Haut-Commissariat au Plan : farce néolibérale ou retour de l’État-stratège ?

François Bayrou © Wikimedia Commons

Le 22 septembre 2020, François Bayrou a tenu un discours devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE) en tant que nouveau Haut-commissaire au Plan. C’est sur le constat d’un pays dépendant de l’étranger concernant son approvisionnement pharmaceutique qu’il pose les problématiques de « souveraineté et de responsabilité sociale ». Après avoir « découvert » le phénomène de délocalisation de productions dites stratégiques, le gouvernement a expliqué avoir pris en considération la gravité de la situation. Lors du discours de politique générale de juillet 2020, le Premier ministre Jean Castex a suggéré le rétablissement d’une force de prospection au service de l’État, à même « d’éclairer les pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels ». La (re)création de cette institution étatique, dont la mission est l’orientation du développement économique, conformément aux intérêts que le pays, questionne sur les réelles motivations d’un exécutif néolibéral à se saisir des enjeux stratégiques de long terme.

L’idée d’une institution qui organise le développement économique n’est pas nouvelle. En 1936, le Front populaire crée le ministère de l’Économie nationale afin « d’assurer l’unité de la direction des initiatives du gouvernement dans le domaine économique »1. Il entreprend des grands projets d’infrastructures et d’équipements des villes et des campagnes tout en contrôlant les prix des denrées alimentaires pour que l’inflation ne desserve ni les producteurs ni les consommateurs. Le Commissariat Général au Plan de De Gaulle poursuit ce même objectif de penser l’orientation du développement économique et industriel selon les besoins, les ressources et les ambitions du pays. Si le Haut-Commissariat au Plan de François Bayrou est sensiblement différent sur le fond par rapport à son ancêtre, il n’en reste pas moins sujet aux logiques dominantes de l’action publique. Le gouvernement s’inscrit dans une politique néolibérale dont les fondements reposent sur la compétitivité des entreprises et l’offre d’un point de vue économique, l’individualisme et le mérite d’un point de vue social. Il rejette, par principe, toute politique qui viserait à planifier l’économie, préférant inciter financièrement au développement de certains secteurs qualifiés « d’innovants ».

Pourquoi penser une politique industrielle ?

Pour Guy Lemarchand2, les premières formes de politiques industrielles en France remontent à Colbert. D’inspiration mercantiliste, il développe les manufactures royales à travers des incitations financières publiques. Dès le XVIIIe siècle émerge un clivage entre hauts fonctionnaires concernant la nature de l’intervention publique. Ils se partagent entre la vision d’un État qui intervient directement dans la sphère économique et celle d’un État qui favorise des conditions réglementaires optimales au développement des marchés. Si le libéralisme économique se développe à partir de l’ouvrage de référence d’Adam Smith3, le libéralisme politique anglais commence déjà à se diffuser au sein des administrations de l’Ancien Régime en charge de la bonne tenue des manufactures. Aujourd’hui, il s’agit de l’opposition entre les politiques industrielles verticales de soutien direct et ciblé à des entreprises, secteurs, technologies ou produits ciblées et horizontales qui visent à créer un « environnement favorable au développement de l’ensemble des entreprises »4. France Stratégie résume la politique industrielle comme « l’ensemble des interventions publiques ciblant les activités économiques au sens large, pour en améliorer la performance, pour des raisons stratégiques ou encore pour maintenir la cohésion sociale et territoriale ». L’enjeu est de concilier ces deux approches à travers le Commissariat au Plan en vue de produire des synergies dans l’élaboration de la politique industrielle. Stimulant l’environnement économique de manière générale et sans orientation, la politique gouvernementale menée jusque-là s’inscrit dans le cadre d’une politique de l’offre d’inspiration néolibérale.

Deux situations justifient l’intervention publique : lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas assuré mais qu’il peut l’être grâce à l’intervention publique ou lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas souhaitable pour la collectivité.

L’intervention de l’État dans la sphère économique trouve de solides fondements économiques, bien qu’ils ne soient pas acceptés par tous aujourd’hui. Les défaillances de marché (rendements d’échelle croissants, asymétries d’informations, externalités et biens publics) provoquent de forts déséquilibres ce qui conduit à une situation sous-optimale, justifiant l’intervention publique. Selon le rapport de Gallon et al (2005), aux orientations libérales, deux situations justifient l’intervention publique : lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas assuré mais qu’il peut l’être grâce à l’intervention publique ou lorsque le fonctionnement optimal d’un marché n’est pas souhaitable pour la collectivité. On comprend alors que pour élaborer une politique industrielle permettant de contrecarrer les défaillances de marché, l’intelligence économique se pose comme un outil majeur d’aide à la décision.

C’est sur ce constat de défaillances des marchés ne conduisant pas à un optimum souhaitable que reposait le Commissariat Général au Plan. D’inspiration économique keynésienne, l’intervention de l’État garantit la coordination du développement de l’économie au service des objectifs économiques et sociaux du pays. Le contexte de reconstruction du capital productif national et le volontarisme de l’État ont fait passer le pays de la pénurie et de la misère généralisée à une société d’abondance (et de grande consommation), au taux de chômage bas. Les Trente Glorieuses font ainsi de la France l’une des premières puissances économiques du monde. L’orientation économique du Plan est à la source des programmes d’envergure qui ont fait la renommée de son économie : TGV, aéronautique et spatial, maillages autoroutiers, indépendance énergétique, automobile, etc. L’État finance le développement de filières qu’il juge stratégique aux côtés des industriels tout en finançant l’aménagement des régions en équipements et en services publics : barrages, routes et autoroutes, irrigation, universités ou hôpitaux. Le Plan permettait ainsi de coordonner et de mettre en cohérence les différentes politiques économiques et sociales. C’est l’un des outils par lequel l’État se donnait les moyens de ses ambitions.

Le contexte géo-économique de notre époque n’a rien à voir avec celui des années 60. Le renforcement du phénomène de globalisation suite à l’effondrement du bloc soviétique marque l’avènement du capitalisme financier et dérégulé sur le plan économique mais aussi la domination des politiques publiques néolibérales aux niveaux nationaux et européens. Le cadre réglementaire de l’Union européenne contraint et limite les possibilités d’intervention publique, tandis que la multiplication des accords de libre-échange renforce la concurrence sur les ressources et les tensions sur les modèles sociaux. Le contexte actuel produit donc des problématiques similaires en termes d’orientation du développement économique selon une vision stratégique de long terme afin de répondre aux enjeux de notre époque.

Depuis le rapport Martre de 19945, élaboré pour l’ancien Commissariat Général au Plan sous le second septennat de Mitterrand établissant les fondements de l’intelligence économique en France, l’État a peiné à se saisir du concept et à le mobiliser dans le cadre de politiques économiques. Cela se traduit par une succession d’institutions ayant connu des appellations et un périmètre d’action différent. Depuis 2016, le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) est l’organe de pilotage de l’intelligence économique à la française6. Le décret du 29 janvier 2016 instituant le SISSE précise le périmètre de son action, participant à l’élaboration d’une « politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques de la Nation ». Il s’agit ici d’une approche défensive de l’intelligence économique fondée sur l’identification des risques et menaces pouvant affecter des secteurs dont dépendrait la stabilité du pays. Cette approche correspond au passage d’une politique industrielle volontariste vers une politique industrielle plus modeste et défensive. Il manque alors une vision offensive et anticipante de l’intelligence économique comme un outil de diagnostic en vue de proposer une orientation structurelle du développement économique du pays conformément à ses priorités.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet au sujet des défis posés à la France en matière d’intelligence économique : « Nicolas Moinet : Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une logique de bureau ».

Anaïs Voy-Gillis, lors d’un entretien donné pour Le Vent Se Lève7, analyse les effets de la crise financière de 2008 comme un premier électrochoc venant questionner la « dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée ». Le passage d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif en 2014 illustre ainsi la prise de conscience concernant l’importance d’avoir une base productive nationale d’une part, mais aussi de l’orienter dans un sens permettant d’atteindre un meilleur équilibre. Cela nécessite alors de mobiliser l’information créée par les services d’intelligence économique afin d’assurer le succès de la politique industrielle. Après le départ de Montebourg, remplacé par Emmanuel Macron, l’ambition en matière de politique industrielle s’est simplifiée pour ne devenir qu’une liste d’objectifs lointains associés à une politique en faveur de l’offre par des avantages fiscaux pour la recherche et le développement. Il semble que ce soit la crise sanitaire actuelle qui vienne questionner, au sein même du gouvernement, la pertinence de penser une politique industrielle nationale plus ambitieuse. Qu’en est-il avec la renaissance du Haut-Commissariat au Plan ?

Quelle vision étatique pour une institution devant planifier ?

Lors du discours de présentation du 22 septembre devant le CESE, François Bayrou a clarifié les fondements politiques et économiques sur lesquels repose le Haut-Commissariat au Plan. Essentiellement, il a pour ambition de proposer des orientations « pour que la vie économique ne compromette pas l’existence et l’efficacité » des domaines stratégiques bien que la définition et les caractéristiques d’un secteur stratégique soient encore source de débat. Dans une perspective plus large, il s’agirait de penser aux questions stratégiques de long terme et de les traiter « dans une démarche de dialogue entre toutes les forces, professionnelles, scientifiques, techniques, sociales, associations et civiques qui la composent, et proposer aussi simplement que possible des options cohérentes pour y répondre ». Les « questions stratégiques » touchent à des domaines variés, définis de manière arbitraire tant leur définition est encore source de débat aujourd’hui. Ainsi, un secteur ou un bien est défini comme stratégique s’il assure la sécurité ou la continuité de la vie de la Nation en cas de crise brutale mais également s’il assure la souveraineté de la Nation au regard des objectifs prioritaires qu’elle se fixe8. On trouve ainsi listés la défense nationale, la cybersécurité et le numérique, l’industrie aéronautique et spatiale, l’eau, l’énergie, les télécommunications, l’agroalimentaire et les produits pharmaceutiques. On retrouve l’approche défensive de l’intelligence économique, dont la mission relève déjà du SISSE.  On ne sait par exemple rien de la coordination entre le nébuleux et technocratique Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), chargé de la politique d’investissement de l’État dans les filières d’avenir, et le Haut-Commissariat au Plan. Le SGPI représente pourtant un outil majeur de l’action publique, en charge de 57 milliards d’euros sur le quinquennat actuel pour financier la transition écologique, la « société de la connaissance », la compétitivité et l’innovation ainsi que « l’État numérique ».

Si l’État souhaite orienter la politique économique et industrielle conformément à ses objectifs économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux, il ne peut se contenter de ne compter que sur la coopération bienveillante des entreprises.

François Bayrou laisse transparaître son changement de paradigme d’analyse de cette situation d’urgence. Ce n’est pas par « l’obligation », qui serait considérée comme un « ordre abusif », mais en « fédérant les efforts » que l’on peut établir un consensus sur l’intérêt général et les points qui font débat. Or, si l’État souhaite orienter la politique économique et industrielle conformément à ses objectifs économiques, environnementaux, sanitaires et sociaux, il ne peut se contenter de ne compter que sur la coopération bienveillante des entreprises. S’il existe des entreprises qui respectent des logiques et finalités différentes que l’optimisation du profit, dans l’économie sociale et solidaire par exemple, elles restent relativement marginales. Par conséquent, l’État doit nécessairement intervenir, c’est un investissement, afin de corriger les effets négatifs que les entreprises peuvent produire et n’internalisent pas à leurs coûts de production comme la pollution par exemple. Or, le Haut-Commissariat au Plan s’attachera à définir des incitations afin que, peut-être, les agents économiques les suivent.

L’annonce de la renaissance du Commissariat au Plan a suscité interrogations et scepticismes parmi les médias et économistes. Ils soulignent la coexistence de différentes institutions, comités et conseils dont les périmètres d’action se superposent. Le président de l’un des comités souligne cependant que ce pourrait être l’occasion de redéfinir l’organisation de ces structures. Certains questionnent le bien-fondé d’un « colbertisme 2.0 » pouvant s’incarner à travers le Haut-Commissariat au Plan. L’économiste libéral Élie Cohen préfère ainsi « orienter les fonds publics vers des projets de développement en partenariat avec le privé »9. Dans une tribune10, un collectif de personnalités explique la conception d’un Haut-Commissariat au Plan moderne qui articulerait son action en lien avec ses partenaires européens et avec les collectivités territoriales. Ils insistent sur l’urgence climatique et les limites de la mondialisation comme variables essentielles à ne pas mettre de côté. Ils proposent des « assises territoriales » qui rassembleraient les acteurs concernés par les problématiques de développement économique. « L’ensemble de ces travaux servirait de socle à une planification d’un nouveau type élaborée par le Haut-Commissariat au Plan, à l’écoute des dynamiques locales comme des réalités de la mondialisation, flexible et adaptable, soucieuse de répondre aux impératifs environnementaux et sociaux. Un tel exercice permettrait une appropriation par le plus grand nombre des orientations prises et marquerait une nouvelle méthode d’instruction des choix stratégiques au sein de l’État ».  L’ancien Commissariat Général au Plan fonctionnait avec cette démarche de concertation entre les ministères, les collectivités territoriales, les partenaires sociaux et autres parties prenantes. Les commissions réunissaient ces acteurs et le Commissariat harmonisait ces différents travaux. Si cette dimension inclusive est présentée par François Bayrou, elle reste encore à prouver car n’est pas instituée par les textes officiels Le Haut-Commissariat au Plan semble, au contraire, être placé à côté des circuits de décision.

Trois approches sont présentées et permettent d’appréhender la nature des questions stratégiques envisagées par François Bayrou. Il évoque les questions qui touchent à la « vitalité » du pays (rapport au vivant et à la nature, enjeux climatiques, démographie, économie, innovation, etc.) et à « l’indépendance » vis-à-vis des importations étrangères de produits stratégiques – ainsi que la nécessité de relocaliser ces activités. Il évoque aussi le « projet de société » centré sur la justice sociale à travers l’éducation et la santé par l’aménagement des régions en vue de réduire les inégalités. C’est un programme ambitieux, qui touche à un grand nombre de questionnements stratégiques mais présentant un risque de dispersion11 tant les thématiques sont nombreuses et larges. Il pourrait aussi ne pas trouver d’écoute auprès d’un gouvernement imperméable à tout changement de cap idéologique. Par son rattachement à Matignon, le Haut-Commissariat au Plan se trouve dans une situation ambivalente. Si cette position lui permet, en principe, de pouvoir mener ses missions de coordination entre les ministères, il se place également au service du chef du gouvernement et donc de son influence politique. En répondant aux critiques de l’opposition concernant l’approvisionnement en médicament (symbole d’une politique industrielle erratique), en créant le Haut-Commissariat, et en nommant François Bayrou à sa tête, l’exécutif espère probablement éteindre la polémique en recyclant cet outil.

Comment en faire un outil pertinent d’orientation industrielle ?

Anaïs Voy-Gillis évoque le fondement qui doit animer le Haut-Commissariat au Plan : décorréler le temps de la politique industrielle du temps de la politique électorale. « Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides ». Cela questionne la légitimité du Haut-Commissariat au Plan, dont les membres sont non élus, à élaborer une politique industrielle que les gouvernements successifs ne pourraient remettre en question à chacune des mandatures. La coordination entre les institutions existantes devrait être approfondie afin d’éviter les cumuls de missions. Le ministère de l’Industrie et le Conseil national de l’industrie participent déjà activement à l’identification des filières d’avenir. Leur travail devrait ainsi être mieux coordonné à celui du Haut-Commissariat au Plan pour amplifier la qualité des analyses.

« Les aspirations sociales et les considérations environnementales poussent à imaginer de nouveaux processus industriels en cohérence avec les engagements du pays en matière environnementale et sociale, tout en ce qu’ils sont viables économiquement. »

Les problématiques que rencontrent les industries françaises aujourd’hui touchent à leur nécessaire modernisation dans un objectif de compétitivité, certes, mais aussi à la sécurité (des données, des réseaux), la dynamique technologique, le recyclage, la réduction de la consommation d’énergies, des polluants ou le mal-être au travail. Les aspirations sociales et les considérations environnementales poussent à imaginer de nouveaux processus industriels en cohérence avec les engagements du pays en matière environnementale et sociale, tout en ce qu’ils sont viables économiquement. C’est en mobilisant l’intelligence économique de manière offensive, de manière à élaborer une politique industrielle au long terme en orientant le développement des activités par sa force de proposition auprès du législateur que le Commissariat peut honorer sa charge de « mettre l’avenir au cœur du présent ».

L’ambition affichée par François Bayrou est louable mais manque pour l’instant cruellement de consistance. Une volonté politique forte d’affirmer cette ambition de prospective et d’orientation a besoin de s’émanciper des dogmes néolibéraux aujourd’hui dominants dans les logiques de l’action publique. On sait que c’est principalement la formation des élites politiques, fondée sur des programmes dispensés par les grands établissements, qui se révèle être un terreau fertile au développement d’une culture particulière de l’action publique, néolibérale. Mayntz et Derlien évoquent la « politisation fonctionnelle » pour qualifier l’idée que les hauts fonctionnaires sont partie intégrante de la construction et de la définition des politiques publiques. Ils montrent le brouillage permanent des frontières entre les élus et l’administration. Ainsi ils participent à l’élaboration des politiques publiques certes, mais surtout à les légitimer. Nécessairement, leur paradigme et leurs logiques d’actions néolibérales s’inscrivent et transpirent à travers les politiques publiques qu’ils façonnent. On peut légitimement craindre que cette institution ne reste qu’à l’état de « coquille vide » sans réelles raisons d’être. Seul le rattachement de France Stratégie et de ses nombreux rapports au Commissariat au Plan lui donne de la consistance. Il est peu probable qu’il amène à remettre en question cette approche de l’action publique qui est la source principale des maux du pays : insuffisance des politiques environnementales et sociales ; concurrence fiscale et sociale régionale, européenne et mondiale, source de délocalisation et de pertes de recettes fiscales, difficulté à élaborer une politique économique et sociale de long terme, etc.

La volonté de l’État de se doter d’un outil d’orientation et de planification industrielle a minima peut s’expliquer en partie par les engagements de la France et la conformité de son droit à la législation européenne. C’est un point critiquable car les directives européennes préconisent justement une politique industrielle fondée sur la compétitivité des entreprises à travers des politiques en faveur de l’offre et non une politique d’orientation de long terme répondant aux objectifs que l’Union européenne se fixe. Le changement de paradigme de l’action publique concernant la politique industrielle ne peut se faire légalement qu’au regard du droit européen, et c’est une difficulté majeure aujourd’hui à l’élaboration d’une politique industrielle nationale. En réalité, l’interdépendance entre les secteurs de production, entre et dans les pays, oblige à ce que la stratégie pensée nationalement soit en cohérence avec celle de nos voisins afin de ne provoquer de défaillances de marché supplémentaires. Elle doit tenir compte tant du dynamisme de la conjoncture économique mondiale que de l’évolution des économies de nos partenaires commerciaux pour ne pas être biaisée et contre-productive. Pour autant, on ne peut nier les stratégies concurrentielles de ces mêmes voisins peuvent déployer sur d’autres secteurs.

La cohérence et la complémentarité d’une politique industrielle nationale avec celle de nos voisins sont vitales afin de coordonner une croissance respectueuse des pays et répondant aux défis actuels. L’objectif de cette coordination est double, elle doit permettre à ce que les pays puissent penser leur développement économique selon leurs propres ambitions mais aussi selon leurs engagements internationaux concernant les enjeux environnementaux et sociaux. Finalement, le Haut-Commissariat au Plan est directement confronté aux paradigmes idéologiques néolibéraux qui l’animent. Entre le respect des réglementations européennes de la concurrence et les logiques d’actions propres aux hauts fonctionnaires qui y travaillent, il est peu probable que l’institution incite à l’élaboration d’une politique industrielle ambitieuse et de long terme à même de répondre aux défis auxquels la France est confrontée. Considérer les effets de la décentralisation des compétences, notamment en matière de développement économique, sur la coordination entre une politique industrielle nationale et son application locale est une clé de succès à sa réussite. Le temps nous dira comment ce Haut-Commissariat au Plan aborde concrètement les problématiques liées à la mobilisation de l’intelligence économique au service de l’élaboration d’une politique industrielle de long terme coordonnée à une échelle supranationale mais aussi locale.

Notes :

1 Décret du 19 juin 1936

2 LEMARCHAND, G. La politique industrielle sous l’Ancien Régime : MINARD, P. La fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières.  Annales de Normandie, 50ᵉ année, n°1, 2000

3 LEMARCHAND, G. La politique industrielle sous l’Ancien Régime : MINARD, P. La fortune du Colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières.  Annales de Normandie, 50ᵉ année, n°1, 2000

4 Rapport « Les politiques industrielles en France – Evolutions et comparaisons internationales », France Stratégie, novembre 2020

5 Rapport Martre « Intelligence économique et stratégie des entreprises », Commissariat Général au Plan, La Documentation Française, 1994

6 ROUSSEAU, E. BOUCHAUD, N. « La création du SISSE, nouveau chapitre dans l’histoire mouvementée de l’État et de l’intelligence économique », Portail de l’intelligence économique, 2016

7 VRIGNAUD, N. « Nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation – entretien avec Anaïs Voy-Gillis », Le Vent Se Lève, septembre 2020

8 Note d’ouverture n°2, « Produits vitaux et secteurs stratégiques : comment garantir notre indépendance ? », Haut-Commissariat au Plan, décembre 2020

9 DE CALIGNON, G. « L’intérêt d’un retour du Commissariat au Plan fait débat », Les Echos, août 2020

10 Collectif. « Ce que doit faire le nouveau Haut-Commissariat au Plan », Les Echos, septembre 2020

11 SICARD, C. «  François Bayrou : un Commissaire au Plan en apesanteur ? », Contrepoints, janvier 2021

Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau »

Photo Patrick Gaida © La Nouvelle République

Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique. Nicolas Moinet participe depuis 2005 aux comités régionaux d’intelligence économique auprès des préfectures et a participé au comité en charge du référentiel des formations piloté par Alain Juillet au SDGSN puis au groupe de travail interministériel avec Claude Revel à Matignon, sur la redéfinition de la politique publique d’Intelligence économique. Dans cet entretien fleuve, nous avons souhaité revenir avec Nicolas Moinet sur les concepts d’intelligence économique, de guerre économique ou encore de renseignement. Les politiques françaises en la matière restent peu existantes sinon défaillantes. Nicolas Moinet dresse des propositions en matière d’intelligence économique territoriale, de positionnement de la France face à d’autres puissances en passant par la préservation d’actifs industriels. Et ce, afin que la Nation fasse corps sur ces questions éminemment stratégiques pour la France. Entretien réalisé par Valentin Chevallier et François Gaüzère.

LVSL – Vous avez écrit dans votre note « Sortir l’intelligence économique de l’ornière » (Fondation Jean Jaurès) en 2012 avec Floran Vadillo que, du fait de l’absence de stratégie et de l’éparpillement des moyens, il n’existait pas de politique française en matière d’intelligence économique : renouvelez-vous ce constat en 2020 ?

Nicolas Moinet – Malheureusement oui. Mais avant d’auditer le dispositif actuel, il est important de retracer sa généalogie. La politique d’Intelligence économique (IE) s’est construite à travers des accidents de parcours et des destins singuliers qui trouvent une place à un moment donné dans une sorte de vide du dispositif français.

L’IE à la française a connu une phase de démarrage et d’expansion de 1993 à 2003 avec, en premier lieu, le groupe de travail réuni au sein du Commissariat Général du Plan (Premier ministre) autour d’Henri Martre, ancien président de l’Aérospatiale et de l’AFNOR. Plusieurs personnalités vont permettre à ce rapport de générer une incroyable dynamique : Christian Harbulot, Jean-Louis Levet, Philippe Clerc ou l’Amiral Lacoste. Au niveau de l’État, cette dynamique sera à l’origine d’un éphémère Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (SGDSN) et de quelques régions pilotes comme la Basse-Normandie et le Nord-Pas-de-Calais grâce au préfet Rémy Pautrat, un proche de Michel Rocard. Au niveau de la diffusion des pratiques auprès des entreprises, Intelco et l’ADIT (grâce à Philippe Caduc) joueront un rôle clé. Mais ce sont avant tout les formations – les universités de Poitiers et de Marne-la-Vallée, l’EGE, l’IHEDN ou l’INHESJ – qui vont, durant cette période, être en première ligne, formant des centaines puis bientôt des milliers de professionnels de l’IE. Le secteur s’est ainsi développé par une logique de l’offre qui a permis de transformer les besoins réels des entreprises en demande jusqu’à voir apparaître un syndicat professionnel : le SYNFIE. Bien entendu, les opposants ne vont pas manquer qui annonceront vingt ans durant la fin imminente de l’IE. Finalement, nous n’allons pas manquer de combattants et de volontaires prêts à rejoindre nos rangs. Mais va se poser dès le démarrage l’épineuse question du plan de bataille et de l’État-Major…

Alain Juppé puis Lionel Jospin ayant réussi à étouffer la flamme de l’IE au niveau de l’État, celle-ci va être ravivée par le rapport Carayon en 2003. En lui-même, ce rapport était improbable. Mais il n’y a pas de hasard. L’idée de faire un état des lieux de l’IE a été entreprise par le lobbyiste, Thierry Lefébure (décédé en 2009), enseignant dans le master de Poitiers après une discussion avec Christian Harbulot et moi-même. Le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, auparavant président de la Région Poitou-Charentes et qui, à ce titre, avait été sensibilisé à l’IE par notre équipe poitevine, a accepté et confié cette production au député Bernard Carayon, qui était alors membre de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Un choix qui s’est avéré judicieux. Car, alors qu’il aurait pu faire un rapport parmi d’autres, Bernard Carayon s’est réellement emparé du sujet et a assuré un service après-vente incroyable : il a fait au moins 300 conférences et a sillonné la France pour faire la promotion de ce rapport sans langue de bois qui prône notamment la création d’un poste de secrétaire d’État à l’Intelligence économique.

Au même moment, Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, ne s’entend pas avec son numéro un, le diplomate Pierre Brochand. Il faut donc trouver une porte de sortie à cette personnalité hors norme, très charismatique, homme de terrain et de réseaux. Ce sera le Secrétariat général de la Défense nationale, désormais SGDSN. Grâce à son entregent, le Haut Responsable à l’IE arrive à monter quelque chose d’intéressant, et ce malgré le caractère bureaucratique de l’institution. Il saura s’entourer d’experts de tous horizons et générer une véritable dynamique collective. Il va rester à ce poste jusqu’en 2009 et l’IE lui doit beaucoup. Mais à cause notamment de l’affaire Clearstream, Nicolas Sarkozy va se débarrasser de tous les anciens chiraquiens proches de Dominique de Villepin. Et Alain Juillet va en faire les frais. À sa place sera nommé Olivier Buquen, qui devient délégué interministériel à l’IE. Cependant, il connaissait mal le domaine, n’était pas familier de la haute administration et ne jouissait pas des mêmes réseaux que son prédécesseur. Et puis, il faut bien dire que passer après Alain Juillet n’était pas chose aisée ! Proche de Brice Hortefeux et de la sarkozie qui fera tant parler d’elle, il sera nommé préfet au tour extérieur, ce qui fera pas mal de bruit dans le Landerneau. Après son élection, François Hollande mettra plusieurs mois à remplacer Olivier Buquen, allant jusqu’à lui retirer ses fonctions de préfet, ce qui était rarement arrivé dans l’histoire de la Ve République. L’heure était aux règlements de compte.

Bien qu’arrivé au pouvoir en 2012, Hollande va mettre un an pour relancer la dynamique. Que de temps perdu ! Comparez avec les Américains et notamment Joe Biden qui, élu mais pas encore investi président des États-Unis, a d’ores et déjà nommé le directeur de la CIA en la personne de William Burns… Un autre monde ! Mais revenons à 2013 et à la France. Claude Revel est nommée déléguée interministérielle à l’IE : une femme énarque mais aussi une dirigeante d’entreprise, qui a également été professeure. Je pense qu’il s’agissait vraiment du bon profil car, outre ses qualités personnelles, Claude Revel avait une vraie vision stratégique et était portée vers l’influence. Elle arrive donc en mai 2013 et s’installe près de l’Hôtel de Matignon. Mais au départ, il n’y a pas de locaux dimensionnés pour son équipe. Comme souvent dans notre pays, l’intendance ne suit pas. Pendant ce temps-là, Bercy tire à tout va parce qu’il ne veut pas qu’on lui prenne son personnel et que l’on marche sur ses plates-bandes. Comme si un domaine aussi vaste pouvait être le précarré de quelques-uns. À cette époque, la politique publique d’IE à la française c’est d’abord cela : des guerres picrocholines d’un autre temps, bien loin des enjeux collectifs à relever. Et une fois que l’équipe de Claude Revel sera enfin opérationnelle, le ministère de l’Économie et des Finances n’aura de cesse de la pilonner pour finir par avoir sa peau en 2016.

Avec le départ de Claude Revel, la politique publique d’IE baisse d’un cran et la délégation interministérielle se transforme en Secrétariat à l’information stratégique et à la sécurité économique (SISSE) dirigée par un Commissaire. Il s’agit d’un basculement car le concept est alors réduit à sa dimension sécuritaire, essentielle certes mais qui, dans un monde ouvert, ne peut être l’alpha et l’oméga d’une politique d’IE. On revient un peu dans le tropisme français, inadapté à notre époque comme aux précédentes, de la ligne Maginot, de la défense du territoire et des frontières avec un pistolet à bouchon et des boucliers en carton. Et puis, la sécurité économique ne relève-t-elle pas avant tout du ministère de l’Intérieur et de la DGSI, en pointe dans ce domaine ? Après une (trop) longue période de flottement, le dispositif de sécurité économique va prendre sa dimension avec l’arrivée de Bruno Le Maire et la nomination de Thomas Courbe (après la période d’intérim de Jean-Baptiste Carpentier qui ne restera pas dans les annales). Mais là encore, quelle lenteur ! Et outre les erreurs de casting, si vous mettez des personnes compétentes et volontaires mais qu’elles n’ont pas de moyens suffisants et que vous compliquez par leur positionnement le nécessaire fonctionnement transversal interministériel, le dispositif ne peut être agile et donc efficace. À la perte de temps s’ajoute alors la perte d’énergie et de motivation. En ce sens, ce qui se passe dans le domaine de la sécurité économique n’est guère différent de ce que nous vivons avec la crise sanitaire car les mêmes causes produisent les mêmes effets !

Pour revenir à votre question initiale donc, il n’existe toujours pas vraiment de politique française en matière d’IE. Cela étant, la situation n’est pas tout à fait la même qu’en 2012. On arrive finalement en 2019-2020 à apercevoir un début de politique publique d’intelligence économique grâce à la charte partenariale signée il y a un an par l’État et l’association Régions de France. C’est pour cela qu’à côté des critiques nécessaires pour s’améliorer, il y a également des choses tout à fait positives à relever. Je pense notamment au travail réalisé auprès des PME par la DGSI et la Gendarmerie Nationale ou encore par les Délégués à l’information stratégique et à la sécurité économique (DISSE) dans les régions.

LVSL – Vu de l’extérieur, on a du mal à évaluer l’action du Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), car il y a peu de rapports. En quoi consiste-t-il ?

N.M. Avant de vous répondre, je voudrais rappeler que l’intelligence économique est une démarche collective qui vise l’agilité par un usage stratégique de l’information. Elle concerne donc trois grands domaines : le renseignement ouvert, la sécurité économique et l’influence. Et on ne fait pas d’intelligence économique si on n’articule pas ces trois dimensions. Le problème du dispositif français aujourd’hui est justement qu’il ne les articule pas bien. Il y a certes des domaines où on s’est renforcés comme la sécurité économique – notamment avec le SISSE – mais il y en a d’autres où on est totalement absents, où on marque peu de points, comme l’influence (les rapports parlementaires à ce sujet sont sans complaisance !). Autrement dit, l’évaluation de l’efficacité d’un système ne peut être la simple addition de l’évaluation de chaque élément du dispositif.

Pour ce qui est de l’action du SISSE, nous sommes dans une logique différente des précédentes. Désormais, il y a clairement moins de communication ou de productions de rapports et autres documents. C’est évident. Faut-il pour autant en conclure qu’il ne se passe rien ? Tout d’abord, son champ d’action est large : la protection du patrimoine matériel et immatériel ; les standards de conformité ; la défense de la souveraineté numérique ; les stratégies conduites en matière de normalisation. Dès lors, on comprend bien qu’il y a nécessairement une partie des actions qui sont confidentielles. Évidemment, à partir de là, me direz-vous, comment déterminer ce qui se fait ou ne se fait pas sous couvert du secret ? Deux choses sont néanmoins évidentes : premièrement, l’action interministérielle du SISSE ne peut être que limitée, à partir du moment où le pilotage n’est pas placé au niveau du Premier ministre ou du président de la République. Tous ceux qui connaissent un peu le fonctionnement de l’État français le savent bien. Deuxièmement, et quelle que soit la qualité des personnes en poste, le SISSE manque clairement de moyens en région vu le nombre d’entreprises à protéger. Il faudrait augmenter grandement les effectifs, ce qui représenterait ceci dit une goutte d’eau dans les effectifs de la fonction publique et pourrait d’ailleurs se faire par redéploiement de postes. Après tout, on trouve bien l’argent pour payer des études à McKinsey, alors…

Lorsque j’avais participé au groupe de travail interministériel à Matignon à l’invitation de Claude Revel, on avait collectivement acté qu’il fallait, au minimum, des équipes de trois personnes temps plein par région. Et c’est évidemment un minimum ! Aujourd’hui, compte tenu de l’étendue et de l’intensité des menaces, je plaiderai plutôt pour une dizaine. Le tout avec un pilotage au niveau du Secrétaire général aux Affaires régionales (préfecture de région), le seul qui soit en mesure de décliner la logique interministérielle sur le terrain et de faire travailler ensemble les services déconcentrés de l’État. Et ce, bien sûr, dans un co-pilotage fort avec les régions. Le tout dans un esprit réseau.

En d’autres termes, on ne répondra pas aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. Car dans cette guerre économique que nous vivons quotidiennement, il faut se battre et s’organiser en fonction de la réalité des forces adverses. En face, la menace est protéiforme avec une dynamique générale : celle des réseaux. Il peut s’agir de puissances étrangères comme la Chine ou les États-Unis qui savent mettre en œuvre de véritables synergies public-privé : on va alors avoir en face de nous des services de renseignements, des fonds d’investissement, des entreprises, des ONG, des médias, etc. Ou bien il s’agira de contrer des multinationales du crime. Et nous, pour arrêter ces attaques, on aurait une personne dans un bureau ? Sérieusement, que peut-elle faire vraiment si ce n’est ouvrir la fenêtre pour regarder passer les troupes ennemies et, de temps en temps, sonner le tocsin en espérant être entendue. Non, cela ne peut pas fonctionner efficacement ainsi. Il faut donc mettre en place sur l’ensemble du territoire des dynamiques de réseaux, qui couvrent l’ensemble du spectre de l’intelligence économique. Avec un leitmotiv : l’union fait la force.

LVSL – Alors pourquoi ne le fait-on pas ?

On peut effectivement s’étonner du décalage entre les discours et les actes. C’est stratégique et pourtant on met peu de moyens. Les raisons sont multiples mais j’en mettrai une en exergue. Il se trouve que j’ai fait la session Sécurité et Justice de l’INHESJ en 2015-2016. Pendant un an, j’ai eu le plaisir de coordonner un groupe de diagnostic stratégique d’une vingtaine de personnalités aussi fortes que compétentes et qui n’avaient pas la langue dans leur poche : commissaire de police, colonel de gendarmerie, magistrat, avocat, élu, inspecteur d’administration, etc. Lors de ce travail sur L’Implication des citoyens dans le processus de sécurité, nous avons pu constater que l’État français, pour des raisons historiques, n’aime pas que les citoyens s’impliquent dans ce domaine régalien. Pour lui, la sécurité est avant tout l’affaire de la police, contrairement aux pays anglo-saxons où vous pouvez collaborer plus naturellement avec les forces de l’ordre. Bien sûr, il existe chez nous quelques opérations partenariales mais on est bien loin de ce que font certains de nos voisins. À titre d’exemple, je vous invite à vous rendre sur le site police.co.uk, où vous pourrez voir quartier par quartier, rue par rue, le nombre de crimes, de délits et interagir avec la police. Aux réseaux doivent donc répondre des réseaux. Et encore une fois, si vous opposez une logique de bureau à des dynamiques de réseau, vous vous condamnez à courir derrière vos adversaires. Mais cela implique un changement de culture…

Pour moi qui suis profondément républicain, l’État doit continuer à piloter le dispositif. Mais il doit aussi accepter de partager les commandes avec les collectivités locales car s’il a suffisamment de moyens en central, ce n’est pas le cas dans les territoires, sur le volet sécurité économique comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs. Sans oublier les citoyens et notamment les réservistes. Or là, nous avons un gap à franchir comme nous le démontre la déplorable gestion logistique de la crise de la Covid-19. La codécision et la subsidiarité ne sont pas encore bien intégrées par notre État qui n’a plus ni la politique de ses moyens, ni les moyens de sa politique. Il a encore beaucoup de mal à déléguer et à communiquer. Permettez-moi de l’illustrer. Ce qui aura justement fait beaucoup de mal à la politique publique d’IE, ce sont les circulaires Fillon de 2009 et 2011. Des comités d’intelligence économique avaient été mis en place sous Sarkozy en 2005, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Une excellente idée. Et ces comités ont été très bien menés jusqu’en 2009 et la première circulaire Fillon qui va faire de l’IE la seule affaire des services de l’État. Exit les CCI, les universités, les MEDEF, les collectivités locales, bref, ceux qui sont au contact permanent des entreprises ou les représentent ! Un non-sens sur lequel est revenu dix ans plus tard une nouvelle circulaire cosignée par le SGDSN, le CISSE et le ministère de l’Intérieur. Et ce, après qu’Édouard Philippe a auparavant abrogé la circulaire Fillon. Une avancée ou plutôt un retour à la normale. Mais avec toutes ces circulaires, ne finit-on pas par tourner en rond ? On tricote, on détricote, on tricote, on détricote, on tricote, on détricote.

LVSL – Est-ce que ce n’est pas lié aussi à une difficulté à positionner le risque économique parmi les véritables menaces à la sécurité nationale ?

N.M. – C’est un révélateur de beaucoup de choses. Dans l’histoire de la France, on a effectivement un problème avec la culture économique en général. Alors que l’économie, c’est juste le cœur du réacteur et qu’il ne s’agit pas d’une sphère autonome de l’activité humaine dissociable du politique (aussi, quand je vois que les sciences économiques sont largement devenues optionnelles dans les études secondaires, les bras m’en tombent).

La sécurité économique d’État est avant tout un traitement politique de problématiques économiques et non une question technocratique ou juridique même si ces dimensions doivent venir en appui d’une doctrine qui reste à définir. Mais de grâce, ne mettons pas la tactique avant la stratégie. De plus, à quelques exceptions près comme Arnaud Montebourg ou Bruno Le Maire, les politiques de premier rang ne se sont pas emparés d’un sujet qui suscite peu d’écho médiatique. Songez. L’incroyable documentaire « La guerre fantôme » sur le rachat d’Alstom par General Electric sur fond de prédation et d’extraterritorialité du droit américain n’est passé que sur LCP-AN. Une chaîne de qualité certes mais avec peu d’audience. De même, les décryptages d’Ali Laïdi sur France 24 dans son émission consacrée à l’intelligence économique sont tout aussi pertinents mais là encore avec une audience limitée. Or, comprendre les batailles qui ont lieu actuellement sur Nord Stream 2 ou la 5G, par exemple, devrait intéresser les citoyens car ces questions ne vont pas tarder à impacter leur vie quotidienne. Pourtant, tout se passe comme si ces questions devaient rester dans les cercles d’experts. La souveraineté ne commence-t-elle pas par l’information et la connaissance ?

LVSL – Pourriez-vous faire la distinction entre l’intelligence économique, la sécurité économique et ce qui va concerner la guerre économique ?

N.M. – En fervent supporter du Stade Rochelais, permettez-moi de faire une analogie avec le rugby. L’intelligence économique, c’est la stratégie globale qui vise à faire circuler le ballon afin de marquer des essais. Le ballon, c’est bien sûr l’information et les essais, ce sont les parts de marché – pour une entreprise – ou les points de PIB – pour un État. Et pour répondre à votre question précédente sur l’évaluation du dispositif : marquons-nous des essais ? Plus que nos concurrents ? Quel est notre taux de croissance ? Quels sont les résultats de notre commerce extérieur ? Poursuivons notre analogie. Dans un match de rugby, il faut défendre et attaquer. Certains joueurs courent vite pour marquer, d’autres jouent les piliers en mêlée et un ou deux transforment les essais. Dans notre domaine, en défense, il y a la sécurité économique. En attaque, l’influence, la stratégie de conquête. Pour tout cela, nous avons besoin que circule du renseignement sur les risques mais aussi sur les occasions. Aussi, dès lors que l’on restreint le champ d’action aux menaces et à la sécurité économique, on se condamne à défendre dans sa moitié de terrain. Autant dire que le résultat final ne sera pas terrible et qu’on a peu de chance de remporter la partie. Et si en plus vous faites comme si la guerre économique n’existait pas, comme si l’adversaire n’allait pas essayer de vous déstabiliser pour marquer des points, alors là vous rentrez au vestiaire perdant et groggy. D’où l’impératif d’agilité.

Si on garde ce parallèle avec le rugby, quand vous passez l’information transversalement, il faut que vous trouviez les bonnes personnes aux bonnes positions. Si vous commencez à vous retourner en disant « lui, je ne lui passe pas l’info parce que c’est un chef d’entreprise/il n’est pas dans l’État/etc. », l’adversaire vous plaque, gratte le ballon et contre-attaque. Pour être agile, le collectif doit donc être en perpétuel mouvement mais pas n’importe comment. La puissance, c’est le mouvement organisé à partir d’un plan de jeu, une vision et une stratégie. Viendra ensuite la réalisation technique. Mais si vous mettez en place une forteresse qui vous empêche d’avancer, non seulement vous ne marquerez pas de point mais qui plus est, vous finirez assiégés ou contournés.

LVSL – Cela impliquerait-il de repenser le secret et ce qui relève du confidentiel ?

N.M. – J’ai écrit à ce sujet des articles dans lesquels je dénonçais le caractère abusivement confidentiel des fameuses listes d’entreprises stratégiques qui ont longtemps guidé l’action de l’État en matière de sécurité économique. Quoiqu’ils aient, semble-t-il, commencé à abandonner ce principe, pendant des années, les comités d’intelligence économique dans les préfectures de région faisaient une liste d’entreprises dites stratégiques (une cinquantaine environ). Cette liste était classée « diffusion restreinte » ou « confidentiel défense » alors qu’elle listait simplement le nom de l’entreprise, son secteur d’activité, son chiffre d’affaires, son adresse, etc. Et si vous achetiez chaque année le Top 100 des entreprises régionales édité par le journal économique de la région, vous retrouviez finalement la même liste… un peu plus complète même. Il n’y avait donc aucune raison pratique de rendre cela confidentiel, à moins de vouloir écarter de ces comités 80 % des acteurs qui ne disposaient pas des habilitations. Toute la question est de savoir si vous mettez un tampon rouge « confidentiel » parce que l’information est stratégique ou si elle devient stratégique parce que vous mettez un tampon « confidentiel ». Aussi, dans le comité auquel j’ai longtemps participé, la SGAR avait décidé que nous travaillerions tous à partir de cette liste qui devait être accessible afin de partager nos informations et expertises. Cela a fait grincer quelques dents mais le résultat a été plus que probant.

Mais attention ! Cela ne signifie pas que rien ne doive être confidentiel, tant s’en faut ! Bien entendu, le procédé révolutionnaire d’une pépite technologique doit être protégé. Mais rendre confidentiel le fait que, lorsque vous êtes à La Rochelle, une des entreprises stratégiques s’appelle Alstom et qu’elle fabrique des TGV… voilà qui est ridicule et anachronique. Mais au-delà, il y a une question majeure : qui décide de ce qui est stratégique ? L’administration ou le politique ? L’État central, ses services déconcentrés ou bien les élus qui sont au plus près du terrain ? N’opposons pas. Ce qu’il faut avant tout, c’est créer une densité, un maillage d’acteurs qui fonctionnent en réseau. Il faut donc trouver les bonnes personnes dans les entreprises ou dans des institutions, ces acteurs-réseaux qui ont des antennes partout. Sur un département comme la Vienne, cela représente grosso modo une trentaine de chefs d’entreprise ou responsables publics, ceux qui sont dans tous les réseaux. Mais encore faut-il réunir ces gens quelque part et partager l’information. Car si vous ne les réunissez pas, s’ils ne se rencontrent pas, et donc s’ils ne dialoguent pas par rapport à des objectifs stratégiques, vous ne pouvez générer un système intelligent. Donc ça ne peut pas, encore une fois, être un simple travail de bureau. L’État en région doit se penser dans ce domaine comme un chef d’orchestre et non comme un homme-orchestre. Car croyez-moi, la mélodie n’est pas du tout la même !

LVSL : Quels modèles internationaux vous semblent les plus efficaces en matière d’intelligence économique ou de stratégie économique ? Les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine, l’Allemagne ?

N.M.: Le rapport Martre de 1994 fondait déjà son approche sur l’analyse comparée des « modèles » nationaux. Il faut d’abord dire que chaque pays a sa culture de l’intelligence et son système propre. Très clairement, il y a deux grands types de modèles : des modèles formalisés, avec des structures ad hoc dédiées à l’intelligence économique, à l’exemple des États-Unis ; c’est un rouleau compresseur, réparti entre les agences de renseignement, les think-tanks, les universités, les cabinets et entreprises privées. Et ce rouleau compresseur ne cessera pas de l’être avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden. Tout en prônant le multilatéralisme, il y a fort à parier que le nouveau gouvernement reste très offensif et que les États-Unis usent toujours de logiques de prédation pour défendre leurs intérêts stratégiques. Peut-on leur reprocher cette culture du rapport de force ? Je suis d’ailleurs toujours étonné de voir combien nos élites, qui sont souvent atlantistes, ne s’inspirent pas des Américains en matière d’intelligence économique.

En face, la Chine s’est inspirée de ce modèle ainsi que de l’école française d’intelligence économique. Et finalement, l’Empire du Milieu met en œuvre ce que nous avons élaboré. Quelle ironie ! Bien entendu, les Chinois l’ont fait avec des moyens colossaux (car à leur échelle) et une vraie stratégie nationale. À un autre niveau, le Maroc s’inspire beaucoup de l’école française de l’intelligence économique et formalise son dispositif au service d’une vraie stratégie de conquête. À méditer quand, nous, sommes restés dans une culture de la protection du patrimoine héritée de la guerre froide quand les deux adversaires étaient de tailles équivalentes. Comprenons bien qu’aujourd’hui, nous sommes dans un rapport du faible au fort et que tant que nous n’aurons pas changé notre posture, nous continuerons de subir.

À côté de ces modèles formalisés, il existe des systèmes d’intelligence économique plus discrets, voire invisibles, comme ceux du Japon ou du Royaume-Uni. Ces deux pays ont une forte culture du renseignement doublée d’un patriotisme économique largement partagé. Beaucoup a été écrit sur l’IE nipponne mais on trouve finalement peu de choses sur celle de la Grande-Bretagne. Mis en avant dans les années 90, le système britannique paraît s’être peu à peu estompé. Paraît… Et pourtant, je ne doute pas une seconde que les Anglais soient très actifs en matière de renseignement économique ou d’influence. Dans mon livre Les sentiers de la guerre économique (tome 1. L’école des nouveaux espions), je raconte cette anecdote. En mission à Tokyo, je réside en face d’un pub britannique. Je m’y rends en fin de journée et rencontre un ingénieur anglais. Au sous-sol, se trouve une salle de spectacle où il est possible d’écouter des concerts de pop anglaise. J’adore ! Mais il m’explique que s’y réunit également plusieurs fois par mois le Science Technology Action Group, un réseau regroupant des scientifiques et ingénieurs ainsi que des membres de l’ambassade de Sa Majesté. Leur networking sert bien sûr leurs carrières respectives mais ils évoquent régulièrement leur rôle au service des intérêts du Royaume-Uni et du Commonwealth. Un dispositif a priori invisible.

Entre le modèle américain très visible et le modèle britannique plutôt invisible, il y a le modèle allemand. Le récent reportage d’ARTE sur l’histoire de la guerre économique montre bien comment l’Allemagne a su faire du dumping sous notre nez pour favoriser ses exportations. D’autre part, les Allemands ont su habilement manœuvrer pour que, dès Giscard, les traités européens leur soient particulièrement favorables afin d’asseoir leur puissance économique. Aujourd’hui, ils dominent largement les institutions européennes, ont une stratégie de puissance et se donnent les moyens de leurs ambitions. Ils le font avec un grand sens du collectif et dans leur système d’intelligence économique, les régions (Länder) jouent un rôle clé.

LVSL : À ce propos, que pensez-vous du rôle joué par les régions françaises en matière d’Intelligence économique ? Comment l’améliorer, éventuellement ?

N.M : Une charte partenariale a été signée fin 2019 entre l’État et les régions. Et c’est d’ailleurs l’Association des régions de France qui a insisté sur l’importance du concept d’intelligence économique territoriale qui apparaît dès lors à côté de celui de sécurité économique. C’est la région Normandie qui a été en pointe là-dessus, pour des raisons historiques – le préfet socialiste de la Basse-Normandie Rémy Pautrat ayant créé en 1997 les premières Assises régionales de l’IE. Mais ce n’est pas tout. La Normandie réunifiée a une vraie stratégie et des décideurs, de droite comme de gauche, qui ont bien compris et intégré la nécessité d’une politique d’intelligence économique articulant veille, sécurité économique et influence. Avec en soutien une équipe opérationnelle compétente et pérenne. C’est également le cas de la Nouvelle-Aquitaine et ces deux régions ont d’ailleurs des vice-présidences en charge de ces questions. Mais les autres régions ne sont pas en reste et il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’ouvrage collectif dirigé par Olivier Coussi et Patricia Auroy sur l’Intelligence économique des Territoires (CNER, 2018) qui recense les nombreuses initiatives dans ce domaine.

Tout cela est positif avec un bémol toute de même : si la logique partenariale avance dans les textes, ce n’est encore le cas dans (toutes) les têtes, notamment dans ce que notre président appelle l’État profond… Prenons un exemple. La Normandie a créé un fonds souverain – appelé « Normandie Participations ». Parmi les avantages, il y a celui de déterminer pour un territoire de ce qui est stratégique en décidant ou non d’investir dans le projet d’entreprise. Une logique Bottom-Up plus adaptée à l’agilité, que celle Top-Down des fameuses listes d’entreprises stratégiques. Bien entendu, lorsque l’initiative a été imaginée par la Normandie, l’État central, consulté, a rétorqué que ce n’était pas aux régions de faire cela et que l’Union européenne bloquerait de toute façon le projet. Pourtant, l’Union européenne a, au contraire, donné son aval. Les Länder allemands ne font-ils pas cela depuis longtemps, les participations croisées étant d’excellents boucliers pour protéger les entreprises considérées comme essentielles ?

LVSL : L’Union européenne privilégie plutôt les régions au détriment des États-nations… Imaginons que l’on décentralise cette compétence : n’y aurait-il pas le risque d’une collectivité locale qui voudrait tout ramener à elle ? Beaucoup d’élus locaux sont tentés de devenir de nouveaux seigneurs féodaux. Où est la bonne répartition des compétences entre l’État et les collectivités en matière d’intelligence économique ?

N.M : Oui vous avez raison et c’est pour cela que l’État doit rester un acteur clé et ne pas abandonner sa politique publique d’IE. La bonne organisation est simple, à savoir un co-pilotage État-région mais dans les faits et pas que dans les textes. Ensuite, il faut effectivement éviter d’en revenir aux baronnies locales. Pour moi le bon échelon pour traiter de manière opérationnelle les problèmes d’intelligence économique au niveau de l’État, c’est la préfecture de département. Mais encore faut-il lui en donner les moyens. Or, dans ces préfectures, c’est généralement le directeur de cabinet qui s’y colle. Et le temps qu’il prenne ses marques et organise la première réunion (au bout d’un an) puis la seconde (au bout de deux ans), le voilà proche de quitter son poste car ainsi va le cycle des affectations. Et tout est à refaire ! Aucune dynamique d’apprentissage et syndrome du poisson rouge garanti. C’est là une réalité que j’ai pu vivre concrètement et directement. Pour être efficaces, il nous faut des racines et des ailes. Le bon échelon pour que l’État continue à contrôler ce qui se passe au niveau local, et que la collectivité ne devienne pas une baronnie – ou une province au sens d’Ancien Régime – c’est la préfecture de département. Toutefois, si le pilotage de l’État se fait uniquement à coups de tableurs Excel (RGPP) et si le New Public Management chasse la stratégie, on n’y arrivera pas. Tant que l’intelligence économique sera gérée comme une énième mission confiée à un fonctionnaire de passage qui n’a pas les moyens de s’y attacher et de capitaliser, on ne fera rien de pertinent. Il faut changer de logiciel au plus vite.

LVSL : Êtes-vous d’accord pour dire que la politique d’intelligence économique française s’est essentiellement construite dans des moments où les firmes nationales se sont trouvées en mauvaise posture, plutôt que de manière anticipée ? Si l’on pense à l’affaire Raytheon qui a conduit au rapport Martre, à l’affaire Gemplus qui a conduit au rapport Carayon ?

N.M : Oui, vous avez raison ; mais il n’est pas évident, toutefois, que ce soit vraiment un problème. Le mythe de l’anticipation et de la maîtrise a priori a la vie dure. Or, en général, ce sont les problèmes et les échecs qui font évoluer les comportements comme les politiques publiques. Il n’est pas honteux de connaître des échecs – c’est même normal et inévitable – mais il est mortifère de ne pas en tirer d’enseignements et d’ouvrir le parapluie de la non-responsabilité. Le système américain s’est construit ainsi : ses échecs face à la stratégie d’intelligence économique du Japon lui ont permis de se réformer et de redevenir conquérant sous le démocrate Bill Clinton…

Aujourd’hui, il y a trois problèmes gênants dans le système français : premièrement, il n’est jamais pérenne et on passe son temps à le changer. Je préfère à la limite le système du SISSE – qui, s’il est limité, a au moins le mérite d’être relativement stable – au système précédent, qui changeait sans cesse. Deuxièmement, le système français n’a pas la masse critique ; j’ai insisté lourdement sur ce point mais on vient encore de le vivre avec la gestion calamiteuse des masques ou de la campagne de vaccination contre la Covid-19 ; et troisièmement, on a problème de management des ressources humaines, un manque de communication et donc d’intelligence collective. Par ailleurs il faut pour être créatif et penser l’intelligence économique dans sa globalité qu’il y ait des gens de tous horizons, ayant des formations différentes et des expériences diversifiées : ce qui est problématique ce n’est pas l’ENA en tant que telle (il faut bien une école) mais son mode de recrutement (essentiellement Sciences Po Paris pour le premier concours), son style de formation et la gestion des carrières qui s’ensuit. Cela est bien analysé par Arnaud Montebourg dans son livre L’engagement. Si vous nommez général un novice – aussi brillant soit-il – vous favorisez la déconnexion avec le terrain et ne prenez pas en compte l’expérience et le savoir être. Pour moi, le meilleur management des carrières est celui des Armées et toute la haute fonction publique devrait s’en inspirer. On devient Général après avoir fait ses preuves sur le terrain, au contact de ses troupes, puis on passe par l’École de Guerre, une formation qui ouvre l’esprit et favorise la cohésion. Alors formons des généraux de la haute fonction publique pour disposer d’un État-Major apte à conduire les batailles qui nous attendent.

LVSL : Pour sensibiliser les entreprises aux questions d’intelligence économique, quelles pistes préconisez-vous ?

N.M. : Aujourd’hui, lorsqu’on tape « intelligence économique » sur LinkedIn, on trouve énormément de professionnels qui mettent ce mot-clé sur leur CV. Cela fait beaucoup de monde, des milliers de personnes. Et je suis sûr que nombre d’entre elles sont prêtes à s’investir dans une politique nationale ambitieuse et de donner un peu de leur temps pour la Nation. C’est déjà le cas, par exemple, des réservistes citoyens en Gendarmerie. On ne manque pas de ressources, j’en suis persuadé. Il faut juste que l’on soit capable de les mobiliser. Pourquoi ne pas le faire sur le modèle de l’Agence du service civique ? Voilà qui aurait un coût modique comparé aux bénéfices d’une mise en réseau des compétences. Mais encore faut-il sonner la Mobilisation générale et mettre en place le dispositif adéquat. Car l’enjeu des années à venir que l’on retrouve dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, est de savoir si notre pays peut encore faire Nation. Un enjeu politique qu’il serait contre-productif et même dangereux de laisser aux forces qui prônent la désunion.

LVSL : Que pensez-vous du fonctionnement du renseignement économique en France ?

N.M : En fait, il est assez difficile de répondre à cette question. Tout d’abord, parce que le renseignement économique est un objet flou et connoté. L’expression « intelligence économique » est d’ailleurs née parce qu’on ne voulait pas employer le terme de renseignement. Même si c’est bien de culture du renseignement qu’il s’agit. Le problème du mot renseignement c’est qu’il est piégé car souvent réduit réduire à l’espionnage qui est illégal. L’intelligence économique ne relève pas de l’espionnage, mais bien du renseignement ouvert (OSINT) appliqué à l’économie. Mais ce n’est pas tout. Cette déclinaison est imparfaite et porteuse de confusion tant il est vrai que l’on pense le renseignement économique à l’aune des modèles militaire ou policier. Quand on parle de renseignement antiterroriste ou de renseignement criminel, c’est avant tout une affaire de professionnels qui peuvent certes s’appuyer sur des aides extérieures, mais une affaire qui n’implique néanmoins qu’un nombre limité d’acteurs. Le problème du renseignement économique, c’est qu’il est au contraire multiforme et atomisé. Ce ne sont plus quelques acteurs qui entrent en jeu, mais un très grand nombre qui à la fois le produit, le diffuse et l’utilise. Le renseignement économique est grandement un renseignement « hors les murs. » On ne peut donc pas le penser avec une vision simplement héritée d’environnements militaire ou policier car les théâtres d’opérations sont très différents. Des apports sont possibles dans les deux sens mais il s’agit bien de deux mondes distincts.

LVSL : En cas de menace pour la sécurité économique, quels sont les acteurs qui réagissent et comment ?

N.M. : Tous les exemples montrent que la sécurité économique porte ses fruits dès lors qu’un réseau s’est constitué. L’affaire Gemplus le montre bien. Il s’agit de ce fleuron français leader mondial de la carte à puce qui, au début des années 2000, voit un fonds d’investissement américain prendre son contrôle. On comprendra assez vite qu’il en va de la sécurité nationale américaine et que les services de renseignement US sont à la manœuvre. Comment tenter de contrer cela ? Un réseau s’est alors créé entre Marc de Lassus, le fondateur de Gemplus, le syndicat maison, des centrales comme FO, certains médias (notamment un journaliste de La Tribune puis l’équipe d’Envoyé Spécial) et quelques spécialistes de l’IE. Ce réseau a fait appel à la DST (devenue DGSI), ce qui a permis à la France de réagir et de finir par reprendre la main sur une entreprise qui s’appelle aujourd’hui Gemalto. Quand il existe un maillage et des réseaux, on peut donc réagir à une menace. On le voit. L’enjeu est qu’il y ait un maximum de personnes sensibilisées, et qu’il existe des lieux où ces personnes puissent se rencontrer, donc se connaître, pour densifier les maillages de ces réseaux. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut être réactif voire proactif.

LVSL : La France est plus touchée que d’autres économies (Allemagne, Chine, États-Unis) par la crise actuelle et pourrait dans les prochains mois subir davantage les appétits de ses concurrents internationaux vers des entreprises fragilisées. Quels sont selon vous les secteurs et les entreprises les plus menacés ? Quelles doivent être selon vous les priorités de sauvetage de l’État ?

N.M : C’est à chaque niveau territorial de définir ce qu’il juge vital ou stratégique. L’État va considérer qu’est stratégique ce qui ressort en priorité du régalien au sens large : la défense, l’énergie, le sanitaire, les transports, l’agriculture… Mais ce premier niveau ne peut être le seul. Prenons un exemple local : pour la Vendée, le Puy du Fou est évidemment une activité stratégique, quand pour l’État, ce n’en est pas une. Un autre exemple à l’échelle régionale : pour toute la côte de la Nouvelle Aquitaine, la montée des océans est une question stratégique car cette menace annoncée peut détruire une série d’activités comme l’ostréiculture et le tourisme. Sans parler des déplacements de populations. On voit bien que cela intéresse aussi l’État qui ne peut donc pas définir seul ce qui est stratégique et, dès lors, accepter qu’il y ait différents niveaux de définition.

Mais cette définition du stratégique au sein même de l’État pose parfois question. Interrogé dans les médias sur la vente de l’aéroport de Toulouse à des fonds canadien et chinois (NDLR : en 2015), j’ai à l’époque critiqué l’opération car le fonds canadien était blacklisté par la Banque mondiale quand le fondateur du fonds chinois était recherché dans son pays. Mais le plus grave était finalement l’attitude du groupe privé français qui était sur les rangs et n’avait pas voulu surenchérir ainsi que le choix de l’État de vendre un actif pourtant rentable et stratégique (une infrastructure aéroportuaire qui plus est à côté des pistes d’essai d’Airbus). À l’époque, j’ai bien entendu été taxé de vilain protectionniste qui ne comprenait rien à la gentille mondialisation. Et puis, finalement, on a fini par racheter l’aéroport de Toulouse, bien évidemment plus cher qu’on l’avait vendu (NDLR : en 2019, Eiffage a racheté l’aéroport au fonds chinois Casil). Cette affaire montre bien qu’il y a un problème de définition des secteurs que l’on estime stratégiques.

Une fois définies ces priorités stratégiques, se posent une question essentielle : sauvetage, ou pas sauvetage ? D’où cette question : quelle vision stratégique pour la France ? Devenir une start-up Nation ? Cela ne veut pas dire grand-chose en fait. D’autant que nos moyens ne sont pas illimités. Nos moyens financiers mais également nos ressources humaines. Pourquoi avons-nous manqué le virage technologique de l’ère Internet ? Pourquoi y a-t-il plus 60 000 Français en Californie dont une grande partie dans la Silicon Valley ? Va-t-on simplement les faire revenir en leur promettant l’eldorado du plateau de Saclay ? Un autre problème majeur est la faiblesse de nos fonds d’investissement : dans l’affaire Gemplus, le fonds privé américain avait investi 500 millions de dollars pour entrer dans le capital de la pépite française. Qui pouvait rivaliser en France ?

Mais depuis peu les choses changent. Ainsi, le ministère des Armées a créé en 2020 le Fonds innovation Défense. Doté de 200 millions d’euros, sa mission est de repérer les pépites technologiques et y investir. L’Agence d’innovation de Défense a par ailleurs été créée en 2018 pour coordonner les innovations les plus stratégiques. Pour rappel, à l’époque de l’affaire Gemplus, les fonctionnaires en charge de la sécurité économique ne connaissaient pas le fonds In-Q-Tel, dont on pouvait très aisément voir qu’il était officiellement contrôlé par la CIA. Dans mon ouvrage sur Les batailles secrètes de la science et de la technologie, j’avais insisté sur la force du nouveau dispositif américain. Et, invité au Sénat par une élue qui menait une enquête sur l’affaire, j’ai même émis l’idée de la création d’un outil similaire : un fonds souverain des services français. Mais vu les sourires et yeux écarquillés de mes interlocuteurs, je me suis demandé s’ils ne me prenaient pas pour un doux dingue. En France, rien ne semble jamais possible même quand les autres le font. Il faut beaucoup d’énergie et de pugnacité pour faire passer ses idées. C’est l’histoire de l’intelligence économique en somme. Et c’est pourquoi je répète sans cesse à mes étudiants que les seules batailles perdues sont celles qu’on ne mène pas.

LVSL : Comment voyez-vous les méthodes pour donner un caractère national à l’entreprise stratégique : est-ce que cela passe par l’actionnariat, les participations croisées, par l’encadrement, le soutien financier des pouvoirs publics, le droit ? Le décret de 2014 préparé par Arnaud Montebourg qui prévoit la protection des actifs stratégiques français est-il suffisant ?

Le problème des décrets, c’est qu’une fois qu’ils sont pris, encore faut-il les appliquer ! Et quand vous avez les Américains face à vous, et nombre d’ennemis dans votre propre camp, ce n’est pas toujours évident. C’est ce que je retiens de l’affaire Alstom/General Electric et de l’action courageuse et isolée d’Arnaud Montebourg comme ministre du Redressement productif. Sans oublier qu’en amont, nous avons donné le bâton pour nous faire battre. En effet, à partir du moment où la France a ratifié les conventions anti-corruption de l’OCDE (NB : en 1997), préparées en amont par une ONG nommée Transparency International, il fallait mettre les pratiques de ses entreprises nationales en conformité avec les engagements du pays. À cet égard, la sécurité économique est un continuum collectif : le problème n’est pas simplement de renforcer un maillon, mais d’avoir une chaîne qui soit cohérente et solide de bout en bout.

Le décret Montebourg ou les articles du Code monétaire et financier sont donc importants, mais ils ne sont que les maillons d’une chaîne. Mais surtout, il devient urgent de changer de braquet dès lors qu’on se trouve entre deux rouleaux compresseurs : les États-Unis et la Chine. Je donne toujours, à ce sujet, l’exemple d’Energias de Portugal, première entreprise portugaise et équivalent d’EDF. En 2018, cette entreprise européenne a fait face à une tentative de rachat par un fonds d’investissement chinois. Et c’est le CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) qui s’est opposé à cette opération au nom des intérêts stratégiques américains, Energias de Portugal ayant une filiale aux États-Unis. Donc si je résume : une entreprise européenne se voit interdire sa vente à un fonds chinois par les États-Unis d’Amérique. Ce cas n’est-il pas dramatiquement emblématique ? Allons-nous rester le champ de manœuvre de la guerre économique entre la Chine et les États-Unis ?

Et on ne peut pas non plus dire comme on l’entend parfois : vendons-nous en partie aux Chinois pour ne pas dépendre totalement des Américains. Car on ne retrouve pas sa liberté en se vendant à deux maîtres. Non, cela s’appelle plutôt être écartelé et c’est assez désagréable. La souveraineté ne peut venir que de la Nation et je ne crois pas à une prétendue souveraineté européenne. En revanche, l’Union européenne peut être un point d’appui, un premier rideau tout à fait essentiel. De ce point de vue, les actions conjointes de Margrethe Vestager et de Thierry Breton sont une avancée indéniable, bien que non exempts de critiques. Je pense néanmoins qu’il faut que nous assurions au maximum notre protection seuls, sans attendre que les choses se règlent au niveau européen ; si nous pouvons renforcer notre autonomie stratégique grâce aux autres, tant mieux. Sinon, tant pis. Mais cela implique de retrouver le sens du collectif et, en France, c’est le social qui en est le ciment. Quoi qu’il en coûte…

Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

Arnaud Montebourg : « Les sociaux-démocrates ne servent à rien »

© Clément Tissot
© Clément Tissot

Nous avons retrouvé Arnaud Montebourg rue de l’Opéra, dans les locaux parisiens de son entreprise Bleu Blanc Ruche. D’abord réticent à l’idée de parler politique, nous avons finalement passé en revue avec lui les principaux thèmes qui ont structuré son engagement, du Made in France à la démondialisation, jusqu’au sujet lourd qu’est la politique industrielle. Ministre de l’économie et du redressement productif de 2012 à 2014, nous avons pu aborder le poids de la haute administration et les contraintes de l’exercice du pouvoir. « L’Union européenne s’est retournée contre les peuples » déplore-t-il en constatant la fin de l’utopie fédéraliste et le déclin accéléré de la social-démocratie partout sur le continent. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Matis Brasca.


LVSL – Depuis votre départ du gouvernement Valls, vous avez voulu porter le combat du Made in France à travers une série d’initiatives, que ce soit avec les meubles (Habitat), les éoliennes (NewWind) et maintenant le miel (Bleu Blanc Ruche). Mener des initiatives privées, est-ce pour vous une nouvelle manière de faire de la politique ?

Arnaud Montebourg – C’est un combat de longue date que je menais déjà bien avant d’occuper des fonctions gouvernementales à l’économie et à l’industrie. J’ai défendu le patriotisme économique comme moyen de rassembler les forces productives d’un pays dès ma première profession de foi quand j’étais jeune député en 1997. Pour moi, c’est une ligne de vie ininterrompue. Qu’elle s’incarne dans des actes politiques ou dans des initiatives entrepreneuriales, il n’y a pas de rupture, c’est une forme d’indivisibilité de ma vie. Est-ce que c’est une nouvelle manière de faire de la politique ? Une entreprise, c’est évidemment beaucoup plus modeste. Mais c’est ce que je tente de faire en créant des entreprises qui permettent de montrer qu’il est possible de rémunérer des gens qui travaillent sur le sol français, de respecter un certain modèle social et de faire en sorte que des préoccupations environnementales soient soutenues par les consommateurs. Cet alliage est un alliage rentable et plein d’avenir. C’est une vision de la société mais, en même temps, elle est opérationnelle. C’est-à-dire qu’il faut gagner sa vie, payer les gens, embaucher, délivrer les bulletins de salaires, c’est tout à fait concret. Ça me donne une certaine fierté de vivre dans le monde de l’entreprise en cohérence avec mes convictions personnelles.

LVSL – Ce combat pour le Made in France a été accompagné ou repris par de nombreuses personnalités de différents bords politiques, d’Yves Jégo, à Bruno Le Maire plus récemment. Ne craignez vous pas que ce projet devienne un simple argument de communication ?

Arnaud Montebourg – Je l’ai fait lorsque j’étais au gouvernement avec l’exemple de la marinière qui avait surpris à l’époque, mais qui est finalement devenue un emblème. Comme une manière de dire qu’il est possible pour le producteur, pour le consommateur, pour le distributeur, pour tous les agents économiques d’avoir des réflexes patriotiques, c’est-à-dire de privilégier le travail qui est fait sur le sol français ou dans les circuits courts.

C’est un combat transpartisan. Peu importent les alternances politiques, ce combat peut être mené par tous ceux qui veulent y adjoindre leurs forces.

Cependant, cela n’a pas toujours été le cas. Nous avons déploré des pertes de contrôle d’entreprises assez importantes qui ont été décidées par le gouvernement. Cela avait été le cas de la prise de contrôle d’Alstom par General Electric, contre laquelle je m’étais élevé. J’avais défendu l’idée de la nationalisation d’Alstom, qui m’avait été accordée mais n’a pas été mise en œuvre par mon successeur au Ministère de l’économie Emmanuel Macron. La conséquence, c’est qu’Alstom a été vendu à Siemens. Nous avons donc donné sous François Hollande la moitié d’Alstom aux Américains, et avec Emmanuel Macron l’autre moitié aux Allemands. Pourtant Alstom représente le transport ferroviaire et la maîtrise de nos capacités technologiques de fabrication d’électricité, c’est-à-dire deux éléments stratégiques pour notre nation.

« Il est parfaitement possible d’empêcher l’hémorragie des prises de contrôle de nos entreprises. »

Je dois dire ma fierté rétrospective d’avoir soutenu la nationalisation partielle de Peugeot. Nous avons décidé d’évincer la famille Peugeot, de la ramener au niveau modeste de 14% de participations, l’État est entré au capital à hauteur de 14% en investissant 800 millions d’euros pour construire une alliance forte avec les Chinois, ce qui nous a permis de sauver une entreprise qui était alors en quasi faillite. Cette nationalisation partielle montre qu’il est possible que l’État fasse des choix intelligents et durables. Aujourd’hui, les contribuables peuvent se réjouir de la décision que j’ai prise puisque les 800 millions d’euros de l’époque doivent valoir le double ou peut-être même le triple.

Surtout, Peugeot est aujourd’hui devenue une entreprise prospère qui crée des emplois et qui a racheté Opel, démontrant ainsi que l’alliance d’intérêts publics et privés dans un cadre de reconquête des outils productifs nationaux est un projet politique intelligent.

Malheureusement les libéraux, ceux qui sont d’avis qu’il faut laisser faire parce que le marché a toujours raison, contre la décision collective des nations, pensent souvent le contraire. C’est pourquoi j’ai à déplorer qu’on ait vendu, sous le mandat actuel, non seulement Alstom aux Allemands, mais aussi les chantiers navals STX aux Italiens. Ce sont là des pertes de contrôle très importantes. Une fois que le centre de décision nous a échappé, une fois que ceux qui ont acquis ces entreprises décident de faire selon leurs intérêts propres, des intérêts qui ne sont pas les nôtres, alors vous n’avez plus que vos yeux pour pleurer pour tenter d’empêcher les fermetures. Ce mode d’aliénation d’un bien industriel national est l’anti-Made in France.

© Clément Tissot
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Je constate que nous avons laissé faire beaucoup trop de choses et que sonner aujourd’hui le rassemblement autour du Made in France, comme le fait Bruno Le Maire, est malheureusement une sorte de posture bien tardive. Il aurait premièrement été justifié de ne pas prendre les décisions qui concernent ces deux grandes entreprises stratégiques et, deuxièmement, de chercher à les soutenir par le décret que j’ai laissé derrière moi du 14 mai 2014. Ce décret permet d’interdire les prises de contrôle par des fonds d’investissement ou des entreprises ayant des intérêts qui ne sont pas les nôtres dans des secteurs stratégiques. Il est parfaitement possible d’empêcher l’hémorragie des prises de contrôle de nos entreprises. Je déplore donc cette atteinte au patriotisme économique de la part de mes successeurs.

LVSL – En rapport avec cela, les dispositions essentielles de la Loi Florange, celles qui concernaient l’obligation d’accepter une offre de reprise en cas de cessation d’activité, ont été cassées par le Conseil Constitutionnel et le décret du 14 mai 2014 est resté d’une certaine manière lettre morte. Vous avez affirmé votre opposition à une série de privatisations des actifs nationaux (Alstom, Florange, Aéroports de Paris…) mais vos efforts ont été largement contrariés. Alors que peut faire l’État aujourd’hui ? A-t-on fait une croix définitive sur la possibilité de mener une politique industrielle indépendante ?

Arnaud Montebourg – L’État peut beaucoup. Il ne peut pas tout, c’est vrai, mais il peut faire énormément. Il peut se rendre maître d’entreprises qui ont une utilité stratégique pour la nation. Grâce à la Banque Publique d’Investissement (BPI) – dont je suis l’un des géniteurs – il peut permettre le financement d’entreprises, et peut donc avoir une politique de filière. Grâce à la mobilisation que j’avais engagée autour de plans industriels, il peut planifier des développements dans de nombreux secteurs. Plans industriels qui sont d’ailleurs confiés au secteur privé. Je trouve que les entreprises d’un secteur donné sont généralement plus visionnaires que des administrations qui ne connaissent pas tout à fait le secteur, même si on a besoin que l’État et le secteur privé travaillent ensemble. En partant, j’avais laissé sur la table 34 plans industriels, mon successeur les a réduits à 9. Quand j’avais présenté à l’Élysée les 34 plans de la nouvelle France industrielle, j’avais dit qu’on ne ferait peut-être pas 34 tirs au but, mais que multiplier les initiatives permettait d’augmenter les chances de réussite. Donc la politique industrielle repose sur la volonté de ceux qui nous dirigent. Elle peut parfaitement reprendre son cours demain avec d’autres dirigeants qui ne sont pas des libéraux, c’est-à-dire qui ne sont pas des amoureux du “laissez-faire” (comme disait John Maynard Keynes en 1926 dans un livre prémonitoire de la crise de 1929 qui s’appelait La fin du laissez-faire), et qui n’ont pas de politique industrielle.

« La politique industrielle repose sur la volonté de ceux qui nous dirigent. »

On m’a beaucoup reproché de faire de la médecine d’urgence et de courir après les plans sociaux. Mais même quand on restructure on peut toujours préserver un outil industriel, un outil de travail. On demande aux banquiers de renoncer à certaines de leurs prétentions, aux dirigeants de partir quand ils ont été incompétents, aux actionnaires de prendre leurs pertes et aux salariés et aux syndicats d’accepter que l’entreprise retrouve une meilleure fortune : non pas la fermeture complète, mais accepter de réduire le niveau des effectifs en attendant de repartir. C’est ce qui s’est passé dans de nombreuses entreprises où on a fait ce travail de chirurgie et de sauvetage au forceps. Il y a beaucoup d’endroits en France où on me remercie, où on me dit merci d’avoir sauvé telle ou telle entreprise qui maintenant est repartie et embauche.

Les Allemands ont fait ça. Les Allemands ne sont pourtant pas des bolcheviks, ce sont des ordolibéraux. Dans “ordolibéralisme” il y a le mot “ordo”, c’est-à-dire qu’ils détestent le désordre. Ils considèrent que l’État ou le Land a une responsabilité dans l’action économique, ils n’ont jamais abandonné l’action de l’État et la politique industrielle. Quand il y a eu la grande crise de 2008, ils ont payé les ouvriers au chômage technique à rien faire – ils repeignaient les usines en blanc – en attendant que ça reparte. En France, on a fait des plans sociaux partout, on a tout fermé. On s’est effondrés, au point que nous sommes maintenant derrière l’Espagne et l’Angleterre en termes de part industrielle dans la richesse nationale. Les Allemands ont tout gardé : ils ont financé le maintien des outils industriels. Voilà une bonne politique industrielle.

LVSL – La politique industrielle que vous avez voulu mener s’est heurtée à un certain nombre de contraintes : le verrou du Conseil constitutionnel, les directives de la Commission européenne, le G20 etc. Comment contourner ces contraintes ?

Arnaud Montebourg – Le Conseil constitutionnel intervient quand la loi s’exprime, or il n’y a pas besoin de lois pour faire une politique industrielle. D’autre part il y a effectivement le contrôle a posteriori de la Commission européenne sur les aides d’État, mais il faut savoir lui résister. C’est le rôle d’un dirigeant politique de défendre une part de la souveraineté, ce que l’on appelle la subsidiarité, en disant : ceci ne vous concerne pas et je n’admets pas vos verdicts. Troisièmement le G20 n’a aucune capacité à intervenir dans les affaires des États. Faites des G20, je saurai pour ma part vous faire des politiques industrielles qui contrediront ses orientations. Ce qui compte ce n’est pas le dire, c’est le faire.

LVSL – Dans votre action gouvernementale, vous vous êtes aussi heurté à la haute administration, et en particulier à la direction du Trésor. Quel est le poids de la haute administration sur les décisions économiques et politiques ? S’agit-il d’un « État dans l’État » ?

© Clément Tissot
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Arnaud Montebourg – La haute administration prétend être autrement plus légitime que ne le sont les gouvernants. Elle se croit, dans sa culture et dans sa formation, dépositaire de l’intérêt national, beaucoup plus que le ministre qui passe : parce qu’elle est là, pour toujours. Donc le travail que doit faire un dirigeant politique à la tête d’un ministère, c’est soumettre son administration à ses vues. C’est un travail difficile mais qui est réalisable assez facilement quand on a du caractère. L’administration pense toujours de la même manière, ses dirigeants sont formés avec les mêmes polycopiés, les mêmes professeurs, au sein des mêmes écoles ; ils répètent donc leurs polycopiés, leurs professeurs et leurs écoles. Ces gens-là n’ont aucune légitimité. Mais je dois dire que quand l’administration a un chef, elle le reconnaît. Le politique doit donc exercer son primat, et il n’y aura pas de difficultés.

Vous faites parfois face à des actes de déloyauté manifeste qu’il faut réprimer. Et je peux vous dire, j’ai botté les fesses des gens ! Quand vous êtes dans une entreprise, si une personne est déloyale, vous la virez, c’est pareil dans l’administration. Je ne peux pas vous dire mieux ! Il suffit de le faire et de ne pas en avoir peur. Quand on laisse faire l’administration, c’est soit qu’on est d’accord avec elle, et qu’on s’abrite derrière pour se dédouaner, soit c’est parce qu’on n’a pas les capacités ou le caractère nécessaire pour faire autrement, mais on n’a rien à faire comme ministre dans ce cas là. Savoir soumettre son administration à ses vues c’est le critère de la compétence.

LVSL – Dans le cas des gouvernements Ayrault et Valls, ne pas aller contre la haute administration résultait donc d’un choix politique ?

Arnaud Montebourg – Comme le ministre ne choisit pas ses collaborateurs, il y a évidemment un problème : quand vous voulez les sortir, vous devez le faire en conseil des ministres, donc cela remonte au Président. Cela devrait être démantelé. L’article 13 de la constitution donne au Président le pouvoir de décider de toutes les nominations. Or chaque administration devrait être obéie de son chef, et pour ce faire les directeurs des administrations centrales doivent être choisis par le ministre selon des critères qui lui sont propres. C’est une réforme importante, à mener dans le cadre de ce que j’ai toujours défendu comme devant être la Sixième République.

LVSL – En lien avec le Made in France, vous avez longtemps incarné l’option de la démondialisation à gauche. Cette notion a-t-elle toujours du sens aujourd’hui pour vous ?

Arnaud Montebourg – Pour moi, démondialisation et Made in France, c’est le même mot. La démondialisation c’est le rétrécissement du monde, cela traduit le fait que toute une génération de dirigeants politiques convertie au libre-échange a organisé la concurrence déloyale entre des systèmes économiques, politiques et sociaux, totalement hétérogènes. Cela a eu pour conséquence de détruire beaucoup d’emplois dans les pays industrialisés, et a provoqué partout la montée des populismes. Ces conséquences justifient selon moi la nécessité d’un protectionnisme, que j’ai toujours défendu. Les peuples sont en train de nommer des gouvernements radicaux qui ne s’en prennent plus seulement aux produits, mais aussi aux hommes. Le libre-échange est aujourd’hui condamné par des peuples qui ont compris que c’était leur mort économique lente. Comme disait Hubert Védrine, quand vous mettez en concurrence des classes ouvrières qui ont 150 ans de syndicalisme et d’acquis sociaux d’une part, avec des esclaves asiatiques de l’autre, il est évident que la compétition ne s’exerce pas de façon égale et loyale. Il est naturel que les classes ouvrières se posent la question du libre-échange.

« La démondialisation est en train de se réaliser. »

J’ai relu ma profession de foi de 1997 et j’y ai découvert que je défendais déjà cette idée, ça ne s’appelait pas comme ça mais le contenu était le même. A l’époque, les négociations préparant la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), lors des accords de Marrakech, venaient de se terminer. C’était la fin du GATT [processus d’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, initié en 1947, qui s’achève en 1994 avec la création de l’OMC], et le cinéma français avait défendu l’exception culturelle. Qu’est-ce que l’exception culturelle ? C’est le droit d’être protectionniste dans l’ordre du cinéma. J’avais donc dit qu’il fallait faire aussi l’exception industrielle et agricole ; c’est-à-dire le droit d’être protectionnistes dans tous les domaines, pas seulement en matière de culture. Finalement, il n’y aurait que le cinéma français qui aurait le droit d’être protectionniste mais la classe ouvrière, elle, n’aurait pas le droit de l’être parce que ce n’est pas bien ? J’avais été élu sur ces thèmes là.

La démondialisation est en train de se réaliser. Premièrement, mes analyses et mes propositions d’alors étaient prémonitoires : la part du commerce mondial dans les richesses nationales est effectivement en train de se rétrécir d’une façon considérable. Deuxièmement, les mouvements de capitaux ont rétréci au lavage, eux aussi. Ils n’ont pas retrouvé les mêmes niveaux qu’avant la crise de 2008. Troisièmement, il y a partout dans le monde des peuples qui veulent réduire l’état des échanges et défendre le circuit court, sur l’idée qu’il y a un rapport entre ce que je produis et ce que j’achète. Il y a en quelque sorte deux cerveaux dans la tête de l’homme ou de la femme : d’un côté le cerveau droit qui veut du low-cost, sans atteinte au pouvoir d’achat, et de l’autre un deuxième cerveau, un cerveau citoyen, qui veut des emplois pour ses enfants, des PME florissantes, un bon modèle social et des lois environnementales d’avant-garde. Ces deux cerveaux sont en train de se reconnecter. Il est normal que l’on défende nos emplois, nos PME et notre modèle social en achetant Made in France. La démondialisation est donc en train de se réaliser, pas seulement économiquement et financièrement, mais aussi culturellement – c’est le Made in France – et politiquement, par la remise en question des traités de libre-échange.

LVSL – Ne craignez-vous pas que ce changement culturel, qui doit selon vous accompagner le Made in France, ne soit porté que par les citoyens et les acteurs privés et induise ainsi une déresponsabilisation de l’État ?

Arnaud Montebourg – La société est pionnière sur le politique. C’est la société qui dirige le politique, contrairement à ce que certains croient. C’est elle qui met dehors les dirigeants qu’elle a élus et en installe d’autres. Le souverain n’est pas le dirigeant comme c’était le cas sous les anciennes monarchies. Le souverain, c’est le peuple, et c’est lui qui décide in fine – même s’il ne peut pas toujours intervenir comme le proposait Pierre Mendès-France dans La République moderne. Or la société a compris sa responsabilité et la met en œuvre. Les gens votent donc avec leurs bulletins de vote certes, mais aussi avec leurs cartes bleues. Ce mouvement transforme tous les métiers. Regardez ce qui se produit à une vitesse exceptionnelle dans la grande distribution. Les supermarchés sont partout en difficulté. Les gens utilisent internet comme moyen de contrôle de leur acte d’achat, ils enquêtent sur les producteurs. La société est en train de guider l’avenir du collectif, et les politiques devront suivre, ils n’auront pas le choix.

« Les Français sont les derniers à défendre le bien commun qu’est l’Union européenne. Tous les autres ont des politiques nationalistes. »

LVSL – Nous parlions tout à l’heure des contraintes auxquelles vous vous étiez heurté pendant votre expérience gouvernementale. Mais au-delà du Conseil constitutionnel ou de la haute administration, vous aviez dû également faire face au gouvernement allemand. Pensez-vous qu’en France nous soyons naïfs à l’égard de la politique de nos voisins européens ?

Arnaud Montebourg – Totalement naïfs. Les Français sont les derniers à défendre le bien commun qu’est l’Union européenne. Tous les autres ont des politiques nationalistes. Les Allemands ont une politique nationaliste : ils décident, les autres s’adaptent. Chacun défend son intérêt. La France oublie de le faire parce qu’elle est obligée de défendre cette espèce de vision que toute une génération politique nous a léguée. Mais elle est seule et se retrouve à chaque fois comme la variable d’ajustement. Puisqu’elle porte l’Europe, elle fait toujours des concessions à son détriment. Je l’ai vu dans toutes les politiques, depuis la question des pots catalytiques jusqu’à celle de l’énergie : les allemands ont décidé tout seuls d’arrêter le nucléaire et d’ouvrir des centrales à charbon, ils sont les premiers pollueurs d’Europe mais personne ne leur dit rien. Ils ont aussi décidé d’ouvrir les vannes aux migrants et aux réfugiés qui sont arrivés à hauteur d’un million dans leur pays, ce qui a provoqué des réactions politiques négatives de part et d’autre, dans les pays voisins… L’Allemagne prend des décisions seule, l’Italie prend des décisions seule, et la France porte encore, comme une cariatide esseulée, ce linteau fissuré qui menace de s’effondrer.

« L’Union européenne s’est retournée contre les peuples. »

Les peuples ne soutiennent plus l’Union européenne parce qu’elle ne marche pas et ne traite pas les problèmes. L’Union européenne s’est retournée contre les peuples. Depuis la crise grecque, on a eu des déclarations de dirigeants européens expliquant que les élections, c’est bien, mais que ça ne doit pas changer la politique économique décidée par l’Union européenne. Ces atteintes à la liberté de choix ont fait de l’Union européenne un épouvantail populaire.

© Clément Tissot
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LVSL – Cette crise de l’Union européenne a partie liée avec la crise de la social-démocratie partout sur le continent. On pense aux résultats du Parti Socialiste aux dernières élections, ou de ceux du SPD, du PD, du PASOK… Pensez-vous que ce paradigme de crise engendre la chute de toute la social-démocratie ?

Arnaud Montebourg – La chute de la social-démocratie correspond pour moi au fait que les sociaux-démocrates ne servent à rien. Ils ont échoué ou ils ont trahi leur mission historique qui était d’équilibrer les excès du capitalisme. Particulièrement après une crise aussi grave que celle de 2008 qui a mis par terre le niveau de vie de 600 millions de citoyens qui appartenaient aux classes moyennes. Sur ce sujet, il y a eu dernièrement une étude du cabinet McKinsey – qui n’est pas vraiment une officine mélenchonniste. Cette étude montrait que ces dix dernières années, dans les pays de l’OCDE, 580 millions de citoyens avaient vu leur niveau de vie baisser ou stagner, alors que dans la décennie précédente c’était seulement 10 millions d’entre eux. Les dix années de mondialisation et de mise en concurrence des revenus tirés vers le bas, ainsi que la gestion austéritaire de la crise, ont provoqué la révolte des classes moyennes. Cela a provoqué Trump, Salvini, les néo-nazis au pouvoir en Autriche, l’Alternative für Deutschland comme probable deuxième parti et force d’alternance possible en Allemagne, Marine Le Pen au deuxième tour à 33%…

La social-démocratie a été l’auteur de cet appauvrissement : le matraquage fiscal par Hollande, Renzi et l’austérité, et je ne parle même pas du PASOK. Partout, ils ont été les agents de cette austérité contre leur propre électorat – ça a été leur bêtise – mais surtout contre la masse des gens qui n’avaient aucune responsabilité dans la crise financière. Donc la social-démocratie finit comme le Parti Communiste après la chute du Mur, comme le Parti Radical après la guerre quand la République était établie et qu’on n’avait plus besoin d’eux. On n’a plus besoin de ces partis qui ont failli dans leur mission. Il est normal que les peuples se tournent vers d’autres forces politiques, pour le pire ou pour le meilleur, et que de nouvelles forces politiques émergent.

LVSL – L’Union européenne est entrée dans une crise existentielle majeure avec un paysage politique inimaginable il y a dix ans : des gouvernements illibéraux à l’Est, le Brexit, et la coalition M5S/Lega en Italie. Est-ce la fin de l’utopie fédéraliste ?

Arnaud Montebourg – Je le crois, parce que la construction du noyau dur fédéral s’est faite sur des orientations politiques qui ne sont pas consensuelles, et contre les majorités sociologiques de tous les pays européens. C’est une stratégie létale pour les constructeurs de l’Union européenne. Beaucoup ont défendu la réforme dans l’Union européenne, « on ne veut pas de cette Europe, on en veut une autre »… Aujourd’hui, on sait que c’est à prendre ou à laisser : et les peuples ont décidé de laisser parce qu’on leur a dit que c’était à prendre ou à laisser. Il fallait refuser le traité de Lisbonne, une partie de mon parti de l’époque, dont François Hollande, l’a approuvé avec Nicolas Sarkozy, moi je ne l’ai pas voté. On paie à présent la facture de décisions qui ont été prises à ce moment là. Quand M. Juncker dit qu’il n’y a pas de démocratie contre les traités et que Mme Merkel déclare que « la démocratie doit se conformer aux marchés »…

Nous avons besoin de la construction européenne. Mais qu’est-ce que les peuples accepteront ? A mon avis, une Union rétrécie aux puissances qui comptent. Peut-être pas le retour aux seuls fondateurs, mais par exemple aussi à la péninsule ibérique… En tout cas à l’Europe occidentale, puisque nous n’avons pas de valeurs communes avec les pays de l’Est, il y a un problème là ! Les orientations devront donc être différentes. S’il reste des éléments fédéralistes, ils devront être cantonnés dans une Union qui n’a pas d’autre choix que d’être rétrécie. Vous ne pouvez pas prendre de décisions à 28 ! Vous avez déjà essayé de prendre des décisions à 28 dans votre famille ? Même à 6, essayez de le faire.

Aujourd’hui l’Europe est une paralytique. Elle ne prend aucune décision dans la guerre commerciale entre Trump et la Chine. Face aux excès du trumpisme, comme en matière de climat, l’Union européenne est absente. Il n’y a pas de politique climatique européenne, il y a l’Allemagne avec ses centrales à charbon, la Pologne avec ses centrales à charbon et la France avec son nucléaire : il y a un problème. Cette vision fédéraliste est absurde, et n’a aucune chance de prospérer. Il faut donc inventer autre chose pour que l’Europe reste unie et continue à être la première puissance mondiale qu’elle doit être.

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Matis Brasca. Photographe : Clément Tissot.