De quoi les data centers sont-ils le nom ?

© Rosa Menkman

Depuis quelques années, le système énergétique français est bouleversé par l’arrivée massive et sans précédents des opérateurs privés du numérique, qui transforment l’espace, les réseaux énergétiques et les consommations. C’est à ce « continuum électrico-numérique » que Fanny Lopez s’intéresse dans son dernier ouvrage À bout de flux (Éditions divergences, octobre 2022). L’historienne de l’architecture et des techniques revient sur le développement de ces infrastructures numériques, à la fois omniprésentes et invisibles, et sur les risques liés à leur insertion dans les télécommunications et infrastructures énergétiques nationales.

Ces données qui modifient le territoire

Moins visibles que les autres infrastructures de télécommunication, les centres de données, enjeu de stockage industriel et de traitement des données, sont le signe du déploiement sans précédent des infrastructures numériques. Fanny Lopez, auteure d’un rapport pour l’Ademe intitulé « L’impact énergétique et spatial des infrastructures numériques » (2019) revient dans son dernier ouvrage, sur leur insertion à la fois territoriale et énergétique dans les réseaux des télécommunications.

À bout de flux, Fanny Lopez ((Divergences, octobre 2022)

Accompagnant les besoins nouveaux des citoyens, mais surtout des entreprises, le nombre et la superficie des centres de données a explosé en quelques années, reconfigurant les territoires. La réduction du prix des câbles – les coûts ayant été divisés par dix pour une capacité multipliée par 50 en vingt ans – a en effet conduit à l’hyper-concentration de ces centres de données et au développement monofonctionnel des territoires, un phénomène que la maîtresse de conférence qualifie d’« effet magnet ». L’étude Data Gravity de l’Université de Berkeley[1] montre ainsi que les données échangées par les 2000 plus grandes entreprises mondiales s’accumulent autour de 50 villes dans le monde. En France, RTE prévoit une multiplication par trois de la consommation des centres de données à l’horizon 2050[2].

Spatialement, cette hyper-concentration se traduit par l’émergence de grandes banlieues autour des grands hubs mondiaux, à l’instar de Ashburn en Virginie, au Nord de Washington qui compte 270 centres de données consommant 2000 MG soit l’équivalent de 200 centrales nucléaires.  Économiquement, le développement de ces « zones numériques monofonctionnelles » est corrélé à une tendance à la monopolisation croissante des acteurs. En 2019, Microsoft comptait 115 partenaires de centres de données, et 20 en 2022.  

Éclairer la matérialité du grand système technique électrique 

Ce renforcement économique et spatial de l’hyperconcentration des données incite Fanny Lopez à produire une déconstruction méthodique des présupposés idéologiques et technologiques qui guident ces processus historiques. L’objectif de l’auteure est de mettre en lumière les conséquences spatiales, environnementales, urbanistiques des « grands systèmes électriques » et les enjeux et perspectives inhérents à ces infrastructures, à l’heure où elles doivent être renouvelées. Selon l’auteur « Éclairer la matérialité du grand système électrique, c’est tenter de recomposer une intelligibilité technique. S’intéresser à la transmission et à la distribution, c’est revenir sur la forme et l’échelle des mailles du réseau et donc questionner les fondamentaux de l’urbanisme des flux : rapport centre-périphérie, production-consommation, densité-étalement, phénomènes de métropolitisation et de hubs ». En d’autres termes, la considération des effets de ces infrastructures invite mécaniquement à une réflexion critique sur l’imaginaire qui sous-tend ce qu’elle nomme « le productivisme des flux ». 

« Avec la digitalisation, les infrastructures numériques et électriques tendent à se confondre dans un continuum électrico-numérique » 

L’électricité a permis l’essor des télécommunications, en assurant la mobilité de toutes les machines. Mais c’est avec l’arrivée de l’informatique couplée aux possibilités permises par l’électricité qu’on assiste à une convergence des machines, et à une fusion de celles-ci dans le cadre d’un système d’interconnexion croissant. Dans la continuité de la pensée du philosophe Günther Anders, Fanny Lopez revient sur cette nouvelle « ontologie des appareils », avec l’idée que le développement sans limite de ces machines fait de l’homme un prolongement de celles-ci et non l’inverse. Ainsi, l’électricité couplée à l’outil numérique forme une « méga-machine » (Günther Anders). Du fait de l’interconnexion de celles-ci, les machines s’autorégulent et précèdent l’intervention humaine. Les échanges « d’individus à machine » (échanges de mails, envoi de données par smartphone, etc.) ne représentent que 20 % des flux de données, tandis que 80 % de la création de données est produite par les entreprises. 

 « Il n’y a pas de problèmes de production d’électricité en France »

Contrairement à l’opinion courante selon laquelle la numérisation des activités économiques et administratives permettrait d’alléger la facture énergétique de la planète, on constate au contraire que   les infrastructures numériques sur lesquelles reposent les services numériques pèsent de plus en plus lourd sur nos infrastructures électriques et, partant, sur notre consommation énergétique globale. En effet, les grands opérateurs privés très énergivores se rattachent au réseau de distribution ou de transport électrique selon l’importance de leur consommation pour leur usage quotidien, tout en s’assurant une production électrique de secours au besoin. Les centres de données disposent de générateurs de secours pour leurs besoins propres, en cas de panne sur le réseau électrique. Ainsi constate-t-on avec la digitalisation à la fois la hausse de la consommation de l’électricité et une redondance infrastructurelle, alors même que les opérateurs publics n’ont pas de leviers d’action vis-à-vis de cette demande croissante. 

D’un côté, les limites de notre modèle énergétique semblent évidentes. À l’heure actuelle, les réacteurs nucléaires vieillissent, l’EPR de Flamanville ne fonctionne toujours pas. De l’autre, tous les grands scénarios énergétiques présentées par RTE à l’horizon 2050 prévoient l’augmentation de la production d’électricité en lien avec l’électrification des usages. À l’occasion de la présentation des scénarii « Futurs énergétiques 2050 », les dirigeants de RTE insistaient en outre sur la nécessité de restructurer les réseaux à court terme, en s’appuyant sur les outils numériques pour optimiser le réseau électrique. L’idée étant que le numérique assure une utilisation plus flexible de l’électricité, notamment avec les « smart grid » et l’Intelligence artificielle. Pour Fanny Lopez, cela revient à dire qu’« avec la digitalisation, les infrastructures numériques et électriques tendent à se confondre dans un continuum électrico-numérique ». 

« L’hégémonie technicienne repose sur la croissance et le renforcement du grand système électricité comme unique perspective »

Les investissements économiques importants déployés pour soutenir ce modèle de grand système technique centralisé hérité du début du siècle semblent pourtant de plus en plus incompatibles avec les différentes limites planétaires. L’amélioration de l’efficacité énergétique ne garantit pas à l’heure actuelle des effets équivalents en termes des émissions de gaz à effet de serre à ceux qu’auraient des modifications structurelles des modes de productions qui les conditionnent et les déterminent. Notre modèle de production énergétique reste adossé à la production massive de données, encouragée par des acteurs privés et conduit à l’explosion de ces data centers qui transforment nos territoires. Ainsi, « l’hégémonie technicienne repose sur la croissance et le renforcement du grand système électricité comme unique perspective ».

Tandis que le débat public énergétique tourne généralement autour des sources d’énergie et dudit « mix énergétique » sans jamais porter sur les infrastructures en elles-mêmes, Fanny Lopez soutient que « sortir de ce cycle infernal, c’est assumer une discussion sur la transformation de toute la structure du réseau, depuis la production jusqu’à la distribution ».  

De la privatisation croissante des infrastructures

La crise de notre système électrique et énergétique actuel met en évidence les limites de notre modèle, et invite à prendre pleinement la mesure de la déstabilisation des territoires par l’arrivée massive des opérateurs numériques privés : « Alors que les politiques urbaines et les politiques publiques ont fait de la ville connectée, autrement appelé smart city, un objet de prospective urbaine, la réalisation de l’infrastructure reste aux mains d’une industrie privée poussée par la fièvre connectique et les parts de marché associées au grands projet de l’interconnexion des machines dont le nombre, la consommation électrique et le poids environnemental ne pourront se perpétuer, alors même que le cercle de la logique technologique du capitalisme tardif rend la technique de plus en plus étrangère aux besoins fondamentaux ». 

Le déploiement des infrastructures numériques se réalise aujourd’hui sous l’emprise d’entreprises privées. Or, comme le montre l’auteur, l’ampleur des infrastructures des télécommunications a été rendue possible par d’importants investissements publics. Dans le secteur des télécommunications, l’inflexion libérale a été particulièrement manifeste malgré l’invisibilité de ces infrastructures qui nous empêche de prendre la mesure de l’évolution du déploiement de celles-ci.

Or la dynamique actuelle des infrastructures du numérique se révèle de plus en plus incompatible avec les missions remplies par les infrastructures des services publics, compris au sens large comme un « objet socio-technique dont l’usage partagé est réglementé dans une perspective d’accessibilité et de respect de l’environnement » (p. 33). En effet, les infrastructures numériques captent l’énergie des infrastructures publiques selon le principe de la file d’attente qui prévoit que le premier arrivé est le premier servi sans hiérarchisation ni priorisation des usages. En outre, la consommation électrique et numérique est favorisée, dans le cadre de ce que Günther Anders appelle la « mégamachine » susmentionnée, sans qu’une optimisation des usages ne soient envisagée à l’aune des impératifs climatiques. Pour ces raisons, Fanny Lopez estime ainsi que « les réseaux numériques se développent dans un « âge post-service public ».

 « Changer de société, c’est changer d’infrastructure » (Castoriadis)

À l’heure où nous avons de nombreux débats publics autour des sources d’énergie et d’électricité, peut-être devrions nous réfléchir aux systèmes mêmes de nos infrastructures, caractérisées par leur interconnexion pour repenser des reconfigurations structurelles. C’est en tout cas ce à quoi ce livre nous invite. 

À la fin de l’ouvrage, Fanny Lopez propose ainsi des pistes de réflexion pour penser une alternative à notre modèle actuel de réflexion sur les infrastructures. Contre l’idée selon laquelle remettre en question notre modèle imposerait d’en passer par des positions technophobe ou réactionnaire, l’auteure avance des éléments de résolution pour reconsidérer notre technostructure électrique. Ce qui suppose d’éviter deux écueils. Le champ de cette réflexion est en effet selon elle considérablement limité, du fait de deux conceptions antinomiques de la technologie. L’imaginaire technique est soit cantonné à l’ « hégémonie culturelle libérale » très techno-solutionniste, soit restreint à l’« imaginaire effrondiste ».

À rebours de ces conceptions réductrices, il faudrait selon elle réinvestir l’imaginaire des machines, pour nourrir l’idéal d’un réseau efficace et garant d’une égale distribution des services sur l’ensemble du territoire. Pour ce faire, elle invite à considérer deux échelles de gouvernance, nationale et communale : « Parvenir à re-utopiser la grande échelle infrastructurelle tout en tenant la technique proche serait un défi de l’hypothèse redirectionniste ». Cette dialectique du proche et de la grande échelle invite ainsi à penser des infrastructures « habitables », proches des besoins et soucieuses de prévenir les risques environnementaux. 

Notre prison brûle et nous regardons ailleurs

@Illustration Nassim Moussi

L’actualité tragique de l’épidémie de Covid-19 nous rappelle à quel point la conception architecturale du système carcéral français pose question. Si les prisons sont historiquement liées à l’évolution du droit et des réformes pénitentiaires, force est de constater que l’inflation des mesures pénales favorise l’incarcération. Surpopulation carcérale, effet pathogène des lieux d’enfermement, taux de récidive, cette industrie punitive participe aux logiques de l’ordre et à la manifestation spatiale du pouvoir. Diverses stratégies comme la mise à distance et l’invisibilité relative des établissements utilisent la prison comme fondement d’un « antimonde »[1], entendu comme espace de relégation et de contrôle social. L’urgence nous impose de redéfinir de nouvelles conditions d’organisation spatiale et d’imaginer ensemble de nouveaux espaces de retenue. Cet article ambitionne d’esquisser un projet collectif : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».


Un état des lieux alarmant

La prison fascine autant qu’elle effraie. L’épidémie du coronavirus s’empare du sujet et nous impose une réorganisation de notre manière de concevoir la privation de liberté. Dès la Révolution française, la privation de liberté par enfermement des individus devient la réponse de principe des pouvoirs publics en matière pénale et pour la prise en charge des aliénés. Si bien que les architectes du XIXe siècle ont conjointement abordé le sujet de la prison et de l’hôpital psychiatrique avec l’enthousiasme des idéaux des Lumières.

Cette solution institutionnelle aux questions sociétales de la criminalité et de la folie s’organisa autour d’un nouveau paradigme qu’Erving Goffman nommera : l’institution totale[2]. Archétype fordisé, il ridiculise les individus dans leur dignité et leurs droits ; pourtant les institutions pénitentiaires et psychiatriques restent un outil plébiscité par la société, qu’elles débarrassent de ses individus « gênants ».

Aujourd’hui, les agences d’architecture qui construisent des prisons prennent le risque de la réprobation et de partenariats entre secteur public et secteur privé catastrophiques. De fait, l’architecture carcérale est très peu enseignée dans les écoles, sans doute à cause de l’influence de mai 68 et son slogan « Ni asiles ni prisons ». D’un côté, les riverains souhaitent éloigner les nuisances des prisons, voire cacher le stigmate carcéral. De l’autre, l’architecture même des prisons accentue cette obsession séparatrice : démarquer le dedans du dehors et séparer les détenus entre eux[3].

Pourtant, la société telle que nous la connaissons n’a jamais cessé de construire des prisons. Aujourd’hui, la justice restaurative (consistant à faire dialoguer victimes et auteurs d’infractions) s’est manifestée comme un terrain de recherche criminologique très important dans les débats sur les réformes de la justice pénale et de la justice des mineurs. Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Plus le parc pénitentiaire s’étend, plus on incarcère. L’encellulement individuel est indispensable pour le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT). La baisse du nombre de détenus due à l’épidémie de coronavirus est synonyme d’espoir, pour appliquer ce principe inscrit dans la loi depuis 1875.

Mais la précarité affective et économique qui en résulte est propice à de nouvelles infractions, 63 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées dans les cinq ans. Peut-on encore considérer que la prison protège la société ? La Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Christiane Taubira elle-même soulevait en 2014 que « la récidive est toujours moindre après des sanctions non carcérales ». Mais l’incarcération n’est pas seulement une privation de liberté. Elle est aussi une privation de « nature »[4]. Alors que les architectes de prison essaient de réintroduire des parterres gazonnés ou de la végétation basse entre les murs, alors que des projets de jardin en prison se développent, pourquoi donc tant de détenus tiennent à s’asseoir dans l’herbe, embrasser un arbre, ou voir la mer au moment de leur sortie de prison ?

L’horreur récente des mutineries nous rappelle combien il devient urgent de repenser ces structures architecturales. De l’Italie aux Etats-Unis, comme en Algérie où la machine judiciaire continue de sévir malgré la pandémie, comme s’il y avait une compulsion de punir[5], il nous incombe de réfléchir collectivement pour en finir avec la surpopulation carcérale. Comment envisager d’autres formes d’accompagnement pénal et social qui tiennent compte de la personne ? Comment diminuer le recours à l’enfermement par la nature et l’architecture ?

Les directeurs de prison réclament « la création d’un secrétariat d’État aux questions pénitentiaires », chargé de « mettre en marche la prison et la probation du XXIe siècle » en donnant à l’Administration pénitentiaire les moyens d’entrer véritablement dans la modernité. Il y a urgence, sans évangéliser l’abolitionnisme pénal, mais en interrogeant le sens des pénalités. Est-il possible de s’extraire de l’héritage ecclésiastique du châtiment et de l’enfermement par une approche alternative totale ? L’épidémie qui nous touche durement a balayé tous les impossibles, il ne sera en effet plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable. Les directeurs de prison appellent à faire de l’encellulement individuel « une priorité », alors que les reliquats de la détention après la condamnation demeurent non pensés en France. Sans croire à une solution miracle, ce billet tente de jeter un pont exploratoire entre théorie et pratique. Il s’inscrit dans une démarche de pensée libre qui a pour but de proposer une prison expérimentale : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».

©Observatoire International des Prisons

Chronologie d’une gestion de la folie

Expiation et amendement partent d’une conception philosophique de la peine et trouvent leur origine dans le christianisme, qui prône le rachat de ses fautes, voire la purification, par le châtiment infligé. Il conviendra donc de redresser le détenu afin de lui faire perdre sa dangerosité, de le « normaliser » en le rendant plus obéissant aux lois, même s’il ne devient pas forcément un être meilleur. C’est dans cet esprit dès l’Ancien Régime, que plusieurs types de peines étaient appliquées : peine légère, pécuniaire, afflictive, infamante et enfin la peine capitale.

Néanmoins, en 1764 paraît l’ouvrage Des délits et des peines, par le juriste Cesare Beccaria (1738-1794) en Italie. Aristocrate italien, marquis éduqué chez les jésuites, Beccaria est souvent présenté comme l’un des premiers réformateurs de la criminologie et l’un des inspirateurs de certains systèmes pénaux contemporains. Son ambition réformatrice était de réformer les lois et les peines criminelles, pour surpasser les passions, en façonnant un système général pour « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

La privation de liberté s’est donc avérée être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société.

Cet ouvrage établira les bases et les limites du droit de punir : il enjoint à proportionner la peine au délit, tout en jugeant barbare la torture et la peine de mort. Il préconise en outre de séparer le pouvoir religieux du pouvoir judiciaire et de prévenir le crime plutôt que de le réprimer, amorçant ainsi le premier mouvement abolitionniste. Fou pour les uns, visionnaire pour d’autres, ce livre paru anonymement (de crainte de représailles politiques) frappera l’opinion dans l’Europe des Lumières.

Les thèses humanistes amenèrent à repenser la folie et la délinquance, ainsi que les réponses à leur apporter, en croyant à la curabilité de la folie, en l’amendement possible de l’homme délinquant. Une vision appuyée par Bentham et son système panoptique, selon laquelle la transformation morale et le bien-être du prisonnier peuvent être réalisés en partie dans et par l’architecture. La privation de liberté s’est donc avérée, dès le XVIIIe siècle, être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société. Permettant de placer l’individu en disposition pour le soin ou la rééducation, il permet aussi sa neutralisation, à l’abri du monde ordinaire. Cette nécessité de mise à l’écart et cette volonté de réformation de l’individu permettent ainsi l’élaboration progressive de la structure psychiatrique[6].

Comment la prison a remplacé l’hôpital psychiatrique

Une étude publiée dans la revue « Punishment and Society » analyse 150 ans de statistiques pénitentiaires et psychiatriques en France, démontrant que la prison et l’hôpital psychiatrique ont tendance à se « compenser » sur la longue durée : quand l’incarcération diminue, l’hospitalisation psychiatrique augmente, et inversement. À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période. Ce type de mouvement de balancier peut être observé à plusieurs reprises depuis le XIXème siècle.

À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période.

Prisons, camps de concentration, asiles, couvents, mais aussi internats, orphelinats, semblent être considérés comme des institutions totales et disciplinaires. En effet, elles le sont à plusieurs titres : coupure du monde extérieur, besoins pris en charge par l’institution, mode de fonctionnement bureaucratique, changement de la temporalité, c’est le service public qui sert désormais d’assise à ces institutions. L’espace carcéral devient un actant à part entière de l’enfermement. Un service public qui est lui-même une institution[7] et permet ainsi un passage en douceur entre deux modèles : prison et hôpital psychiatrique.

Comme le rappelle l’architecte Christian Demonchy[8]: « Il y a des détenus-patients qu’on immobilise dans des cellules-chambres réparties de part et d’autre d’un couloir de service. De temps en temps, des surveillants-infirmiers les conduisent au plateau technique ; un cours s’ils sont analphabètes, un service de soin s’ils ont une pathologie, un parloir s’ils ont une visite. Le problème de ce modèle architectural, c’est qu’il ne se pose jamais la question de la vie sociale. Dans un hôpital, ce n’est pas grave : ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans une prison, les détenus restent des mois, voire des années. »

Industrie de la punition : contrats en or, prisons en carton

La surpopulation carcérale s’explique par la politique pénale. La crise aidant, cette industrie punitive a en effet un impact humain mais aussi économique considérable. En augmentation ces dernières années, le budget de l’administration pénitentiaire reste engorgé par un poste de dépense principale : l’intensification du parc carcéral. Les dépenses autorisées à ce titre sont colossales : plus de 380 millions d’euros en 2020 contre 63,5 millions pour le développement des alternatives et aménagements de peine. 41,3 millions pour les activités en prison, alors que la prison demeure synonyme de temps vide, avec en moyenne 3h40 d’activités par jour en semaine, moins d’une demi-heure le week-end[9].

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative tant pour leur gestion que pour leur production. Cette industrie carcérale est parfois considérée par l’exécutif comme un facteur de développement, et de nombreuses collectivités territoriales se portent candidates lorsqu’un projet de construction d’une prison est décrété, tout ceci dans un but d’encourager l’emploi local.

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative, tant pour leur gestion que pour leur production.

Ainsi, dans un environnement concurrentiel peu favorable, le passage de la commande publique traditionnelle (CPT) aux partenariats public-privé (PPP) peut conduire à une situation d’oligopole, lorsqu’il y a sur un marché un nombre faible d’offreurs (vendeurs) disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs (clients)[10]. Dans les faits, cela devrait permettre à l’Etat de sous-traiter la construction et la gestion du bâti carcéral. Mais cela coûte cher et les prestations servicielles sont de moins en moins bonne qualité pour les détenus.

C’est un gouffre financier à la profondeur abyssale « Contrats en or, prisons en carton » titrait l’Express, 14 établissements sur les 171 prisons françaises coûteront finalement près de cinq milliards d’euros au contribuable. Tous versés à des poids lourds du BTP : Bouygues, Spie Batignolles, Vinci et Eiffage, propriétaires de ces 15 % de places en cellule, lesquelles enrôlent annuellement près de 40 % des crédits immobiliers de la justice, soit environ 220 millions à l’année, jusqu’en 2036. Un marché carcéral en capacité d’extraire une rente, donc. La prison de Réau, l’une des 14 en PPP, a ainsi dévoilé des failles de conception au moment de l’évasion en juillet 2018 de Redoine Faïd. Celle des Baumettes nouvelle génération, à Marseille, a été entachée dès le départ de multiples vices. Face à l’immensité des irrégularités et malfaçons, la garde des Sceaux confirmait en mars dernier qu’aucune des nouvelles prisons à construire au cours des deux prochains quinquennats ne le serait sous forme de PPP. Ainsi, le secteur pénitentiaire est un véritable business model pour lequel on fait appel à des entreprises de construction de prison, des entreprises d’équipement de matériel, mais également des entreprises de fourniture de services, dont la restauration et le nettoyage.

L’idée progressive d’alternatives carcérales

Comment donc lutter contre la surpopulation carcérale, sans multiplier le nombre d’établissements pénitentiaires ? Dénonçant cette obsession carcérale, plusieurs alternatives ont été mises en place à tous les stades de la procédure pénale. On parle alors de suivi en milieu ouvert. Ces mesures restent insuffisamment utilisées comme réelle alternative à la prison, qui reste la peine de référence. Pourtant, la récidive est toujours moindre en cas de recours à des mesures alternatives à l’incarcération.

L’accès à l’emploi, à une formation professionnelle, aux soins, au logement sont autant de difficultés auxquelles le détenu va être confronté. Il lui est difficile d’y répondre seul après avoir été mis à l’écart de la société pendant un certain temps. L’autonomie, la sociabilité, la responsabilité sont des principes de citoyenneté qui s’ajustent, se mesurent d’autant plus aisément que leur acquisition peut être favorisée par un tiers accompagnant.

C’est dans cet esprit que l’on voit apparaître la médiation animale en milieu carcéral ; l’animal apaise, met en confiance, et facilite la réinsertion des détenus. Il existe 3 grands types de médiation animale en milieu carcéral : avec des chiens visiteurs, avec des petits animaux (rongeurs, furet…) et la médiation équine. Une manière de lutter contre la dépersonnalisation : les codes et les règles de la vie carcérale conduisent les détenus à adopter une personnalité plus forte. Face à l’animal on ne peut pas tricher, la personne va retrouver de l’authenticité et se montrer telle qu’elle est.

Très présent dans les pays scandinaves, à l’image de la prison ouverte sur l’île de Suomenlinna à Helsinki, en Finlande : « Ici, il n’y pas de clé. La clé, c’est la confiance », confie la directrice, Sinikka Saarela. C’est un projet réussi de transition progressive vers la liberté. Autre argument : un jour de prison coûte 213 euros à l’État et 149 euros dans les prisons ouvertes, avec 100 détenus et un budget annuel de 4,2 millions d’euros. Les détenus sont également très actifs : ils nettoient les chambres, préparent la nourriture et contribuent aux activités agricoles, ce qui réduit sensiblement le nombre du personnel. En France, le coût moyen d’une année de prison pour une personne détenue est estimé à 32 000 euros, alors que le coût moyen annuel en milieu ouvert, tel un sursis avec mise à l’épreuve, est estimé à 1 014 euros par personne.

Ainsi, il existe 2 prisons françaises à pouvoir revendiquer le statut de prison ouverte, le centre de détention de Mauzac en Dordogne (1986) et le centre de détention de Casabianda (1948), situé en Haute-Corse. Intéressantes tant du point de vue des valeurs qui les sous-tendent que de leurs résultats, ces prisons pensées comme des villages intégrés ont connu depuis leur création peu de cas de suicide et le taux de récidive y est très faible.

Au milieu d’un domaine agricole, le centre de détention de Mauzac compte 251 personnes, installées dans des pavillons dissimulés dans le paysage avec comme objectif d’être un établissement pour peine orienté vers la réinsertion. À ce site se greffe une ferme-école où les détenus peuvent recevoir une formation horticole et travailler en cultivant des légumes et herbes aromatiques et médicinales.

Néanmoins, certains détenus sont transférés à Mauzac pour désengorger les établissements surpeuplés de la région et n’entrent pas dans les critères car il faut être éligible à un aménagement de peine (placement à l’extérieur). Ainsi, Mauzac « accueille des gens qui n’ont rien à y faire et doit refuser des détenus qui y auraient toute leur place », dénonçait la CGT en 2013.

« On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie. »

Un autre exemple unique en France est la ferme de Moyembrie dans l’Aisne, un établissement rural de réinsertion pour personnes écrouées en aménagement de peine. Présentes pour 9 mois en moyenne, elles trouvent à la fois un logement, un travail et un accompagnement pour favoriser le retour au monde extérieur. Elles ont fait elles-mêmes une démarche auprès des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et de la juridiction de l’application des peines compétentes.

Ici, ni barreaux ni surveillants, pas même de système électronique de contrôle des allers et venues. 18 hommes d’origines et d’âges divers à travailler la terre, à ramener les chèvres des pâturages avant le lever du soleil pour la traite ou à travailler à la fromagerie. « On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie », résume Simon Yverneau, l’un des six salariés. La ferme travaille en partenariat avec les établissements pénitentiaires proches : le centre pénitentiaire de Laon (Aisne) et le Centre pénitentiaire de Liancourt (Oise). Structure associative, son montage économique est soutenu par Emmaüs pour développer le modèle, déjà en cours de duplication dans l’Aude avec la ferme du Pech.

Un projet : « Les Tiers-lieux de la liberté »

Même si toutes les structures alternatives ne sont pas parfaites, c’est dans la continuité de ces réflexions que l’objet de ce projet est de mettre en place des « Tiers-lieux ouverts », davantage orientés vers la réinsertion. En échange de conditions de détention plus souples, les détenus s’engageraient à respecter des règles de vie et un parcours personnalisé.

Le projet de création d’un « Tiers-lieu de la liberté » est d’accueillir une dizaine de détenus volontaires sous main de justice pour une période de 6 à 12 mois avant leur levée d’écrou, en aménagement de peine (peine inférieure ou égale à 2 ans). Le modèle se structurerait en tant qu’entreprise d’insertion (EI), association intermédiaire (AI) ou atelier et chantier d’insertion (ACI).

Cela permettrait d’accorder aux personnes détenues des droits fondamentaux dès aujourd’hui, plutôt que de les limiter avec des tâches abrutissantes et sous-payées[11]. Le code du travail et le SMIC habituel ne s’appliquent pas aux personnes détenues travaillant en prison. De plus, la population carcérale est loin d’être homogène, le passé carcéral est souvent associé à des difficultés sociales multiples qui nécessitent un accompagnement facilitant la réadaptation sociale à la sortie de prison. On pourrait ainsi envisager des offres différentes selon les profils au sein d’un même tiers-lieu. Pour les personnes atteintes de troubles psychiques importants, pour les personnes n’ayant jamais travaillé et enfin pour les personnes détenues capables de réaliser le même travail que n’importe quel salarié à l’extérieur.

La difficulté du projet résidera aussi dans sa valeur foncière : quels contrats domaniaux pour quelles visées juridiques, sur quels fonciers intervenir et quels mécanismes de propriétés adopter ? La complexité de ces schémas ne pourrait-elle pas se formuler sur la revitalisation rurale des centres-bourgs, mais aussi sur de nouvelles formes de gouvernance foncière rurale au service d’installations agricoles respectueuses de l’environnement ?

Dans les faits, si l’on explore la première piste, conjointement avec les bailleurs sociaux locaux, chaque bâti possédant une vacance locative forte pourrait être mis à disposition pour héberger des détenus qui en contrepartie s’engageraient à rénover une partie du parc immobilier. Ils bénéficieraient d’outils de formation professionnelle sur mesure en BTP, ainsi que d’un accompagnement en création d’entreprise. Ils pourraient ainsi s’investir localement pour construire leur projet de vie.

Ensuite, la seconde piste serait de mettre en place un projet de « coopérative agricole pénitentiaire » avec le dispositif d’« espaces-tests agricoles »[12] permettant à une personne potentiellement non issue du milieu agricole ou en reconversion professionnelle, de tester un projet agroalimentaire en conditions réelles et réversibles sur une période oscillant entre 1 et 3 ans, tout en réduisant les risques associés à l’acquisition de foncier.

En effet, une grande majorité des centres-bourgs dépendent d’exploitations agricoles locales, qui elles-mêmes font face à une pénurie de « transmission ». Par exemple, l’opportunité d’une personne en aménagement de peine pourrait coïncider entre le calendrier de départ d’un cédant et celui de l’installation. Ces reprises par des porteurs de projets non issus de la famille agricole sont souvent une opportunité pour maintenir des fermes de petite taille avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement (agriculture durable ou biologique, par exemple) et recréant des liens sociaux et économiques sur le territoire (circuit court, AMAP, etc.)

Bien qu’aujourd’hui de nombreuses exploitations soient vendues entières ou démantelées pour agrandir des fermes existantes faute de repreneurs prêts à s’installer immédiatement, dans un contexte de foncier rare et cher, les espaces-tests apparaissent comme un outil pertinent permettant aux porteurs de projets d’acquérir une pratique agricole et entrepreneuriale suffisante en vue d’installations pérennes.

De plus, la dévitalisation des centres urbains moyens s’aggrave au profit des grandes agglomérations. Pour mettre en place des solutions efficaces afin de développer l’attractivité de ces centres-bourgs, les personnes en aménagement de peine participeraient activement aux différentes consultations engagées par l’État et se positionneraient comme des compagnons-clés des futures opérations de revitalisation du territoire. Cela inciterait les investisseurs bailleurs à rénover les logements anciens et dégradés dans les centres-villes des 222 communes ciblées par le dispositif « Action cœur de ville ».

Une aide fiscale encouragerait de fait les travaux de rénovation dans des zones où les espaces agricoles et les logements sont vides ou en mauvais état, et pourrait faire l’objet d’exonération de la taxe foncière sur les propriétés du terrain carcéral des communes qui se porteraient volontaires. Cette vision des opérations en coût global enracinerait ainsi ces chantiers de la liberté dans une économie circulaire avantageuse surtout lorsque l’on sait que le coût de construction d’une cellule varie entre 150 000 et 190 000 euros[13]. L’idée serait donc créer des « filières intégrées agricoles autogérées » avec l’administration pénitentiaire et de renforcer ces initiatives avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation, en faisant émerger un programme de duplication, tout en adaptant ces structures foncières aux spécificités de chaque territoire.

Ainsi, les détenus auraient une double opportunité ; intervenir de front dans les centres-bourgs avec des bailleurs sociaux localement implantés ou intégrer à proximité une coopérative agricole pénitentiaire et y développer une agroécologie paysanne en travaillant la terre. Dans les deux cas de figure c’est aussi permettre le maintien d’emplois, agricoles saisonniers ou permanents. Les anciens détenus transmettraient ainsi leurs savoir-faire et formeraient les nouveaux arrivants.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité.

La pratique agroécologique par des détenus réintroduirait de la diversité dans les systèmes de production agricole locale et permettrait ainsi une mosaïque paysagère diversifiée des cultures. La production pourrait alimenter en produits frais une partie des habitants locaux. Chaque détenu résiderait sur place par le biais de structures manuportables en ossature bois sur pilotis, élaborées et préfabriquées dans les centres pénitentiaires avoisinant.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité. Véritable lieu de « réapprentissage » de la liberté en tant que fabrique d’insertion, ces chantiers de la liberté en pleine campagne ou centres-bourgs viseront à briser le triptyque enfermement-exclusion-récidive.

Si le contrat de travail est une base du parcours d’insertion, la préparation à la sortie reste le maillon faible de la prison. Les enjeux d’un accompagnement global de la personne placée sous-main de justice (PPSMJ) en milieu ouvert sont déterminants. Sur le terrain juridique comme sur le terrain des consciences, il va donc falloir convaincre le législateur de la dimension politique de l’action collective. Il apparait dès lors évident que les véritables réformes carcérales se feront par-delà les murs, par le « réancrage » des questions de sécurité, au cœur d’une réflexion politique et d’un projet de société.

©Nassim MOUSSI Architecte

Quel lendemain pour le système carcéral ?

Penser la ville de demain, c’est aussi penser à ceux que l’on ne voit pas, mais encore faut-il penser la ville d’aujourd’hui avec ces mêmes invisibles. La présente étude constitue une première contribution, à titre exploratoire, mais il y la nécessité urgente de travailler collectivement sur l’expérience carcérale et les innovations pénales. Ce projet refuse d’être une solution par sa dimension architecturale comme réponse ultime à la déviance ou la délinquance. L’inertie historique lourde des institutions carcérales a été bouleversée par l’épidémie du Covid-19, mais les suicides et la surpopulation n’ont pas attendu ce virus.

L’architecture des prisons a prouvé qu’elle n’était pas un « art solution ». Elle a brillamment traduit la pauvreté de ces définitions et l’abondance indéfinie des discours architecturaux descriptifs jamais exhaustifs. Les mots sont perçus comme aseptisés parce qu’ils paraissent usés à force d’avoir été trop utilisés. Un peu à l’image des grands ensembles d’habitation de l’après-guerre, la prison témoigne du même grand écart entre les utopies architecturales proclamées et un quotidien bien plus complexe, signe d’une vie sociale qui ne se laisse pas régenter par quelques murs.

On retrouve cette croyance dans le geste urbanistique du Corbusier, « …que le problème social dont la solution dépend de l’architecture et de l’urbanisme »[14]. On trouve la même ambition totalisante de la ville nouvelle à la prison[15], le même souhait de concilier les fonctions, le même recours strict au zonage – « attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ». Ironie du sort, quand on sait qu’il admirait ses logements comme des cellules.

Il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

Il aura donc fallu attendre, depuis la mise en place du confinement le 17 mars dernier, 44 mutineries (recensées officiellement) et 85 cas de décès liés au Covid-19, pour que le ministère libère 10.000 détenus le 18 avril 2020, auxquels s’ajoutent 48 détenus testés positifs et 925 autres placés à l’isolement sanitaire. Mais loin de fustiger le législateur en place, il va nous falloir regarder au-delà de l’horizon sombre. Tout en conservant les missions régaliennes de l’Etat, il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

S’intéresser aux détenus mais aussi au personnel, à toute la population carcérale et donner du sens à une détention s’avère être un processus long. Nous avons tous un processus interprétatif de la peine, mais laissons derrière nous cette vision séculaire et sacrosainte des châtiments comme outil punitif, laissons le discours catastrophiste et l’ethnicisation des débats sur la délinquance. Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme, mais comprenons que chaque échec transmet des informations précieuses ouvrant ainsi la voie à une recherche pénale radicalement nouvelle qui remettrait l’humain au centre.

« Je ne perds jamais. Soit-je gagne, soit j’apprends. » Nelson Mandela


[1] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud et Marie Morelle : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01025228

[2] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux.

[3] Olivier Milhaud avancera même que « la prison est une peine géographique »

[4] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01374452/

[5] « La compulsion de punir » de Tony Ferri, l’Harmattan, 2015.

[6] Caroline Mandy « La prison et l’hôpital psychiatrique du XVIIIe au XXIe siècle : institutions totalitaires ou services publics ? »

[7] Laurent Mucchielli, La Frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008

[8] Christian Demonchy spécialisé dans la construction de prison, « Histoire de l’architecture carcérale », Bibliothèque Zoummeroff, (2008).

[9] https://oip.org/decrypter/thematiques/budget-administration-penitentiaire/

[10] J’invite le lecteur à lire l’étude de Leroux I., Rigamonti E. (2018), “L’inefficience des partenariats public-privé appliqués aux prisons françaises”, Revue d’Economie Industrielle, 162.

[11] 20% du SMIC https://blogs.mediapart.fr/observatoire-international-des-prisons-section-francaise/blog/150218/comment-reformer-le-travail-en-prison

[12] Le réseau associatif « Terre de liens » est un des pionniers en France https://terredeliens.org/le-reseau-associatif.html

[13] Source OIP

[14] Le Corbusier (1971), La Charte d’Athènes. Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture. Avec un discours liminaire de Jean Giraudoux, Paris, Le Seuil, 190 p.

[15] L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons d’Olivier Milhaud

Quels modèles d’urbanisme pour la transition écologique ?

Urbanisme néoclassique de la Reconstruction, place Jeanne Hachette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Réhabiliter une vision concertée de l’urbanisme pour relever les défis de la conversion écologique en aménagement du territoire : au-delà de l’incantation actuelle à faire la transition par des villes en ordre dispersé, la planification par l’État d’un modèle progressiste permettrait de lutter contre l’étalement urbain et la congestion des centres. L’habitat concentré en banlieue proche et la cité-jardin pour aménager les transitions périurbaines apparaissent comme autant de systèmes d’urbanisme à réactiver. Un tel bouleversement suppose, à rebours des orientations de la loi Elan (2018), de redonner un pouvoir essentiel à un architecte renouant avec la figure moderniste de l’urbaniste-ingénieur.


L’urbanisme contemporain est plongé dans le désarroi. Il traverse une crise historique qui s’explique par son abyssale vacuité programmatique : il ne dispose plus de modèle cohérent, ne suit aucun projet-type ni n’opère selon les missions d’une planification nationale. Désaissis de leur pouvoir sur le projet urbain, les jeunes architectes en désertent les problématiques au profit des cultures visuelles (art vidéo, design graphique, etc). La spéculation immobilière défait le tissu urbain, les enseignes commerciales parasitent les paysages urbains, le secteur de la construction est indifférent à la valeur architecturale ; enfin, le discours académique sur l’urbanisme, enseigné aux étudiants de sciences sociales en dépit des architectes, s’est éloigné de son volet technique et artistique : une hégémonie situationniste règne sur une partie des sciences sociales abordant la ville sous l’angle quasi-unique de l’habitant et de son droit à la ville. Dans la France du XXIe siècle, peu de métiers forment encore à la réunion de la forme et de la fonction dans la conception du projet urbain pour concilier questions techniques et esthétiques, nécessité et culture. Le monde de l’urbanisme s’est fragmenté.

La loi Elan, votée par le gouvernement Philippe en 2018, consacre cette vision antimoderniste en opposant aux acteurs de la construction (promoteurs immobiliers, BTP), chargés de bâtir rapidement à moindre coût, le supposé temps long des architectes et du patrimoine dont le rôle est marginalisé. En filigrane, il y a l’idée qu’il n’existe pas de conciliation possible entre impératifs techniques et (belle) forme architecturale car n’y aurait plus d’argent dans les caisses et que le temps presse. En visant un choc de l’offre pour bâtir mieux, plus vite et moins cher, la loi Elan nivelle par le bas et abaisse les coûts pour les bailleurs sociaux dont le ralentissement de l’activité s’explique… par la baisse des APL et des dotations aux bailleurs sociaux sous la présidence Macron.

Nous entrons dans une nouvelle ère. Un double défi s’annonce : la transition écologique et la résolution de la crise sociale dans un pays qui souffre d’individualisme pavillonnaire. Mais la réponse est inadaptée depuis plusieurs décennies : l’instrumentalisation politique de la notion de droit à la ville par les élus locaux puis le marketing urbain néolibéral a progressivement formé une nébuleuse de pensée quasi-unique sur la pertinence d’une échelle locale impuissante à contrer la dynamique multinationale du capitalisme contemporain.

En creux, le mythe du retour des villes est anti-étatique car il soustrait l’action politique de l’échelle nationale fondée sur l’aménagement du territoire. Or depuis les premières lois de décentralisation (1981), l’État encourage la délégation de ses prérogatives aux échelons inférieurs de gouvernance territoriale, aujourd’hui jusqu’au niveau des métropoles sommées de se survivre ou de périr face à la mondialisation. Un contraste se joue entre l’impensé géo-darwinien d’une transition écologique opérée en ordre dispersé par les villes (déséquilibré par principe), acceptant en creux la fragmentation néolibérale de l’État social, et la planification centralisée à la française qui vise l’égalité de traitement des territoires en subvenant à ses besoins financiers quel que soit leur rang. Le droit à la ville n’est alors que le symptôme d’une impuissance à maîtriser l’urbanisme à la bonne échelle. Pour contrer cette dynamique, l’urbanisme pourrait redevenir une politique à l’échelle nationale grâce à la planification qui a connu son heure de gloire durant les premières années de la Seconde Reconstruction (1945-1953), cette fois-ci au service de la transition écologique des années 2020. Les milieux réactionnaires et libertaires communient dans l’erreur en attribuant la détérioration des paysages à l’industrie, alors qu’il faudrait l’imputer à l’individualisme pavillonnaire défendu de Giscard à Sarkozy et aux lois de décentralisation qui ont retiré l’implication de l’État au profit des municipalités. Le réquisitoire postmoderne contre l’industrie obscurcit les véritables enjeux ayant trait au rôle et à l’échelle de la maîtrise d’œuvre. Mais quels modèles d’urbanisme faut-il alors adopter ? Et quel rôle donner aux architectes ?

La transition écologique : l’histoire est la source de tout progrès

Les idolâtres des nouvelles technologies voient la « révolution » numérique comme le levier de la transition écologique. Dans le domaine de la construction, c’est la mode de l’imprimante 3D et du BIM (Building Information Modelling, technologie de modélisation numérique). Si la consommation d’énergie nécessaire à l’usage de ces machines dépend en amont de l’extraction de ressources fossiles, l’impact carbone sera négatif. Une étude du think tank The Shift Project montre que la transition numérique contribue déjà à hauteur de 3% aux émissions globales de CO2. La dématérialisation de l’économie est un mythe.

A l’inverse, les innovations modernes les plus profitables à la transition écologique comme le nucléaire peuvent être associés au retour de techniques pré-carbones historiques. En somme, la combinaison du high-tech et du low-tech constitue la solution la plus profitable, notamment dans le secteur de la construction où l’innovation semble inutile. Si l’accumulation exponentielle d’émissions de CO2 commence grosso modo avec la diffusion de la révolution industrielle en Europe occidentale autour de 1850, les européens n’ont pas pour autant commencé à construire leurs villes à partir de cette date-là. Cela signifie que les méthodes constructives proto-industrielles constituent une solution existante et éprouvée de bâtiments édifiés avec un bilan carbone nul ou insignifiant et des matériaux aussi divers que la pierre, la brique, le bois, le verre. Dans La fin de l’avenir, l’historien médiéviste Jean Gimpel analysait le déclin technologique de l’Occident durant la seconde moitié du XXe siècle comme une opportunité pour renouer avec des innovations techniques durables plus anciennes, notamment issues de révolutions industrielles antérieures comme celle qu’a connu… la France du XIIIe siècle. Ce projet était déjà porté à la fin du XIXe siècle par les socialistes anglais et le mouvement des Arts and Crafts, avec un résultat mitigé.

Immeubles reconstruits durant l’après-guerre, Saint-Malo, © Olga1969, Licence Creative Commons

Cette voie doit nous conduire à reconsidérer le bâti historique. Au lieu de démolir et reconstruire, il faut entretenir, rénover, préserver, car l’architecture qui produit le moins de CO2 est encore celle qu’on ne construit plus. Récemment, des projets de recherche se sont intéressés aux potentialités écologiques de l’architecture vernaculaire, dont les méthodes constructives se caractérisent par l’usage et la transformation de ressources naturelles locales. Leur viabilité écologique s’accompagne de grandes qualités esthétiques : le bâti vernaculaire se conforme au site et aux conditions physiques de leur environnement, tout en renforçant la cohérence des paysages culturels. Les stratégies contemporaines d’isolation thermique par l’intérieur permettraient alors d’optimiser les performances écologiques de ces bâtiments (le BTP entretient la confusion sur la notion de passoire thermique qui ne concerne que les constructions de 1948 à 1975). En s’inspirant de l’architecture vernaculaire, l’aménagement saisit la transition écologique comme un moyen d’améliorer le paysage. C’est là d’ailleurs le prérequis de tout principe d’ingénierie : saisir la contrainte pour faire mieux.

Renouer avec ces méthodes de la longue durée pose essentiellement deux problèmes. Le réemploi de matériaux et de techniques anciennes se heurte à leur coût élevé à cause de la concurrence étrangère permise par le libre-échange quasi-intégral. La réintroduction de barrières tarifaires et l’usage de la dévaluation sont des armes idéales pour relancer les industries locales et traditionnelles. Seule une politique économique de l’État peut y parvenir en compensant la chute d’activité du BTP, en relocalisant l’outil de production et son système d’acheminement pour rompre avec la dynamique multinationale du capitalisme.

Le milieu éducatif et professionnel de l’architecture ne dispose pas de connaissance du vernaculaire à l’inverse des métiers du patrimoine : conservateurs, archéologues du bâti,  historiens ou encore architectes du patrimoine, géographes et géo-scientifiques. La crise industrielle entamée durant la seconde moitié du XXe siècle et la délocalisation des outils de production provoquée par la mondialisation néolibérale ont fait disparaître presque complètement les savoir-faire traditionnels. Par conséquent, particuliers et entreprises en bâtiment sont incapables de reproduire par eux-mêmes des méthodes qu’ils doivent réapprendre de ces spécialistes, et nul artisanat 2.0 ni autoconstruction libertaire ne peuvent parvenir au niveau de qualité de leur travail.

Comme un serpent qui se mord la queue, nous avons vu que la loi Elan marginalise les métiers de l’architecture et du patrimoine et les éloigne du pouvoir technique…  C’est pour cela qu’il faut imputer la misère contemporaine de l’urbanisme aux responsables politiques et au pouvoir économique plutôt qu’aux architectes victimes de ce rapport de force. Cependant, l’enseignement de l’architecture s’est rendu impuissant à s’y opposer.

Changer l’enseignement de l’architecture

Si l’urbaniste qui conçoit la ville doit être l’architecte et non pas l’administrateur ni quelconque acteur privé, il faut au préalable que l’enseignement de l’architecture soit orienté vers une conception tout à la fois esthétique (faire une belle ville), sociale (faire habiter tout le monde) et fonctionnelle (travailler et se déplacer). C’était le compromis auquel les architectes reconstructeurs étaient parvenus.

Or, depuis les années 1970 et l’essor des critiques antimodernes, la figure de l’architecte-ingénieur s’est effritée. Pour qu’il redevienne le véritable auteur de la ville, l’architecte doit se penser comme un homme ou une femme de l’art qui se met au service d’une composition urbaine cohérente et globale, capable d’articuler les différentes échelles du projet (mobilière et décorative, constructive et architecturale, paysagère et infrastructurelle). Sur ce point, l’art ne peut pas être considérée comme une discipline autonome comme les pures performances de la starchitecture des années 1990-2000, ni s’identifier uniquement, comme lors de la Renaissance italienne, à l’enseignement des arts libéraux : il doit être reconduit à la notion grecque et médiévale plus ample de tekhnè qui associe art et technique et attribué à ce que le bas Moyen-Âge appelait les arts mécaniques. L’architecture doit être désindividualisée et subordonnée à un projet de société.

À partir des années 1960, l’enseignement de l’architecture se sépare des Beaux-Arts, s’ouvre aux sciences sociales et se dématérialise en s’intéressant aux thèses structuralistes et post-structuralistes. Durant les années 1970, l’architecture est un angle d’approche privilégié pour analyser le tournant culturel postmoderne des sociétés occidentales : elle est désormais appréhendée comme un objet signifiant et textuel. Délaissant la question du chantier, elle devient également plus abstraite, car ce n’est plus l’art ni le temps, mais l’espace qui devient son angle d’analyse, comme en témoigne l’influence d’Heidegger pour défendre la primauté anti-humaniste du site sur le programme.

Des concepts abstraits font leur apparition, comme la mémoire au sens phénoménologique qui remplace le patrimoine historique auquel se référaient les architectes de la Reconstruction, si bien que l’enseignement actuel de l’histoire dans les écoles d’architecture est devenu catastrophique : la connaissance de l’architecture française et européenne qu’ont les nouvelles générations demeure souvent de l’ordre de la culture générale. L’histoire, c’est-à-dire le temps, doit redevenir un angle d’approche aussi important que l’espace pour former les architectes. Au lieu de lire les écrits auto-référencés des architectes contemporains célèbres comme Rem Koolhaas et Bjarke Ingels, la nouvelle génération devrait accumuler les connaissances de terrain et connaître, à la manière des chercheurs de l’inventaire, le bâti existant. Il en résulte paradoxalement une approche très formaliste qui est incapable de se reconnecter avec les dimensions sociales et techniques plus larges de l’urbanisme.

De l’autre côté, avec l’apparition progressive des urban studies, l’enseignement de l’urbanisme s’est autonomisé pour appréhender la ville comme une réalité propre au lieu de l’intégrer de manière systématique à l’art et l’histoire. L’enseignement de sciences sociales (sociologie, géographie) dispensé dans les diplômes d’urbanisme aborde trop sommairement l’histoire de l’art qui constitue pourtant le domaine privilégié pour étudier la forme des villes. Sa lecture cohérente en modèle est fragilisée par la critique postmoderne des années 1970 et son ode à l’incompréhensibilité d’un monde complexe. A rebours de cette évolution, il faut se replonger dans les expériences historiques du projet urbain pour en reconstituer le caractère d’œuvre collective.

Les modèles historiques du projet architectural et urbain

Cathédrale Saint-Étienne et habitat collectif reconstruit par Jacques-Henri Labourdette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Il faut réhabiliter la figure rationnelle de l’architecte-ingénieur. Cette conception domina deux moments qui furent parmi les plus extraordinaires contributions de l’architecture française au progrès technique et humain : la cathédrale gothique et la Reconstruction d’après-guerre. Lorsque l’abbé Suger fait rebâtir le chœur de Saint-Denis entre 1140 et 1144, naît progressivement un système constructif révolutionnaire par lequel la stabilité de l’édifice ne repose plus sur sa masse comme dans le modèle gréco-romain, mais sur l’équilibre des forces que souligne l’esthétique constructive. Dès lors, les cathédrales gothiques du Bas Moyen-Âge feront disparaître l’épaisseur du mur grâce à un système de colonnes légères qu’inonde la lumière naturelle à travers le vitrail. Plus on s’élève, plus on évide, et avec moins de pierres : Less is more, on fait plus avec moins. Ce principe qu’un ingénieur contemporain ne saurait remettre en question a été inventé dans l’Île-de-France du XIIe siècle, et le mur rideau des gratte-ciels modernes n’en font que systématiser le principe. Loin du réquisitoire anti-technologique de certains écologistes, c’est ce genre de principe d’ingénierie qu’il faut retrouver pour maximiser la transition environnementale tout en faisant une ville plus belle qu’elle ne fût jamais.

Il n’existe pas de théorie que les architectes du gothique nous aient laissé de leurs églises, seuls de rares dessins qui nous sont parvenus témoignent que la construction a été pensée. La cathédrale s’élaborait sur le chantier, où l’on dût inventer le système moderne de la préfabrication pour accélérer la construction et réduire les coûts de production. Loin d’être anonymes, les architectes étaient à la fois des maîtres d’œuvre, des bâtisseurs et même des entrepreneurs auxquels s’adjoignaient verriers et tailleurs de pierre qu’on ne distinguait pas encore trop des sculpteurs. La cathédrale était une œuvre collective et non  individuelle. Jean Gimpel rappelle que l’artiste médiéval n’était, à la manière de la partie pour le tout, qu’un ouvrier au service d’un grand ouvrage.

Collégiale Saint-Wulfran et Immeuble collectif d’État reconstruit durant l’après-guerre, Abbeville (Somme), © Dorian Bianco

Dans la lignée de cette conception française et anti-individualiste de l’architecture, la Reconstruction des villes sinistrées par la Seconde Guerre mondiale n’a pas davantage eu le temps de recevoir quelconque théorie : il fallait refaire la ville dans l’urgence, c’est-à-dire imaginer une architecture nécessaire qui redresse les fonctions économiques et politiques essentielles tout en fournissant un logement à tous. Il en résulta, à l’exemple de Saint-Malo, un compromis entre modernité et tradition, et un style mêlant simplicité fonctionnelle (hygiène, lumière, béton armé, absence de système ornemental), une esthétique pittoresque pour rassurer les habitants (toitures à lucarnes, parements en matériaux traditionnels) et un urbanisme néoclassique (lisibilité de la voirie, perspectives, ordonnancement des façades). Par un système de planification étatique, les plans étaient réalisés par des urbanistes qui étaient des architectes modernes, régionalistes ou néoclassiques. Dans le sillage d’Auguste Perret, c’est le triomphe du classicisme structurel où, comme dans le gothique, l’esthétique constructive anime l’élévation des façades.

Il fallût industrialiser le chantier en préfabriquant par avance les modules constructifs. Ce fut l’œuvre de l’intérêt général et du travail collectif : pensons qu’Amiens fut rebâti par 200 architectes en l’espace de douze ans, et qu’en 1962 avait-on presque achevé la Reconstruction de 1600 villes françaises avec une architecture d’une grande inventivité stylistique. Les limites du génie humain étaient repoussées. Pour reconstituer le patrimoine mobilier détruit, des artistes sculpteurs, peintres et verriers furent commissionnés comme dans la Manche où l’on vit un renouveau de l’art sacré au cours des années 1950. Les bas-reliefs, comme ceux qui ornent la caisse d’assurance-maladie de Basse-Normandie à Caen, témoignent d’un art social, compréhensible et modeste au service d’un projet de redressement national. Cette réunion des arts dans un contexte de nécessité demeure dans la droite lignée de la cathédrale gothique. A la manière des artistes et bâtisseurs médiévaux, l’individualité esthétique de ses auteurs était reléguée au second plan, tout en étant reconnue par le droit du travail (qui, au XIIIe siècle, existait sous une forme associative libérale). Comme pour la cathédrale, l’architecture moderne se voulait un art total où les œuvres d’art ne sont pas autonomes, mais au service d’un grand projet. Cette conception se retrouve dans le projet urbain soviétique ainsi que dans le mobilier scandinave, conçus comme des œuvres du génie collectif au service de la société.

La transition écologique, par son caractère d’urgence absolue, n’a pas le temps de recevoir de théorie. Or aujourd’hui, la question est confiée à des administrateurs qui ne se soucient pas de la dimension culturelle et patrimoniale et qui ne posent aucunement la nécessité de redistribuer les richesses pour s’en donner les moyens, tandis qu’un milieu élitaire s’est éloigné du chantier et se perd dans des discussions byzantines sur le concept en architecture. Nous attendons la venue d’une nouvelle œuvre collective où les métiers se remettraient à coopérer dans une mentalité d’ingénieur, sans enrichissement personnel ni égoïsme local, à la manière de ce que furent le chantier médiéval et la Reconstruction. Maurice Thorez ne déclarait-il pas en 1937 à la Mutualité : « Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales animés de la foi ardente qui « soulève les montagnes », et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste ».

Quels aménagements planifier ?

Un zeitgeist antifrançais règne dans les manières contemporaines de faire la ville, façonnées d’impensés spencériens et anti-humanistes. La nouvelle architecture domestique, à l’exemple du nouveau quartier Rive Gauche à Paris, est anti-urbaine par son absence d’ordonnancement, de cohérence avec le tissu historique, et de lisibilité visuelle ensevelie dans d’interminables quinconces et angles décalés justifiés à renfort d’arguments psychologistes ou post-stucturalistes. L’architecture monumentale, comme la Philharmonie de Paris, est anti-sociale par son incapacité à accueillir la vie de la Cité en excluant les non-diplômés de son périmètre, à la différence de la cathédrale gothique dans laquelle tout le monde se rencontrait et des bâtiments de service publics reconstruits d’après-guerre.

L’architecture biomorphique des années 2010, cassant la cohérence des paysages urbains, n’est rien d’autre que du marketing urbain, car remplacer un angle droit par une ligne courbe n’a jamais fait réduire les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, l’écoconstruction contemporaine souffre d’une absence abyssale de conformité paysagère et ne semble être que la mauvaise version du puritanisme esthétique. Conception biologiste inconsciemment dirigée contre la tradition rationnelle à la française d’un côté, narcissisme d’architectes qui se considèrent comme des artistes en liberté de l’autre, et qu’on juge, à la manière d’œuvres d’art, par leur « geste ». Ce n’est plus un tribunal, c’est du Renzo Piano, ce n’est plus une salle de concert, mais du Jean Nouvel. Le programme disparaît derrière des figures qui se croient à la cour des Médicis.

Comment renverser ces modèles défaillants d’urbanisme ? L’entretien du patrimoine ne suffit pas, il faudrait mettre en place une économie de guerre contre le réchauffement climatique qui s’autorise le déficit en rompant avec l’austérité budgétaire… En somme, c’est un léninisme keynésien appliqué à l’urbanisme qui prend pour modèle les meilleures réalisations internationales (tout particulièrement d’Europe du Nord) et françaises. Les chantiers gothique et reconstructeur constituent les modèles à la fois symboliques et anthropologiques d’une nouvelle œuvre nationale.

Cité-jardin (1921-1939), Suresnes (Hauts-de-Seine), © Dorian Bianco

Que faire ? La planification des zones d’habitat dense (centre-ville, banlieue proche) consisterait à réduire et séparer les flux, améliorer la qualité du bâti et renforcer la place du logement social par l’achat de logements insalubres à rénover. Pour y parvenir, la suppression de la gouvernance métropolitaine permettrait de restaurer l’autorité financière et administrative de l’État et des communes (dissolution du Grand Paris et mise en place d’un arsenal juridique contre la spéculation immobilière). La recréation du commissariat au plan et de la planification quinquennale deviendraient les instances privilégiées d’aménagement du territoire et de l’urbanisme. Pour clore l’ère de la décentralisation (1981), l’État nommerait un architecte-urbaniste en chef pour chaque ville, ayant reçu une formation d’architecte du patrimoine et avec un rôle contraignant pour tous les projets d’urbanisme, qui traiterait directement avec une association syndicale représentant les municipalités et les habitants. Il éditerait des plans locaux d’urbanisme qui suivraient des directives nationales prescrivant la conformité écologique et paysagère des projets (plantations d’arbre, jardins à l’anglaise), la densification des espaces bâtis par l’habitat collectif, la conformité architecturale au bâti ancien et à la lisibilité urbaine (néoclassicisme structurel à la française, règlements d’alignement), l’usage de principes de construction vernaculaires et/ou écologiques pour les nouveaux bâtiments, l’obligation de l’isolation thermique par l’intérieur et les règles d’embellissement et de cohérence esthétique qui interdisent les matériaux et les enduits non vernaculaires pour soutenir la production des industries locales et traditionnelles. Cette restauration provisoire du compromis fordo-keynésien remettrait dans les mains de l’État la maîtrise d’ouvrage, préalable à quelconque transformation socialiste ultérieure de la maîtrise d’œuvre et de la construction : la planification fonctionne d’abord sur la base d’une politique économique de l’État qui soutiendrait fiscalement les commerces de proximité en soustrayant le CICE des grandes entreprises pour le diriger vers les petites entreprises. Leur socialisation ne se poserait qu’ensuite.

D’autres solutions existent pour éviter les démolitions inutiles. L’interdiction de la destruction de tout immeuble antérieur à 1962 (sauf dérogation ministérielle) et de tout ensemble bâti inventorié pour son caractère architectural ou écologique remarquable antérieur à 1995 suppose de donner un rôle contraignant à l’inventaire général du patrimoine culturel. Cette règle pourrait être assouplie pour les pavillons construits à partir de la loi Loucheur (1928), avec l’autorisation de détruire les pavillons non inventoriés. L’État pourrait ainsi montrer montrer ses volontés esthétiques. Le contrôle des loyers, notamment en centre-ville, est un mécanisme à employer en parallèle pour éviter la gentrification engendrée par la patrimonialisation et faire habiter les employés plus proche de leur lieu de travail. Enfin, le système de consultation-validation des projets d’urbanisme par l’architecte communiste André Lurçat lors de la Reconstruction de Maubeuge permettrait d’éviter la réalisation de projets trop impopulaires. Enfin, l’aménagement d’un réseau cyclable dans les villes petites et moyennes sur le modèle de Copenhague (chaussées séparées unidirectionnelle, séparation des flux, feux de circulation adaptés à la vitesse des vélos) accompagnerait la planification d’un nouveau système de circulation (sauf pour les villes trop denses comme Paris où l’offre en transport collectif prime sur le transport individuel). L’État pourrait encore légiférer dans les domaines suivants : la fin du parasitage commercial des paysages urbains par la suppression de la publicité des espaces publics, le démontage des enseignes lumineuses, la réduction de l’éclairage public…

L’aménagement des transitions périurbaines où l’habitat est relâché nécessite une planification différente. L’interdiction par décret ministériel l’artificialisation des sols apparaît comme une mesure urgente face à la crise environnementale. Pour les zones périurbaines, l’achèvement des enquêtes d’inventaire auxquelles est donné un rôle juridique contraignant permettrait d’empêcher la démolition inutile des lotissements présentant un caractère architectural, historique ou écologique remarquable. Sur la base de ce travail, une partie des installations commerciales de grande surface ne présentant pas d’intérêt serait démolie et remplacée par une ceinture de cultures maraichères à destination de nouveaux marchés périurbains qui s’installeraient dans des centres commerciaux réhabilités à cette fin. Les municipalités et l’État peuvent racheter les terrains des logements vacants parmi les lotissements périurbains non protégés de la destruction par l’inventaire (la plupart) afin de les détruire et de les remplacer par des cultures à destination des marchés périurbains. La construction en banlieue des résidences en habitat collectif et semi-collectif préfinancés sur le modèle des ISAI d’après-guerre permettrait de reloger les ménages endettés par l’achat de leur pavillon (et annuler leur dette), tout en évitant l’expropriation violente.

Parties communes du logement social périurbain en habitat semi-collectif d’Håndværkerparken (1984), Arkitektgruppen i Aarhus, aménagé en référence aux paysages culturels nationaux : un modèle environnemental et architectural, Aarhus (Danemark), © Dorian Bianco

Les circulations périurbaines évolueraient vers un système de pistes cyclables séparées du réseau viaire, sur le modèle des périphéries danoises et néerlandaises pour relier les logements aux infrastructures publiques et les cultures aux marchés. En parallèle, la reconstitution dans les grandes villes d’un réseau de transport relierait de manière satellitaire centres et périphéries et de manière réticulaire villes et arrière-pays productifs agricoles et industriels (chemin de fer et bus) en suivant des éléments de la Green Belt imaginée par Ebenezer Howard en 1898. Les Établissements publics comme la RATP parisienne ne sont-ils pas des exemples pour ces nouvelles transportations périurbaines ? Sur ce point, une planification soucieuse des strictes nécessités écarterait sans doute la création de villes nouvelles puisqu’une double contre-dynamique doit enrayer le néolibéralisme urbain : la déconcentration des villes métropolisées et la redensification des petites villes et moyennes sur la base d’une relocalisation économique de leurs emplois. Cette œuvre immense demande la collaboration des métiers par des programmes communs entre divers établissements publics (Université, Centre des monuments nationaux, Office national des forêts, Agence de l’énergie, etc) pour la préservation environnementale et la conformité aux paysages culturels français. De la même façon qu’en centre-ville, les plans d’aménagement locaux prescriraient des directives architecturales et paysagères comme l’interdiction des enduits non traditionnels et des parements en matériaux non locaux pour tous les nouveaux programmes de logement. Ne faudrait-il pas récréer un paysage de transition entre ville et campagne en se fondant sur l’histoire de chaque « pays traditionnel » tout en augmentant la surface des forêts dans les friches périurbaines ? Des exposition de modèles-types de lotissements périurbains et de typologies sur la base du travail entamé par les atlas paysagers des DREAL le permettrait.

Logement social d’Hesselbo (1984) en maisons individuelles groupées, Vandkunsten arkiteker, Værløse (Danemark) : un modèle-type ?, © Dorian Bianco

Les choix politiques doivent faire l’objet d’une délibération démocratique, mais le projet urbain qui les réalise doit revenir à la maitrise d’œuvre (l’architecte) qui a le pouvoir de faire la ville sans le concours clientéliste des acteurs locaux. La figure de l’architecte-ingénieur, qui caractérisa le maître d’œuvre du chantier gothique, fut ressuscité par le mouvement moderne et le rationalisme constructif français. Contre l’anarchie visuelle et le chaos postmoderne qui l’ont affaibli ces dernières années, il reviendrait sur le devant de la scène pour concevoir un urbanisme écologique par l’intérêt général et pour les gens, conçu comme un pilier de la reconstruction de l’État social.

Concilier patrimoine, relocalisation économique et transition écologique, c’est possible

La cathédrale Notre-Dame d’Amiens (Somme) vue depuis le parc Saint-Pierre en automne. © Dorian Bianco

La révision de la loi Elan en 2018 a retiré le rôle opposable de l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) pour les projets d’urbanisme situés aux abords d’un monument historique. Ce retour en arrière face aux politiques de préservation initiées par Malraux (1963) permettrait théoriquement de détruire certains secteurs des centres-villes historiques sous couvert d’insalubrité, comme le quartier du Panier à Marseille et Saint-Leu à Amiens où habitent encore des classes populaires n’ayant souvent pas les moyens de maîtriser eux-mêmes la rénovation de l’habitat ancien. Or, la mise en valeur du patrimoine français et de ses méthodes constructives, entendus comme une relation dynamique entre l’environnement bâti et les paysages culturels dans lesquels ils s’insèrent, pourrait à l’inverse accompagner la transition énergétique du logement par une politique économique nationale de soutien aux industries locales et traditionnelles.


L’urgence climatique actuelle crée les conditions inédites d’une conversion écologique à grande échelle, et pousse les acteurs politiques, administratifs et scientifiques à mettre au point un modèle ambitieux de transition pour réduire la consommation d’énergie, mieux isoler les logements ou encore empêcher l’étalement urbain mitant les espaces ruraux et agricoles. Or l’intégrité paysagère et architecturale du patrimoine bâti est parfois considérée arbitrairement comme un obstacle à cette conversion.

A Paris, les projets de végétalisation du parvis de l’hôtel de ville ou l’arrière de l’Opéra Garnier risqueraient de nuire au dégagement des monuments historiques. Peu ambitieux écologiquement, ces programmes n’envisagent même pas d’accord avec l’histoire du paysage parisien (aménager des coulées vertes, planter d’arbres en cœur d’îlot ainsi que sur les boulevards, couvrir les pignons aveugles de vigne vierge ou de lierre plutôt que de gâcher une perspective historique, etc). De manière récurrente, la soi-disant transition écologique des villes nous garantit souvent la défiguration de leur physionomie historique, et les programmes d’habitat écologique présentés dans la presse spécialisée semblent parfois indifférents à leur environnement bâti historique.

La loi Elan, spéculation immobilière contre préservation des paysages ?

Les évolutions politiques et juridiques récentes mettent en lumière l’ambiguïté et l’incohérence de cette opposition arbitraire entre la conservation du patrimoine et les discours qui justifient de manière contestable la transition écologique ainsi que l’urgence du logement. La loi Elan (2018), sous couvert de transition sociale et environnementale, autorise la réhabilitation ou la destruction de l’habitat insalubre aux abords d’un monument historique dans les zones protégées en retirant le rôle opposable des architectes des Bâtiments de France (ABF). Ils seront désormais simplement consultés pour donner un avis. Leur rôle opposable leur est également retiré pour l’installation d’antennes-relais qui pourrait potentiellement dégrader un paysage. Ces deux dispositions créent l’article L-632-2-1 du Code du patrimoine dans le chapitre qui est consacré aux opérations d’urbanisme situées à l’intérieur du périmètre des “sites patrimoniaux remarquables”. L’ensemble de la loi Elan, validée par le Conseil constitutionnel le 15 novembre 2018, contribue à une conception régressive du patrimoine français. A l’inverse d’une vision large et globale qui inclut tout autant les bâtiments monumentaux que l’habitat ancien articulé à une échelle paysagère, la nouvelle loi risque d’impliquer la déconsidération du bâti modeste et populaire au profit d’une vision classique et hiérarchique qui ne se concentrerait que sur un patrimoine monumental.

La loi Elan, fustigeant la lenteur administrative de la législation précédente, vise avant tout la construction rapide et à faible coût des logements (“Construire plus, mieux et moins cher”), reléguant au second plan l’intégrité architecturale, paysagère et culturelle des zones soumises à ces opérations d’urbanisme. Ses autres dispositions sont également inquiétantes, comme la suppression du concours d’architecte pour les logements sociaux au profit de la conception-réalisation. Elle témoigne à la fois d’une dérégulation de l’urbanisme français et d’un transfert de la décision des professionnels (architectes, historiens et autres spécialistes) aux seuls administrateurs (gouvernance territoriale, opérateur économique) qui ne disposent pas forcément des connaissances historiques pour appréhender la subtilité d’un environnement bâti (matériaux et formes employés dans le vernaculaire urbain, paysage industriel, patrimoine de la Reconstruction, etc).

Derrière l’esprit modernisateur affiché par la loi Elan, son objectif n’a en fait rien à voir avec la planification fordo-keynésienne de l’urbanisme d’après-guerre qui avait le but de garantir un logement à tous, mais bien de servir les intérêts des acteurs privés de l’immobilier. La construction de logements neufs est plus lucrative pour les promoteurs immobiliers que la rénovation du bâti ancien. Surtout, elle ne facilite en rien une transition écologique réelle et risque à l’inverse d’accélérer la construction en masse d’un habitat de mauvaise qualité, fortement producteur en émissions de CO2. Les matériaux comme le béton, importés de l’étranger à cause de l’internationalisation des chaînes de production, sont peu durables puisqu’une rénovation, voire une destruction, s’envisage parfois au bout de vingt ou trente ans. Aucun cadre contraignant n’empêche par ailleurs l’usage de méthodes constructives polluantes comme les modules de béton, dont le résultat esthétique, en l’absence du rôle opposable de l’ABF, risquera de mal s’intégrer au bâti ancien ou aux paysages périphériques et semi-ruraux.

Spectacle de désolation urbaine dans le quartier Saint-Leu d’Amiens (Somme) où des bâtiments à l’abandon, voire en ruine, cèdent progressivement la place à des reconstructions. © Dorian BIANCO

Cette loi accompagne ainsi une fragilisation déjà entamée du patrimoine français. Elle permettra, par exemple, de passer outre la valeur historique, architecturale et socio-culturelle d’un quartier d’origine médiévale comme Saint-Leu à Amiens. Dans cette zone en voie de bruxellisation, plusieurs maisons anciennes à l’instar des fameuses amiénoises issues de la révolution industrielle y sont actuellement détruites sous couvert de lutte contre l’habitat insalubre. Même si les programmes reconstructeurs reproduisent les formes du bâti ancien, celui-ci disparaît au lieu d’être rénové car la population traditionnelle de ce quartier dispose de faibles revenus qui ne lui permettent pas de lutter contre la gentrification opérée au profit de l’installation de jeunes diplômés. Cette menace sur le patrimoine national semble émouvoir peu de monde tant qu’elle concerne des villes et des paysages méconnus du grand public (personne n’oserait imaginer la destruction d’une partie du quartier latin ou du Marais en 2019 si ceux-ci étaient encore insalubres). Comment concilier alors la protection du patrimoine et des paysages, l’habitat social et l’urgence de la transition écologique ?

Conserver le patrimoine dans le cadre de la transition écologique

A l’inverse d’une opinion courante sur la question, la préservation du patrimoine ne rentre pas nécessairement en contradiction avec la transition écologique dans le domaine de la construction, aujourd’hui responsable d’une part très importante des émissions de CO2 dans l’atmosphère. A l’inverse, la transition écologique pourrait constituer l’occasion de renouer avec des méthodes constructives vernaculaires ou traditionnelles dont les matériaux sont durables. De nombreux travaux universitaires vont d’ailleurs dans ce sens. La connaissance de ces techniques, puisqu’elle dépend de la préservation et de l’étude du bâti agricole, domestique et industriel d’un espace local souvent associé, en France, aux régions naturelles, nécessite l’intervention de professions spécialisées (architecte des Bâtiments de France, historien de l’architecture, archéologue du bâti ou encore géographe et ingénieur en plus de l’architecte DPLG).

Prenons l’exemple des régions naturelles de la Normandie. Dans le Pays de Caux (Seine-Maritime), le bâti vernaculaire utilise des ressources locales comme la brique issue des sols argileux à proximité et le silex extrait de la craie. Sur la rive gauche de la Seine, dans le Marais Vernier (Eure), les chaumières sont très fréquemment construites en pan de bois, dont le hourdage (le remplissage des murs) utilise le torchis, un matériau qui constitue un béton naturel mêlant l’eau, l’argile, la paille et le foin. Résistant mal à l’humidité, la brique peut s’y substituer grâce à son extrême durabilité et à ses qualités d’isolation, comme dans l’habitat industriel en rangs de maison présent dans les villes proches de Rouen, Amiens ou encore Fécamp. L’ensemble de ces méthodes constructives constituent des procédés davantage respectueux de l’environnement puisqu’ils comportent une empreinte écologique faible : les matériaux sont généralement extraits à proximité (moins de transport en véhicule) et leur transformation manufacturière rejette moins de CO2 que le béton et le ciment, surtout avec des matériaux très peu transformés comme le bois.

De concert avec cet emprunt aux méthodes constructives traditionnelles, un plan ‹‹ Marshall ›› de rénovation thermique permettrait de gaspiller moins d’énergie, comme la stratégie d’isolation ‹‹ invisible ›› ne modifiant pas l’aspect esthétique des façades (laine de verre sur les plafonds, isolants intérieurs). Associé à l’adoption d’un urbanisme valorisant l’habitat collectif ou semi-collectif contre le pavillon individuel provoquant l’étalement urbain, ces trois éléments forment un nouveau modèle dont les architectures vernaculaires pourraient constituer une source d’inspiration pour concilier la transition écologique avec la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. Afin de ne pas épuiser les ressources limitées des sols, ces projets ne concerneraient que des programmes nécessaires comme le logement social ou des halles de marché (dans un contexte de relocalisation agricole) et non la construction d’infrastructures sans utilité sociale directe (centre commercial ou culturel). Mais cela suppose un double effort : d’une part se contenter de produire et de consommer que ce dont nous avons réellement besoin, et d’autre part considérer le bien-être collectif au-delà de son confort individuel (la sobriété énergétique contre l’individualisme flambeur). La Reconstruction d’après-guerre constitue à cet égard un modèle intéressant puisqu’elle fut motivée par l’idée d’un effort national matérialisé par une architecture du compromis et de la nécessité où la simplicité se voulait l’image de la décence face à l’ampleur du sinistre.

Un autre effort consiste à ne plus discriminer, tant sur le plan économique que culturel, les territoires et à opposer à la stigmatisation spatiale le rempart d’une politique égalitaire d’aménagement supervisée par l’État. Une habitude regrettable, encore répandue en France, consiste à ne s’intéresser qu’aux centre-ville anciens et aux zones naturelles protégées en délaissant les espaces intermédiaires et périphériques où vivent de nombreuses classes populaires. Considérer l’intégrité paysagère de la France dans son ensemble et dans ses réalités bâties contemporaines permet d’éviter l’écueil selon lequel il y aurait un modèle de la belle ville (Paris ou Carcassonne) contre les villes “repoussantes” (Le Havre ou Dunkerque) et des beaux paysages (Luberon ou Cornouaille) contre des pays laids (Beauce ou Westhoek). Pour reprendre le concept bourdieusien de racisme de l’intelligence, on peut questionner l’existence d’un racisme socio-spatial, souvent associé à ce jugement esthétique, envers les habitants des banlieues populaires, du périurbain et des villes en crise industrielle. Or l’urbanisme ne peut pas être fondé sur de tels jugements péremptoires et subjectifs qui impliquent de valoriser les territoires à préserver en priorité tout en dénonçant les “retardataires” ou les “inaptes”.

Paysage urbain et portuaire de Fécamp (Seine-Maritime), dont la dynamique historique associe l’architecture monumentale (ici, l’église Saint-Etienne) aux logements et aux industries. © Dorian Bianco

Ces opérations architecturales durables et modestes, à destination de tous les territoires, pourraient concerner des programmes de logements sociaux dans les villes petites et moyennes ainsi que dans les communes rurales, tandis qu’elles relanceraient l’activité économique dans les secteurs locaux de type manufacturier ou artisanal. Enfin, ces projets renforceraient l’homogénéité et la spécificité de chaque paysage urbain ou rural, à l’inverse de la défiguration provoquée par les pavillons épars en béton qui s’intercalent souvent entre un bocage et un bourg ancien comme dans le pays de Bray ou le Lieuvin. Par exemple, pour poursuivre nos exemples normands, on pourrait remplacer les futurs pavillons dans les espaces rurbains par des programmes de logements sociaux en habitat semi-collectif (plan de maisons denses et mitoyennes, artificialisant une étendue plus restreinte des sols sans rompre avec la faible hauteur du bâti ancien).

Ils utiliseraient des briques fabriquées localement, avec un bardage en bois peint dans des couleurs normandes et des toitures de chaume ou d’ardoise des Ardennes ou d’Angers. Bien entendu, des projets récents approchent ce modèle. La reconstruction de la “maison médiévale” devenue la mairie de Saint-Sulpice-de-Grimbouville (Eure) a associé les métiers du patrimoine et de la conservation aux architectes pour réaliser un bâtiment dans la tradition des techniques en pan de bois et en couverture de chaume, avec un résultat remarqué pour sa qualité architecturale. Malheureusement, ces réussites sont trop peu nombreuses face aux opérations immobilières courantes. La restauration des paysages traditionnels, dont aujourd’hui seuls les corps de métier comme l’ABF ont une connaissance approfondie, serait la manifestation d’une transition écologique de l’urbanisme appliquée au logement des classes populaires. Surtout, elle inciterait des milieux très différents de l’architecture (historiens, conservateurs, architectes DPLG) à se rapprocher ou à interagir sur des projets contemporains.

Passer d’un urbanisme néolibéral de prestige à des opérations modestes et durables

Pour comprendre l’intérêt de ce modèle et le mettre en place, il est nécessaire de décorréler l’objectif de progrès matériel (que doit viser une transition énergétique post-néolibérale) de l’impératif préalable de la croissance avec les débouchés consuméristes qu’elle génère (seul argument pertinent à conserver de la critique anti-moderne des années 1960 et 1970). Une telle initiative est impossible à mettre en place sans une politique économique de l’État qui soutiendrait les industries locales contre le faible coût des matériaux étrangers et un arsenal juridique de protection patrimoniale et paysagère. En premier lieu, il convient de subordonner ces objectifs socio-économiques à un système de planification étatique dans des proportions au moins équivalentes à la reconstruction d’après-guerre supportée par le Plan Marshall. Par voie de conséquence, les exigences ordo-libérales de réduction du déficit et de remboursement de la dette devraient être abandonnées, car une telle politique nécessite d’augmenter les dépenses publiques et territoriales. En second lieu, il serait nécessaire de revenir dans l’urgence sur la loi Elan. Se situant dans la lignée des lois votées sous la présidence Giscard d’aide à la pierre, elle facilite à nouveau l’accès à la propriété individuelle qui a déjà provoqué le mitage des zones rurales et la marginalisation des architectures vernaculaires dans le paysage, dont on retrouve des échos dans l’expression polémique et arbitraire de “France moche“.

Néanmoins, cette attaque contre les paysages français ne doit pas cacher les effets négatifs des politiques de conservation telles qu’elles sont pratiquées depuis près d’une cinquantaine d’années. Elles posent en effet de nombreux problèmes sociaux : muséification des centre-ville, augmentation des prix du foncier à cause des opérations de réhabilitation et gentrification des quartiers populaires comportant un bâti ancien de qualité. Dans les Métropoles barbares, Guillaume Faburel montre à juste titre que la patrimonialisation est un facteur de métropolisation, et par conséquent, de disparités croissantes dans le tissu socio-urbain. Ce paradoxe révèle la contradiction entre un discours de valorisation patrimoniale, utilisée comme un élément de communication tributaire de la logique du “marketing territorial” qui “événementialise” la ville, et le mauvais état de certains monuments historiques lié aux coupes budgétaires sur le patrimoine.

Vers une conception sociale du patrimoine ?

Plutôt que de figer le patrimoine dans le souvenir nostalgique des villes pré-industrielles, il faut au contraire le considérer dans sa relation les paysages dynamiques et évolutifs de l’industrie. A rebours des conceptions du Front national, une conception sociale et moderne du patrimoine permettrait d’articuler les exigences d’un habitat collectif pour tous avec la transition écologique. En d’autres termes, le patrimoine, c’est l’intérêt général, et sa préservation est l’expression d’une œuvre collective, qui s’oppose aux projets servant les intérêts d’une métropole désirant capter l’investissement dans les nouvelles technologies au dépend des territoires qui l’entourent (Eurallile, Mucem à Marseille, Grand Paris…). Cet intérêt général passe par la restauration de certains corps de l’État. Les architectes des Bâtiments de France sont des fonctionnaires au service de l’État français depuis 1946 et garantissent à ce titre la préservation du patrimoine national en tant que prérogative d’intérêt général (ils ont été fusionnés au corps des Architectes et Urbanistes d’État en 1993).

A cet égard, la dénonciation postmoderne de l’État, taxé de technocratisme et de planification autoritaire, confond la confiscation des décisions politiques par la gouvernance territoriale avec la nécessité d’avoir des institutions étatiques d’intérêt général, notamment en matière d’urbanisme et de patrimoine. La critique très confuse du pouvoir antidémocratique des experts contre les gens ne permet pas d’établir une distinction essentielle entre l’architecte dont il faut restaurer le pouvoir et le gestionnaire qui applique aujourd’hui le New Public Management dans les politiques urbaines (la Reconstruction d’après-guerre fournit l’exemple d’une opération d’urbanisme où la planification urbaine met en valeur l’intérêt général et le rôle de l’architecte). En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une loi favorise le pouvoir des ingénieurs ou celui des promoteurs immobiliers que toute loi ou toute institution de l’État sera forcément instrumentalisée par des intérêts particuliers, alors que les architectes des Bâtiments français défendent justement la préservation du patrimoine au nom de l’intérêt général selon une conception analogue à la fonction publique hospitalière ou territoriale.

On pourrait même étendre la notion, développée par Pierre Bourdieu, de “main gauche de l’État” à la protection du patrimoine contre la spéculation immobilière, même s’il faut admettre qu’il s’agit d’un enjeu affectant souvent les catégories sociales disposant d’un capital culturel élevé et qu’il n’apparaît pas essentiel pour de nombreuses personnes. De la même façon, l’intérêt pour le paysage, notion d’origine artistique, demeure souvent réservé aux classes moyennes supérieures. Pour éviter cet écueil, la préservation du patrimoine et du paysage pourraient à l’inverse s’articuler autour d’objectifs anti-spéculatifs et écologiques.

Pour parvenir à mettre en place ce changement de paradigme, il risque d’être vain de recourir au “droit à la ville” pour appuyer de possibles luttes locales contre les futurs plans d’aménagement qui ne respecteraient ni le bâti ancien, ni la composante sociologique d’un quartier, car c’est à l’échelle nationale que réside la possibilité de réconcilier le patrimoine avec un double objectif social et écologique : par la suppression du nouvel arsenal juridique de la loi Elan et par l’instauration au niveau de l’État d’une politique économique de relance et de soutien aux industries locales, visant à réemployer des matériaux durables selon des procédés respectueux d’un environnement tout autant physique, géologique, climatique qu’artistique et culturel. Les combats associatifs à l’échelle locale n’ont eu historiquement aucun impact puisque les dynamiques urbaines négatives (gentrification, spéculation immobilière, artificialisation des sols) n’ont cessé de s’aggraver depuis plus de quarante ans. C’est donc à l’État d’en prendre le relais.

La France, célèbre dans le monde entier pour son patrimoine diversifié, risque de voir ses villes et ses paysages défigurés à cause de préjugés sur une transition écologique superficielle ou de malheureuses opérations d’urbanisme ignorantes du paysage. Et ce qui concerne le bâti s’applique aussi à l’environnement : le réchauffement climatique le modifie déjà en asséchant les sols dans certains régions d’openfield et en remplaçant le hêtre par le chêne vert aux zones de contact avec les environnements méditerranéens. La baisse récente du budget de l’Office national des Forêts (ONF), chargé d’étudier et de conserver une part importante du patrimoine botanique français, ne peut qu’aggraver cette situation au moment où une politique écologique est plus que jamais nécessaire pour adapter les forêts au réchauffement climatique. Contre cette perspective, des initiatives sont élaborées pour adapter les paysages français à la transition vers une économie décarbonée, comme les scénarios proposés par le collectif Paysages de l’après-pétrole (PAP) pour la Thiérache, l’Île-de-France et la Beauce, consultables dans l’ouvrage Ruralités post-carbone. En opposition aux conceptions réactionnaires qui souhaiteraient figer l’esthétique des paysages dans une forme historique pré-industrielle, la sortie du productivisme agricole et forestier conduirait nécessairement à les faire évoluer de concert avec la relocalisation industrielle selon un aspect qui empruntera tout autant au passé qu’aux innovations présentes et futures (reboisements d’arbres feuillus, aménagement de nouveaux marais maraîchers ou réimplantation du bocage selon les régions, construction de halles de marché en centre-ville, réouverture d’industries locales et réhabilitation des centres commerciaux périphériques pour de nouveaux usages…).

Cependant, ne mener ces actions qu’à une échelle locale comme si l’on croyait aux vertus d’un diffusionnisme spontané risque d’engager des déséquilibres territoriaux que seul l’État peut contenir par une politique d’aménagement planifié. Contre le management par projet et le repli en communautés autogérées, il s’agirait d’engager un plan capable de transformer à nouveau la société dans son ensemble. Et le temps presse : sur l’échelle de quelques décennies, les paysages verdoyants qu’affectionnent beaucoup de Français et de touristes étrangers risquent de se modifier, voire de s’altérer gravement sur une partie importante du territoire. Avec les conséquences futures de la loi Elan, la France risque de ne plus ressembler à ce que nous connaissons si aucune politique écologique et patrimoniale volontariste n’est rapidement mise en place.

La reconstruction d’après-guerre, un modèle pour sortir du néolibéralisme ?

Le quartier Saint-François, Le Havre, reconstruit dans un style mêlant le pittoresque normand et le modernisme. © Dorian Bianco

Durant l’été 1940, l’armée allemande endommage plusieurs villes françaises. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est au tour des alliés de bombarder le Nord et l’Ouest de la France pour libérer le territoire de la domination nazie. De nombreuses villes sont dévastées par les combats, partiellement ou en totalité : Caen, Évreux, Brest, Maubeuge, Dunkerque, Abbeville, Creil ou encore Amiens. En tout, 1 600 communes françaises sont en grande partie détruites, pour la plupart dans le nord du pays, en Picardie, en Normandie et en Bretagne.


Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale se transforme en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). La tâche de ce gouvernement s’avère colossale : il doit reconstruire les villes sinistrées dans l’urgence, résoudre la crise du logement et relancer l’économie française. Face au discrédit de la droite conservatrice et des libéraux, dont une partie s’est compromise dans la Collaboration et les politiques raciales du régime de Vichy, le GPRF pose les fondations d’un État social ambitieux avec la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 19 octobre 1945. L’État et la puissance publique constituent alors des leviers privilégiés du redressement de l’économie du pays, en nationalisant certains secteurs clefs comme les transports ou l’énergie et en planifiant l’urbanisme des villes à reconstruire.

La Tour Perret (1949-1952) vue depuis la rue de Noyon, Amiens. Erigée par Auguste Perret, elle couronne la reconstruction du centre-ville d’un projet monumental en béton armé. © Dorian Bianco

Par conséquent, la période officielle de la Reconstruction (1945-1955) correspond à la mise en place d’un modèle économique et social de type keynésien qui, pour la première fois, permet à l’urbanisme de devenir une question d’intérêt général et une prérogative de l’État social. En octobre 1944, le GPRF crée le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en charge de coordonner les plans de reconstruction des centres-villes détruits et de contrôler l’attribution des marchés. Grâce au plan Marshall, l’État finance directement chaque programme par une planification urbaine reposant sur une économie mixte et le compromis fordo-keynésien (Vakaloulis, 2001). Ce système s’appuie sur l’industrialisation et la modernisation fordiste du travail ouvrier : la commande aux industries locales induit une politique de relance de la demande, qui participe à la croissance économique générale en remplissant les carnets de commande des entreprises.

L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier

La Reconstruction constitue un tournant dans la fondation de l’État social à la française puisqu’il double l’échelle municipale (devenue aujourd’hui celle des politiques urbaines, précédée dès les années 1930 par le socialisme municipal d’Henri Sellier) d’une échelle nationale, celle de l’État. La planification étatique offre alors deux avantages : en premier lieu, elle repose sur l’égalité territoriale car elle établit des schémas de reconstruction pour l’ensemble des zones sinistrées sans discriminer leur rang administratif, à l’inverse de la logique actuelle de métropolisation qui favorise les grandes agglomérations au détriment des petites et moyennes villes ; en second lieu, elle freine la spéculation immobilière grâce à la nationalisation du crédit et au programme des Immeubles sans affectation individuelle (ISAI) et des Immeubles collectifs d’État (ICE). L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier, en échange de leurs indemnités de guerre.

Ce système permet d’évaluer les besoins en logements pour chaque ville sinistrée. A cette occasion, la Reconstruction permet de renforcer la présence de logements sociaux par un nouvel arsenal juridique :  plafonnement des loyers en 1948 et création des Habitations à loyer modéré (HLM) en 1949, venant remplacer les anciens HBM. Cependant, l’État social français est dépassé par la fièvre socialisatrice du Nord-Ouest de l’Europe, en Scandinavie et au Royaume-Uni. Sous le gouvernement travailliste de Clement Attlee, le Town and Country Planning Act de 1947 permet à l’État de construire des logements sociaux en masse et de réduire significativement le parc locatif privé. En Europe de l’Ouest comme à l’Est, une hégémonie du plan s’empare des économies d’après-guerre.

La planification urbaine et la naissance d’un style architectural

Croisement des rues Gresset et Léon Blum, centre-ville reconstruit d’Amiens. La brique de parement, l’ossature en béton et les toitures d’ardoise percées de lucarnes sont autant d’éléments pittoresques typiques du ‹‹ style MRU ›› de la Reconstruction. © Dorian Bianco

Sur le plan urbanistique et architectural, l’intérêt et l’originalité de la Reconstruction reposent dans les objectifs du plan de reconstruction et d’aménagement appliqué à chaque ville. Il est élaboré par un urbaniste en chef désigné par la mairie, contrôlant à son tour un architecte en chef. Lorsqu’une ville a été presque intégralement rasée, il faut par conséquent refaire la ville dans l’urgence en construisant des logements, en remembrant les voies de communications principales et en rétablissant les fonctions urbaines essentielles que sont les bâtiments de services publics. Ainsi, les conditions historiques particulières de la Reconstruction imposent d’une part l’adoption d’une doctrine urbanistique moderne et progressiste et d’autre part un système de standardisation sur les chantiers.

Mais les architectes ne s’en tiendront pas seulement à ces nécessités et feront preuve d’un véritable souci esthétique pour renouveler la physionomie des villes sinistrées. Outre la mise en valeur des monuments historiques dans les plans de reconstruction (églises gothiques, musées, etc.), cette crise urbaine de l’après-guerre constitue aussi l’opportunité de faire émerger une véritable conception de l’architecture, parfois nommée « style MRU » [Texier, 2015] en référence à l’intervention publique qui lui est indissociable.

Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas eu de doctrine urbanistique appliquée de façon uniforme et les reconstructions réalisées se sont avérées parfois très différentes les unes des autres. Beaucoup sont considérées a posteriori par les historiens de l’architecture comme de remarquables réussites qui constituent un élément essentiel du patrimoine du XXe siècle. Surtout, la prévalence du modernisme durant l’après-guerre n’a pas empêché les architectes reconstructeurs de recourir à l’architecture régionaliste, dans un esprit pragmatique qui a parfois permis de ne pas rompre brutalement avec l’apparence traditionnelle des villes du nord-ouest de la France. Il faut cependant admettre que l’attrait pour les régionalismes s’explique également par le legs vichyste de la Charte de l’architecte reconstructeur (1941) insistant sur le respect des traditions architecturales locales initié dès les plans d’urbanisme des villes sinistrées en 1940.

La reconstruction du Havre par Auguste Perret, de 1945 à 1954, aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, ainsi que le centre-ville de Maubeuge par André Lurçat, entre 1945 et 1969, où l’architecte imagine un urbanisme communiste pourvoyant un accès égalitaire au logement, sont des exemples de réalisations remarquables qui ne doivent cependant pas cacher la diversité des reconstructions souvent moins connues du grand public, où s’est forgé le « style MRU » qui fait jouer, selon les lieux, le fonctionnalisme avec le classicisme et un style pittoresque, quelque peu jacobin par son caractère sériel, marqué par l’ordonnancement des façades.

Une architecture sociale et progressiste ?

Plusieurs cas de reconstruction déclinent cette nouvelle architecture. Parmi eux, la reconstruction d’Amiens, bombardée par les Allemands, fut le fruit d’une collaboration de 200 architectes coordonnés par Pierre Dufau en charge d’élaborer un nouveau plan d’urbanisme en 1946, modifiant le premier plan de juillet 1941.

À l’inverse du modernisme corbuséen choisi pour les Grands ensembles, et qui fait table rase de la rue traditionnelle en construisant les barres en cœur d’îlot, Pierre Dufau décide le remembrement du centre-ville avec un alignement des parcelles et un ordonnancement des façades sur rue, favorisant le logement collectif et reproduisant la physionomie traditionnelle des centres-villes français. En guise de compromis, il autorise les nombreux architectes à recourir à des styles et des matériaux variés, allant d’un répertoire emprunté à l’architecture vernaculaire picarde au modernisme. Une relative cohérence architecturale se dégage néanmoins de la reconstruction d’Amiens. Le choix de la pierre de taille pour les immeubles de la place Gambetta, qui relie la cathédrale à l’Hôtel de Ville, dénote une inspiration francilienne et une monumentalité discrète avec des lucarnes à croupe posées sur des toitures en ardoises et un balcon filant au deuxième étage.

Rue Dusevel, centre-ville reconstruit d’Amiens. Les immeubles mêlent confort moderne et une architecture régionaliste picarde. © Dorian Bianco

Mais la plupart des immeubles comportent des façades en brique rouge, souvent émaillées de béton ou de pierre pour les éléments de structure dans le style du Nord de la France, comme les rangées d’immeubles de la rue Dusevel et les ensembles qui entourent la place de l’Hôtel de Ville. Le croisement des rues Allart et des Trois Cailloux affichent même un répertoire régionaliste, comme la façade surmontée d’un pignon à gradin d’inspiration flamande du n°4 place René Goblet. Le centre-ville reconstruit d’Amiens donne ainsi l’impression d’un urbanisme planifié et rationnel qui a su préserver néanmoins un caractère local  grâce au choix de l’horizontalité et de la rue traditionnelle. Pierre Dufau s’inspire également du modèle scandinave : les logements disposent d’équipements hygiéniques et de pièces lumineuses, tandis que des aires de jeu sont aménagées pour les enfants.

​D’autres villes possèdent des réalisations analogues, dont on pourrait multiplier les exemples : à Dunkerque, les rues Clémenceau et de Bourgogne sont bordées d’immeubles modernistes avec une structure de béton armé et un parement de briques rouges, le matériau traditionnel de la ville. Autour de l’église Saint-Eloi et de son beffroi de briques jaunes, deux îlots ont été réalisés dans un programme architectural qui reproduit la tradition flamande (lucarnes à gable, appareil et panne vernaculaires). À Calais, la reconstruction du centre-ville se partage entre une partie régionaliste, avec briques rouges et toitures en ardoises percées de lucarnes, et une partie moderniste, avec des barres de béton. Enfin, dans la baie de Somme, la reconstruction fonctionnaliste d’Abbeville débute avec le plan Gréber de 1946 et se termine avec l’inauguration de l’Hôtel de Ville en 1960, encadré par une place aux façades ordonnancées en béton et brique rouge. Le beffroi majestueux de la mairie symbolise en définitive la double échelle de pouvoir de la Reconstruction : la municipalité et l’État.

La Reconstruction est également l’occasion de proposer aux sinistrés l’adoption d’un mobilier moderne, marqué par la simplicité et l’utilité. Pour la première fois dans l’histoire de la décoration française, une conception « sociale » du mobilier voit le jour avec la production de meubles de bonne qualité en série, vendus à un prix économique, à destination des appartements reconstruits qui bénéficient du tout nouveau confort moderne (lumière naturelle, hygiène, électricité et eau).

Méconnu du grand public, le normand Marcel Gascoin s’inspire du design démocratique des Scandinaves pour proposer des intérieurs types à destination des classes populaires : il conçoit le Logis 49, un logement pour une famille modeste présentée par la Caisse d’allocations familiales d’Île-de-France, ainsi que des appartements types dans la ville du Havre qui devaient servir de modèles d’aménagement. Dans les villes gouvernées par la gauche socialiste ou communiste, la Reconstruction offre souvent l’occasion d’augmenter la part de logements sociaux et de favoriser l’accès des classes moyennes et populaires à des équipements ménagers et hygiéniques nouveaux.

Le centre-ville reconstruit de Dunkerque et son beffroi (XVe siècle). La construction de nombreux logements sociaux s’y accompagne du souci constant d’apporter aux habitants tout autant le confort matériel qu’une cohérence architecturale forte, comme ici avec les immeubles fonctionnalistes qui s’accordent avec le gothique de brique. © Dorian Bianco

La fin précoce d’un modèle durable

L’architecture de la Reconstruction, et le style MRU qu’elle a vu naître, va très vite cesser d’occuper le devant de la scène. Le plan Courant adopté en 1953 marque en France un nouvel infléchissement dans la politique du logement collectif en ouvrant la voie à la généralisation du modèle corbuséen des Grands ensembles qui devient dominant durant les années 1960, et dont le programme architectural, fondé sur le zoning, se définit par un urbanisme fonctionnaliste de barres et de tours en cœur d’îlot. On découvre alors l’ampleur du mal-logement et de la vétusté du parc existant, qui presse la mise en place d’un nouveau grand projet d’immeubles collectifs. À une échelle plus vaste qu’au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la France appartient au groupe de pays ayant choisi de recourir massivement à ce modèle pour résoudre la crise du logement avec la Suède et son Miljonprogrammet ainsi que l’Union soviétique et sa Krouchtchevka (à partir de 1955). La standardisation expérimentée sur les chantiers de la Reconstruction servira à son tour de modèle pour ériger à un faible coût les nouveaux logements collectifs dans les zones dites aujourd’hui de « banlieue ».

http://www.pierremansat.com/2018/03/droit-a-la-ville-henri-lefebvre-4-5-avril-inscrivez-vous-vite.html
Couverture de l’édition originale du “Droit à la ville” de Henri Lefebvre, paru quelques semaines avant mai 1968. Le plan est celui de Moscou. © blog de Pierre Mansat

Mais à partir de la fin des années 1960 et des bouleversements sociaux engendrés par les événements de mai 68, des critiques antimodernes, provenant d’horizons politiques variés, émergent pour dénoncer l’inhumanité du modèle de la ville fonctionnaliste promu par la charte d’Athènes de 1934, essentiellement dirigé contre les Grands ensembles et les principes corbuséens. Parmi elles, le droit à la ville apparaît en 1968 sous la plume du sociologue marxiste Henri Lefebvre pour dénoncer l’aliénation des individus par la standardisation urbanistique, et revendique l’appropriation démocratique du pouvoir citadin, à l’échelle locale, contre la planification étatique taxée d’autoritarisme. En parallèle, de nombreux architectes prônent le retour à une architecture adaptée à la physionomie traditionnelle de la ville, comme Aldo Rossi en Italie, ou valorisent l’esthétisation du regard sur l’urbain et ses signes visuels, comme Robert Venturi avec Las Vegas.

À partir des années 1960, les critiques postmodernes du fonctionnalisme, en s’érigeant contre la massification de l’architecture et sa prétendue uniformité, finissent par s’opposer de fait aux deux modèles d’urbanisme collectif, Reconstruction et Grands ensembles, qui pouvaient désormais se targuer d’un bilan positif à deux titres : d’une part, ils ont imposé une conception sociale et collective de l’aménagement urbain, d’autre part ils ont fait reculer la pauvreté et le mal-logement et amélioré les conditions de vie matérielles des Français. Durant les années 1970 et 1980, les représentations collectives de l’architecture changent et une nouvelle idée émerge peu à peu : et si la vie était plus belle dans un palais baroque que dans un logement collectif de Maubeuge ou de Dunkerque ?

Ainsi, la Reconstruction n’était pas exempte de critiques : il est vrai que le modèle français d’État social de l’après-guerre, bien qu’il ait été en partie l’œuvre des communistes, n’a pas été en mesure de rompre avec le capitalisme. En effet, le système des Immeubles sans affectation individuelle visait la restitution de la propriété privée (et de la structure de classe dans certains cas, comme au Havre), tandis que la relance de la demande aux industries locales confortait en définitive le capitalisme fordiste. En outre, la disposition intérieure des appartements valorisait la famille nucléaire et les aménagements des cœurs d’îlots donnaient la part belle à la voiture. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une simple économie sociale de marché par laquelle l’État aurait dirigé le développement capitaliste de l’économie comme ce fut le cas sous le régime de Vichy, mais bien d’une planification plus avancée qui permit de soustraire en partie de l’initiative privée les secteurs de la santé, des services publics et de l’urbanisme.

Surtout, la Reconstruction et les Grands ensembles symbolisent l’hégémonie du logement collectif et de la ville concentrée (en dépit de nombreuses reconstructions pavillonnaires des années 1950, comme au quartier d’Aplemont du Havre par les ateliers Perret). Ils s’opposent au modèle de la ville étalée typique du logement individuel périurbain qui connaîtra un nouvel essor à partir des années 1970 et 1980 sous l’impulsion des lois d’accession à la propriété votées sous Valéry Giscard d’Estaing.

La rupture néolibérale

L’église Saint-Joseph (Le Havre) vue depuis le boulevard François 1er. L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO du centre-ville témoigne de la reconnaissance récente envers la qualité architecturale de la Reconstruction. © Dorian Bianco

À partir du dernier quart du XXe siècle, les évolutions globales du capitalisme débouchèrent sur l’avènement d’un nouveau tournant politique. Celui-ci met en place des politiques de  néo-libéralisation (Harvey, 2012) qui chercheront rapidement à liquider l’héritage des orthodoxies planificatrices comme la social-démocratie keynésienne et le communisme soviétique, taxés de bureaucratisme et d’inefficacité. Dès le milieu des années 1980, le modèle des Grands ensembles est décrié et progressivement rendu responsable de tous les maux de l’époque néolibérale (exclusion, criminalité, pauvreté et chômage), comme si l’urbanisme en était le principal responsable au dépend des réformes sociales menées sous la Ve République.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original.

Finalement, la critique des Grands ensembles a dominé la perception négative du modernisme français en éclipsant le précédent héritage de la Reconstruction et son style MRU, emporté malgré lui par le rejet des modernes, a finalement été oublié du grand public. Aujourd’hui, son héritage demeure essentiellement d’ordre patrimonial, surtout depuis l’inscription en 2005 du centre-ville reconstruit du Havre sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR puis de la jeune IVe République, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original, différent à la fois des Grands ensembles devenus impopulaires à force d’acharnement critique et des formes diverses d’urbanisme qui ont émergé de manière contemporaine au postmodernisme, lequel a accompagné la néo-libéralisation du champ de la production architecturale. Et si la Reconstruction n’était pas seulement un héritage historique, mais aussi un modèle à renouveler, dont les politiques urbaines actuelles pourraient s’inspirer pour sortir du néolibéralisme ?

Sortir du néolibéralisme en s’inspirant de la planification urbaine d’après-guerre ?

Pour y apporter des éléments de réponse, il faut au préalable redéfinir le rapport complexe qu’entretiennent planification urbaine et néolibéralisme. Contrairement à l’opinion courante, les politiques économiques néolibérales ne sont pas aussi anti-État que l’ultralibéralisme, car elles promeuvent l’État et l’intervention publique comme un levier privilégié de libéralisation et de privatisation des structures socio-économiques (Stiegler, 2019), surtout dans les pays comportant traditionnellement un État fort comme la France et les pays scandinaves.

Il existe en fait une planification urbaine de type néolibéral, dont le caractère « géo-darwinien » (Baeten, 2017) consiste à doter les structures administratives de ‹‹ gouvernance ›› (comme les intercommunalités) de politiques publiques visant à adapter la ville au flux de la mondialisation économique. Elle se manifeste par des phénomènes socio-spatiaux comme la métropolisation, à l’exemple de la Métropole du Grand Paris, créée en 2016, qui renforce le développement économique de la capitale au détriment des anciens hinterlands productifs du capitalisme fordiste, comme la vallée de la Somme, ou le bassin minier du Nord.

Aux yeux de la plupart des urbanistes tournés vers les modèles de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction.

La tradition française des grands projets architecturaux s’adapte ainsi à l’ère néolibérale en utilisant le poids traditionnel des pouvoirs publics dans l’aménagement et l’urbanisme : d’un côté, l’on peut classer les projets libéraux ou néolibéraux dirigistes (travaux haussmanniens, grands projets mitterrandiens, métropoles mondialisées), de l’autre les programmes qui dépassent la seule orientation de l’économie pour instaurer un véritable État social (logements sociaux, reconstruction d’après-guerre, grands ensembles). Les centres-villes reconstruits appartiennent donc pleinement à l’héritage de la Libération et de la IVe République.

Alors qu’il apparaît nécessaire pour certains de réactualiser le modèle d’État social d’après-guerre, renouer avec son mode de planification urbaine relèverait pour beaucoup d’une erreur historique. Aux yeux de la plupart des urbanistes et des administrateurs tournés vers les modèles postmodernes et non-étatiques de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction ou bien d’une forme quelconque d’urbanisme fonctionnaliste, associés au temps de la voiture et des industries polluantes. Il est vrai que le fonctionnalisme et le modernisme répondaient à des conditions historiques particulières, qui demandèrent de mettre fin à la pénurie de logements après les dévastations de la guerre par la standardisation industrielle du logement. Une fois cet épisode achevé durant les années 1960, Jean-François Lyotard pouvait dès lors à juste titre voir la naissance d’une « condition postmoderne » qui devait dépasser la société industrielle, matérialisée par le choc pétrolier et la stagflation de 1973.

Penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition.

 

Croisement des quais de Southampton et de Notre-Dame, Le Havre © Dorian Bianco

Cependant, la France traverse aujourd’hui une crise majeure qui crée les conditions d’une nouvelle urgence historique, qui devrait mettre fin à cette condition postmoderne : le réchauffement climatique, doublé d’une crise économique non résolue depuis 2008. Le modèle économico-urbanistique de la reconstruction pourrait alors servir d’exemple pour mettre en place une transition écologique au sein de l’urbanisme et de l’architecture en les sortant de leur ornière néolibérale : penser la durabilité à l’échelle étatique et non plus seulement locale, afin de créer les conditions macro-économiques pour relocaliser la production dans le secteur du bâtiment (sortie du libre-échange intégral pour rendre possible les fameux « circuits-courts »), rétablir la structure administrative d’après-guerre (État, département, commune) pour brimer la gouvernance antidémocratique des métropoles dont la logique spatiale sélectionne les territoires aptes à la transition écologique (et rend donc celle-ci incomplète), renouer avec la planification urbaine conçue comme une politique nationale, valoriser le logement collectif et le modèle de la ville concentrée contre le pavillon, renouveler des éléments d’une théorie fonctionnaliste qui saurait pragmatiquement composer avec les spécificités des environnements locaux, et surtout penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition, mais en utilisant ces conditions pour poursuivre l’histoire de l’architecture française. Par exemple, végétaliser les espaces publics en s’inspirant de la modernité organique et des paysages vernaculaires français.

La Reconstruction revêtirait alors une double signification, à la fois héritage de l’État social à la française et modèle pour concevoir une transition écologique à l’échelle nationale.

Bibliographie :

-Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, L’architecture de la reconstruction en France, 1945-1953, Paris, Le Moniteur, 1982

-Pierre Gency, Marcel Gascoin, design utile, Paris, Editions Piqpoq, 2011

-Texier (Simon), « Amiens, la naissance du style Reconstruction », Le Moniteur architecture, n° 240, mars 2015

-Michel Vakaloulis, Le capitalisme postmoderne, éléments pour une critique sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2001

-Gilles Plum, L’architecture de la reconstruction, Paris, Editions Nicola, 2011

-Anne Dumesnil et Philippe Nivet, Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003

Patrice Gourbin, Beauvais, Laissez-vous conter la reconstruction, Ville de Beauvais

-Sous la direction de Tuna Tasan-Kok et Guy Baeten, Contradictions of neoliberal planning, Springer, 2012 (en anglais)

-Barbara Stiegler, ‹‹ Il faut s’adapter ››, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019

Bouygues au Turkménistan : le constructeur du dictateur

© Kalpak Travel / Wikimédia
© Kalpak Travel / Wikimédia

Considérée comme l’une des pires dictatures de la planète, le Turkménistan est aussi un pays où le groupe Bouygues est solidement implanté, puisqu’il y réalise la moitié de son chiffre d’affaires mondial. Bouygues a connu une idylle avec l’ancien président Saparmurat Niyazov, dit « Turkmenbachi », le Chef des Turkmènes (1991-2006), passé à la postérité pour sa mégalomanie. Les relations se sont poursuivies avec l’actuel président Berdymouhamedov, et se sont même intensifiées depuis quelques mois. Retour sur les rapports de Bouygues avec ce pays.


Le contexte du Turkménistan : une économie de rente

Le Turkménistan est un pays issu de l’URSS, devenu indépendant en 1991. Peuplé de 5 à 6 millions d’habitants, il est composé majoritairement d’une population turkmène. Celle-ci représente jusqu’à 85% de la population en 2012, avec des minorités russes et ouzbèkes.

L’indépendance a permis au leader communiste de la république soviétique d’alors, Saparmurat Niyazov, de se maintenir au pouvoir contre une opposition en exil et de se proclamer Türkmenbachi, le Chef des Turkmènes. Il établit une dictature féroce au nom de l’ordre intérieur et d’une neutralité extérieure. Mort en décembre 2006, son dentiste et Premier Ministre Berdymouhamedov lui a succédé et règne depuis avec le même système dictatorial. Le classement mondial 2018 de la liberté de la presse place le Turkménistan 178e sur 180, ne devançant que l’Érythrée et la Corée du Nord. Les antennes paraboliques donnant accès à des chaînes étrangères sont arrachées au nom “de l’embellissement des villes”.

Un rapport d’Amnesty International datant de 2004 se montre sceptique quant à la possibilité d’une évolution positive de la situation des Droits de l’Homme. Le Turkménistan, note ce rapport, entretient de bonnes relations aussi bien avec les États-Unis qu’avec la Russie (ne convoitant pas les marchés des pays environnants), avec les investisseurs étrangers, qu’il accueille dans de bonnes conditions, tandis que la médiatisation du Turkménistan à l’étranger est quasiment nulle, un pays à la démographie aussi faible n’attirant pas l’attention des médias. Ces facteurs permettent au pouvoir turkmène de jouir d’une stabilité certaine. Quinze ans plus tard, ils n’ont pas fondamentalement changé.

Les ressources du Turkménistan consistent principalement dans ses hydrocarbures. En plus du pétrole abondant, on estime que les réserves de gaz du Turkménistan sont les quatrièmes au niveau mondial. L’économie du Turkménistan est une économie de rente qui permet de maintenir un PIB par habitant élevé (davantage que l’Iran, et cinq fois plus élevé que son voisin l’Ouzbékistan). Cette économie est structurellement dépendante du cours des matières premières. Jusqu’en novembre 2017, la population avait ainsi un accès gratuit à l’eau, au gaz et à l’électricité. Ce n’est plus le cas pour des raisons budgétaires, des coupes ayant été effectuées suite à la chute mondiale du cours du pétrole.

La transition : de l’URSS à l’indépendance

Parmi les républiques soviétiques d’Asie Centrale, le Turkménistan se distinguait par la persistance d’une logique tribaliste, certaines tribus continuant d’exercer une domination sur d’autres. Le drapeau turkmène, conçu lors de l’indépendance, fait figurer les motifs des cinq principales tribus : Teke, Yomut, Arsary, Yodur et Chomut. Teke est la plus prestigieuse de toutes, avec comme motif d’orgueil le cheval Akhal-Teke, particulièrement robuste et ayant frôlé la disparition au XXe siècle par les politiques soviétiques. Niyazov vient du sous-ensemble Akhal-Teke comme son successeur.

L’ère soviétique constitue une période de sédentarisation forcée, qui remet en cause le rôle des tribus dans leur capacité à forger les identités et impose de nouvelles élites soviétique. En 1991, quand l’URSS éclate, Niyazov est le chef du Parti communiste local depuis six ans. Hostile à la libéralisation politique promue par Gorbatchev, il conserve l’ensemble des pouvoirs, devient Président, puis chef du gouvernement et chef des Armées suite à l’éclatement de l’URSS.

Cette transition prend la forme d’un isolement économique et politique renforcé. Niyazov mise sur son maintien au pouvoir par une rhétorique nationaliste, glorifiant le passé turkmène et sa personne en marginalisant les minorités russes et ouzbèkes, les poussant à l’assimilation ou à l’exil. Il assure sa mainmise sur les infrastructures pétrolières et gazières, dont le pays tire une bonne partie de ses revenus, pour les vendre de temps à autres à la Chine, la Russie ou l’Iran.

Depuis, les structures autoritaires au fondement du pouvoir turkmène ont peu évolué. L’opposition est ou bien contrainte à l’exil, ou bien morcelé et impuissante. Les manifestations régulières (1995, 2002, 2006, 2008) sont violemment réprimées.

Le Turkménistan et son régime néopatrimonial

Pour comprendre la relation de Bouygues avec le pouvoir turkmène, il est nécessaire d’éclairer le fonctionnement du gouvernement turkmène. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, professeur à l’ENS et à Sciences Po Paris, a détaillé ce fonctionnement dans Turkménistan, livre écrit après avoir été attaché à l’ambassade de France à Achgabat entre 2007 et 2008. Vilmer explique la manière dont le pouvoir de Niyazov émanait directement de sa parole pour être traduit en directives auprès de l’administration. L’administration avait tendance à anticiper les décisions du président, et à les déduire de ses paroles, parfois sibyllines. Ce fonctionnement a par exemple débouché, en 2003, sur l’obligation de porter des nattes pour les lycéennes après que Niyazov ait dit apprécier les jeunes filles ayant des nattes. Une phrase du Président devient ainsi une règle administrative qui s’applique à la population.

“La rente des hydrocarbures et ses pratiques clientélistes ont permis à Niyazov d’asseoir son pouvoir”

Ce fonctionnement rejoint une logique néo-patrimoniale. Le concept de “néo-patrimonialisme » a surtout été utilisé pour décrire le fonctionnement de pays africains fonctionnement avec une « politique du ventre ». En 2013, Marlène Laruelle, historienne spécialiste de la Russie et de l’Asie centrale, le mobilise pour décrire l’Asie centrale. Un régime néo-patrimonial est un régime clientéliste d’apparence bureaucratique, où le contrôle des ressources par le président permet de diriger l’État par une redistribution à ses soutiens, quitte à appauvrir le reste de la population. La corruption par des relations informelles est donc la clé de voûte du système, bien plus que les institutions formelles. La logique de la gratuité du gaz et de l’eau s’apparente ainsi davantage à des pratiques clientélistes qu’à celles d’un État-Providence, la stabilité et les avantages économiques justifiant le nouveau régime et sa forme autocratique.

Si Niyazov n’implique pas sa famille dans ce système, il arrose la majorité turkmène, et notamment les tribus les plus puissantes. C’est ainsi que la rente des hydrocarbures et ses pratiques clientélistes ont permis à Niyazov d’asseoir son pouvoir. Les chantiers constituent également un moyen d’enrichir le président et ses proches, car les investisseurs étrangers doivent payer un prix conséquent pour s’attirer les bonnes grâces du pouvoir. La construction est ainsi un secteur particulièrement fertile pour détourner les projets publics à des fins privées.

Achgabat : une capitale transformée par Bouygues

Achgabat, capitale du Turkménistan, intrigue par ses bâtiments en marbre blanc et ses immenses avenues au milieu du désert. Surnommée « le Disneyland stalinien » pour son aspect ludique, sa transformation est l’œuvre de Niyazov. Niyazov voulait créer une vitrine monumentale glorifiant la nation turkmène et a fait appel à plusieurs entreprises étrangères, avec en tête les entreprises turques et françaises.

Bouygues a ainsi participé à la construction d’une ville aux bâtiments monumentaux, avec un style « persico-palladien ». Ce style mélange une architecture grecque classique ainsi que des coupoles et des décors colorés courants dans le monde persan. Il a donné à Achgabat une fonction de mirage au sein d’un pays enclavé et inégalitaire.

Le culte de la personnalité de Niyazov

Niyazov a mis en place un système fondé sur le culte de la personnalité. Président d’une population peu éduquée et mal vue sous l’URSS, il a réduit l’éducation en exaltant un culte de la nation turkmène et de sa personne. Ce culte s’est même étendu à sa famille décédée, allant jusqu’à changer le mot « pain » pour le remplacer par le nom de sa mère. Il renomma aussi le XXIe siècle en l’appelant “L’époque de Saparmurat Turkmenbachi le Grand”.

Ce culte de la personnalité et l’exaltation de la nationalité turkmène s’est doublé de mesures prises contre certaines minorités et la mixité des couples. Entre 2001 et 2005, une série de lois visent les minorités russes et ouzbèkes, comme une taxe de 50 000 dollars sur le mariage d’un Turkmène avec une étrangère, ou l’interdiction de la double citoyenneté. “Halk, Vatan, Turkmenbachi” est un slogan massivement utilisé signifiant “Le Peuple, la Patrie et Turkmenbachi”. Niyazov a ainsi également imposé le déplacement de membres de la minorité ouzbèke dans le désert, ou leur renvoi en Ouzbékistan.

“L’ambassade de France ne s’engage pas sur les questions de libertés religieuses ou de droits de l’homme, pour ne pas compromettre Bouygues”

Le président a été jusqu’à écrire et faire la promotion d’un livre nommé le Ruhnama (Le Livre de l’Âme). Annoncé comme l’équivalent du Coran ou de la Bible, ce livre a pour but d’endoctriner les Turkmènes sur leur histoire et d’asseoir son culte de la personnalité. L’apprentissage de certains passages du livre est par exemple devenu obligatoire pour travailler pour l’État ou avoir son permis de conduire. Il permet également de légitimer l’ordre social et politique du Turkménistan (on y trouve une série de phrases autour du thème : « La femme vit pour son mari, le mari pour son peuple. »).

Les liaisons de Bouygues-TF1 avec Niyazov

Bouygues s’implante au Turkménistan en 1994, lors de la visite de François Mitterrand à Achgabat. Illustrant les liens entre l’État Français et les grandes entreprises françaises, la France fut le premier pays européen à lier des relations diplomatiques avec le Turkménistan. Les relations entre Niyazov et Martin Bouygues devinrent rapidement très étroites. Niyazov recevait Bouygues avec un protocole digne d’un ambassadeur.

Cette collaboration de Bouygues allait au-delà de la simple construction de bâtiments publics. Le manque de compétences techniques a mené Bouygues à s’occuper de l’entretien direct des services de sécurité, de travaux supplémentaires, ainsi que de la formation des ingénieurs et du personnel turkmène. Ensuite, TF1, appartenant au groupe Bouygues, a participé à moderniser la télévision turkmène, outil essentiel de propagande.

On retrouve ainsi un accord signé en 1996 pour « moderniser et développer la télévision turkmène ». TF1 réalise même une édition spéciale de 40 minutes avec le dictateur. Celle-ci, non diffusée, a rassemblé notamment Martin Bouygues, le dictateur et Patrick le Lay. L’auteur du « temps de cerveau disponible » s’en est justifié : « J’ai un client, je lui fais plaisir. » TF1 a conçu et équipé les plateaux, jusqu’à réaliser le logo d’un profil doré du dictateur qui apparaît sans discontinuer sur l’écran. Faire plaisir à Niyazov n’a pas de limites : Bouygues a fait traduire et éditer le Ruhnama en français.

Une collaboration assumée

Dans ses mémoires, Aldo Carbonaro, représentant de Bouygues au Turkménistan, démontre les convergences de vues entre l’entreprise et le pouvoir turkmène. Comme anecdote, on trouve un appel soudain de Niyazov à Carbonaro : « Je veux que tu me construises un Parlement pour 120 députés derrière le Ministère de la Défense, car tous les médias étrangers disent que je gouverne tout seul et je veux leur démontrer que le Turkménistan est une démocratie. »

La réalité et la profondeur de cette collaboration n’a jamais été un secret en France. Le Monde rapporte ainsi un propos d’un diplomate français en avril 2006 : « Bouygues est une ambassade séparée ; d’un autre côté, l’ambassade de France ne s’engage pas sur les questions de libertés religieuses ou de droits de l’homme, pour ne pas compromettre Bouygues. » Cette question avait donné naissance au documentaire « Shadow of the Holy Book » par le finlandais Arto Halonen en 2007.

Berdymouhamedov : le maintien du statu quo

Aldo Carbonaro relate également la succession fin 2006. Bouygues reste un partenaire conséquent sur les chantiers de prestige, mais sans la même prééminence : « Les bâtiments de prestige sont pour les Français, les bâtiments tertiaires, les logements et l’industriel pour les Turcs, les équipements hospitaliers pour les Allemands et les centrales électriques pour les Américains. », a résumé alors le nouveau président.

Berdymouhamedov, en 12 ans, a maintenu la structure dictatoriale à travers un usage massif de la propagande. Il a mis en place une Constitution en 2008 qui renforce encore davantage les pouvoirs du Président. Le nouveau président a accepté le retour de l’opéra, débaptisé quelques monuments de l’époque Niyazov et rétabli le calendrier géorgien. Il a intégré sa famille dans le système néo-patrimonial et a su se maintenir aisément au pouvoir depuis. Âgé aujourd’hui de 62 ans, Berdymouhamedov prépare sa passation de pouvoir. Les cheveux grisonnants, il a promu son fils Serdar vice-gouverneur de la région d’Akhal, la région de l’ensemble Akhal-Teke.

Les dernières difficultés économiques du Turkménistan

En février 2018, de nouveaux chantiers importants étaient commandés à Bouygues avec un potentiel de plus d’un milliard de dollars. Entre autres : un centre des congrès, un hôtel de luxe géant, un terrain de parade et des immeubles. La remontée du prix du baril en fin 2017 a favorisé cette relance de la construction massive à Achgabat. Les aventures de Bouygues au Turkménistan semblent donc avoir encore de beaux jours devant elles.

Au même moment, l’eau, le gaz et l’électricité devenaient payants pour la population turkmène. C’est que la situation économique turkmène subit des complications. Non diversifiée et isolée, elle a peu de débouchés économiques, ce qui favorise un chômage de masse informel qui atteint près de 40% de la population. L’enseignement ainsi que les services de santé ont été dégradés depuis l’éclatement de l’URSS. Cette crise sociale se double d’un désastre écologique qui prédomine depuis la période soviétique, avec des eaux salinisées et une Mer Caspienne polluée. La distribution de l’eau s’avère catastrophique, produisant près de 75% de pertes, dans un pays désertique.

Berdymouhamedov a donc rogné en novembre 2017 sur les garanties données par Niyazov sur la gratuite de l’eau, du gaz et de l’électricité – qui relevaient davantage d’une politique clientéliste que des garanties offertes par un État-Providence. Leur suppression dévoile la structure prédatrice du pouvoir turkmène, dominé par une minorité qui contrôle l’ensemble des ressources du pays et emploie tous les moyens pour les conserver. La politique turkmène du ventre est désormais nue.