe de devenir une religion à laquelle ceux qui refuseraient de se soumettre sont d’avance voués aux gémonies. L’air de rien, nous nous engageons dans une curieuse phase de l’histoire des idées où l’homme pourrait devenir le parasite terrestre par excellence. Faut-il abdiquer et s’engouffrer dans les subtilités de la dépopulation, de la désindustrialisation, du retour à l’agriculture vivrière, du véganisme pour tous, sous la houlette d’une joyeuse bande rêvant de mettre en œuvre les principes de la « dictature verte » ?

Je me fais l’avocat du diable, mais la formalisation du concept d’urgence écologique dominant désormais la métapolitique mondiale ne laisse que peu d’alternatives pour une transformation des comportements individuels et collectifs. Soit la solvabilisation des comportements grâce à une action robuste de répartition des richesses par des États-providence écologistes, soit une limitation drastique des libertés individuelles et de la concertation démocratique. On ne prend pas vraiment la première voie. Dans l’urgence écologique, le sujet alpha est la nature. Pour la sauver, le sujet bêta qu’est l’homme est conjugué au passif, perdant la main sur l’Histoire, prié de revoir ses ambitions à la baisse, ou de disparaître. Quand des gens censés commencent à expliquer avec le plus grand sérieux qu’il est criminel de faire des enfants, on peut légitimement s’inquiéter à l’idée de les voir parvenir au pouvoir.

La pénétration de cette réjouissante manière d’envisager le futur de l’homme, qui s’illustre dans l’affirmation d’une radicalité écologiste qui fait fi du droit, des décisions de justice ou encore du doute inhérent à la méthode scientifique (pullulement des ZAD, attaques de boucheries, discours anti-scientifique…) ouvrira-t-elle les marches du pouvoir aux partisans de ce qui s’apparente à une grande régression ? Et ce au moment même où l’histoire, malicieuse, éclaire l’horizon d’un nouveau jour habité de promesses que jamais aucune génération avant nous n’aurait imaginé atteindre ?

Avec le développement des NBIC dans la seconde moitié du XXème siècle, nous sommes entrés dans la phase d’accélération exponentielle de la révolution technologique et scientifique entamée à la Renaissance, l’enjeu du siècle présent est désormais de mettre la science et la technologie au service de nos intérêts écologiques et sociaux. La protection de la nature, le bien-être animal, la lutte contre l’effondrement de la biodiversité et le réchauffement climatique sont des défis désormais existentiels. Renaud Large propose de concilier les principes des Lumières et de l’écologie pour les relever. Son regard est plus que le bienvenu pour nous aider à construire du consensus là où nous en avons le plus besoin.

Échapperons-nous au choc des espèces ? L’antispécisme au-delà de la caricature

L’antispécisme fait les choux gras du débat médiatique, qui aime à mettre en scène ses défenseurs les plus amphigouriques et ses opposants les plus intégristes. Aux activistes qui comparent l’abattage d’animaux à des massacres humains – atteignant rapidement le point Godwin – répondent des polémistes faisant l’éloge des protéines carnées et engloutissant des jarrets de porc devant les caméras. Les débats concernant la condition animale et le statut de l’homme au sein du vivant sont plus, et autre chose, que ces escarmouches télévisuelles. C’est le mérite de l’essai de Renaud Large que de le rappeler, qui propose dans Le choc des espèces (Éditions de l’aube, 2022) une réflexion dense à propos de l’antispécisme. Recension.

Cartoonisation des débats et polarisation de la société

Renaud Large inscrit le débat sur l’antispécisme dans le cadre de la spectacularisation plus générale des enjeux médiatiques. De nombreux exemples à l’appui, il souhaite établir que la course à l’audimat a causé du tort à la cause animale, entre défense ubuesque d’un antispécisme caricatural et pourfendeurs moralistes des consommateurs de viande. Les prises de position nuancées ne sont pas celles qui rencontrent le plus de succès.

Les vidéos de l’association L214 avoisinent en moyenne le million de vues. Celles-ci dévoilent des conditions d’abattage épouvantables, laissant accroire qu’elles concernent la plupart des cas – ce que conteste l’auteur, selon lequel elles ne refléteraient qu’une fraction minime des abattoirs français. La médiatisation des délires théâtraux de l’activiste Solveig Halloin – qui compare le sort des animaux dans les abattoirs à celui des victimes de la Shoah… – produit le même effet de disqualification de la cause animale. Elle possède de nombreuses antithèses : internet regorge de militants d’extrême droite, de Baptiste Marchais à Papacito, qui mettent en scène une débauche orgiaque de consommation de viande.

Contre les postures, oeuvrer à l’amélioration réelle du sort des animaux

Au sein de cet esclandre, Renaud Large fait appel à la pensée de Midi défendue par Camus : « La mesure n’est pas le contraire de la révolte. C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. [ … ] Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans la autres » [1]. Nuance, aime-t-il à penser, n’équivaut pas à consensus mou.

Améliorer les conditions d’élevage induirait un accroissement des coûts de production et une hausse du prix de la viande : un tel phénomène exclurait de fait une grande partie de la population – 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France –  d’un régime omnivore

Un juste milieu qui correspondrait aux aspirations majoritaires, selon l’auteur, qui rejette aussi bien l’abolition de l’élevage – seuls 4% des Français ne mangeraient pas de viande – que « l’orgie carniste » comme mode de vie – puisqu’à peine un quart des Français en consomme quotidiennement. Ainsi, les postures pseudo-radicales qu’affectionnent les médias, dans un sens ou dans l’autre, sont en décalage avec un réel bien plus complexe.

Il appelle à prendre en compte la structure de l’économie française, dans laquelle on compte un nombre important d’emplois qui dépendent de la consommation de viande, et de filières qui la produisent souvent de manière précaire. C’est ainsi qu’il défend la proposition d’une sécurité sociale alimentaire et d’une régulation des prix du marché par l’État. Améliorer les conditions d’élevage induirait un accroissement des coûts de production et une hausse du prix de la viande : un tel phénomène exclurait de fait une grande partie de la population – 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France –  d’un régime omnivore et la viande deviendrait un produit de luxe.

Bien sûr, cette optique ne dit rien de la légitimité intrinsèque des revendications antispécistes, et de la question philosophique sous-jacente – celle de la hiérarchisation des espèces animales. Renaud Large le concède : « Nous vivons aujourd’hui dans l’hypocrisie d’une vie qui soutient le massacre de centaines de millions d’animaux. […] Car oui, nous avons honte de la mort des autres espèces. Nous ne pouvons la justifier éthiquement » [2]. En définitive, le « pragmatisme révolutionnaire » qu’il défend assume une forme de duplicité : si la majorité des êtres humains mange de la viande, alors on ne peut pas le leur interdire, quand bien même il n’existerait pas de justification éthique à de telles pratiques. 

Sauver l’humanisme ?

Le courant « welfariste réformiste » prend en compte les multiples étapes entre l’existant et le souhaitable, et conserve pour objectif la suppression de l’élevage. Au bout du chemin, il y a l’abolition de l’une des caractéristiques qui fonde la spécificité du genre humain. L’auteur prend une position tranchée : un tel bouleversement irait à l’encontre de la tradition humaniste. S’il reconnaît la supériorité morale de l’argumentaire antispéciste, il n’en tire pas argument pour appeler – fût-ce sur le mode d’un horizon – à l’interdiction de l’abattage, des zoos, de la chasse ou de la corrida. La raison avancée ? Une telle rupture signerait la fin de l’humanisme : « Nous ne serons plus alors dans un léger décentrement de l’homme, une douce sortie de l’anthropocentrisme. Non, ce choix entraînera la désintégration instantanée de l’humanisme qui place la préservation de la vie humaine au-dessus de tous les principes » [3].

Au crédit de l’essai de Renaud Large, on lui reconnaîtra le mérite de poser les conditions d’un débat à propos de la question animale, loin des caricatures qui structurent le débat médiatique – bien qu’il ne soit pas lui-même exempt de simplifications à propos de la mouvance antispéciste

L’argument est ici un peu court : l’auteur restreint l’humanisme aux traditions culturelles. De même, il semble dresser une équivalence entre tendre vers un idéal où l’on ne tuerait plus d’animaux et mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec les hommes. Questionner le droit de vie ou de mort que l’homme s’arroge sur les animaux reviendrait-il à mettre en cause les acquis de la tradition humaniste et des Lumières ? On renverra l’auteur aux Questions sur l’Encyclopédie, l’un des derniers ouvrages de Voltaire : « Il ne leur manque que la parole ; s’ils l’avaient, oserions-nous les tuer et les manger ? Oserions-nous commettre ces fratricides ? » [4].

Vers une « communauté morale plus élargie »

Peut-on penser un antispécisme humaniste ? C’est l’horizon que propose Serge Audier : « Ce sera un humanisme sensible à la souffrance et au plaisir des autres, responsable pour les autres, ayant plus que jamais le sens de la précarité humaine, mais aussi de tout ce qui vit, de toute la terre et même de l’univers » [5]. Renaud Large s’oppose à cette conception, au motif qu’elle tracerait une équivalence entre la valeur de toutes les vies, humaines et animales. Il s’agit d’une lecture tronquée de Serge Audier, qui demeure un ardent défenseur de l’humanisme et des Lumières. Son nouvel humanisme étendu aux animaux n’implique aucunement que ceux-ci jouissent des mêmes droits que les hommes – une revendication, du reste, très marginale, dont on ne peut que regretter que Renaud Large la mette autant en avant.

Un antispécisme bien compris ne saurait être assimilé à un antihumanisme. Défendre, fût-ce sur un mode purement éthique, que l’être humain n’est pas fondé en droit à tuer un animal, n’implique aucunement de mésestimer le caractère unique du logos qui fait de l’homme une espèce à part entière dans le règne animal. On pourrait même considérer que cette maîtrise du logos confère à l’humanité une responsabilité particulière à l’égard du vivant : lui seul étant en mesure d’avoir à l’esprit la capacité de souffrance des animaux, lui seul peut les atténuer. L’antispécisme serait alors un humanisme élargi qui, au nom même de la supériorité intellectuelle des hommes, les obligerait envers les autres espèces.

C’est en ce sens que Serge Audier en appelle, en vertu de la capacité des animaux à ressentir de la souffrance, à les inclure dans une « dans une communauté morale plus élargie » [6]. L’anthropocentrisme laisse place à une nouvelle conception de la relation de l’homme avec son milieu qui « inclut l’humanité dans un ensemble biotique comprenant le sol, les plantes, les animaux et la terre » [7]. Responsable, par le mode de production capitaliste qu’il a institué, des transformations vertigineuses que subit la nature, il est le seul à pouvoir y mettre fin. Cela implique de rejeter une philosophie purement anthropocentriste.

Au crédit de l’essai de Renaud Large, on lui reconnaîtra le mérite de poser les conditions d’un débat sain et riche à propos de la question animale, loin des caricatures et des anathèmes qui structurent le débat médiatique – bien qu’il ne soit pas lui-même exempt de simplifications à propos de la mouvance antispéciste. On regrettera simplement qu’il défende une vision si rabougrie et monolithique de l’humanisme…

Notes :

[1] Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951. Cité à la page 78 du livre Le choc des espèces 

[2] Renaud Large, Le choc des espèces, Paris, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p.149

[3] Renaud Large, Le choc des espèces, Paris, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p.147

[4] Article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, Œuvres complètes de Voltaire, édition Louis Moland (dorénavant M), t. 20, p. 577.

[5] Serge Audier, La cité écologique, Lonrais, La Découverte, p.245

[6] ibid, p.141

[7] ibid

Qui sont les antispécistes et que veulent-ils ?

Représentation de Gary Yourofsky, célèbre militant antispéciste. Stuart Hampton – Pixabay

Au temps des multiples luttes contre les différentes formes de domination, il est un mouvement relativement discret qui gagne pourtant en audience au sein des sociétés occidentales : l’antispécisme. Les militants de cette cause, les antispécistes, promeuvent la fin de l’exploitation animale par l’intermédiaire d’un nouveau mode de vie, le véganisme. Cette manière de vivre, reposant sur un rejet total de toute forme de consommation de produits ayant fait intervenir un animal, paraît bien souvent radicale, et ses zélateurs, marginaux. Arthur Hacot, auteur d’un mémoire de sociologie basé sur une enquête dans une association antispéciste, répond ici à quelques questions concernant une cause souvent caricaturée.


Qu’est-ce que l’antispécisme ?

L’antispécisme est une idéologie fondée sur l’idée selon laquelle l’espèce d’un individu ne doit pas être un critère permettant une discrimination. Cette théorie, née dans les années 1970, est avancée par des chercheurs tels Richard D. Ryder ou Peter Singer, officiant tous deux à l’Université d’Oxford. L’antispécisme dérive du terme specism, lui-même fondé sur d’autres formes de discriminations que sont le racisme ou le sexisme. L’avènement du courant antispéciste a dès lors donné une nouvelle dimension à la cause animale, jusqu’alors cantonnée à la question de la souffrance animale. Ainsi, l’antispécisme incarne un courant, parmi d’autres, de la très vaste cause animale.

Le mode de vie associé à l’antispécisme est le véganisme, ensemble de pratiques visant à rejeter, dans la vie de tous les jours, toute consommation de produits ayant fait intervenir des animaux. Ainsi, les pratiquants du véganisme, les véganes sont non seulement végétaliens (ils ne consomment aucun aliment d’origine animale, peu importe si l’aliment en question a nécessité ou non la mort d’animaux), mais ils rejettent également la laine, le cuir, la soie, critiquent les cirques traditionnels, les zoos, l’usage d’animaux de laboratoire… Certains poussent même la radicalité jusqu’à refuser de manger des légumes ayant poussé dans une terre fertilisée avec du lisier, ou des fruits dont les arbres ont été pollinisés par des abeilles domestiques. Les rares fois où ils sont présentés dans les médias, par des commentateurs ou des militants, l’antispécisme et le véganisme apparaissent de façon obscure, et leurs militants, paradoxalement, comme des marginaux. Malgré un gain d’audience de ce courant dans la société française, comme la montre la croissance de 24% du marché des produits véganes en 2018, il reste particulièrement minoritaire et incompris [1].

Les antispécistes sont-ils de doux rêveurs ?

La présentation des militants antispécistes, que ce soit dans les médias ou directement sur la place publique, participe d’une forme de caricature. On les voit bloquer des abattoirs, enlever les animaux pour les placer dans des « sanctuaires », construire des mises en scène morbides et violentes, se faire marquer au fer rouge et scander, la voix étranglée par la colère, des slogans prônant l’abolition de l’exploitation animale. Pour certains, le fanatisme affiché reflète véritablement la radicalité qu’ils portent et habillent volontiers de pratiques révolutionnaires confinant parfois au terrorisme. C’est le cas par exemple des militants de l’Animal Liberation Front, association fondée en 1979 et généralement considérée comme la plus radicale et active au sein du mouvement antispéciste. Les associations qui incarnent ce mouvement sont finalement très loin des représentants canoniques de la cause animale en France que sont la Société protectrice des animaux et 30 Millions d’amis. Pour qui voit les choses de l’extérieur, le combat pour l’abolition absolue et intégrale de l’exploitation animale a donc de quoi apparaître comme une lubie de plus pour des jeunes en mal de combats à mener et de populations à défendre.

Le plus souvent, c’est l’observation d’une scène morbide, filmée clandestinement dans les abattoirs par des associations telles que L214, qui pousse les individus vers le véganisme. L’élément déclencheur, c’est le rejet d’une souffrance jugée arbitraire et, dans le cadre de nos sociétés occidentales, superflue. À l’origine, la condamnation de cette violence repose sur une logique bourgeoise de la distinction : la bestialité, c’est pour les classes populaires. C’est d’ailleurs pour cela que les premières associations végétariennes fondées au 17ème siècle en Angleterre l’ont été par des bourgeois protestants et puritains. Si le mouvement s’est ensuite laïcisé, il est resté très enclin à critiquer le comportement jugé violent des « masses ». Les associations de lutte contre la cruauté animale ont à l’époque beaucoup construit leur mouvement en dénonçant, par exemple, le traitement réservé par les charretiers à leurs bœufs ou leurs chevaux. La prise de conscience a été provoquée par la multiplication des animaux domestiques dans les foyers bourgeois et les mouvements en question ont obtenu que les abattoirs soient construits à l’écart des villes, pour en dissimuler la violence. Et l’on a défendu principalement les animaux dits nobles, tels que les chiens, chats et autres chevaux, au détriment du bétail. Ce n’est que par la suite que des mouvements d’origine plus humaniste ont décidé d’introduire la question de la souffrance animale à une échelle plus large, avec les premières dénonciations, par exemple, de la corrida.

Aujourd’hui, la violence exercée à l’égard des animaux est exacerbée par l’industrialisation des activités agricoles. Chaque jour, des milliers d’animaux sont abattus pour la consommation humaine. D’autres milliers sont exploités pour leurs œufs, leur miel, leur laine, parfois dans des conditions particulièrement indignes. Cela mérite que nous nous questionnions. Les militants antispécistes, certes de manière radicale, et moyennant parfois un discours passionnel qui peut sembler irréaliste, posent des questions fondamentales à nos sociétés occidentales, pour qui prend la peine de lire entre les lignes.

Les antispécistes sont-ils vraiment écologistes ?

On présente souvent les militants de la cause animale comme des écologistes et certaines associations parmi les plus radicales, l’ALF par exemple, comme écoterroristes. Cela se comprend, dès lors que l’animal est perçu comme un représentant emblématique de l’environnement, de la nature. La souffrance animale est parfois comparée à la déliquescence de notre écosystème. Le discours des antispécistes promeut un mode de vie se présentant volontiers comme constituant un horizon indépassable : le véganisme, mode de vie exclusivement végétal et partagé par nombre d’écologistes. D’une certaine manière, l’abolition de toute forme d’exploitation animale est présentée comme constituant un progrès moral salutaire pour les sociétés, condition de leur survie. En effet, dans le cadre d’une lutte contre le réchauffement climatique, il devient préférable de réduire drastiquement la production et la consommation de protéines animales – les antispécistes voulant même l’abolir.

Cependant, dans les faits, le mariage entre écologisme et antispécisme a des limites. Certes, les militants antispécistes participent activement aux marches pour le climat pour critiquer l’élevage intensif, la consommation de viande, activités jugées polluantes. Ici, les arguments écologiques servent la cause animale, mais ce n’est pas toujours le cas, par exemple concernant les vêtements : un antispéciste préférera un coton d’origine lointaine à une laine d’origine locale, plaçant l’éthique animale au-dessus de l’empreinte carbone. L’opposition au sein du monde associatif est d’ailleurs farouche entre les associations antispécistes qui reprennent des arguments écologistes, et celles qui critiquent l’idée selon laquelle on utiliserait la libération animale pour des raisons écologiques. La libération animale doit être un impératif catégorique, et non hypothétique.

En réalité, la cause animale n’a historiquement que peu d’affinité avec l’écologie. Les antispécistes cherchent, en quelque sorte, à bénéficier d’une fenêtre d’opportunité politique en se greffant à des causes plus visibles dans la société, ou en en reprenant les codes et la rhétorique. Ainsi, les antispécistes sont des écolos intermittents pour des raisons pragmatiques, mais leur discours ne se fond que difficilement dans le combat écologiste, qui ne peut à lui seul permettre l’avènement d’une société exempte d’exploitation animale.

L’antispécisme est-il un mouvement de citadins ?

L’antispécisme est un produit de la modernité, qui repose notamment sur l’industrialisation, le capitalisme, l’urbanisation et l’individualisme. Pour des raisons déjà évoquées, les antispécistes critiquent l’industrialisation de l’exploitation animale, qui exacerbe les souffrances que subissent les animaux. Mais c’est avant tout le produit du processus de civilisation, que Norbert Elias décrit comme reposant en partie sur la diffusion de mœurs bourgeoises tolérant de moins en moins la violence : même celle que subissent les animaux devient insupportable. C’est également le produit de l’urbanisation. La ville, produit du capitalisme, arrache l’Homme à la nature pour en faire un consommateur mû par « son utilité », comme disent les microéconomistes. Elle est de ce point de vue un espace aliénant en ce que tout bien n’y est vu que comme un bien de consommation. En fait, la redécouverte du lien « entre l’animal et l’assiette », selon les militants véganes, s’effectue avec davantage de violence qu’il était oublié. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si aujourd’hui le discours végane est particulièrement diffusé en ville, où les enseignes véganes se multiplient.

Journée mondiale pour la fin du spécisme 2015 à Montreal, Canada. Christiane Bailey

La compréhension des dérives des sociétés capitalistes est sans doute ce qui fait la force de ce discours, mais son citadino-centrisme fait également sa faiblesse. Certaines problématiques, qui rendent difficile l’adoption d’un comportement végane ou antispéciste, ne se posent pas en ville, par exemple l’invasion menaçante d’un nid de frelons. Voilà pourquoi l’antispécisme se diffuse plus difficilement à la campagne, où les nuisibles sont plus nombreux. Nous pouvons aussi noter que la proximité avec les animaux y pacifie la relation avec l’Homme, qui y a moins oublié le sort qui leur est réservé. Le moteur antispéciste reposant sur le dévoilement y trouve moins son carburant. De manière plus concrète, il apparaît difficile d’aller promouvoir le véganisme à des personnes qui vivent, et actuellement assez pauvrement, de l’élevage. Il faut également relever l’occidentalo-centrisme de l’antispécisme, qui ne prendrait pas, par exemple, chez les Inuits ou les Massaïs où chez ces derniers, la chasse et l’élevage sont synonymes de survie.

Mais jusqu’où ça peut aller ?

En spéculant un peu, on est en droit de se demander si, sous couvert de critiquer les excès de la modernité, le discours antispéciste ne les renforce pas, et cela pour plusieurs raisons.

Rappelons tout d’abord la place qu’occupe la question de la souffrance dans la cause animale : le plus souvent, c’est la cause première de l’engagement, et l’argument le plus rentable sur le plan militant. Plus nous savons et voyons que les animaux souffrent (sur la base d’une conception anthropocentrée de la souffrance, par exemple la fuite face à une menace, un cri suite à une blessure), plus il apparaît nécessaire de lutter contre leur exploitation. Certains militants trouvent cette violence d’autant plus détestable qu’elle se fait au nom du plaisir gustatif. Nous retrouvons là une forme de puritanisme ascétique proche de celui des protestants étudiés par Max Weber. Le puritanisme ascétique renvoie à la volonté de tourner entièrement son existence vers une conduite jugée acceptable au regard d’une morale que l’on s’est fixée. Celui des protestants est particulièrement exigeant, et ressemble, en certains points, notamment par son rigorisme, au mode de vie végane. Qu’à cela ne tienne, nous n’avons qu’à manger des légumes qui, eux, ne souffrent pas.

Pourtant nous sommes en train de découvrir que les arbres communiquent, on leur prête même des émotions, alors pourquoi pas une souffrance ? [2] Que pourrait-il alors se passer ? Il est possible que cette souffrance nous apparaisse également insupportable, et qu’apparaîtront les anti-régnistes, opposés à l’idée selon laquelle le règne, animal ou végétal puisse constituer un critère de discrimination. Nous finirons alors par oublier totalement que se nourrir repose nécessairement sur une destruction du vivant. Déciderons-nous alors, au grand dam de l’écologie, de nous nourrir de gélules, certes sans intérêt gustatif, mais avec la garantie de n’avoir fait souffrir personne ?

Un autre phénomène peut s’observer et susciter une réflexion sur l’avenir de ce mouvement. Dans la rhétorique des antispécistes, on observe bien souvent la volonté d’anthropomorphiser les animaux. L’objectif est de mettre l’accent sur leur souffrance, les émotions qu’ils ressentent, leur intelligence. Certains n’hésitent pas à invoquer le génocide juif pour parler de l’exploitation animale, à comparer l’insémination des vaches à un viol… La réduction de la frontière entre l’homme et l’animal peut être envisagée comme une prémisse à sa future abolition. Certains discours, certes très marginaux et pouvant faire sourire, semblent aller dans ce sens : sur le net, certaines personnes, dénommées otherkins, racontent ainsi être des animaux enfermés dans un corps d’humain [3]. Des militants transgenres ont d’ailleurs critiqué les otherkins, les accusant de ridiculiser leur cause en mettant sur un pied d’égalité identité de genre et identité d’espèce.

Quoique l’on en pense, ce qui apparaît aujourd’hui inconcevable peut devenir banal à l’avenir et aurait de profondes implications pour la société. Ainsi, la critique des frontières et des assignations identitaires ouvre autant la voie à des aspirations émancipatrices qu’à la consolidation d’un régime ultra-libéral. Interroger les implications philosophiques de l’antispécisme demeure alors une précieuse boussole pour ne pas laisser place à une conception très fluide de l’identité, selon laquelle l’identité ne dépendrait que de soi, mais devrait être reconnue par chacun.

En définitive, distinguer les raisons d’être de l’antispécisme et le discours qu’il porte

Le mouvement antispéciste, par sa simple présence et la radicalité de son discours, oblige les sociétés occidentales à repenser le lien qu’elles entretiennent avec les animaux, le vivant, et plus généralement l’écosystème. Mais il faut bien distinguer les raisons qui font exister un discours, le discours en lui-même, et les effets du discours. Les raisons qui font exister l’antispécisme nous inclinent – car ce mouvement dérange – à questionner le fonctionnement des économies capitalistes industrialisées. La volonté de lutter contre la souffrance animale fait écho à l’exacerbation de cette souffrance engendrée par la surproduction de produits d’origine animale. Mais les solutions apportées par le mouvement lui-même semblent parfois néfastes en raison de leurs déterminants davantage émotionnels que rationnels. Finalement, l’antispécisme traduit peut-être lui-même la contradiction qu’il prétend pourtant combattre : d’une part, il incarne une critique de la dérive industrialiste et destructrice de nos économies. D’autre part, il peut cependant permettre, collatéralement, l’avènement d’une conception totalement dissolue de l’être humain qui ne peut que servir le consumérisme d’individus réduits à des atomes sans attaches, au bénéfice du capitalisme.

Pour aller plus loin :

La cause animale, par Christophe Traïni. (2011)
De la secte religieuse à l’utopie philanthropique. Genèse sociale du végétarisme occidental, par Arouna Ouedraogo. (2000)

[1] Selon un article de Ouest-France, “Le marché végétarien et végan a augmenté de 24% en 2018”, publié le 08/01/2019.

[2] En témoigne le best-seller de Peter Wollheben, La vie secrète des arbres, publié en 2017.

[3] Voir l’article du Monde, “Pas complètement humain : la vie en ligne des thérians et otherkins”, publié le 20/05/2014.

L’antispécisme est un écosocialisme

Marche des écosocialistes des Democratic Socialists of America, Washington, mars 2019

Figure de proue de la philosophie antispéciste, le mode de vie végane n’en finit plus d’agiter les débats. Philosophiquement situé entre conséquentialisme et déontologisme, l’antispécisme a une histoire intimement liée à la pensée socialiste et mérite, à l’aune des combats écologiques du XXIe siècle, de figurer dans le corpus intellectuel de l’écosocialisme d’aujourd’hui.
Mis à jour le 05/07/2019


 

L’animal, un individu ? Retour sur les fondements de la pensée antispéciste

Introduit en 1970 par le Britannique Richard Dudley Ryder, l’antispécisme affirme que l’espèce n’est pas un critère pertinent pour décider de la considération morale que l’on accorde à un animal. À ce titre, le mouvement antispéciste lutte pour étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Portrait de Jeremy Bentham (1748-1832) par Henry W. Pickersgill, 1829

Si l’on trouve à toutes les époques des plaidoyers pour le végétarisme (régime qu’on a longtemps appelé « pythagoricien », en référence au mathématicien), c’est Jeremy Bentham, père de l’utilitarisme, qui a, dans une note de bas de page du chapitre XVII de son Introduction aux principes de morale et de législation, rédigé ce qui est devenu au fil du temps l’un des textes emblématiques de la pensée antispéciste.

« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »[1]

Prenant à témoin la lutte contre l’esclavage, Bentham dessine les contours d’un nouvel individualisme dans lequel l’animal aurait toute sa place. Mieux encore, il bat en brèche les arguments qui font de l’animal un être incapable d’assumer une quelconque responsabilité : bien des êtres humains n’en sont capables (nouveaux-nés, personnes en situation de handicap mental…) ; sont-ils pour autant déchus de leurs droits fondamentaux ?

John Stuart Mill, élève du philosophe précité, se limitera quant à lui à un cours passage de son « Utilitarisme » pour mettre en exergue la somme des souffrances que l’on inflige aux animaux.

« Rien n’est plus naturel pour les êtres humains, ni, jusqu’à un certain point dans la culture, plus universel, que d’estimer les plaisirs et les douleurs des autres comme méritant d’être considérés exactement proportionnellement à leur ressemblance avec nous-mêmes. […] Certes, toute pratique cause plus de douleur aux animaux que de plaisir à l’homme ; cette pratique est-elle morale ou immorale ? Et si, exactement comme les êtres humains lèvent la tête hors du marécage de l’égoïsme, ils ne répondent pas d’une seule voix “immoral”, que la moralité du principe d’utilité soit condamnée à jamais. »[2]

Peter Singer, philosophe lui aussi utilitariste, se détache de l’utilitarisme hédoniste de Bentham et Mill. Introduit par Richard M. Hare, l’utilitarisme des préférences a pour objectif de maximiser les préférences des individus — en l’occurrence, dans le cas des animaux : la préférence de ne pas souffrir. Dans les faits, cela reste relativement proche de l’utilitarisme benthamien dans le sens où la somme des souffrances (la mise à mort, qu’elle soit jugée « sans souffrance » ou non) ne vaut pas la somme des plaisirs (le plaisir gustatif).

Opposé à l’utilitarisme de Singer, Tom Regan s’inspire de l’impératif catégorique kantien en partant du postulat que tous les êtres vivants, qu’ils soient jugés rationnels ou non, tiennent à leur vie (les images montrant des animaux fuyant l’abattoir ne manquent pas). Ainsi, selon Regan, ces « sujets-d’une-vie » ne doivent pas être traités comme des moyens pour les fins des autres : le fait d’avoir conscience d’être sujet d’une vie est un critère suffisamment pertinent pour qu’on lui attribue une considération morale conséquente.

Cette considération morale que nous devrions accorder aux animaux « sujets-d’une-vie » semble faire écho à ce que disait le philosophe du droit italien Cesare Goretti en 1928 : subodorant que l’animal dispose d’une conscience morale (ce que les travaux d’éthologie finiront par démontrer), ils sont dès lors « sujets de droit »[3].

Post-cartésianisme

Au regard des schèmes antispécistes, la « liberté de manger de la viande » implique la négation d’une liberté fondamentale dont devrait disposer les animaux : celle de vivre. Ce paradigme se heurte néanmoins à de nombreuses objections, du concept « d’animal-machine » cartésien aux assertions dites « mentaphobes » (nous reviendrons sur ce terme) jusqu’au sophisme des « animaux qui se tuent entre eux » (les animaux commettent des actes de torture et de viol — cela nous autorise-t-il à en faire autant ?). Sur le plan religieux, la religion catholique oppose également humanité et règne animal :

« Puis Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre”. » — Genèse 1:26

Ainsi, le prêtre oratorien et théologien français Nicolas Malebranche, disciple de Descartes, poussera à son paroxysme la thèse de l’animal-machine. Battant son chien et voyant le pauvre animal hurler, il s’exclama : « Regardez ! C’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! »

Si la dimension caricaturale (mais hélas véridique) de la scène précédente paraît aujourd’hui inconcevable, le post-cartésianisme semble bien ancré dans le monde actuel : l’animal-machine a cédé sa place à l’animal-marchandise et ce quelle que soit l’espèce et la finalité recherchée dans la consommation d’animaux : on achète un chien pour en faire un membre de la famille alors qu’à quelques milliers de kilomètres, on l’achète pour s’en repaître ; ce qui est valable avec le chien l’est également avec la vache. Nous avons transposé l’animal-machine dans notre dimension économique et avons légitimé l’exploitation animale par un argumentum ad antiquitatem (argument d’historicité : “L’humain a toujours mangé de la viande”) et une entorse à la “loi de Hume” en inférant un “être” à un “devoir-être” (L’humain est par nature omnivore, donc il doit se nourrir de tout).

Objection de conscience

Longtemps niée, les travaux de l’éthologue américain Donald Griffin ont permis de démontrer l’existence d’une conscience animale (Alain en parle remarquablement bien dans « Les Dieux », paru en 1934)[4]. Cette longue période de négation n’est d’ailleurs pas sans rappeler la fameuse « controverse de Valladolid ». Dans un excellent ouvrage paru en 2014[5], le docteur en droit David Chauvet revient longuement sur les travaux de Donald Griffin afin de contredire la pensée (post-)cartésienne de « l’animal-machine » et les spéculations béhavioristes : les animaux sont doués de conscience, interagissent avec leur environnement, sont doués de mémoire et savent utiliser des « outils ».

En dépit de cela, notre société dichotomique (et le droit qui en découle) ne se préoccupe que de certaines catégories d’animaux. Ségrégués, ils sont à la fois compagnons et ressources ; certains, comme chiens et chats, ont notre bienveillance et la loi pour les protéger tandis que nous n’en avons cure des autres : une personne ordinaire se verrait punie par la loi si elle gardait ses chiens dans des cages étroites. Un industriel qui fait de même avec des cochons (dont l’intelligence est comparable à celle du chien) reçoit quant à lui des subsides de la part de l’État.

Martha Nussbaum, professeuse de droit et d’éthique à la faculté de droit de l’université de Chicago.

Souhaitant éliminer cette asymétrie, la philosophe américaine Martha Nussbaum consacre un chapitre intitulé « Au-delà de la compassion et de l’humanité : justice pour les animaux non-humains » dans son ouvrage “Frontier of justice : disability, nationality, species membership” (2006). Dans ce dernier, elle aborde la « théorie de la justice » de John Rawls qui, n’incluant que les seules personnes humaines, commet l’erreur de nier l’existence d’une réciprocité chez les animaux.

« Si les êtres humains ont le droit d’être capables de vivre en se souciant des animaux, des plantes, de la nature, et de tisser des relations avec eux alors les animaux y ont également droit, avec des espèces différentes de la leur, y compris l’espèce humaine, et le reste du monde naturel. Cette capabilité, lorsqu’elle est considérée du double point de vue de l’homme et de l’animal, appelle à former graduellement un monde interdépendant, où toutes les espèces pourront tisser des relations de coopération et d’entraide. La nature ne fonctionne pas ainsi, et ne fonctionnera jamais ainsi. Il faut donc souhaiter, d’une manière générale, que le juste supplante progressivement le naturel. »

En effet, pour le célèbre philosophe de Harvard, les animaux ne peuvent prétendre à être traités conformément aux principes de la justice puisque la réciprocité est une des conditions sine qua non du contrat social : on retrouve ce postulat, inter alia, chez Francis Wolff[6], connu pour être son opposition au droit animal. Rawls admet cependant que nous avons des devoirs moraux directs envers les animaux : la conception morale rawlsienne s’apparente à une morale déontologique de type kantien.

En soutenant l’approche par les capabilités (mais sans pour autant prendre position en faveur de l’antispécisme), Nussbaum reconnaît aux animaux un droit à la vie. Toutefois, dans le même ouvrage, se questionnant sur la viabilité d’une alimentation végétarienne, elle admettra la possibilité de « bien traiter l’animal pendant sa vie et le mettre à mort sans douleur » tout en préférant, dans un premier temps, que l’on puisse parvenir à garantir toutes les capabilités humaines sans qu’aucune capabilité de l’animal ne soit violée.
La problématique de la réciprocité dans le cadre de la théorie d’un contrat social a donc conduit les philosophes vers un droit animal qui ressemble à s’y méprendre à un impératif catégorique.

Écologie et socialisme

L’écueil persistant entre les philosophes du contrat social et du droit animal concerne les cas marginaux de réciprocité : là où les philosophes du droit animal avancent que les êtres humains incapables de réciprocité sont tout de même sujets de droit, on leur oppose ad rem l’argument selon lequel ce sont les caractéristiques typiques de l’espèce qui détermine les droits dont elle dispose. C’est précisément la définition du spécisme.

S’abstenir d’exploiter et de faire consciemment du mal aux animaux s’apparenterait donc à devoir proche d’un impératif catégorique, à la différence près que là où Kant, dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, voyait les animaux comme des choses « dont on peut disposer à sa guise », l’antispécisme voit dans l’espèce humaine une espèce supérieure douée de raison qui se doit de ne pas nuire inutilement à d’autres êtres doués de conscience et de sensibilité. Là où d’aucuns voient dans l’antispécisme un anti-humanisme, des socialistes y voient un humanisme « augmenté » dans le sens où la lutte des classes devrait unir masse laborieuse et animaux de labeur, à l’instar de Charles Gide qui, dans la revue socialiste, écrivait :

« Je veux ici plaider la cause d’une classe particulière de travailleurs et de salariés — classe nombreuse car ses membres se comptent par millions ; — classe misérable car, pour obtenir de quoi ne pas mourir de faim, ils sont assujettis au travail le plus dur, à la chaîne et sous le fouet ; — classe qui a d’autant plus besoin de protection qu’elle est incapable de se défendre elle-même, n’ayant pas assez d’esprit pour se mettre en grève et ayant trop bonne âme pour faire une révolution ; je veux parler des animaux, et en particulier des animaux domestiques. Il semble que les travailleurs-hommes devraient avoir certains sentiments de confraternité pour les travailleurs-animaux, ces humbles compagnons de leurs travaux et de leurs peines […]. Je ne sais pas trop si les animaux sont nos frères par les lois de l’hérédité et par le fait d’une commune origine ; mais ce que je sais bien – et cela me suffit – c’est qu’ils sont nos frères par le fait d’une association indestructible dans le travail et dans la peine, par la solidarité de la lutte en commun pour le pain quotidien. »[7]

Contemporain de Charles Gide, un écrivain anglais et militant socialiste du nom de Henry Stephens Salt[8] rencontrait à la même époque un certain George Bernard Shaw : tous deux membres de la Fabian Society, ils partageaient un intérêt commun pour le socialisme et le végétarisme. Pour le premier comme pour le second, l’opposition à l’abattage et à la vivisection étaient un impératif moral ; en outre, Salt dénonçait vertement la « dissonance cognitive », c’est à dire cette indignation sélective que nous ressentons pour le sort de certains animaux :

« Il est grand temps de se préoccuper de la question du bien-être animal, selon un principe rationnel et éclairé, d’arrêter de passer ainsi vainement d’un extrême à l’autre : de l’indifférence absolue d’une part à des élans de compassion spasmodiques et partiels de l’autre. »[9]

Végétarisme, féminisme et patriarcat

Women’s Freedom League caravan tour, Charlotte Despard et Alison Neilans sont à la fenêtre, 1908.

À la même époque, la Women Freedom League, une organisation politique féministe et socialiste composée de suffragettes prônait une certaine intersectionnalité en défendant leur cause pour le droit de vote des femmes tout en suivant pour la plupart un régime végétarien : l’historienne Leah Leneman, dans son ouvrage “The awakened instinct: vegetarianism and thewomen’s suffrage movement in Britain”, rapporte par ailleurs que de nombreuses suffragettes étaient végétariennes avant même la constitution de la WFL. C’est ainsi qu’ouvrit en 1916 le Minerva Café dans le district de Holborn, à Londres, lequel servait de « délicats déjeuners végétariens ».

« Le végétarisme vise directement, comme nous, les femmes, à l’abolition de l’incorrigible doctrine de la force physique. […] Le végétarisme est avant tout une question féminine. C’est horrible de penser que les femmes devraient avoir à manipuler et à cuire de la chair morte. »

Menées par la végétarienne Charlotte Despard, les membres de la Ligue refusaient de payer leurs impôts en raison de l’absence de représentativité des femmes, s’opposaient à la vivisection et voyaient dans le suffrage des femmes et le végétarisme une lutte liée contre l’ordre patriarcal. Leur lutte n’aboutit hélas qu’en 1918.

Cette convergence entre végétarisme et féminisme (et socialisme) sera explicitée dans « La politique sexuelle de la viande » publié en 1990 par Carol J. Adams. Dans cet ouvrage, l’autrice met en exergue l’exercice de la domination masculine à travers la consommation de chair animale : une consommation « consumation » pour reprendre l’expression baudrillardienne ; potlatch moderne, les destructions somptuaires de notre société de consommation n’épargne ni les animaux, ni les femmes. Réifié·e·s, réduit·e·s à l’état de biens de consommation (« viande à viol »), animaux et femmes paient le tribut d’une masculinité qui dénie la capacité des intéressé·e·s à être perçu·e·s comme des êtres à part entière. Adams a théorisé ce processus d’invisibilisation et d’objectification à travers le concept de « référent absent ». L’animal, détruit et façonné en denrée consommable est le référent absent de la viande. Il est invisibilisé : une invisibilisation que pratique la société patriarcale à l’égard des femmes, abaissées au rang d’objets corvéables et, également, consommables. À l’inverse, l’absence de consommation de chair animale est souvent considérée comme une entreprise d’« émasculation », signe d’une « fragilité ». C’est ce que Carol Adams met en avant en accompagnant son travail de publicités qui entretiennent les stéréotypes de genre et qui présentent la viande comme une affaire d’hommes. Entre poulet anthropomorphe mi-femme en bas-résilles mi-poulet et burgers rappelant des “seins”, ces liens symboliques sont rappelés par Kate Stewart et Matthew Cole dans leur article “Meat is masculine: how food advertising perpetuates harmful gender stereotypes” publié sur le site The Conversation.

Cette notion de référent absent semble être perçue par les végétariennes (à l’image des suffragettes sus-mentionnées) : pour rappeler que sont consommés des animaux morts, elles se réfèrent à un vocabulaire violent, en prise avec la réalité dans toute son horreur. Plutôt que d’utiliser des termes tels que « aliments riches en fer », « délectable », elles utilisent des expressions comme  « portions partiellement incinérées d’animaux mort » ou « non-humains abattus ». Ce rappel historique permet à l’autrice de partager avec son lectorat un exemple personnel permettant d’inverser notre perception de la viande :

« Lui : Je ne peux plus fréquenter de restaurants italiens avec toi, puisque je ne peux plus commander mon plat préféré : l’escalope de veau au parmesan.
Elle : Le commanderais-tu s’il s’appelait morceaux de petits veaux anémiques dépecés ? »

À travers le travail d’Adams, critique éloquente et virulente de l’oppression patriarcale, c’est la critique du capitalisme qui se dessine : la dénonciation d’une société d’abondance, de consommation déraisonnée, un monde où la domination masculine s’est arrogée le droit de traiter les corps féminins comme des biens et des moyens de production.

Aldo Capitini, « libéralsocialiste », anticapitaliste et promoteur du végétarisme

Dans l’Italie du mitan du vingtième siècle, celui que l’on surnommera le « Gandhi italien » se fait précurseur de l’écologie politique. Théoricien du « libéralsocialisme » (courant contemporain au « socialisme libéral » de Carlo Rosselli, ils sont souvent confondus, lorsqu’ils ne sont pas dévoyés en courants précurseurs du social-libéralisme), Capitini était végétarien et appelait au respect des animaux et des végétaux. Entre sobriété et autolimitation des besoins, Aldo Capitini préfigurait le courant altermondialiste et les théories portées par Ivan Illitch. S’appliquant à « ne pas tuer », sa rectitude morale s’accompagnait d’une certaine radicalité économique : le « libéralsocialisme » qu’il prônait était radicalement anticapitaliste et libertaire. La socialisation massive de l’économie devait selon lui répondre à l’injustice provoquée par le « vieux libéralisme » et sa propriété privée dogmatique tout en évitant les écueils qui furent ceux du communisme illibéral. Le socialisme comme mouvement émancipateur et libérateur devait ainsi se nourrir d’un libéralisme comme « libération de l’absolutisme » pour aboutir à un socialisme comme « libération du capitalisme ».[10]
Si Capitini incarne une pensée politique plus que jamais actuelle, l’auteur est hélas peu connu en dehors des frontières italiennes. Son appel à se libérer du capitalisme retrouve cependant un écho grâce aux tenants d’une convergence entre écologie, antispécisme et socialisme, une convergence rendue nécessaire par les désastres sociaux et environnementaux d’un capitalisme financiarisé et mondialisé.

L’écosocialisme au XXIe siècle

Muettes sur l’antispécisme, les associations écologistes et les partis politiques (parmi lesquels La France Insoumise, qui se revendique de l’écosocialisme) traitent la question animale par le prisme de l’écologie. À l’heure où les mouvements antispécistes sont régulièrement sur le banc des accusé·e·s pour répondre des « violences » qui leur sont reprochées, il paraît en effet difficile d’assumer une totale convergence sans se compromettre vis-à-vis de l’opinion publique, encore très circonspecte. Dans le paysage politique français, si des nombreuses personnalités de gauche agissent pour les animaux, Bastien Lachaud et Younous Omarjee (respectivement député et eurodéputé de La France Insoumise) détonnent de par leurs actes et propos : le premier s’est récemment introduit dans un élevage travaillant pour la marque Fleury Michon avec le mouvement DxE quand le second s’était fendu d’un tweet dénonçant « l’esclavage animal » à l’occasion du Salon de l’Agriculture 2018.
En réponse, le député LR Marc Le Fur, par ailleurs co-auteur de l’amendement n° 131 (visant à sanctionner l’« agribashing ») de la proposition de loi pour la lutte contre la haine sur Internet, avait expressément demandé au président de l’Assemblée nationale « de prononcer un rappel à l’ordre et prendre les sanctions attenantes » à l’encontre de Bastien Lachaud.

Du côté associatif, seule 269 Libération Animale fait figure d’exception et tend clairement vers la convergence des luttes. Là où d’autres partis et associations adoptent une posture monothématique et ne prennent pas position sur l’échiquier politique, Tiphaine Lagarde et Ceylan Cirik (qui ont fondé 269 Libération Animale) voient un lien évident entre antispécisme et socialisme, tout en regrettant que « la plupart des militants des droits des animaux ne sont pas dans une logique visant à subordonner la libération animale à un profond changement de modèle économique et social. »[11] Cette logique, le professeur et activiste écosocialiste Ashley Dawson la met en exergue en rappelant les enjeux environnementaux subséquents à l’exploitation animale. Alors que l’élevage s’avère être une catastrophe climatique de grande ampleur, consommateur d’eau et producteur de gaz à effet de serre, l’auteur revient sur la nécessité de l’écosocialisme en des termes forts :

« Si le courant dominant de l’environnementalisme a été coopté par les politiques néolibérales, à quoi ressemblerait un mouvement de conservation anti-capitaliste radical ? Il commencerait par réaliser que la crise d’extinction est à la fois un problème environnemental et un problème de justice sociale liés à une longue histoire de domination capitaliste sur les peuples, les animaux et les plantes. »[12]

Biens de consommation, moyens de production, ressources, trophées… : le monde animal n’a jamais cessé d’être considéré autrement qu’à travers un prisme dominant-dominé. Cette absence d’emmétropie dans la relation à l’animal a conduit l’être humain à se conduire en oppresseur et à réduire l’animal à l’état d’objet, de « bien meuble », et ce en dépit de toute considération éthique ou environnementale.

Au regard du défi écologique auquel est confronté l’espèce humaine, peut-être devrions-nous revenir à la philosophie benthamienne et à la convergence des luttes que Charles Gide appelait de ses vœux : la cohérence semble être la condition sine qua non d’un véritable projet écosocialiste.


[1] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de morale et de législation, 1789
[2] John Stuart MILL, Utilitarisme, 1861
[3] Cesare GORETTI, L’animale quale soggetto di diritto, 1928.
[4] ALAIN, les Dieux, « Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue… », 1934.
[5] David CHAUVET, Contre la mentaphobie, 2014.
[6] Francis WOLFF, L’homme n’est pas un animal comme les autres, 2012.
[7] Charles GIDE, La revue socialiste, juillet 1888.
[8] Nous ne pouvons que renvoyer à l’excellent article des Cahiers Antispécistes consacré à l’auteur.
[9] Henry Stephens SALT, Animals’ Rights: Considered in Relation to Social Progress, 1892
[10] Aldo CAPITINI, Orientamento per une nuova socialità, 1943, in Nuova socialità e riforma religiosa, Rome, Einaudi, 1950, pp.91-96 (réédité in A. Capitini, Liberalsocialismo, Rome, edizioni e/o, 1996, pp.43-50). Voir aussi Carlo ROSSELLI, Socialisme libéral, traduit et présenté par S. Audier, 2009, p. 503.
[11] 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés » 1/2, revue-ballast.fr
[12] Ashley DAWSON, Extinction: a radical history, 2016 (traduction de l’auteur)

Brigitte Gothière (L214) : “L’antispécisme, ce n’est pas mettre un signe égal entre les humains et les animaux”

Brigitte Gothière, fondatrice et présidente de l'association de protection animale L214
Brigitte Gothière, fondatrice et présidente de l’association de protection animale L214.

L214 est l’association de protection animale qui a réussi à propulser ses thèmes au cœur du débat public et médiatique. Enquêtes, vidéos, polémiques… et plus récemment procès. Depuis deux ans, les problématiques autour du traitement de la vie animale se retrouvent régulièrement en ouverture des 20h. Nous avons rencontré la co-fondatrice et directrice de L214, Brigitte Gothière, afin de se pencher sur la stratégie gagnante de L214, et d’évoquer sa vision de l’antispécisme. 


LVSL – La stratégie de L214 ces dernières années est assez unique dans le champ des associations de protection animale : vous tentez de vous rapprocher des préoccupations de tous, et pas seulement des militants et des personnes déjà sensibilisées. Ainsi, les campagnes de L214 sont plutôt axées sur les thématiques qui parlent à la majorité des français comme la fourrure et l’élevage en batterie.  C’est une stratégie assumée ?

Brigitte Gothière Oui, c’est même l’objectif. On est une association qui essaye de proposer un modèle de société différent, avec des relations différentes avec les animaux. On ne cherche pas à convaincre ceux qui sont déjà convaincus, mais plutôt de convaincre ceux qui ne le sont pas de se mobiliser avec nous.

Nous partons du constat que 99% des gens ne veulent aucun mal aux animaux. On est tous et toutes en capacité de défendre les animaux dans notre quotidien mais aussi politiquement, c’est-à-dire de porter plus haut la voix et de convaincre des décideurs.

Aujourd’hui l’élevage en France a une image d’Épinal : dans l’imaginaire collectif, les animaux en France seraient élevés dans des alpages, dans des prés… Ça n’est pas la réalité. 80% des animaux sont maintenus dans des bâtiments fermés sans accès à l’extérieur. C’est de l’élevage intensif, avec des animaux entassés, des mutilations à vif. On place les animaux dans un environnement qui leur est profondément hostile. Ensuite on prend leur vie ! C’est ce qu’ils ont de plus précieux. Au-delà de parler à tous, on veut surtout parler de la majorité des animaux exploités, la plupart de nos campagnes de communication concernent ainsi l’élevage en batterie.

LVSL – La communication de L214 peut en effet être considérée plus douce que celle d’autres associations de protection animale ayant les mêmes objectifs à long terme, notamment la fermeture des abattoirs. De quel œil les militants voient ce choix ?

Brigitte Gothière Je crois que les militants voient bien l’intérêt de faire rejoindre de plus en plus de personnes. Notre stratégie est toute simple : c’est juste s’adresser aux gens là où ils en sont aujourd’hui. La morale commune à tous, c’est qu’on ne doit pas maltraiter et tuer sans nécessité. On part de là, et puis on montre ce qu’il se passe, on pose les cartes sur la table. Les militants ont envie que les choses progressent ! Soit ils se reconnaissent dans la stratégie de L214, soit ils militent dans d’autres organisations. Cette multiplicité d’acteurs fait que chacun peut trouver l’endroit où il se sent le plus à l’aise pour militer vraiment, pour essayer de faire avancer ce combat.

Cette stratégie, on ne l’a pas posée et réfléchie, on ne l’a pas lue dans un livre. On s’est simplement demandé comment on s’adresserait à nous-mêmes ! Dans les fondateurs de L214, on est plutôt des rationnels : il nous faut des preuves. On a donc décidé que l’on allait enquêter, et montrer ce que l’on trouverait. Montrer ce que l’on trouve, c’est déjà dénoncer : les animaux sont des êtres doués de sensibilité, nous n’avons pas besoin de nous en nourrir aujourd’hui pour vivre en bonne santé, et pourtant on en tue 3 millions par jour dans les abattoirs, et plusieurs dizaines de millions sur l’aquaculture et la pêche… Ça pose question ! Est-ce que, comme ce n’est plus une nécessité, cela ne remet pas en question quelque chose qui est installé comme un système, qui a été institutionnalisé mais qui est tout à fait questionnable ? Jusqu’ici, c’était un inquestionné. Avec L214, mais pas seulement, les images d’enquête ont contribué au fait que cette question devienne publique. Nous avions déjà des actions dans la rue pour essayer d’aller toucher le public, mais avec les images d’enquête, la résonance était tout autre car les images sont passées dans les médias. C’est une chose de savoir que pour manger de la viande il faut élever des animaux et les tuer, et qu’il y a de l’élevage intensif ; mais c’est autre chose de le voir.

LVSL – Justement, à propos des preuves, L214 se distingue notamment par les enquêtes choc qu’elle produit, et qui sont reprises dans les médias mainstream, avec une présence régulière dans les 20h et dans la presse depuis quelques années. Est-ce que cela a été selon vous une des clés pour crédibiliser la cause animale et ses revendications ?

Brigitte Gothière Oui, les médias ont participé à cette crédibilisation. Des informations similaires étaient déjà partagées sur les réseaux sociaux, mais il y avait une certaine réserve. À partir du moment où ça passe dans les médias, il y a un porte-voix qui est beaucoup plus fort. Les journalistes ont creusé la question, car il y a les images de L214 mais il y a aussi des journalistes qui font leurs propres enquêtes. Cela veut dire que c’est un sujet digne d’intérêt, et ça apporte donc de la légitimité à la cause. Et il n’y a pas que les journalistes : il y a aussi des personnalités qui prennent la parole sur ces sujets là, des personnalités politiques ou juste des célébrités. Il y a tout un tas d’acteurs aujourd’hui que l’on attendait pas sur ces questions là, et qui pourtant aujourd’hui parlent de la condition animale et ont des positions assez claires sur la façon dont on traite les animaux aujourd’hui.

Il n’y pas besoin d’être abolitionniste (NDLR : demander l’abolition de l’exploitation animale, la fermeture des abattoirs notamment) pour s’insurger de la façon dont on élève et dont on traite les animaux. Cela concerne une plus large part de la population. Nous, nous dénonçons le spécisme de notre société, qui se voile la face : il y a les êtres humains d’un côté, qui seraient infiniment plus importants que les autres animaux, alors que cette notion de supériorité n’a pas de sens ; on est différents, chacun avec ses traits. Notre point commun c’est la sentience, c’est-à-dire cette capacité à ressentir des émotions, ce désir de vivre qu’on peut avoir et que l’on n’ose pas regarder chez les autres animaux.

LVSL – Concernant le terme « antispécisme », est-ce que vous pensez que c’est le fait de mettre sur un même pied d’égalité les humains et les animaux ou est-ce que ça peut être juste le fait de considérer que chacun ait le droit de vivre quelque soit son espèce, sans avoir à mettre un signe égal entre les deux ?

Brigitte Gothière Est-ce qu’une vache est égale à une poule ? Non ! Un humain n’est pas égal à une poule non plus. Chercher cette égalité, ça n’a pas de sens.  Ce n’est pas une question de signe égal entre les deux, c’est soupeser les intérêts de chacun. L’intérêt des animaux, c’est de ne pas souffrir, et de continuer de vivre leur vie. Voilà, ce sont des intérêts qu’on comprend bien, car on a les mêmes ! En face, il y a l’intérêt des humains à manger de la viande, ce qui n’est pas une nécessité aujourd’hui, mais un plaisir, puisqu’on sait faire autrement. Et du coup, la balance des intérêts, en regardant les deux, en regardant ce qui devrait primer sur l’autre, c’est évidemment l’intégrité, la non-souffrance des animaux.

LVSL – Maintenant que la cause de la protection animale est connue et a été crédibilisée, quelles sont les prochaines étapes à franchir au niveau législatif dans les années à venir ?

Brigitte Gothière Au niveau législatif, c’est complètement bloqué. La dernière loi qui a été votée en faveur des animaux, ça doit être 2015, le changement dans le code civil où les animaux sont reconnus en tant qu’êtres doués de sensibilité, mais toujours soumis au régime des biens meubles. La formulation a changé, mais dans les faits les animaux sont toujours mutilés à vif ! Rien n’a changé au niveau de leur considération en tant qu’être sentient. C’est ce qu’on a vu aux États généraux de l’Alimentation : lors du projet de loi Alimentation, les quelques mesures qui avaient été proposées pour amorcer la prise en compte de l’intérêt des animaux ont toutes été rejetées. Il y a eu une espèce de tentative d’enfumage en disant “Oui, oui, le contrôle vidéo, on va faire un contrôle vidéo expérimental, avec les abattoirs volontaires”. Si ils avaient voulu voter vraiment le contrôle vidéo, ils l’auraient fait. Sur l’interdiction des cages pour les poules pondeuses, il y a eu un amendement qui dicte l’interdiction des nouvelles installations. Alors que c’est fait depuis très longtemps ! Ce n’est pas une avancée. Au niveau législatif, on a quelque chose à décoincer, car aujourd’hui toute avancée est bloquée par les lobbies de l’élevage intensif.

LVSL – Ce qui est assez visible, c’est qu’il y a des combats qui semblent déjà être gagnés dans l’opinion publique, par exemple concernant l’élevage des poules en cage, mais rien ne bouge au niveau législatif.

Brigitte Gothière  Quasiment tout ce qui est porté au niveau législatif aujourd’hui est déjà gagné du point de vue de l’opinion publique : le choix du végétarien dans les collectivités, tout le monde est d’accord avec ça. L’interdiction des cages pour les poules pondeuses, l’interdiction de la castration à vif, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement, l’interdiction de l’abattage avec un étourdissement au dioxyde de carbone… Dès que l’on présente les choses, l’opinion publique dit que c’est atroce ce que l’on fait, que ce sont vraiment des pratiques qui vont loin, très loin dans la cruauté.

Se servir des animaux comme ressource alimentaire dans une société où on n’est pas en état de nécessité, c’est déjà basculer dans la cruauté. Mais on a poussé la cruauté plus loin. Il ne s’agit plus uniquement d’élever et tuer des animaux, mais de le faire dans des conditions qui sont inacceptables. La façon dont on traite les poules, les cochons, la façon dont on sépare les vaches de leurs petits, ce sont des choses qui sont aujourd’hui largement décriées dans l’opinion publique. Sur notre site “Politique et Animaux”, nous avons un observatoire des actions des élus, mais aussi toute une batterie de sondages d’opinion que nous avons rassemblés. On voit très clairement que 80 à 90% des Français sont opposés à la plupart des pratiques d’élevage d’aujourd’hui. Ce qui a été proposé à l’Assemblée nationale, ce n’était pas l’abolition de l’asservissement des animaux, mais des mesures toutes simples qui sont aujourd’hui plébiscitées par l’opinion publique. On portait des propositions qui sont complètement démocratiques et qui ont été refusées.

LVSL – Comment luttez-vous contre cette force des lobbies?

Brigitte Gothière  Il faut qu’on soit un lobby en face ! Lors des États généraux de l’Alimentation, seules les associations de défense des animaux ont soutenu tous les amendements contre l’élevage en batterie et certaines des pratiques d’élevage les plus cruelles aujourd’hui. Demain, est-ce qu’une multiplicité d’acteurs ne peut pas en être aussi ? L’élevage en batterie, c’est aussi un impact sur l’environnement, c’est aussi un impact sur la santé par le biais de l’antibiorésistance, c’est aussi des questions de déforestation, de partage des ressources… Un certain nombre d’acteurs pourraient aussi se saisir de la question et refléter ces 90% de Français qui sont aussi opposés à ces pratiques, et qui sont de toute mouvances. Il ne s’agit pas de 90% d’antispécistes, mais de 90% des citoyens qui face à la souffrance des animaux vont se mobiliser pour diverses raisons : sanitaires, éthiques, écologiques… On pourrait être beaucoup plus forts que le lobby de l’élevage intensif qui défend des intérêts économiques de très peu d’acteurs finalement. L’élevage intensif des poules pondeuses c’est à peine plus de 300 exploitants. Ce n’est pas grand chose au final, comment se fait-il qu’ils aient un tel poids ? Comment se fait-il qu’ils soient autant représentés au sein des instances ? Ce n’est pas normal.

LVSL – Toujours sur la question des lobbies, et le fait d’être un contre-lobby ou lobby positif, vous avez lancé le programme L214 Éducation. Le but affiché est de contrebalancer les lobbies pro-viande qui pullulent dans les classes, notamment du primaire, via des ateliers “pédagogiques”. Quel sera le fonctionnement de ce nouvel outil ?

Brigitte Gothière  Pour L214 Éducation, nous nous sommes basés sur de précédentes expériences comme l’association Gaïa en Belgique ou WellFarm en France. L’éducation des jeunes est vraiment importante et il faut leur donner des informations dont ils puissent se saisir.

Notre objectif concerne l’étude de l’éthologie (NDLR : sociologie animale) : quand on est jeune, on a une certaine empathie vis-à-vis des animaux que l’on va perdre au fur et à mesure des années, ou plutôt que l’on va nous faire oublier. L’idée c’est de dire non, on n’est pas obligé de perdre ça, on peut le garder, on peut même le développer, et même en faire son métier ! On veut montrer les capacités étonnantes des animaux. Aujourd’hui, on souffre de mentaphobie : on va dénier aux animaux tout un tas de capacités, notamment leurs capacités cognitives de liens sociaux, qui existent entre animaux, sous prétexte qu’on les mange. On va donc étudier les chiens ou les chats et s’abstenir de considérer que les autres animaux, les poules, les cochons, les vaches… puissent avoir elles-aussi un univers mental, des relations sociales. On va donc donner des outils de réflexion aux enfants.

Ce n’est pas construit uniquement en réaction aux lobbies de l’élevage, aux lobbies de la viande, qui sont vraiment très présents effectivement, et qui ont développé tout un programme, plein d’outils pédagogiques. Ils sont aussi présents dans les cabinets médicaux, et auprès des politiques. Il faut qu’en face il y ait d’autres acteurs qui proposent des choses différentes ; mais même s’ils n’étaient pas dans les écoles, il faudrait tout de même cultiver la citoyenneté, l’empathie, essayer d’attirer l’attention sur les problématiques qui nous regardent tous aujourd’hui. C’est quelque chose d’important. L’éducation à la citoyenneté, c’est ça aussi ! C’est s’intéresser à l’ensemble des problématiques. Aujourd’hui, la question animale est une question de société, on devrait pouvoir en débattre au sein des écoles aussi.

LVSL – Tout à l’heure, vous avez évoqué le site “Politique et Animaux”, créé par L214. Durant les dernières séquences électorales, L214 était très active sur cette plateforme, qui est une sorte d’agence de notation des partis et personnalités politiques en fonction de leurs actions et propositions en faveur ou défaveur des animaux. On peut noter une nette progression du combat pour la protection animale dans le discours politique global. Dans le même temps, des candidats du “Parti Animaliste” ont fleuri à travers la France notamment lors des dernières élections législatives. Quelle est votre position sur cette sectorisation de la lutte pour la protection animale?

Brigitte Gothière  On a vu le même phénomène chez les chasseurs, qui avaient monté aussi un parti, et qui ainsi pouvaient dire qu’ils représentent tel pourcentage des électeurs. Aujourd’hui, on voit que le Parti Animaliste a fait un peu plus de 1% pour sa première représentation, et ce sans beaucoup de moyens. Je pense que ça montre aux partis plus traditionnels que cette question importe aux Français. Il y a donc ce rôle d’aiguillon, de porteur d’une thématique, et pourquoi pas au niveau législatif, d’avoir des élus qui puissent la défendre. On le voit avec des partis dans d’autres pays, notamment au Pays-Bas, où ils ont aujourd’hui des représentants au niveau européen, des partis qui sont “single issue”, qui traitent juste un thème. Cela permet de mettre en lumière ce thème et puis de porter ce thème complètement. Donc pourquoi pas?

LVSL – Ce n’est pas problématique d’isoler une lutte par rapport à d’autres luttes, plutôt que d’influer sur les partis en lice ?

Brigitte Gothière  Il faut faire les deux. On voit dans les partis des commissions de conditions animales qui se créent. C’est aussi très important au sein des partis d’avoir des forces qui essaient de peser pour que la question animale ne soit pas oubliée, et soit même bien représentée au sein de ces partis. C’est complémentaire.

LVSL – Une des actions de L214 qui a été très remarquée ces dernières années, c’est l’enquête de L214 au sein d’un abattoir local et bio du Vigan, révélant par plusieurs vidéos la maltraitance exercée. À l’heure où les labels local et bio sont de plus en plus convoités par les consommateurs, un des combats pour la protection animale est-il la lutte contre le greenwashing ?

Brigitte Gothière  Oui, clairement. Je vais revenir sur les politiques, mais aussi sur les entreprises. Beaucoup mettent en avant que le bien être animal est important. On a vu le Ministre de l’Agriculture Stéphane Travert et le rapporteur Jean-Baptiste Moreau, qui ont émis un avis défavorable concernant par exemple l’interdiction des cages pour les poules pondeuses, et qui disaient pourtant “le bien être animal c’est quelque chose d’important”. Déjà, par le terme de bien-être animal, on est déjà dans du “bien-être washing” quelque part, puisqu’on va parler de bien-être animal sur tout et n’importe quoi. C’est-à-dire qu’on va oser parler de bien-être animal concernant les animaux qui sont en abattoirs, concernant les cages qui sont actuellement utilisées pour les poules pondeuses. Ce terme-là sert à rassurer le consommateur, à lui faire oublier la réalité… On n’est pas du tout dans le registre du bien-être, on ne parle pas d’un spa ! On parle des conditions de vie des animaux, qui vont du pire au moins pire.

Entretien réalisé le 23 août 2018 par Raphaëlle Martinez pour LVSL.