« Le populisme est un radicalisme du centre » – Entretien avec Francesco Callegaro

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Pablo Iglesias ©Thierry Ehrmann

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie[1], puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme[2]. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Première partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


 

Milo Lévy-Bruhl – J’aimerais profiter de votre travail philosophique et de vos pérégrinations en Europe et hors d’Europe pour échanger avec vous sur les relations entre populisme et socialisme. En France, le socialisme n’évoque plus grand-chose d’autre que le Parti Socialiste, lequel traverse une crise sans précédent. Dans cette situation, le livre que Chantal Mouffe a fait paraître récemment, Pour un populisme de gauche[3], a connu un certain retentissement. On y a vu la possibilité de relancer les forces de gauche, en formant une nouvelle contre-hégémonie, comme si son populisme de gauche devait prendre la relève du socialisme. Avant de vous demander comment vous recevez cette proposition, j’aimerais savoir comment vous définiriez le populisme.

Francesco Callegaro – Il faut en effet préciser les termes de notre discussion. Aujourd’hui, le « populisme » est avant tout un spectre agité par les médias. On ne peut pas s’en tenir à cet usage, car il est aussi flou que fuyant, bien que très répandu. C’est un concept polémique qui vise à disqualifier par avance toute alternative à ce qu’on appelle « démocratie ». Sa signification tend dès lors à se diluer à mesure qu’on s’en sert davantage pour embrasser un éventail toujours plus vaste de phénomènes. Laclau aurait été étonné de découvrir que le populisme est devenu à son tour un signifiant flottant et presque vide. On se reporte donc aux théoriciens qui en défendent le bien-fondé, dans l’espoir de rencontrer quelque chose qui ressemblerait sinon à une définition, du moins à une élucidation, car on a bien besoin de comprendre ce qui nous arrive. Et l’on est assez déçu.

MLB – Pourquoi ?

F.C. – Si l’on se réfère au livre de Chantal Mouffe que vous venez de citer, c’est assez frappant : elle y inaugure sa réflexion en disant qu’elle n’a aucune intention de nous dévoiler la « nature véritable » du populisme. On reste forcément déçu en face d’une telle démission. Chantal Mouffe n’a pas tort de considérer que le débat académique est souvent stérile. Mais au lieu de chercher à élever la hauteur de la discussion, elle se borne à assumer d’entrée sa position partisane : on ne saura pas ce qu’est le populisme, seulement ce qu’il convient d’entendre par ce terme dans le cadre d’une intervention politique ajustée à la conjoncture présente. Je ne vois pas les raisons d’une telle limitation stratégique de l’activité théorique. C’est même l’engagement politique qui nous demande de nous élever au plus haut sur l’échelle du savoir, surtout en période de crise, jusqu’à toucher des questions d’ordre philosophique et sociologique. On en mesure les effets, d’ailleurs, sur le plan stratégique lui-même, car sans une prise de distance, on n’arrive même pas à ajuster notre action à la situation. L’enfermement dans la conjoncture empêche de la penser et par conséquent d’y répondre.

« Le populisme de Chantal Mouffe est une sorte de radicalisme du centre. »

MLB – Chantal Mouffe renvoie aux travaux de Laclau pour définir ce qu’elle entend par « populisme » et dissiper ainsi tout malentendu. Elle ne semble pas renoncer à la théorie…

F.C. – Oui, c’est vrai, mais il faut bien voir à quoi elle souscrit et ce qu’elle nous demande d’accepter. Pour échapper au sens péjoratif imposé par les médias, elle fait du même coup abstraction tant du langage commun que de l’histoire qu’il contient. Au lieu de perturber le sens médiatique, en revenant sur ce que « populisme » a signifié dans le passé, ce qui aurait pu la conduire à découvrir qu’il a toujours été de gauche, qu’il a même été le socialisme de la périphérie, comme l’a montré encore récemment l’historien Claudio Ingerflom, elle s’installe d’emblée sur le plan de ce discours dominant dans les Universités de langue anglaise mais désormais partout ailleurs aussi qu’on appelle la « théorie politique ». L’indépendance d’esprit qu’elle manifeste et revendique de ce fait, en se proposant de fixer à elle seule sinon l’essence du moins le sens du « populisme », cache dès lors une profonde soumission aux dogmes de la pensée libérale. Son populisme a beau être le produit d’une opération théorique fort singulière, il n’est pas moins dérivé d’un concept de peuple qui, lui, procède de la doxa libérale, reprise et répandue y compris dans ces médias dont elle voudrait pourtant se distancier. C’est ce qui la condamne à une perspective politique qui a tout l’air d’être une sorte de radicalisme du centre.

MLB – C’est-à-dire ?

F.C. – Je veux dire que son populisme de gauche, alors qu’il vise à relancer les chances de la « démocratie radicale », reste coincé à l’intérieur des prémisses du libéralisme. Il y a des penseurs qui produisent une critique radicale du libéralisme en ce sens qu’ils vont jusqu’à en secouer les fondements. Parmi ces fondements, il y a bien sûr la « critique » elle-même, fait libéral s’il en est. Mettre en œuvre une critique radicale suppose donc de se prédisposer à une critique de la critique, à une méta-critique. Vincent Descombes en a surpris plus d’un en avançant cette définition de la « critique radicale ».[4]S’ils n’y prennent pas garde, les intellectuels de gauche risquent d’entretenir une affinité élective avec le libéralisme, du fait même de la tâche qu’ils s’assignent. Les « radical thinkers », comme on les appelle aux Etats-Unis, estiment mettre en question le libéralisme, alors que bien souvent ils ne font qu’en radicaliser les axiomes, contenus dans leur posture même.

MLB – Ce serait le cas de Chantal Mouffe ?

F.C. – Prenons en considération son concept de peuple. Il reste asservi aux prémisses de l’hégémonie libérale du moins pour autant qu’elle ne cesse d’envisager le peuple lui-même comme le produit d’une « construction » procédant d’une multitude d’individus. Certes, elle ne s’en tient pas aux procédures juridiques, elle prend en considération aussi les stratégies discursives qui permettent de construire ce collectif. Mais ce supplément rhétorique ne saurait donner une substance au sujet aussi évanescent qu’impuissant qu’est destiné à être le peuple, dès lors qu’on raisonne à partir des présupposés du libéralisme, en particulier lorsqu’on a accepté d’entrée le dispositif de la représentation.

MLB – La représentation est pourtant perçue comme le ressort de la démocratie, le fondement même du pouvoir du peuple.

F.C. – Il faut voir le paradoxe qui en découle. Comme l’ont montré les travaux de Giuseppe Duso, la modernité libérale a pris son essor à partir du moment où Thomas Hobbes a réduit en poussière l’idée d’un peuple réel, sujet actif de la politique et porteur d’un droit de résistance au gouvernement, l’émiettant en une multitude d’individus d’autant plus libres qu’ils sont tous également soumis au pouvoir irrésistible car souverain résultant de l’union artificielle de leurs volontés, recomposées sur la scène de la représentation.[5]C’est cette conception qui a fini par prendre forme avec la mise en place de ces régimes représentatifs auxquels on réserve aujourd’hui, pour des raisons qu’il faudrait dégager, le terme élogieux de « démocratie ». L’absence de peuple y est pourtant corrélative à son intronisation. Tel est le paradoxe qui affecte les régimes représentatifs, depuis que la Révolution française a donné une traduction constitutionnelle aux concepts indissociables de souveraineté et de représentation, en contrepoint de la liberté individuelle. Je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à remédier à cette absence, je crois même que le diagnostic lui fait défaut, car elle se prive d’entrée de toute référence à des sujets collectifs réels. C’est la conséquence de son approche « anti-essentialiste ».

MLB – Elle part pourtant de la société, avec la pluralité conflictuelle de demandes qui la traversent. C’est un sujet collectif bien réel.    

F.C. – Ce terme de « société » est la source d’un malentendu où se cache l’incompatibilité de la théorie politique avec la sociologie et les sciences sociales. La contrepartie du peuple qui ne prend corps que par des artifices de discours juridiquement encadrés est bien une « société », vous avez raison. Mais Chantal Mouffe la conçoit comme étant toujours – par essence ? – divisée parce qu’elle la fragmente d’entrée en une multiplicité de demandes individuelles. Rien que pour cette raison, elle trahit l’acceptation d’un concept de société qui remonte, lui aussi, au dispositif de la modernité libérale.Il suffit d’ailleurs de suivre son raisonnement pour se rendre compte qu’il manque un adjectif à cette « société » de départ. Il s’agit de la société « civile-bourgeoise », pour reprendre le terme de Hegel. Chantal Mouffe est tout à fait explicite à cet égard : en face de la « démocratie libérale » envisagée comme « régime politique », il n’y a que le « système économique », en l’occurrence le capitalisme financier. C’est tout à fait indispensable d’analyser les tendances à l’œuvre sur ces deux plans, mais il faut disposer d’un point de vue décentré, autrement on reste pris dans les mailles dont on voudrait se dégager.

MLB – Chantal Mouffe n’a pas moins contribué à réaffirmer le primat du politique. C’est depuis ce point de vue qu’elle s’attaque à l’analyse de la situation.

F.C. – Oui, mais elle a préservé le sens libéral des termes, comme le montre l’équivalence entre « social » et « économique ». Le primat d’un politique destiné à se confondre avec le pouvoir souverain de l’Etat s’érige dès lors sur le socle d’une société par principe dissociée, où même les groupes sont envisagés comme des agrégations contingentes d’individus. Il en résulte une conception de la démocratie bien peu radicale, puisque tout ce qu’il faudrait introduire pour faire du peuple le sujet collectif d’une action capable de transformer la réalité instituée a été réduit à sa portion congrue, à commencer par la politique elle-même. Je maintiens donc ma thèse : on est en présence d’une radicalisation du libéralisme qui ne nous aide pas à sortir de ses impasses, aujourd’hui palpables.

« Le peuple de la démocratie libérale est un spectre »

MLB – Dire que le populisme de Mouffe est un libéralisme radicalisé risque malgré tout de surprendre. Il semble qu’il s’en distingue au moins par la répartition plus large du pouvoir. C’est justement ce qui fait qu’elle dit « démocratie » et pas « libéralisme », lorsqu’elle indique l’objectif de la radicalisation.  

F.C. – Essayons de clarifier ce point. Dans son dernier livre, Chantal Mouffe est revenue une fois de plus sur la tension entre libéralisme et démocratie, qu’elle considère comme un trait constitutif du régime représentatif. Or, même si elle ne l’explicite pas toujours aussi clairement, elle est bien obligée de penser qu’il y a un sens partagé de la démocratie libérale qui précède l’opposition entre les deux configurations auxquelles elle reconduit le conflit entre droite et gauche, l’une privilégiant le versant libéral, l’autre le versant démocratique. Afin que ces deux projets opposés s’affrontent de nouveau, comme elle le souhaite, il faut avoir déjà prédisposé la scène de cette confrontation. Cette scène est le théâtre de la représentation. Le peuple s’y signale par son absence, car il a été effacé d’entrée, du fait même d’avoir été réduit à l’effet d’une fiction juridico-rhétorique. On revient au point de tout à l’heure. C’est dire qu’elle ne s’oppose au libéralisme que parce qu’elle en a déjà accepté la prémisse décisive : le peuple qui lutte pour davantage de justice a beau sembler autre, il est en fait toujours le même. Un spectre, en quelque sorte. Il ne peut donc pas avoir plus de pouvoir que ce qu’il a déjà, à savoir pas grand-chose, à moins qu’on ne consente à repenser jusqu’aux fondements de nos constitutions.

MLB – Comment faut-il entendre, alors, la revendication de « souveraineté populaire » ? Chantal Mouffe l’assigne à la configuration de gauche…

F.C. – Je ne vois pas en quel sens la gauche pourrait s’approprier l’idée de souveraineté populaire définie par la constitution. Aujourd’hui, le souverainisme est d’ailleurs marqué plutôt à droite qu’à gauche, si l’on reprend son opposition. D’un point de vue politique, la gauche et la droite sont en réalité « démocratiques », dans la perspective de Mouffe, dans le seul sens admis, celui de la démocratie représentative, constitutionnelle. Autant dire qu’elle ne nous donne aucun appui théorique pour penser la démocratie au-delà de la représentation et encore moins des arguments en faveur d’une réforme constitutionnelle. Ce que son populisme de gauche a de davantage « démocratique » ne concerne pas l’aspiration active vers une forme de société et un type de régime qui ferait du peuple le protagoniste de la politique. Ce peuple a été effacé d’entrée, j’insiste, en acceptant le « modèle spécifique » de la démocratie libérale. Je ne dis pas qu’il n’y pas lieu de repenser la « souveraineté », l’insistance mise ici en Argentine sur cette exigence m’impose même de faire place à une autre manière de l’envisager. Mais vous voyez bien qu’il faut lui donner une autre racine, en arrivant à l’arracher de son lien interne à la représentation. C’est du même coup un autre peuple qu’il faut introduire. On semble l’avoir perdu de vue.

«L’impasse de Podemos, c’est le prix que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée»

MLB – Chantal Mouffe cherche au moins à redonner une place centrale au conflit, au-delà du vote et de la défense des droits de l’homme. Sa démocratie est donc plus « agonistique », car elle valorise les affrontements dans l’espace public.    

FC – Tout à fait, c’est ce qui fait d’ailleurs son attrait, je crois, pour les mouvements sociaux. Il n’en reste pas moins que le sujet actif sur cette scène n’est pas et ne saurait être le peuple. Le peuple de gauche qu’elle voudrait voir s’opposer à l’oligarchie, comme une partie à une autre, n’est qu’un sujet éphémère, constitué par une multitude de demandes, d’abord individuelle et ensuite agrégées, qui attendent d’être synthétisées par quelque chose qui ne peut être qu’un parti. C’est la logique infernale de la souveraineté moderne qui l’impose.On n’y échappe pas. Bref, on en est toujours au passage de la volonté de tous à la volonté du tout, telle qu’elle prend forme sur le plan de la représentation, c’est-à-dire au niveau d’un État toujours envisagé comme un centre de pouvoir. Je ne dis pas qu’entendre des discours dissidents au Parlement soit sans intérêt, mais c’est destiné à échouer du fait même de réussir. C’est l’impasse de Podemos, où l’on mesure les lourdes conséquences politiques, je veux dire stratégiques, que l’on paye lorsqu’on s’oriente mal dans la pensée.

MLB – L’idée d’hégémonie ne change rien à cet égard ? Elle semble bien supposer la présence d’une dynamique conflictuelle autrement plus complexe, qu’il s’agirait de savoir à la fois déclencher et recomposer.

F.C. – Dans la conception que s’en fait Chantal Mouffe, l’hégémonie se trouve subsumée à la logique de la souveraineté : il faut que la configuration partiale de la gauche s’impose comme la configuration totale, afin que le peuple de gauche devienne le peuple souverain. Bien qu’elle cherche chez Schmitt les moyens de rouvrir la possibilité d’un conflit à la racine de la volonté générale, son cadre de pensée la conduit à le réintégrer à l’intérieur du processus normal de sa formation. Le langage de l’agonistique cache dès lors le renvoi, assez convenu il faut dire, à l’opposition parlementaire, et même aux « négociations pragmatiques » entre gauche et droite, comme elle le reconnaît explicitement. La confrontation agonistique ainsi conçue, pas plus que la souveraineté populaire, ne sont dès lors le patrimoine de la gauche, c’est un patrimoine commun : il fait partie de ce sens commun « démocratique » qui est en fait libéral. C’est la lettre même des constitutions.

MLB – Reste alors l’égalité.

F.C. – En effet, mais comme égalité des droits. Tel serait le plus démocratique de la gauche. Ce n’est pas rien, mais il s’agit d’un correctif déjà prévu par les meilleurs penseurs libéraux, depuis Condorcet jusqu’à Rawls.

MLB – Est-ce à dire que le populisme de Mouffe se réduit au libéralisme d’un Tocqueville ?

F.C. – Mouffe est bien plus libérale que Tocqueville ! Ce dernier avait pris la mesure de la contradiction interne à la démocratie. Lecteur d’Aristote et de Rousseau, observateur attentif et quasi sociologique de l’expérience américaine, à une époque où la politique y était encore une affaire commune, Tocqueville a aussi accusé réception du mouvement ouvrier. Pour avoir médité sur les « deux humanités distinctes », il savait très bien que la tension s’inscrivait au sein même de l’idée de « démocratie », depuis que la Révolution avait ouvert une brèche à l’intérieur du concept de peuple, pris entre son sens ancien et son sens moderne. Même s’il a reculé en 48, Tocqueville a tiré quelques enseignements de son voyage outre-Atlantique quant au besoin vital d’« éparpiller la puissance ». Je ne trouve rien de tel dans les analyses de Chantal Mouffe. Bien qu’ayant puisé à la source de la philosophie politique qui, au centre Aron[6], s’est inspirée aussi de Tocqueville, elle ne semble pas en avoir retenu la leçon.

« Je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi Chantal Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens »

MLB – Que pensez-vous alors de son diagnostic de la situation actuelle ? 

F.C. – Mouffe a tout à fait raison de dire que nous venons de traverser une large période post-politique et que l’actualité est marquée, à l’inverse, par des signes de réveil. Ce diagnostic me semble juste : en Europe on sort du grand sommeil des trente dernières années. Je me demande seulement si sa définition du populisme et sa théorie politique nous aident à comprendre et à orienter ce qui nous arrive. Son analyse historique consiste en somme à décrire notre passé récent comme ayant été caractérisé par une désactivation de la politique, conçue au sens étroit, comme chez Lefort, en raison de l’affaiblissement du clivage gauche-droite. Le populisme intervient dans cette conjoncture, comme une stratégie dont on voit bien qu’elle n’est radicale que parce qu’elle revient à la racine du libéralisme : il s’agit de réactiver ce clivage en construisant un peuple, entendons un parti, qui sache unifier les multiples demandes de droits d’un certain nombre de sujets, plus favorables au versant gauche, l’égalité de droits, de la démocratie libérale. Or, je crois que, ce faisant, elle se méprend sur le sens de la crise actuelle de la démocratie représentative comme sur les aspirations qui s’y travaillent. La démocratie représentative est depuis toujours en crise, bien sûr, car elle n’a jamais vraiment marché, en raison de ce paradoxe du peuple présent-absent dont on vient de parler, mais il me semble que l’insatisfaction touche aujourd’hui au sommet, pour toutes sortes de raisons. C’est le désir qui s’y cache qu’il faudrait arriver à intercepter. C’est ma propre insatisfaction que j’exprime. Car je partage la nécessité de radicaliser la démocratie mais je ne vois pas en quoi le populisme de Mouffe nous aiderait à aller dans ce sens.

MLB – Bien loin d’en rendre possible le surgissement, son populisme retarderait donc la démocratie radicale ?  

F.C. – Je crois, oui. C’est que Chantal Mouffe ne me paraît pas comprendre tout à fait le genre d’apathie dont on sort ni ce qui est en train d’émerger. On le voit dès qu’elle affine son diagnostic. Selon elle, des mouvements tels que Indignados, Occupy Wall Street, Nuit Debout auraient articulé des revendications démocratiques. Mais est-ce que ces mouvements entendent la démocratie dans son sens à elle ? Je ne suis pas sûr que les attentes en question aillent dans le sens d’une réouverture de la dispute parlementaire entre des partis de droite et de gauche, situés très près d’un même centre. Chantal Mouffe semble même aller à l’encontre de ces attentes, dans la mesure où toute tentative de reconquérir le niveau de réalité où l’on aurait affaire avec le peuple en tant que sujet collectif d’une démocratie autre que procédurale lui apparaît dangereux. C’est le spectre de Schmitt qui surgit à ce tournant de son discours. La démocratie comme gouvernement du peuple nous ferait dériver vers le fétiche d’une identité collective de nature ethnique. Aucun autre peuple n’est en vue parce qu’il y a un absent dans la perspective de Chantal Mouffe : le socialisme.

« L’espace des idéologies modernes oblige à penser avec trois termes : libéralisme, Réaction et socialisme »

MLB – Pour dépasser la conception libérale du peuple, il nous faudrait donc réactiver l’héritage du socialisme ? 

F.C. – Il faudrait d’abord savoir ce qu’on appelle « socialisme ». Ce mot est chargé d’une histoire qui ne rend pas sensible la signification centrale qu’il recèle. Le clivage entre gauche et droite, tel qu’il est couramment entendu, le rend d’ailleurs méconnaissable. Car, comme l’ont fait valoir récemment Karsenti et Lemieux[7], en reprenant à leur compte la perspective sociologique de Karl Mannheim, il nous faut penser avec trois termes, pas deux, si l’on veut reconstruire l’espace des idéologies modernes. L’idéologie par excellence, c’est le libéralisme. L’idée en ce qu’elle se refuse de payer le prix de la réalité, c’est bien l’idée libérale de liberté. On le voit aux déchaînements que suscite toute tentative de contrecarrer son abstraction et ceci malgré les malaises qu’engendre son extension. On est ainsi coincé dans un face à face. Car le mythe libéral, basé sur la réduction des acteurs à un ensemble d’individus, a très tôt suscité la réaction contre-révolutionnaire. Les sources en ont été multiples, mais elles visaient toutes à éradiquer les principes et les institutions de la modernité. C’est dur à entendre pour des oreilles progressistes, mais on est bien obligé de constater que la sonnette d’alarme a d’abord été tirée par des esprits tels que De Maistre et Bonald, les auteurs favoris de Schmitt, avec Donoso Cortès.

« Le socialisme c’est la voie d’une modernité alternative qui ne soit pas une alternative à la modernité »

MLB – Vous revenez à l’auteur dont se sert Chantal Mouffe aussi bien que d’autres penseurs de gauche…  

F.C. – Oui, mais pour en faire un autre usage. L’opération du radicalisme du centre caché dans le populisme de Mouffe consiste à aller vers l’extrême, pour ensuite revenir au centre : on croyait que l’agonistique signifiait la guerre et l’on découvre qu’il s’agit de cette opposition parlementaire dont Schmitt a fait remarquer qu’il lui manquait le tranchant mortel qui fait le propre de la lutte. En ne prenant pas au sérieux la secousse réactionnaire, on revient à la logique des droits. Du même coup on ne sort pas du face à face : on perd de vue l’existence d’un troisième pôle. Je crois qu’il faut au contraire savoir entendre le défi lancé par la critique du libéralisme qui a pris son élan dans le champ réactionnaire, si l’on veut ouvrir la voie d’une modernité alternative qui ne serait pas une alternative à la modernité. On ne comprend pas le socialisme comme fait social et historique autrement.

MLB – Est-ce votre définition du socialisme ?

F.C. – Je dirais que c’est la définition du socialisme par lui-même. Lorsqu’on fait un travail au plus près des sources, on voit que le socialisme, d’abord l’idée et ensuite le mot, ont pris forme comme une réaction de second degré, une réaction à la Réaction. La sortie du face-à-face entre le libéralisme et son envers spéculaire est passée par une seconde réaction, non pas au libéralisme mais à la pensée réactionnaire, qui a signifié moins la rechute dans le cadre libéral que la création d’un autre cadre de pensée et d’action, où la liberté n’est individuelle que parce qu’elle est collective : l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables, disait Proudhon. C’est le socialisme en tant que relance de la modernité. Je ne parle pas du Parti Socialiste, mais de l’idéologie qui a existé bien avant et qui a inspiré les fondateurs, il y a plus d’un siècle, des partis socialistes. Elle se caractérise, au premier chef, par un rapport singulier au savoir, comme on a essayé de le faire valoir dans l’École qui, de ce savoir, a tiré une science tout aussi singulière, je veux dire l’École française de sociologie.

MLB – Pensez-vous à Durkheim ?

F.C. – Cela va bien au-delà de Durkheim. On a récemment publié le manuscrit inédit du seul grand ouvrage que Marcel Mauss ait réussi à écrire dans sa vie. On n’en connaissait que les extraits sur la nation et le nationalisme édités par votre grand-oncle. Or, on a découvert que presque la moitié de l’ouvrage était consacrée au socialisme. L’essentiel n’était pas dans son titre, La Nation, mais dans son sous-titre : le sens du social. « Sens » veut dire signification et direction, mais d’abord perception : le socialisme n’a été que cela, selon Mauss, la perception du social, en dessous, à travers et au-delà du national. C’est ce qui en a fait le laboratoire de la sociologie. Certes, la convergence entre socialisme et sociologie a été, en France, plus nette qu’ailleurs. En conformité avec la thèse de Durkheim, Mauss n’en a pas moins mis en évidence la portée européenne du socialisme et de sa poussée sociologique. Il a souligné que, partout en Europe, le socialisme a donné à la « politique des temps modernes » une signification qu’elle n’avait jamais eu. Il s’agissait désormais d’envisager le futur depuis le présent mouvant de la société, replacé dans le cadre d’une histoire faisant droit à un conflit irréductible à la guerre. C’est aux points de jonction entre les articulations du temps que s’est logée sa production de savoir : le socialisme a été, en ce sens, la prise de conscience du social-historique. Vous sentez bien flotter le spectre de Marx, n’est-ce pas ? Il s’agit juste de l’inscrire dans un cadre plus large, en prenant en compte la conversion de la politique vers la société elle-même, saisie dans son devenir.

« C’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie »

MLB – D’où la relation du socialisme avec la sociologie et les sciences sociales.

F.C. – Tout à fait. Une fois situé dans l’espace des idéologies, on est frappé par la singularité du socialisme : elle tient à la corrélation qu’il établit de l’imaginaire et du réel, sur le plan d’un discours qui mesure et règle la distance entre les idéaux et les pratiques. Mauss le dit en toutes lettres. A la différence du libéralisme, son utopie à lui a quelque chose de plus rationnel, du fait même de contrecarrer l’utopie libérale. On n’échappe pas à l’épreuve de réalité, c’est tout ce que veut dire le sens du social. A ce propos, Mauss cite aussi bien Saint-Simon que Owen, Proudhon et Marx, bien sûr.[8]Autant de penseurs qui ont participé à la conversion de la politique en une forme nouvelle de savoir, comme je disais. Si l’on se situe dans cette tradition, certes traversées par les tensions que l’on sait, mais néanmoins unifiée par cette seule idée, on voit bien que l’engagement partisan ne demande aucun sacrifice de l’intellect : c’est pour des raisons politiques qu’il faut savoir se détacher de la politique et s’élever jusqu’à la théorie, avant et afin de mieux y revenir.

MLB – Le marxisme ne nous a pas habitué à embrasser aussi large. Quel est le point du socialisme qui vous semble encore valable aujourd’hui ? 

F.C. – C’est l’articulation même entre science et politique, à égale distance de la séparation comme de la confusion entre théorie et pratique. Si l’on reprend les termes de Mauss, on voit bien de quoi il s’agit. Et l’on se rend compte que l’on n’a pas toujours parlé, à gauche, le langage libéral-démocratique et qu’on n’est pas obligé de continuer à le faire. Selon Mauss, l’« événement historique » en quoi a consisté la naissance du socialisme tient au fait qu’on était en présence d’une « école » qui n’avait d’autre objet que de « présenter au peuple la totalité de ses institutions et de lui montrer la totalité de ses intérêts »[9]. Tout est dit dans cette phrase, où apparaît un peuple qui est enfin autre.

MLB – Le socialisme aurait forgé un concept à lui de peuple, irréductible au sujet abstrait du libéralisme comme à la nation ethnique du conservatisme.

F.C. – C’est ce qu’a montré Frédéric Brahami dans son livre, intitulé justement La raison du peuple. Il y a replacé la triade de Mannheim (libéralisme – réaction – socialisme) dans son contexte de genèse, en nous faisant toucher du doigt, je veux dire au plus près des sources, la naissance du socialisme en tant que réaction à la Réaction, rupture dans la rupture ayant remis le peuple au centre de la politique comme un sujet collectif réel, doté de la raison qui se forge à même le travail.[10]Je ne dis pas que rien n’a changé entre-temps, loin de là, je me demande seulement s’il en reste quelque chose. Quelque chose nous pousse, malgré tout, à vouloir refaire cette rupture qui a consisté à remettre le monde sur ses pattes, si je puis dire. Le socialisme n’a pu impulser la naissance de ce regard sur le social qu’on cherche à reconquérir que parce qu’il a fait retour à ce réel des rapports que le libéralisme avait expulsé de l’ordre même du sens. Si l’on veut trouver le peuple introuvable, même aujourd’hui, en dépit des changements vertigineux qu’a connu le capitalisme, c’est bien dans le sillage du socialisme et de la sociologie qu’il faut se placer.

MLB – Est-ce à dire que le socialisme est un populisme ?

F.C. – Il y a moyen d’établir un lien entre les deux, oui. Je crois même que si l’on garde à l’esprit la signification centrale du socialisme telle que Mauss l’a si bien mise en lumière, on peut mieux saisir d’Europe ces phénomènes politiques d’Amérique Latine qu’on rassemble sous l’étiquette expéditive de populisme. Je ne veux pas en réduire la spécificité, ils ont bien des traits fort singuliers, il s’agit seulement de dégager un chemin qui nous permette de les comprendre, en échappant aux déformations des médias comme aux abstractions de la théorie politique. C’est la condition pour en tirer aussi des enseignements, à l’heure où le socialisme périclite, comme vous le rappeliez. Si l’on reste accroché au cadre de la démocratie libérale, on risque fort de n’y voir qu’un dangereux débordement, alors qu’il s’agit de tout à fait autre chose que d’une menace pour la démocratie, du moins si je me réfère à l’Argentine. On en parlera la prochaine fois.

 

[1]F. Callegaro, La science politique des modernes, Paris, Economica, 2015.

[2]F. Callegaro & A. Lanza (dir.), Incidences, « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique », n°11, 2015.

[3]C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, trad. P. Colonna d’Istria, Paris, Albien Michel, 2018

[4]V. Descombes, « Quand la mauvaise critique chasse la bonne… », Tracés. Revue de Sciences humaines(2008): 45-69.

[5]G. Duso, La rappresentanza politica : genesi e crisi del concetto, Milano, Angeli, 2007

[6]Ndlr : Aujourd’hui « Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron » de l’EHESS où travaillèrent ensemble, des années 1990 à 2000, entre autres, François Furet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Mona Ozouf, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent, Marcel Gauchet, Bernard Manin, Vincent Descombes, Philippe Raynaud, etc.

[7]B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, éditions de l’EHESS, 2017.

[8]M. Mauss, La nation, Paris, PUF, 2013, p. 258.

[9]Ibid., p. 259

[10]F. Brahami, La raison du peuple, Paris, Les Belles Lettres, 2016

Argentine, spéculations sur la présidentielle

Pesos argentins
© Arnaud Brunetière

Alors que l’image des arbres enflammés de l’Amazonie voisine imprègne encore tous les esprits, d’autres pyromanes ont de nouveau mis le feu à l’Argentine, provisoirement déclarée en « défaut sélectif » par Standard & Poor’s mercredi 28 août, moins de 20 ans après la crise de 2001 et deux mois avant la prochaine élection présidentielle. La crise a révélé les faiblesses de l’économie argentine, soumise à des réformes néolibérales à marche forcée, depuis l’élection de Mauricio Macri en 2015. Elle témoigne également de la pression que les marchés financiers sont prêts à exercer sur un peuple récalcitrant. Retour sur un mois d’août incendiaire pour l’économie … et la démocratie argentine.


Les « PASO », une répétition générale de la présidentielle du 27 octobre

Les PASO – primaires ouvertes simultanées obligatoires – jouent, en Argentine, la double fonction de primaire des partis politiques, qui souhaitent présenter des candidats à une élection nationale, et d’habilitation de ces partis pour le scrutin (le seuil de 1,5% des suffrages exprimés étant la condition requise pour leur participation). Mais les résultats obtenus par les différents partis donnent aussi une idée des capacités des candidats à rassembler les électeurs en leurs noms.

La crise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Les plus aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables.

Ainsi, dimanche 11 août, c’est le couple péroniste formé par Alberto Fernández (candidat pour la présidence de la nation) et Cristina Kirchner (vice-présidence) qui l’a emporté, avec 47% des suffrages exprimés, devant celui du président libéral actuel, Mauricio Macri (32%). La marge de 15 points donnée par les urnes laisse dès lors envisager une victoire, dès le premier tour, d’Alberto Fernández à la présidentielle du 27 octobre prochain1.

Ce suffrage constitue un camouflet pour le président sortant, désormais condamné à présider un pays en terminant une campagne déjà perdue. Pire, ce résultat, s’il se confirmait en octobre, ramènerait au pouvoir le « kirchnerisme »2 dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années.

La « macrise » sanctionnée

L’effondrement de la monnaie argentine, accompagné des remèdes néolibéraux classiques (libéralisation des marchés, baisses des dépenses liées à la fonction publique, des aides sociales, etc.) et de nouveaux prêts du FMI – conditionnés à ses sempiternels ajustements structurels – ont fait exploser les inégalités. Roberto Lavagna – arrivé troisième aux PASO avec 8% des voix – et l’Église argentine demandaient ainsi au gouvernement, fin août, un programme « d’urgence alimentaire », à destination des plus pauvres, comme cela avait été fait suite à la crise de 2001. La brèche, sans cesse croissante, entre le prix de la monnaie et le prix réel des biens de consommation courants rend la vie aussi difficile pour les Argentins les plus précaires, qu’avantageuse pour les plus aisés.

En effet, la macrise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Ainsi, si l’euro valait 17 pesos, en janvier 2017, une bouteille de vin argentin correct pouvait alors s’acheter pour 70 à 80 pesos dans un supermarché. Aujourd’hui, avec un euro à 65 pesos, le même vin coûte, dans le même supermarché, entre 140 et 180 pesos. Il y a deux ans, un touriste européen qui allait en Argentine avec 100 euros pouvait alors acheter – en moyenne – 22 bouteilles. Aujourd’hui, avec ces mêmes 100 euros, il peut en acheter une quarantaine.

Les Argentins aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables. Mesure phare du gouvernement Macri, prise moins d’une semaine après son élection, l’annulation du cepo – contrôle étatique créé en 2011 par Cristina Kirchner, pour freiner la chute du peso argentin, limitant l’achat de devises étrangères à 2000 dollars mensuels – a en effet autorisé les plus fortunés à changer jusqu’à 2 millions de dollars par mois. La macrise profite ainsi aux personnes disposant d’économies en monnaies étrangères. Ce qui explique, en partie, que 32% des électeurs aient apporté leur voix au président actuel, malgré l’état désastreux de l’économie du pays.

Confusion entre marchés et démocratie

Face à la victoire d’Alberto Fernández le 11 août dernier, les marchés ont répondu, dès le lendemain, par une nouvelle baisse de la monnaie argentine. Celle-ci est passée à 59 pesos l’euro avant d’atteindre 67 pesos deux jours plus tard et de revenir à 60 en fin de semaine. Mauricio Macri a alors pris note, dès le 12 août, de cette réaction, en affirmant que « le problème majeur [qu’ont], aujourd’hui, les Argentins, c’est que l’alternative au gouvernement, l’alternative kirchneriste, n’a pas de crédibilité dans le monde (…) elle n’a pas la confiance nécessaire pour que les gens veuillent venir investir dans le pays ».

Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour). Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement.

Ainsi, Mauricio Macri fait de son adversaire – le  kirchnerisme – le responsable de tous les maux de l’Argentine. La crainte du retour supposé des méthodes kirchneristes – qui ont mené l’Argentine à sortir de la crise de 2001 et à poursuivre une croissance de son PIB dont sont pourtant, généralement, friands les libéraux – pesant, selon lui, plus lourd dans la balance des marchés que les politiques du président en exercice.

Renvoyant sans cesse son adversaire à un « passé », selon lui révolu, Mauricio Macri oublie avec empressement qu’avant Néstor et Cristina Kirchner, c’étaient, déjà, les politiques très libérales de Carlos Menem, puis les saignées exigées par le FMI, sous le mandat de Fernando de la Rúa, qui avaient mené l’Argentine dans le gouffre en 2001 … Si le kirchnerisme évoque un passé révolu, que dire, alors, du libéralisme et des « Plans d’ajustement structurel » du FMI ?

Quoiqu’il en soit, cette désignation de la possibilité d’une alternance comme responsable d’un effondrement économique et l’insistance de Mauricio Macri sur le fait que « les marchés espéraient [des PASO] une information qui valide que le changement [entrepris par son gouvernement] avait plus d’appui chez les Argentins » posent question quant à la possibilité de refuser démocratiquement le libéralisme.

La position, toute en nuances, des partisans du président, est claire : le marché a ses raisons que le peuple ignore. Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour) contre Alberto Fernández3. Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement. Fin août, il recevait ainsi des représentants du grand patronat au palais présidentiel pour leur expliquer personnellement ses projets pour reconquérir l’électorat perdu.

Accusation de manipulation des marchés et démission du ministre de l’économie

Dans ce contexte très tendu, l’accusation, par l’ex-président de la Banque Centrale Argentine, Martín Redrado, vendredi 16 août, d’une « instruction politique [par le gouvernement Macri], pour laisser courir le titre de change » ordonnant « à la Banque centrale de s’écarter du marché » contre les engagements pris auprès du FMI, a fait l’effet d’une bombe. Les ministres Nicolás Dujovne (Économie) et Dante Sica (Production et travail) se sont alors hâtés de la désamorcer en qualifiant cette insinuation « d’irresponsable ». Avant que, le lendemain, le premier donne sa lettre de démission et conclue ainsi une semaine apocalyptique pour la deuxième puissance économique d’Amérique du sud.

Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Depuis, le FMI est venu rencontrer le nouveau ministre de l’Économie ainsi que le candidat sorti vainqueur des PASO, identifié par l’institution – comme par l’ensemble des observateurs argentins et internationaux … à l’exception notable de Mauricio Macri et de son équipe – comme le futur président du pays. Le gouvernement a ensuite annoncé unilatéralement un rééchelonnement de la dette, qui a mené l’agence Standard & Poor’s à déclarer, mercredi 28 août, l’Argentine en « défaut sélectif », avant de se rétracter.4

Les « mesures d’allègements » de Mauricio Macri : l’hommage du vice à la vertu ?

Anéanti par les résultats des PASO, Mauricio Macri est, depuis, condamné à gouverner les 3 mois restants jusqu’à la passation de pouvoir, en sachant que ses politiques ne seront pas reconduites par son successeur. Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Ainsi, il annonçait le 14 août : 2 000 pesos de plus pour les plus pauvres et une réduction équivalente des cotisations sociales de certains salariés, 5 000 pesos supplémentaires pour les fonctionnaires, une augmentation du salaire minimum, une hausse de 40% de la bourse pour les étudiants, le gel du prix de l’essence sur les trois prochains mois, etc.

Puis, c’était au tour, dimanche 1er septembre, du monstre honni – le cepo tant décrié – de ressusciter. « Après avoir critiqué pendant des années un régime d’administration du marché des changes, ce qui avait été dénoncé par les économistes et une grande partie des médias comme un « cepo » (carcan), le gouvernement de Macri termine en imposant des contrôles sur l’accès aux dollars pour essayer de parvenir jusqu’au 10 décembre », écrivait ainsi Alfredo Zaiat, lundi dernier, dans Página12.

Se posera donc le problème, pour le futur président, de la sortie de crise. Les méthodes de 2003 pourront-elles être répétées par le couple kirchneriste ? Les réévaluations des pensions et du salaire minimum (aujourd’hui de 12 500 pesos, pour un panier de base chiffré à 31 000 pesos) souhaitées par Alberto Fernández, pour relancer la consommation, la production et le travail, semblent répondre à « l’urgence alimentaire ».

Rien ne garantit, cependant, que celui-ci marquerait une rupture franche avec son prédécesseur. Connu pour sa modération au sein du camp péroniste, Alberto Fernández n’a cessé de jurer qu’il romprait avec les « excès » du kirchnerisme – comprendre des dépenses publiques trop élevées et un interventionnisme économique trop fort. Une posture qui laisse présager une continuation du paradigme dominant, à l’heure où les cendres de l’Amazonie confirment funestement sa nocivité et celle du productivisme.

 

Notes :

1 Les candidats réunissant plus de 45% des voix, ou 40% avec plus de 10% de différence avec le second, étaient déclarés élus dès le premier tour.

2 Cristina Kirchner, présidente aade l’Argentine de 2007 à 2015, avait succédé à ce poste à son mari Néstor Kirchner, élu en 2003. Ce dernier étant le premier président argentin à terminer son mandat suite à la crise économique de 2001 qui avait vu le départ en hélicoptère du président Fernando de la Rúa et la succession de 6 présidents en 18 mois.

3 Voir, notamment : Melisa Molina, « Los patrones compran votos para Macri », dans Página12, 27 août 2019, ou El destape, « Elecciones 2019 : un legislador macrista también prometió pagar $5000 si Macri llega al balotaje », dans El destape, 28 août 2019

4 Ces catégorisations, ayant un pouvoir éminemment important sur des dizaines de millions de personnes, sont régulièrement critiquées. Voir notamment : L’Économiste, « Le diagnostic de Standard & Poor’s débattu », dans L’Économiste, 14 novembre 2011 ou Anna Villechenon, « Standard & Poor’s : erreurs et tremblements », dans Le Monde, 5 février 2013.

Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pa%C3%B1uelazo_por_el_derecho_al_aborto_legal,_seguro_y_gratuito_-_Santa_Fe_-_Santa_Fe_-_Argentina_-_Hospital_-_Iturraspe_-_LaraVa_22.jpg
©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”

« No pasarán » : en Argentine, le néolibéralisme s’arrête aux portes des usines autogérées

Photo personnelle

Nettement moins médiatisée que celle du Venezuela, la crise argentine de 2001 continue non seulement de marquer les esprits de ceux qui ont été les plus touchés mais a aussi pérennisé une forme de lutte ouvrière particulière. C’est en plein chaos économique et social que les reprises d’usine en autogestion par leurs travailleurs deviennent une pratique courante, une possibilité à prendre en compte lors d’une faillite et un véritable questionnement du rapport de forces entre le capital et le travail, jusqu’alors amplement dominé par le premier.


Le cycle néolibéral auquel met fin la crise de 2001 débute sous les sinistres hospices de la dictature la plus violente de l’histoire du pays. Les présidents de facto, Videla et Galtieri, mettent en place un programme d’ajustement structurel avec l’aide des Chicago Boys et le soutien de Washington tout en écrasant le mouvement ouvrier avec l’application d’un terrorisme d’Etat qui s’est soldé par des dizaines de milliers de disparus, préalablement torturés. Parmi eux, des ouvriers syndicalistes, des étudiants, des militants de gauche, des citoyens ordinaires qui avaient eu le malheur de sortir sans leur carte d’identité ce jour-là et même deux jeunes nonnes françaises : autant de victimes qui mettent à mal la version de l’extrême-droite selon laquelle les militaires ne faisaient que combattre la lutte armée dans le pays, tâche pour laquelle le cadre juridique d’un État de droit aurait suffi. Les privatisations, l’ouverture de l’économie à la concurrence internationale et la libéralisation des marchés financiers ont provoqué, comme à chaque fois que ces politiques sont appliquées en Amérique latine, une hausse de la pauvreté et du chômage mais aussi de l’inflation, chronique, structurelle, en grande partie expliquée par le tout aussi structurel déficit de la balance commerciale. Celui-ci s’aggrave lorsque l’on détruit l’appareil productif national, développé initialement en vue de substituer certaines importations durant la Deuxième Guerre mondiale. Ainsi, si l’inflation était déjà élevée lors de la période qui précède le coup d’État avec un taux annuel proche de 78%, celle-ci dépasse les 191% en moyenne par an durant la gestion calamiteuse de la junte militaire.

Le retour de la démocratie en 1983 avec l’élection de Raúl Alfonsin à la tête du Parti Radical, de centre droit, s’accompagne du retour de la question sociale dans la vie politique argentine, auparavant muselée par la répression militaire. Le combat contre l’inflation semble perdu d’avance. Malgré l’abandon du peso en faveur de l’austral, l’indice des prix à la consommation subit une hausse de l’ordre de 5 000% pour la seule année 1989. Les politiques budgétaires et monétaires sont réduites à néant, tout comme le pouvoir du gouvernement. Alfonsin est contraint d’avancer la date des élections au cours desquelles le pays découvre un jeune gouverneur de la province de la Rioja qui, sous ses airs de gaucho[1], prétend incarner le retour du péronisme et réussit à convaincre la majorité avec un discours très à gauche, axé sur la défense des intérêts des travailleurs. Carlos Saúl Menem remporte les élections anticipées en 1989, trahit toutes ses promesses de campagne et entame un virage néolibéral féroce. Il nomme comme ministre de l’Économie un certain Domingo Cavallo, ancien président de la Banque centrale pendant la dernière dictature et réussit à stopper net l’hyperinflation… au détriment de l’industrie et des travailleurs qu’il prétendait défendre.

La chronique d’une faillite annoncée débute le 1er janvier 1992, jour où l’austral est abandonné au profit du peso et entre en vigueur le currency board. Très peu employée dans le monde, cette politique monétaire consiste à égaliser la valeur d’une monnaie nationale avec celle d’une devise forte, le dollar dans le cas argentin. Dans ces conditions toute dépréciation est impossible, le cercle vicieux inflation-dépréciation est brisé. Pour rendre possible un tel exploit il faut, pour simplifier, que la Banque centrale détienne autant de dollars dans ses réserves qu’il y a de pesos en circulation dans l’économie. Cela assure la parité des deux monnaies car la Banque centrale est capable d’acheter et de vendre des dollars à ce taux à n’importe quel moment. Ainsi, un agent qui voudrait vendre des dollars plus cher ne trouverait pas d’acheteurs et un agent qui voudrait en acheter moins cher ne trouverait pas de vendeur. Le raisonnement est le même pour le peso.

Toutefois, ce modèle bute contre de nombreuses limites. La création monétaire en pesos est strictement soumise aux réserves de dollars de la Banque centrale. Par conséquent, le système bancaire se trouve très fragilisé : « limitée dans ses capacités de création monétaire, la Banque centrale ne peut pas apporter le cash nécessaire pour répondre à une demande massive de retrait des dépôts bancaires. En d’autres termes, il n’y a pas de prêteur en dernier ressort ».[2] Du côté de la production, la compétitivité du pays chute du jour au lendemain : l’industrie nationale ne peut concurrencer les produits asiatiques qui arrivent en masse dans les supermarchés argentins. Les fermetures d’usines se multiplient et avec la hausse du chômage le mouvement ouvrier, structuré autour d’une CGT peu combative, s’affaiblit davantage. Tandis que le peso fort favorise les importations, les exportations agricoles de l’Argentine – son secteur le plus compétitif – ont du mal à concurrencer celles du Brésil qui lui peut dévaluer sa monnaie.  L’effet sur la balance commerciale est catastrophique et se répercute sur le stock de dollars détenus par la Banque centrale. En effet, puisque la valeur des importations dépasse celle des exportations, la demande de dollars pour payer ces importations est supérieure à la demande de pesos avec lesquels sont payées les exportations. Faute de pouvoir ajuster ce déséquilibre par les prix – celui du dollar devrait augmenter ce qui correspond à une dépréciation du peso – l’ajustement se fait par la quantité : la Banque centrale n’a d’autre choix que de céder la précieuse devise nord-américaine.

Pour en renflouer les caisses le gouvernement n’hésite pas à privatiser les biens publics du pays, souvent vendus à vil prix aux proches du pouvoir. Seulement, contrairement à la demande de dollars, le stock de biens publics s’épuise. L’autre carte à jouer est celle de l’endettement, sur lequel le gouvernement ne lésine pas, au point que le poids de la dette devient insoutenable. En 1999 Fernando de la Rua, un radical de droite remporte les élections à la tête d’une coalition de centre-gauche. Il ne modifie en rien la politique économique menée jusqu’alors. Le risque pays augmente tout comme les taux d’intérêt. Les dettes deviennent impayables et l’investissement, improbable. Les plus riches comprennent que la faillite est proche et quittent le navire, suivis tant bien que mal par les classes moyennes : « Les dépôts bancaires en pesos et en dollars ont diminué pendant toute l’année 2001. Mais à partir du 1er novembre, la fuite devint une ruée, culminant en une hémorragie de 1,3 milliard de dollars pour la seule journée du 30 novembre. Dans cette même journée, les réserves de la Banque centrale fondirent de 1,7 milliard de dollars et la base monétaire se contracta d’autant »[3]. Les rumeurs d’une faillite du système bancaire provoquent une ruée des épargnants vers les guichets et précipitent la faillite elle-même : les liquidités des banques fondent et la Banque centrale n’a pas la possibilité les renflouer. Afin de stopper l’hémorragie, le gouvernement de Fernando De la Rua impose le 3 décembre 2001 une mesure restrictive sur les dépôts bancaires dont les conséquences lui coûteront le pouvoir : le corralito (mot espagnol dérivé de corral, qui sert à restreindre le mouvement des animaux, et désignant également un parc pour bébé). Le corralito limite les retraits des épargnants à 250 pesos par semaine. Les autorités bloquent également la possibilité de faire sortir plus de dix mille dollars du territoire argentin. Cela provoque la rupture de nombre de chaînes de paiement et précipite une nouvelle vague de faillites. Les classes moyennes appauvries rejoignent les classes populaires et paupérisées dans les manifestations de rue, qui se soldent par vingt-et-un assassinats de manifestants de la part de la police, la démission de Domingo Cavallo et celle de De la Rua, qui fuit en hélicoptère le 21 décembre 2001.

Le chaos semble total, tout comme la crise institutionnelle qui se déchaîne. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cinq présidents se succèdent en l’espace d’une semaine. Le 1er janvier 2002, le congrès élit le péroniste conservateur Eduardo Duhalde en tant que chef de l’Etat par intérim jusqu’à la fin du mandat de De la Rua. Le currency board est abandonné et le peso perd les deux tiers de sa valeur en un seul jour. Les dettes contractées en dollars deviennent impayables. La crise s’approfondit. Quelques mois plus tard la pauvreté touche trois Argentins sur cinq (58%) tandis qu’un actif sur cinq (21%) est au chômage. Alors qu’une vague de suicides touche les retraités les plus fragiles, des milliers d’enfants des bidonvilles meurent d’inanition et de maladies guérissables.

“L’occupation du lieu de travail devient une option de lutte concrète dans un contexte où les stratégies syndicales plus traditionnelles semblent vouées à l’échec. De nombreuses usines se remettent à produire, de manière autogérée cette fois-ci.”

Les travailleurs, qui se retrouvent au chômage suite à la fermeture de leur usine n’ont que très peu de chances de retrouver un emploi mais certains refusent de se laisser faire. L’occupation du lieu de travail devient une option de lutte concrète dans un contexte où les stratégies syndicales plus traditionnelles semblent vouées à l’échec. De nombreuses usines se remettent à produire, de manière autogérée cette fois-ci. Cette solution forcée face au chômage acquiert une visibilité nationale. Les entreprises récupérées par leurs travailleurs (ERT) font la une des journaux et jouissent d’une large acceptation au sein de l’opinion publique. Ces expressions du mouvement ouvrier s’inscrivent toutefois dans un contexte de résistance plus large. En effet, comme s’il s’agissait de répondre à la déliquescence d’un certain nombre d’institutions qui contenaient jusqu’ici, tant bien que mal la société argentine – la monnaie, le système de représentation politique, le salariat – émergent de nouvelles formes d’organisation populaire telles que les clubs de troc ou les assemblées de quartier, déjà présentes de manière marginale durant la décennie 1990. De nombreuses monnaies alternatives se développent sur le territoire national, parfois créées au sein des clubs de troc, parfois émises par les gouvernements provinciaux sous la forme de titres de dette imprimés en format billet.

Pour Karl Polanyi, aucune société ne peut supporter durablement les effets de sa marchandisation et l’affaiblissement des institutions qui la régulent. Ainsi, le désencastrement de la sphère marchande vis-à-vis de la sphère sociale appelle toujours un mouvement de réencastrement, parfois violent, parfois constructif. C’est dans cette dernière voie que semblent s’inscrire les mouvements populaires organisés en Argentine, notamment son mouvement de reprises d’usines en autogestion.

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Salle des machines de l’ERT Madygraf. Source : Flickr.com https://www.flickr.com/photos/emergentecomunicacion/42677895105

Qu’est-ce qu’une entreprise récupérée par ses travailleurs ?

« Toutes les définitions sont un enjeu de lutte », avait l’habitude de dire Bourdieu dans ses cours au Collège de France. Celle d’une entreprise récupérée par ses travailleurs (ERT) ne semble pas échapper à cette règle. Puisque pour compter il faut définir l’objet, le programme Facultad Abierta de l’Université de Buenos Aires dirigé par Andrés Ruggeri, seul producteur de statistiques à ce sujet propose une définition qui cherche à recouvrir la majorité des cas qui sont reconnus par les acteurs eux-mêmes comme des ERT. Selon Ruggeri une ERT est un « processus socio-économique qui suppose l’existence préalable d’une entreprise qui fonctionnait sous la forme d’une entreprise capitaliste traditionnelle (et même dans certains cas sous la forme d’une coopérative formelle) dont le processus de faillite ou la tentative de soustraction des machines de la part du patron ont mené les travailleurs à entrer en lutte en vue de la faire fonctionner sous des formes autogérées ». Cette définition avance des critères plus ou moins précis, tels que l’existence d’une lutte – comment la définir ? – ou encore l’existence préalable d’une entreprise capitaliste. Elle ne dit pourtant rien sur le terme « récupérées » car cela ferait apparaître en grande partie le décalage entre la tentative de qualifier une entreprise autogérée d’ERT dans le champ scientifique et les définitions tacites, performatives, émiques, employées par les acteurs du milieu pour lire, classer, déchiffrer mais aussi construire la réalité qui les entoure et qu’ils appréhendent. En effet, se pose la question de ce qui est effectivement récupéré par les travailleurs. L’entreprise ? Certainement pas. Elle ne leur a jamais formellement appartenu et lorsque le juge leur octroie la « continuité productive » celle-ci se fait sur les bases d’une coopérative nouvellement créée dont le nom et la marque doivent différer de ceux employés par l’entreprise antérieure. Ce sont alors les murs ou les machines qui sont récupérés ? Non plus. Il existe une grande quantité de cas où l’entreprise autogérée qui se créé suite à une faillite fonctionne dans un autre édifice, souvent avec d’autres machines. Si les machines sont initialement les mêmes, quid du nouveau capital physique qui remplace l’ancien ? Le remplacement des machines ou un déménagement suffiraient à faire changer l’objet de catégorie ? Ce n’est pourtant pas ce qui se produit car les groupes de travailleurs qui se trouvent dans ce cas sont reconnus comme membres d’une ERT.

Certains auteurs et acteurs s’accordent pour dire que ce qui est récupéré est le travail. Cela élargit toutefois la définition à des cas auxquels on ne pense pas immédiatement lorsqu’on parle d’ERT, comme peuvent l’être les groupes de travailleurs informels qui forment une coopérative en vue de formaliser, pérenniser et dignifier leur activité. L’on pourrait rétorquer qu’il manque le critère de la lutte préalable, dont la nécessité est toutefois remise en question dès lors que l’on considère que c’est la récupération du travail qui caractérise une ERT. En allant plus loin, le critère de la lutte est absent dans certains cas d’ERT reconnues comme telles, comme l’usine de peintures Novatec, située dans la localité de Pilar, non loin de Buenos Aires: l’ancien patron a simplement associé ses salariés pour former une entreprise coopérative. Il est aussi absent lorsque presque tous les membres fondateurs – dont on suppose qu’ils ont connu l’étape du conflit – ont pris leur retraite et ont été remplacés par de nouveaux arrivants. C’est le cas de l’usine graphique Campichuelo, située dans le quartier d’Almagro, à Buenos Aires, reprise en autogestion en 1992 et qui est considérée comme précurseuse du phénomène.

Au-delà de la tentative d’avancer une définition académique qui tienne compte de la réalité du monde social, il semble que ce qui définit une ERT comme telle soit l’identification des travailleurs eux-mêmes à cette catégorie ainsi que la reconnaissance de leurs pairs. L’absence de critères suffisamment cohérents et légitimés pour octroyer à cette catégorie l’apparence de l’évidence, de l’immédiateté, rend possible pour une sorte particulière d’acteurs d’entrer en lutte pour imposer leurs critères, leur définition légitime et de faire exister la catégorie dans le monde social. En effet tout comme les syndicats ont intérêt à lutter pour imposer une lecture de classe du monde social  – lecture qui sous-tend leur existence – les groupes politiques constitués pour représenter les travailleurs autogérés des ERT ont intérêt à faire exister cette catégorie sous une apparence essentialiste mais pas de n’importe quelle manière : chacun de ces groupes souhaite imposer la définition qui fasse de lui le groupe le plus représentatif, le plus légitimé au sein du milieu. L’analogie avec les partis politiques permet d’éclairer ce point. Pour représenter politiquement des individus, le Parti Communiste par exemple cherche à les faire exister en tant que membres d’une classe sociale particulière alors que le Rassemblement National tente de promouvoir leur identification à la catégorie de « Français ». Tout comme la caractérisation des individus ne fait pas consensus au sein d’une société, celle des ERT non plus. Ce manque de consensus permet précisément l’existence d’un enjeu de lutte propre au milieu autogestionnaire argentin.

Des organisations propres au milieu des entreprises récupérées par leurs travailleurs

Lorsque les patrons abandonnent leurs usines en faillite au sort des travailleurs, ils laissent derrière eux bien plus qu’un édifice et des machines. Ils transfèrent sans le vouloir le pouvoir aux travailleurs de s’approprier une marge économique, la valeur ajoutée créée par leur travail, base matérielle sur laquelle repose la décision politique et collective de sa répartition. Il apparaît alors que la première condition nécessaire à l’autonomisation politique semble être une autonomisation économique. Autrement dit, il n’y a pas d’empowerment politique en l’absence des conditions économiques qui le rendent possible.

“Lorsque les patrons abandonnent leurs usines en faillite au sort des travailleurs, ils laissent derrière eux bien plus qu’un édifice et des machines. Ils transfèrent sans le vouloir le pouvoir aux travailleurs de s’approprier d’une marge économique.”

L’autonomisation politique est toutefois plus « visible » à l’extérieur des unités productives et peut s’apercevoir sur le plan de leur représentation. En effet, les ERT apparaissent comme un objet nouveau et parfois gênant pour beaucoup de syndicats qui voient dans l’accès des travailleurs à la propriété du capital un risque d’embourgeoisement du prolétariat. De leur côté les partis politiques – à l’exception du Parti des Travailleurs – préfèrent simplement ignorer un phénomène qui ne représente pas à leurs yeux un enjeu électoral important. Ce double retrait libère un espace sur le plan de la représentation ouvrière, à la croisée des sphères politiques et syndicales que les travailleurs autogérés ne manquent pas d’investir à travers la constitution de leurs propres organisations politiques de représentation (OPR).

Ce n’est toutefois qu’à partir du moment où le phénomène de récupération d’entreprises prend de l’ampleur, alimenté par les faillites en série, que la somme des cas particuliers commence à être perçue comme un ensemble cohérent. Les groupes de militants – syndicalistes dissidents, avocats – qui ont accompagné les travailleurs en détresse et les ont aidés à mener leurs combats apparaissent de plus en plus non pas comme des leaders mais comme des conducteurs (en espagnol : conductores) capables, grâce à leur savoir-faire de conduire les conflits et in fine « le mouvement ». La figure du conducteur est issue de la culture ouvrière argentine, le terme est très utilisé dans le milieu des ERT et implique une double réciprocité qui se doit d’être sans faille : si les groupes de travailleurs en lutte acceptent de déléguer un certain pouvoir de décision ainsi que leur parole à d’autres individus – parfois issus de ces mêmes groupes –  c’est en raison de leur capacité à mener à bien leurs actions collectives. Dans le cas contraire la sanction se traduit par souvent par l’émergence d’un autre conducteur, moment qui s’accompagne parfois de la constitution d’un groupe concurrent. Contrairement aux positions du chef, du patron, du dirigeant qui impliquent une certaine stabilité – issue de modes de légitimation différents – pour les individus qui les occupent, celle du conducteur s’inscrit dans un jeu de dettes et de créances morales où sa légitimité est constamment renégociée. Ce sont donc eux qui, projetés sur le devant de la scène en raison de la croissance exponentielle du nombre d’ERT en quelques mois, investissent les médias, octroient des interviews à la presse écrite et aux nombreux chercheurs attirés par cette nouveauté, se mettent souvent en première ligne face aux forces de l’ordre venues déloger les travailleurs des usines mais surtout, participent à la construction des objets pour lesquels ils luttent mais qui les font aussi publiquement exister. Ils se trouvent donc investis, presque malgré eux de la mission de faire exister le secteur « des travailleurs autogérés », de légitimer les occupations (illégales) des lieux de travail aux yeux de l’opinion publique mais aussi, avec la croissance du nombre d’ERT et leur répartition géographique, de coordonner leurs actions au niveau national.

Manifestation du MNER. Source : Page Facebook du MNER.

Les divisions apparaissent rapidement. La plupart portent sur des sujets qui ont historiquement divisé le mouvement ouvrier argentin : les modes d’action et la position à avoir face au gouvernement. Si avant l’année 2003 les groupes de militants qui participent à la constitution des ERT n’avaient pas été formalisés en tant que tels, ce n’est qu’à partir de la scission qui se produit cette année-là que deux grands groupes se constituent : le Movimiento nacional de empresas recuperadas (MNER) et le Movimiento nacional de fábricas recuperadas por sus trabajadores (MNFRT). Le désaccord de fond entre les deux factions porte non seulement sur les modes d’organisation interne des ERT ou la position face au tout nouveau gouvernement kirchnériste[4] mais aussi sur la définition même de ce qu’est une ERT – nous y reviendrons. Comme l’explique Pierre Bourdieu dans son article « La délégation et le fétichisme politique » de 1984, c’est le porte-parole qui fait le groupe car c’est parce que le groupe existe qu’il peut être représenté. Autrement dit, ce n’est qu’à partir du moment où un groupe est constitué en tant que tel qu’il est capable de déléguer la parole collective. Le terme même de « porte-parole » est invariable et au singulier, car le groupe n’a qu’une seule parole, il ne peut y avoir de parole (trop) dissidente. Si des individus souhaitent se défaire de leur porte-parole, de celui qui est censé parler en leur nom, ils peuvent le faire en quittant le groupe, ce qui les renvoie  « au sériel, à la récurrence, au statut d’individus isolés qui doivent se doter d’un porte-parole »[5]. Lorsque ces individus maintenant isolés délèguent à nouveau leur parole en nommant un porte-parole, ils constituent de fait un nouveau groupe. Ils quittent le groupe et font groupe à la fois.

Tract du MNER. Source: Page Facebook du MNER

Le désaccord au sein des porte-parole des ERT ne pouvait que produire un effet de scission-constitution et a donné lieu par la même occasion à la formalisation du processus d’autonomisation : c’est à travers la concurrence pour la représentation de ces deux organisations – leur nombre a augmenté au fil du temps – à partir de l’année 2003 que se formalise un enjeu de lutte précis : celui du monopole de la représentation politique des ERT, élément essentiel à la constitution d’un sous-champ politique avec ses propres logiques, positions relatives, enjeux et rapports de force, bref, à l’autonomisation politique du milieu.

Le cas de l’usine métallurgique IMPA

Les enjeux et mécanismes évoqués jusqu’ici prennent tout leur sens lorsqu’on analyse l’exemple de l’IMPA, Industria Metalúrgica y Plástica Argentina, une des premières entreprises récupérées par ses travailleurs du pays.

L’usine se trouve dans le quartier – auparavant industrialisé – d’Almagro, à Buenos Aires, à quelques stations de métro du centre administratif de la ville. L’époque dorée du quartier est révolue depuis longtemps. Les usines et les commerces qui animaient ses rues et ses avenues il y a quelques décennies ont progressivement fermé au fil des ans, avant que ce processus s’accélère peu avant le changement de millénaire et ne devienne brutal en 2002. L’édifice fait presque tout le pâté de maisons. Ses murs extérieurs mêlent peintures de style socialiste à la gloire d’ouvriers en bleus de travail aux muscles saillants et fileteado porteño[6]. Le portail principal est surplombé par un avion peint au pochoir sur le mur, en mémoire de ceux qui étaient fabriqués dans l’usine durant les années 1950. Comme pour donner matière à analyse aux sociologues, le mur qui fait l’angle en diagonale est réservé au portrait d’Hugo Chávez, inchangé depuis des années, alors que dans le même temps les autres peintures ont été modifiées.

L’usine IMPA, au croisement des rues Querandíes et Pringles. Source : Photo personnelle.

L’intérieur est encore plus saisissant. Si l’on s’y rend avant 15 heures le bruit des vieilles machines, régulier et incessant détourne le visiteur des détails pourtant essentiels qui s’offrent à lui. Lorsque les moteurs se taisent et que le hall se vide, les murs se mettent à parler. À gauche du lourd portail se devine sous plusieurs couches d’affiches, d’annonces et de tracts, un ancien tableau de pointage, dont les fentes où les ouvriers déposaient leur petit carton horodaté en début de journée sont bien plus nombreuses que le nombre actuel de travailleurs. Le contrôle hiérarchique du temps est remplacé par le contrôle social que le groupe exerce sur l’individu.

Les étages inférieurs du bâtiment sont occupés par les salles de machines et de stockage. Les étages supérieurs abritent quant à eux un lycée populaire pour les élèves décrocheurs, dont le diplôme est reconnu par l’État. A 17 heures l’édifice se transforme en centre culturel ouvert à la communauté, où des enseignants très divers proposent des cours de candombe[7], de fileteado, de littérature, de tango, mais aussi de yoga ou de pilates.

“On a dû supporter tout ça nous les travailleurs. Alors c’est pour ça la colère, et pour ça qu’on a dit “non, c’est plus possible”

Rien de tout cela n’existait en 1998, lorsqu’un groupe de travailleurs prend le contrôle de l’usine. Le cas d’IMPA est assez particulier car avant de tomber dans la catégorie d’ERT, l’entreprise était déjà formellement une coopérative depuis les années 1960. Une petite caste de dirigeants se forme très rapidement tandis le respect de la démocratie interne est mis de côté. Toutefois ces contradictions entre la forme coopérative de l’entreprise et l’existence d’une direction indéboulonnable ne jaillissent à la surface qu’à la lumière des mauvais résultats économiques qui deviennent la norme à partir des années 1990. Les « retraits », c’est-à-dire la part de la valeur ajoutée qui revient aux travailleurs dans une société coopérative argentine, stagnent puis diminuent. Les conditions de travail se dégradent et les ouvriers sont souvent forcés d’accepter de faire des heures supplémentaires non rémunérées lorsqu’ils ne sont pas simplement payés à la journée : « En 98 ils nous payaient cinq pesos par jour, et on a continué à le supporter. Et tu sais la rage que ça provoque ? .On allait bosser de six heures du matin à trois heures de l’après-midi, des fois jusqu’à sept heures du soir avec les heures supplémentaires, et on recevait tous les jours nos cinq pesos. Des fois on voulait partir à trois heures pour aller chercher un petit boulot en extra, se débrouiller, on demandait nos cinq pesos mais ils nous gardaient jusqu’à huit heures du soir. Ils rigolaient, eux, tu vois ? On a dû supporter tout ça nous les travailleurs. Alors c’est pour ça la colère, et pour ça qu’on a dit « non, c’est plus possible »[8].

A la dégradation de leurs conditions matérielles d’existence s’ajoute une humiliation plus profonde. Un ancien ouvrier de l’usine raconte : « Des fois les anciens dirigeants organisaient des visites à l’IMPA. Il y avait des universitaires qui venaient nous voir, ils leur montraient les salles des machines cinq minutes et ils partaient. Même pas bonjour ! Et à l’heure du repas, on n’avait pas le droit de nous assoir avec la hiérarchie, eux ils mangeaient à d’autres horaires pour pas manger avec nous, tu t’imagines, ils n’allaient pas partager la table avec nous les prolos ! ».[9]

La situation devient intenable en 1998. Les ouvriers découvrent avec l’aide d’un avocat que la direction avait cessé de verser les cotisations salariales à la sécurité sociale. Marcelo Castillo, l’actuel président de la coopérative raconte : « Nous on savait qu’on nous payait pas, mais on ne nous versait pas non plus les cotisations de retraite, ils nous avaient enlevé la mutuelle de santé, ils nous ont tout pris […] L’avocat a dit « très bien, pourquoi on ne fait pas une réunion ? Parce qu’ici, personne ne va prendre sa retraite, vous allez perdre l’usine ».

La réunion se tient discrètement en présence d’Eduardo Murua, un syndicaliste métallurgique dissident qui allait devenir plus tard le président du MNER. Sur cent-vingt travailleurs, seulement les quarante présents sont convaincus qu’il faut se débarrasser de la direction et reprendre l’usine en autogestion. Ils ne sont à ce stade pas assez nombreux pour forcer une assemblée extraordinaire et remplacer la direction à travers le vote. L’assistance s’accroît au fil des réunions tandis que la suspicion d’être un informateur de la direction pèse sur certains d’entre eux. Horacio Campos, premier président de l’IMPA autogérée, se souvient : « On était tous là, même si on était divisés. On était tous là. Alors l’avocat a tout expliqué, il a précisé comment tout devait se passer, j’ai demandé la parole et j’ai dit : « Camarades, il est temps qu’on défende notre travail, qu’on s’unisse, qu’on arrête de se disputer entre nous parce qu’on va se retrouver à la rue ». Et ils m’ont tous applaudi. On a dit qu’on allait former  une commission, on l’a fait, et j’y étais. L’avocat nous a dit : « Vous allez vous présenter au travail lundi. On ne vous laissera pas entrer, vous restez là. J’arriverai vers neuf heures, on demandera que se fasse une assemblée, et on verra si on arrive à un accord ».

Le matin du 4 mai 1998, le groupe d’ouvriers combatifs se voit refuser l’entrée à l’usine tandis que le reste est déjà affairé dans les salles des machines. Les premiers restent devant le portail malgré le froid. La boucherie d’en face – fermée de nos jours – leur offre le repas peu de temps avant l’arrivée des forces de l’ordre venues éviter de possibles débordements. Lorsque la journée de travail touche à sa fin et que le portail s’entrouvre pour laisser sortir les ouvriers venus travailler, le premier groupe en profite pour forcer l’entrée et prendre possession des lieux. Dans le langage propre au milieu des ERT ce moment décisif est désigné sous le terme de « la toma », dont la traduction anglaise, « the take » a donné son nom au célèbre documentaire de Naomi Klein sorti en 2004.

Dans ce contexte le rôle des conducteurs prend tout son sens. Ils doivent savoir quand et comment mettre en œuvre leurs stratégies pour investir les lieux, résister aux assauts de la police et gagner la sympathie des voisins du quartier, soutiens essentiels dans les jours qui suivent.

Plus que deux groupes de travailleurs, ce sont deux visions du monde qui s’affrontent ce soir-là. Le groupe de l’intérieur s’est laissé en majorité convaincre par la direction que leurs camarades vont les mener à leur perte avec leur projet d’autogestion, que le salut viendra de la direction et qu’il faut continuer à endurer ce mauvais moment en tant que salariés. L’occupation devient toutefois effective et passées les premières émotions, ces personnes qui ont inscrit leur quotidien durant des décennies dans des relations de travail hiérarchiques et dépendantes, se trouvent pour la première fois de leur vie livrés collectivement à eux-mêmes.

Commence alors l’étape de l’« aguante », concept intraduisible littéralement, dont la signification oscille entre celle de résistance et celle d’endurance. Dans ce cas précis, il s’agit de résister aux tentatives d’expulsion de la part de la police, aux pressions judiciaires, au froid, à la faim, aux récriminations familiales, dans le but de forcer la direction à se soumettre à des élections. Celles-ci ont lieu le 22 mai, dix-huit jours plus tard, au cours desquels la solidarité des voisins du quartier qui nourrissent les travailleurs et les épreuves que ceux-ci endurent soudent l’unité du groupe et tissent également des liens avec la communauté, élément essentiel pour la suite des évènements.

Les élections ont lieu dans le calme. Marcelo Castillo se remémore leur déroulement : « On a été très démocratiques, on leur a dit : « présentez-vous avec une liste ». Ils se sont présentés, et nous aussi. Il y avait deux listes et la nôtre a gagné. Et eux ils ont fait quoi ? Ils ont été lâches, ce jour-là ils ont dirigé l’assemblée jusqu’au moment du vote. Et quand on a eu les résultats, et qu’ils ont vu qu’ils avaient perdu, ils se sont assis en face. Quand ils ont vu qui allait intégrer le nouveau conseil d’administration ils ont fait demi-tour et ils sont partis, et ils ne sont jamais revenus ».

La joie de la victoire n’est que de courte durée. Le plus dur est à venir et chacun en est conscient. Le courant est coupé en raison des dettes cumulées et l’usine tourne au générateur électrique depuis des mois. Faute de fonds propres pour acheter des matières premières et du kérosène pour alimenter le générateur, les travailleurs sont contraints de vendre les emballages en carton accumulés dans l’usine et à endosser le rôle de main d’œuvre sous-traitante pour d’autres entreprises. Ce travail dit « à façon » est particulièrement pénible car si le client fournit les matières premières à transformer, il ne paye que les produits finis et non pas les heures effectuées pour les produire. En d’autres termes, la dépendance vis-à-vis du patron est remplacée par la dépendance vis-à-vis du client.

Passée cette étape, les fonds propres sont constitués et la coopérative s’approprie une marge économique qui va de pair avec sa marge décisionnelle. Un autre combat commence, celui de pérenniser l’activité productive. Pour cela les travailleurs font une fois de plus appel à la débrouille. Si dans les années 1950 l’IMPA fabriquait des avions et des obus, sa production actuelle est essentiellement composée de papier alu et de tubes d’aluminium pour peinture ou dentifrice. Sur ce marché oligopolistique, l’IMPA est moins productive que ses gros concurrents mais elle investit un secteur de la courbe de demande délaissé par les grands capitaux. Un membre du MNER explique : « Dans une grosse usine tu appuies sur un bouton et la machine te fabrique un million de tubes. Dans ces conditions ça ne les intéresse pas de vendre cinquante mille tubes, c’est une trop petite commande pour eux. Et c’est là où on intervient »[10]. Autrement dit, ce sont paradoxalement les capacités productives limitées de l’usine qui lui permettent de produire. Sans cette base économique la lutte sur le plan politique serait impossible. Toutefois, l’existence de la seconde permet en grande mesure celle de la première.

Peinture en style “fileteado” réalisée par un membre du centre culturel. Source : Page Facebook d’IMPA.

 

De la culture de la lutte à la lutte pour la culture.

Que ferait un spéculateur immobilier s’il pouvait mettre la main sur un édifice de près de vingt mille mètres carrés en plein Buenos Aires ? Si l’on en croit les projets proposés par des proches de l’administration municipale, un centre commercial. Cela a créé un climat d’instabilité pour les travailleurs qui doivent résister à plusieurs tentatives d’expulsion de la part des forces de l’ordre et se voient alors dans l’obligation de déployer différentes stratégies de légitimation qui vont de pair avec la redéfinition de ce qu’est une ERT. En effet, les ouvriers d’IMPA, activement conseillés par le MNER mettent rapidement à disposition les locaux de l’usine pour y installer un centre culturel ouvert aux habitants du quartier. Très répandus à Buenos Aires, les centres culturels font partie de la « culture populaire » argentine dans la mesure où ils offrent un lieu pour la mettre en pratique, pour la « faire vivre » à travers les activités qui y sont proposées. La revendication de la « culture populaire » de la part de l’IMPA n’est pas anodine, elle constitue un élément nécessaire au processus d’identification de la communauté de voisins et fait partie intégrante des stratégies de lutte du MNER. Ces stratégies sont d’autant plus efficaces qu’elles sont intégrées par les agents, à un niveau parfois semi inconscient, à tel point que la lutte pour « la culture » et la lutte ouvrière se confondent en une seule lutte culturelle au point qu’un observateur extérieur pourrait tout au plus y voir l’expression d’un traditionalisme actif – et activé par des individus qui ont intérêt à maintenir vives ces pratiques – ou bien simplement croire que l’ensemble de ce qu’il se passe entre les murs de l’édifice relève d’une émanation authentique de la « culture populaire » dont l’autogestion ferait partie.

Dans la même optique sont inaugurés au fil des ans le lycée populaire, un centre de soins gratuit et l’université des travailleurs. Cela permet d’engager non seulement les habitants du quartier mais aussi divers réseaux militants dans la défense d’un objectif commun, qui est celui de pérenniser l’occupation des lieux.

“l’IMPA devient bien plus qu’une usine récupérée par ses travailleurs”

Le MNER réussit alors le tour de force d’élargir le cercle d’individus qui s’identifient à l’IMPA, qui se sentent partie des lieux dans le même temps qu’ils se les approprient à leur manière. Un tel processus d’identification aurait été impossible avec une définition restreinte de l’ERT, purement axée sur son caractère productif. Au contraire, l’élargissement des critères de définition d’une ERT permet un élargissement des facteurs auxquels s’identifier. Ainsi, l’IMPA devient bien plus qu’une usine récupérée par ses travailleurs, ce lieu au sens géométrique devient un lieu au sens de Marc Augé, pour qui ils sont « identitaires, relationnels et historiques »[11]. En ce sens, pour le MNER une ERT est aussi un lieu ouvert à la communauté, un lieu politique et politiquement situé où l’on produit un discours public, où les décisions collectives dépassent simplement les questions, essentielles, de la répartition de la valeur ajoutée et du temps de travail.

En conclusion, si les entreprises autogérées sont soumises aux contraintes du marché, elles permettent toutefois que leurs membres puissent s’approprier une certaine marge de manœuvre. Celle-ci constitue l’expression de leur autonomie relative sur le plan économique, visible également sur le plan politique. L’appropriation collective de l’excédent de richesses créé par le travail constitue la base matérielle, la marge économique sur laquelle peut être prise une décision aussi essentiellement politique que l’est la répartition de la valeur ajoutée. L’exemple de l’IMPA est riche d’enseignements. On peut y voir un cas d’appropriation du pouvoir politique et économique par les travailleurs que détient généralement le patronat. Cet exemple fait aussi apparaître que ce que l’on observe dans le monde social n’est pas donné tel quel et que sous les apparences de la normalité se cachent des processus historiquement construits, fruit d’une succession de rapports de forces et de stratégies, en partie tributaires des visions du monde de celles et ceux qui les mènent à bien.

Pour finir, le modèle de l’autogestion, formalisé à travers la figure légale de la coopérative, se révèle hautement viable. Là où le capital privé est mis en échec, les travailleurs réussissent à pérenniser l’activité productive. Ce modèle interroge les définitions formelles de la démocratie libérale où la représentation politique des citoyens s’arrête la plupart du temps aux portes de l’entreprise, lieu de pouvoir où le capital détient les pleins pouvoirs

S’il fallait être très provoquant, on pourrait faire remarquer que si les entreprises sans patron existent et prospèrent, aucune entreprise ne peut exister sans travailleurs.

 

[1] L’équivalent des cowboys en Argentine

[2] Sgard, J., (2002) Argentine : une nouvelle aventure monétaire en Amérique latine, Critique internationale (no 15), Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), Paris, p.41.

[3] Aglietta, M., (2008), V. Les crises de la globalisation financière, La Découverte. « Macroéconomie financière », p. 136.

[4] Nestor Kirchner remporte les élections présidentielles en 2003.

[5] Bourdieu, P., (1984). La délégation et le fétichisme politique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 52-53, juin. Le travail politique. P. 50.

[6] Style de peinture typique de la ville de Buenos Aires, caractérisé par ses lettres décorées avec des dorures et autres effets caractéristiques.

[7] Style de musique basé sur des percussions hérité de l’époque de l’esclavage et très répandu dans le Cône Sud.

[8] Entretien réalisé auprès d’un coopérateur d’IMPA à Buenos Aires, 2015.

[9] Entretien réalisé auprès d’un ancien ouvrier d’IMPA à Buenos Aires, 2015.

[10] Entretien réalisé auprès d’un membre du MNER, Buenos Aires, 2017.

[11]  Augé, M. (1992) Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, p. 69.

« Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial » – Entretien avec Christophe Ventura

Christophe Ventura © http://www.regards.fr/la-midinale/article/christophe-ventura-la-democratie-bresilienne-ne-fonctionne-plus

La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.


LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?

Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular)  – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.

Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.

La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 –  comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la « sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.

C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.

La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.

La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.

Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.

La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.

La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.

LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?

Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.

Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir.  Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.

L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.

À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.

C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises.  Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.

Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.

Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.

LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?

Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international.  C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.

LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?

Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.

Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis  – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.

Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.

Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit  de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.

La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.

Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec  Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).

Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher. 

LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?

Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête.  Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.

Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine. 

LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration? 

Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.

LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?

Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux.  Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.

Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.

Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).

L’avenir est ouvert en Amérique latine.

 

Notes :

[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.

Césarienne sur une enfant violée : le débat sur l’IVG de retour en Argentine

11 ans. C’est l’âge de Lucia, une petite fille argentine violée par le compagnon de sa grand-mère et tombée enceinte. Son souhait de pratiquer un avortement lui a été refusé, et l’enfant a fini par subir une césarienne, suite au rejet de sa demande par les autorités de la province de Tucuman. Cet événement a provoqué un tollé dans le pays et remet une nouvelle fois le sujet de l’IVG sur le devant de la scène politique.


Les communautés religieuses les plus conservatrices de la région de Tucuman ont fait pression pour que l’on refuse à Lucia son droit à l’avortement – pourtant autorisé par la législation nationale argentine en cas de viol. Cette intervention des autorités régionales est à elle seule symptomatique du pouvoir des groupes religieux conservateurs. Lucia a survécu mais son enfant est né très prématuré.

L’été dernier, il n’a manqué que huit voix au Sénat argentin pour que le projet de loi « IVE » (Interrupcion Voluntaria del Embarazo) – l’équivalent de l’IVG en France – soit adopté. Au lieu de marquer l’histoire argentine des trois grands huit du 8/08/2018, ce sont les militants pro-IVG qui sont, eux, repartis pour un tour de grand huit qui dure déjà depuis 11 ans.

L’IVG, symbole de la fracture sociale en Argentine

Le projet de loi visait à étendre le droit à l’avortement, légalisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la mère. Ce fait d’actualité met en lumière le gouffre qui sépare encore la réalité des textes. L’avortement a été refusé à Lucia, bien que les deux conditions – viol et danger pour la mère – aient été réunies.

Ce texte a créé une très vive tension dans le pays, opposant lors de nombreuses manifestations les pañuelos verdes, les militants « pro-choix » et les pañuelos azules, les militants « pro-vie ». L’ouverture du débat par le président Mauricio Macri a fait se dresser l’un contre l’autre deux camps, férocement attachés à leurs convictions. Dans un pays où 90% de la population est catholique et qui plus est le pays d’origine du pape François, deux visions antagonistes de la société se sont affrontées.

Le président de la Nation Argentine, Mauricio Macri, ©Perfil.com

Il serait simpliste de résumer cette confrontation à un simple choc entre d’une part une droite masculine et de l’autre une gauche des femmes progressistes. Si les hommes sont indéniablement plus hostiles à l’avortement, toutes les enquêtes d’opinion s’accordent pour dire que la majorité des Argentins, hommes et femmes, y sont hostiles.

En Argentine, l’avortement est une question de santé publique ; les femmes qui ne peuvent pas avorter légalement sont contraintes de le faire dans des conditions d’hygiénique catastrophiques. Il est donc ironique de constater que le slogan des foulards bleus était justement « Salvemos las dos vidas » (« Nous sauvons les deux vies »). C’est sous ce prétexte de « sauver les deux vies » que la justice de Tucuman a préféré faire subir la césarienne à l’enfant de onze ans plutôt qu’un avortement – le bébé était alors âgé d’à peine 5 mois, ses chances de survie sont donc extrêmement minces.

La fracture sociale dans le pays se manifeste également dans les alternatives proposées par les gouvernants. Sont ainsi apparues une série de propositions ubuesques, comme par exemple la création d’une allocation pour entretenir les enfants non désirés, proposé par le sénateur Federico Pinedo. La vice-présidente Michetti a même proposé un durcissement de la législation actuelle. Elle déclare dans le quotidien La Nación : « Je veux dire, vous pouvez donner votre enfant à adopter, ça n’est pas grave ». Cette phrase cynique a provoqué un tollé dans son pays et pose de réelles questions sur la capacité de la classe politique argentine à saisir l’ampleur de la question.

Entre posture et conviction, une lecture politique du débat

Aux côtés des foulards verts, on trouve entre autres l’ancienne présidente de la République, Cristina Fernandez de Kirchner, qui après s’être opposée fortement à l’avortement pendant sa campagne de 2007, a retourné sa veste. Nul ne saura jamais si c’est par opportunisme ou conviction, elle qui n’avait jamais autorisé l’ouverture du débat pendant sa présidence (2007-2015). Elle avait notamment déclaré : « Je suis contre l’avortement parce que je suis catholique, mais aussi de par mes profondes convictions ». À l’ouverture du débat au Sénat, elle prononce une longue tribune pour expliquer que son parti, le Parti justicialiste soutiendra le projet.
À l’extrême opposé se trouve principalement le gouvernement, mais aussi l’Église, qui a beaucoup influencé le débat. Le président de la République Mauricio Macri a préféré se montrer comme jouant la carte de la modération en se déclarant opposé à la mesure mais prêt à avoir un « débat mature et ouvert sur la question ». Dans la réalité, il était persuadé que la loi serait refusée dès la Chambre des Députés, comme l’a affirmé la députée Elisa Carrió. De plus, sa vice-présidente Gabriella Michetti a, quant à elle, déclaré à La Nación qu’elle ne voudrait même pas que l’avortement soit permis en cas de viol. Il est ainsi moins étonnant de voir que c’est le Sénat qui a empêché la promulgation de cette loi quand on sait que constitutionnellement, le vice-président d’Argentine est également le président du Sénat. Ses déclarations ont créé un grand trouble dans la coalition gouvernementale Cambiemos, si bien qu’à la Chambre des Députés, c’est quasiment la moitié de ses représentants qui ont voté en faveur de la mesure.

La vice-présidente Gabriela Michetti, ©Perfil.com

Le pape François, pour une fois loin des atours modernes et progressistes qu’on lui prête habituellement, s’est fendu d’une comparaison entre l’avortement et l’eugénisme pratiqué par le IIIème Reich. Cette phrase qui a été vivement critiquée par ses opposants mais aussi par ses partisans est loin de représenter la communauté catholique argentine dans son ensemble. En effet, des associations comme les « Catolicas para el derecho a decidir » (Les catholiques pour le droit de choisir), ont fait campagne en faveur de l’avortement, sans que cela n’entre en contradiction avec leur foi. On a également observé une vague importante d’apostasies (renoncement au baptême) dans les semaines qui ont suivi la décision des sénateurs.

La société argentine ne se construit donc pas en fonction du clivage catholique-athée, mais plutôt entre des lectures différentes de ce que signifient les valeurs chrétiennes, la jeune génération se les appropriant avec une vision davantage progressiste. Néanmoins dans un pays à l’histoire marquée par une dictature militaire basée sur une idéologie nationale-catholique, où la tendance religieuse dominante reste très conservatrice, l’échec de l’adoption de cette loi n’est pas une surprise pour grand monde.

Au-delà de l’Argentine : une problématique qui touche toute l’Amérique latine

En Amérique latine, la question est hautement polémique du fait du très haut taux de catholiques que l’on trouve dans le sous-continent. Ainsi, au Chili, malgré la loi de 2017 dépénalisant l’avortement en cas de viol, risques pour la mère ou non-viabilité du fœtus, le nouveau gouvernement de Sebastian Piñera semble faciliter le recours à la clause de conscience. Après 28 ans de lutte pour faire abroger quatre articles du code Pénal inscrits sous Pinochet, les militants pro-IVG se retrouvent désemparés.
Dans la plupart des pays d’Amérique Latine, l’avortement est une offre soumise à conditions. D’un côté du spectre on trouve d’une part Cuba, l’Uruguay et le district de Mexico qui l’ont entièrement dépénalisé ; à l’autre extrémité : le Nicaragua, le Honduras et le Salvador où toute forme d’avortement est proscrite. Au Salvador, l’interdiction se double de peines de prison contre des mères faisant des fausses couches ou accouchant de bébés mort-nés. 30 ans de prison pour « homicide aggravé », c’est ce dont ont écopé des dizaines de Salvadoriennes. Le Salvador constitue l’un des rares exemples de pays qui ont reculé sur la question de l’avortement. En effet, l’avortement avait été légalisé, aux trois mêmes conditions qu’au Chili jusqu’en 1997. Cette année-là, le président Armando Calderon Sol initie une révision du Code Pénal qui aboutit à la suppression totale du droit à l’avortement.

Cinq ONG – dont Amnesty International – ont déposé une plainte contre le gouvernement de la province de Tucuman pour dénoncer la césarienne subie par Lucia. Une condamnation pourrait constituer un signal très fort pour les mouvements pro-avortements, même si elle n’a que très peu de chances de se produire. L’indignation provoquée par la césarienne pratiquée sur cette enfant de onze ans permettra-t-elle aux partisans de l’avortement d’obtenir une victoire législative, après des décennies de luttes ?

En Argentine, des « gilets jaunes » défilent contre les réformes néolibérales de Macri

Photo publiée sur le compte Instagram “Chalecos Amarillos Arg”

Depuis l’acte I des Gilets Jaunes, plusieurs pays ont vu émerger des mouvements populaires apparemment similaires sur leurs territoires respectifs. Ainsi tantôt yellow jackets, tantôt chalecos amarillos, des manifestations de gilets jaunes se produisent régulièrement en Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Allemagne, au Portugal, en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays Bas, en Israël et tout dernièrement en Argentine. Les gilets jaunes argentins défilent contre les réformes néolibérales du gouvernement de Mauricio Macri, qui ont plongé les secteurs populaires dans une crise sociale majeure.


Chaque mouvement est si particulier que l’on ne devrait pas parler d’un mouvement mais plutôt de mouvements : les gilets jaunes israéliens qui réclament le départ de Netanyahou, non pas en raison de l’injustice fiscale ou des mauvaises conditions de vie mais en raison de la corruption gouvernementale, n’ont pas grand-chose à voir avec les gilets jaunes français par exemple, si ce n’est le fait qu’ils arborent un de ces gilets à présent devenus le symbole d’un mécontentement.

De l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, un groupe de plus en plus massif de gilets jaunes se réunit en face du parlement argentin tous les samedis à partir de 18h, depuis plus d’un mois. Si pour le moment il ne s’agit que de quelques centaines de personnes qui manifestent le gilet sur le dos, leur page Facebook, Chalecos Amarillos de Argentina, compte déjà plus de 9000 abonnés. L’exemple français y est mis en avant, une photo de gilets jaunes face à l’Arc de Triomphe a été mise en guise de couverture. L’idée de lancer cette initiative est apparue au cours de manifestations populaires contre les tarifazos, terme qui désigne la hausse vertigineuse des prix des services publics en Argentine. Depuis l’accession au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en 2015, le prix du gaz a augmenté de 930%, celui de l’eau courante de 638% et celui de l’électricité de 920% (source : BBC). Tout cela se produit dans un contexte de crise économique auquel s’ajoute une inflation de l’ordre de presque 50% pour la seule année 2018. Ces manifestations rappellent celles de l’année 2001, lorsque le pays a fait face à la pire crise bancaire de son histoire, qui s’est soldée par une profonde récession et le départ du président Fernando De la Rua en hélicoptère. A cette époque comme aujourd’hui des milliers d’Argentins défilaient dans la rue, généralement en dehors de toute structure syndicale ou politique -même si elles n’ont cessé d’accompagner le mouvement- pour réclamer le départ de leurs dirigeants. Le caractère désorganisé de ces manifestations a constitué un terrain favorable pour qu’un mouvement tel que celui des gilets jaunes français puisse être importé dans ce pays. Cependant les processus historiques sont uniques, irreproductibles et ne peuvent pas être copiés tels quels à n’importe quel endroit ni à n’importe quel moment. C’est la raison pour laquelle derrière les similitudes apparentes entre les mouvements français et argentins se cachent des différences majeures qui sont le reflet des différences structurelles entre ces deux sociétés. C’est à ce stade que l’intérêt de la comparaison prend tout son sens [1]. Alors qu’en France, le mouvement des gilets jaunes peut se lire comme le produit de la faillite des organisations politiques et syndicales traditionnelles, en Argentine, il semblerait plutôt que les Gilets Jaunes tentent de se superposer à ces organisations plutôt qu’à les supplanter. Un rapide passage en revue du rapport des gilets jaunes français et argentins aux partis et organisations traditionnelles permet de rendre compte de la spécificité du mouvement argentin.

Les gilets jaunes, produits de la faillite des partis et des syndicats traditionnels : la situation en France

En France, les mouvements des gilets jaunes surgissent suite à quatre décennies d’avancée du néolibéralisme qui a eu tendance à produire deux effets, dont les réponses peuvent se lire dans les principales revendications des manifestants.

D’un côté, les processus de marchandisation des sociétés – dont Karl Polanyi rend magnifiquement compte dans La Grande Transformation (1944) – provoquent généralement un réencastrement de la sphère marchande en voie d’autonomisation dans la sphère sociale. Si ce processus a pris des formes souvent destructrices par le passé, notamment avec l’accession au pouvoir de Hitler et de Mussolini, il a aussi pu revêtir des formes constructives. La France par exemple a su stopper la marchandisation de sa société à la sortie de la deuxième Guerre Mondiale avec l’instauration de la Sécurité Sociale, dont les logiques d’allocation des richesses diffèrent des logiques marchandes. Les revendications des gilets jaunes, qui concernent une meilleure répartition de l’impôt, le rétablissement de l’ISF et plus largement une meilleure répartition des richesses, peuvent se lire comme une volonté de remettre en question la prépondérance des institutions de marché sur le reste des institutions sociales et politiques en mettant en cause la logique de maximisation des profits individuels.

D’un autre côté, l’accaparement du pouvoir politique par la sphère marchande résumé par le « There is no alternative » de Thatcher a tendance à contribuer au rapprochement programmatique des principaux partis cartellisés en vue de pérenniser un partage du pouvoir. Cela produit une crise de la représentation qui se traduit par exemple par des taux d’abstention de l’ordre de 25% au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et de 51% aux législatives qui ont suivi. Les mouvements des gilets jaunes français prospèrent précisément sur le terrain abandonné par les institutions traditionnelles de représentation. En ce sens le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’autre principale revendication des gilets jaunes –dont l’héritage idéologique, les inconvénients et la portée sont analysés dans l’article de Vincent Ortiz- fait état d’un besoin de réappropriation populaire du pouvoir politique et témoigne également de l’espace de représentation délaissé par les partis politiques.

En Argentine, une tentative de se superposer aux organisations traditionnelles plutôt que de les dépasser

De l’autre côté de l’Atlantique, le contexte est tout autre. Cette sorte d’espace vide qu’occupent les gilets jaunes français n’est pas disponible pour leurs homologues argentins. En effet, le maillage associatif, militant, syndical et politique est d’autant plus puissant que le clivage de la société argentine et les enjeux de celui-ci sont importants. Ce dernier sépare principalement principalement deux camps. D’un côté se trouve celui des péronistes [2] et des kirchnéristes [3], industrialisateur, plutôt progressiste, soutenu par le mouvement ouvrier organisé, par une partie du secteur industriel –notamment celle qui bénéficie du développement du marché intérieur- ainsi que par la plupart des organisations populaires telles que les mouvements de travailleurs de l’économie informelle et les organisations de travailleurs autogérés. D’un autre côté, le camp des anti-péronistes et anti-kirchnéristes rassemble une large coalition marquée par certaines alliances objectives entre un secteur du PS, les secteurs de droite conservateurs, les néolibéraux, un secteur du Parti Radical[4] et les grands propriétaires terriens qui monopolisent le secteur agro-exportateur. Le camp péroniste, souvent autoproclamé « camp populaire », qui parie sur le développement du marché intérieur, et le camp anti-péroniste, qui a tendance à privilégier l’ouverture de l’économie et le libre échange, semblent irréconciliables sur la politique économique à mener, ce qui se comprend parfaitement au regard des intérêts objectifs de leurs soutiens. Autrement dit, les enjeux des élections sont d’une telle magnitude que cela pousse certainement à la politisation de la société argentine. Si le taux d’abstention n’est pas un bon indicateur pour rendre compte de cela -le vote est obligatoire-, d’autres signaux montrent que la politique prend une place très importante dans la vie quotidienne des Argentins, et que l’espace disponible pour l’émergence de nouvelles manifestations politiques est très réduit. En effet, un électeur sur quatre est adhérent d’un parti en Argentine. En France au contraire, si l’on additionne les adhérents déclarés LREM, LFI, LR, le PS et le RN on trouve le chiffre de 1 384 000 membres. Cela représente à peine 3% des inscrits sur les listes électorales en 2017.

Du côté de la représentation des travailleurs, l’espace semble également mieux occupé en Argentine, où le taux de syndicalisation frôle les 40%, alors qu’il n’atteint que 11% en France, ce qui rend compte de leur impuissance face aux effets délétères de la mondialisation, tels que les délocalisations, la compression du « coût du travail » ou le chômage de masse.

Finalement, si les syndicats traditionnels délaissent les secteurs informels dont les travailleurs ne s’inscrivent pas dans des logiques salariales classiques, ces derniers s’organisent tout de même en créant leurs propres structures de représentation mêlant représentation politique et ouvrière, telles que la Confederacion de trabajadores de la economia popular, ou les structures de représentation d’entreprises récupérées par leurs travailleurs qui produisent en autogestion.

Dans ces conditions, les gilets jaunes argentins –forcément moins nombreux que les français[5]- ne sont pas en mesure de s’approprier un espace au sein du champ politique et syndical qui aurait été délaissé par d’autres institutions de représentation. Ils semblent au contraire opérer plutôt une superposition vis-à-vis de structures pré existantes. En effet, si à première vue les lignes directrices sont similaires aux françaises, le caractère apartisan et asyndical du mouvement et la volonté de voir le président démissionner sont clairement proclamés, les discours que tiennent les gilets jaunes argentins ainsi que leur composition semblent confirmer cette hypothèse.

Né au cœur de la crise actuelle et suite à plusieurs manifestations contre les hausses des prix des services publics, le mouvement de gilets jaunes argentin est en grande partie composé de votants kirchnéristes, de militants de diverses causes de gauche, de syndicalistes, de quelques anarchistes, d’une minorité de nationalistes de droite[6] mais aussi de « voisins et de retraités appauvris par les politiques néolibérales mises en place par le gouvernement de Mauricio Macri »[7]. Les porteurs de cette initiative, pour le moment pacifique, revendiquent ce qu’ils perçoivent comme un exemple d’insurrection en France et ce n’est pas un hasard si les deux mouvements apparaissent suite à l’avancée de politiques d’austérité d’inspiration libérale.

Toutefois les différences structurelles des deux pays, dont les constitutions des mouvements respectifs sont tributaires, transparaissent dans le cas argentin à travers deux indices. En effet, si en France la critique du néolibéralisme et de l’austérité au sein des Gilets Jaunes sont plutôt l’apanage des secteurs les plus à gauche, les Gilets Jaunes argentins en font un point de ralliement indiscuté et reproduisent à ce sujet le discours des différents composants du « camp populaire », qui se construit en opposition à ce qui est identifié comme « l’oligarchie ». A cela s’ajoute l’absence du RIC dans leurs revendications, ce qui témoigne d’une certaine confiance dans une issue politique qui passera par les rouages de la démocratie représentative. Ces deux éléments semblent également confirmer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes argentins sont plutôt issus d’organisations préexistantes auxquelles ils se superposent et semblent par là adresser une injonction de combativité aux dirigeants traditionnels. Cette mobilisation peu structurée qui n’emprunte pas les canaux habituels de représentation inquiète un délégué syndical péroniste : « j’ai peur que ce soient des trolls de droite qui soient là pour nous piquer des voix en 2019 »[8]. L’exemple de la liste Jaune aux européennes lui donnerait-il raison ?

Crédits :

© page Instagram des Gilets Jaunes argentins @chalecosarg

 

Notes :

[1] Comme l’expliquait Lévi-Strauss à propos du structuralisme à son interlocuteur lors d’un entretien, les choses ne peuvent se définir qu’en fonction d’autres choses car elles sont nécessairement situées. En effet, il est très difficile de décrire sans comparer. Comment expliquer ce qu’est être riche sans comparer avec une personne pauvre, ou avec la distribution des revenus dans une économie, sans prendre en compte finalement les positions relatives des individus ou en d’autres termes, leur place dans une structure sociale ? Ce type de comparaison est un moyen par exemple de faire apparaître la structure économique d’une société donnée. Lévi Strauss donne l’exemple d’un visage. Comment le décrire sans faire appel à la comparaison avec d’autres visages? On se voit immédiatement obligé de formuler des phrases telles que “le nez est plutôt rond” ou “les yeux sont plutôt clairs”, ce qui sous entend nécessairement une comparaison puisque la rondeur d’un nez ne peut être que relative et est mise en contraposition avec un nez plutôt pointu par exemple. Suite à un léger déplacement l’anthropologue passe à la comparaison entre sociétés. Si chacune prise séparément apparaît comme étant extrêmement compliquée c’est en les comparant que peuvent apparaître leurs spécificités, leurs différences structurelles. Il aurait été impossible pour Karl Marx par exemple de caractériser les sociétés britanniques et allemandes comme hautement industrialisées sans sous entendre qu’elles l’étaient par rapport à d’autres sociétés. La comparaison internationale fait non seulement apparaître les structures nationales, mais pousse l’observateur à les caractériser et à les situer. Par exemple, le fait de rendre compte des inégalités dans deux sociétés différentes fait déjà apparaître les structures de revenus au sein de chacune, mais si l’on compare les deux structures on peut être en mesure de caractériser un pays comme étant “très inégalitaire” ou “peu inégalitaire”.

[2] Juan Domingo Perón a été le premier président élu au suffrage universel direct de l’Argentine de 1946 à 1955, date à laquelle il subit un coup d’Etat conservateur. Suite à son exil en Espagne, il remporte de nouvelles élections et gouverne le pays entre 1973 et 1974, année de son décès.

[3] Nestor Kirchner et Cristina Fernandez de Kirchner, se réclamant héritiers du péronisme ont remporté à tour de rôle les élections présidentielles de 2003 (Nestor), de 2007 (Cristina) et 2011 (Cristina). La victoire électorale de Mauricio Macri en 2015 met fin à l’étape Kirchnériste en Argentine.

[4] Parti de centre droit.

[5] Si aucun chiffre officiel n’existe en France ou en Argentine, les gilets jaunes argentins sont assurément moins nombreux, les témoignages faisant état de « quelques centaines » réunis pour le moment uniquement à Buenos Aires.

[6] En l’absence de statistiques officielles je me base sur des entretiens que j’ai réalisé à distance auprès de plusieurs gilets jaunes argentins.

[7] Entretien réalisé auprès de Pablo Doublier, membre de la commission communication du mouvement et délégué syndical.

[8] Propos recueillis auprès d’un délégué syndical de télécommunications qui a préféré garder l’anonymat.

 

L’Argentine des artivistes : quand l’art reprend la rue

Alors que le gouvernement de Mauricio Macri vient d’accueillir en grande pompe le G20 en Argentine, incitant les habitants de Buenos Aires à partir en week-end[1] tout en militarisant la ville[2], des artistes refusent de quitter la place publique et l’investissent par leurs masques, leurs mots, leurs cris et leurs corps, s’inscrivant en faux depuis plusieurs mois déjà contre cette manifestation. Ce sont, ici, les activistes de la Fuerza Artística de Choque Comunicativo[3] ; là, ceux de Fin de UN Mundo[4], deux collectifs parmi les plus médiatisés. Mais ils ne sont pas les seuls et ce genre d’actions ne date pas d’hier. Tant pour dénoncer les crimes de la dictature que pour porter les revendications du féminisme, en passant par le souci de rendre visible la lutte des travailleurs de la culture, praticiens de l’art et citoyens lambda se rejoignent, à travers les époques et au détour des rues, pour de retentissants happenings. Retour sur la truculente mouvance de l’artivisme argentin et sur ses manifestations actuelles.


Pour beaucoup d’artistes, l’élection de Mauricio Macri en décembre 2015 à la présidence de l’Argentine a représenté une catastrophe politique. En effet, l’essentiel de la vie culturelle à Buenos Aires est animée par un vaste réseau – l’un des plus denses au monde – de centres culturels et de théâtres indépendants, de clubs de musique et de milongas (clubs de tango), régis par une économie précaire[5]. Touchés de plein fouet par la réforme du tarifazo qui a entraîné, dès janvier 2016, l’augmentation drastique des tarifs de l’eau, de l’électricité, du gaz et des transports et par diverses formes de persécutions politiques telles que de récurrentes fermetures arbitraires qu’on nomme les « clausuras », ces espaces culturels sont devenus le foyer d’une intense mobilisation expliquant en partie le regain local de l’artivisme[6] ces dernières années. Ana Longoni décrit l’activisme artistique argentin comme un ensemble de « mouvements diffus intégrés par des artistes et des non artistes, qui socialisent des savoirs et mettent à disposition des ressources pour tous »[7]. Si, dans les années 2000, la démocratisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux a transformé les pratiques artivistes, leur offrant plus de visibilité, leur histoire est bien plus ancienne en Argentine.

L’activisme artistique argentin après la dernière dictature militaire

Au sortir de la dernière dictature militaire (1976 – 1983), des groupes d’artistes s’échinaient déjà à se ressaisir des rues de Buenos Aires. Nourri d’actions spontanées telles que le Siluetazo[8], qui témoigna des premiers élans de participation populaire dans une performance artistique à portée politique, l’artivisme argentin trouve ses origines dans les milieux de la contre-culture.

http://revistamutt.com/visuales/el-siluetazo-ponerle-el-cuerpo-a-la-desaparicion/
Le “Siluetazo” du 21 septembre 1983. © Revista MUTT

Les années 1980 : de l’après-dictature à l’hyperinflation

La mouvance under des années 1980, animée d’artistes aux disciplines hybrides, électrise les caves de la capitale argentine par des concerts déjantés, des spectacles burlesques et un art de vivre où se mêlent drogues, libertinage et inventivité. Elle a pour lieux emblématiques le Cafe Einstein, la discothèque Cemento ou le Parakultural, viviers des plus talentueux artistes argentins de cette génération. Ce sont les années de La Organización Negra[9], groupe célèbre pour avoir réalisé des performances provocantes évacuant les mots et plaçant le corps au centre de l’action : alors que le pays s’extirpe tant bien que mal de la terreur, des dizaines de performeurs viennent se “freezer” (s’immobiliser, comme gelés) en pleine rue, simulent des scènes de fusillades dans l’espace public, tombent comme morts sur les trottoirs ou se jettent sur le capot des voitures pour leur vomir du yaourt sur le pare-brise. La performance Uorc work écrit tel qu’il se prononce en espagnol – sera particulièrement retentissante. Des suites de l’action Tirolesa en 1989, où le groupe demanda l’autorisation à l’État de réaliser sa performance sur l’obélisque de Buenos Aires, La Organización Negra abandonnera peu à peu son caractère transgressif et sera dissoute en 1992[10].

Les artivistes du groupe Escombros[11], ces « artistes de ce qui reste », tels qu’ils se présentaient alors, s’illustrèrent également dès 1988, dans cette période d’hyperinflation qui inspira son nom au collectif : à la question « Que restera-t-il de ce pays ? », ils répondaient : « Des décombres ». Par des interventions plastiques de rue ou via des expositions, ils s’efforcèrent d’exprimer la réalité sociopolitique de leur époque.

Les années 1990 : néolibéralisme et réconciliation forcée

En 1996 est constitué le mouvement HIJOS (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) à l’initiative des fils des disparus de la dernière dictature militaire. Il opère alors sous forme d’escraches[12], ces techniques agressives qui consistent à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime et qui ont contribué à la « revitalisation de la lutte pour les Droits de l’Homme dans l’adversité de la conjoncture en rendant publiquement visible l’impunité des oppresseurs et en contribuant à générer une condamnation sociale devant l’absence d’une quelconque lueur de condamnation légale »[13]. Par la radicalité de son geste, HIJOS ouvre une brèche dans une séquence politique, celle du président néolibéral Carlos Menem, soucieuse de réconcilier le pays avec son passé en amnistiant les anciens officiers du régime.

“HIJOS opère alors sous forme d’escraches, ces techniques agressives consistant à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime”

Mais la mise en scène d’une revendication politique ayant pour objet les affres de la dictature a un antécédent célèbre en Argentine : les Mères de la Place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) qui depuis 1977, parées de leurs langes blancs, défilent sans relâche chaque jeudi devant la Casa Rosada, siège de la présidence argentine, afin de commémorer l’assassinat de leurs enfants qui sont pour la plupart d’anciens militants opposés à la dictature. Elles réclament la condamnation des tortionnaires et demandent la restitution de leurs petits-enfants accaparés par les militaires.

https://archive.org/details/GacPensamientosPracticasYAcciones/page/n97
Les panneaux du GAC, “Justice et punition”, en 1998. © GAC

L’activisme de HIJOS et le legs des Mères de la Place de Mai ont stimulé, dans les milieux artistiques, la création de plusieurs groupes parmi lesquels le GAC (Grupo de Arte Callejero)[14], né en 1997 à l’initiative d’étudiants des Beaux-Arts et Etcétera, formé par des artistes de théâtre, renommé en 2005 Internacional Errorista dans le cadre de la venue du président américain Georges W. Bush au 4ème Sommet des Amériques[15]. Ces deux groupes ont apporté les marques artistiques visuelles et théâtrales les plus poignantes aux escraches développés par HIJOS. Quand le GAC, qui imita les panneaux de signalisation, indiquait en pleine ville la localisation des anciens centres de détention, des maternités clandestines ou des domiciles de tortionnaires relaxés, Etcétera se chargeait de représenter, devant les dits domiciles et grâce à des marionnettes, des costumes et des masques, des scènes de torture, des vols de bébés ou des moments de confessions de militaires éplorés devant des curés burlesques.

Les années 2000 : de la crise aux recompositions

Le 19 décembre 2001 se déclenche la tristement célèbre crise argentine. Devant l’ampleur de la mobilisation populaire, des émeutes qui la caractérisent et de la violente répression policière qui fit 35 morts, le président Fernando de la Rúa démissionne et s’enfuit par hélicoptère du palais présidentiel assiégé par la foule. Entre décembre 2001 et mai 2003 s’écoule une période marquée par un climat inédit d’instabilité institutionnelle et de perpétuelle agitation dans les rues. Un nouveau paradigme social émerge à travers des assemblées populaires, des piquets de grèves, des entreprises récupérées par leurs travailleurs et des mouvements de chômeurs, les piqueteros, dont le mode de protestation consiste à couper les principales voies d’accès à la capitale. Dans ces moments d’intense mobilisation et de créativité ont surgi de nouveaux modes d’activisme social et culturel ayant impulsé une grande quantité de groupes d’artistes visuels, de cinéastes et de vidéastes, de poètes, de journalistes alternatifs et d’intellectuels.

Après l’élection de Néstor Kirchner en avril 2003[16], deux raisons ont contribué à affaiblir la dynamique de l’activisme artistique en Argentine. La première concerne la relation des artivistes avec la sphère politique : en s’inscrivant dans la ligne d’une reconnaissance des droits de l’Homme par la réouverture des procès contre les criminels de la dictature, le gouvernement Kirchner a fragmenté le mouvement qui luttait au nom de ces revendications. Pour le bicentenaire de la révolution argentine en 2010, il a notamment fait appel au GAC et à Fuerza Bruta pour réaliser, contre rémunération, l’impressionnante manifestation de commémoration[17]. La seconde a trait au rapport que les artivistes entretiennent avec l’institution artistique : du fait de l’attractivité dont a fait l’objet l’Argentine au cours de la conjoncture 2001 – 2003, ses pratiques artistiques collectives ont acquis une soudaine légitimité dans les circuits internationaux de l’art. Des groupes comme le GAC et Etcétera, qui étaient restés jusque-là à la marge des circuits conventionnels, se sont vus invités dans des biennales et des expositions internationales.

 

Des artistes et des luttes dans la conjoncture macriste

L’élection du futur président Mauricio Macri comme maire de Buenos Aires en 2007 commence à générer de nouvelles insatisfactions et des colères qui culmineront en 2015 lorsque l’État et la capitale fédérale lui sont désormais acquis. Une nouvelle crise de la représentation politique, doublée de la démocratisation d’internet et de l’usage des réseaux sociaux, conduisent des acteurs à parler désormais de « nouvel activisme », comme l’analyse l’artiste activiste et chercheur Maximiliano de la Puente : les pratiques se réinventent, les objets de lutte se transforment et de nouveaux collectifs émergent[18], pour beaucoup héritiers de l’effervescence de la crise de 2001.

Les artistes, ces « travailleurs de la culture », peinent à être représentés par les syndicats du pays. Ils ont alors recours à leurs meilleurs outils pour rendre visible leur lutte[19], usant de divers registres. Le style dit « ludico-ironique », proposé par Bleuwenn Lechaux pour décrire la théâtralité des collectifs new-yorkais, pourrait convenir pour qualifier les actions des Argentins ; il s’agit alors de se demander « dans quelle mesure ces mises en formes musicales et théâtralisées de la contestation, qui usent du registre de l’ironie, ont-elles, pour les militants, la faculté de remettre en jeu les convictions politiques, d’armer les convertis et de convertir les indécis, voire de sensibiliser les opposants ? »[20].

Les artistes et l’institution culturelle

Les artistes s’attaquent parfois seuls à leurs propres institutions, celles de la culture, pour en révéler les dysfonctionnements et faire valoir leurs droits. Ainsi, des groupes se sont employés à ridiculiser la gestion, jugée calamiteuse, du Complexe Théâtral de Buenos Aires, cet ensemble des cinq plus importants théâtres publics de la capitale, en venant s’asseoir sur des chaises, armés de banderoles ironiques, face à certaines de leurs portes closes depuis beaucoup trop longtemps pour « cause de travaux »[21].

https://www.laizquierdadiario.com/Ser-o-no-ser-asi-esta-el-teatro
Devant le théâtre public Sarmiento, en 2015. © Maru Sapriza

De même, suite à la hausse soudaine des prix de l’électricité en janvier 2016 et devant l’absence de réponse de l’État à la demande d’instauration d’une tarification spéciale pour le secteur fragile de la culture indépendante, des acteurs ont réalisé l’action dite de l’« Apagón » qui consista en une extinction synchronisée des lumières dans cinquante institutions culturelles. Puis ils firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités[22]. Pour sa part, le groupe ATACA[23] réalisa deux actions pour rendre visible la condition des travailleurs des musées publics. La première eut lieu sur la Place de Mai, à minuit – sans prise de parole syndicale, précise Marcos Kramer, employé du Musée d’Art Moderne de Buenos Aires – le jour où se terminaient les contrats de cinq cents travailleurs non reconduits. La seconde se déroula devant le musée des Beaux-Arts, un samedi à midi : les employés mobilisés installèrent sur la voie publique un grand cadre dans lequel ils s’assirent à tour de rôle, accessoires en main, posant comme sur un célèbre tableau du musée datant du XIXème siècle où l’on peut voir une famille affamée et sans travail, tout en invitant avec succès les passants à en faire de même.

“Des artistes firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du Ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités”

Il arrive aussi – pour un impact médiatique et politique décuplé – que les artistes s’associent à d’autres secteurs et à d’autres causes pour parvenir à leurs fins. Le 25 janvier 2016, Dario Lopérfido, alors ministre de la culture de la ville de Buenos Aires, nie dans une entrevue le chiffre officiel des 30.000 disparus de la dernière dictature argentine. Accusé de négationnisme, sa déclaration soulève l’indignation et devient l’argument d’une vaste campagne, menée conjointement par les travailleurs de la culture et les associations des droits de l’Homme, visant à obtenir sa démission. La mobilisation prit notamment la forme d’escraches, relativement pacifiques, dont l’efficacité a résidé dans leur répétition incessante, comme l’explique le metteur en scène et activiste Juan Pablo Gómez. Pendant plusieurs mois, le ministre ne pouvait se présenter dans un lieu officiel sans qu’une action de groupes masqués à son effigie[24] ne vienne interrompre ses discours[25]. Par un jeu de pièges médiatiques et grâce à l’extension virale du mouvement, répercuté à l’international, Dario Lopérfido fut contraint de démissionner successivement de toutes ses fonctions (il en occupait trois à la fois).

https://www.laizquierdadiario.com/Loperfido-es-un-simbolo-de-todo-lo-que-no-queremos-en-la-Cultura
Manifestations contre Dario Lopérfido, en 2016. © La Izquierda Diario

L’artivisme dans le mouvement féministe argentin

Mais c’est le mouvement féministe argentin qui semble incarner le meilleur exemple de cette fusion entre luttes sociales et recours artistiques. Suite à la création, le 3 juin 2015, du mouvement Ni Una Menos[26], des mobilisations organisées sans appui syndical et grâce aux réseaux sociaux mirent officiellement à l’ordre du jour, aiguillonnées par le thème du féminicide, une série de mots d’ordre. La campagne nationale pour le droit à l’avortement est la plus emblématique d’entre elles : en reprenant le symbole des Mères de la Place de Mai, les manifestations de l’été 2018, où les langes sont désormais de couleur verte, ont débordé les avenues de Buenos Aires, donnant lieu à des actions saisissantes telles que l’Operación araña (Opération araignée), dans le métro, le 31 juillet[27].

Plusieurs collectifs sont récemment apparus en Argentine, parmi lesquels Las Rojas, les Mujeres de Artes Tomar – détournement de l’expression « hombre de arma tomar », qui désigne un homme sachant se défendre, le groupe ayant substitué arma par arte – et Aulla (hurlement de louve)[28]. L’artivisme féministe, pour la militante Cora Fairsen, a d’autant plus de sens qu’il met en scène le corps, lui-même objet de la revendication : « S’il n’apporte rien de particulièrement nouveau dans le discours, il doit pouvoir changer les manières de faire et notamment s’emparer, pour la détourner, de la traditionnelle marche syndicale », selon elle « typiquement masculine ». Un groupe comme Pan y Rosas (Du pain et des roses)[29], par exemple, se décrit comme socialiste et anticapitaliste et insiste sur le cadrage international de son combat, au-delà du seul sujet de l’avortement et du seul cas de l’Argentine, considérant que la lutte féministe est partie intégrante de la lutte des classes[30].

L’une des tâches de ces groupes est de se réapproprier les jours symboliques comme le 28 septembre (jour international pour le droit à l’avortement), le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) ou le 24 mars (anniversaire du dernier coup d’État argentin) lors duquel, en 2016, les Mujeres de Artes Tomar, sous le mot d’ordre Mujer, Marzo y Memoria, s’approprièrent ladite marche pour « la mémoire, la vérité et la justice » et conduisirent une performance intitulée La Marcha de las Escobas (La Marche des Balais), balayant en dansant l’avenue à l’unisson[31].

https://emergentes.com.ar/tagged/operaci%C3%B3n-ara%C3%B1a
L’Opération “araignée”, le 31 juillet 2018. © Emergentes

Certaines revendications des membres du collectif Aulla – vêtues de noir et parées de masques de louves colorés et brillants[32] – ciblent le champ culturel. Selon Cora Fairsen, si la parité existe globalement dans le circuit du théâtre indépendant, il y a parmi les artistes programmés dans le théâtre public deux femmes pour dix-huit hommes. Début 2018, au cours de la troisième assemblée de Ni Una Menos, le collectif Aulla dénonce les fermetures arbitraires de salles de spectacle indépendantes et attire l’attention sur la profonde inégalité qui règne au sein du Complexe Théâtral de Buenos Aires où, entre les différences de salaires et les assignations à des tâches genrées, la très faible représentation des artistes féminines au cours de la dernière saison laisse à désirer[33].

 

Les nouveaux collectifs artivistes argentins

Armés des nouveaux outils numériques pour se rencontrer, s’organiser et diffuser leurs actions, les artivistes des années 2010 ont trouvé matière à mobiliser autrement d’anciens et de nouveaux acteurs en produisant des actions en dehors des cadres institutionnels, s’appropriant les rendez-vous officiels ou faisant irruption là où on ne les attendait pas pour rendre audibles et partageables des problématiques collectives.

Cette mobilisation des émotions, tant pour celui ou celle-ci qui exécute l’action que pour celui ou celle-là qui y assiste de loin ou la vit de près, cherche à donner accès, par le seuil du sensible, aux batailles politiques en cours, aux scandales qui les sous-tendent et aux rêves sociétaux qui les animent. Deux collectifs, ces dernières années, ont particulièrement bien illustré ces perspectives en Argentine.

La Fuerza Artística de Choque Comunicativo (FACC)

L’esthétique angoissante, parfois ironique, mais plus souvent violente ou macabre de la FACC s’est déclinée depuis 2015 en plusieurs interventions dans des lieux-clés de Buenos Aires et de l’Argentine[34]. Définis sous l’égide de mots d’ordre éloquents[35], les faits d’armes symboliques de ces performeuses et performeurs prennent des formes variées. L’action Promotoras[36], sous couvert d’une campagne publicitaire consistant en une distribution de flyers par des jeunes filles souriantes, vêtues de courtes robes bleues, devant des centres commerciaux ou le Congrès de la nation, maquillait ironiquement la promotion de la campagne pour le droit à l’avortement. L’action Puente[37] fut donnée sur un pont : les acteurs, grimpés sur la rambarde au-dessus de l’avenue Córdoba, hurlaient, couverts de farine, simulant une fusillade avec des ballons jaunes – symbole du parti PRO de Mauricio Macri – attachés autour du cou. Une autre action, dans la tradition de l’escrache et intitulée Genocida suelto[38] (Auteur de génocide en cavale) consista en une performance devant les domiciles des tortionnaires en liberté dite « surveillée » et au cours de laquelle un texte de dénonciation fut proclamé au mégaphone tandis que des comédiens s’agenouillaient dans la rue et que d’autres, masqués, leur recouvrait la tête de sacs poubelles. L’une des actions les plus retentissantes fut celle intitulée Esto no es Independencia[39] (Ceci n’est pas l’indépendance), un dénuement collectif sur fond de fanfares suivi d’un entassement de corps ensanglantés, piqués de drapeaux nationaux (Espagne, Argentine, États-Unis) évoquant colonialismes et néocolonialismes, et accompagné d’une profération au mégaphone du poème Hay cadáveres de Néstor Perlongher. Elle eut lieu à plusieurs reprises, devant le palais présidentiel, sur l’avenue 9 de Julio et devant le Congrès de la nation, accompagnée des banderoles Macri go home ou Obama no sos bienvenido, le 24 mars 2016, lorsque pour le jour du quarantième anniversaire du dernier coup d’État militaire, Mauricio Macri invita Barack Obama à Buenos Aires. Mais l’action la plus frappante fut peut-être celle intitulée Femicidio es genocidio[40] (Le féminicide est un génocide) au cours de laquelle des dizaines de performeuses se dénudèrent et s’entassèrent devant le Congrès de la nation, reproduisant l’image d’un charnier, tandis qu’un texte qui énumérait les différentes façons de tuer une femme était prononcé, là encore, au mégaphone.

https://www.lavaca.org/notas/independencia-y-arte-cuando-el-cuerpo-habla/
L’action “Ceci n’est pas l’indépendance” de la FACC. © Emergente

L’ambitieuse action Quién elige ? (Qui choisit ?)[41] consista en octobre 2017 à faire advenir quatre événements dans la même journée, sur quatre sites du territoire argentin très éloignés les uns des autres. Sous des bannières qui indiquaient Dictature corporative, Exploitation assassine et Terrorisme d’État, qui choisit ?, elle mobilisa près de 400 personnes, vêtues de costumes noirs et portant des masques à long nez aux multiples connotations : à la fois masque du docteur dans la Commedia Dell’Arte – qui se protège ainsi de la peste – et masque à gaz ; bec rappelant le corbeau, oiseau de mauvais augure, et le vautour, symbole en Argentine des fonds spéculatifs agressifs, dits « fonds vautours ». Les quatre actions furent filmées et retransmises en direct, puis montées avant d’être diffusées sur internet accompagnées de commentaires.

Le collectif Fin de UN Mundo (FUNO)

Plus inclusif et coloré, volontiers plus festif quoique souvent cynique voire qualifié de « trash », le groupe Fin de UN Mundo, ou FUNO[42], brille pour son aptitude à rassembler de nombreux participants aux provenances diverses. Carolina Wajnerman, l’une des fondatrices du groupe, le présente ainsi : « Fin de UN mundo, c’est apporter dans l’espace public des métaphores. En poursuivant l’objectif de rendre visible certains thèmes par la voie artistique, on pense que les gens peuvent l’interpréter de plusieurs manières. Et nous ne prenons pas en charge la manière avec laquelle l’autre va l’interpréter ». La démarche est ici similaire à celle des groupes new-yorkais observés par Bleuwenn Lechaux et dont l’auteur décrit un « activisme non prédicateur » qui, grâce à l’ironie et à la participation ludique des publics à l’action, serait censé « transmuer à la fois socialement et médiatiquement les connotations dépréciatives associées au militantisme de gauche en représentations gratifiantes »[43] afin de sensibiliser au-delà des cercles de militants déjà convertis.

La participation aux actions du groupe se fait à travers des convocations. Certains de ces événements rassemblent jusqu’à 300 performeurs. L’action inaugurale du collectif eut lieu le 12 octobre 2012, jour de la Diversité Culturelle instauré dans toute l’Amérique latine. « Ce jour se fêtait les 10 fois 52 ans du 12 octobre 1492 », explique très sérieusement Carolina Wajnerman, dévoilant la mythologie sur laquelle s’est construit le groupe : « On parlait de la fin du monde selon la légende maya. Donc nous on a dit : fin d’un monde pour la naissance d’un autre. L’action s’est appelée Proyecto 10/52[44] ». Pour sa part, le projet Radio FUNO, dorénavant mis en place tous les ans pour la marche commémorative du 24 mars, se compose de « chansons qui se dansent », réinterprétées par le groupe. Les thèmes abordés par FUNO sont nombreux : la mauvaise gestion de la ville de Buenos Aires, le féminisme (avec l’action Perras[45]), les peuples autochtones ou encore la violence institutionnelle.

https://www.minutouno.com/notas/299562-una-protesta-zombi-contra-el-pro-recorrio-la-ciudad#fotogaleria-id-405447
L’action PROMBIES de FUNO. © MinutoUno

L’action PROMBIES – association de PRO, le parti de Mauricio Macri, et de zombies – consista en une déambulation urbaine grotesque dans le métro et les centres commerciaux d’acteurs déguisés en zombies et dans le crâne desquels était planté une pancarte PRO[46]. Après l’élection de Mauricio Macri à la présidence, le collectif mit les bouchées doubles avec l’action OAMA (pour Organisation des amis de l’Amérique, dont l’acronyme sonne comme Obama) : « les PROMBIES attaquaient directement le PRO, alors que OAMA va à la racine : il attaque le modèle », explique l’activiste. L’action consista en un canular, dans le style des Yes Men, mis en place pour le bicentenaire de l’indépendance en 2016. Bien habillé, un groupe de personnes se présenta comme une supposée organisation d’argentino-étatsuniens venue fêter l’événement, avec le slogan « 200 ans, plus proches que jamais » : « Ils dansaient le pericón, la danse nationale, avec des foulards aux couleurs des États-Unis, il y avait des cheerleaders, des gens qui chantaient du gospel, et puis ils chantèrent l’hymne argentin, mais en anglais, près de la scène officielle, et des gens ont réagi », raconte Carolina Wajnerman. L’action, filmée puis diffusée sur une page Facebook de OAMA créée pour l’occasion, permit de maintenir l’équivoque jusqu’à ce que le collectif révèle le canular, sans conclure : « La semaine suivante, dans la vidéo, quelqu’un a demandé : « OAMA, c’est réel ? ». Et on répondait « C’est réel si on veut que ça le reste ».

 

[1]Voir : https://www.pagina12.com.ar/155881-los-portenos-que-se-vayan

[2]Voir : https://www.pagina12.com.ar/156734-una-cumbre-de-locos

[3]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OAwVu7yV6-Q et : https://www.youtube.com/watch?v=Nx0JSdT1uLE

[4]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=u0kYLag9-1s

[5]L’étude de ce réseau et de ses mobilisations militantes a fait l’objet de notre mémoire de master à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL), réalisé à l’appui d’une étude de terrain en 2017 et 2018, et dont sont issus les entretiens cités dans cet article.

[6]L’activisme artistique, ou artivisme, héritier des diverses avant-gardes et mouvements sociaux du XXème siècle, émerge à l’échelle internationale au milieu des années 1990 : il pourrait se définir comme un ensemble de pratiques, de productions et d’actions, la plupart du temps collectives, s’inscrivant dans un champ situé à la croisée de l’art et du militantisme car mobilisant des ressources artistiques avec la volonté d’influer sur le politique, tout en vouant une défiance face à l’institutionnalisation. Voir notamment : LEMOINE Stéphanie et OUARDI Samira, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010 ; PORTE Sébastien et CAVALIÉ Cyril, Un nouvel art de militer. Happenings, luttes festives et actions directes, Paris, Alternatives, 2009 ; LINDGAARD Jade, « Artivisme », in Vacarme, vol. 31, no. 2, 2005, pp. 30-33 ; We are everywhere : the irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003.

[7]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », conférence prononcée le jeudi 17 décembre 2009 à La Casa de las Américas à La Havane (Cuba). Voir :  http://laventana.casa.cult.cu/noticias/2009/12/17/activismo-artistico-en-la-ultima-decada-en-argentina/.

[8]Moment qui consista, le 21 septembre 1983, et alors que l’Argentine est toujours sous le joug de la dictature, en une « participation, au sein d’un immense atelier improvisé à l’air libre qui dura jusqu’à minuit, de centaines de manifestants qui peignirent sur papier des silhouettes, se servant de leurs propres corps pour en esquisser les contours, et qui allèrent les coller sur les murs, les monuments et les arbres, et ce malgré la menace de la répression policière, […] pour marquer la présence d’une absence, celle des milliers de disparus de la dernière dictature militaire » in LONGONI Ana, « ¿Quién le teme a los escraches? », in América, Cahiers du CRICCAL, numéro 51 (pp. 20-32), 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/america/1904

[9]Voir notamment : GONZÁLEZ Malala, La Organización negra. Performances urbanas entre la vanguardia y el espectáculo, Buenos Aires, Interzona Editora, 2015. Le documentaire de Julieta Rocco paru en 2006, “La Organización Negra. Ejercicio documental”, retrace leur parcours. Voir : https://cinefreaks.net/2016/12/02/la-organizacion-negra-ejercicio-documental-cuerpo-riesgo-y-alma/

[10]Certains de ses membres se reconvertirent dans le groupe De la Guarda, qui lui-même se divisa en 2002 entre deux autres groupes, Ojalá et Fuerza Bruta, ce dernier s’étant alors dédié à des actions spectaculaires commerciales.

[11]Voir : http://grupoescombros.com.ar/

[12]Selon Ana Longoni, escrache est un mot qui provient du lunfardo (argot du Rio de la Plata), signifiant un acte qui cherche à indiquer un fait intentionnellement occulté. Escrachar, c’est signaler, rendre évident. Pour Guillermo Almeyra, il signifie « mettre en vue publiquement », « dénoncer devant tous », « mettre au pilori ». Voir :  ALMEYRA Guillermo, Rebellions d’Argentine, Tiers État, Luttes sociales et autogestion, Paris, éditions Syllepse, 2006, p.183

[13]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », op. cit.

[14]Voir : https://grupodeartecallejero.wordpress.com/

[15]Voir : https://www.facebook.com/Internacional-Errorista-362450190607979/. Leur manifeste est publié ici : https://reexistencia.wordpress.com/todas-las-revistas/revista-julio-2011/manifiesto-errorista/. Un entretient relate leur apologie-dénonciation de l’erreur, ici : https://jaquealarte.com/entrevista-grupo-etcetera-error-acierto-permanente/. Le groupe réalisait encore, en 2008, une action pour la Palestine : https://www.youtube.com/watch?v=d1nYWjXrGWM

[16]Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée » : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee

[17]Tandis que, pour le contre-commémorer, la Internacional Errorista réalisait une action parfaitement burlesque, dans la lignée de l’événement El Mierdazo (Le merdier), perpétré en 2002 devant le Congrès de la Nation. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OHNdqaOcuL8&list=PL6903A41D939F5510

[18]On peut citer, parmi les plus actifs, le Proyecto SQUATTERS, les Fileteadores del Conurbano, les Serigrafistas Queer, le Colectivo Artístico Intersticial, le Colectivo Alegria, le collectif Dominio Público ou encore Las Insumisas de las Finanzas (voir : https://www.youtube.com/watch?v=TCergcRuqlI)

[19]Voir notamment : SÁNCHEZ SALINAS Romina et HANTOUCH Julieta (coord.), Cultura independiente : cartografia de un sector mobilizado en Buenos Aires, Buenos Aires, Caseros, RGC Libros, Casa Sofia et Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, 2018

[20]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur à New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy » in ROUSSEL Violaine (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Presses Universitaires de Vincennes, Université Paris 8, collection “Culture et Société”, Saint-Denis, 2010, p.221

[21]Le collectif ESCENA POLÍTICA, grâce auquel se perpétuèrent les activités de ces groupes – le Teatro Independiente Monotributista (TIM) et le Foro Danza en Acción (FDA) – organisa notamment un congrès hors norme – El Congreso Transversal – et créa une chaîne YouTube parodiant les publicités municipales. Voir : https://www.youtube.com/channel/UCrUZSQC_YGgBFcML0LxZcTA ; et : http://campodepracticasescenicas.blogspot.com/2017/01/de-como-hicimos-el-congreso-transversal.html

[22]SÁNCHEZ SALINAS Romina et BROWNELL Pamela, “Apuntes para un mapa de las resistencias teatrales en la ciudad autónoma de buenos aires (2015-2016)”, Observatorio de políticas culturales del Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, Publicación anual n°7, Buenos Aires, 2016

[23]Voir : https://www.facebook.com/pg/laculturanoseachica/photos/?ref=page_internal

[24]Le recours à l’effigie d’un coupable, démultipliée à l’infini sur les masques portés par les manifestants, fut aussi employée, dans le registre du martyre, pour diffuser le visage de victimes (dans la droite lignée des expositions massives des portraits des disparus de la dictature). Ce fut le cas, en 2017, lors des manifestations réclamant la réapparition du militant pour la cause des Indiens Mapuches Santiago Maldonado, disparu au cours d’une opération policière ; cela avait déjà été employé en 2007, lorsque le Colectivo Siempre utilisa le portrait de José López pour réclamer, là aussi, la réapparition de ce survivant de la dictature qui accepta de témoigner lors d’un procès contre ses tortionnaires et disparut mystérieusement le lendemain.

[25]Voir, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=ii7pBHefYDg

[26]Voir : http://niunamenos.org.ar/

[27]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=_CtVwHDNrSw

[28]Voir leur film de présentation : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/193005434623460/

[29]Voir notamment leurs allocutions du 8 mai 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=SRBHQud4Z7M

[30]Sur le féminisme anticapitaliste argentin, voir notamment : CAVALLERO Luci, GAGO Verónica, VARELA Paula, BARÓN Camila et MITIDIERI Gabriela, « Argentina’s Anticapitalist Feminism », Jacobin, septembre 2018 : https://jacobinmag.com/2018/09/argentinas-anticapitalist-feminism

[31]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=iTzGkZeufBM

[32]Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/171488950108442/

[33]« 94% des auteurs programmés sont des hommes, un seul texte programmé fut écrit par une femme, seules 20% de ces œuvres mises en scène le furent par des femmes », dénoncent-elles. Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/187987075125296/

[34]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nqzNe_dQhUQ

[35]Le groupe se décrit ainsi lui-même : « Équipe non partisane d’artistes se mobilisant dans l’urgence d’affronter toutes machines de violences qui prétendent discipliner nos destins sociaux, [ayant la] certitude qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le travail et la responsabilité de l’artiste que de mettre ses outils au service du “démantèlement” par un acte de communication, et par n’importe quelle initiative qui réponde à la liberté de l’esprit. En faisant de la rue et des édifices publics notre scène et le centre des opérations. Nous invitons à qui le décide de se déclarer en état d’urgence et à se mettre par conséquent en action. Artistes qui comprennent qu’il s’agit du moment de prendre les devants. De décider où mettre ses énergies, où investir sa force, où prendre des risques. Individus désirant un corps collectif. Disposés à transgresser et à déroger aux règles pour obtenir les effets performatifs révélant des idéaux, construisant un discours. Un discours intransigeant, par le cri puissant de l’artiste. » Voir : http://explicitoonline.com/131628-2/

[36] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=YMNmtllykyA

[37] Voir :  https://www.youtube.com/watch?v=Dke9ivPNgCQ

[38] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=1Sw9Wu-Oyd8

[39] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ZSo9BFqStHs

[40]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=BZcjU-RcoFs

[41]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Sey_pc-4Fe0

[42]Voir : https://www.facebook.com/ProyectoFinDeUnMundo/

[43]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur a New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy », op. cit, p.233

[44]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=oF3upKYVNQk

[45]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ecktLNSWRfw

[46]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=VVom0vKwLao

Le désastre argentin ignoré par les médias français

Le déroulement du G20 à Buenos Aires aurait pu constituer pour la presse française l’occasion d’exposer l’Argentine sous un autre angle que celui du football ou des scandales de corruption. En effet, si ce pays sud américain est surtout connu pour ses stars du ballon rond, ses sites touristiques et ses pistes de tango à l’ambiance tamisée, il est aussi en proie à une crise économique et sociale d’une grande ampleur, amorcée par les mesures néolibérales prises par le gouvernement de Mauricio Macri dès son arrivée au pouvoir en décembre 2015 à la tête de la coalition Cambiemos. Les résultats sont pour le moins catastrophiques. Asphyxiés par une inflation galopante –dont le taux avoisine les 50% cette année – les Argentins ne peuvent pas compter sur les services publics pour s’en protéger. Suite à la décision du gouvernement de mettre fin aux subsides destinés aux transports, au gaz, à l’eau et à l’électricité, les compagnies privées qui en gèrent l’exploitation ont reporté ce manque à gagner sur les prix finaux dont la hausse atteint jusqu’à 930% en trois ans. Puisque les salaires nominaux ont augmenté moins vite que les prix depuis 2015, il s’en est mécaniquement suivi un appauvrissement général de la population : le taux de pauvreté s’élève actuellement à 33,6% avec plus de 2,2 millions de nouveaux pauvres pour la seule année 2018.


L’Argentine avait pourtant connu des années fastes après s’être relevée de sa terrible crise de 2001 et avait enregistré des taux de croissance proche de 9% jusqu’en 2008. La crise des subprimes fut responsable d’une récession passagère en 2009 (-5.2%) de laquelle le pays se remit dès l’année suivante (+10.1%) pour voir ensuite son taux de croissance se stabiliser autour d’une moyenne de 1.5% sur la période 2011-2015. Malgré l’amoindrissement de sa croissance depuis le début de la décennie, l’économie argentine semblait avoir atteint une stabilité suffisante pour faire oublier à la majorité des Argentins les séquelles de la crise de 2001. La situation actuelle est malheureusement bien différente : selon les estimations du FMI, le PIB argentin enregistre une chute de 2.5% pour l’année 2018 et continuera à diminuer l’an prochain selon les prévisions du gouvernement.

Pour comprendre la crise actuelle nous devons rendre compte en premier lieu de la place de l’Argentine dans la division internationale du travail – ce qui est en rapport direct avec sa structure productive – pour ensuite nous pencher sur les politiques mises en place par l’administration Macri et les conséquences qu’elles entraînent.

L’Argentine, un pays périphérique industrialisé…

Tout comme la plupart des pays latino-américains au moment de leur indépendance de la couronne espagnole, l’Argentine hérite d’une place d’exportateur de matières premières que les capitaux britanniques – ayant financé les guerres d’indépendance – ne manquèrent pas d’entériner. L’Argentine du XIXe siècle et du début du XXe, fortement dotée en terres cultivables, se construit sur un modèle exclusivement agro-exportateur et compte sur le Royaume-Uni pour ses importations de biens manufacturés. Cependant la crise de 1929 bouleverse cet état des choses et participe par la même occasion à la modification du rapport de forces économique sur le plan international entre les nations sud-américaines et européennes, mais aussi entre les secteurs économiques à l’intérieur de ces nations. En effet, la crise amoindrit premièrement la capacité des pays du Nord – le centre industrialisé – à payer leurs importations de matières premières qui viennent des pays périphériques, qui subissent dans un deuxième temps une diminution de leurs entrées de devises. De cela découle logiquement une contraction de leur capacité à payer des importations de biens manufacturés en provenance des pays du Nord (Murmis et Portantiero, 1970). Cet écart vis-à-vis des théories classiques de l’échange permit le développement d’une certaine industrie nationale dans le cadre de politiques dites de substitution d’importations, ainsi que celui d’un secteur ouvrier qui ne tarda pas à s’organiser autour de puissantes centrales syndicales.

Ce phénomène se renforça lors des premières années qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, car au fur et à mesure que la capacité importatrice des pays européens se rétablissait, les flux de devises dirigées vers l’Argentine permirent au premier gouvernement péroniste (1946-1952) – majoritairement soutenu par le mouvement ouvrier – d’en prélever une partie pour continuer à développer l’industrie nationale. Parallèlement à cela, le fait de produire des biens manufacturés sur place a tendance à réduire les besoins d’importations de ces mêmes biens en provenance des pays industrialisés. Ceux-ci, afin de maintenir leur balance commerciale équilibrée ont tendance à réduire en contrepartie leurs importations de produits agricoles en provenance de l’Argentine. Autrement dit, le jeu de l’offre et de la demande sur le plan du commerce international implique que le développement des secteurs industriels des pays périphériques se produise presque invariablement au détriment des secteurs dans lesquels ces pays sont initialement spécialisés.

La nationalisation du commerce extérieur et les rétentions aux exportations agricoles mises en place par Juan Domingo Perón finirent de consommer la fracture entre les grands propriétaires terriens d’un côté et les industriels – notamment le secteur ouvrier – de l’autre.

Cette grille de lecture, malgré le contexte d’après-guerre dans laquelle elle s’est forgée, demeure en partie d’actualité et permet de comprendre les politiques du gouvernement actuel en faveur du secteur agro-exportateur – dont la production est essentiellement concentrée sur le soja – et en défaveur de l’industrie nationale, jugée peu compétitive.

…en proie à la dégradation des termes de l’échange

Malgré le développement de son secteur industriel durant les années 1930 à 1970, la principale entrée de devises en Argentine demeure son secteur agro-exportateur. Cependant, avec l’enrichissement mondial observé au long du XXe siècle, la demande de produits manufacturiers à forte incorporation de capital progresse beaucoup plus rapidement que celle adressée aux biens primaires, dans lesquels les pays périphériques se spécialisent. Par conséquent les prix des biens du capital – importés par l’Argentine – augmentent plus vite que ceux de ses exportations, ce qui aboutit à une dégradation des termes de l’échange. Cet élément constitue une des faiblesses structurelles de l’économie argentine (Medici et Panigo, 2014) car si ses importations se renchérissent plus vite que ses exportations cela se traduit par un déficit structurel de sa balance commerciale.

Ceci a tendance à produire deux phénomènes conjoints. Tout d’abord, s’il est nécessaire de céder plus de devises pour payer des importations plus chères et que ce flux n’est pas compensé par celles qui proviennent des exportations alors leur stock aura tendance à diminuer. D’un autre côté, la demande adressée aux devises (les importateurs les achètent pour payer les importations) sur le marché des changes argentin augmente. Leur rareté relative fait que les offreurs de devises – que sont souvent les exportateurs qui les obtiennent par le biais de leurs exportations – demandent plus de pesos en échange : le prix des devises libellées en pesos augmente. Cela peut être perçu sous un angle différent : puisque le pays importe en valeur plus que ce qu’il n’exporte, la demande de devises  -utilisées pour payer ces importations – devient supérieure à la demande de pesos – voulus par les exportateurs pour payer leurs salariés par exemple. Ce déséquilibre commercial provoque presque inévitablement une dévaluation du peso – ou une appréciation des devises – dont les effets inflationnistes qui en découlent ont tendance à engendrer à leur tour des effets récessifs sur l’économie nationale.

Si actuellement d’autres variables structurelles – relatives à la flexibilisation du marché de capitaux amorcée dès la fin des années 1970 – peuvent également expliquer la tendance à la baisse de la valeur du peso, cette grille de lecture garde aujourd’hui toute sa pertinence et s’avère très utile pour comprendre les mécanismes de base qui opèrent sur le marché des changes argentin.

Par conséquent, les gouvernements successifs du pays doivent choisir – certainement en fonction des intérêts des secteurs qu’ils représentent – la manière de composer avec les goulots d’étranglement extérieurs de l’économie argentine qui viennent d’être présentés. Par exemple, si les gouvernements Kirchnéristes (2003-2015) ont eu tendance à bénéficier au secteur industriel, à parier sur le marché intérieur et à établir un strict contrôle des changes sur le marché des devises pour tenter d’enrayer le cycle dévaluation-inflation, le gouvernement actuel a choisi de faire exactement l’inverse, avec des résultats pour le moins catastrophiques.

Chronique d’une débâcle annoncée

Le programme économique appliqué par le président Mauricio Macri suite à sa victoire électorale contre le candidat kirchnériste Daniel Scioli ressemble très fortement aux principaux axes des politiques d’ajustement structurelles (PAS) expérimentées en Amérique Latine dans les années 1980. Il s’agit en effet d’un programme d’austérité néolibéral assez classique de réduction de la dépense publique, de dérégulation des marchés financiers, d’abaissement des barrières douanières et de baisse des salaires réels, avec toutefois de courts épisodes ponctuels de relance économique – notamment lors des périodes pré électorales – à travers la réalisation de grands travaux de rénovation urbaine financés par l’endettement public.

Toutefois si l’argument économique qui a servi à justifier les PAS dans les années 1980 était celui de la réduction des dettes publiques des pays de la région – souvent contractées en dollars, le poids de ces dettes s’était considérablement aggravé suite au relèvement des taux d’intérêt par la FED en 1979 (Aglietta, 2008) – celui-ci était devenu inutilisable en 2016 du fait du faible niveau d’endettement du pays. Après avoir atteint 152% du PIB en 2002, la dette publique argentine ne représentait plus que 55% du PIB en 2015. Ce fut alors l’un des argumentaires gravitant autour du  « combat contre l’inflation » et contre le « populisme » dont s’est saisi Alfonso Prat Gay, le premier ministre de l’économie de la coalition Cambiemos pour justifier l’imposition d’un programme d’austérité appliqué à grands coups de décrets présidentiels.

Moins de trois ans plus tard, l’Argentine, à genoux face à ses créanciers, s’est vue contrainte en juin dernier à faire appel au FMI afin d’obtenir un prêt de 50 milliards de dollars dans le cadre d’un nouvel accord Stand By (SBA).

Pourtant, ce résultat ne constitue une surprise que pour les indéfectibles soutiens de Cambiemos, bernés par des promesses électorales intenables telles que la « pauvreté zéro » ou l’arrivée d’une « pluie d’investissements » une fois que le marché du travail fut « assaini ». En effet, dès la fin 2015, Axel Kiciloff, ancien ministre d’économie sous la présidence de Cristina Kirchner, avertissait au cours d’une réunion publique informelle que l’application du programme économique de Mauricio Macri se solderait par un retour au Fonds monétaire. Et ce retour était prévisible. Passons en revue les raisons.

De la dévaluation à l’inflation, de la fuite de capitaux à l’endettement effréné

Empressé de satisfaire les demandes des exportateurs et de la classe moyenne qui l’a soutenu, Mauricio Macri a supprimé le contrôle des changes qui avait été instauré sous la présidence de Cristina Kirchner pour contenir la dévaluation du peso. L’effet fut immédiat : le peso argentin perdit en un seul jour 30% de sa valeur face au dollar au cours d’une ruée que l’intervention de la Banque Centrale (BCRA) sur le marché des changes eut du mal à contenir. Cela a eu pour effet de renchérir les importations dans les mêmes proportions et a participé, couplé aux anticipations des commerçants, à une hausse généralisée assez rapide des prix. L’inflation est alors devenue incontrôlable dans un pays où elle était déjà importante. En 2015, année qui prend en compte le mois de décembre au cours duquel se produisit cette forte dévaluation, le niveau général des prix a subi une hausse de l’ordre de 27%, pour grimper à 40% pour la seule année 2016 !

Hormis les effets récessifs que cela peut avoir sur l’activité économique – à travers la perte de pouvoir d’achat et le renchérissement relatif des importations – l’inflation provoque à son tour une dépréciation de la monnaie, ce qui a marqué le début d’un cercle vicieux que le gouvernement n’a toujours pas réussi à résoudre. En effet, la perte du pouvoir d’achat du peso – du fait de l’augmentation des prix – provoque d’un côté un report de l’épargne vers le dollar et d’un autre côté une perte de valeur des titres libellés en pesos. Les investisseurs cherchent alors à s’en défaire et à acheter des titres libellés en dollars. Dans les deux cas la demande de la monnaie nord américaine augmente en même temps que celle de la monnaie argentine diminue, ce qui aboutit à la dépréciation de la seconde.

Pour enrayer ce processus, le gouvernement argentin a mis en place une batterie de mesures d’inspiration monétariste qui se sont révélées pour le moins inefficaces et qui ont fini par faire exploser la dette publique.

Premièrement, afin de rendre la monnaie nationale plus attractive – mais aussi pour limiter la création monétaire par le crédit dans une tentative de combattre l’inflation – l’administration Macri a fait relever les taux directeurs par la BCRA et  aordonné d’émettre des bons du Trésor à faible durée de vie appelés Lebacs. Si cela a permis d’attirer des investisseurs qui demandaient des pesos – et vendaient leurs précieux dollars stoppant ainsi la dévaluation – pour acheter ces titres, cette mesure a rapidement produit un effet pervers : le « carry trade »  ou « bicyclette financière ». Il s’agit pour les détenteurs de dollars d’acheter des pesos à un certain taux, de les placer en Lebacs, d’empocher la rentabilité, de revendre leurs titres puis, étant donné que la demande adressée aux pesos empêche une forte dévaluation, de racheter des dollars à un taux proche de l’initial. Sur une année, la rentabilité en dollars de cette spéculation pouvait atteindre 20%.

Cela signifie qu’un spéculateur qui a répété ce processus pendant un an pouvait placer mille dollars le premier mois et finir l’année avec mille deux-cents billets verts, différentiel qui devait être cédé par la BCRA au détriment de ses réserves qui, rappelons le, servent à maintenir le taux de change. Afin de restaurer ces dernières, le pays a eu recours à l’endettement. Autrement dit, l’Argentine s’est endettée en dollars pour financer la fuite de capitaux. Cette bombe à retardement a explosé à plusieurs reprises lorsque les investisseurs, après s’être enrichis en spéculant sur le dos des Argentins, ont estimé qu’il était temps de placer leurs capitaux dans des titres plus sûrs, processus connu sous le technicisme de « fuite vers la qualité ». A chaque envol a correspondu une dépréciation brutale dont la gestion catastrophique par la BCRA a coûté le siège à deux de ses présidents en trois ans. En effet, lors de reports massifs sur le dollar, la BCRA peut soit relever les taux d’intérêts – ce qui est catastrophique pour l’industrie – pour ne pas avoir à laisser la monnaie se déprecier ni perdre des réserves, soit intervenir sur le marché des changes – en vendant des dollars et éviter que leur prix augmente -, ou bien laisser libre cours à la dépréciation pour ne pas relever les taux d’intérêt ni perdre des dollars.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les trois mesures ont été appliquées simultanément mais ont abouti à une fonte du stock de devises, à des dépréciations non contenues et à une hausse des taux d’intérêts prohibitifs pour l’investissement productif. Cette dernière mesure, couplée à l’ouverture indiscriminée aux importations, a participé à détruire le secteur industriel national – plus de 100 000 emplois industriels perdus en trois ans – et par conséquent à creuser le déficit de la balance commerciale, et renforcé ainsi la dévaluation du peso.

L’application des théories monétaristes – selon lesquelles l’inflation dépend de l’augmentation de la masse monétaire – s’est avérée non pas inutile pour l’Argentine, mais catastrophique. En seulement trois ans, l’inflation cumulée a atteint la barre symbolique des 100%, tandis que le peso a subi une dévaluation supérieure à 250% depuis 2015. De son côté la dette publique s’élève actuellement à presque 80% du PIB et la fuite de capitaux atteint les 52 milliards de dollars, somme que le renflouement octroyé par le FMI ne suffit pas à compenser.

Macri, Macron, une ressemblance au-delà du nom

En toute cohérence avec ces mesures économiques, l’administration Cambiemos applique des politiques de flexibilisation et d’austérité qui ne sont pas sans rappeler celles que porte la majorité LREM en France, elles mêmes permises par les lois El Khomri et Macron.

En effet, la loi travail argentine vise également à faciliter les licenciements dans le but affiché de faciliter les embauches. Seulement, dans une économie en crise qui évolue dans un contexte international qui vire au protectionnisme, les débouchés intérieurs et extérieurs deviennent aussi rares que les embauches. À cela s’ajoute la réduction du coût du travail qui ne passe pas tant par une réduction de la part socialisée de la valeur ajoutée correspondant à la Sécurité sociale, mais par la diminution des salaires réels : pour cela il suffit de ne pas ajuster les salaires nominaux à l’inflation et de laisser celle-ci rogner le pouvoir d’achat, ce qui du point de vue des investisseurs correspond de fait à une baisse du coût de la main d’œuvre.

L’impératif de réduction de la dépense publique se traduit par la diminution des retraites en termes réels, des prestations sociales, du financement de la santé publique, de l’éducation publique, mais aussi par la hausse indiscriminée des prix du gaz (+930%), de l’eau (+638%), de l’électricité (+920%) (source : BBC) et des transports en commun. Autant de services gérés par des compagnies privées qui exigent ces hausses pour compenser les dévaluations successives et pour maintenir leur rentabilité en dollars.

Au delà de la froideur des statistiques

Si aucun indicateur ne permet par exemple de rendre compte de la souffrance d’un parent qui n’est plus en mesure de nourrir ses enfants, la dimension du désastre social peut être entraperçue à l’aune d’une effroyable statistique : seulement un an après l’accession au pouvoir de Mauricio Macri, l’Argentine comptait un million quatre cent-mille nouveaux pauvres au sein de son territoire national et quatre-cent milles nouvelles personnes ayant basculé sous le seuil d’indigence. À cela s’ajoutent les plus de 2,2 millions de personnes qui sont également passées sous le seuil de pauvreté en 2018 comme nous l’avons mentionné dans l’introduction. Cela équivaut concrètement au sacrifice de nouvelles générations d’Argentins qui n’accèderont probablement jamais à une santé et à une éducation de qualité et ne participeront que de manière marginale au processus de création de richesses futur. Le manque à gagner pour la nation en terme de capital humain et de développement à long terme est incalculable et surpasse les faibles économies que tente de réaliser le gouvernement avec sa politique d’austérité.

Révolte et répression

Malgré le manque de combativité de la CGT, la principale centrale syndicale du pays, de nombreuses manifestations ont fait irruption dans l’espace public au cours de ces trois dernières années. Elles se sont notamment produites à Buenos Aires, où l’occupation de la mythique Place de Mai le temps d’un après-midi constitue un signal fort envoyé au pouvoir institutionnel, qui rend compte à la fois de la capacité des organisations opposantes à mobiliser, mais aussi du mal-être social dans lequel s’enlise la population. 

Toutefois, si ces démonstrations populaires sont à l’image de la situation économique du pays, les répressions qui ont suivi le sont tout aussi. Les violences policières ont atteint leur paroxysme lors de la manifestation contre la loi des retraites, durant laquelle les forces de l’ordre, non contentes de gazer des personnes âgées, des journalistes et des parlementaires se sont lancées dans une véritable chasse motorisée aux manifestants à plusieurs centaines de mètres de la zone d’affrontements, et sont allées jusqu’à rouler volontairement sur un jeune collecteur de cartons usagés.

Plus inquiétant encore, la disparition suite à une opération policière dans le sud du pays de l’activiste Santiago Maldonado, retrouvé noyé plus de deux mois plus tard en amont du lieu de sa noyade ; l’assassinat par balle de Rafael Nahuel, membre de la communauté Mapuche lors d’une opération de Gendarmerie, ou encore l’assassinat par la police de Rodolfo Orellana, militant de la Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP) constituent autant d’éléments qui marquent, de par l’impunité des assassins et de par leur récurrence un tournant autoritaire du pouvoir en place inégalé depuis l’année 2002.

Une lueur d’espoir

Malgré un panorama obscur pour la majorité des Argentins qui vivent de leur travail – formel ou informel, le pays voit se développer sur son territoire un foisonnement d’initiatives populaires nées à l’aune des crises précédentes et réactivées par la crise actuelle. Par exemple, dans certains quartiers portègnes les voisins s’organisent pour former des coopératives de consommation afin de combattre l’inflation. À côté de cela les usines fermées suite à une faillite sont récupérées par leurs travailleurs de manière récurrente et se remettent à produire en autogestion. De plus, ces formes singulières d’organisation ouvrière forment un réseau de producteurs complémentaires au sein duquel circule une crypto-monnaie locale, la monnaie Par, afin de remédier au manque de liquidité en pesos et d’y maintenir un certain niveau d’activité. Les clubs de troc d’autre part, disparus depuis plus d’une décennie refont surface et certains se saisissent de ce « bitcoin populaire » pour pérenniser leurs échanges.

Dans la même lignée, des lycées populaires sont créés et gérés par des professeurs sur la base du volontariat. Souvent logés au sein d’usines autogérées, ceux-ci y côtoient des centres culturels coopératifs, tous deux financés par la communauté. 

Les nombreuses crises qu’a traversé le pays, couplées à une très riche histoire de son mouvement ouvrier organisé, ont doté la société argentine d’un large registre d’actions collectives capable d’être mobilisé rapidement pour faire face à l’adversité.

Bref, l’Argentine résiste.

Retour du FMI en Argentine : Le fossoyeur à la rescousse

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Rencontre entre Mauricio Macri et Christine Lagarde le 16 mars 2018. ©Casa Rosada

17 ans après la pire crise économique de son histoire et l’intervention du Fonds Monétaire International, l’Argentine fait de nouveau appel au FMI. Si pendant les années Kirchner toute nouvelle mission du FMI avait été refusée, leur successeur de droite Mauricio Macri a annoncé le 8 mai dernier vouloir entamer des discussions pour un soutien financier face à la dépréciation brutale du peso argentin. Un retour de l’institution financière que les Argentins ne voient pas de bon augure.


Appel à l’aide

« De manière préventive, j’ai décidé d’entamer des discussions avec le FMI pour qu’il nous accorde une ligne de soutien financier » annonce Mauricio Macri le 8 mai, en réagissant à la chute du peso et à l’appréciation du dollar. Le peso a perdu 18 % de sa valeur depuis le début de l’année et a chuté brutalement début mai malgré des injections massives de la Banque centrale et le relèvement à 40 % de son taux d’intérêt. Le pays fait face à une inflation élevée et l’appréciation du dollar (25% en deux semaines) affecte particulièrement les Argentins, détenant principalement leur épargne dans cette devise. De même, la dette argentine étant contractée en dollars, son appréciation ne fait que renchérir le coût de la dette. Ayant pour objectif de calmer les marchés, le Président Macri cherche à rectifier le tir en obtenant un crédit du FMI d’une valeur de 30 milliards de dollars.

Une décision que les Etats-Unis n’ont pas tardé à féliciter : “Les Etats-Unis approuvent le programme de réforme économique du président Mauricio Macri, qui est orienté vers les marchés, centré sur la croissance et devrait améliorer l’avenir de l’Argentine. Le président Macri possède une vision juste pour l’économie argentine et a réalisé d’importantes avancées pour la modernisation de la politique économique du pays” a annoncé Sarah Huckabee Sanders, la porte-parole de la maison blanche. La déclaration en dit long sur la vision dite « juste » de l’économie du gouvernement Macri.

Toute crise a ses causes

En effet, l’appel à l’aide ne vient pas de nulle part. Si la dimension conjoncturelle de la crise, dans un contexte de méfiance envers les devises émergentes, y a bien sûr sa part, la « modernisation de la politique économique du pays » mise en place par le nouveau gouvernement depuis 2015 n’est pas pour rien dans la situation actuelle.

Tout juste arrivé au pouvoir, Mauricio Macri a laissé de côté la méthode Kirchner de financement de la dette par l’émission de pesos et la planche à billet. A ce moment-là, il est l’heure de la libéralisation financière et de l’ouverture sur le marché international du refinancement. L’objectif : rassurer et attirer les investisseurs étrangers et redonner à l’Argentine sa place sur les marchés financiers internationaux. Pour cela, Macri supprime le contrôle des capitaux instauré par sa prédecesseure Kirchner en 2011 et paie les fameux fonds vautours qui réclament toujours leur part de dette de 2001.

Si l’ouverture du marché des capitaux peut permettre une entrée rapide de capitaux elle facilite également sa fuite, ce qui explique aujourd’hui le manque de devises en Argentine, d’où le recours au FMI. A la question de savoir si Macri avait une alternative possible au FMI pour résoudre la situation, le sociologue Gabriel Roca répond : « Bien sûr qu’il existe d’autres manières de faire face à cette crise mais cela impliquerait de récupérer un certain nombre d’outils et de régulations que le gouvernement à démonter une par une ».

Une relation tumultueuse entre les Argentins et le Fonds

« Dans ce pays polarisé on s’unit par l’amour de la sélection nationale et la haine de l’institution multilatérale » résume Catalina Oquendo, journaliste à El Tiempo. L’intervention du FMI dans les années 90 et pendant la crise de 2001 a profondément marqué les esprits. Entre 1998 et 2001, sept plans d’austérité en échange d’aides financières ont été imposés par le FMI en Argentine dans la lignée du Consensus de Washington. Au lieu de résoudre la récession en cours, les mesures voulues par le FMI ne font alors que l’amplifier et ont conduit à une situation sociale plus que douloureuse. Celle-ci reste dans la mémoire des Argentins.

Le 25 mai dernier, jour de la patrie en Argentine et symbole de la révolution indépendantiste de 1810 face au Royaume d’Espagne, la rancœur de 2001 encore présente des argentins s’est matérialisée dans la rue. Avec des slogans tels que « Non au FMI », « La Patrie est en danger » des milliers de personnes ont exprimé leur rejet de l’aide financière. Organisée par différents syndicats et groupes politiques sociaux opposés au gouvernement de Macri, la manifestation s’est terminée par la lecture d’un document commun à la tribune : « Nous savons de quoi il s’agit, le colonialisme néolibéral offre seulement la misère ». En bref, pour les argentins, FMI est égal à crise. Tant bien que mal, Mauricio Macri tente de rassurer : « Le FMI a changé, ce n’est plus le même que celui des années 90 ».

Quelles contreparties ?

Il reste que faire appel au FMI revient presque systématiquement à obtenir une aide financière en échange de contreparties en termes de politique économique. Une relation que les Kirchner avaient pris soin de rompre en remboursant en une seule fois la dette de 9,6 milliards de dollars en 2006 et en refusant toute mission du FMI sur le territoire.

L’objectif de Mauricio Macri est d’arriver à un Stand-By Agreement qui permet selon le FMI de « répondre rapidement aux besoins de financement extérieur des pays et d’accompagner les politiques destinées à sortir des situations de crise et à rétablir une croissance durable ». L’accord, prévu pour le 20 juin sera finalement de 50 milliards de dollars.  Pour motiver l’obtention du prêt, une lettre d’intention et un mémorandum sur les politiques économiques ont été remis. Les négociations avec le FMI pour obtenir le crédit continuent et les contreparties possibles apparaissent. Bien plus qu’un simple financement, l’aide s’annonce une nouvelle fois comme un programme de « bonne conduite » économique. Le ministre des finances Nicolas Dujovne a déjà annoncé des coupes dans les travaux publics et une réduction de 15% des fonds aux entreprises publiques. Le FMI a également demandé une dévaluation du peso argentin pour financer le déficit extérieur. La directrice de l’institution s’en réjouit déjà : le programme « établit d’ambitieux objectifs budgétaires à moyen terme et des objectifs d’inflation réalistes ». Il y a de grandes chances qu’on connaisse la suite : un programme austéritaire qui n’annonce rien de bon dans un pays où les conditions sociales se dégradent déjà depuis plusieurs années. Les marchés sont rassurés, les Argentins peut-être un peu moins.

Auteur : Malo Jan

Crédits photos : ©Casa Rosada