L’effondrement des traités de limitation des armements met l’humanité en danger

Missiles © Free Nomad

Ces dernières années, on observe un rapide délitement des conventions internationales interdisant ou encadrant les armements, nucléaires ou non. Exacerbé par les conflits récents, en particulier par la guerre d’Ukraine, ce processus, que les États justifient par leurs impératifs de sécurité immédiate, met en danger l’avenir de la sécurité internationale et, au-delà, rien de moins que l’habitabilité de notre planète [1].

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les conventions internationales sur la limitation des armements ont joué un rôle clé dans la régulation des arsenaux militaires mondiaux. Certes, elles n’ont pas permis une abolition complète des armements particulièrement létaux et peu discriminants pour les civils. De même, les adhésions des États à ces conventions sont variables et leur transgression a été, et reste, régulière. Mais ces textes fournissent un cadre institutionnel, normatif, efficace et raisonnable dans les contraintes qu’ils font peser sur la marge de manœuvre des États à s’armer et à se défendre – un cadre qui subit aujourd’hui un délitement rapide.

Du TNP à New START, des décennies d’efforts de limitation des armements

Certaines des plus importantes de ces conventions ont été adoptées lors de la guerre froide, période historique inégalée en termes de prolifération des moyens physiques de destruction.
Sur le nucléaire, rappelons deux textes piliers : le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP, 1968), et le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF, 1987), accord majeur passé entre les États-Unis et l’Union soviétique (puis la Russie).

Lors de sa première présidence, Trump avait refusé à la Russie d’étendre la durée de validité de l’accord, le jugeant trop désavantageux pour les États-Unis.

En limitant la prolifération des armes nucléaires et en visant l’élimination des missiles à portée intermédiaire en Europe, ces accords ont permis de créer un environnement de contrôle et de réassurance entre les grandes puissances.

Les textes relatifs au contrôle des armes nucléaires ont également connu des évolutions significatives après la guerre froide, avec l’adoption du Traité sur l’interdiction des essais nucléaires (1996) et le New START (Start signifiant Strategic Arms Reduction Treaty, littéralement « traité de réduction des armes stratégiques »), signé en 2010 entre les États-Unis et la Russie, qui a pour objectif de limiter les arsenaux nucléaires stratégiques de chaque pays, en plafonnant surtout le nombre de têtes nucléaires déployées.
L’effet combiné de ces traités, dont ceux évoqués ne sont que des exemples d’un ensemble normatif plus vaste, a permis une réduction importante des stocks d’armes nucléaires, lesquels sont passés – pour le cumulé seul États-Unis/URSS puis Russie – d’un pic d’environ 63 000 au milieu des années 1980 à environ 11 130 en 2023.

Des efforts de désarmement dans d’autres secteurs ont été poursuivis après la fin de la guerre froide, comme la Convention d’Ottawa sur les mines anti-personnel (1997) et celle d’Oslo sur les bombes à sous-munitions (2008). Ces régimes se sont développés en raison surtout des pertes civiles causées par ces armements et de leur « violence lente ». Susceptibles de ne pas exploser au moment de leur utilisation, ces mines et munitions restent enterrées et actives après la période de guerre, ce qui tue et mutile des civils, pollue les souterrains, constitue un fardeau financier pour le déminage et freine voire empêche les activités socio-économiques (par exemple l’agriculture).

Une dégradation inquiétante

Le problème est que, dernièrement, tout cet édifice normatif construit ces soixante dernières années s’effrite et se trouve menacé de disparition. En 2019-2020, les États-Unis se retirent des traités INF et Open Skies. Le traité Open Skies, signé en 1992, permet aux États membres d’effectuer des vols de surveillance non armés sur le territoire des autres signataires pour promouvoir la transparence militaire et renforcer la confiance mutuelle. En 2020-2021, la Russie rétorque en faisant de même.

Le New START a également connu une trajectoire accidentée. Lors de sa première présidence, Trump avait refusé à la Russie d’étendre la durée de validité de l’accord, le jugeant trop désavantageux pour les États-Unis. S’il fut ensuite étendu sous l’administration de Joe Biden, la participation de la Russie fait l’objet d’une suspension depuis février 2023, ce qui implique par exemple l’impossibilité d’effectuer des contrôles dans les installations russes (une des mesures de confiance prévues par le Traité). Au vu de la situation actuelle, le renouvellement de New START, prévu pour 2026, ne semble pas acquis.

Les effets de cette érosion normative ne sont pas moins inquiétants parmi les autres États dotés. Prenant acte de ces désengagements et en réaction aux livraisons d’armes des États-Unis à Taïwan, la Chine a fait savoir en juillet 2024 qu’elle suspendait ses pourparlers sur la non-prolifération nucléaire et a entamé une politique d’augmentation de ses arsenaux. Plus récemment encore, Emmanuel Macron a annoncé qu’une augmentation du volume des Forces aériennes stratégiques françaises serait à prévoir.

Le troisième âge nucléaire

Ces décisions ouvrent la voie à ce que certains qualifient de « troisième âge nucléaire ». Cette nouvelle ère, caractérisée par un effritement marqué de la confiance mutuelle, est d’ores et déjà marquée par une nouvelle course aux armements, qui allie politique de modernisation et augmentations quantitatives des arsenaux.

La reprise de la course aux armements ne fait qu’ajouter une couche d’incertitude supplémentaire et de tensions potentielles. Certaines de ces tensions, d’une ampleur plus vue depuis la fin de la guerre froide, se manifestent déjà ces dernières années : en 2017, les États-Unis et la Corée du Nord se sont mutuellement menacés de destruction nucléaire. Et depuis février 2022, la Russie a à multiples reprises brandi la menace d’un usage de la bombe nucléaire afin de dissuader les pays occidentaux de soutenir militairement l’Ukraine.

Dernier danger, non des moindres et qui se trouve décuplé par la reprise de la course aux armements : l’humanité n’est jamais à l’abri d’une défaillance technique des appareils de gestion et de contrôle de l’arme nucléaire.

On l’aura compris : agglomérés, ces facteurs nous font vivre dans une période particulièrement dangereuse. Et cela, d’autant plus que les évolutions concernant les autres types d’armements ne sont pas moins inquiétantes, en particulier dans le contexte des tensions entre la Russie et ses voisins directs liés à l’invasion de l’Ukraine. Certains pays ont quitté (Lituanie) et annoncé vouloir quitter (Pologne et les trois pays baltes) les conventions interdisant l’usage des mines anti-personnel et des bombes à sous-munitions. Même si, comme la Russie, les États-Unis n’ont pas adhéré à la convention d’Oslo, la livraison des bombes à sous-munitions à l’Ukraine consolide cette érosion normative globale en participant au déploiement de ces munitions sur les champs de bataille contemporains.

Un effondrement normatif injustifié à tous points de vue

Pour justifier le retrait ou la transgression des conventions internationales sur la limitation des armements (et des pratiques guerrières illégales plus généralement), l’argument principalement avancé est le suivant : cela permet de mieux dissuader et de mener la guerre plus efficacement.

Autrement dit, pourquoi prendre le risque de se mettre en position d’infériorité stratégique en s’astreignant à des limites que des pays qui nous sont hostiles ne se donnent pas la peine de respecter ? Pourquoi ne pas augmenter son seuil de brutalité, partant de l’idée que, dès lors, on aura plus de chances 1) de dissuader l’ennemi de nous déclarer la guerre et 2) si la dissuasion échoue, de sortir vainqueur du conflit ?

Cette réflexion, qui peut sembler cohérente au premier abord, repose en réalité sur une lecture simpliste des rapports politiques et des dynamiques guerrières. C’est une idée infondée et lourde de conséquences, à la fois pour la stabilité internationale, pour l’avenir de l’humanité et pour l’état environnemental de notre planète. Trois raisons permettent de donner corps à ce constat.

Tout d’abord, le fondement rationnel du démantèlement de cet appareil normatif est questionnable. Le nucléaire est un exemple frappant, à commencer par le Traité INF. Rappelons que, selon les estimations, l’usage de « quelques » centaines de bombes nucléaires suffirait à mettre en péril la quasi-entièreté de la vie sur Terre, par la combinaison de l’effet explosif et du cataclysme climatique qui s’en suivrait. En d’autres termes, les stocks post-guerre froide, même réduits à environ 13 000 aujourd’hui à l’échelle planétaire, sont déjà absurdes dans leur potentiel de destruction.

Les augmenter l’est encore plus. C’est pourquoi nombre d’experts estiment que la décision de Trump de retirer les États-Unis du Traité INF présente bien plus d’inconvénients que d’avantages, au premier rang desquels la reprise (devenue réalité) d’une course aux armements qui n’a pour conséquence que de dépenser inutilement des sommes astronomiques dans des arsenaux nucléaires (qui, rappelons-le, présentent la tragique ironie d’être produits pour ne jamais être utilisés) et de replonger l’humanité dans l’incertitude quant à sa propre survie.

Ajoutons à cela que l’on peut sérieusement douter de la capacité des États à gérer les effets d’une guerre nucléaire sur leurs populations. À cet égard, la comparaison avec l’épidémie de Covid-19 est instructive. Quand on voit que les gouvernements ont été incapables de contenir une pandémie infectieuse, en raison notamment des politiques de restriction budgétaire en matière de santé et de services publics plus généralement, on peine à croire qu’ils pourraient gérer la catastrophe sanitaire et médicale consécutive à des frappes nucléaires.

Passons maintenant au champ de bataille lui-même et à la remise en cause récente des accords sur les mines et les bombes à sous-munitions. S’affranchir de tels régimes n’a guère plus de sens, pour la simple raison que conduire la guerre plus « salement » n’a pas de lien avec une efficacité plus grande dans l’action militaire.

Les exemples historiques abondent, à commencer par les guerres récentes des grandes puissances. En Ukraine, l’armée russe est responsable d’un nombre incommensurable de crimes de guerre et utilise massivement des mines et des bombes à sous-munitions. Pourtant, cette litanie d’atrocités n’a pas amené plus de succès. La Russie s’est embourbée, sacrifie des soldats par dizaines de milliers, et du matériel en masse, pour des gains territoriaux qui restent limités au vu de la consommation en vies humaines et en ressources.

Le bilan de la guerre contre le terrorisme des États-Unis et de leurs alliés dans les années 2000-2010 n’est pas plus reluisant. Sans même compter le volume considérable de ressources allouées aux campagnes du contre-terrorisme militaire, la pratique étendue de la torture, les assassinats ciblés (par drones ou forces spéciales), le développement d’un archipel de centres de détention extra-légaux (type Guantanamo ou Black Sites (prisons secrètes) de la CIA), l’usage de munitions incendiaires en zone urbaine (bombes au phosphore blanc en Irak), tout ce déluge de violence n’a pas suffi à faire de la guerre contre la terreur autre chose qu’un échec cuisant aux conséquences encore aujourd’hui désastreuses.

En somme, effriter le régime d’interdiction des armes non discriminantes ne rend pas la guerre plus efficace mais la rend, pour sûr, plus meurtrière, plus atroce et étend ses effets létaux davantage au-delà de la guerre elle-même en blessant et en tuant encore plus de civils. Enfin, la destruction de ces régimes de régulation engendrera des conséquences démesurées pour deux autres batailles bien plus essentielles à mener : le maintien de nos démocraties et de l’habitabilité de notre planète.

Éroder ces traités revient à s’aligner sur les pratiques sanglantes des régimes autoritaires, à commencer par la Russie ou la Syrie de Bachar al-Assad, qui ont fait un usage généralisé de mines et d’autres armes visées par ces conventions d’interdiction.

Éroder ces traités revient à s’aligner sur les pratiques sanglantes des régimes autoritaires, à commencer par la Russie ou même encore la Syrie qui, du temps de Bachar al-Assad et de la guerre civile, avait aussi fait un usage généralisé de mines et d’autres armes visées par ces conventions d’interdiction. Alors que la crédibilité internationale de nos normes démocratiques est déjà significativement écornée du fait de livraisons et soutiens militaires à des pays responsables de massacres, détruire ces régimes de régulation ne ferait qu’encourager plus largement le recours à ces types d’armes par tous les régimes, démocratiques ou non.

Se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard

Enfin, et c’est au fond l’enjeu majeur, ces dynamiques augmentent l’inhospitalité de notre planète pour la vie humaine. Si les grandes puissances prenaient un tant soit peu au sérieux l’urgence climatique à laquelle nous sommes tous confrontés, un encadrement bien plus strict des activités militaires existerait dans le domaine.

Les institutions militaires sont responsables d’une pollution considérable et de destructions d’écosystèmes entiers, en raison des destructions environnementales provoquées par les armes/munitions elles-mêmes, de la consommation démesurée d’hydrocarbures et des activités entourant les armes nucléaires (extractions minières, tests, gestion des déchets). La remilitarisation qui s’annonce et l’effritement des traités de limitation des armements ne font qu’accélérer la catastrophe écologique vers laquelle on se dirige. À quoi bon continuer à militariser à outrance une planète qui tolère de moins en moins notre présence ?

Les conventions adoptées au cours des décennies passées ont permis de poser quelques limites raisonnables à une destruction humaine et environnementale de masse qui n’a fait que grossir, s’étendre et se normaliser depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

Détruire ces régimes de régulation – sous le futile prétexte qu’on ne devrait pas s’imposer des limites que les autres ne se posent pas – ne présente que des désavantages. Ce détricotage normatif va au-delà de la question seule des armements ; il reflète le mépris grandissant pour nos standards démocratiques et, au-delà, pour le vivant dans son ensemble.

[1] Article republié depuis le site The Conversation.

Biden au pays de l’or noir : cynisme, contradictions et impuissance de l’Amérique démocrate

© المملكة العربيّة السّعودية

Le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient poursuivait deux buts principaux : accélérer la normalisation des rapports entre Israël et les pétromonarchies, et obtenir une baisse du prix du pétrole. Dans les faits, il s’agissait surtout de resserrer les liens entre l’administration Biden et cette partie du monde – quitte à courber l’échine face à ses alliés et à s’asseoir sur les grands principes humanistes sensés guider la diplomatie américaine. Un déplacement qui révèle l’impuissance des États-Unis dans la région, pris entre de multiples contradictions. Pour satisfaire l’appétit du complexe militaro-industriel américain, rassurer les monarchies du Golfe en matière de sécurité et contenir la progression de la Chine, Joe Biden semble prêt à renoncer à une diplomatie un tant soit peu équilibrée à l’égard du Moyen-Orient.

En dépit de son amateurisme et de son incompétence, Donald Trump démontrait une certaine cohérence dans sa manière d’appréhender la géopolitique. Ne s’embarrassant d’aucune considération humaniste, il arbitrait les choix géostratégiques américains sous le seul prisme de ses intérêts, réels ou perçus. 

Ainsi, l’Iran, le Venezuela et Cuba constituaient des régimes à abattre. Instrumentalisé par l’Arabie Saoudite et Israël, Trump avait unilatéralement retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien puis imposé des sanctions économiques conçues pour ramener le pays à l’âge de pierre. Ses opérations bellicistes, en particulier l’assassinat du général et figure du régime Qasem Soleimani, avaient placé les deux pays au bord de la guerre. De même, par électoralisme bien compris, Trump avait annulé l’accord diplomatique passé par Obama avec Cuba et tenté par tous les moyens de renverser le gouvernement vénézuélien, allant jusqu’à demander une invasion terrestre à ses conseillers avant d’appuyer plusieurs tentatives de coup d’État. Une façon de s’assurer du soutien électoral de la diaspora issue de ces pays et émigrée dans des États clés, en particulier la Floride et le Texas.

NDLR : Lire sur LVSL l’article du même auteur : « Crise iranienne : Trump, faux isolationniste »

Enfin, Trump avait enterré la neutralité de Washington dans le conflit israélo-palestinien. Après avoir déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il avait affiché un soutien sans faille au gouvernement de Netanyahou. Si les alliés de l’OTAN avaient été sommés d’acheter davantage de matériel militaire américain, sous peine de perdre la protection de Washington, Israël continue de bénéficier de milliards de dollars d’aide militaire financée par le contribuable américain. Ici aussi, les intérêts électoraux du Parti républicain, désireux de consolider le vote des chrétiens intégristes, semblaient dicter les considérations géostratégiques de Trump. Sans oublier ceux de l’industrie de l’armement américaine.

« Si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite. »

Donald J Trump, octobre 2018

Les livraisons d’armes au régime du général Al-Sisi s’inscrivent dans cette logique commerciale. Tout comme les milliards de dollars de contrat signé avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Le fait que ces armes soient utilisées pour massacrer des civils yéménites et provoquer « la plus grave crise humanitaire actuelle » selon l’ONU n’embarrassait pas Donald Trump. Celui-ci avait apposé son véto présidentiel à une résolution votée par le Congrès pour mettre fin au soutien logistique et à l’implication de l’armée américaine au Yémen. En échange de ce soutien sans faille, Riyad continuait d’acheter des armes américaines et d’ouvrir les vannes de pétrole, garantissant un prix suffisamment bas pour permettre à Trump d’espérer une réélection.

Malgré les nombreux services rendus au complexe militaro-industriel américain, premier bénéficiaire de ses arbitrages politiques, le style Trump demeurait trop « candide » pour l’establishment. Le magnat de l’immobilier avait fait grincer de nombreuses dents en expliquant que la présence américaine en Syrie avait pour but de « conserver le pétrole ». De même, suite au rapport de la CIA accusant le dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) d’avoir personnellement commandité le démembrement à la scie à os du journaliste Jamal Khashoggi, Trump avait produit un communiqué laudatif pour justifier le maintien des relations diplomatiques avec Riyad. Aux journalistes qui l’interpellaient sur cette question, le milliardaire avait répondu : « si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite ». Et de préciser : « ils vont nous acheter 110 milliards de dollars d’armement. Si ils ne les achètent pas à nous, ils les achèteront ailleurs, à la Russie ou à la Chine, et ça ne nous aide pas, que ce soit pour les emplois ou nos entreprises ». Plus tard, Trump ira jusqu’à se vanter publiquement d’avoir « sauvé les fesses » de MBS.

Joe Biden et Kamala Harris avaient fustigé ce renoncement à tout principe moral. Alors en campagne, Biden avait promis de restaurer le prestige international des États-Unis et de faire de l’Arabie Saoudite « un État-paria ». 

L’Arabie Saoudite humilie Joe Biden – impunément.

Si l’on met de côté la forme, la politique étrangère de Trump s’inscrivait en réalité dans la continuité de ses prédécesseurs. Barack Obama avait rendu possible la signature de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite à hauteur de plus de 115 milliards de dollars, après l’avoir soutenue dans son offensive au Yémen. Il avait signé un décret stipulant que le Venezuela constituait une « menace existentielle » pour les États-Unis, et imposé des sanctions économiques significatives. En Égypte, Obama avait tacitement soutenu le coup d’État militaire, son ministre des affaires étrangères John Kerry estimant que Sisi « restaurait la démocratie ». Avant cela, sa prédécesseur Hillary Clinton avait loué le dictateur égyptien Moubarak en affirmant le considérer « réellement comme un ami de ma famille ». Le Washington Post lui avait alors reproché de saper les efforts de la diplomatie américaine en matière de défense des droits de l’Homme…

Le récit que cherche à imposer le camp démocrate, selon lequel Trump avait tourné le dos à une politique étrangère dont l’objectif principal est la défense des droits de l’Homme et la « promotion de la démocratie », ne résiste pas à l’analyse. En particulier sur le dossier saoudien.

Dès son arrivée au pouvoir, Joe Biden a été confronté à un second rapport du renseignement américain portant sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Face aux conclusions dévastatrices pour MBS, Biden a adopté la même position que Donald Trump : refuser de prendre la moindre sanction, et justifier cette décision par la défense des intérêts nationaux.

Depuis, la Maison-Blanche refuse de mettre un terme à l’implication des États-Unis dans la guerre au Yémen. Joe Biden a même annoncé une nouvelle vente d’armes à Riyad, pour un total de 650 millions de dollars. Bernie Sanders et deux sénateurs républicains ont tenté de bloquer ce contrat en saisissant le Congrès. En vain, le Sénat votant à 67 contre 30 en faveur de la vente. 

Si Biden a renoncé à faire de l’Arabie Saoudite un État-paria, il s’était bien gardé, jusqu’à présent, de rencontrer Mohamed Ben Salmane. Une manière d’éviter de réhabiliter symboliquement le dirigeant saoudien. 

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Biden poursuit un autre but : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de « l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient ».

Cette position devenait intenable pour plusieurs raisons. D’abord, MBS et ses alliés émiratis faisaient payer cette posture au prix fort, n’hésitant pas à soutenir un cours du pétrole élevé bien avant la guerre en Ukraine, dans le but explicite de nuire politiquement aux démocrates et de favoriser le retour au pouvoir du Parti républicain. Les multiples tentatives d’obtenir une hausse de la production via des rencontres officieuses avec des hauts dirigeants américains et MBS ont toutes échoué, les Saoudiens évoquant publiquement la nécessité d’une rencontre officielle avec Joe Biden pour résoudre la question.

Une fois la guerre en Ukraine déclenchée, l’Arabie Saoudite s’est jointe à Israël et aux autres monarchies du Golfe en traînant des pieds pour condamner la Russie à l’ONU, tout en maintenant ses relations commerciales et diplomatiques avec Moscou. Au point de doubler ses importations de pétrole russe à prix cassé pour faire du profit. Selon la presse américaine, les dirigeants saoudiens et émiratis ont longtemps refusé de répondre aux demandes d’entretien téléphonique de Biden, qui souhaitait évoquer le marché du pétrole. Lorsque Jake Sullivan, le conseiller spécial à la Sécurité de Joe Biden, a abordé la question de Jamal Khashoggi devant MBS, ce dernier aurait hurlé sur le haut responsable américain avant de mettre fin à l’entrevue.

Quand les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden démontrent son impuissance

Joe Biden s’est ainsi trouvé contraint de courber l’échine devant MBS afin d’obtenir la hausse des quotas de production de pétrole, censée compenser les effets de l’embargo américain sur la Russie. Une stratégie quelque peu contradictoire – et pleine de cynisme. Difficile de voir dans l’Arabie Saoudite un régime moins violent et autoritaire que celui de Vladimir Poutine, comme le relevait le Financial Time. Avant l’invasion de l’Ukraine, les libertés publiques étaient significativement mieux garanties en Russie. En mars, le gouvernement saoudien avait fait décapiter 81 hommes en une seule journée. Selon Human Right Watch, des dizaines d’entre eux étaient de simples opposants politiques arrêtés pour avoir participé à une manifestation. Quelques mois auparavant, la déclassification d’un rapport du FBI avait révélé des éléments accablants pointant vers l’implication directe du régime saoudien dans les attentats du 11 septembre. On aurait également tôt fait d’oublier que la guerre au Yémen a produit des dégâts humanitaires bien plus importants que ceux que l’on a pu observer en Ukraine jusqu’à présent – eux-mêmes d’une brutalité déjà choquante.

Le fait que Joe Biden préfère supplier les monarchies du Golfe d’accroître leur production de pétrole plutôt que de lever les sanctions pesant sur l’Iran et, davantage encore, sur le Venezuela, ne peut bien sûr s’expliquer par des considérations d’ordre moral. Pourtant, c’est sur ces principes que Biden a décidé d’exclure le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de son sommet des Amériques, provoquant le refus de la participation du Mexique et un nouveau contrecoup pour son administration (Jair Bolsonaro acceptant de participer uniquement après que Biden ait promis de ne pas aborder sa politique en Amazonie et de lui accorder une rencontre en tête-à-tête…).

Parce qu’il refuse de considérer un changement d’orientation stratégique, Joe Biden est dans une impasse. Un prix du pétrole élevé condamne le Parti démocrate à une défaite électorale en novembre, dont les conséquences se feront ressentir pendant des années. La reprise des relations avec les monarchies du Golfe l’affaiblit également dans l’opinion américaine, surtout auprès de l’électorat susceptible de voter démocrate, alors que la levée des sanctions sur le Venezuela et l’Iran lui vaudrait les foudres de la droite américaine. Même sur le dossier iranien, Biden semble incapable de trancher entre sa volonté de signer un nouvel accord sur le nucléaire et son désir de ne pas contrarier Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui explique pourquoi de nombreux commentateurs américains déplorent un voyage au Moyen-Orient cynique et risqué, où le démocrate n’avait que des coups à prendre.

Récompenser les provocations

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Joe Biden poursuit un autre but officiel : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient. Les monarchies du Golfe, l’Égypte et Israël œuvrent à la mise en place d’un système de défense aérien commun, dans le but de neutraliser la menace grandissante des drones iraniens. Pour les États-Unis, cela impliquerait un nouveau transfert de technologie et des ventes d’armes supplémentaires.

Mais derrière l’appétit pour des contrats d’armement juteux se profilent de nombreuses interrogations géostratégiques et politiques. D’abord, la signature d’un tel traité risquerait de nécessiter l’approbation du Congrès. Ensuite, il pourrait entrer en violation des lois américaines, selon la revue Foreign Policy. Les États-Unis ne sont en effet pas censés signer des accords de défense militaire avec des pays violant ouvertement les droits de l’Homme – ce qui semble une caractérisation applicable aux monarchies du Golfe… De plus, l’un des piliers de la diplomatie américaine repose sur la volonté de ne pas renforcer les régimes autoritaires, jugés moins stables et susceptibles de respecter les accords et traités internationaux que les régimes démocratiques

En plus d’encourager la déstabilisation de la région, elle reviendrait à récompenser les « mauvais comportements » des différents États qui en seraient bénéficiaires – qu’ils refusent de suivre Washington dans leur opposition à la Russie, violent allègrement les droits de l’Homme ou continuent à multiplier les provocations à l’encontre des États-Unis. Outre les intenses opération de lobbying et les actes d’espionnage commis par les Émirats Arabes Unis (qui avaient placé un agent au cœur de l’administration Trump, comme l’a récemment révélé la presse), Doha laisserait la Chine construire une base navale sur son territoire. Riyad serait sur le point d’acheter des missiles à Pékin et considérerait un accord commercial visant à vendre du pétrole sans passer par le dollar. Une information qui a consterné les cercles de pouvoir à Washington. 

L’obsession chinoise comme unique boussole ?

Les intérêts du complexe militaro-industriel américain ne sont pas suffisants pour expliquer les choix a priori contradictoires de l’administration Biden. Après tout, c’est sous sa direction que les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan. L’autre explication passe par l’obsession américaine à l’égard de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère américaine semble être de contenir Pékin, ce qui nécessite d’empêcher l’allié historique saoudien de traiter directement avec lui. D’où cette rencontre secrète du directeur de la CIA, William Burns, avec MBS en avril, où il fut surtout question du rapprochement entre Riyad et Pékin.

Si l’influence grandissante de la Chine dans le pré carré-américain suscite l’inquiétude, l’affaiblissement du dollar constitue un souci encore plus aigu. Outre l’indécision caractéristique du président américain et la perte d’influence des États-Unis au Moyen-Orient, le principal élément qui semble expliquer la ligne politique américaine est sa volonté de conserver son rang de première puissance mondiale. Parvenir à consolider les relations entre Israël et les monarchies arabes présenterait l’avantage de garantir la sécurité de l’État hébreu et des approvisionnements en hydrocarbures. En évitant de contrarier le moindre acteur, Biden permettrait aux États-Unis de se désengager de la région, pour se tourner pleinement vers l’Asie. Tant pis si cela nécessite de s’asseoir sur les grands principes démocratiques. Joe Biden ne semble pas disposer du capital politique ni de la volonté nécessaire pour défendre une autre vision. Mais en se cantonnant à sauver ce qui peut encore l’être, il risque de provoquer un désagréable retour de bâton…

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?