Frappes américaines sur le Yémen : vers une nouvelle guerre au Moyen-Orient ?

Opération militaire occidentale à proximité du Yémen. © Crown Copyright 2011, NZ Defence Force

À défaut de faire pression sur Israël pour interrompre le carnage mené à Gaza, Joe Biden a préféré ouvrir un nouveau front au Yémen et bombarder les Houthis, qui prennent pour cible les navires de commerce d’Israël et de ses alliés dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Une escalade peu susceptible de mettre fin aux attaques en mer Rouge et qui pourrait saboter le processus de paix engagé pour résoudre la guerre civile qui ravage le Yémen depuis presque dix ans. Par Helen Lackner, autrice de l’ouvrage Yemen in Crisis: autocracy, neo-liberalism and the disintegration of a state, traduction par Camil Mokadem [1].

Le 11 janvier, après plusieurs semaines de procrastination, les forces américaines et britanniques ont déclenché pas moins de 60 frappes aériennes visant des positions du mouvement Ansar Allah (ou Houthi), au Yémen. Cette opération, ainsi que les suivantes menées par les États-Unis, a pour objectif officiel de protéger le trafic maritime contre les attaques des rebelles Houthis en mer Rouge. Cette escalade militaire amorce une nouvelle étape dans la crise actuelle au Moyen-Orient, dont le cœur demeure l’offensive israélienne potentiellement génocidaire menée sur la population de Gaza. 

D’abord annoncés comme des mesures « exceptionnelles », les bombardements se sont répétés presque quotidiennement et sont amenés à se poursuivre. Les gouvernements américain et britannique ont annoncé que cette campagne visait à assurer le respect de la liberté de navigation, principe reconnu à l’international. La menace houthie est également brandie devant l’opinion publique européenne comme un facteur potentiel d’inflation. Le mouvement séparatiste est en effet tenu responsable des retards de livraison de marchandises, provoqués par les détours que les navires prennent désormais pour éviter la mer Rouge. 

Les États-Unis ont d’autre part déclaré que ces frappes n’entrent pas dans le cadre de l’opération Gardien de la prospérité, annoncée mi-décembre, qui brille par son insignifiance. Aucun pays frontalier de la mer Rouge n’a en effet rejoint la force opérationnelle américaine, pas même l’Égypte, pourtant durement touchée par les pertes de revenus liés aux droits de passage par le canal de Suez. La majorité des principales compagnies maritimes contournent désormais l’Afrique, ce qui augmente les coûts et les délais.

Que veulent les Houthis ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de reconnaître officiellement les revendications des Houthis. Ces derniers ont pourtant clairement affirmé agir en soutien des Palestiniens à Gaza et ont déclaré que leurs actions prendraient fin dès qu’Israël cessera ses opérations militaires dans l’enclave et lèvera le blocus des biens essentiels. Ansar Allah a également déclaré ne cibler que les navires ayant des liens avec Israël, bien qu’au lendemain des représailles récentes, le mouvement vise désormais les transporteurs américains et britanniques. Les Houthis ne souhaitent toutefois pas imposer un blocage généralisé en mer Rouge.

Les médias occidentaux présentent volontiers les Houthis comme des marionnettes iraniennes aux mains de Téhéran.

Ces derniers sont régulièrement présentés dans les médias occidentaux comme de vulgaires marionnettes de Téhéran, au même titre que d’autres mouvements locaux. « Soutenus par l’Iran » est la désignation standard accolée à toute mention des rebelles Houthis, une formulation éculée, à double fonction.

D’abord, cette désignation donne du grain à moudre aux « faucons » de Washington, qui souhaitent étendre le conflit pour mener une guerre à grande échelle à l’Iran, un scénario qui aurait des conséquences épouvantables dans la région. Ce projet s’accorde toutefois avec les objectifs des franges les plus radicales du gouvernement israélien d’extrême droite, lesquelles s’activent à faire entrer les États-Unis dans un conflit ouvert. L’avènement d’une guerre serait particulièrement inquiétant pour la sécurité des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Oman, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar), situés entre Israël et l’Iran géographiquement (et dans une moindre mesure, politiquement).

Désigner Ansar Allah comme un mouvement fantoche aux mains de Téhéran sert également à dénigrer les motivations et le positionnement des Houthis. Répété quotidiennement, leur slogan révèle une idéologie explicite : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction aux juifs et victoire à l’islam ! »

En réaction aux massacres commis à Gaza, les rebelles yéménites ont d’abord déclenché des tirs de missiles et de drones en direction du sud d’Israël, des frappes interceptées avant qu’elles n’aient pu toucher leur cible. À l’inverse, leurs opérations en mer Rouge ont eu un impact bien réel, le port d’Eilat (unique porte d’entrée israélienne dans la mer Rouge) a vu son activité chuter de 85 %, et l’état hébreu a subi des pertes de 3 milliards de dollars fin décembre 2023.

Ces interventions en pleine mer ont fait passer les Houthis de l’ombre à la lumière, le mouvement est désormais célébré par des milliers de personnes qui l’ignoraient encore quelques mois auparavant. La perception est toute autre aux États-Unis et au Royaume-Uni, tous deux déterminés à soutenir de manière inconditionnelle l’assaut mené sur Gaza, où le bilan s’élève à plus de 25 000 morts palestiniens.  

Contrairement à la plupart des pays arabes, les Houthis se sont mobilisés pour aider les Palestiniens et jouissent ainsi d’un soutien inédit au sein de la population yéménite, très largement propalestinienne. D’immenses foules se sont en effet rassemblées chaque semaine dans la capitale, Sanaa, et dans d’autres villes du pays pour manifester leur soutien à la Palestine.

Les opérations en mer Rouge aident également Ansar Allah à recruter parmi la jeunesse. La vigueur des Houthis tranche avec l’inertie du gouvernement yéménite internationalement reconnu et ses factions, qui soutiennent timidement la cause palestinienne. Une inertie qui, en comparaison, accroît la popularité d’Ansar Allah.

Quelles conséquences sur le Yémen ?

Les frappes de la coalition anglo-américaine et la désignation par Washington des Houthis comme organisation considérée comme terroriste, annoncée le 17 janvier dernier, auront de lourdes conséquences sur le Yémen. Bien qu’ils renforceront sans doute l’image populaire d’Ansar Allah à l’échelle locale et internationale, ces événements risquent d’aggraver la crise humanitaire dans le pays, même si les communiqués américains jurent du contraire.

En dépit des affirmations américaines, désigner les Houthis comme un mouvement terroriste risque d’aggraver la crise humanitaire au Yémen.

Ces opérations militaires aériennes ont un impact catastrophique sur les populations civiles. Les risques sont notamment élevés chez les plus précaires, souffrant déjà de l’accès limité aux ressources alimentaires et qui pourraient à présent subir la restriction des envois de fonds vers le Yémen, une manne financière absolument vitale pour des milliers de foyers.  

Par ailleurs, ces frappes remettent en cause le timide processus de paix au Yémen, débuté en avril 2022. Une trêve de six mois avait alors été initiée sous l’égide de l’ONU entre les Houthis et leurs adversaires du Conseil de direction présidentiel. Celui-ci se compose de 8 membres représentant différentes régions et factions du pays, ainsi que les intérêts rivaux de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont eux-mêmes créé cette instance. Vu sa composition, rien d’étonnant à voir ce groupe rongé par des dissensions internes et des rivalités entre puissances tutélaires extérieures. Ces divisions ont pris le pas sur la lutte contre les Houthis.

À l’inverse, ces derniers présentent un front uni. Du fait de leur organisation structurelle, leur gouvernement central a su limiter les désaccords internes, et depuis 2015, Ansar Allah contrôle à peu près les deux tiers de la population yéménite et un tiers du territoire national.

Depuis 2015, Ansar Allah exerce son pouvoir sur environ deux tiers de la population et un tiers du territoire du Yémen.

Le système de gouvernement des Houthis est extrêmement autoritaire et répressif, et le respect des droits humains, à commencer par la liberté d’expression et les droits des femmes, n’est pas un principe fondateur pour le mouvement. D’un point de vue financier, Ansar Allah dépend largement d’une forte taxation de tout ce qui transite dans sa zone de contrôle. Les revenus portuaires et douaniers des ports d’Al Hodeïda ont augmenté au cours de l’année dernière, grâce à la levée partielle du blocus maritime, ce qui leur a permis de détourner les navires du port d’Aden.

Pour les civils, l’effondrement de l’économie et l’apport famélique d’aide humanitaire n’ont fait qu’aggraver davantage les niveaux de pauvreté à travers le pays, alors que le Yémen était déjà l’état le plus pauvre de la région. Au cours d’une guerre civile longue de presque dix ans, le mouvement Houthi a quant à lui gagné en vigueur et renforcé ses capacités sur le plan militaire, et s’il n’avait pas essuyé les assauts aériens de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il aurait sûrement élargi son emprise territoriale, notamment dans la région de Marib, zone clé de production de pétrole et de gaz.

De fragiles négociations de paix

Pour compléter cet épineux tableau, il faut mentionner les négociations directes amorcées fin 2022 entre l’Arabie Saoudite et le mouvement Houthi, des tractations qui représentent le principal espoir de mettre fin à la guerre au Yémen.

Depuis la fin de l’année 2022, des négociations ont été engagées entre l’Arabie Saoudite et les Houthis.

Le prince héritier et principal dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une victoire rapide contre les Houthis, et cherche depuis quelques années à sortir son pays de l’impasse yéménite. Pour sa part, Ansar Allah désigne clairement l’Arabie Saoudite comme son adversaire et perçoit le Conseil de direction présidentiel (Internationaly recognized government, ou IRG) comme un vulgaire prolongement du royaume. Les négociations directes sont donc un élément crucial pour mettre un terme à l’engagement saoudien.

Tout au long de l’année 2023, un accord semblait sur le point de se dessiner. Ce dernier devait proposer de multiples solutions, notamment le versement par l’Arabie Saoudite du salaire des fonctionnaires pendant un an, la fin du blocage des ports, et l’élargissement des destinations depuis l’aéroport de Sanaa. En tout premier lieu, cet accord devait inclure un cessez-le-feu permanent et la sécurisation des frontières.

Le statut officiel de l’Arabie Saoudite dans ces négociations demeure toutefois un point de désaccord majeur. Les Houthis insistent sur le fait que Riyad signe en tant que « participant », terme qui exposerait les autorités saoudiennes à des accusations de crimes de guerre, et placerait le royaume face à ses responsabilités pour leurs actions militaires passées. Les Saoudiens souhaitaient donc signer l’accord en tant que « médiateurs » pour éviter ce risque afin de ne pas écorner leur image. En décembre dernier, ce point d’achoppement semblait pouvoir être levé, les houthis ayant modéré leurs exigences et étant prêts à mentionner l’Arabie Saoudite comme médiatrice.

Ces efforts n’ont toutefois débouché que sur une déclaration de l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, pourtant externe aux négociations entre les Houthis et l’Arabie Saoudite. Ce dernier a annoncé la préparation d’une feuille de route pour des négociations internes entre les parties yéménites, censées déboucher sur un accord de paix qui mettrait fin à la guerre civile.

Les Saoudiens se sont contentés de notifier le Conseil de direction présidentiel du contenu de l’accord, ce qui démontre à quel point il ne s’agit que du relai de pouvoir de puissances étrangères. À l’instar de l’envoyé spécial de l’ONU, ils n’ont pas été consultés et n’ont jamais eu l’occasion de donner leur avis. Si cet accord avait abouti, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe auraient été formellement libérés de leur implication dans la guerre civile au Yémen. Il y a toutefois fort à parier que le Conseil aurait continué à soutenir les factions qui dépendent de lui financièrement et politiquement.

Un nouveau bourbier ?

Cet accord n’aurait certes pas mis fin à la guerre civile au Yémen, mais il aurait constitué une avancée notable vers une solution. Les négociations visant à établir un état démocratique auraient été extrêmement difficiles si les Houthis avaient eu l’ascendant dans le rapport de force. Au sein du gouvernement internationalement reconnu, on retrouve des éléments politiques comme le Conseil de transition du Sud, et les forces de la Résistance Nationale de Tarek Saleh, deux organisations tout aussi brutales et répressives qu’Ansar Allah, d’autres mouvements comme Al-Islah défendent, eux, une idéologie islamiste rivale.

S’opposer au soutien populaire pro-palestinien est un jeu dangereux pour n’importe quel gouvernement au Moyen-Orient.

L’engagement des Houthis dans le contexte de la guerre à Gaza a constitué un défi complexe pour le processus de négociations. L’Arabie Saoudite et les États-Unis espéraient voir l’accord se concrétiser avant que la situation n’atteigne un point critique. C’est ce qui explique le silence de Riyad par rapport aux interventions des Houthis en mer Rouge. En outre, pour n’importe quel état du Moyen-Orient, s’opposer au soutien populaire en faveur de la Palestine est un jeu dangereux étant donné le possible génocide en cours, surtout quand on connait l’inaction du royaume des Saoud à ce sujet. En réponse aux frappes américaines sur le Yémen, Riyad s’est donc contenté d’appeler à la « retenue et à empêcher toute recrudescence ».

Du côté des États-Unis, mettre fin à la guerre au Yémen était l’un des objectifs affichés de l’administration Biden au début de son mandat. En désignant les Houthis comme terroristes et en les attaquant, le Président américain a probablement enterré cette promesse.

Si la perspective de la paix d’une paix entre les Houthis et le camp saoudien s’éloigne, l’intervention américaine et britannique n’est pas pour déplaire à d’autres factions du Conseil de direction présidentiel. Le Conseil de transition du Sud (STC), dirigé par Aïdarous al-Zoubaïdi et défendant une sécession du Sud-Yémen, a ainsi appelé ouvertement à cette implication militaire occidentale. Marionnette du gouvernement des Emirats Arabes Unis, cette faction espère que la désignation des Houthis comme terroristes aidera à mieux criminaliser leurs adversaires sur la scène internationale et que les frappes militaires affaibliront Ansar Allah. Quoi qu’il en soit, les soutiens de cette nouvelle escalade guerrière n’ont visiblement retenu aucune leçon des multiples conflits dans la région, qui n’aboutissent toujours qu’au désastre.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, paru sous le titre de « Joe Biden’s Air Strikes on Yemen Are Reckless and Wrong ».

Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.

États-Unis et Arabie saoudite : vers un « OTAN moyen-oriental » ?

Le président américain Joe Biden et le chef d’État saoudien Mohammed ben Salman en juillet 2022 © Mandel Ngan

Les Saoudiens sont en quête d’un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN » avec les États-Unis – et Joe Biden n’y fermerait pas la porte selon un journaliste du New York Times. La nouvelle semble contre-intuitive au vu des camouflets diplomatiques infligés par la monarchie saoudienne au président américain. Pourtant, celui-ci n’a jamais cessé de considérer le royaume comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient – et d’œuvrer à son rapprochement avec Israël. Une telle alliance ne ferait qu’accroître les risques d’escalade militaire dans la région. Par Branko Marcetic, traduction Alexandra Knez [1].

Au cours des dernières années, le gouvernement saoudien a assassiné un résident américain, journaliste au Washington Post, entraîné les États-Unis dans une guerre de voisinage épouvantable qui dure depuis des années, humilié et menacé à plusieurs reprises le président américain tout en copinant avec ses principaux rivaux mondiaux – le tout en continuant d’imposer une répression moyenâgeuse aux femmes et aux homosexuels, et d’intensifier les exécutions d’opposants à des niveaux jamais atteints. Du reste, il ne fait plus l’ombre d’un doute que des membres du gouvernement saoudien ont été directement complices des attaques terroristes contre les États-Unis le 11 septembre 2001…

Pourtant, selon le journalisme du New York Times Thomas Friedman, généralement au fait des petits papiers de la Maison Blanche, le président Joe Biden « se demande s’il ne faudrait pas envisager la possibilité d’un pacte de sécurité mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite », qu’il décrit comme « un traité de sécurité mutuelle de type OTAN qui enjoindrait aux États-Unis de se porter à la défense de l’Arabie saoudite en cas d’attaque – très probablement par l’Iran ».

Pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes

Le New York Times et le Wall Street Journal avaient déjà évoqué l’existence d’un tel projet, mais il s’agit là sans doute de la révélation la plus explicite quant à la nature exacte des « garanties de sécurité » demandées par le gouvernement saoudien.

Il y a plus. Les Saoudiens demandent également l’aide des États-Unis pour le développement d’un programme nucléaire civil – ces mêmes ambitions supposées qui valent à l’Iran d’être menacé, sanctionné et bombardé à échéance régulière, bien que le Pentagone et les services de renseignement américains reconnaissent explicitement leur inexistence… Ils souhaitent également l’assouplissement des restrictions applicables aux ventes d’armes pour obtenir du matériel plus sophistiqué – tandis que leur guerre brutale contre le Yémen se prolonge toujours.

Qu’est-ce que les États-Unis y gagneraient ? D’une part, selon Friedman, l’actuel gouvernement israélien serait conduit à faire des concessions « qui préserveraient la possibilité d’une solution à deux États ». Ensuite, cela permettrait de normaliser les relations israélo-saoudiennes, un effort qui a commencé sous Donald Trump et que Joe Biden s’est échiné à clôturer – dans le cadre d’une stratégie visant à isoler l’Iran dans la région, et que le ministère de la Sécurité intérieure lui-même estime dangereuse, tant elle est susceptible d’accroître les sentiments anti-américains dans la région.

Il n’est pas inutile d’examiner à quel point les « avantages » mentionnés sont dérisoires. Obtenir d’Israël la promesse de « préserver la possibilité » (sic) d’une solution à deux États semble à tout le moins minimaliste. Mais compte tenu de la progression continue de l’occupation et du pillage des terres palestiniennes depuis des décennies, il est douteux que demeure à ce stade la « possibilité » de préserver quoi que ce soit ! De plus, il semblerait que ce compromis n’implique aucun engagement de la part d’Israël quant à ses attaques régulières et indiscriminées contre les civils palestiniens.

Pour couronner le tout, il intervient alors que le soutien populaire aux accords d’Abraham, signés par Israël et les États du Golfe en 2020, s’est effondré – en grande partie à cause de cette même violence. Selon toute vraisemblance, cet accord ne ferait qu’affaiblir davantage la position globale des États-Unis à un moment où une grande partie du monde se moque déjà de sa rhétorique.

Cette démarche heurterait de plein fouet les récents développements positifs dans la région, à savoir la médiation réussie de la Chine pour un rapprochement entre les gouvernements saoudien et iranien. Cet accord aurait l’effet inverse : Israël, conforté dans sa position, pourrait estimer avoir les mains libres pour lancer l’assaut concerté qu’il annonce depuis des années contre l’Iran – une guerre qui entraînerait presque à coup sûr les États-Unis dans sa dynamique…

Enfin, les implications d’une telle alliance militaire pour les États-Unis, dans une zone particulièrement belliqueuse, semblent ignorées. À l’heure actuelle, le pays est tenu à l’obligation légale de protéger pas moins de cinquante et un pays sur cinq continents – fût-ce au prix d’une entrée en guerre. Et il ne s’agit là que des pactes scellés par des traités : ce chiffre ne prend en compte les simili-alliances telle que celle nouée avec Israël.

La multiplication des alliances militaires ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’objectif recherché – prévenir les guerres ? En particulier si l’on considère que les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire du monde, et qu’il est enclin à se laisser entraîner dans nombre de croisades à l’étranger… Il faut ajouter à cela que pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes – ainsi, celles du gouvernement saoudien au Yémen.

C’est pour cette raison précise qu’en coulisses, comme le montrent des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, les responsables de l’OTAN étaient très inquiets à l’idée de laisser la Géorgie du nationaliste Mikhaïl Saakashvili adhérer à l’alliance. Un fonctionnaire turc affirmait alors que le ministre des Affaires étrangères du pays « lui avait dit que la Géorgie espérait utiliser l’adhésion à l’OTAN comme un levier en faveur de la position de Tbilissi » dans ses conflits territoriaux avec la Russie. La réponse turque avait été ferme : « on ne saurait considérer l’adhésion à l’OTAN comme un moyen de régler de tels conflits, et le [gouvernement turc] regrette que Tbilissi n’ait, entre-temps, pas même voulu envisager la voie du dialogue » avec l’une de ses régions sécessionnistes.

De quoi considérer avec circonspection toute nouvelle alliance militaire des États-Unis avec un pays belliciste…

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre « Joe Biden Wants You to Kill and Die for the Saudi Monarchy »

Biden au pays de l’or noir : cynisme, contradictions et impuissance de l’Amérique démocrate

© المملكة العربيّة السّعودية

Le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient poursuivait deux buts principaux : accélérer la normalisation des rapports entre Israël et les pétromonarchies, et obtenir une baisse du prix du pétrole. Dans les faits, il s’agissait surtout de resserrer les liens entre l’administration Biden et cette partie du monde – quitte à courber l’échine face à ses alliés et à s’asseoir sur les grands principes humanistes sensés guider la diplomatie américaine. Un déplacement qui révèle l’impuissance des États-Unis dans la région, pris entre de multiples contradictions. Pour satisfaire l’appétit du complexe militaro-industriel américain, rassurer les monarchies du Golfe en matière de sécurité et contenir la progression de la Chine, Joe Biden semble prêt à renoncer à une diplomatie un tant soit peu équilibrée à l’égard du Moyen-Orient.

En dépit de son amateurisme et de son incompétence, Donald Trump démontrait une certaine cohérence dans sa manière d’appréhender la géopolitique. Ne s’embarrassant d’aucune considération humaniste, il arbitrait les choix géostratégiques américains sous le seul prisme de ses intérêts, réels ou perçus. 

Ainsi, l’Iran, le Venezuela et Cuba constituaient des régimes à abattre. Instrumentalisé par l’Arabie Saoudite et Israël, Trump avait unilatéralement retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien puis imposé des sanctions économiques conçues pour ramener le pays à l’âge de pierre. Ses opérations bellicistes, en particulier l’assassinat du général et figure du régime Qasem Soleimani, avaient placé les deux pays au bord de la guerre. De même, par électoralisme bien compris, Trump avait annulé l’accord diplomatique passé par Obama avec Cuba et tenté par tous les moyens de renverser le gouvernement vénézuélien, allant jusqu’à demander une invasion terrestre à ses conseillers avant d’appuyer plusieurs tentatives de coup d’État. Une façon de s’assurer du soutien électoral de la diaspora issue de ces pays et émigrée dans des États clés, en particulier la Floride et le Texas.

NDLR : Lire sur LVSL l’article du même auteur : « Crise iranienne : Trump, faux isolationniste »

Enfin, Trump avait enterré la neutralité de Washington dans le conflit israélo-palestinien. Après avoir déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il avait affiché un soutien sans faille au gouvernement de Netanyahou. Si les alliés de l’OTAN avaient été sommés d’acheter davantage de matériel militaire américain, sous peine de perdre la protection de Washington, Israël continue de bénéficier de milliards de dollars d’aide militaire financée par le contribuable américain. Ici aussi, les intérêts électoraux du Parti républicain, désireux de consolider le vote des chrétiens intégristes, semblaient dicter les considérations géostratégiques de Trump. Sans oublier ceux de l’industrie de l’armement américaine.

« Si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite. »

Donald J Trump, octobre 2018

Les livraisons d’armes au régime du général Al-Sisi s’inscrivent dans cette logique commerciale. Tout comme les milliards de dollars de contrat signé avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Le fait que ces armes soient utilisées pour massacrer des civils yéménites et provoquer « la plus grave crise humanitaire actuelle » selon l’ONU n’embarrassait pas Donald Trump. Celui-ci avait apposé son véto présidentiel à une résolution votée par le Congrès pour mettre fin au soutien logistique et à l’implication de l’armée américaine au Yémen. En échange de ce soutien sans faille, Riyad continuait d’acheter des armes américaines et d’ouvrir les vannes de pétrole, garantissant un prix suffisamment bas pour permettre à Trump d’espérer une réélection.

Malgré les nombreux services rendus au complexe militaro-industriel américain, premier bénéficiaire de ses arbitrages politiques, le style Trump demeurait trop « candide » pour l’establishment. Le magnat de l’immobilier avait fait grincer de nombreuses dents en expliquant que la présence américaine en Syrie avait pour but de « conserver le pétrole ». De même, suite au rapport de la CIA accusant le dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) d’avoir personnellement commandité le démembrement à la scie à os du journaliste Jamal Khashoggi, Trump avait produit un communiqué laudatif pour justifier le maintien des relations diplomatiques avec Riyad. Aux journalistes qui l’interpellaient sur cette question, le milliardaire avait répondu : « si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite ». Et de préciser : « ils vont nous acheter 110 milliards de dollars d’armement. Si ils ne les achètent pas à nous, ils les achèteront ailleurs, à la Russie ou à la Chine, et ça ne nous aide pas, que ce soit pour les emplois ou nos entreprises ». Plus tard, Trump ira jusqu’à se vanter publiquement d’avoir « sauvé les fesses » de MBS.

Joe Biden et Kamala Harris avaient fustigé ce renoncement à tout principe moral. Alors en campagne, Biden avait promis de restaurer le prestige international des États-Unis et de faire de l’Arabie Saoudite « un État-paria ». 

L’Arabie Saoudite humilie Joe Biden – impunément.

Si l’on met de côté la forme, la politique étrangère de Trump s’inscrivait en réalité dans la continuité de ses prédécesseurs. Barack Obama avait rendu possible la signature de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite à hauteur de plus de 115 milliards de dollars, après l’avoir soutenue dans son offensive au Yémen. Il avait signé un décret stipulant que le Venezuela constituait une « menace existentielle » pour les États-Unis, et imposé des sanctions économiques significatives. En Égypte, Obama avait tacitement soutenu le coup d’État militaire, son ministre des affaires étrangères John Kerry estimant que Sisi « restaurait la démocratie ». Avant cela, sa prédécesseur Hillary Clinton avait loué le dictateur égyptien Moubarak en affirmant le considérer « réellement comme un ami de ma famille ». Le Washington Post lui avait alors reproché de saper les efforts de la diplomatie américaine en matière de défense des droits de l’Homme…

Le récit que cherche à imposer le camp démocrate, selon lequel Trump avait tourné le dos à une politique étrangère dont l’objectif principal est la défense des droits de l’Homme et la « promotion de la démocratie », ne résiste pas à l’analyse. En particulier sur le dossier saoudien.

Dès son arrivée au pouvoir, Joe Biden a été confronté à un second rapport du renseignement américain portant sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Face aux conclusions dévastatrices pour MBS, Biden a adopté la même position que Donald Trump : refuser de prendre la moindre sanction, et justifier cette décision par la défense des intérêts nationaux.

Depuis, la Maison-Blanche refuse de mettre un terme à l’implication des États-Unis dans la guerre au Yémen. Joe Biden a même annoncé une nouvelle vente d’armes à Riyad, pour un total de 650 millions de dollars. Bernie Sanders et deux sénateurs républicains ont tenté de bloquer ce contrat en saisissant le Congrès. En vain, le Sénat votant à 67 contre 30 en faveur de la vente. 

Si Biden a renoncé à faire de l’Arabie Saoudite un État-paria, il s’était bien gardé, jusqu’à présent, de rencontrer Mohamed Ben Salmane. Une manière d’éviter de réhabiliter symboliquement le dirigeant saoudien. 

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Biden poursuit un autre but : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de « l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient ».

Cette position devenait intenable pour plusieurs raisons. D’abord, MBS et ses alliés émiratis faisaient payer cette posture au prix fort, n’hésitant pas à soutenir un cours du pétrole élevé bien avant la guerre en Ukraine, dans le but explicite de nuire politiquement aux démocrates et de favoriser le retour au pouvoir du Parti républicain. Les multiples tentatives d’obtenir une hausse de la production via des rencontres officieuses avec des hauts dirigeants américains et MBS ont toutes échoué, les Saoudiens évoquant publiquement la nécessité d’une rencontre officielle avec Joe Biden pour résoudre la question.

Une fois la guerre en Ukraine déclenchée, l’Arabie Saoudite s’est jointe à Israël et aux autres monarchies du Golfe en traînant des pieds pour condamner la Russie à l’ONU, tout en maintenant ses relations commerciales et diplomatiques avec Moscou. Au point de doubler ses importations de pétrole russe à prix cassé pour faire du profit. Selon la presse américaine, les dirigeants saoudiens et émiratis ont longtemps refusé de répondre aux demandes d’entretien téléphonique de Biden, qui souhaitait évoquer le marché du pétrole. Lorsque Jake Sullivan, le conseiller spécial à la Sécurité de Joe Biden, a abordé la question de Jamal Khashoggi devant MBS, ce dernier aurait hurlé sur le haut responsable américain avant de mettre fin à l’entrevue.

Quand les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden démontrent son impuissance

Joe Biden s’est ainsi trouvé contraint de courber l’échine devant MBS afin d’obtenir la hausse des quotas de production de pétrole, censée compenser les effets de l’embargo américain sur la Russie. Une stratégie quelque peu contradictoire – et pleine de cynisme. Difficile de voir dans l’Arabie Saoudite un régime moins violent et autoritaire que celui de Vladimir Poutine, comme le relevait le Financial Time. Avant l’invasion de l’Ukraine, les libertés publiques étaient significativement mieux garanties en Russie. En mars, le gouvernement saoudien avait fait décapiter 81 hommes en une seule journée. Selon Human Right Watch, des dizaines d’entre eux étaient de simples opposants politiques arrêtés pour avoir participé à une manifestation. Quelques mois auparavant, la déclassification d’un rapport du FBI avait révélé des éléments accablants pointant vers l’implication directe du régime saoudien dans les attentats du 11 septembre. On aurait également tôt fait d’oublier que la guerre au Yémen a produit des dégâts humanitaires bien plus importants que ceux que l’on a pu observer en Ukraine jusqu’à présent – eux-mêmes d’une brutalité déjà choquante.

Le fait que Joe Biden préfère supplier les monarchies du Golfe d’accroître leur production de pétrole plutôt que de lever les sanctions pesant sur l’Iran et, davantage encore, sur le Venezuela, ne peut bien sûr s’expliquer par des considérations d’ordre moral. Pourtant, c’est sur ces principes que Biden a décidé d’exclure le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de son sommet des Amériques, provoquant le refus de la participation du Mexique et un nouveau contrecoup pour son administration (Jair Bolsonaro acceptant de participer uniquement après que Biden ait promis de ne pas aborder sa politique en Amazonie et de lui accorder une rencontre en tête-à-tête…).

Parce qu’il refuse de considérer un changement d’orientation stratégique, Joe Biden est dans une impasse. Un prix du pétrole élevé condamne le Parti démocrate à une défaite électorale en novembre, dont les conséquences se feront ressentir pendant des années. La reprise des relations avec les monarchies du Golfe l’affaiblit également dans l’opinion américaine, surtout auprès de l’électorat susceptible de voter démocrate, alors que la levée des sanctions sur le Venezuela et l’Iran lui vaudrait les foudres de la droite américaine. Même sur le dossier iranien, Biden semble incapable de trancher entre sa volonté de signer un nouvel accord sur le nucléaire et son désir de ne pas contrarier Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui explique pourquoi de nombreux commentateurs américains déplorent un voyage au Moyen-Orient cynique et risqué, où le démocrate n’avait que des coups à prendre.

Récompenser les provocations

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Joe Biden poursuit un autre but officiel : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient. Les monarchies du Golfe, l’Égypte et Israël œuvrent à la mise en place d’un système de défense aérien commun, dans le but de neutraliser la menace grandissante des drones iraniens. Pour les États-Unis, cela impliquerait un nouveau transfert de technologie et des ventes d’armes supplémentaires.

Mais derrière l’appétit pour des contrats d’armement juteux se profilent de nombreuses interrogations géostratégiques et politiques. D’abord, la signature d’un tel traité risquerait de nécessiter l’approbation du Congrès. Ensuite, il pourrait entrer en violation des lois américaines, selon la revue Foreign Policy. Les États-Unis ne sont en effet pas censés signer des accords de défense militaire avec des pays violant ouvertement les droits de l’Homme – ce qui semble une caractérisation applicable aux monarchies du Golfe… De plus, l’un des piliers de la diplomatie américaine repose sur la volonté de ne pas renforcer les régimes autoritaires, jugés moins stables et susceptibles de respecter les accords et traités internationaux que les régimes démocratiques

En plus d’encourager la déstabilisation de la région, elle reviendrait à récompenser les « mauvais comportements » des différents États qui en seraient bénéficiaires – qu’ils refusent de suivre Washington dans leur opposition à la Russie, violent allègrement les droits de l’Homme ou continuent à multiplier les provocations à l’encontre des États-Unis. Outre les intenses opération de lobbying et les actes d’espionnage commis par les Émirats Arabes Unis (qui avaient placé un agent au cœur de l’administration Trump, comme l’a récemment révélé la presse), Doha laisserait la Chine construire une base navale sur son territoire. Riyad serait sur le point d’acheter des missiles à Pékin et considérerait un accord commercial visant à vendre du pétrole sans passer par le dollar. Une information qui a consterné les cercles de pouvoir à Washington. 

L’obsession chinoise comme unique boussole ?

Les intérêts du complexe militaro-industriel américain ne sont pas suffisants pour expliquer les choix a priori contradictoires de l’administration Biden. Après tout, c’est sous sa direction que les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan. L’autre explication passe par l’obsession américaine à l’égard de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère américaine semble être de contenir Pékin, ce qui nécessite d’empêcher l’allié historique saoudien de traiter directement avec lui. D’où cette rencontre secrète du directeur de la CIA, William Burns, avec MBS en avril, où il fut surtout question du rapprochement entre Riyad et Pékin.

Si l’influence grandissante de la Chine dans le pré carré-américain suscite l’inquiétude, l’affaiblissement du dollar constitue un souci encore plus aigu. Outre l’indécision caractéristique du président américain et la perte d’influence des États-Unis au Moyen-Orient, le principal élément qui semble expliquer la ligne politique américaine est sa volonté de conserver son rang de première puissance mondiale. Parvenir à consolider les relations entre Israël et les monarchies arabes présenterait l’avantage de garantir la sécurité de l’État hébreu et des approvisionnements en hydrocarbures. En évitant de contrarier le moindre acteur, Biden permettrait aux États-Unis de se désengager de la région, pour se tourner pleinement vers l’Asie. Tant pis si cela nécessite de s’asseoir sur les grands principes démocratiques. Joe Biden ne semble pas disposer du capital politique ni de la volonté nécessaire pour défendre une autre vision. Mais en se cantonnant à sauver ce qui peut encore l’être, il risque de provoquer un désagréable retour de bâton…

Embargo sur le pétrole russe : l’UE se tire-t-elle une balle dans le pied ?

Une raffinerie de pétrole. © Patrick Hendry

Souhaitant encore accentuer la pression sur Moscou, l’Union européenne a adopté le 30 mai dernier un embargo sur le pétrole russe. Si cette décision aura certes un coût économique pour la Russie, Vladimir Poutine peut néanmoins espérer s’en tirer grâce au prix très élevé du baril et en trouvant de nouveaux acheteurs. Pour l’UE, qui connaît déjà une forte inflation, l’addition risque en revanche d’être salée, surtout si les profits des géants du pétrole demeurent aussi intouchables. En parallèle, la nécessité de trouver des fournisseurs de substitution devrait encore renforcer le pouvoir de Washington sur le Vieux continent, malgré le coût environnemental catastrophique des hydrocarbures de schiste.

C’est une nouvelle étape dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Russie. Âprement discuté tout au long du mois de mai, un embargo sur le pétrole russe a finalement été annoncé lors du Conseil européen du 30 mai. D’ici la fin de l’année, toute importation d’or noir par voie maritime sera interdite, ce qui représente les deux tiers des importations européennes depuis la Russie. Les importations par l’oléoduc Droujba, un pipeline hérité de l’époque soviétique desservant toute l’Europe centrale et l’Allemagne de l’Est, devraient quant à elles baisser, mais pas totalement : l’Allemagne et la Pologne ont annoncé leur souhait de ne plus importer une goutte, tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque bénéficient d’exemptions d’une durée indéterminée. Pour ces trois États, ne disposant d’aucune façade maritime et dont les raffineries sont calibrées uniquement pour les pétroles russes, il était en effet inenvisageable d’arrêter leurs importations. Si le pipeline venait à être fermé, ces pays seront en outre autorisés à importer du pétrole depuis l’Adriatique, qui transiterait par la Croatie. La Bulgarie, déjà victime d’un arrêt des livraisons de gaz par Moscou, a quant à elle obtenu un délai d’un an et demi pour trouver d’autres fournisseurs.

Malgré ces trous dans l’accord, celui-ci devrait mettre fin à 90% des importations actuelles de pétrole selon Bruxelles. La fin des approvisionnements en gaz russe apparaît comme la prochaine étape, alors que Moscou a déjà bloqué les exportations vers la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas et vient de réduire brutalement les livraisons à l’Allemagne de 60%. Cependant, la dépendance au gaz russe est telle qu’un embargo total serait extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, voire ruineux, raison pour laquelle, l’UE a remis le sujet à plus tard.

Poutine fragilisé mais pas vaincu

L’objectif de l’embargo est évident. Selon Charles Michel, président du Conseil européen, il « va couper une énorme source de financement de la machine de guerre de la Russie ». A première vue, la Russie se trouve en effet fortement fragilisée par cette décision : en 2021, plus de 50% du pétrole russe destiné à l’export l’était vers l’Europe. Le déploiement de l’embargo va donc fortement impacter les finances publiques russes et renchérir le coût de la guerre. En outre, le désengagement de nombreuses majors pétrolières occidentales (BP, ExxonMobil, Shell…) de grands projets en Russie va ralentir la mise en exploitation de nouveaux gisements.

Vladimir Poutine dispose cependant de deux atouts pour contrebalancer cette pression financière : le haut niveau des prix des hydrocarbures et le marché asiatique. Avec un baril aux alentours de 110 à 120 dollars, le prix du pétrole est en passe de battre le record historique de 2008. Pour les pays exportateurs, dont les recettes ont été sévèrement affectées par les confinements et par des prix plus modérés depuis 2014, le contexte actuel est une aubaine. Au début de l’année, la Fédération de Russie a fait le plein de devises, réalisant en quatre mois la moitié de son objectif de revenu issu des hydrocarbures pour l’année 2022. Une tendance qui s’est poursuivi au cours du mois de mai, la Russie ayant gagné 1,7 milliards de dollars supplémentaires par rapport à avril, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cette dernière prévoit cependant une forte chute de la production russe pour l’année prochaine.

L’enjeu pour la Russie est de trouver de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine apparaît comme le client idéal.

L’enjeu pour la Russie est donc de trouver rapidement de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine, qui a dû mettre à l’arrêt ses usines à l’automne dernier par manque d’électricité, apparaît évidemment comme le client idéal. En outre, Pékin souhaite diversifier ses importations pour réduire le risque d’un potentiel blocage de ses importations par voie maritime de la part des occidentaux dans le détroit de Malacca. Depuis une dizaine d’années, les gazoducs et oléoducs entre la Russie et la Chine se multiplient : ouverture de l’oléoduc ESPO en 2012, du gazoduc Force de Sibérie en 2019, projet Force de Sibérie 2… Si l’axe Moscou-Pékin se renforce, l’Empire du Milieu se sait en position de force par rapport à son allié. La Chine profite donc des difficultés de la Russie pour faire baisser les prix, obtenant un rabais d’environ 35 dollars par baril russe par rapport au brent.

L’Inde a également flairé une bonne opportunité : en quelques mois à peine, les importations de pétrole d’origine russe y sont passées de presque 0% à 17%. Selon certaines sources, New Dehli, qui bénéficie des mêmes promotions que la Chine, utiliserait même ses capacités de raffinage pour revendre du pétrole d’origine russe aux européens, moyennant une jolie marge. Outre les économies réalisées, ces achats d’hydrocarbures permettent à l’Inde de maintenir un certain équilibre géopolitique dans ses relations avec les occidentaux et la Russie, dont elle a toujours été soucieuse. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, semble également avoir fortement augmenté ses achats de pétrole russe. Ainsi, si l’embargo européen induit d’importantes pertes de revenus pour Moscou, tant en raison de la chute des volumes exportés que des baisses de prix, la situation est encore loin d’être désespérée.

Un pétrole toujours plus cher

Pour l’Union européenne en revanche, l’embargo risque de coûter très cher. Si l’objectif officiel est évidemment d’aider l’Ukraine et de punir la Russie, les pressions des Etats-Unis ont également joué un rôle majeur dans cette décision. Dès le début du mois de mars, les USA ont en effet mis en place un embargo sur le pétrole russe et enjoint l’UE à les suivre. Mais les conséquences d’une telle décision sont bien plus importantes pour les Etats européens, qui importaient environ un quart de leur pétrole de la Russie avant la guerre (8,7% pour la France, 42% pour l’Allemagne), alors que les Etats-Unis n’en dépendaient qu’à hauteur de 8%. Énergétiquement autosuffisant et pouvant compter sur les exportations canadiennes et mexicaines, Washington n’a pas de quoi s’inquiéter. Le Vieux Continent, qui compte peu de gisements d’hydrocarbures, ne peut pas en dire autant.

Selon le Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril !

Les conséquences en sont déjà visibles : malgré diverses mesures pour atténuer l’inflation, les prix à la pompe atteignent des records. En France, malgré la remise de 18 centimes, ils dépassent de nouveau les deux euros par litre. Dans le même temps, les compagnies pétrolières affichent des profits historiques : après 16 milliards de bénéfices en 2021, TotalEnergies en a engrangé 5 de plus juste sur le premier trimestre 2022. Ses concurrents étrangers réalisent eux aussi d’excellentes performances financières, malgré la fin de leurs activités en Russie. L’expression de « profiteurs de crise » n’a, semble-t-il, jamais été aussi vraie : selon les chiffres du Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril ! Alors que la transition énergétique n’a jamais été aussi urgente, ces grands groupes préfèrent choyer leurs actionnaires plutôt que d’investir dans le renouvelable : sur les 16 milliards récoltés l’an dernier, Total en a affecté huit aux versement de dividendes et deux aux rachats d’action pour faire monter son cours en bourse…

En faisant encore monter les cours du baril, l’embargo européen pourrait donc enrichir encore plus les grandes entreprises pétrolières, toujours au détriment des consommateurs, dont les salaires n’arrivent pas à suivre l’inflation. Pour l’heure, le gouvernement français se refuse à toute mesure supplémentaire, se contentant de la remise et d’un éventuel chèque versé aux plus modestes à la rentrée. Pourtant, plusieurs pays européens ont déjà pris des mesures plus strictes : l’Italie et le Royaume-Uni ont ainsi instauré une taxe de 25% sur les bénéfices des entreprises énergétiques, dont les revenus permettront de financer des aides contre la précarité énergétique. Une mesure qui inspire la NUPES, dont le programme prévoit de « taxer les entreprises ayant profité de la crise sanitaire et des conséquences de la crise ukrainienne et orienter les recettes vers les investissements nécessaires à la bifurcation écologique et sociale ».

Une nouvelle géopolitique de l’énergie

Si des solutions existent donc pour réduire la facture d’énergie en taxant sévèrement, voire en nationalisant, les majors pétrolières, l’UE n’aura en revanche pas vraiment le choix d’acheter du pétrole plus cher auprès d’autres fournisseurs pour compenser la production russe. Or, le marché est tendu : plusieurs gros producteurs ne parviennent déjà pas à atteindre leurs objectifs de production, tels que l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria, tandis que la Lybie est toujours dévastée par la guerre. Dès le début du conflit en Ukraine, Washington a donc tenté de renouer le dialogue avec le Venezuela et l’Iran, deux gros producteurs à l’écart d’une grande part du marché mondial depuis plusieurs années en raison des sanctions occidentales. 

Le bilan semble mitigé. En ce qui concerne le Vénézuela, après des années passées à essayer de renverser Nicolas Maduro, un accord semble finalement avoir été trouvé avec lui pour autoriser les exportations à destination de l’UE à partir du mois de juillet, via des sociétés espagnole et italienne. La décision a cependant été peu évoquée dans les médias américains, car Joe Biden sait combien le sujet est sensible. Le retour en grâce de l’Iran paraît lui beaucoup plus compromis. En décidant de maintenir les gardes de la révolution iraniens sur la liste des organisations considérées comme terroristes par les USA, Joe Biden a envoyé un signal clair à Téhéran, qui a riposté en retirant des caméras de surveillance de ses installations nucléaires. Il faut dire qu’aucun des deux pays n’avait très envie de renouer avec l’autre : pour l’Iran, la Russie est un partenaire fiable, dont l’intervention en Syrie pour soutenir son allié Bachar El-Assad a été décisive. Pour les Etats-Unis, un accord avec l’Iran aurait fortement détérioré les relations avec Israël et les pays du Golfe.

Les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe.

Faute d’autres choix, ce sont donc surtout vers ces derniers que les occidentaux se sont tournés pour remplacer les livraisons russes. Initialement, l’OPEP+ (alliance élargie qui représente environ la moitié de la production mondiale et dont fait partie la Russie, ndlr), ne souhaitait pas augmenter sa production, afin de maintenir des prix très élevés. Les pétromonarchies ont en effet un mauvais souvenir des dernières années, marquées par une chute importante du prix du baril à partir de 2014 suite à la croissance de la production américaine, puis par la chute brutale de la demande lors des confinements. Finalement, l’annonce d’une future visite officielle de Joe Biden en Arabie Saoudite semble avoir permis d’augmenter la production issue du Moyen-Orient. Le Président américain a en effet accepté de rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman, qu’il snobait depuis le début de son mandat en raison de l’assassinat barbare du journaliste Jamal Khashoggi. Dans la foulée, l’OPEP+ a finalement accepté d’augmenter sa production de près de 700.000 barils par jour à partir du mois prochain.

Outre le Vénézuela et les Etats de la péninsule arabique, les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe. Longtemps très gros importateurs, les États-Unis sont désormais autosuffisants grâce au fort développement de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste depuis une quinzaine d’années. La satisfaction des besoins intérieurs étant désormais garantie, les exportations sont en train de se développer. Les livraisons de pétrole des USA à l’UE ont ainsi fortement augmenté au cours des derniers mois, tandis que celles de gaz devraient connaître un essor très important au cours des prochaines années, à mesure que les deux rives de l’Atlantique se dotent de capacités de liquéfaction et de regazéification, nécessaires au transport du gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, le sort du peuple ukrainien ne semble pas être le motif premier des pressions insistantes de Washington contre Nord Stream 2 et pour l’adoption de l’embargo européen.

Un embargo doublement hypocrite

Plus largement, les motifs invoqués en faveur de l’embargo méritent d’être questionnés. Selon Bruxelles, il s’agit de défendre une démocratie agressée par la Russie et d’utiliser cette occasion pour accélérer la transition énergétique. Comme souvent, la « diplomatie des valeurs » invoquée pour séduire l’opinion publique est cependant bien loin de la réalité. Si l’agression russe est évidemment totalement inacceptable, qualifier l’Ukraine, pays particulièrement corrompu et kleptocratique, de « démocratie » est sans doute excessif. 

Surtout, les occidentaux semblent bien plus préoccupés par la défense des droits de l’homme et de la paix en Ukraine et en Russie que dans d’autres régions du monde. Les courbettes du vice-chancelier allemand, l’écologiste Robert Habeck, au Qatar en mars dernier pour signer un contrat d’achat de gaz naturel symbolisent à elles seules les convictions à géométrie variable de nombre de dirigeants européens. En accroissant sa dépendance aux pétromonarchies, l’UE affaiblira peut-être le régime dictatorial de Vladimir Poutine, mais elle renforcera des dirigeants qui mènent une guerre particulièrement violente au Yémen depuis sept ans, font assassiner des journalistes dissidents, pratiquent encore l’esclavage, méprisent les droits des femmes et des minorités sexuelles et promeuvent un islam rigoriste. En termes de valeurs, on a fait mieux.

L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura un impact environnemental très lourd.

Enfin, la défense du climat ne semble pas non plus figurer parmi les priorités européennes. Ainsi, la récente « taxonomie verte » adoptée par l’Union, qui regroupe les activités économiques « ayant un impact favorable sur l’environnement » intègre par exemple le gaz naturel parmi les énergies vertes. L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura quant à elle un impact environnemental très lourd : d’une part, le transport par méthanier ou tanker pollue bien plus qu’un acheminement par pipeline; d’autre part, la fracturation hydraulique – interdite en France et dans la plupart des pays européens – consomme énormément d’eau et de produits chimiques. Au total, selon le cabinet de conseil Carbone 4, produire de l’électricité à l’aide de gaz américain polluerait trois fois et demi plus qu’avec du gaz russe ! En attendant que les livraisons américaines arrivent, l’Italie et l’Allemagne envisagent même de rouvrir des centrales à charbon

Le sevrage progressif de notre dépendance aux énergies carbonées ne semble pas non progresser depuis l’annonce de l’embargo. Si l’UE entend certes développer plus rapidement les sources d’énergie renouvelable, aucune annonce majeure n’a pour l’instant été faite à ce sujet. Sur le plan des économies d’énergie, pourtant indispensables pour réduire nos factures et répondre à la crise climatique, les efforts restent là aussi quasi-inexistants. Lors des chocs pétroliers des années 1970, les pouvoirs publics avaient pourtant pris des mesures fortes : obligation pour les fabricants automobiles de concevoir des véhicules moins gourmands, promotion des économies d’énergie et des transports publics, soutien aux coopératives énergétiques locales… Pour l’heure, rien de comparable ne semble être mis en place. L’embargo pétrolier contre la Russie pourrait donc certes affaiblir cette dernière, mais au prix d’un coût très important pour les Européens, d’une dépendance encore plus forte aux Etats-Unis et d’une politique énergétique bien peu écologique.

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

http://www.alquds.com/articles/1571305856477612400/
© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

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La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

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Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

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Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

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Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

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La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
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S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

Moyen-Orient : comment la crise du Covid renforce les « États-gladiateurs »

Bombardements de la coalition saoudienne au Yémen © Khaled Abdullah

Au Moyen-Orient, la crise du Covid-19 a fourni une fenêtre d’opportunité à certaines puissances émergentes pour s’affirmer, alors qu’elle risque d’être fatale pour d’autres. La Turquie et l’Arabie saoudite apparaissent comme les grandes gagnantes de la pandémie, qui leur a permis de renforcer leur leadership régional. Interventions militaires, ingérences larvées, guerre économique, instrumentalisation de la crise sanitaire à des fins d’exercice du soft power : la crise a été l’occasion d’une accentuation des logiques conflictuelles pré-existantes. Alors que de nombreux théoriciens des relations internationales prédisaient l’érosion de la figure de « l’État-gladiateur » et l’obsolescence de la géopolitique « stato-centrée », consécutives à l’effacement de l’hyper-puissance américaine, celle-ci semble au contraire être le prétexte au renforcement des puissances étatiques régionales et de leur logique belliciste. Par Livia Perosino et Max-Valentin Robert.


Les concepts de hard power, soft power et smart power ont été élaborées par Joseph Nye entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, a contrario de certaines thèses d’alors qui annonçaient une relativisation de la puissance américaine dans un contexte post-guerre froide. L’auteur définit le soft power comme étant « la capacité de changer ce que les autres font en fonction de sa force d’attraction », à travers le recours aux « ressources de pouvoir intangibles comme la culture, l’idéologie et les institutions », alors qu’« un hard power est un acteur capable de recourir non pas seulement à la force mais à la coercition. […] Le hard power suscite la crainte, tandis que le soft power séduit sans faire peur ».

Le smart power implique un mélange avisé de ces deux types de pouvoir, qui permettrait à une puissance de consolider ou maintenir son hégémonie. La crise du Covid-19 nous oblige à explorer non seulement les différentes facettes du pouvoir d’État, mais aussi les diverses traductions possibles de l’idée même de puissance. La pandémie (et la réponse à cette dernière) semble avoir contribué au redéploiement des hard et soft powers, notamment dans une région où l’assise des structures étatiques est souvent l’objet de profondes contestations : le Moyen-Orient.

La situation géopolitique régionale évolue aussi par rapport au changement de stratégie américain, qui semble avoir oublié l’importance du smart power. Sa capacité à influencer la diplomatie internationale semble diminuer au fur et à mesure qu’elle réduit les fonds alloués aux organisations internationales.

Pour la Turquie, L’expression du soft power ne saurait suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force. Au cours de la crise du Covid-19, la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

Au niveau militaire, la présence de Washington dans la région demeure importante, mais le retrait est spectaculaire depuis les années Bush. Les sanctions économiques apparaissent désormais comme l’outil privilégié, malgré l’efficacité encore limitée dont elles ont fait preuve dans les cas russe et iranien. De nouvelles puissances cherchent désormais à occuper le vide – relatif – laissé par les États-Unis. La crise du Covid-19 est susceptible d’avoir fourni une occasion en or pour les ambitions hégémoniques des puissances régionales émergentes.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »]

Turquie : une quête de soft power médical via la « diplomatie du masque »

La crise du coronavirus semble avoir nourri les inquiétudes des autorités turques quant aux conséquences éventuelles de cette pandémie sur les plans économique et financier. En effet, entre janvier et le début du mois de mai, la lire turque a vu sa valeur fondre de plus de 17 %, et les estimations de Goldman Sachs prévoient qu’un dollar pourrait valoir plus de huit lires en 2021. Au premier trimestre 2020, le tourisme a d’ailleurs vu ses revenus décliner de 11,4 % (alors que ce secteur représente entre 11 et 13 % du PIB depuis quelques années) et ses exportations chuter de 18 % en mars par rapport à l’année dernière. Le pays pourrait d’ailleurs connaître sa première récession depuis 2008, en enregistrant -1,4 % de croissance en 2020. Selon le Fonds Monétaire International, qui prévoit une rétractation de l’économie turque de 5 % cette année, l’inflation pourrait atteindre 12 % et le chômage s’élever à 17,2 %.

Malgré ces difficultés économiques objectives, Ankara semble avoir voulu déployer un surcroît de soft power en se présentant comme une puissance humanitaire et solidaire. Le 2 mai 2020, le ministère turc du Commerce suspendit les restrictions concernant l’exportation d’incubateurs, de produits désinfectants et de respirateurs. Le même jour, le ministère de la Défense affirma avoir envoyé du matériel médical en Somalie. Ces envois de matériel se sont également dirigés vers certains pays membres de l’Union européenne, comme l’Espagne qui reçut vingt-cinq tonnes de lunettes, masques et gel antibactérien de la part de la Turquie.

Une telle démarche a d’ailleurs été présentée explicitement par les autorités d’Ankara comme un argument en faveur de l’adhésion turque à l’UE. En témoignent les déclarations du porte-parole du gouvernement, İbrahim Kalın : « La candidature de la Turquie à l’Union européenne est bonne pour la Turquie, mais la présence de la Turquie est aussi bonne pour l’Europe. À vrai dire, cette épidémie nous a donné raison. » Si, comme le rappelle la politiste Jana Jabbour, « Le président Erdoğan a toujours voulu positionner la Turquie comme une puissance humanitaire », ces exportations ont pour objectif de « démontrer que la Turquie est une puissance forte qui a les moyens d’offrir l’aide aux Etats européens ».

Si cette « diplomatie du masque » a été déployée en direction de son environnement proche (à l’instar de certains pays balkaniques, Ankara considérant cette région comme une zone d’influence « naturelle » en raison de son passé ottoman), une aide médicale a également été fournie à certains États entretenant des relations plus houleuses avec la Turquie (tels qu’Israël ou l’Arménie), ainsi qu’en Libye, où le gouvernement de Fayez el-Sarraj bénéficie du soutien de Recep Tayyip Erdoğan. Le référentiel religieux s’est aussi avéré central dans l’activation de cette diplomatie humanitaire. Par exemple, les colis destinés à l’Italie et à l’Espagne étaient accompagnés d’une citation traduite du poète mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî (une figure centrale de l’Islam turc, dont le corps repose dans la ville anatolienne de Konya) : « Derrière le désespoir se cachent de nombreux espoirs. Derrière l’obscurité se cachent de nombreux soleils. »

Cette solidarité sanitaire a été abondamment relayée par les sites d’information turcs francophones, tels que TRT ou Red’Action. Une tonalité propagandiste s’est aussi manifestée du côté des médias pro-gouvernementaux, plusieurs d’entre eux (comme Star, Yeni Şafak ou A Haber) affirmant que nombre d’Européens chercheraient à émigrer en Turquie et à obtenir la nationalité turque pour bénéficier du système de santé local, du fait de l’effondrement supposé de la situation sanitaire dans leurs pays d’origine. Ce discours était d’ailleurs particulièrement dirigé contre les autorités françaises, comme en témoignent les déclarations suivantes d’Anadolu Ajansı : « Alors que l’exemple de la solidarité turque aujourd’hui envers ses alliés ne passe pas inaperçu, ainsi que la solidarité, restant néanmoins partielle et limitée, des voisins européens de l’Hexagone, le manque de solidarité de la France envers ses alliés de l’OTAN et l’UE se remarque également. Mais la France peut-elle s’aider elle-même ? » Le tabloïd conservateur Takvim souligna également le soutien demandé par la France aux hélicoptères de l’armée allemande pour le transport de patients.

[Pour une analyse de l’ambivalence du rôle de la Turquie dans l’Alliance atlantique-nord, lire sur LVSL : « La Turquie, membre indocile de l’OTAN »]

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes.

L’ostentation des capacités médicales turques est une des stratégies mises en place par Ankara pour s’affirmer au niveau régional et mondial comme une puissance complète. L’expression du soft power ne saurait toutefois suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force militaire. Au cours de la crise du Covid-19 la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

De Sanaa à Tripoli : ingérences étrangères et démonstrations de force

Le 23 mars, lorsque l’Europe et le Moyen-Orient commençaient à prendre au sérieux les conséquences possibles du virus, Antonio Guterres faisait appel à la communauté internationale pour instaurer une trêve globale. En effet, nul n’aurait su imaginer la catastrophe qu’une propagation massive aurait pu provoquer dans des pays aux systèmes de santé détruits – tant au niveau logistique que structurel – par plusieurs années d’affrontements, et dans les zones où les combats constituent la réalité quotidienne. Les affrontements n’ont cependant pas cessé pendant cette période, bien au contraire.

Depuis l’intervention militaire de l’OTAN de 2011, la Libye n’a plus pu retrouver la paix. Les affrontements pour le contrôle du pays sont aujourd’hui alimentés par un nombre consistant de mercenaires et forces étrangères, expression de la volonté des puissances mondiales à avoir leur mot à dire. La capitale est tenue par le gouvernement de Fayez al-Serraj, gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale et soutenu par les forces turques. De l’autre côté, le général Khalifa Haftar, soutenu par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Egypte, et de manière moins assumée par la France, les États-Unis et la Russie, menait une attaque sur Tripoli depuis plus d’un an. Alors que les médias européens ne traitaient que du Covid-19, la Turquie se montrait décidée à maintenir al-Serraj au pouvoir. Haftar a renoncé à sa campagne de quatorze mois qui avait pour but la prise de Tripoli, et a été forcé à se retirer à Syrte. Il s’agit d’un tournant majeur, mais la guerre est loin d’être gagnée.

Les revers subis par le général Haftar risquent d’encourager ses nombreux alliés à déployer plus de moyens sur le territoire libyen pour assurer leur emprise sur la Libye orientale, région la plus riche en pétrole du pays. L’Egypte a adopté une posture guerrière au cours des derniers jours, qui laisse entendre que ses troupes pourraient prêter main forte aux mercenaires russes de Wagner, déjà présents dans les rangs de l’Armée nationale libyenne (ANL). En ce qui concerne la Turquie, le soutien à al-Serraj constitue certainement une démonstration de ses capacités militaires. Le pays est actif sur tous les fronts : depuis seulement quelques jours, une nouvelle opération a été lancée au Nord de l’Irak, dans le Kurdistan irakien. Dans cette région, ainsi qu’au Nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdoğan continue sa guerre contre la mouvance autonomiste kurde. La Turquie accroît donc sa présence militaire de manière conséquente et, par conséquent, son poids diplomatique sur la scène régionale. Il semble désormais évident qu’elle ne compte pas laisser la Russie être le seul arbitre des conflits régionaux.

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes. En effet, malgré un soutien officiel au GNA, la France a mal caché son alliance de facto avec le général dissident Haftar. Un accident advenu il y a quelques jours en Méditerranée entre un cargo turc et la frégate française Courbet a été l’occasion pour Paris d’exprimer clairement son agacement par rapport à la nouvelle attitude d’Ankara.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Jean Marcou : « les ambitions expansionnistes d’Erdogan »]

Une remise en cause des alliances traditionnelles s’est également manifestée sur le terrain yéménite, où le gouvernement actuel, soutenu jusqu’à présent par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis pour combattre les insurgés Houtis (une organisation armée soutenue par l’Iran et se revendiquant du chiisme zaïdite), a subi une dissension profonde en son sein. Une dissension qui n’est pas sans implications sur la guerre par procuration que se livrent indirectement Riyad, Abou Dabi et Téhéran.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait contribué à assombrir l’image du royaume saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales. une tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock à l’égard du Royaume.

Une relativisation de la prégnance du hard power militaire ne s’est donc pas manifestée dans le pays (plongé dans la guerre civile depuis 2014), en dépit des effets locaux de la pandémie. On estime actuellement que plusieurs centaines d’individus seraient morts du Covid-19 à Aden. Au 1er juin, le gouvernement officiel recensait 354 malades et 84 morts dans les zones qu’il administre, tandis que les insurgés Houthis ne reconnaissaient l’existence que de quatre infectés et un décès. Certes, une baisse de l’intensité générale du conflit peut être constatée depuis le début de la pandémie, en raison de la diminution des frappes aériennes. Les combats continuent toutefois entre les forces gouvernementales et l’insurrection Houthi : depuis mai, ces affrontements se sont déplacés du gouvernorat de Marib à celui d’Al Bayda.

Au-delà de ce seul gouvernorat, l’Ouest du pays a été dans son ensemble le théâtre de combats particulièrement rudes. A Sahn al-Jinn (gouvernorat de Marib), le 26 mai, un tir de missile Houthi contre des locaux de l’armée yéménite provoqua la mort de sept soldats loyalistes. Par ailleurs, l’opposition s’est intensifiée entre les armées gouvernementales (soutenues par l’Arabie saoudite) et les séparatistes du Conseil de Transition du Sud, bénéficiant de l’appui des Emirats arabes unis. Entre le 4 mai et le 11 juin, plus de cent soldats ont été blessés ou tués durant ces combats entre troupes loyalistes et sudistes. Le 21 mai, une délégation menée par le dirigeant du CTS (Aïdarous al-Zoubaïdi) a été reçue à Riyad à l’invitation du prince Salmane, et des pourparlers ont été engagés avec le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi : un accord de cessez-le-feu a été conclu à l’occasion de la célébration de l’Aïd al-Fitr (24 mai), mais les affrontements ont repris dès le lendemain. Entre le 26 et le 2 juin, 45 morts étaient recensés dans le cadre des affrontements entre l’armée loyaliste et les forces sud-yéménites.

L’expansionnisme saoudien au Yémen ne se manifeste pas seulement sur les plans militaire et diplomatique : similairement à Ankara, Riyad a aussi tenté de se présenter comme une puissance humanitaire. Le 2 juin dernier, l’Arabie saoudite mis sur pied une conférence visant à recueillir des financements à destination des missions humanitaires onusiennes stationnées au Yémen. À cette occasion, le pouvoir saoudien a promis 500 millions de dollars d’aide financière, suscitant les louanges de Melissa Fleming (secrétaire générale adjointe à la communication globale de l’ONU) qui définissait Riyad comme étant  « le principal financeur de la réponse humanitaire au Yémen ces dernières années ».

D’après Maysaa Shuja al-Deen, journaliste et chercheuse yéménite affiliée au Sana’a Center for Strategic Studies, le pouvoir saoudien « a toujours essayé de changer le récit de la guerre et de se présenter comme un bailleur de fonds pour le gouvernement légitime, et non comme faisant partie du conflit ». Le soutien à l’ONU fait partie intégrante de la stratégie saoudienne visant à améliorer l’image du royaume au sein des organisations internationales, dans le but de faire oublier ses violations récurrentes des droits de l’Homme. Le pays a d’ailleurs été rayé de la liste des Nations unies à propos des États violant les droits des enfants, décision critiquée par de nombreuses organisations humanitaires.

Les capacités financières de l’Arabie saoudite constituent indéniablement un atout essentiel, particulièrement suite à la baisse importante du soutien économique en provenance des États-Unis. L’ébranlement subi par l’industrie des hydrocarbures au cours de la crise du Covid-19 était cependant susceptible de mettre à mal le seul avantage économique considérable dont dispose le royaume.

La stratégie économique de Ben Salmane : quand le prince contourne l’échec et mat

Comme toute économie profondément intégrée dans les échanges mondiaux, le royaume saoudien a été lourdement affecté par la crise provoquée par la pandémie, notamment en raison de la contraction de la demande mondiale d’hydrocarbures. Les mesures d’austérité adoptées en réponse à la crise sont abruptes, et incluent le triplement de la TVA et la suspension des indemnités de subsistance des fonctionnaires. Ce seront donc les couches basses et moyennes de la population qui paieront le prix fort du Covid-19.

Cette situation n’a toutefois pas empêché l’Arabie saoudite de continuer à placer ses pions sur l’échiquier économique mondial. Depuis le début de la crise, la monarchie a largement mobilisé son fonds d’État pour investir dans des domaines variés, souvent en pariant sur des secteurs lourdement affectés par le ralentissement de l’économie globale. Les fonds d’État sont des fonds d’investissement détenus par les gouvernements, et souvent liés aux surplus dégagés à travers l’exportation de matières premières (et notamment d’hydrocarbures). Parfois regardés avec suspicion en raison des liens entre intérêts économiques et stratégie politique, ces fonds pourraient également constituer un danger pour la stabilité du système financier global en raison de leur manque de transparence et de régulation.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance. Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions.

Les investissements saoudiens des derniers mois se sont concentrés en grande partie sur l’industrie des loisirs, parmi les secteurs les plus touchés par la crise. Le fonds a notamment investi dans la compagnie de croisières Carnival, dont on avait beaucoup entendu parler en janvier en raison du nombre de ses passagers positifs au Covid-19. Dans le contexte actuel, nombreuses sont les entreprises prêtes à accepter les investissements saoudiens pour survivre, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques mois.

Le manque de considération pour les droits de l’Homme et les libertés individuelles, récemment mis en lumière par le scandale qui a suivi l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait longtemps contribué à assombrir l’image du royaume et dissuadé certaines entreprises de se rapprocher du pouvoir saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales, tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock. À la fin du mois de mai, son directeur général Terrence Keeley a présenté le royaume comme un investissement attractif, « autant en termes relatifs qu’absolus ».

Le fonds d’investissement saoudien a également parié sur des géants du secteur énergétique (notamment ENI et Shell). Ces derniers avaient été lourdement affectés par la chute du cours du pétrole au mois de mars, provoquée par la guerre des prix menée précisément par l’Arabie saoudite. Suite à l’impossibilité de trouver un accord avec la Russie sur la production de pétrole au cours de la pandémie, le royaume avait augmenté sa production et inondé le marché, causant une chute historique du prix du brut au mois d’avril. Alors que les économies d’un grand nombre de pays se remettent doucement en marche, notamment en Asie, le royaume a décidé d’augmenter le prix de ses variétés plus légères de brut. Il s’agit d’une manoeuvre risquée, qui parie sur la plus grande désirabilité des variétés saoudiennes par rapport aux américaines.

L’attitude de la monarchie au cours de la pandémie s’est donc avérée bien téméraire. La guerre des prix avec la Russie montre une confiance considérable dans sa capacité à influencer et orienter le marché à sa guise. Les investissements forcenés au cours de la période de crise sont une preuve supplémentaire de l’assurance saoudienne par rapport à ses capacités d’anticipation. Désormais pleinement acceptée comme une puissance économique mondiale, l’Arabie saoudite agit comme telle et adopte des tactiques ambitieuses. S’il est encore trop tôt pour évaluer les futures retombées de la stratégie économique saoudienne au cours de la pandémie, il est cependant possible que la crise du Covid-19 ait fourni au royaume une occasion précieuse pour accélérer l’avancement de ses pions sur l’échiquier.

Le mirage de l’érosion du pouvoir des États

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance, ou du moins, de ces modalités d’expression « traditionnelles » et stato-centrées. À titre d’exemple, le politiste Bertrand Badie annonçait l’obsolescence de la figure de l’« État-gladiateur » pour le XXIè siècle, et Zaki Laïdi prévoyait l’apparition d’une nouvelle conception de la puissance, fondée non pas sur la force mais sur la capacité à définir et instituer des normes.

Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions. Après de longues années de violence armée, le Yémen et la Libye s’engouffrent dans le chaos, alors que les ingérences étrangères ne font que se multiplier. L’actuelle crise sanitaire souligne tristement la prépondérance des intérêts des grandes puissances (ou par les États aspirant à le devenir), indépendamment des considérations autour de la préservation de la vie humaine. L’approche humanitaire de certains États peut, par ailleurs, elle aussi être appréhendée comme l’une des déclinaisons du pouvoir d’État. La crise du Covid-19 a fourni une occasion à des puissances émergentes de s’affirmer sur le plan diplomatique, comme nous l’avons vu dans le cas de la Turquie et de l’Arabie saoudite.

Les difficultés liées à la mise en veille d’une énorme partie de l’économie globale sont présentées uniquement comme des difficultés marginales – Riad semblant même avoir profité de la situation de crise. La notion de smart power semble pertinente pour analyser les trajectoires de ces deux pays, qui cherchent à la fois à s’affirmer aux niveaux militaire, diplomatique et économique afin de se présenter comme des puissances pleines et entières. Nombreux sont néanmoins les acteurs ayant leur mot à dire sur la scène moyen-orientale : la Russie semble vouloir s’imposer comme arbitre dans la plupart des conflits régionaux ; Israël, occupé par les difficultés liées à l’annexion de la Cisjordanie, intensifie tout de même ses attaques en Syrie ; l’Iran, sans doute affaibli par les sanctions américaines et l’impact du Covid-19, est prêt à tout pour maintenir ses intérêts en Syrie, notamment le couloir stratégique qui permet à ses milices alliées de se déplacer entre le Liban et l’Irak. Au Moyen-Orient, l’effacement – relatif – du monde unipolaire lié à l’hégémonie américaine risque d’inaugurer une géopolitique nouvelle, caractérisée par des rivalités multiples, qui semble déjà marquée par les guerres par procuration.

Bahreïn, le royaume en situation de dépendance face à l’Arabie Saoudite

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Manama, capitale de Bahreïn, en décembre 2014. © image libre de droits

Alors que l’Arabie Saoudite a lancé une guerre du prix de l’or noir dimanche 8 mars, affolant les marchés financiers mondiaux, les pétromonarchies du Golfe pourraient bien prochainement être confrontées au retour de flamme de cette ambitieuse stratégie. L’accroissement de la production pétrolière de l’Arabie Saoudite à 12,3 millions de barils par jour risque de bouleverser les équilibres économiques de la région. Le discret royaume sunnite du Bahreïn n’est pas en reste face aux événements. Cette crainte cache une autre réalité : l’inféodation de Bahreïn à l’Arabie Saoudite. 


« Politiquement, le Bahreïn apparaît comme le poisson pilote de l’Arabie » analyse Claire Beaugrand, chercheuse au centre d’études du Golfe de l’université d’Exeter. Le royaume de Bahreïn est dépendant économiquement de celle-ci, et ce lien complexe mène aujourd’hui le pays dans une impasse.

Une économie indexée sur la puissance saoudienne

Petit royaume de 760 kilomètres au cœur de la région du Golfe, stratégiquement situé entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, l’histoire de Bahreïn est profondément liée à la donne énergétique régionale. Le secteur pétrolier est entièrement détenu par l’État à Bahreïn. L’augmentation rapide de la dette publique, qui représentait 93% du PIB en 2018, met en évidence la fragilité de l’économie du pays. L’Arabie Saoudite s’impose comme le garant de sa stabilité. Ainsi, en octobre 2018, l’Arabie Saoudite débloque une aide conjointe avec les Émirats et le Koweït à hauteur de 10 milliards de dollars à destination de Bahreïn et sous réserve de réformes structurelles qui l’engage jusqu’en 2022. Bahreïn dispose paradoxalement de peu de réserves pétrolières, et s’est même retrouvé contraint de céder pour exploitation à l’Arabie Saoudite un champ pétrolier du royaume : le champ Abu Saafa. Plus de la moitié des revenus pétroliers du royaume proviennent pourtant de ce champ, ce qui souligne la relation de dépendance au royaume saoudien. Le royaume de Bahreïn, comme l’ensemble des pétromonarchies du Golfe, est aujourd’hui confronté à un tournant majeur du fait de l’épuisement du modèle de la rente pétrolière. Le pays se trouve face à la nécessité de diversifier structurellement son économie au plus vite afin de stabiliser celle-ci.

La politique de diversification nécessite une aide financière, voir un appui politique de l’Arabie Saoudite. Si les deux pays ont le qualificatif de « pétromonarchie » (monarchie dont les ressources financières proviennent de l’exportation de pétrole), les marges manœuvres entre les deux États sont clairement différenciées. Les revenus du pétrole représentaient 18,5 % du PIB du Bahreïn en 2018 d’après les chiffres du FMI (il produit environ 8 millions de tonnes de pétrole par an), alors que ceux-ci sont de 44% en Arabie Saoudite. Il apparaît d’un côté plus facile pour le Bahreïn, puisqu’étant moins dépendant des hydrocarbures, de réduire ses subventions publiques dans ce secteur. Mais les investissements considérables que nécessitent cette profonde restructuration sont permis en grande partie par le soutien financier de l’Arabie Saoudite.

Le royaume de Bahreïn mise sur divers secteurs de diversification. L’industrie de l’aluminium est ainsi devenue un secteur fort du Bahreïn grâce à d’investissements précoces de l’Arabie Saoudite, qui a notamment permis l’émergence de l’entreprise Alba, détenue à 20% par l’Arabie Saoudite. 15% de sa production d’aluminium est aujourd’hui exportée vers le royaume saoudien. Le secteur du tourisme est également un nouveau secteur clef, en plein essor avec plus de 11 millions de visiteurs en 2017. Une politique de grands travaux via des projets immobiliers et culturels a été amorcée, visant à conférer un rayonnement à l’international à Bahreïn. Le royaume saoudien a été à l’initiative en 1986 d’un pont de 25 km entre les deux pays, la chaussée du roi Fadh et 80% des touristes à Bahreïn sont des saoudiens. Pour cause : plus libéral que ses voisins du Golfe, le pays attire du tourisme régional venant profiter des loisirs, mais aussi d’activités illicites comme la consommation d’alcool, ou la prostitution.

La finance “islamique” est un autre axe de diversification de Bahreïn, où le secteur financier 16,5% de l’économie. Le royaume devient la première place financière dès 1975, ce qui lui permet d’accueillir un important afflux de pétrodollars. La finance islamique consiste en « l’absence d’intérêts, le fait que les profits et pertes doivent être partagés entre créanciers et débiteurs, et que les transactions financières doivent être adossées à des biens tangibles et identifiables » d’après la définition qu’en donne la chercheuse Lila Guermas-Sayegh. En cela, elle partage des caractéristiques communes avec la finance éthique. Jouer la carte de la finance islamique permet dès lors au Bahreïn d’investir un secteur stratégique qui ne nécessite pas l’appui de l’Arabie Saoudite. Cela permet au royaume d’attirer des investissements privés, même si la part de ceux-ci dans l’économie bahreïni reste aujourd’hui modeste. S’inspirant des politiques saoudiennes, c’est donc sur le secteur privé qu’essaie de miser le Bahreïn en faisant ce celui-ci un véritable moteur de croissance via de massifs investissements.

Jeux de pouvoir entre familles royales

Arrivé à la tête du Bahreïn en 1999, Hamad bin Isa Al Khalifa entame d’importantes réformes économiques dans le sens de la libéralisation du pays. Pour ce faire, il va chercher un équilibre entre ces politiques de libéralisation qui comprennent intrinsèquement l’ouverture du pays, tout en maintenant verrouillé le pouvoir politique. La libéralisation économique se doit d’être accompagnée d’une progressive ouverture politique, dont la marge doit rester strictement contrôlée par la famille régnante. À Bahreïn, la famille royale est particulièrement proche des grandes familles sunnites du Golfe. Si la famille Al Khalifa contrôle le pays depuis 1783, le pouvoir clanique n’est pas sans dissensions et conflits d’intérêts. Le pouvoir clanique est divisé entre le Roi, le prince héritier et le Premier ministre.

Depuis l’arrivée au pouvoir du roi Hamad bin Isa Al Khalifa et la mise en place de son projet de réformes économiques libérales, la famille royale Al Khalifa a été profondément divisée selon deux courants : réformiste et conservateur. Le roi a cherché à légitimer son pouvoir personnel en répondant à la crise sociale en axant ses réformes sur l’augmentation du niveau de vie de la population. Ces améliorations économiques, pilotées par son fils, permettent au roi d’asseoir son autorité politique. À contre-courant, le premier ministre, le cheikh Khalifa s’inscrit dans le courant conservateur. Réformer économiquement Bahreïn et libéraliser quelque peu sa politique apparaît pour cette frange comme une mise en danger des intérêts et relations clientélistes que cette vieille garde entretient étroitement avec les réseaux de pouvoir saoudien. Les réformes économiques s’inscrivent dans une perspective de réduction de la dépendance de l’économie de l’hydrocarbure vis-à-vis de l’Arabie saoudite et de rationalisation de la dépense publique qui mettent en péril les schémas et circuits de corruption et d’intérêts entre ces pays. La structure du clivage de la dépendance vis-à-vis de l’Arabie Saoudite est corrélée à des dynamiques de pouvoir politique et d’intérêts antagonistes qui traverse le pouvoir bahreïni. Ces antagonismes bloquent toute effectivité des réformes, qui restent pour la plupart des effets d’annonce ou des processus inachevés.

Bâillonner l’opposition politique pour préserver les intérêts

Le royaume de Bahreïn a été le seul pays du Golfe touché par la vague des printemps arabes de 2011. Les bahreïnis revendiquaient notamment l’établissement d’un régime démocratique. Cette revendication phare était accentuée par le fait que le lancement de la mobilisation coïncidait avec l’anniversaire de la Charte d’action nationale de 2001, qui entérine le processus de libéralisation politique du royaume. Il était essentiel pour le pouvoir royal que la crise politique n’affecte le secteur énergétique, sans quoi la crise aurait touché l’ensemble de la région du Golfe, menaçant alors la stabilité des relations d’interdépendances de ces pétromonarchies.

L’instrumentalisation du clivage entre sunnites et chiites a ainsi été activée et réactivée stratégiquement par le pouvoir politique. Traditionnellement, le royaume a toujours bâillonné l’opposition chiite. Le chef de l’opposition chiite Cheick Salmane a ainsi été condamné à la prison à vie début 2019. Les chiites sont totalement neutralisés politiquement par une ingénierie politique huilée. À titre d’exemple, l’octroi de la nationalité à des sunnites étrangers dans le but de leur donner un plus gros poids politique. L’activation du clivage confessionnel permet de polariser les tensions politiques en dehors de la lutte clanique qui divise profondément le pouvoir bahreïni et porte le risque d’un éclatement de la dynastie. Encore une fois, l’alliance avec l’Arabie Saoudite s’avère incontournable puisque c’est l’intervention des troupes saoudiennes qui permet de réprimer violemment le mouvement, en envoyant en mars 2014 plus d’un millier de soldats, pendant que dans le même temps l’état d’urgence est déclaré.

Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite et le Bahreïn sont confrontés au même défi : faire face au fait que les États-Unis sont devenus le plus grand producteur d’hydrocarbures grâce à l’extraction de gaz et de pétrole de schiste. Ils font également face à une consommation excessive d’énergie à cause des subventions qui engendrent un prix faible de celle-ci. Pour ce faire, le Bahreïn vise 5% d’électricité renouvelable d’ici 2020 et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont développé parallèlement un plan de réforme du secteur électrique. Réduire la production et diversifier l’économie comporte un risque pour les revenus et l’équilibre de ces pays. Les pays du CCG sont très dépendants des fluctuations des prix du pétrole, en termes économique mais aussi en termes de société (puisque l’équilibre de la société repose sur une politique de prix énergétiques bradés).

Le royaume bahreïni demeure lié aux orientations politico-économiques de l’Arabie Saoudite, notamment en ce qui concerne l’investissement. Les intérêts clientélistes et rentiers d’une certaine élite bahreïnis nuancent l’idée d’une dépendance passive à l’Arabie Saoudite. L’effondrement des prix du pétrole risque cependant de mettre à mal la « vision 2030 » de l’Arabie Saoudite, au risque de creuser son déficit budgétaire. La guerre des prix du pétrole qui se joue actuellement intronise une nouvelle phase test décisive pour le futur des pétromonarchies du Golfe, en particulier celles comme Bahreïn qui sont liés aux orientations stratégiques du puissant royaume.

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?