Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières, par Jean Ziegler

Jean Ziegler à Paris, mai 2018 © Vincent Plagniol pour LVSL

Vice-président du Conseil consultatif des Droits de l’Homme des Nations-unies depuis 2009, Jean Ziegler y a auparavant occupé le poste de Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation pendant huit ans. Auteur de nombreux livres traduits dans le monde entier, il compte au nombre des principales figures de la critique du néolibéralisme et de ses conséquences sociales dans les pays de l’hémisphère Sud. Dans cet article, il revient sur les défaillances structurelles que révèle la pandémie de coronavirus dans l’ordre mondial contemporain et ébauche des pistes pour son dépassement. 


Durant la première vague européenne de la pandémie du coronavirus (Covid 19), du 1er mars au 30 mai 2020, deux stratégies propres au capitalisme financier globalisé se sont révélées particulièrement meurtrières : celle du recours à la loi des coûts comparatifs des frais de production et celle de la maximisation des profits. Jusqu’au début du déconfinement en Europe, l’épidémie a fait dans le monde plus de 375 000 morts, dont près de 100 000 aux États-Unis, de 36 000 au Royaume-Uni, plus de 32 000 en Italie, de 28 000 en France, de 26 000 en Espagne et de 23 000 au Brésil. En Europe, les victimes meurent principalement dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD en France) et dans les hôpitaux.

Le 29 mai 2020 à 14 h, la situation en France était la suivante : 28 714 décès depuis le 1er mars 2020, dont 18 387 à l’hôpital et 10 327 dans les EHPAD. Il n’existe pas de chiffres fiables pour les morts du virus survenus à domicile1. En EHPAD, l’agonie des victimes est souvent cruelle.

La totale dépendance des États européens à l’égard de la Chine et de l’Inde (…) est responsable de dizaines de milliers de morts par suffocation.

Voici le témoignage de Maya (prénom d’emprunt), aide-soignante dans un EHPAD de Montreuil, dans la banlieue parisienne :

« J’ai vu des collègues, faute de masques et de surblouses, refuser d’entrer dans les chambres de malades du Covid. Les résidents sont alors restés sans médicaments et sans manger. Les infirmières n’ont pas non plus voulu aller à leur chevet pour leur prodiguer leur traitement »2.

Nombre de patients de cet EHPAD ont eu de la peine à se nourrir seuls, sans les aides habituelles. Du moment que la pénurie de masques, de surblouses et de charlottes empêchait les soignants d’approcher les résidents, aux douleurs provoquées par le manque de traitements sont venues s’ajouter les affres de la faim.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Jean Ziegler, réalisé en mai 2018 : « Nous assistons à une régression des normes internationales vers la sauvagerie »]

En Europe, la plupart des hôpitaux ont, avec une rapidité impressionnante, réorganisé leur fonctionnement. Les médecins urgentistes, les infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes, personnes chargées du nettoyage, ambulanciers hommes et femmes, responsables de la pharmacie, de la logistique ont accompli – et continuent d’accomplir – un travail absolument admirable, risquant à chaque instant leur santé, se dévouant sans limite aux soins des personnes infectées. Mais dans nombre de centres de réanimation, à partir de la mi-avril, l’angoisse rodait : les médecins urgentistes étaient confrontés à une diminution rapide des stocks de médicaments indispensables à la réanimation cardiopulmonaire, notamment des malades intubés et mis en coma artificiel.

Dans nombre de centres, à chaque moment, des médicaments essentiels risquaient de manquer. Ce fut notamment le cas des anesthésiants Propofol et Isofluran utilisés pour les narcoses, de l’opioïde anti-douleur Sufentail et du curare et du Midazolam, utilisés pour la sédation des patients.

Comme beaucoup d’autres pays, l’Allemagne a vécu l’angoisse des médicaments manquants. Début avril, la société multinationale de production pharmaceutique Baxter avertissait le Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte3 qu’elle était temporairement dans l’incapacité de livrer l’Isofluran et le Propofol. À ses clients, la société écrivait qu’elle leur demandait « poliment de ne plus effectuer de commandes durant le mois d’avril »4.

Les principaux médicaments indispensables au traitement par respiration artificielle, notamment par appareil respiratoire et par coma artificiel et intubation, sont fabriqués en Asie. Exemple : le curare synthétique est principalement fabriqué en Inde, les médicaments utilisés par les anesthésistes le sont en Chine et également en Inde.

Afin d’obtenir un profit maximum pour leurs actionnaires, les sociétés multinationales dominant le secteur pharmaceutique ont depuis longtemps délocalisé en Asie une grande partie de leur production.

En Chine, la grève est assimilée à un délit criminel, les syndicats indépendants y sont inconnus, les ouvriers et ouvrières corvéables à merci. Même chose en Inde qui pourtant, sur le papier, est une démocratie. Les salaires y sont, selon les secteurs, de 3 à 5 fois inférieurs à ceux des travailleurs et travailleuses des mêmes secteurs d’Europe occidentale.

Dans l’EHPAD de Montreuil, des hommes et des femmes âgés, infectés du coronavirus, sont morts de faim et faute de médicaments. Dans des hôpitaux et des cliniques, en Allemagne, Italie, Espagne et Russie, aux États-Unis, au Brésil, combien de malades ont souffert l’enfer, mourant par suffocation dans d’atroces souffrances, à défaut des médicaments nécessaires aux anesthésies et aux réanimations prolongées ? Le public ne le saura pas.

La loi du capitalisme des coûts comparés des frais de production les a tués.

Pour lutter contre la première vague de la pandémie du Covid 19, les États industriels d’Europe, mais aussi les États-Unis, les pays d’Amérique du Sud, la Russie, etc., se sont trouvés totalement dépendants des industries délocalisées en Asie.

Venons-en aux masques. Pour lutter contre la pandémie, le port du masque est exigé. Or, l’accès aux masques pour le personnel soignant et, plus généralement, pour les populations européennes, relève de la farce.

Prenons l’exemple de la France.

Le 16 février 2020, Olivier Véran prend ses fonctions de ministre des Solidarités et de la Santé. Quelques jours plus tard, il déclare devant le Sénat : « En 2020, il y avait un stock d’État de masques de 1 milliard. Quand je suis arrivé au ministère, il n’y en avait plus que 150 millions. […] Du point de vue des masques, nous n’étions pas un pays préparé à une crise sanitaire en raison d’une décision prise il y a neuf ans »5.

Que s’est-il passé ? La République française, quel que soit le parti au pouvoir, est ravagée par l’idéologie néolibérale.

Il y a dix ans, la réserve stratégique détenue par l’État comptait plus de 1 milliard de masques chirurgicaux et de masques de type FFP-2 (plus filtrants et réservés au personnel soignant). Mais ce stock coûtait cher. De plus, il fallait le renouveler tous les cinq ans. La logique capitaliste imposait aux dirigeants un changement de stratégie. Les dirigeants ont alors introduit la notion de « flux ». Ils se sont mis à commander des masques à des entreprises chinoises, moyennant des « contrats dormants », activés uniquement en cas de besoin. Résultat : au début de la pandémie et durant toute sa première vague, la France a presque entièrement dépendu pour ses masques des fabricants chinois… et ceux-ci se sont fréquemment trouvés dans l’incapacité de livrer.

D’où les directives grotesques du Premier ministre Édouard Philippe : jusqu’à mi-mars, il assurait que le port du masque ne jouait aucun rôle dans le combat contre le coronavirus. Deux mois plus tard, changement du tout au tout du langage gouvernemental : le port du masque est obligatoire dans les transports publics et les magasins et fortement conseillé dans l’espace public.

Se procurer des masques en Chine constitue pour les acheteurs privés et publics un parcours du combattant. Le marché est chaotique. Il est peuplé de maîtres-chanteurs et d’escrocs. Les États les plus puissants, notamment les États-Unis, recourent aux menaces, au chantage, pour se procurer les précieuses protections jetables : masques, surblouses, charlottes, couvre-chaussures, lunettes de protection, etc.

Début 2020, le président Trump a déterré une loi datant de la Deuxième Guerre mondiale, appelée Defense Protection Act, permettant au gouvernement de Washington de saisir toute cargaison de biens importants pour la sécurité nationale. Trump en fait un usage intense. Exemple : des acheteurs brésiliens, mandatés par le gouverneur de l’Etat fédéral de Bahia, achètent début mars auprès d’une entreprise chinoise 600 appareils de respiration artificielle de type New Port HT 7-Plus. L’avion cargo transportant les appareils effectue un arrêt technique à Miami. Le gouvernement américain fait saisir la cargaison.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) émet un avertissement mi-mars : elle demande à ses États membres de veiller au respect des règles de transparence et de non-discrimination du commerce international. En vain !

Le détournement de cargaison, la rupture de contrats, les escroqueries, les menaces et les chantages continuent de plus belle. Le Brésil est, après les États-Unis, le pays le plus cruellement frappé par la pandémie. Son ministre de la Santé, Luis Henrique Mandetta, commande en Chine et paie d’avance 200 millions de masques. Mi-mars, les masques sont stockés sur l’aéroport chinois dans l’attente de leur livraison via l’Argentine. C’est alors qu’apparaissent dans le ciel 23 avions cargos américains. Les agents qu’ils transportent négocient sur place le détournement de la cargaison pour un prix largement supérieur. L’entrepreneur chinois, y trouvant son compte, rompt aussitôt le contrat passé avec les Brésiliens… et les 200 millions de masques sont embarqués pour les États-Unis.

Le Canada, la France, d’autres États encore dénoncent régulièrement les ruptures de contrats et les détournements de cargaisons de masques et d’autres protections jetables, d’instruments médicaux, d’appareils respiratoires, etc.

Israël a chargé les agents du MOSSAD, son agence de renseignements dédiée aux opérations spéciales, de l’acquisition des masques et autres produits médicaux.

Dans cette guerre commerciale impitoyable, certains Etats jouissent d’une position avantageuse.

Prenons l’exemple de l’Allemagne. Après une discussion téléphonique avec le président chinois XI Jinping, la chancelière Angela Merkel a obtenu l’installation par la Lufthansa d’un pont aérien entre Shanghai et Francfort. L’Allemagne évite ainsi les risques de rupture de contrats en faveur d’acheteurs plus généreux et de détournement de cargaisons commandées et payées d’avance.

Pour des pays plus pauvres, mais également dépendants de la Chine (ou de l’Inde), la montée constante des prix des médicaments, des appareils respiratoires et des masques constitue une autre catastrophe.

[Pour une analyse de l’impact économique et social de la pandémie dans l’hémisphère Sud, lire sur LVSL cet article de Nicolas Jacquet : « Le dilemme de l’Afrique sub-saharienne face au Covid-19 »]

Le type d’appareil de respiration artificielle commandé en Chine par le gouvernement de Bahia coûtait avant la pandémie 700 dollars US. Une cargaison de ces appareils commandée en Chine par le gouvernement italien en avril 2020 était facturée à 25 000 dollars la pièce.

La multiplication exponentielle des commandes, notamment européennes, provoque des impasses de livraison en Chine même. Les matières premières commencent à manquer. De plus, faute d’espace dans les avions cargos, la marchandise reste parfois bloquée durant des semaines sur les aéroports chinois.

La totale dépendance des États européens, américains, africains, à l’égard de la Chine et de l’Inde pour la livraison des moyens de lutte élémentaires et indispensables contre la pandémie est responsable de dizaines de milliers de morts par suffocation.

Selon les chiffres de l’ONU, plus de 35% de la population d’Afrique subsaharienne vit dans des habitats dits « inofficiels », où un seul robinet d’eau sert jusqu’à 1000 ou parfois 2000 personnes, où se protéger du virus (…) tient donc du projet utopique.

À l’heure où j’écris ces lignes, personne ne sait encore si une deuxième vague épidémique menace les continents. Personne ne connaît réellement le Covid-19, ni ses origines, ni son mode de diffusion à moyen et long terme. C’est un tueur masqué. Un assassin inconnu. L’humanité, jusqu’à présent, lui est livrée sans défense. Il n’existe pour s’en prémunir ni vaccin ni traitement.

Mais une chose est certaine. Dans la guerre contre le virus, la stratégie capitaliste est un échec.

Au cours des dernières générations, les oligarchies du capital financier globalisé ont réussi à démanteler, désarmer l’État et à instaurer l’aliénation dans la conscience collective. Face à la pandémie, leur stratégie s’avère meurtrière.

Que faut-il faire ? De toute urgence et avant que le tueur masqué ne revienne en force ? Le rétablissement des droits et devoirs régaliens de l’État dans les secteurs de la santé (et de l’alimentation) est urgent. Le secteur de la santé publique doit être déclaré secteur stratégique au même titre que la défense nationale et la sécurité publique.

Les investissements publics dans ce secteur – recherche, équipements hospitaliers, salaires des personnels soignants, équipements médicaux dans les EHPAD aussi – doivent être augmentés massivement.

Fin de la fermeture d’hôpitaux et fin de la surexploitation des soignants et des soignantes. Fin immédiate de la politique d’austérité, quand elle touche au plus près de la vie humaine. Abolition de la directive de l’Union européenne interdisant un déficit du budget des États membres supérieur à 3%.

Pour mettre un terme à la multi-dépendance du secteur public de la santé et augmenter rapidement les budgets de la recherche médicale et des salaires des soignants, pour financer les équipements hospitaliers, les stocks de masques et de médicaments destinés à sauver des vies, l’État doit accepter de s’endetter.

Je le répète : il faut accepter la montée de la dette souveraine si les investissements dans le secteur sanitaire l’exigent. Il faut « déglobaliser » radicalement ce secteur. Ayant récupéré leur capacité normative, les États doivent forcer les sociétés multinationales de la pharmacie à rapatrier leurs établissements de recherche et de production.

Quelle que soit la protestation inévitable des actionnaires, les États doivent prendre des parts du capital de ces entreprises ou, si nécessaire, procéder à leur nationalisation.

Le Covid-19 pénètre dans les palais comme dans les masures. Il tue les miséreux comme les oligarques. Il ne connaît pas de frontières sûres. Il a obligé 3 milliards d’êtres humains à travers le monde à se confiner chez eux. Il crée l’angoisse, ruine l’économie et sème la mort. Ce qui se passe au-delà des mers concerne directement les Européens. L’Organisation mondiale de la santé exige qu’on mette à disposition au minimum 5000 lits d’hôpitaux publics pour 100 000 habitants. Or, les 52 États africains n’en possèdent en moyenne que 1800 pour 100 000 habitants. En Afrique, 32,2% des habitants sont gravement et en permanence sous-alimentés. Autrement dit, les forces immunitaires d’un tiers de la population sont fortement affaiblies.

Dans les slums de Dacca, au Bangladesh, dans les bidonvilles surpeuplés de Nairobi, dans les favelas de São Paulo, aucune « distanciation sociale » n’est possible. Selon les chiffres de l’ONU, plus de 35% de la population d’Afrique subsaharienne vit dans des habitats dits « inofficiels », où un seul robinet d’eau sert jusqu’à 1000 ou parfois 2000 personnes, où se protéger du virus en se lavant fréquemment les mains tient donc du projet utopique. La dette extérieure des États imposée de longue date par l’oligarchie du capital financier globalisé est écrasante. Elle empêche tout investissement significatif dans le secteur de la santé publique. Au 31 décembre 2019, la dette des 123 pays dits du Tiers monde6 s’élevait à 2100 milliards de dollars. Aucune lutte victorieuse contre le Covid-19 n’est possible sans la suppression radicale et immédiate de la dette extérieure des pays les plus pauvres de la planète.

[Lire sur LVSL cet article de Milan Rivié : « En plaine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ? »]

Warren Buffet est classé par le magazine américain Forbes au septième rang des hommes les plus riches du monde. S’exprimant sur la chaîne de télévision CNN, il déclarait au journaliste qui l’interviewait : « Yes, there is class warfare, all right, but it is my class, the rich class, that’s making all war and we are winning » (« Oui, la guerre des classes, ça existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la gagner »)7.

Il nous faut de toute urgence renverser le rapport de forces. Le capitalisme tue. Avant de pouvoir gagner notre lutte contre la pandémie, il nous faut abattre le règne planétaire des oligarchies du capital financier globalisé.

Jean Ziegler

Auteur du livre Lesbos, la honte de l’Europe (Editions du Seuil, 2020).

1 Le Monde, 1-2 juin 2020.
2 « EHPAD, autopsie d’une catastrophe annoncée », in Le Monde, 7 mai 2020.
3 Institut fédéral des médicaments et des dispositifs médicaux de la division du ministère fédéral de la Santé
4 Der Spiegel, 11 avril 2020.
5 Cité par Le Monde, 8-9 mai 2020.
6 Tous les pays de l’hémisphère sud, sauf les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).
7 Interview sur CNN, 25 mai 2005, cité par le New York Times, 26 novembre 2006.

Plan de relance européen : la farce et les dindons

© Pierre Castellin

Ce vendredi 17 juillet, le Conseil européen entame une réunion destinée à élaborer une réponse économique et sociale à la crise de Covid-19. Au terme de longs mois d’attentisme, les institutions européennes ont accouché d’un plan de relance présenté en grande pompe le 27, 28 et 29 mai dernier par la Commission européenne. Calqué sur la déclaration franco-allemande 10 jours plus tôt, ce plan consiste à emprunter 750 milliards en commun pour les distribuer en trois ou quatre ans sous la forme de transferts budgétaires et de prêts à taux réduits aux pays déjà très endettés. Une somme destinée à calmer le mécontentement des États du Sud et à maintenir le statu quo face aux velléités souverainistes de l’Italie, pourtant jugée insuffisante par certains face à l’ampleur de la récession – d’autant qu’elle risque d’être conditionnée par des mesures d’austérité. Refusant d’entrer en confrontation frontale avec l’Allemagne et les « frugaux », la France est d’ores et déjà l’une des grandes perdantes de ces négociations. Retour sur les enjeux de la réunion du Conseil. Par Lorenzo Rossel. 


L’inertie européenne face à la pandémie

Depuis le début de la crise sanitaire, les institutions européennes se sont signalées par leur lenteur face à la progression de la pandémie, mettant plus d’un mois à réagir aux préoccupations soulevées par l’Italie et subissant les fermetures unilatérales des frontières nationales.

Les exceptions à la politique de concurrence font peser un risque d’accroissement des divergences entre le sud de l’Europe, où les entreprises seront à genoux dans quelques mois, et le nord, où les gouvernements auront tiré partie de leurs marges pour recapitaliser leur secteur privé et accroître la compétitivité de leurs industries

En matière économique et budgétaire, la réaction européenne a d’abord consisté à trouver le plus petit dénominateur commun entre les États membres, en accélérant le décaissement des dépenses UE de la politique de cohésion par des mesures de flexibilité sur les conditions (dispositifs CRII et CRII+), en relâchant les règles qui contraignent habituellement les actions des États-membres (suspension des objectifs de 3% de déficit et de 60% de dette publique, allègement du dispositif de suivi des politiques des États-membres – Semestre européen – et surtout relâchement du dispositif cœur de la politique de concurrence européenne : la limitation des aides d’État) et en votant de nouvelles dépenses à cadre constant (lancement du programme d’urgence sanitaire pour un montant de 3 milliards déjà utilisé au bénéfice de la Grèce, utilisation du fonds de solidarité de l’Union européenne).

Ces mesures ont un caractère ambigu, car si elles bénéficient à tous les États-membres, ce n’est pas dans les mêmes proportions, et elles semblent mal calibrées pour répondre à la crise. Ainsi, les facilités sur la politique de cohésion bénéficient d’abord aux États de l’Est de l’Union européenne : la Pologne et la Hongrie ont ainsi bénéficié chacune de plus d’argent en valeur que l’Italie dans le cadre de ces dispositifs, alors même que le PIB italien est près de quatre fois plus important que le PIB polonais et représente plus de dix fois le PIB hongrois – et que l’Italie a bien davantage souffert des mesures de confinement1Le relâchement des règles européennes qui limitaient les aides d’États a laissé libre cours aux subventions directes et aux recapitalisations… pour les États qui en avaient les moyens ! Or sur les 1900 milliards de dépenses publiques en soutien de l’économie validées fin mai à l’échelle de l’Union par la Direction générale de la concurrence, plus de la moitié sont distribuées ou utilisées par l’État fédéral allemand (l’Allemagne ne représentant que le quart de l’économie européenne) pour ses entreprises2 3. 

De même, les plans des pays nordiques sont plus importants en €/habitant que les plans italiens et français, alors qu’ils sont moins touchés. Ces différences permises par la marge budgétaire plus importante des États du Nord (marge qui est elle-même le produit des modèles économiques du Nord fondés sur les exportations, qui ont acquis une compétitivité-prix plus importante depuis l’introduction de l’euro) représentent une exception temporaire à la politique de concurrence promue par l’UE. Elle risque d’accroître les divergences entre le Sud, où les États et les entreprises seront à genoux dans quelques mois, et le Nord, où les gouvernements auront tiré partie de leurs marges pour recapitaliser leur secteur privé et accroître la compétitivité de leur industrie, accentuant ainsi la polarisation de l’économie européenne.

[Pour une analyse des déséquilibres à l’œuvre dans la zone euro, lire sur LVSL : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »]

Ce dernier point menace l’avenir de la zone euro et les hauts-fonctionnaires du Trésor semblent en être bien conscients. Bruno Le Maire a plusieurs fois évoqué ce risque, à la fois en France4 5 et auprès de ses alter ego européens. C’est ce qui motive la position française, visant à accroître le budget européen des États-membres pour soulager l’économie des pays du Sud, en contraignant les États du Nord à prendre part à la solidarité continentale – soit en facilitant les emprunts sur les marchés des pays les plus fragiles par une garantie commune (les coronabonds, qui impliquent un endettement commun), soit par des transferts budgétaires accrus à destination du Sud, soit par une combinaison des deux instruments.

Les négociations ont démarré dès mars, et mobilisé les différentes institutions européennes. En annonçant l’extension massive de son programme de rachat des dettes souveraines sur les marchés secondaires, la BCE a également invité le Conseil de l’UE à mettre en place un cadre commun pour des politiques budgétaires de soutien à l’économie. Le Conseil européen, s’étant réuni, a décidé de renvoyer cette question vers l’Eurogroupe qui a acté mi-avril son échec à harmoniser les positions entre nouvelle ligue hanséatique et pays méditerranéens [l’Eurogroupe est une institution ad hoc, qui regroupe de manière informelle les ministres des Finances de la zone euro ndlr]. Ces derniers, menés par l’Italie et l’Espagne, redoutant la saignée infligée à la Grèce depuis 2011, ont refusé de recourir au Mécanisme européen de stabilité, qui, s’il accorde des prêts à taux réduits, le fait à des conditions de réformes drastiques.

La tâche a donc échu à la Commission à travers le budget européen de mettre en place ce cadre commun de solidarité budgétaire. La Commission a mis plus d’un mois à formuler cette proposition, qui venait en réalité compléter les négociations sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027. Considérant la ressemblance avec le plan franco-allemand (tant en termes de montants que de conditions et de modalités) élaboré par Emmanuel Macron et Angela Merkel, la Commission a sans doute attendu le feu vert venu de Paris et Berlin pour calquer ses propositions sur celui-ci.

Pourquoi le budget européen plutôt que les coronabonds ou le Mécanisme européen de stabilité ?

Les coronabonds constituaient d’emblée une ligne rouge infranchissable pour les États du Nord, Pays-Bas en tête. La ministre des Finances finlandaise a même laissé entendre en avril qu’une telle mesure entraînerait une sortie de son pays de la monnaie unique. Ces États craignaient que cette mutualisation des dettes publiques soit un prélude à d’autres transferts, et qu’ils finissent par devoir assumer le défaut italien anticipé pour les prochaines années – tant l’Italie, par la fragilité de son économie et de sa finance, inspire peu confiance, malgré le soutien de la BCE.

[Pour une analyse du risque que fait peser l’Italie sur la zone euro et les institutions européennes, voir notre dossier « L’Italie, poudrière de l’Europe ? »]

Pourquoi les pays du Nord, après avoir rejeté les coronabonds, ont-ils opté pour une extension du budget européen plutôt que pour un instrument ad hoc comme l’a été le Mécanisme européen de stabilité ? Le budget européen présente l’avantage d’être fortement encadré par des plafonds divers et variés, ainsi que des procédures où la règle de l’unanimité est privilégiée. La modification de la décision relative aux ressources propres6, en particulier lorsqu’elle encadre les contributions des États membres (toute contribution supplémentaire au-dessus de 1,20% du RNB de l’Union nécessite un amendement de cette décision) doit en effet être ratifiée par les procédures constitutionnelles nationales ; elle induit ainsi pour chaque État un passage presque systématique devant le Parlement. Seules des modifications dans les limites de ces plafonds se font à la majorité qualifiée du Conseil et par vote du Parlement européen.

Cette rigidité a pour première conséquence de fixer le montant total du dispositif ainsi que les clefs de répartition dès sa mise en place, rendant ainsi impossible un ajustement du montant et une modification de la destination des fonds au fur et à mesure de la crise. Le choix du budget européen doit donc être interprété comme une victoire des pays du Nord, qui veulent éviter toute forme de solidarité budgétaire – autre qu’exceptionnelle et limitée – à destination des États du Sud. Les pays du Nord espèrent également s’appuyer sur cet accroissement du budget pour imposer une conditionnalité dans les aides aux pays du Sud – qui passe par de nouvelles mesures d’austérité.

500 milliards de transferts et 250 milliards de prêts à taux réduits

Le montant de 500 milliards de transferts budgétaires représente un succès diplomatique de la France, même s’il est largement inférieur aux demandes communiquées par Bruno Le Maire et les conseillers Europe d’Emmanuel Macron de 1000 milliards. Les premiers montants évoqués (selon des papiers ayant fuité fin avril de la part de la Commission) étaient de 160 milliards de subvention et de 160 milliards d’emprunts mutualisés pour l’ensemble de l’Union – 1 % + 1 % du PIB de l’UE, sur plusieurs années.

On doit comprendre que les montants divers qui sortent dans la presse ne sont pas tous comparables entre eux. es emprunts communs ou les prêts accordés par l’Union sont la manifestation d’une forme minimale de solidarité dans la mesure où le caractère commun de ces emprunts, et l’appui de pays mieux notés sur les marchés financiers, permet de réduire le taux d’emprunt nominal des obligations émises. Les subventions sont la manifestation d’une forme plus étendue de solidarité ; c’est le cas du cœur de 500 milliards du plan de relance. En effet, les États ont non seulement en partage la charge des intérêts de l’emprunt commun, contrairement aux prêts-relais, mais ils remboursent en plus les sommes qu’ils ont empruntées au prorata de leur part dans le revenu national brut européen. Ils représentent cependant une couleuvre moins difficile à avaler pour les pays du Nord, pour les raisons évoquées plus haut – un plafond sévèrement contrôlé et la possibilité ouverte à l’imposition d’une conditionnalité.

Outre des dépenses pour un montant total de 190 milliards en pluriannuel qui viennent renforcer des programmes européens existants (15 milliards pour la politique agricole, 50 milliards pour des nouvelles dépenses de cohésion, un fonds de transition énergétique et environnementale passant de 7,5 à 40 milliards, etc.), le cœur du plan de relance se situe bien davantage dans la « facilité de résilience et de reprise », d’un montant de 310 milliards. Cette facilité consisterait en des remboursements de dispositifs nationaux éligibles aux critères européens : la Commission a notamment insisté sur l’investissement dans la « transition écologique et numérique », pilier consensuel et en phase avec les orientations de la Commission Von der Leyen (Thierry Breton étant le promoteur d’un Green Deal et d’une « stratégie numérique »). Elle a également mentionné un pilier davantage crispant : des réformes structurelles de la fonction publique et des systèmes sociaux, dans la plus pure tradition ordo-libérale.

Les pays du Sud, bénéficiaires de l’accord ?

La Commission européenne, en liant le déblocage des fonds aux « recommandations » prodiguées par elle-même dans le cadre du Semestre européen et en se posant comme juge de la mise en œuvre de celles-ci, propose paradoxalement une gouvernance qui semble moins défavorable aux pays du Sud. Dans la configuration institutionnelle actuelle, avec un Parlement européen politiquement nain, une gouvernance plus « démocratique » se traduirait nécessairement par un renforcement des prérogatives du Conseil des États-membres – et dans les faits par un pouvoir d’action beaucoup plus étendu de la part des « frugaux »7, partisans d’une ligne plus dure à l’égard des pays du Sud que les technocrates bruxellois.

Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de l’union économique et monétaire et fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne, et plus particulièrement sur les pays du sud

[Pour une analyse du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, pays leader de la nouvelle ligue hanséatique, lire sur LVSL : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

En analysant les chiffres des enveloppes par État-membre publiées par la Frankfurter Allgemeine Zeitung8 (notons au passage qu’aucun journal français n’a pu obtenir de telles précisions issues de fuites de la Commission), on constate que les grands bénéficiaires budgétaires de ce plan de relance sont l’Italie et l’Espagne en termes quantitatifs. L’Italie, étant le premier bénéficiaire en volume du plan, va bénéficier de 30 milliards de plus que ce qu’il devra par la suite rembourser ; il pourra également emprunter pour un coût d’environ 10 milliards moins les sommes qu’il va donner, puis recevoir. L’Italie passe ainsi de contributeur net (situation anormale de la période précédente alors que dans le même temps le RNB/habitant de l’Italie était déjà inférieur avant la crise à la moyenne UE-27 en tenant compte des parités de pouvoir d’achat) à bénéficiaire net du budget européen. De même, l’Espagne augmente sa clef de retour nette (une fois sa contribution au plan déduite).

Source : Frankfurter Allgemeine Zeitung,  Pour lecture : en euros 2018, à gauche les transferts budgétaire, à droite les prêts à taux réduits accordés aux pays endettés/mal notés sur les marchés.

L’ampleur de ces sommes est l’objet de vifs débats. Trop élevées selon les pays du Nord, elles sont dérisoires face à la récession pour les analystes les plus critiques de la zone euro. Cet article ne s’étend pas davantage sur ce sujet mais invite le lecteur à consulter les analyses dédiées de l’OFCE9 ou de l’économiste Jacques Sapir10.

Cette répartition se fait au désavantage relatif des pays de l’Est, ceux-ci restant bénéficiaires mais de manière beaucoup moins conséquente que dans le cadre du budget pluriannuel – en accord avec le caractère contracyclique du plan de relance, et en rupture avec la politique de cohésion traditionnelle de l’Union, tournée vers les économies où la richesse par habitant est la plus faible.

Cette répartition ne profite en revanche guère à la France : son retour national sur le plan de relance est même en dessous de ses retours habituels11 sur le budget pluriannuel, alors que l’économie française est l’une des plus touchées du continent européen, et que son taux de chômage moyen sur les 10 dernières années est proche de 10%. Ce faible taux de retour serait dû notamment à la méthode d’allocation retenue pour la « facilité de résilience et de relance »12 qui plafonne arbitrairement, pour les pays au-dessus de la moyenne UE en richesse par habitant (ce qui cible exclusivement la France et la Belgique, les autres pays riches ayant un faible taux de chômage), le critère chômage de la France (plus de 125% de la moyenne UE sur la période 2015-2019) à 75% de la moyenne UE, baissant de plus de 30% le retour français sur cet instrument – le plus conséquent du fonds de relance.

Dernier point de ce plan et non des moindres : pour le financement de ce plan, la Commission a proposé de lever 750 milliards sur les marchés et de rembourser cette somme entre 2028 et 2058. En calculant les intérêts sur les subventions, la France va dépenser entre 3,5 et 4 milliards par an sur 30 ans pour des retours inférieurs à 50 milliards au total, soit un solde net négatif compris entre – 55 et – 70 milliards en tout. La France est donc bien, conformément à une blague qui tourne dans les institutions européennes, le convive au repas européen qui, même fauché, propose d’inviter ses partenaires (italien et espagnol) en payant l’addition.

En apparence, le plan est donc un succès diplomatique pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire temporaire pour contenir l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le vieux fantasme des élites françaises de « clouer les mains des Allemands sur la table » par la mutualisation budgétaire. Pourtant, la dynamique de négociations et l’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation vont nécessairement accroître le coût pour la France d’un tel plan, alors que selon les données macroéconomiques du premier trimestre, la France est le pays le plus touché de l’Union européenne par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de l’union économique et monétaire et fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne, et plus particulièrement sur les pays du Sud.

Analyser les conséquences à long terme de ce plan de relance dépasse largement le cadre de cet article – dédié à l’étude des dispositifs techniques du plan et des enjeux de négociation. Le Vent Se Lève en publiera un second à l’issue de la réunion du Conseil européen, dédié à cette question (et l’auteur invite d’ores et déjà son lecteur à écouter l’hymne à la joie pour accompagner sa lecture).

Notes :

11 (Si on cherche un étalon de comparaison, le lecteur averti pourra retrouver les tableaux en ligne de la Commission sur les exercices budgétaires précédents : ou les calculs de la direction du budget (jaune budgétaire annexé au PLF 2020)).

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ?

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Franche rigolade entre Mark Rutte, le premier ministre néerlandais et ses ministres, dont Jeroen Dijsselbloem, ancien président de l’Eurogroupe © Beeld anp pour De Volkskrant Capture d’écran

La crise sanitaire et économique au sein de l’Union européenne, conséquence de la propagation du coronavirus, finit d’ouvrir les plaies, béantes, de l’échec de toute tentative de construction d’un destin partagé entre les nations et peuples européens. Les plus incrédules, espérant un sursaut après le dramatique sauvetage de la Grèce, séquelle de la crise financière et économique de 2008, finissent sidérés face à, le mot est faible, tant d’indifférence. Dépassées sont les illusions d’une intégration économique et politique, vantées il y a bientôt trente ans avec le traité de 1992, signé dans la cité néerlandaise de Maastricht. Cruel apologue que nous livrent justement les Pays-Bas depuis trop longtemps en matière de solidarité européenne. Leur refus de toute aide réelle, autre que des bribes de dons, à destination des pays du Sud de l’Europe, est lourde de sens. Candides, car ils ne semblent plus mesurer leurs actes, les Néerlandais écrivent le codicille de trop du testament européen.


« Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donné carrière, tant elle l’a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations. » […] Le poète poursuit : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue ». Charles Baudelaire, dans ce poème en prose qu’est L’invitation au voyage, vient nous rappeler à quel point les Pays-Bas restent une nation étrangère, méconnue, qui interroge, que l’on songe à découvrir. La « Chine de l’Europe » aime rappeler, à l’image de l’empire du milieu, que c’est le monde qui vient à elle par le commerce, concept s’il en est, véritable trésor immatériel, et non le contraire.

Une puissance fondée sur le commerce maritime

Élucider l’attitude du gouvernement néerlandais dans l’énième crise que traverse l’Union européenne par une seule explication des stratégies politiciennes propres à la politique interne et aux résultats économiques des Pays-Bas ne saurait suffire. Le « petit pays, grande nation » de Charles de Gaulle a façonné son histoire par un remarquable sens de la maîtrise des eaux et, partant, du commerce maritime. Dès le XVIIe siècle, les anciennes Provinces-Unies, provisoirement libérées du joug de Philippe II d’Espagne, ont fondé la Compagnie unie des Indes orientales. Véritable première firme multinationale dans un monde précapitaliste, la société fut aidée par la puissance d’Amsterdam. Dans une société acquise majoritairement au protestantisme calviniste car religion d’État, l’actuelle capitale des Pays-Bas a supplanté commercialement les villes de la ligue hanséatique, aidée il est vrai par la Banque d’Amsterdam. La période est si faste pour les Provinces-Unies qu’elle est nommée de Gouden Eeuw, littéralement le Siècle d’or. Déjà, à cette époque, germe l’idée de ce que d’aucuns appelleraient aujourd’hui le chacun pour soi, couplé au plus trivial un sou est un sou.

Par Adam François van der Meulen — http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2017/tableaux-sculptures-dessins-anciens-xix-siecle-pf1709/lot.67.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=59766860
Le passage du Rhin, par van der Meulen (1672), représentant la victoire des armées du roi de France Louis XIV sur les Provinces Unies. 1672 est le Rampjaar, l’année désastreuse pour les Néerlandais

Libéraux, les Néerlandais le sont assurément. Mais leur libéralisme est pour l’essentiel une liberté fondée sur la liberté individuelle et le libre choix, soit une liberté de la responsabilité. La tolérance recouvre pour eux son sens premier, à savoir l’acceptation d’un comportement déviant, pourvu qu’il ne vienne pas troubler l’ordre moral. À ce titre, bien avant qu’ils n’agissent ainsi au niveau européen, les Néerlandais ont créé le système de verzuiling, ou pilarisation, qui régente la société en plusieurs piliers (catholicisme, protestantisme, libéralisme, socialisme etc.), avec, en filigrane, le respect des normes et valeurs de la société néerlandaise. Surannée dans sa pratique, elle témoigne cependant de la psychologie collective des descendants des Bataves.

L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte à l’égard de leurs partenaires européens ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. La fermeté dont se prévalent le premier ministre et son ministre pourrait être une manifestation de l’euroscepticisme qu’on impute aux Néerlandais depuis une quinzaine d’années. Ces derniers ont pourtant été moteurs de la construction européenne. Dès 1951, ils ont participé comme fondateurs à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, ils ont fait partie des six signataires du Traité de Rome aux côtés de la Belgique, du Luxembourg, de la RFA, de la France et de l’Italie. Les Pays-Bas ont vu dans la construction européenne un moyen pour eux de compter davantage sur la scène diplomatique alors qu’au même moment la France de De Gaulle et la RFA de Konrad Adenauer se rapprochaient. L’adhésion au projet européen s’est poursuivie, notamment durant les années 1970 et 1980, avec l’application du nouveau modèle social néerlandais, le poldermodel, et l’approbation de l’Acte unique en 1986, qui préfigure la création du marché unique européen et de leurs quatre libertés que sont la liberté de biens, de services, de capitaux et de personnes. En 1992, lors de la signature du traité de Maastricht, les Néerlandais ont été davantage partisans du traité fondateur de l’Union européenne, bien plus que les Français, les Danois ou encore les Allemands.

« L’attitude du ministre des Finances Wopke Hoekstra et de son premier ministre Mark Rutte ne prête pourtant à aucune forme de compromis ni même de considération. »

Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que les Pays-Bas ont profondément changé d’optique vis-à-vis du projet européen. La première anicroche est venue de l’abandon du florin, dont les Néerlandais demeurent très fiers, pour la monnaie unique, en 2001. Cet abandon ne les as pas empêchés d’accroître leurs excédents commerciaux depuis, tout comme en a profité l’Allemagne. Cette crispation s’est accompagnée de la montée en puissance du fantasque candidat de la droite radicale Pim Fortuyn. Il fut assassiné en 2002 par un militant écologiste afin de, d’après sa déclaration à son procès, protéger les citoyens musulmans, nombreux aux Pays-Bas, face aux philippiques du leader populiste. Dans un pays où la criminalité est très faible et le terrorisme inexistant, l’assassinat d’une personnalité d’envergure a rendu les Néerlandais très méfiants à l’égard des étrangers, des citoyens musulmans et plus généralement du modèle multiculturel. L’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, dont les propos à l’encontre des musulmans ont marqué, a crispé davantage encore la société néerlandaise, ce qui a profité à l’ascension d’une extrême droite europhobe, anti-immigration et anti-islam.

Une élite euroréaliste mais surtout très libérale

Geert Wilders, avant qu’il ne fondât en 2006 le PVV, le Parti pour la liberté, clairement d’extrême droite et europhobe, avait déjà battu le rappel lors du référendum visant l’établissement d’une constitution européenne en 2005. Aucun observateur de la vie politique néerlandaise n’avait prévu ce qui s’est apparenté à un séisme : le non l’a emporté à 61,5%, bien plus que les 54,4% de refus en France. Le possible élargissement de l’Union européenne à la Turquie, l’abandon du florin ou encore les craintes issues de la directive Bolkestein ont joué dans cette opposition massive de la population néerlandaise. Depuis ces évènements, les Pays-Bas n’ont jamais cessé de se présenter comme favorables au projet européen, alors qu’on pourrait plutôt les qualifier d’euroréalistes, méfiants mais pas complètement eurosceptiques. Cette défiance s’inscrit pleinement dans l’attitude que les gouvernements néerlandais successifs ont eu par rapport aux autres pays européens depuis. Pour les Néerlandais, la construction européenne est devenue un moyen de défendre leurs intérêts économiques et commerciaux plutôt qu’un investissement dans un projet politique commun, qui pour eux resterait de toute évidence dominé par des puissances plus importantes qu’eux et économiquement faillibles. Ils n’ont pas hésité à ce titre de refuser à 61% en 2016 par référendum l’accord d’association prévu entre l’Union européenne et l’Ukraine. Le référendum fut provoqué par la campagne menée par Thierry Baudet, leader du Forum pour la démocratie, qui souhaite incarner un profil moins sulfureux que Geert Wilders, ce qui gêne la coalition au pouvoir. Ce n’est qu’après de longs mois de négociations à l’échelle européenne, et quelques concessions données au passage, que le parlement néerlandais a pu ratifier l’accord. Preuve qu’euroréaliste convient mieux qu’eurosceptique, les Néerlandais considèrent à 89% en 2017, à l’occasion des 50 ans du Traité de Rome, que la construction européenne est une bonne chose. Si les Néerlandais sont hostiles à davantage de fédéralisme, ils ne feignent pas d’oublier que la construction européenne n’est pas étrangère à leur prospérité économique.

Alors que la crise financière et économique de 2008 aurait pu entraîner un élan de fraternité entre les États européens, il n’en fut nullement question à La Haye. Mark Rutte, l’actuel premier ministre (VVD, libéral), dirige en coalition le pays depuis maintenant dix ans. Il est, à cet égard, le chef d’État à la longévité la plus longue au sein des dirigeants européens avec… la chancelière allemande Angela Merkel. Le mot d’ordre du premier ministre libéral, qu’on surnomme Mister Téflon, le caméléon ou encore Mister Silicon, est l’opposition nette à tout transfert de souveraineté vers Bruxelles et surtout davantage de fédéralisme économique et surtout, à une mutualisation des dettes européennes, portée par la France et les pays d’Europe du Sud. En 2012, lorsque le maintien de la Grèce dans la zone euro a fait l’objet d’un questionnement, Mark Rutte avait menacé de revenir au florin s’il « s’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ». En interne, le programme politique du premier ministre tranche de fait avec les aspirations de certains gouvernements au sud de l’Escaut : ajustement des dépenses avec une dette redescendue à 49,3% du PIB fin 2019, un taux de chômage sous la barre des 5% et un excédent commercial impressionnant, de 10,7% du PIB en 2018 – là où bien des pays du Sud affichent un déficit, ce qui permet aux Pays-Bas d’être parmi les pays les plus contributeurs au budget européen.

Mark Rutte a menacé de revenir au florin s’il « S’agissait de sauver des pays trop dépensiers comme la Grèce ou le Portugal ».

Le premier ministre a été soutenu dans cette politique par son ministre des Finances travailliste Jeroen Dijsselbloem, de 2012 à 2017. Ce dernier, président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018, avait déclaré qu’il fallait « mettre fin à la croissance du bien-être bâti sur des dettes ». Si c’était sa seule sortie de route, ses homologues européens et les pays du Sud de l’Europe s’en seraient contentés. Mais Jeroen Dijsselbloem, surnommé Dijsselbourde, est coutumier des faux pas et des billevesées. Lié par une indéfectible amitié avec l’ancien et très puissant ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, « l’Allemand en sabots », comme le surnomment les médias grecs, n’a eu de cesse de défier les principes élémentaires propres à la diplomatie. C’est ainsi qu’en 2017, alors qu’il était interviewé par le journal allemand FAZ, le ministre a lancé : « Durant la crise de l’euro, les pays du Nord ont fait montre de solidarité (sic) avec les pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j’accorde une importance exceptionnelle à la solidarité. Mais on a aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout mon argent en schnaps et en femmes et ensuite vous demander de l’aide ». Ce n’est pas faute d’avoir souhaité plus de souplesse : Dijsselbloem, à sa prise de poste, a voulu se démarquer de ses prédécesseurs, notamment Jan Kees de Jager, jugés trop rugueux… ! Déjà, à l’époque, Antonio Costa, le premier ministre socialiste du Portugal, avait demandé que le ministre « disparaisse des radars ». Quant à la confédération européenne des syndicats (CES), elle avait exigé que le poste de président de l’Eurogroupe échoie à une personne ayant « plus d’ouverture d’esprit ».

Wopke Hoekstra, argentier et « brute » des Pays-Bas

L’attitude du nouveau ministre des Finances Wopke Hoekstra depuis le début de la crise provoquée par le coronavirus, que Les Échos ont présenté comme le nouveau « Monsieur non » de l’Union européenne – et dont le principal journal néerlandais, De Telegraafa relaté les attaques émises par le quotidien économique – s’apparente manifestement à l’aboutissement d’une politique de fermeté que les Pays-Bas mènent à l’échelle européenne et non comme une rupture avec le passé. L’arrivée de Hoekstra à la tête du ministère des Finances coïncide avec le renouvellement du parlement néerlandais en 2017. Après sept mois de négociations, une courte majorité de 76 sièges sur 150 s’est formée et Mark Rutte s’est allié aux centristes pro-européens du D66, avec l’Union chrétienne et avec la CDA, parti démocrate-chrétien conservateur dont est issu l’ambitieux Wopke Hoekstra. Qualifié de « brute » par certains de ses homologues au sein de l’Eurogroupe, Hoekstra n’agit pas uniquement pour des motifs spécifiquement économiques mais également pour de basses raisons politiques. Les élections législatives de 2021 promettent une rude bataille entre le VVD de Mark Rutte et la CDA de Wopke Hoekstra, qui rêve de le doubler sur sa droite.

Peu de temps après l’installation du gouvernement Rutte III au Binnenhof, le siège du parlement néerlandais, Mark Rutte et son ministre des Finances ont, dès 2018, tué dans l’œuf la tentative de création d’un budget de la zone euro, portée principalement par Emmanuel Macron. Le 13 février 2019, le premier ministre, dans un discours prononcé à Zurich à la veille des élections européennes, a proposé l’imposition du principe selon lequel « un accord est un accord ». L’idée étant d’interdire les largesses accordées par la Commission européenne aux pays ne respectant pas les règles, en matière de droits de l’homme… mais surtout en matière budgétaire avec la règle des 3% de déficit public maximum du PIB. Le premier ministre néerlandais le dit sans ambages : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

Sûr de son attitude, quoique qualifiée de « pingre » là encore par le premier ministre portugais Antonio Costa, Mark Rutte s’est obstiné au Conseil européen de février 2020, obséquieux, dans sa volonté que le prochain budget européen 2021-2027 ne dépasse pas 1% du PIB total contre… 1,074%, proposé par Charles Michel, le président du Conseil européen. Bravache, il est arrivé au Conseil européen avec une biographie du pianiste Chopin pour « passer le temps ». Quant à Wopke Hoekstra, il a, dès son accession, travaillé à la formation d’une nouvelle ligue hanséatique, telle que la surnomme le Financial Times. Composée, outre les Pays-Bas, du Danemark, de la Suède et de l’Autriche dans le premier cercle, de l’Irlande, de la Finlande et des pays baltes selon certaines négociations, l’expression de nouvelle ligue hanséatique est plus heureuse que d’autres : « Hoekstra et les sept nains », « club des Vikings », « coalition du mauvais temps/météo pourrie » ou encore « l’anti-Club Med », etc. Bien que cette ligue soit informelle, le poids économique de l’ensemble des pays équivaut à 18,5% du PIB européen, sachant que le poids de la France est à 17,5%. Les Pays-Bas, toujours méfiants à l’égard des principales puissances économiques de l’Union, et tout particulièrement de la France, ont longtemps pu compter sur le Royaume-Uni. Mais avec le Brexit et l’affaiblissement d’Angela Merkel après plus de dix ans de pouvoir, les Néerlandais ont souhaité eux-mêmes jouer dans la cour des grands.

Wopke Hoekstra, au sujet de la crise en Italie et en Espagne : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ».

Le ministre ne s’est donc pas privé, fin mars, en pleine crise du coronavirus, de plaire davantage à son électorat plutôt qu’à manier le langage diplomatique. Wopke Hoekstra a de fait demandé qu’une enquête interne européenne soit menée pour savoir comment certains pays, comme l’Italie ou l’Espagne, ont pu se retrouver avec un système hospitalier et des budgets défaillants ! Il ajoute : « Je ne peux expliquer à mon opinion publique que les Pays-Bas vont payer pour ceux qui n’ont pas été vertueux ». La levée de boucliers à l’étranger provoquée par ces psalmodies a atteint un niveau rarement égalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pêle-mêle, Antonio Costa a qualifié de « répugnants » les propos du ministre néerlandais. Porté par sa colère, il a ajouté : « Ce type de discours est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union européenne ». Finissant dans une aspersion acrimonieuse, il termine : « Personne n’est disposé à entendre à nouveau des ministres des Finances néerlandais comme ceux que nous avons entendus en 2008 et dans les années qui ont suivi ». Mais le dirigeant portugais n’a pas été le seul à recadrer rudement l’impétueux ministre. La ministre socialiste espagnole des Affaires étrangères Arancha Gonzàlez a indiqué à Wopke Hoekstra que « nous sommes dans ce bateau de l’Union européenne ensemble. Nous avons heurté un iceberg inattendu. Nous sommes tous exposés au même risque désormais. On n’a pas de temps de tergiverser sur des billets de première ou de seconde classe ». Regrettant une semaine après son manque d’empathie, le ministre n’a pourtant pas changé d’un iota son discours, expliquant que les coronabonds allaient créer davantage de problèmes que de solutions, ce qui lui a valu cette fois-ci une réponse assassine de la députée italienne du M5S Tiziana Beghin : « Le manque de solidarité n’est pas un problème d’empathie. L’Europe doit écrire une nouvelle page de son histoire, pas un essai d’économie ». En réponse, le gouvernement néerlandais a proposé la mise en place d’un fonds de solidarité de dix à vingt milliards d’euros sous forme de dons. Aumône à mettre en regard avec les centaines de milliards d’euros que les Italiens empruntent annuellement sur les marchés.

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Le ministre des Finances Wopke Hoekstra © David van Dam Capture écran Twitter

La détermination avec laquelle le ministre néerlandais s’est opposé aux coronabonds et à l’activation du mécanisme européen de solidarité (MES), sans contrepartie de réformes structurelles, lors de la réunion de l’Eurogroupe s’explique donc par une santé économique que le gouvernement ne veut pas remettre en cause, par des arrières pensées politiques internes mais également par une manière de penser les échanges et la solidarité aux antipodes de certains autres États européens. Le gouvernement, après avoir tergiversé sur le confinement, a pourtant prévu des mesures fortes de soutien à l’économie : 4000 € pour toute PME touchée par la crise, aide financière pour les indépendants entre autres. Enfin, jusqu’à 65 milliards d’euros sont prévus pour soutenir l’ensemble de l’économie et les services publics du pays, que le parlement a déjà approuvé, preuve qu’il est capable de largesses budgétaires lorsqu’il s’agit des intérêts personnels des Pays-Bas.

Les Pays-Bas : frugaux sûrement, paradis fiscal assurément

Pour autant qu’ils soient vertueux sur le plan budgétaire, les Pays-Bas ne sont pas exempts de critiques en la matière. Suite aux Paradise Papers, le gouvernement a été obligé de modifier sa politique d’imposition aux entreprises, sous la pression de la Commission européenne, politique qui consistait en la création de sociétés « boites aux lettres » comme dans le Delaware aux États-Unis avec un taux d’imposition de 2%. Par ailleurs, le conglomérat pétrolier et gazier Shell avait réussi à ne payer aucun impôt en 2017 malgré un bénéfice de 1,3 milliard d’euros. Plusieurs multinationales néerlandaises ont ainsi pu économiser jusqu’à 15 milliards d’euros en imposition. La politique fiscale néerlandaise est ainsi tellement opaque que l’ONG Oxfam place le pays comme quatrième paradis fiscal au monde, certes derrière les Îles Vierges, les Bermudes ou les Îles Caïmans, mais devant la Suisse, l’Irlande ou le Luxembourg. Le premier ministre italien Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à mettre les Pays-Bas face à leurs responsabilités en expliquant dans le Sueddeutsche Zeitung : “Avec leur dumping fiscal, ils attirent des milliers de grandes sociétés internationales qui s’y délocalisent. Cela leur donne un afflux massif de deniers publics dont les autres pays de l’Union manquent : 9 milliards d’euros sont perdus chaque année par les autres pays de l’Union, selon une étude de l’ONG Tax Justice Network”.

Surtout, ce que les Pays-Bas oublient, c’est qu’ils ne sont pas l’Allemagne et qu’ils ne disposent ni de la puissance diplomatique, ni même de la puissance économique pour exiger, à eux seuls, de tels efforts à des pays comme l’Italie ou l’Espagne. Mark Rutte s’est empressé d’édulcorer les propos de Wopke Hoekstra, voyant qu’excepté la Finlande et l’Autriche, il ne disposait plus d’aucun soutien. Mais l’affront fait en particulier à l’Italie risque de laisser des traces, telle une meurtrissure. Dès la fin du mois de mars, de nombreux appels ont été relayés dans la péninsule pour boycotter les marques néerlandaises, comme Unilever, Philips ou encore Heineken. Même en Belgique, la première ministre Sophie Wilmès a refusé d’accueillir des patients néerlandais, jugeant qu’ils étaient suffisamment responsables pour se débrouiller seuls et ce tant que la Belgique n’atteigne pas le pic de l’épidémie. L’inquiétude qui pointe aux Pays-Bas n’est pas sans raisons : l’Irlande, pourtant membre de la nouvelle ligue hanséatique, s’est jointe à la France et à treize autres pays pour plaider en faveur de la création de coronabonds. Cette défection s’ajoute à celle en interne, en la personne du président de la banque centrale des Pays-Bas, Klaas Knot, qui insiste pour dire que « l’appel à la solidarité est extraordinairement logique ». Enfin, même Wolfgang Schäuble, aujourd’hui président du Bundestag, a écrit une tribune commune avec son homologue français Richard Ferrand dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour que soient pensées « de nouvelles étapes vers la solidarité et l’intégration politico-financière ». L’Allemagne joue ici une partition qu’elle maîtrise depuis l’arrivée d’Angela Merkel en 2005 à la chancellerie : jouer au-dessus de la mêlée sans toutefois accepter le rôle qui est le sien. Il n’est pourtant pas déraisonnable de penser que les Pays-Bas et la ligue hanséatique se rangeraient derrière l’Allemagne si cette dernière venait à tendre la main à l’Italie et à l’Espagne.

« Par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe ».

Il n’empêche. Les Pays-Bas semblent avoir voulu jouer une partition mortifère. Leurs soi-disant palinodies en matière de solidarité budgétaire n’ont trompé personne. Les répercussions sont pourtant considérables. L’avenir de l’Union européenne ne reposerait donc que sur les basses œuvres fomentées par les dirigeants d’un pays ? Ne serait-ce pas finalement l’Union européenne, dans son architecture, qui est coupable de déprédation commise à l’encontre des citoyens européens ? Si, comme l’explique le philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar dans Mediapart et Le Monde, les Néerlandais sont plus pragmatiques que les Allemands et qu’ils peuvent dévier de « l’orthodoxie juridico-monétaire », il ajoute non sans raison que les « Néerlandais n’ont jamais cru très profondément en l’Europe. Ils n’ont jamais aimé l’Europe politique. Les Néerlandais croient dans les institutions européennes. Non pas pour construire l’Europe politique, mais plutôt pour dépolitiser les rapports de force entre les États membres et pour se protéger des grands ». En 2019, l’Institut néerlandais des relations internationales, le Clingendael, a mené une enquête pour savoir quelle était l’opinion des Européens à l’égard du royaume de la tulipe. La principale idée à retenir était que les Pays-Bas travaillent avec efficacité, certes, mais sans la moindre empathie. 2019 semble déjà si loin et les Pays-Bas ne sont pas seuls tributaires de la désunion européenne. Mais, par un funeste retournement pour ceux qui surent protéger leur pays des assauts de la mer, l’Histoire pourrait retenir les Néerlandais comme les briseurs des digues de l’Europe.

En pleine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ?

En réponse à la pandémie de coronavirus, le 19 mars 2020 les ministres africains des Finances appelaient « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » [1]. Le 23 mars, David Malpass, président du groupe de la Banque mondiale, appelait [2] à « alléger la dette des pays les plus pauvres » [3]. Le 25 mars, le FMI et la Banque mondiale confirmaient conjointement cet appel [4]. Quelques jours plus tôt, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) appelait l’Afrique à « se réveiller » et à prendre des mesures pour protéger la population face à la propagation du virus [5]. Si le premier appel est plus que légitime, plusieurs critiques peuvent être faites sur les trois suivants. Dans le même temps, les mouvements qui plaident pour l’annulation de la dette s’organisent. Sur fond de crise de la dette, analyse de la situation actuelle du continent.


L’Afrique plie sous le poids de sa dette

L’appel des ministres africains des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît finalement assez mesuré. Avec une dette extérieure publique qui a plus que doublé entre 2010 et 2018, passant de 160 milliards à 365,5 milliards de dollars [6], une hausse du ratio dette publique/PIB (comprenant la dette intérieure et la dette extérieure) toute aussi marquée, la médiane du continent passant de 38 % en 2008 à 56 % en 2018, avec de fortes disparités selon les pays [7] (ces chiffres impressionnants ne prennent par ailleurs pas en compte les arriérés de paiement et les pénalités de retard [8]), un service extérieur de la dette publique en proportion des revenus des gouvernements passant en moyenne de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018 [9], l’Afrique plie littéralement sans rompre – pour le moment – sous le poids de sa dette.

 Le service extérieur de la dette publique africain en proportion des revenus est passé de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018

Malgré un ratio d’endettement pouvant paraître supportable, les économies africaines, rarement diversifiées [10], restent très vulnérables aux facteurs exogènes. Ainsi, selon les dernières données publiées par le FMI en date du 30 novembre 2019, sur les 54 pays que compte le continent, 19 sont placés en situation de surendettement ou en position de l’être (voir tableau 1). Et sur l’ensemble des pays listés par le FMI, à l’exception de la Grenade située dans la Caraïbe, seuls des pays africains sont classés « en situation de surendettement » [11]. Ces données, discutables car sous-évaluées [12], n’en restent pas moins un indicateur alarmant.

Tableau 1 – Classification du FMI de la situation d’endettement des pays africains [13]

Faible Modéré Haut En surendettement
1. Madagascar
2. Rwanda
3. Sénégal
4. Tanzanie
5. Ouganda
1. Bénin
2. Burkina Faso
3. Comores
4. Côte d’Ivoire
5. Guinée
6. Guinée-Bissau
7. Kenya
8. Lesotho
9. Liberia
10. Malawi
11. Mali
12. Niger
13. République démocratique
du Congo
14. Togo
1. Burundi
2. Cameroun
3. Cap Vert
4. Centrafrique
5. Djibouti
6. Éthiopie
7. Ghana
8. Mauritanie
9. Tchad
10. Sierra Leone
11. Zambie
1. Gambie
2. Mozambique
3. République du Congo
4. Sao Tome et Principe
5. Somalie
6. Soudan
7. Soudan du Sud
8. Zimbabwe

Les pays du continent risquent de subir de plein fouet les effets de la crise financière et économique en cours dont le coronavirus n’est qu’un élément détonateur [14].

Très largement dépendants de leurs revenus tirés de l’exploitation et l’exportation des matières premières, les cours se sont effondrés ces dernières semaines (voir tableau 2). L’Angola et le Nigeria [15], leaders africains des pays producteurs de pétrole sont déjà fortement impactés. Les cours du cacao (Côte d’Ivoire, Ghana), de l’or (Ghana, Soudan, Afrique du Sud, Mali, Guinée [16]), et du cuivre (République démocratique du Congo, Zambie [17]), suivent également une pente descendante, sans oublier les effets de la spéculation sur les matières premières [18].


Tableau 2 : Évolution des cours des principales matières premières (à 15 minutes, 1h, 24h, 1 semaine, 1 mois et à 1 an) 
 [19]

Au niveau bancaire, les actions des banques des quatre principales économies (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria et Maroc) ont également chuté [20]. En revanche, les principales devises africaines maintiennent à ce jour un niveau stable [21].

D’autres éléments s’auto-alimentent et risquent de tarir les ressources financières disponibles pour les pays africains, en parallèle d’une hausse des dépenses (pour faire face à la pandémie) et d’une baisse de leurs recettes. Avec des instruments de contrôle mis hors « d’état de nuire » par les Institutions financières internationales (IFI) et leurs plans d’ajustement structurel (voir partie 4), le continent subit une importante fuite des capitaux. À la recherche de placements sûrs, les investisseurs risquent également de bouder les émissions d’obligations des pays africains [22], leur principale source d’emprunts ces dernières années. Par ailleurs, les taux d’intérêts scandaleusement élevés qui leurs sont imposés ne font qu’aggraver la situation [23]. Au niveau des investissements directs étrangers (IDE), la CNUCED table sur un déclin de 40 % [24]. Avec la fermeture des frontières et des aéroports, plusieurs pays devraient également subir une baisse de leurs revenus liés au tourisme, conséquents pour certains, notamment l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Île Maurice, le Kenya, le Maroc ou encore les Seychelles.

Dans ces circonstances, l’appel des ministres des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît donc particulièrement mesuré. D’autres, en revanche, appellent à l’annulation immédiate de ces dettes maintes fois remboursées, héritées de régimes dictatoriaux et n’ayant profité qu’aux classes dominantes.

L’Afrique moins touchée par le coronavirus ?

Selon les dernières données, la pandémie aurait causé 1 500 000 infections et 90 000 morts dans le monde [25]. L’Afrique quant à elle serait la région la moins impactée avec 11 282 personnes touchées et 558 morts [26].

Sans nier la tendance actuelle, ces faibles chiffres sont certainement à nuancer en raison des carences statistiques du continent, en particulier sur le plan sanitaire [27]. À ce titre, une simple observation permet de remarquer que les pays les plus impactés statistiquement sont aussi les pays les plus développés du continent. Pour autant, l’Afrique continuera-t-elle à être relativement épargnée ?

Au plan international, on observe une corrélation nette entre la capacité à faire face au virus et les ressources allouées par les États à la santé et la sécurité sociale [28]. Les populations d’Europe, continent le plus impacté, ne payent-elles pas les cures d’austérités imposées par l’Union européenne et les gouvernements de ses pays membres depuis la crise financière de 2007-2008 ? La population étasunienne, largement touchée, ne souffre-t-elle pas d’une absence de sécurité sociale ? En revanche, Cuba, pays réputé pour son système de santé et la qualité de ses médecins, n’est pratiquement pas atteint. Ce petit État insulaire de la Caraïbe envoie même des médecins pour venir en aide à la population italienne et aux territoires français d’Outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane française et Saint-Pierre-et-Miquelon).

Ainsi, selon les statistiques disponibles [29], l’Indicateur de développement humain (IDH) pour l’Afrique subsaharienne est de 0,541 contre une moyenne mondiale de 0,731. Sur les 54 dernières places (comme le nombre de pays africains) des 189 pays référencés par le PNUD, le continent est représenté 40 fois. La moyenne du nombre de médecins (généralistes et spécialistes confondus) pour 10 000 habitants est de 3,4 (l’écart par pays allant de 0,2 à 21,6) contre une moyenne mondiale de 14,9 (30,4 pour les pays à haut IDH). Le nombre de lits d’hôpitaux pour 10 000 personnes est de 12 contre 28 au plan international (55 pour les pays à haut IDH).

En observant les dépenses allouées par les États à la santé, on peut mesurer l’écart qui sépare le continent des pays dits développés (voir graphique 1), près de 5 points avec la moyenne mondiale, près de 7 avec les pays à hauts revenus, pays pourtant non-moins épargnés par la pandémie. Par ailleurs, alors même que l’on assiste ces 16 dernières années à des dépenses globalement en hausse, celles de l’Afrique tardent à décoller voire diminuent.

Graphique 1 : Dépenses allouées à la santé (en % du PIB) [30]

Cet écart est encore plus probant pour les pays africains en situation de surendettement (voir tableau 1 ci-dessus). Ces pays consacrent entre 0,8 (Gambie) et 4,4 % (Zimbabwe) de leur PIB en dépenses de santé, tandis qu’en moyenne, 11,5 % de leur PIB est absorbé par le remboursement de la dette (voir tableau 3 ci-dessous).

Tableau 3 – Indicateurs du fardeau de la dette des pays à faibles revenus en situation de surendettement  [31]

Pays Service de la dette (% des revenus) Service de la dette (% du PIB) Dépenses en santé (% du PIB)
Gambie 154,7 24 0,8
Mozambique 26 7,4 2,7
République du Congo 30,5 8,9 2
Sao Tomé et Principe 85,5 21,1 2,4
Somalie
Soudan 14,7 1,3 1,1
Soudan du Sud 35,4 12,1
Zimbabwe 9,2 2 4,4
Moyenne 51,6 11,5 2,2

 

L’énumération de ces chiffres ne vise pas à invisibiliser les réels (mais inégaux géographiquement, économiquement et socialement [32]) progrès réalisés ces dernières années. Simplement à mettre en évidence que pour répondre à la crise en cours, l’Afrique a urgemment besoin de ressources humaines, logistiques et financières.

Dans ces conditions, la déclaration du controversé [33] directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelant l’Afrique à « se réveiller » et à « se préparer au pire » [34] est malvenue. D’autant plus que le remboursement de la dette extérieure publique absorbe en moyenne actuellement 13 % des recettes des gouvernements du continent [35].

La responsabilité de FMI et de la Banque mondiale

L’histoire des institutions de Bretton Woods est émaillée de scandales [36]. La récente affaire des #Papergate [37] à la Banque mondiale, sur fond de soupçons de corruption et d’évasion fiscale, confirme la continuité de leurs pratiques [38]. L’idéologie néolibérale des politiques et projets de « développement » administrée aux pays sous leur assistance n’est également plus à démontrer. D’hier à aujourd’hui, FMI et Banque mondiale portent une responsabilité indéniable sur les hauts niveaux d’endettement et faibles niveaux de développements des pays du Sud et plus spécifiquement des pays africains.

 Les politiques de la Banque mondiale et du FMI sont un échec. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays africains sont passés de  pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu

Dès les années 1980, le FMI a conditionné sa politique de prêt à la mise en place de plans d’ajustement structurel (PAS) par les pays débiteurs. Derrière l’objectif affiché de restaurer leur balance des paiements en rétablissant une stabilité macro-économique et en favorisant la croissance économique, l’ensemble des mesures contenues visaient avant tout à assurer le remboursement des créanciers. Sans parvenir à endiguer la hausse de la dette extérieure publique des PED et les sommes allouées au service de la dette, les PAS ont entraîné des coupes importantes dans les budgets sociaux tout en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, la dérégulation nationale et la privatisation des entreprises, l’instauration de la TVA, la dévaluation des monnaies locales, la suppression significative des barrières douanières, du contrôle des changes, des mouvements de capitaux ou encore une réduction drastique des financements de certains secteurs jugés non-productifs (santé, éducation, logement, infrastructures).

Après avoir essuyé de nombreuses critiques et après la crise financière de 2008, le FMI a affirmé avoir adapté les conditionnalités liées aux prêts accordés dans le passé [39]. En 2014, Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds assurait également que les PAS n’étaient plus appliqués [40]. Pourtant, en 2009, sur 41 pays engagés avec le FMI, 31 menaient des politiques de rigueur budgétaire. Deux études menées de 2011 à 2013, et en 2016-2017 faisaient apparaître le nombre croissant de conditionnalités appliquées par le FMI parmi lesquelles la réduction des programmes d’aide sociale [41].

L’échec des politiques appliquées par le tandem Banque mondiale/FMI est particulièrement visible en observant l’évolution de la classification des pays par revenu entre 1990 et 2020 (voir tableaux 4 et 5). Certes, cette situation est aussi la responsabilité d’un certain nombre de régimes en place et des classes dominantes locales qui profitent allègrement du népotisme, du clientélisme et de la corruption. Mais on ne peut nier pour autant que ces mécanismes sont avant tout alimentés par les grands argentiers et puissances impérialistes, acteurs disposant de places centrales au sein des principaux groupes d’influences [42] (G7/G8G20Club de Paris, IIF, etc.) et principales institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale en tête [43].

Ainsi, malgré quelques progrès réalisés, c’est un constat d’échec cinglant pour ces institutions ayant pour objectif de venir en aide aux pays en difficultés et d’éradiquer la pauvreté dans le monde. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays sont passés de pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu.

Tableau 4 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020  [44]

En 1990 En 2020 Pays PPTE (Pays pauvres très endettés)
1. Bénin Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
2. Burkina Faso Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
3. Burundi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
4. Cameroun Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
5. Comores Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
6. Côte d’Ivoire Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
7. Éthiopie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
8. Gambie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
9. Ghana Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
10. Guinée Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
11. Guinée Bissau Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
12. Guinée Équatoriale Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire supérieur
13. Kenya Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
14. Lesotho Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
15. Liberia Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
16. Madagascar Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
17. Malawi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
18. Mali Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
19. Mauritanie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
20. Mozambique Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
21. Niger Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
22. Nigeria Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
23. Ouganda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
24. République centrafricaine Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
25. République démocratique du Congo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
26. République du Congo Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
27. Rwanda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
28. Sao Tome et Principe Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
29. Sénégal Pays à faible revenu (en 1996) Pays à faible revenu X
30. Sierra Leone Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
31. Somalie Pays à faible revenu Pays à faible revenu
32. Tanzanie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
33. Tchad Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
34. Togo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
35. Zambie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur


Tableau 5 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020 – Résumé

Nombre de pays Dont PPTE
Statut « Pays à faible revenu » inchangé 23 21
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire inférieur » 11 8
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire supérieur » 1 0
De « Pays à faible revenu » à « Pays à haut revenu » 0 0
Total 35 29

Les propositions d’allègement des institutions de Bretton Woods

Malgré les faits, la Banque mondiale et le FMI persistent et signent. Semblant prendre la mesure du désastre économique et sanitaire annoncé, elles ont appelé le 23 et le 25 mars 2020 à « alléger la dette des pays pauvres » [45]. À première vue, cette annonce s’applaudit des deux mains. Mais pour paraphraser Nietzsche, le diable ne se cacherait-il pas dans les détails ?

La portée de l’appel reste limitée, sur 137 « pays en développement » (PED), il concerne uniquement les 75 pays IDA [46]. Là où la dette extérieure publique des PED atteint près de 3 000 milliards de dollars, celle des pays IDA en représente à peine 10 % [47].

Par ailleurs, « sur les 64 milliards de dollars d’aide promise, la quasi-totalité correspond à des prêts. Seulement 400 millions de dollars (soit 0,6% du total) pourraient être donnés à certains pays répondant à des critères stricts et à la condition expresse que les fonds servent à rembourser les dettes du FMI arrivant à échéance ! » [48].

 Le prétendu allègement de la dette annoncé par la Banque mondiale et le FMI est conditionné à l’approfondissement des politiques ultra libérales

De plus, afin de « rassurer les marchés » et de leur « envoyer un signal fort », David Malpass, directeur général de la Banque mondiale, conditionne cette intervention à l’approfondissement des politiques néolibérales : « Les pays devront mettre en œuvre des réformes qui aideront à raccourcir la période de relèvement et à rassurer quant à la possibilité d’une reprise forte. En ce qui concerne les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement ».

Enfin, la Banque mondiale et le FMI appellent à l’allègement de la dette, mais s’en désengagent. Cet appel est à destination des pays du G20, afin qu’ils évaluent si des mesures d’allègement et/ou de restructuration sont nécessaires. De fait, l’appel à un allègement ne concerne que la part bilatérale de la dette (prêts entre États) et non la part multilatérale – prêts d’institutions financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale font parties. La réponse du G20 ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, jeudi 26 mars 2020, les chefs d’État et de gouvernement du G20 ont annoncé qu’ils « félicit[aient] [les] mesures prises par le FMI et la Banque mondiale pour aider les pays qui en ont besoin en faisant pleinement appel à tous les instruments disponibles dans le cadre d’une réponse mondiale concertée […] [et qu’ils] continuer[aient] de traiter les risques de vulnérabilité liés à la dette dans les pays à faible revenu » [49]. Le G20 n’a donc annoncé aucune mesure d’annulation. Le Club de Paris devrait en conséquence tenir la même ligne de conduite.

Les appels à l’annulation de la dette africaine se multiplient

En opposition à l’agenda des institutions de Bretton Woods, les appels à l’annulation de la dette se succèdent. Le musicien sénégalais Youssou N’Dour faisait, au nom des peuples africains, un appel en ce sens lors d’une interview sur la chaîne de télévision nationale TFM. En Amérique latine, une dizaine d’anciens président·e·s ont lancé un appel en ce sens. En Afrique centrale, les représentants de la CEMAC (Communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays. Au Sénégal, le président Macky Sall en a fait de même.

La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) propose quant à elle un plan de soutien de 2 500 milliards de dollars pour les pays du Sud, plan comprenant une annulation de la dette de 1 000 milliards [50]. Pour réaliser cette opération, la CNUCED appelle à la création d’un mécanisme international indépendant. La CNUCED en profite donc au passage pour adresser un tacle appuyé au Club de Paris [51].

Les mouvements anti-dettes se réunissent et s’organisent également. L’organisation britannique Jubilee Debt Campaign a lancé une pétition en ligne pour l’annulation de la dette des pays du Sud Global [52] et un appel pour un nouveau jubilé de la dette signé par 200 organisations [53]. Le réseau Eurodad plaide pour un moratoire sur la dette des pays à faibles revenus [54]. Le CADTM se joint à cet appel, tout en appelant à l’élargir, en suspendant le paiement de toutes les dettes publiques reconnues comme « illégitimes » ou « odieuses » après l’examen de celles-ci par des audits citoyens de la dette.

L’auteur remercie les membres du CADTM International pour leurs relectures et suggestions.

Le lien vers l’article original, publié sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/Dette-et-Coronavirus-L-Afrique-pourra-t-elle-se-premunir-des-effets-deleteres

Notes :

[1Moutiou Adjibi Nourou, « Les ministres africains des Finances appellent à exonérer l’Afrique des paiements d’intérêts sur sa dette en 2020 », Agence Ecofin, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/gouvernance-economique/2303-75054-les-ministres-africains-des-finances-appellent-a-exonerer-lafrique-des-paiements-dinterets-sur-sa-dette-en-2020

[2David Malpass, « Allocution du président du Groupe de la Banque mondiale, David Malpass, à la suite de la téléconférence des ministres des Finances du G20 sur le COVID-19 », Banque mondiale, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/speech/2020/03/23/remarks-by-world-bank-group-president-david-malpass-on-g20-finance-ministers-conference-call-on-covid-19

[3Par « pays les plus pauvres », la Banque mondiale entend les 75 pays à faibles revenus percevant des prêts de l’AID, Association internationale pour le Développement (IDA en anglais). L’AID, est une des cinq filiales du groupe Banque mondiale.

[4Déclaration commune du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international appelant à agir pour alléger le poids de la dette des pays IDA, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/statement/2020/03/25/joint-statement-from-the-world-bank-group-and-the-international-monetary-fund-regarding-a-call-to-action-on-the-debt-of-ida-countries

[5Le Monde avec AFP, « Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie », LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[6Étant donné les classifications régionales de la Banque mondiale, les chiffres indiqués excluent les pays d’Afrique du Nord (Algérie, Djibouti, Égypte, Maroc et Tunisie). Données consultées le 25 mars 2020. Disponible à : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/SSA

[7Les données indiquées par la BAD concernent l’ensemble du continent, Afrique du Nord ET Afrique subsaharienne. Banque africaine de développement, Perspectives économiques en Afrique en 2020 – Former la main d’œuvre africaine de demain, p.17 du PDF. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

[8Pour une explication plus détaillée, voir notamment Milan Rivié, « Somalie, Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale », CADTM, 23 décembre 2019. Disponible à : http://www.cadtm.org/Somalie-Soudan-le-FMI-conditionnera-l-annulation-d-une-dette-impayable-par-une

[9Dont l’Angola (56,5 %), le Ghana (41,1 %), l’Égypte (29,8 %), la Tunisie (27,8 %) ou encore la Zambie (22,1 %). Calculs de l’auteur sur base des données disponibles dans l’article « Crisis deepens as global debt payments increase by 85% », Jubilee Debt Campaign, 3 avril 2019. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/press-release/crisis-deepens-as-global-south-debt-payments-increase-by-85

[10Par exemple en 2017, les carburants représentaient entre 50 et 97 % des produits exportés pour le Congo (50 %), le Gabon (70 %), le Tchad (78 %) et l’Angola (97 %) ; les produits agricoles 80 % des exportations de la Gambie et 57 % de la Grenade ; les produits miniers 75 % des exportations de la Zambie et 92 % pour le Botswana. Voir UNCTAD, State of Commodity Dependence 2019, 16 mai 2019. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=2439

[11Voir « List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries As of November 30, 2019 », FMI. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[12Voir la citation de J. Sachs disponible p.23 de « Club de Paris, Comment sont restructurées les dettes souveraines et pourquoi une alternative est nécessaire », PFDD, mars 2020. Disponible à : https://dette-developpement.org/IMG/pdf/club_de_paris.pdf ; J. Sachs déclare à propos du Cadre de viabilité de la dette du FMI et de la Banque mondiale : « Il est tout à fait possible, et c’est d’ailleurs le cas actuellement, [qu’]un pays ou une région ait une dette soutenable selon les indicateurs officiels (et un service de la dette important), alors que ses habitants meurent de faim ou de maladie par millions. »

[13Ibid note de bas de page 11.

[14Voir Éric Toussaint, « Non, le coronavirus n’est pas le responsable de la chute des cours boursiers », CADTM, 4 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Non-le-coronavirus-n-est-pas-le-responsable-de-la-chute-des-cours-boursiers

[15Voir Le Monde avec AFP, « Coronavirus : le Nigeria face à la chute des cours du pétrole », LeMonde.fr, 10 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/10/coronavirus-le-nigeria-face-a-la-chute-des-cours-du-petrole_6032444_3212.html

[16Koli Dado, « Le top 5 des plus grands pays producteurs d’or en Afrique », KoldaNews, 7 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.koldanews.com/2019/05/07/la-guinee-et-le-mali-dans-le-top-5-des-plus-grands-producteurs-dor-en-afrique-a962191.html

[17Olivia Da Silva, “Top Copper Production by Country”, investingnews.com, 28 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://investingnews.com/daily/resource-investing/base-metals-investing/copper-investing/copper-production-country/

[18Gérard Le Puill, « Spéculations permanentes sur les matières premières », l’Humanité, 26 Juin 2019. Disponible à : https://www.humanite.fr/speculations-permanentes-sur-les-matieres-premieres-674133

[19Impression écran tirée du site internet investing.com réalisée le 1er avril 2020 à 11h40. Disponible à : https://fr.investing.com/commodities/

[20Voir Éric Toussaint, « Les banques sont des armes de destruction massive. Pour affronter la crise capitaliste multidimensionnelle, il faut exproprier les banquiers et socialiser les banques », CADTM, 24 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Pour-affronter-la-crise-capitaliste-multidimensionnelle-il-faut-exproprier-les

[21D’après les données disponibles sur le site Boursorama. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.boursorama.com

[22Voir Antony Drugeon, « Coronavirus : les craintes de Fitch pour les dettes africaines », jeuneafrique, 12 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.jeuneafrique.com/908688/economie/coronavirus-les-craintes-de-fitch-pour-les-dettes-africaines/

[23Misheck Mutize, “African countries aren’t borrowing too much : they’re paying too much for debt”, The Conversation, 19 février 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://theconversation.com/african-countries-arent-borrowing-too-much-theyre-paying-too-much-for-debt-131053

[24CNUCED, “Impact of the Covid-19 Pandemic on Global FDI and GVCs – Updated Analysis”, mars 2020. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaeiainf2020d3_en.pdf

[25D’après les données de Worldometers. Consultées le 9 avril 2020. Disponible à : https://www.worldometers.info/coronavirus/

[26Source : Compte Twitter de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), région Afrique.
Disponible à : https://twitter.com/WHOAFRO

[27Marie de Vergès, « Niveau de vie, santé, démographie… L’Afrique dans le brouillard statistique », LeMonde.fr, 19 décembre 2019. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/19/l-afrique-dans-le-brouillard-statistique_6023410_3232.html

[28Voir notamment Adam Hanieh, « Il s’agit d’une pandémie mondiale. Traitons-la comme telle », A l’Encontre, 30 mars 2020. Disponible à : http://alencontre.org/laune/il-sagit-dune-pandemie-mondiale-traitons-la-comme-telle.html

[29Tous les chiffres de ce paragraphe proviennent de la base de données du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Consultées le 27 mars 2020. Disponibles à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdro_statistical_data_tables_1_15_d1_d5.xlsx

[30D’après la base de données de la Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde. Consultée le 30 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/reports.aspx?source=world-development-indicators#

[31Voir Daniel Munevar, COVID-19 and debt in the Global South : Protecting the most vulnerable in times of crisis ; Annex – Methodology and country figures, Eurodad, p.2. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5e6a690a4fb3f.pdf

[32Voir UNDP, Human Development Report 2019, Beyond income, beyond averages beyond today : Inequalities in human development in the 21st century, Chapitre 3, partie « How unequal is Africa ? ». Disponible à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

[33Alcyone Wemaëre, « Dr Tedros, le controversé patron de l’OMS à l’origine de la polémique sur Mugabe », France24, 23 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.france24.com/fr/20171023-oms-onu-afrique-ethiopie-dr-tedros-adhanom-ghebreyesus-robert-mugabe-ambassadeur

[34Le Monde avec AFP, Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie, LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[35Ibid note de bas de page n°9

[36Voir notamment Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, ed. Syllepses, 2004. Disponible gratuitement en pdf à : https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat-permanent ou encore Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, 2003.

[37Voir Renaud Vivien, « #Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ? », Entraide et fraternité, 27 février 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.entraide.be/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[38Voir Émilie Paumard, « Le FMI et la Banque mondiale ont-ils appris de leurs erreurs ? », CADTM, 13 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-FMI-et-la-Banque-mondiale-ont-ils-appris-de-leurs-erreurs

[39Independent Evaluation Office, Réponse du FMI à la crise Financière et Economique, IEO et FMI, p.35. Disponible à : https://www.imf.org/ieo/files/completedevaluations/Crisis%20Response%20-%20FRE.pdf

[40« Ajustement structurel ? C’était avant mon mandat et je n’ai aucune idée de ce que c’est ». Propos tenus le 12 avril 2014 par Christine Lagarde, Directrice générale du FMI. Voir AFP, « Le FMI a « changé », assure Christine Lagarde », LeMonde.fr, 13 avril 2014. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/04/13/le-fmi-a-change-assure-christine-lagarde_4400402_3234.html

[41Jesse Griffiths and Konstantinos Todoulos, “Conditionally yours : An analysis of the policy conditions attached to IMF loans”, Eurodad, avril 2014, p.4. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/1546182-conditionally-yours-an-analysis-of-the-policy-conditions-attached-to-imf-loans.pdf et Gino Brunswijck, “Unhealthy conditions : IMF loan conditionality and its impact on health financing”, Eurodad, 28 novembre 2018. Disponible à : https://eurodad.org/Entries/view/1546978/2018/11/20/Unhealthy-conditions-IMF-loan-conditionality-and-its-impact-on-health-financing

[42Voir notamment Milan Rivié, « Les créances douteuses, illégitimes ou/et odieuses de l’Europe sur des pays tiers », CADTM, 10 mars 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-creances-douteuses-illegitimes-ou-et-odieuses-de-l-Europe-sur-des-pays ; Léonce Ndikuma et James K. Boyce, La dette odieuse de l’Afrique – Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Ed. Amalion, 2013 ou encore le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

[43Voir notamment la série « ABC de la dette » d’Éric Toussaint, disponible à : https://cadtm.org/La-dette

[44Ayhan Kose, Peter Nagle, Franziska Ohnsorge et Naotaka Sugarawa, Global Waves of Debt, Causes and Consequences, Groupe de la Banque mondiale, 2020, p.253 et 254 du pdf. Disponible à : https://www.worldbank.org/en/research/publication/waves-of-debt

[45Ibid notes de bas de page 2 et 3.

[46Voir note de bas de page 3 et IDA Borrowing countries. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : http://ida.worldbank.org/about/borrowing-countries

[47282,46 milliards $US d’après les données de la Banque mondiale. Consultées le 31 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics#

[48Voir Renaud Vivien, « La gestion calamiteuse du coronavirus par la Banque mondiale et le FMI, La Libre, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lalibre.be/debats/opinions/la-gestion-calamiteuse-du-coronavirus-par-la-banque-mondiale-et-le-fmi-5e7b1dec7b50a6162bb8d474

[49G20, « Déclaration finale du Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement du G20 consacré au COVID-19 », 26 mars 2020. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/26/declaration-finale-du-sommet-extraordinaire-des-chefs-detat-et-de-gouvernement-du-g20-consacre-au-covid-19

[50UNCTAD, “UN calls for $2.5 trillion coronavirus crisis package for developing countries”, 30 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2315

[51Ibid note de bas de page 11.

[52Jubilee Debt Campaign, “Coronavirus : Cancel the debts of countries in the global south”, 18 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/actions/stop-coronavirus-debt-disaster

[53A debt jubilee to tackle the Covid-19 health and economic crisis. Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/a-debt-jubilee-to-tackle-the-covid-19-health-and-economic-crisis

[54Iolanda Fresnillo, Mark Perera et Daniel Munevar, “Debt relief must deliver on ambitions”, Eurodad, 26 mars 2020. Disponible à : https://eurodad.org/debt_moratorium_covid19

Enfin une alternative politique en Irlande ?

La présidente du Sinn Féin Mary Lou McDonald (deuxième en partant de la gauche) entourée de membres de son parti. ©Sinn Féin

L’Irlande vient de vivre un séisme politique. Le Sinn Féin, parti de gauche qui défend l’unification avec l’Irlande du Nord, a devancé les deux partis de droite traditionnels, le Fine Gael et le Fianna Fáil. Ce résultat, inédit dans l’histoire politique de l’Irlande depuis son indépendance en 1920, est la conséquence des luttes menées ces dernières années contre les politiques d’austérité et pour la conquête du droit à l’avortement et au mariage homosexuel. Texte originel de Ronan Burtenshaw pour Jacobin, traduit par Florian Lavassiere et édité par William Bouchardon.


Le weekend électoral des 8 et 9 février marquera l’histoire irlandaise. Pendant près d’un siècle, la vie politique de l’île a été dominé par le duopole des partis de droite Fianna Fáil et Fine Gael. Récemment encore, en 2007, ces deux partis concentraient 68.9% des votes. Ce weekend, ce chiffre est tombé à 43.1%. Sinn Féin, parti de gauche favorable à l’unification de l’Irlande, a remporté l’élection avec 24.5% du vote populaire. Il aurait pu être le parti majoritaire de l’assemblée s’il avait été en mesure de présenter plus de candidats (les élections législatives irlandaises fonctionnent selon un système de vote préférentiel qui vise à approcher une représentation proportionnelle, ndlr). Néanmoins, l’espace vacant profita à d’autres partis allant du centre-gauche à la gauche radicale. Pendant ce temps, le Parti Vert, parti de centre-gauche comptant quelques activistes radicaux dans ses rangs, a reçu 7.1% des suffrages exprimés et 12 sièges à l’assemblée, un record.

Les sondages de sortie des urnes témoignent d’un vote générationnel. Parmi les 18-24 ans, Sinn Féin remporte 31.8% des votes alors que les Verts réalisent 14.4%, la gauche radicale People Before Profit (Le peuple avant les profits, ndlr) 6.6%, les Sociaux-démocrates 4.1% et les autres partis de gauche font également de bons résultats. Parmi la frange des 25-35 ans, les chiffres sont équivoques, Sinn Féin remportant 31.7% des votes d’adhésion. Un chiffre presque similaire à celui exprimé en faveur de Fine Gael et de Fianna Fáil réunis (32.5%). Le dernier sondage Irish Times/IPSOS MRBI réalisé avant l’élection montre également une forte division de classe. Le Sinn Féin remporte à peine 14% des suffrages des classes moyennes et aisées (catégorie dite AB), tandis qu’il remporte 33% des votes exprimés parmi les ouvriers et les chômeurs (catégorie DE). Du côté des ouvriers qualifiés (C2), les 35% du Sinn Féin rivalisent quasiment avec les 39% exprimés en faveur des deux partis de droite Fine Gael et Fianna Fáil. 

Les Verts réalisent leur plus haut résultat (16%) parmi la catégorie des classes moyennes et aisées. Mais même au sein de ce groupe, l’électorat vert rejoint celui du Sinn Féin sur les enjeux liés à cette élection : 32% d’entre eux placent le système de santé comme leur premier sujet de préoccupation et 26% considèrent qu’il s’agit du logement. L’insatisfaction du statu quo politique et économique a donc indéniablement été la première motivation du vote.

Une révolte contre l’austérité

Ce tournant était en germe depuis quelques temps déjà. Depuis une dizaine d’années, la scène politique de l’Irlande est en pleine mutation. En 2010, lorsque la déroute du système bancaire irlandais fut à son paroxysme et que la Troïka imposa son amer agenda de mesures d’austérité, il semblait qu’une brèche favorable à un changement s’ouvrait. Le Parti travailliste irlandais (Irish Labour Party) remonta à plus de 30% dans les sondages suite aux manifestations de masse des syndicats contre l’injustice d’un sauvetage du système bancaire payé par les travailleurs ordinaires.

Finalement, le Parti travailliste rassemblera 19.4% des votes, son plus haut score, mais choisit de trahir ce mandat et de participer au gouvernement d’austérité avec Finn Gael. L’histoire de la gauche irlandaise est jonchée de ce genre de calamités. Toutes les alternatives de gauche qui réalisèrent une percée, de Clann na Poblachta dans les années 1940 au Workers Party/Democratic Left and Labour aux travaillistes eux-mêmes en 1992, finirent par soutenir l’un ou l’autre des partis de droite. Après les élections de 2011, Sinn Féin devint l’alternative, même si beaucoup d’observateurs ont cru que ce phénomène se dissipait.

En 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite. Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire.

Pendant quelques années, l’Irlande fut l’égérie des politiques d’austérité de l’UE. Alors que la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal connurent des manifestations de grande ampleur et des changements sur le terrain politique, l’Irlande paraissait relativement calme. Les commentateurs internationaux s’émerveillaient devant la stabilité de ce système politique.

Mais en 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite (en Irlande, l’eau est gratuite quel que soit le montant consommé, ndlr). Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire. Pour beaucoup, l’implication de l’oligarque Denis O’Brien dans l’installation des compteurs d’eau indiquait qu’il s’agissait d’une première étape vers la marchandisation de l’eau irlandaise et la privatisation du réseau.

S’ensuivirent des confrontations dans les campagnes pauvres et les provinces ouvrières du pays où les habitants s’opposèrent aux tentatives d’installation des compteurs d’eau. Pour coordonner cette lutte, les partis de gauche et les syndicats mirent sur pied une vaste campagne, Right2Water (littéralement droit à l’eau, ndlr). 30.000 manifestants étaient attendus lors de la première manifestation, ils furent finalement plus de 100.000 (l’Irlande compte 4,8 millions d’habitants, soit un niveau comparable au 1,5 million de manifestants le 5 décembre 2019 en France, ndlr). Durant l’année qui suivit, les manifestations à 6 chiffres s’enchaînèrent et l’enjeu de l’eau devint ainsi le cri de ralliement de la profonde frustration à l’égard de l’establishment irlandais.

 

Une nouvelle génération progressiste

Parallèlement, une nouvelle génération d’adultes a vu le jour en Irlande. L’effondrement économique irlandais les a touchés de plein fouet : baisses des aides sociales, création de frais de scolarité universitaire, salaires précaires, loyers élevés, chômage… Comme les générations précédentes, beaucoup ont émigré, maintenant le contact à leur pays grâce aux nouvelles technologies, et beaucoup ont fini par revenir.

Cette génération est la plus progressiste de l’histoire irlandaise. Les scandales à répétition liés à l’Eglise, qui ont marqué l’histoire de l’Irlande depuis des décennies, les ont exaspéré : du couvent de la Madeleine à “l’affaire X” en passant par les bébés morts de Tuam. En réponse, de jeunes activistes se mobilisèrent pour défier la constitution, particulièrement conservatrice, et la position de pouvoir qu’elle offre à l’Eglise Catholique.

En 2015, l’Irlande devient le premier Etat au monde à légaliser le mariage homosexuel via un référendum. L’écart du résultat, 62% contre 38%, fut une surprise pour beaucoup mais indiquait surtout l’arrivée de profonds changements. Les transformations étaient si profondes que même les partis de droite ont adopté des positions plus progressistes sur les enjeux de société. Pour la nouvelle génération d’Irlandais, il était temps de débarrasser le pays des vieilles attitudes réactionnaires qui avaient rendu possibles autant d’injustices.

Mais même après le succès fracassant du référendum sur le mariage pour tous, obtenir le droit à l’avortement n’était pas une mince affaire. L’avortement a longtemps été un sujet controversé dans la politique irlandaise, et le référendum de 1983 avait conduit le pays à adopter l’une des législations les plus restrictives du monde occidental. Même “l’affaire X” de 1992, lorsqu’une jeune fille de 14 ans victime d’un viol se vit refuser le droit de sortir du territoire pour avorter, échoua à changer la donne.

C’est la mort de Savita Halappanavar en 2012 qui fut décisive. Halappanavar s’était vu refuser un avortement qui aurait pu lui sauver la vie dans un hôpital de Galway et une sage-femme déclara à la famille que c’était en raison du fait que « l’Irlande est un pays catholique ». L’indignation populaire donna lieu à des marches et veillées et à la formation de nombreux groupes pro-choix, souvent dirigés par de jeunes activistes s’engageant pour la première fois en politique. En 2014, l’affaire Savita fut suivie d’un autre scandale: une femme dénommée “Y” obtint l’asile en Irlande et découvrit qu’elle était enceinte suite à un viol dans son pays natal. Au lieu de recevoir l’avortement qu’elle avait demandé, “Y” fut contrainte d’accoucher par césarienne, même après qu’elle eut refusé de s’alimenter et de boire, et clairement énoncé ses intentions suicidaires.

Cet épisode donna naissance à une campagne pour l’abrogation du huitième amendement, qui avait fait entrer l’interdiction de l’avortement dans la constitution irlandaise en 1983. En 2018, après des années de lutte, les activistes réussirent à organiser un nouveau référendum sur la question et le résultat fut encore plus spectaculaire que celui concernant le mariage homosexuel : 66.4 % pour la fin de l’interdiction d’avorter en Irlande.

Vers une nouvelle République

Pour une grande partie de cette nouvelle génération, les frustrations économiques et celles sur les questions sociétales vont de pair. Depuis la victoire sur la question de l’avortement, les mobilisations contre la crise du logement ont connu une recrudescence en Irlande. Cette crise est le résultat direct des politiques favorables aux promoteurs immobiliers, un refus de construire des logements sociaux et un laisser-faire dans la régulation.

Le coût exorbitant des loyers a démoli les niveaux de vie et la perspective d’une vie décente de la jeune génération. La voix d’Eoin Ó Broin, porte-parole du Sinn Féin pour le logement, fait écho chez ces jeunes grâce à son argumentaire décryptant les décisions politiques qui ont conduit à cette situation et offrant une solution politique pour changer la donne. Les classes populaires, où la proportion de « travailleurs pauvres » augmente sans cesse, sont également très impactées par cette crise du logement. De plus en plus d’Irlandais rejoignent les rangs des sans-abris alors qu’ils sont employés à temps complet. Un nouveau record de 10.514 personnes SDF a été atteint en octobre, mais les chiffres réels sont sans doute plus élevés.

L’année 2019 a également battu des records en termes de nombre d’hospitalisés contraint de séjourner sur des brancards (108.364) alors que la liste d’attente de malades en attente de rendez-vous dans les hôpitaux est aussi au plus haut (569.498). L’hégémonie des partis de droite dans la politique irlandaise a conduit le pays à ne jamais réellement développer de système de soins digne de ce nom comme c’est le cas au Royaume-Uni avec le service national de santé (NHS). Conjugué à un financement insuffisant et à une gestion défaillante, cette situation a créé une grave crise sanitaire.

Cette réalité contraste avec le récit porté par le Fine Gael et le Fianna Fáil, qui soutient son gouvernement au parlement sans en faire partie. Sur la scène internationale, “Ireland Inc.” est présentée comme un modèle de réussite ayant réussi à rebondir après la récession grâce à son statut de paradis fiscal.

Deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires.

En réalité, deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires. Début février, c’est cette nouvelle Irlande des jeunes et des classes qui rejette le duopole Fine Gael/Fianna Fáil et recherche des alternatives qui s’est exprimée par le vote. Elle exige un vrai renouveau politique qui rompe avec des décennies de politiques sociétales et économiques de droite, qui s’attaque à la crise climatique et construise un monde plus juste. Pas seulement au Sud mais sur l’île toute entière, c’est-à-dire unifiée.

Dans Erin’s Hope, le célèbre socialiste irlandais James Conolly écrit sur la nécessité de rebâtir les fondations de l’Irlande sur une base progressiste. Selon lui, le rôle de la gauche est de « de susciter un nouvel esprit du peuple » et de « mobiliser à nos côtés la totalité des forces et facteurs sociaux et politiques de mécontentement ». La percée électorale du Sinn Féin et plus largement la montée en puissance d’une vaste alternative de gauche contre Fine Gael et Fianna Fáil est une avancée décisive dans cette mission historique. Mais la route est encore longue. Désormais, l’heure est à la convergence de ces forces et facteurs de mécontentement dans le cadre de la formation d’un gouvernement capable d’apporter une alternative.

L’énergie de changement déployée par l’élection a des chances d’être freinée par les négociations pour former une coalition qui pourraient accaparer des semaines, voire des mois. Il est tout à fait possible que cela aboutisse à la formation d’un autre gouvernement dominé ou incluant un des vieux partis de la droite irlandaise. Selon la presse, une “super coalition” incluant Fine Gael, Fianna Fáil et les Verts pourrait être à l’ordre du jour.

Échapper à ce scénario suppose un mouvement d’une grande ampleur capable de fédérer les différents partis de gauche, les syndicats, les mouvements sociaux et les organisations de la société civile, un mouvement qui soit capable d’éviter que la volonté d’une alternative ne retombe en résistant aux assauts de ceux qui veulent que cette rébellion contre l’establishment irlandais n’ait pas de lendemain. La base d’un tel mouvement populaire est claire : celle d’une nouvelle république qui tourne la page de la longue histoire de politiques conservatrices de l’Irlande et qui refonde intégralement le système politique et économique. Une Irlande qui, comme le déclara Connolly, « offre pour l’éternité des garanties contre le besoin et la privation, à travers l’assurance la plus sûre que l’homme ait jamais reçu… la République Socialiste d’Irlande ».

« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

La fin de l’infaillibilité de Salvini et la nouvelle donne politique italienne

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Alors que tout semblait conduire à un retour aux urnes en Italie et à une prise du pouvoir imminente de Matteo Salvini, le psychodrame du mois d’août a terminé en revers cinglant pour celui qui l’a déclenché en provoquant la chute du gouvernement. Cette crise de ferragosto, la fête du 15 août, a réordonné le champ politique italien et chamboulé les rapports de force. Récit.


Pour comprendre les raisons de la crise italienne, il faut revenir sur le contexte issu des élections de 2018. Depuis celles-ci, on assiste à un renforcement de Matteo Salvini et de la Ligue malgré la victoire du Mouvement 5 étoiles. Avant même la formation de la coalition Lega-M5S qui a eu lieu à la fin du mois de mai 2018, Salvini s’est imposé comme une figure montante. Son arrivée au poste de ministre de l’Intérieur a ensuite décuplé ses marges de manœuvre pour mener des coups de communication sur l’immigration et sur la confrontation avec les élites italiennes et européennes. Ce discours a été très efficace et a été construit à partir d’un axe narratif central : le fait d’être un homme qui ne se rend pasio non mollo.

Matteo Salvini est issu d’une formation anciennement sécessionniste, la Ligue du Nord, aujourd’hui renommée Ligue en raison de son ambition nationale. Ce parti dispose de baronnies solides dans les régions septentrionales du pays et d’une culture institutionnelle qui remonte aux passages dans les différents gouvernements de coalition dirigés par Silvio Berlusconi. De ce point de vue, Salvini représente une excroissance du projet initial de la Ligue du Nord, fait d’autonomie politique et fiscale et de rejet du Mezzogiorno, le Sud du pays. Sa figure a été propulsée pour permettre à la Ligue de nationaliser son message et d’asseoir ses revendications d’autonomie au niveau national. D’un autre côté, Salvini est mû avant tout par ses ambitions personnelles qu’il essaie de faire aboutir tout en faisant des compromis avec les barons du Nord qui le soutiennent.

De son côté, le M5S est une formation lancée dans les années 2000 autour de Beppe Grillo et de Roberto Casaleggio à partir d’un site Internet et d’une plateforme de mobilisations anti-corruption et anti-élites. Cette expérience est devenue un parti qui glane les suffrages depuis 2009. Avec son arrivée aux affaires, le M5S s’est affaibli sur deux fronts. D’une part, Salvini a vampirisé l’électorat de centre-droit que le mouvement avait su capter dans son flou anti-élites. D’autre part, l’incapacité des cinquestelle à mettre en œuvre leurs promesses autant qu’ils l’auraient voulu a démobilisé une partie de leur électorat très volatile. La composition de l’électorat du M5S est d’ailleurs particulièrement hétéroclite : 50% vient de la gauche, 20% de la droite, et les 30% restants sont issus du réservoir des abstentionnistes qui ne se sentent pas représentés par les autres formations. Il faut ajouter aux deux problèmes précédents les défaillances de la figure de Luigi di Maio qui est beaucoup moins charismatique que Salvini.

Enfin, le Parti Démocrate est sorti de son état de mort-vivant à la suite de l’élection de Nicola Zingaretti, ex-gouverneur de la région du Lazio, à la tête du parti sur une ligne assez modérée, mais en partie similaire à celle de Pedro Sanchez. Pour autant, ce nouveau secrétaire n’a pas complètement la main sur le parti, puisque les parlementaires sont majoritairement restés fidèles à Matteo Renzi, le représentant de l’aile centriste du parti largement conspué par la population.

Le moment clé des élections européennes

Les élections européennes sont venues stabiliser de nouveaux rapports de force et confirmer le poids de la Ligue qui a obtenu 34%, la chute du M5S tombé à 17%, et le regain modéré du Parti Démocrate à 22,7%. Depuis ces élections, les barons de Lombardie et de Vénétie veulent rompre avec le M5S qui fait barrage au projet d’autonomie différenciée.

Qu’est-ce que l’autonomie différenciée ? C’est un projet de casse de l’unité juridique et politique du pays. L’idée est de distribuer les compétences à géométrie variable (au-delà des régions sous statut d’autonomie comme le Val d’Aoste ou le Trentin), notamment en matière fiscale. L’objectif, pour les barons du Nord, est de casser les transferts budgétaires vers le Sud perçu comme « corrompu » et « fainéant ». En réalité, la Ligue n’a jamais abandonné son projet sécessionniste, elle l’a juste reformulé à l’intérieur du champ national par une stratégie de subversion des institutions existantes. Au lieu d’un projet d’indépendance coûteux politiquement, la sécession interne suffit.

Évidemment, le M5S, qui dispose de solides bastions au Sud, ne peut pas permettre la destruction des transferts budgétaires qui sont existentiels pour la population défavorisée des régions méridionales.

Comment Salvini s’est tiré une balle dans le pied en faisant tomber le gouvernement

Salvini a rompu au moment de son point culminant dans les sondages début août où il tutoyait les 39% dans les intentions de vote. Cette popularité lui laissait entrevoir une solide majorité dans les deux chambres en cas de retour aux urnes et de formation d’une alliance avec le parti néofasciste Fratelli d’Italia, dirigé par Giorgia Meloni qui a réalisé 6% aux élections européennes. À elles deux, ces deux forces auraient largement obtenu les 40% nécessaires pour emporter une majorité à la Chambre des députés et au Sénat.

Cette décision prend ses racines dans les rapports internes à la Ligue. De la sorte, Salvini alignait ses ambitions autoritaires personnelles et le projet d’autonomie différenciée des barons du Nord. Ce pari risqué reposait sur l’hypothèse selon laquelle le M5S ne serait pas en mesure de s’allier au Parti Démocrate pour empêcher un retour aux urnes. Malgré l’incertitude, dans le pire des cas, Salvini pensait pouvoir renouer avec le M5S et faire céder celui-ci sur trois points sur lesquels la Ligue était opposée à son partenaire : l’instauration d’un salaire minimum revendiquée par le M5S, le revenu de citoyenneté et la dizaine de milliards d’euros annuels qu’il représente et enfin le projet de ligne LGV Lyon-Turin, auquel le M5S est un opposant historique.

Par ailleurs, en cas de rabibochage, Salvini pensait pouvoir obtenir la tête de trois ministres : le ministre des Transports (M5S), la ministre de la Défense (M5S) et le ministre des finances Giovanni Tria dont le rôle est de rassurer les marchés. Dans les deux cas, remaniement ou retour aux urnes, le leader leghiste se pensait gagnant sur toute la ligne.

Cependant, plutôt que de subir une humiliation supplémentaire, le M5S a refusé de plier. Comment Salvini a pu faire cette erreur ? Son pari reposait sur la nature de la personnalité de Di Maio, qui semblait prêt à céder et qui a régulièrement reculé devant la Ligue. Sauf que cette fois, les ténors du M5S se sont mobilisés et ont fait le choix d’une ligne dure contre leur ex-partenaire de coalition : Beppe Grillo, Roberto Fico (président de la chambre, représentant de l’aile gauche compatible avec le PD), Alessandro Di Battista (tribun, aile anti-establishment) et Davide Casaleggio (propriétaire de la plateforme du mouvement).

Deux tendances coexistent néanmoins au sein de ces ténors. D’un côté Beppe Grillo, Roberto Fico et Davide Casaleggio sont contre un retour aux urnes de peur de perdre de nombreux députés et de provoquer un turn over chez les élus du mouvement car il y a une limite de deux mandats pour ces derniers. De l’autre côté, Di Battista, qui n’est pas député, et qui a encore une carte à jouer puisqu’il n’a réalisé qu’un seul mandat, était favorable à un retour aux urnes.

Le système politique italien fait barrage à Salvini

Pour mieux comprendre l’enchaînement de la crise, il faut prendre en compte la particularité du modèle institutionnel italien. L’Italie est une République parlementaire qui rend très difficile la prise de pouvoir par une seule force politique. Son système est fondé sur le bicamérisme parfait : c’est-à-dire qu’il faut obtenir la confiance à la fois dans la Chambre des députés et au Sénat, ce qui implique de réunir une majorité dans ces deux assemblées. Par ailleurs, l’élection des sénateurs et des députés a lieu au même moment : il n’y a que de légères différences de scrutin et de nombre de parlementaires. Ces différences peuvent cependant modifier les équilibres entre les deux chambres.

Dans les situations de crise, le président de la République dispose d’un rôle non-négligeable. Ce dernier est élu au suffrage universel indirect, par le Parlement et pour une durée de sept ans. Le président actuel, Sergio Mattarella, termine son mandat en 2022, date de la prochaine élection présidentielle.

À ce bicamérisme, il faut ajouter un mode de scrutin électoral particulièrement complexe. Les chambres sont élues selon une loi électorale qui combine deux systèmes. En premier lieu, un système uninominal à un tour par circonscription, qui favorise les coalitions entre les partis et qui distribue 50% des sièges. Ensuite, un scrutin proportionnel par circonscription, qui bénéficie aux forces comme le M5S qui partent seules aux élections.

Le résultat de ce système est que trois majorités sont possibles dans la configuration actuelle : M5S-PD, Lega-M5S, PD-Lega-FI-FdI (alliance générale anti-M5S). Le dernier scénario étant inenvisageable, la seule alternative était donc la formation d’un gouvernement entre les cinquestelle et le centre-gauche.

L’élément décisif : Matteo Renzi

Le point aveugle de Salvini a été de sous-estimer l’ex président du Conseil italien. Pour rappel, Matteo Renzi est celui qui avait tué les discussions entre le M5S et le PD en 2018 pour former une coalition. C’est ce torpillage en règle qui a conduit à l’alliance M5S-Lega comme seule majorité possible.

Cependant, les choses ont changé depuis. Renzi a certes perdu le secrétariat du parti, mais il prépare une nouvelle option électorale comparable à En Marche, qui n’est pas encore prête à être mise sur orbite. Par conséquent, il ne voulait surtout pas d’un retour aux urnes à court terme. De plus, Zingaretti détient le contrôle des investitures : en cas d’élection il aurait pris la main sur les groupes à la Chambre et au Sénat actuellement contrôlés par Renzi. C’est une des raisons de fond pour laquelle Renzi a réalisé un coup de poker en ouvrant la porte au M5S afin de former un nouveau gouvernement.

Le désarroi de Salvini et la chute du gouvernement

Le leader de la Ligue ne s’attendait pas à ce retournement de situation : il pensait qu’une majorité entre PD et M5S serait impossible. C’est pourquoi, dans la semaine du 12 au 19 août, il a réalisé une série d’erreurs qui lui ont coûté cher par la suite.

Il a d’abord appelé à censurer le gouvernement de Giuseppe Conte afin de le faire tomber et de provoquer un retour aux urnes. De ce fait, il a pris le risque de se mettre l’opinion à dos et d’endosser la responsabilité de la chute de la coalition alors que celle-ci restait populaire dans le pays. Ensuite, devant l’avancée des discussions M5S-PD, il a fait un pas en arrière et a proposé à Di Maio de recoller les morceaux alors qu’il venait de déclencher un psychodrame politique au cœur de l’été. Par la suite, il a remartelé et exigé de nouveau un retour aux urnes, avant d’appeler une nouvelle fois son ex-allié à se remettre autour de la table pour reformer le gouvernement qu’il venait de torpiller. Ces tergiversations ont donné une image d’irresponsabilité et d’inconséquence de la part de celui qui dominait la situation jusqu’ici. Salvini a donc perdu une partie de son aura et le mythe de son infaillibilité a été brisé. Il le paie clairement dans les sondages où l’on observe un recul important de la Ligue (-6 points) et une remontée du M5S et du PD.

Sondage qui teste les différents leaders politiques après la crise gouvernementale.

Quel avenir pour le nouveau gouvernement ?

Le nouveau gouvernement qui vient d’être formé est clairement défensif : il ne s’est donné que des objectifs limités. En premier lieu, les nouveaux alliés cherchent à empêcher le projet autoritaire de Salvini et à gagner du temps. En effet, le coup raté de ce dernier et son expulsion du ministère de l’Intérieur vont diminuer sa capacité à construire l’agenda politique et rendre ses relations avec les barons de la Ligue plus difficiles. Ceux-ci comptaient sur lui pour leur obtenir rapidement l’autonomie différenciée. Le fait de voir ajourné le projet a provoqué de nombreuses tensions. Deuxièmement, tenir éventuellement jusqu’en 2022 pour sécuriser la prochaine élection du président de la République. Ensuite, empêcher l’augmentation automatique de la TVA (de 22 à 25%) qui risquerait de coûter 23 milliards aux ménages Italiens et de provoquer une crise de la consommation. La Loi de finances est en effet votée en octobre. Un retour aux urnes rapide aurait empêché de bloquer cette augmentation automatique de la TVA liées aux clauses de sauvegarde qui s’activent en cas de dérapage budgétaire. Enfin, préparer un retour aux urnes ultérieur pour Matteo Renzi une fois que son projet sera prêt, et faire durer plus longtemps la législature pour les parlementaires M5S qui en sont à leur second mandat.

Le choix de Giuseppe Conte pour présider ce nouveau gouvernement est en définitive assez logique. Sa figure a depuis le début été construite comme étant au-dessus des partis et relativement neutre. Il apparaît aux yeux de nombreux citoyens comme étant quelqu’un de modéré et respectueux des institutions. Comme l’illustre le graphique supra, il est beaucoup plus populaire que Di Maio qui est l’autre perdant de la séquence. Quant au fond de l’accord de gouvernement, il s’agit à l’évidence d’un programme minimal qui reprend en bonne partie les revendications du M5S tout en les modérant. La proposition de salaire minimum devrait par exemple être mise en place.

Une des conséquences négatives de cette crise est que le gouvernement va vraisemblablement en rabattre sur ses revendications budgétaires et reprendre une politique un peu plus compatible avec les règles européennes. Néanmoins, le M5S et le PD vont aussi jouer la carte de la menace d’un retour de Salvini si l’Italie n’obtient pas des marges budgétaires pour répondre à la crise sociale.

De fait, on assiste probablement au moment d’institutionnalisation du M5S. Ce processus est incarné par la primauté accordée à la figure de Giuseppe Conte : une partie du pouvoir s’est déplacée vers les groupes parlementaires. Le M5S a récemment revendiqué un attachement fort aux institutions, ce qui n’était pas le cœur de son discours jusqu’ici. Il s’agit peut-être d’un moment de bifurcation et d’absorption par les institutions. Par ailleurs, la dimension antioligarchique semble plus cosmétique qu’auparavant dans le discours du mouvement : ses ténors se concentrent sur la réduction du nombre de parlementaires et sur la critique de la corruption.

Mais ce processus n’est pas inéluctable. Le M5S est très plastique et s’adapte au moment politique. Ainsi, la carte Di Battista pourrait être sortie si le moment s’y prête. Reste que le mouvement a pris la place qu’occupait auparavant la démocratie chrétienne dans le système politique italien de la première République. Il est devenu une force pivot capable de s’allier avec les différents acteurs du système politique italien pour construire des majorités parlementaires. Aucune hypothèse n’est donc à écarter pour la suite.

Si la menace d’une prise de pouvoir par Matteo Salvini a été évitée à court terme, son statut de seul opposant le pose de fait comme une alternative qui finira par prendre le pouvoir. Ce scénario risquerait d’engager l’Italie dans une voie violemment néolibérale et réactionnaire comme l’atteste le projet d’autonomie différenciée, en plus de faire muter ses institutions dans un sens illibéral. La balle est désormais dans le camp européen, car sans aide importante à l’Italie, une prochaine crise politique sera inéluctable au regard des faibles marges de manœuvre budgétaires du gouvernement.

« Avoir de la pub est une décision politique » – Entretien avec Eric Piolle

Eric Piolle, maire de Grenoble. © Ville de Grenoble

Depuis 2014, Grenoble, jusqu’alors bastion du Parti socialiste, est dirigée par une majorité EELV-PG qui compte plusieurs militants des mouvements sociaux. Malgré cette victoire, la ville fait toujours face à une situation budgétaire difficile et les leviers du pouvoir municipal ont de nombreuses limites. Alors qu’arrivent bientôt les prochaines élections municipales, nous avons interrogé Eric Piolle, le maire de Grenoble, sur certains enjeux marquants de son mandat afin de mieux comprendre le potentiel d’une gestion municipale progressiste.


LVSL – Commençons par les élections municipales de 2014 : qu’une liste du courant municipaliste portée par les citoyens qui se revendique de la gauche et de l’écologie politique, parvienne à gouverner une des plus grandes villes de France, c’était exceptionnel. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque et pourquoi n’était-ce pas le cas ailleurs?

Eric Piolle – Je pense qu’à Grenoble, comme ailleurs, l’écologie politique est ancrée dans la citoyenneté locale et avait démontré sa capacité à porter l’intérêt général, sa capacité de travail, d’ouverture et d’exigence. D’abord, cela était porté par des listes d’une écologie politique locale, « Ecologie et solidarité » de manière autonome depuis 1977, sauf en 1983, qui reste un mauvais souvenir pour la gauche et les écologistes à Grenoble avec l’élection du maire corrompu [Alain Carignon devient maire RPR de Grenoble, jusqu’alors bastion de la gauche, et sera condamné à de la prison ferme en 1996, il prépare son retour pour 2020, ndlr]. La reconquête de la remunicipalisation de l’eau à la fin des années 1990 est devenue emblématique, après sa privatisation liée à la corruption de Carignon et de ses équipes, puis l’atermoiement du PS lors de la victoire de 1995. Une eau pure et non traitée, des investissements triplés, une baisse du prix pour l’usager, un comité d’usagers… cette vraie exigence de bonne gestion du bien commun a marqué le territoire. Évidemment, il y a eu la rupture de 2008 quand les sociaux-démocrates ont préféré s’allier avec des anciens adjoints de Carignon, avec le président des amis de Nicolas Sarkozy pour l’Isère en 2007, tout ça pour ensuite se débarrasser de ces partenaires exigeants en 2008. On avait également le succès de la caserne de Bonne, premier écoquartier de France qui avait été porté par l’adjoint de l’urbanisme qui était la tête de liste de 2001. Des succès concrets qui parlent au quotidien, une exigence autour de l’intérêt général qui parlent aux gens donc. Ça existe ici, mais aussi sans doute dans bien d’autres endroits , parce que ces mouvements écologistes et citoyens ont cette caractéristique d’un travail des dossiers, d’un engagement etc.

Là où nous avons porté une vision politique nouvelle, c’est qu’au lieu de voir ces différents contre-pouvoirs comme des victoires particulières ou une corde de rappel sur un pouvoir social-démocrate déviant, notre parti pris a été le suivant : nous étions potentiellement en capacité de proposer un projet qui corresponde à une majorité culturelle et nous permettant, nous, de devenir les leaders de cette majorité pour la mettre en acte. Je crois que c’est ça le gros travail qui a été fait. Bien sûr, nous étions beaucoup à faire depuis longtemps le diagnostic d’un effondrement du bipartisme. Avec Macron, il s’est trouvé un avatar supplémentaire, mais qui est la fusion d’un bipartisme qui s’effondre parce qu’il n’y a plus de différences idéologiques et de capacité à apporter un progrès sur à peu près tout… Ce sont devenus des syndicats d’élus, de simples gestionnaires, incapables de saisir les défis de la société d’aujourd’hui. On a aussi un pôle de repli sur soi autour de l’extrême-droite qui a une stratégie de prise du pouvoir par les élections et qui l’a déjà fait dans l’histoire, et de l’autre côté un champ potentiellement important mais qui n’arrivait pas à accéder au pouvoir parce qu’il se vivait comme contre-pouvoir, comme une constellation de petits contre-pouvoirs et n’était pas capable de se mettre au service d’un projet qui dépasse les formations politiques.

C’est ça notre aventure. De fait, ce pari a été couronné de succès. Ça a changé notre structure mentale de devoir proposer un projet de majorité et non pas un projet de négociations à la marge entre les deux tours. Nous avons pensé une façon d’aborder l’exercice du mandat, de rassembler en amont et ça a rencontré un souffle parmi les citoyennes et les citoyens, d’abord pendant la campagne, puis après les élections. Pour moi ce n’est pas une surprise, j’ai travaillé à cela pendant trois ans quand même. Le plus compliqué, le plus long, c’est ce changement culturel au préalable, mais on s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire elle existe différemment ailleurs. Ceux qui me disent « Oui, mais à Grenoble c’est très spécifique… », je leur rappelle que les écolos ont fait 15% à l’élection de 2008. Or, il y a d’autres grandes villes où les écolos font autour de 15% et où il y a eu des grandes victoires symboliques. Donc il y avait ces conditions ici mais elles existent aussi ailleurs.

L’écoquartier de la Caserne de Bonne © Alain FISCHER 2013, Ville de Grenoble.

LVSL – Au moment où vous récupérez la gestion de la ville, Grenoble est confronté à des difficultés financières graves. La dette de la ville la met sous la menace de la tutelle de l’État, les impôts locaux sont d’ores-et-déjà assez élevés, et en plus les dotations de l’État diminuent. Comment maintenir une gestion budgétaire correcte dans cette situation ? Quels arbitrages avez-vous fait ?

EP – D’abord on peut se battre politiquement contre le choix qui a été fait par les présidents successifs, et encore plus par l’actuel, de se soumettre à l’emprise de la finance. Il faut rappeler qu’en l’espace de moins de 5 ans, 3 000 milliards d’euros ont été créés dans la zone euro et que personne n’a vu la couleur de cet argent, ni les États pour leurs politiques publiques, ni l’Europe pour la transition énergétique et sociale, ni les collectivités qui ont vu leurs ressources baisser. Cet argent est parti dans la spéculation et prépare une bulle qui va finir par éclater. Il y aura une nouvelle crise financière, sauf que celle de 2008 a été contenue par les pouvoirs publics via une hausse de 20 points de l’endettement dans tous les États, cette fois-ci ils auront moins d’outils pour lutter contre. Donc on est plus exposé et c’est plus dangereux.

Après, une fois que ce choix-là est fait au niveau national, nous, en tant que collectivité, on a des règles d’or à respecter. Or, il était clair qu’il y avait un ressentiment face à notre succès de 2014, comme si c’était un jeu de ping-pong entre la droite et la gauche et qu’on leur avait piqué la balle. Il y avait vraiment une union sacrée pour venir nous taper dessus et pour nous faire rendre la balle. Dans ce cadre-là, il était clair de notre point de vue qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous avons donc fait le choix délibéré de garder le contrôle politique de la situation. Dans les derniers comptes administratifs disponibles, ceux de 2012, on découvre une épargne nette négative et deux éléments qu’on connaissait : nous avons les impôts les locaux les plus hauts des villes de plus de 5000 habitants et nous sommes dans le top 5 de la dette par habitant des villes de plus de 5000 habitants, plus de 50% au-dessus de la moyenne.

« Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! »

Nous nous sommes fixés le prérequis suivant : « On garde le contrôle de la situation, on ne s’expose pas à une mise sous tutelle ou un pilotage de l’extérieur ». Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! Donc il nous faut à la fois retrouver une épargne nette positive pour respecter les deux règles des collectivités locales qui empêchent la mise sous tutelle et absorber cette baisse de 20 millions.

Les premières mesures sont des mesures de sobriété dans le train de vie de la mairie, qui conviennent finalement à tout le monde ou presque, ça allait très bien avec le fait qu’on voulait casser le mur entre les citoyens et les élus, donc on baisse nos indemnités. Il faut rappeler qu’en 2008, la réaction du PS face à la crise, c’était de se voter une hausse d’indemnité de 25% en 2008 et d’augmenter les impôts de 9% ! Nous, on baisse les indemnités, on rend les voitures de fonction, de toute façon on se déplace à vélo, à pied ou en transports en communs et on applique aussi une sobriété dans les notes de restaurants, qui ont été divisé par trois c’est quand même notable. D’ailleurs les restaurateurs ont senti passer la pilule, mais ces genres de restaurant ont retrouvé une clientèle.

Sobriété et efficacité aussi dans les modes de gestion : on peut souligner la régie du téléphérique qui perdait de l’argent et qui, sous l’impulsion de son président Pierre Mériaux, en regagne. On peut citer Alpexpo qui était un gouffre financier à plusieurs millions d’euros par an et qui est revenu à l’équilibre sous l’impulsion de son président Claus Habfast. On peut citer le palais des sports qui coûtait 1,7 millions d’euros d’argent public pour une gestion par une association privée qui organisait à peu près 10 événements publics par an. Maintenant, ils nous coûtent 700 000 €, on a économisé 1 million d’euros, et on l’a ouvert en termes de nombre et de diversité d’évènements, ce lieu emblématique des Jeux olympiques de 1968 est redevenu un endroit fréquenté par toute sorte de Grenoblois et de Grenobloises. Pour les 50 ans des JO, on a mis en place une patinoire gratuite pendant plusieurs semaines, on a fait des galas, des entreprises privés le loue, il y a des concerts de 7000-8000 spectateurs, il y a de tout.

Tout ça nous a permis de survivre, de passer le cap des premières baisses de dotations. Et puis derrière, nous avons lancé une réflexion autour du périmètre de l’action publique pour avaler les deux autres tiers de baisses des dotations. On l’a fait dans un format original, pas dans un pouvoir hiérarchique concentré au niveau du maire et ensuite descendant dans les services via le directeur général des services, mais dans un système de réseau où les élus et les directeurs travaillent ensemble pour questionner le périmètre d’action de la ville au regard de trois axes :

D’abord, un axe d’efficacité de bonne gestion autour du patrimoine, des tarifs, etc. Ensuite un axe autour des compétences, sur ce qu’on fait alors que ce ne sont pas nos compétences ou comme opérateur des autres, mais avec des écarts de financement colossaux entre ce qu’on nous donne et ce qu’on dépense. Enfin, un troisième axe autour de la culture urbaine est de repenser la ville. On est la troisième ville-centre la plus dense de France, il faut repenser les questions de coutures urbaines pour éviter cette fermeture latente qui s’est fait avec les années. Autour de chaque quartier, il doit y avoir tout, comme c’est un petit monde. Il faut une école primaire tout près de chez soi où l’on va à pied, avec les enfants, mais un collège ou une piscine ça peut être un peu plus loin. Par exemple, quand vous faites votre passeport une fois tous les cinq ans, si c’est dans trois lieux au lieu de sept, c’est possible. C’est un plan qui se déploie depuis mai 2016 et qui est train de se terminer. Ça ne nous permet pas de retrouver une situation financière très réjouissante, mais de rester à flot, de garder le contrôle politique et d’avoir quand même des moyens d’action.

LVSL – Grenoble est parfois dépeint comme le « Chicago français » en raison de l’insécurité. Récemment, des violences urbaines ont eu lieu suite à la mort tragique de deux jeunes sur un scooter volé. Cette question de la sécurité en pose beaucoup d’autres : la légalisation du cannabis que vous portez mais qui n’avance pas dans le débat politique en France, la question de la Police de sécurité du quotidien dont l’expérimentation vous a été refusée par Gérard Collomb, la vidéo-surveillance… Comment répondez-vous à cette demande de sécurité légitime qu’ont les citoyens, même si elle est parfois utilisée à mauvais escient à des fins politiques ?

EP – Dans ce débat sur la sécurité, il me semble d’abord important de ne pas se faire enfermer uniquement sur la question de la sécurité physique qui s’est tendanciellement quand même largement améliorée en France et partout en Europe : les homicides ont fortement baissé et désormais la catégorie majeure dans les chiffres de la criminalité, ce sont les vols de voitures et les vols d’objets dans les voitures, qui ont aussi fortement baissé. Même les cambriolages de commerces sont en forte chute, parce qu’il y a moins d’argent liquide qui circule. Et en parallèle, on a une montée générale de la violence dans la société, on le voit évidemment dans les mouvements sociaux: la parole disparaît et on se retrouve coincé entre une violence d’État et une violence sociale pour s’exprimer. La sécurité, c’est donc un champ assez large. Nous, notre objectif est de garantir des sécurités en matière de biens communs, de liberté de contribuer, de garantir la sécurité du logement, de l’alimentation, de l’accès à la mobilité… Si l’on oublie cela, on masque des enjeux relatifs à la sécurité. Nous avons donc une vue globale sur la sécurité.

« Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal. »

Maintenant, évidemment la sécurité physique à Grenoble est une question latente et réelle depuis des décennies. Nous sommes à la fois là pour assurer la tranquillité des publics via notre police municipale, l’une des plus importantes de France numériquement, et en coopérant avec l’État dans ses missions régaliennes. Dans le cadre de cette coopération, nous disons : notre politique de lutte contre la drogue est en échec total, en matière de santé publique, en matière de sécurité avec la violence entre trafiquants et de violence de ceux qui sont sous l’emprise de la drogue. Mais c’est aussi un échec dans la capacité de la République à avoir des pouvoirs régaliens en situation acceptable : il y a une violence pour les policiers dans leur travail à être exposés à des trafiquants au vu et au su des habitants sans pouvoir y répondre. C’est extrêmement violent pour les policiers de passer devant des dealers qui sont assis dans des canapés à 100 mètres du commissariat et ne pas avoir, objectivement, les moyens humains et techniques, les outils législatifs pour lutter contre cela. Donc ils sont interpellés par les habitants qui leur disent: « Regardez, vous voyez bien ! Et vous ne faîtes rien ? ». Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal.

Face à cet échec, la légalisation du cannabis est une solution, on le voit maintenant : plus de dix États américains l’ont légalisé, le Canada depuis l’automne, le Portugal il y a fort longtemps. Je suis convaincu qu’on le fera, parce que tous ceux qui ont mené des politiques ultra-répressives se sont cassé les dents sur leur propres échecs. Au-delà de la drogue, notre volonté est d’avoir une police municipale qui est connue et reconnue des habitants, qui connaît le territoire et qui coopère avec d’autres acteurs en matière de sécurité. C’est ce travail que l’on fait tous les mois lorsque l’on fait des conseils de quartiers, des conseils de prévention de la délinquance dans chaque secteur de la ville. On étudie des cas très concrets de jeunes qui sont en train de basculer et on voit comment on peut les récupérer. C’est un travail de vigilance de terrain qui est porté par des élus tous les mois, avec différents acteurs, un travail de fond sur l’éducation. C’est aussi un travail sur la parole : dans le cadre de la Biennale des villes en transition, il y avait pour la deuxième fois un concours d’éloquence avec des entraînements pour des jeunes issus de quartiers populaires qui n’ont pas forcément les codes de la parole publique ou en tout cas pas de celle qui est acceptée par les institutions. Pour nous, faire émerger la parole c’est lutter contre les inégalités sociales, c’est aller chercher des compétences, des talents qui ne peuvent pas s’exprimer, mais aussi une forme de lutte contre la violence. C’est dans la disparition de la parole que naît la violence.

Après, on a pris des mesures très concrètes: on a rajouté une équipe de nuit au printemps dernier, on a équipé nos équipes de nuits de pistolet à impulsion électrique, adaptés à réguler la vie nocturne et à répondre au développement de cette violence au couteau. C’était important pour les conditions de travail des policiers et l’exercice de leurs missions. Nous avons acheté des caméras piétons pour clarifier l’interface entre notre police municipale et les citoyens. Là encore, c’est amusant : l’État nous dit : « Vous ne faîtes rien », alors qu’en fait on attendait le décret d’application depuis presque un an, il vient de sortir. On a aussi donné des moyens d’entraînement solides avec un nouveau dojo.

Nous faisons donc ce travail là, mais sans oublier les dimensions de prévention, d’une police au milieu des citoyens. Maintenant, c’est frappant mais c’est symptomatique, la présence policière ne rassure pas : aujourd’hui, quand vous voyez des policiers, vous vous dites « Je suis au mauvais endroit, c’est dangereux ! Il se passe un truc grave, il faut que je me cache ». C’est sidérant. Je le vois même avec les enfants : les parents avec des poussettes, s’ils voient un camion de police, ils pourraient se dire « Je suis en sécurité, il y a la police », or c’est l’inverse. On a totalement retourné la logique d’avoir une police parmi les habitants, qui est là pour la protéger, on a seulement une police d’intervention. Evidemment, ça amène des limites au dialogue.

C’est aussi ce qu’on voit dans les quartiers à la suite du drame de la mort de Fathi et Adam, il y a une colère qui s’exprime. Ce qui ressurgit à ce moment-là, c’est la discrimination reçue, réelle et perçue. Pourtant, l’ensemble des acteurs de terrains, des salariés, des associations, des bénévoles ont été à l’écoute. Les parents ont été extrêmement forts et dignes, ils sont sortis de leur deuil pour faire un appel au calme et demander à ce qu’il n’y ait pas de drame rajouté au drame. Nous avons été, moi y compris, à l’écoute et déterminés à continuer de tisser des liens dans ce quartier et dans les autres quartiers pour éviter cette propagation fondée sur le sentiment de l’injustice. Le procureur de la République a lancé une enquête pour connaître exactement les faits, c’est important parce que l’aspiration à la justice est grande. En définitive, je crois qu’il faut donc élargir cette thématique de la violence, on le voit avec le mouvement des gilets jaunes, c’est du jamais vu, une telle violence dans les manifestations. C’est important de le dire, ce n’est pas cantonné à des jeunes de quartiers relégués, loin de là. Il y a une sur-angoisse dans la société et peu d’espace de dialogue.

LVSL – Pour rebondir là-dessus justement : À la mairie, pour développer la démocratie participative, vous avez mis en place un budget participatif comme d’autres villes en France, mais aussi essayé quelque chose qui s’apparente au Référendum d’initiative citoyenne revendiqué par les gilets jaunes, mais celui-ci a été retoqué il y a quelque temps. Que mettez-vous en place au niveau de la démocratie directe ou participative à Grenoble et plus précisément via ce Référendum d’initiative citoyenne ?

EP – Pour nous, il faut s’entraîner à la démocratie, ça s’apprend. Pour les budgets participatifs, plus de 1000 personnes ont participé au dépôt des projets, donc ça mobilise, et c’est le cas dans tous les quartiers de la ville, à tous les âges. On l’a ouvert à l’ensemble des résidents, mais également aux mineurs et on voit que ça se diversifie. C’est réjouissant comme exercice de la démocratie, mais ça transforme aussi complètement notre ville, ça évite d’avoir des villes aseptisées où tout est partout pareil. Par définition, ce sont des projets spécifiques qui sont portés par les habitants, jamais vous retrouverez la Dragonne de la place Saint Bruno dans une autre ville. Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public: on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. Sur l’idée d’Antoine Back, un des élus de secteurs, on a lancé il y a un an des chantiers « ouverts au public », comme pendant des chantiers interdits au public, ça marche extrêmement bien, beaucoup de gens viennent, portent des idées d’aménagement d’espaces publics délaissés ou en friche, et les transforment avec des agents à nous qui ont plaisir à transmettre et partager leurs savoirs. C’est un entraînement qui passe évidemment par les phases d’aménagement urbain que nous avons lancées nous, avec des diagnostics partagés et de la co-construction en amont, des phases d’informations, de concertation sur des projets déjà très cadrés. Nous avons cette volonté d’expliciter quel est l’enjeu. On a lancé des conseils citoyens indépendants qui reçoivent aussi une formation certifiée par Sciences Po. Les conseils citoyens sont indépendants, ils sont en capacité de poser des questions orales, des questions d’actualités au début des conseils municipaux, ce qu’ils font assez largement. On a aussi lancé des formations pour les citoyens sur le budget municipal organisées par nos services financiers, qui ont attiré beaucoup de monde initialement. C’est la première fois qu’un service finance va au contact des citoyens, c’est très intéressant pour eux : ils mettent en valeur leur métier, se questionnent sur le sens de leur métier, sur comment on l’explique à l’extérieur, aux citoyens. Maîtriser comment fonctionne un budget municipal, c’est de l’éducation populaire.

« Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public : on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. »

Sur le référendum, dans notre cas c’était une votation citoyenne, on avait deux objectifs : d’abord pouvoir, par un droit de pétition, amener un sujet de débat au conseil municipal qui n’est pas dans le radar des élus et ou qui est connu mais remis à plus tard alors que l’enjeu est en fait immédiat. La deuxième chose, c’était la votation citoyenne comme droit de veto par rapport à une équipe : durant les élections, les citoyens choisissent un maire et une équipe avec un projet, un style, une méthode mais il se peut que sur telle ou telle propositions, les citoyens ne soient pas d’accord. Nous, on avait 120 propositions et si les citoyens veulent faire différemment, on se plie à cette décision. Effectivement, ça a été attaqué en première instance, où nous avons perdu, nous sommes maintenant en appel… On a été attaqué à la fois parce que l’État gouvernant, Macron en l’occurrence, continue les attaques lancées par Valls, à qui cela posait problème de déléguer la décision aux habitants et parce que c’était interdit de faire voter les mineurs et les résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. C’est totalement anachronique quand on voit maintenant les thèmes du Grand débat et le besoin d’expression dans le mouvement des gilets jaunes… Il y a une surdité. C’est assez marrant parce que pleins de gens sont venus nous voir pour ces expériences, pour mener des missions parlementaires, et dans le même temps on se fait attaquer, casser par le gouvernement Macron. Mais je pense que le débat va forcément revenir sur la table grâce à la mobilisation des gilets jaunes.

LVSL – Sur votre politique de transport : vous avez limité la place de l’automobile en ville en limitant la vitesse, en instaurant la piétonisation dans certaines rues et avec une politique différente sur les parkings. Se pose alors la question du niveau de développement des transports en communs, parce qu’il faut bien proposer des alternatives. Parmi les 120 propositions sur lesquelles vous avez été élu, l’une était la gratuité des transports publics pour les jeunes de moins de 25 ans. Aujourd’hui la gratuité des services publics progresse comme idée, en France on a l’exemple de Dunkerque pour les transports en commun. Quel regard avez-vous sur cette question de la gratuité des transports public ? Rappelons qu’il y a une enquête préliminaire sur le sujet lancée par le SMTC.

Avec Strasbourg, Grenoble est la ville où la part du vélo dans les déplacements est la plus forte en France: plus de 15% en 2017 © Sylvain Frappat – Ville de Grenoble 2017

EP – Il y a effectivement une étude lancée par le SMTC. Tout à l’heure, nous parlions de garantir des sécurités : nous, ce qui nous intéressait dans la gratuité pour les 18-25 ans, c’est que les dépenses de la mobilité sont une des contraintes de revenu les plus importantes pour cette catégorie d’âge, donc c’était pertinent. Deuxièmement, c’est le moment où le jeune on prend son indépendance, donc il ne faut pas que son imaginaire par rapport à la mobilité soit « J’ai besoin d’une voiture », mais plutôt « J’ai des solutions de mobilités qui s’offrent à moi : les transports en commun et l’autopartage par exemple, donc mon objectif premier n’est pas d’avoir une voiture ». On a donc divisé par deux les tarifs, puis on s’est retrouvé coincés parce que c’est un vote administratif des transports en communs, où il y a 17 membres, et il n’y a plus eu de majorité pour aller plus loin. Bien qu’une étude du SMTC ait montré que c’est bien sur cette catégorie-là que porte la dépense contrainte en matière de mobilité. Sur la mobilité en générale, cette étude est lancée : la question c’est le financement et le développement de l’offre.

Par rapport à Dunkerque, je connais bien Patrice Vergriete, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, les ressources usagers c’était 4 millions d’euros, et en pratique il n’y avait presque pas de réseau de transports et il était peu utilisé. Les enjeux sont différents dans une métropole où on a 90 millions de voyages, donc plus de 200 voyages par habitants par an, et un réseau qui est problématique. Aujourd’hui il faut rajouter des transports urbains et essayer de désengorger les lignes actuelles en proposant des alternatives de cheminement. Il y a toute une section, dans le centre-ville notamment, où les trams sont blindés, ils sont à la queue leu leu. Donc la question de la gratuité est aussi celle de l’impact du report modal : quand c’est voiture versus transport en commun c’est super, si c’est piéton versus transports en communs, il faut faire attention. A Dunkerque, ça a coûté 4 millions, la gratuité des 18-25 c’était 3 millions et quelques, mais toutes les recettes passagers c’est plus de 30 millions. Dont une partie très significative est financée par les entreprises parce que les abonnements de ces passagers sont pris en charge, au moins à moitié, par les entreprises. Donc en pratique, avant de faire une croix sur cette recette de plus de 30 millions financée en partie par les entreprises, il faut identifier quel est l’autre modèle économique que l’on propose. Donc les études, et notamment celles sur la gratuité ciblée et ce qu’elle permettrait comme bascule, nous donneront des éléments d’indication.

LVSL – Pour l’instant vous préférez donc continuer à avancer vers une gratuité ciblée pour des question de faisabilité ?

EP – Oui.

LVSL – Un projet est problématique pour de nombreux Grenoblois : celui de l’élargissement de l’A480 [autoroute périphérique de Grenoble, qui va être élargie de 2 à 3 voies dans chaque sens, ndlr]. Bien que la mairie ne soit pas entièrement compétente et entièrement responsable de cet aménagement, comment voyez-vous les choses par rapport à ce genre de projet ?

EP – D’abord, ce projet fait partie du plan de relance des autoroutes de Valls, qu’il faut combattre, et qui est d’ailleurs combattu au tribunal sur sa légalité…

LVSL – Oui, c’est un cadeau aux sociétés d’autoroute qui augmentent les prix des péages…

EP – Exactement. C’est une gabegie totale en terme d’argent public et en termes de vision. Ce plan, nous continuons donc de le combattre au plan national. Nous disons que ce projet ne peut se faire qu’à condition qu’il soit un pas vers la mobilité de demain, qu’il soit connecté à notre plan de déplacement urbain et c’est pour ça que nous demandons une voie de covoiturage qui serait une première en France. Nous avons demandé et obtenu le passage à 70km/h. On demande aussi une voie réservée aux transports en commun depuis l’axe Sud, on avait été le premier territoire à le faire il y a une dizaine d’année pour l’axe Nord-Ouest. Deuxièmement, il faut que cela améliore les conditions des riverains, d’où le 70km/h pour le bruit, des murs anti-bruit, des mesures autour de la pollution sur la nature des revêtements pour agir sur le bruit etc. Et puis il y a un troisième volet autour de la préservation de la nature, donc on coupe des arbres parce que c’est nécessaire, mais on en replante deux pour un sur site etc. Enfin, je pense qu’il y a une demande tout à fait légitime qui monte pour évaluer l’impact en matière de circulation puisqu’on a gardé les verrous Nord et Sud, parce que nous avons aussi demandé à abandonner le projet de l’A51, ce qui a été fait. Le département a clairement énoncé qu’il ne soutenait plus l’A51 [autoroute non-terminée devant relier Grenoble à Marseille en passant par Gap, ndlr]. Sinon on était en train de faire une deuxième vallée du Rhône en fait, c’est une victoire. Et le fait de garder les verrous Nord et Sud évite d’aspirer plus de voiture depuis l’extérieur et de continuer cette folie humaine dans laquelle nous sommes engagés depuis des décennies.

Il faut garder cette exigence pour que le projet amène quelque chose. De même, nous avions affirmé la nécessité de faire des travaux autour du Rondeau et de passer ce contournement à 2 fois 2 voies contre 2 fois 1 voie aujourd’hui, où les deux autoroutes se connectent dans un entonnoir, un goulot d’étranglement géant, et cela également fait partie du projet. Il faut garder une exigence extrêmement forte pour que ce projet à 300 millions, s’il doit se faire, se fasse pour améliorer les choses dans ces trois domaines, surtout qu’on ne va pas y revenir avant longtemps. C’est pour ça qu’on bataille beaucoup, on a obtenu les 70km/h mais on continue de se battre pour le covoiturage et la voie réservée parce que c’est un impératif.

LVSL – Donc si le projet se fait, autant qu’il soit fait correctement ?

EP – Il faut retourner la question: il ne peut pas se faire si toutes ces conditions ne sont pas remplies, sinon c’est vraiment de la gabegie, un non-sens de la part de l’État, et pour le territoire ça n’a aucun intérêt non plus.

LVSL – Quelque chose de très différent dont on entend jamais parler dans le débat public en France c’est la question de la publicité. Aujourd’hui, à Grenoble, à l’exception des vitrines de magasins et des abris-bus, il n’y a plus de publicité. Pourquoi avoir pris cette décision ?

EP – D’abord réduire la place de la publicité, c’était dans nos engagements. Il y a eu l’opportunité pour faire très vite puisque la concession de JCDecaux arrivait à son terme en 2014 et on ne l’a pas renouvelée. On a leur quand même laissé 6 mois pour enlever leurs panneaux, ce qui n’est pas prévu dans le contrat, normalement ils devraient les enlever dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Ça montre à quel point ces contrats sont faits pour ne jamais être rompus. C’est intéressant à pleins de titres. D’abord parce que le premier retour qu’on a eu c’est « Ah mais c’est possible ! », parce que c’est une décision politique d’avoir de la pub. Je trouve que c’est important parce que ça redonne du pouvoir et de la légitimité au politique, qui n’est pas seulement là pour organiser la disposition des chaises sur le pont du Titanic en quelque sorte. En réalité, nous sommes une communauté, nous avons des moyens de décider comment nous voulons vivre, même s’il y a des contraintes et qu’on ne peut pas tout faire. Donc cette symbolique autour de la décision politique était très forte.

« Ça satisfait l’imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… »

Ensuite c’est intéressant parce que c’est le genre de mesures qui appartiennent à pleins d’imaginaires différents : ça satisfait aussi bien l’imaginaire de grands-parents qui amènent leurs petits enfants à l’école et que ça ulcère de passer devant des panneaux de pub pour des bagnoles, de la lingerie féminine et de l’alcool. L’image de la femme véhiculée est d’ailleurs assez marquée. Ça satisfait donc cet imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… Si on avait dû se mettre d’accord avant sur les raisons pour lesquelles on prend chaque décision, jamais on y arrive. On s’engueule sur les raisons, que ne partageons pas tous, alors que l’action nous réunit tous.

On a quand même enlevé plus de 320 panneaux, plus de 2 000 mètres carrés de publicité ! Nous sommes maintenant en train de revoir le règlement local des publicités, qui est intercommunal désormais. Il y a également le renouvellement de la concession pour les transports en commun qui arrive, où je pense que nous allons enlever à nouveau à peu près le même nombre de panneaux [depuis l’interview, une forte réduction de la pub a été prévue sur ces deux terrains, voir ici et ici, ndlr]. Il n’y aura pas de suppression totale mais on va continuer la trajectoire de forte baisse de la pub. C’est important, puisqu’on dit avec raison qu’on est une société de la surconsommation, que notre espace public soit un espace public de projets, où l’on fait de l’agriculture, où l’on plante des arbres… L’espace public peut amener des conflits d’usage mais c’est aussi un espace de rencontre, un espace social. Pour une ville qui n’a été construite qu’avec des rues, qui ne sont pas des rues mais des routes, des axes de circulation, avec de la surexcitation de consommation un peu partout, c’est un enjeu majeur. Ce changement de pied est donc central.

LVSL – Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de 2020 et des enjeux de l’élection municipale à venir.

EP – Je pense que la dernière fois, l’enjeu finalement c’était : il y a des propriétaires du système, est-ce qu’on a une alternance à proposer à cela ? Pour 2020, est-ce que tout cet appétit de transition sociale et environnementale, par exemple le fait qu’on ait mis tous nos tarifs en tarifications solidaire, même pour l’eau etc., sera encore là ? Notre démarche a été de dire : « Non, on n’est pas obligé de faire comme d’habitude juste parce que c’est comme ça, nous sommes une majorité à avoir des aspirations qui sont autres ». Et cette majorité, si elle change de stratégie, peut gagner et conduire les affaires publiques.

Je pense que les électeurs ont confirmé leur vote en faveur de cette expérience, on l’a vu aux cantonales, aux régionales, aux législatives, aux présidentielles, même s’il n’y a pas eu de scrutin depuis maintenant deux ans. Nous exerçons le pouvoir dans l’intérêt commun autour d’un projet de démocratie, de boucliers sociaux, environnementaux, d’une ville à taille humaine. Plein de décisions que nous prenons viennent heurter des changements, sont mal comprises, ou sont parfois des erreurs, évidemment on en fait aussi. Ça peut donc créer un petit questionnement, « Oh oui, mais ça va m’embêter en bas de chez moi ça, c’est plus compliqué ainsi » ou « Telle décision je ne la comprends pas » etc. Donc est-ce qu’on tient ce cap déterminé, exigeant, cohérent, courageux, plutôt que d’être face au mur du dérèglement climatique et des enjeux sociaux et de se dire en permanence: « Bon, c’est pire que l’année dernière, ça veut dire qu’il faudra qu’on fasse plus dans l’avenir » ?

Nous, on a changé de pied, on agit partout, on va s’entraîner pour cette transition et on y prend plaisir : en termes de déplacements, en fait c’est agréable, un centre-ville plus piéton, avec plus de vélos. Aller au boulot en vélo, même sous la pluie, c’est agréable. Le plan que nous avons mis en place pour couvrir les besoins en électricité des Grenoblois en 2022 avec une énergie 100% verte, c’est-à-dire ni nucléaire ni fossile, n’est possible que parce qu’on a une entreprise publique locale, GEG, qui est en capacité d’investir pour cela. Nous allons réaliser la transition énergétique, qui est aussi une transition sociale : il y avait 1000 personnes qui bénéficiaient des tarifs sociaux quand on est arrivé, il y en a maintenant 7000, parce qu’on a poussé l’accès au droits. On a lutté contre la précarité énergétique, mais on travaille aussi sur la santé, sur l’alimentation etc.

Au final, on gagne en confiance dans notre capacité à être collectivement à la hauteur des enjeux qui nous font face plutôt que de se dire qu’on va dans le mur et qu’on y va de plus en plus vite. Même s’il y a des choses qui ne plaisent pas à tel ou tel et qu’il y a des problèmes de communication, la question est : est-ce que l’on fait le pari de continuer ce changement-là ? Pour nous, ce cap là est pertinent, on veut continuer à porter cette cogestion. Sinon il y aura En marche !, voilà. Et on voit la traduction concrète des politiques En marche ! sur le terrain, que ce soit sur les contrats aidés, sur le logement et le logement social, sur la politique de la ville, sur le prix de l’énergie, sur l’accès au soin, énormément de choses…

 

Marisa Matias : “Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé”

©Sergio Hernandez

Marisa Matias est sociologue de formation et a réalisé une thèse sur le système de santé portugais. Elle a été candidate à l’élection présidentielle portugaise pour le Bloco de Esquerda et est députée européenne depuis 2009. Elle sera tête de liste à l’occasion des prochaines élections européennes, au sein de la coalition Maintenant le peuple. Nous avons avons pu aborder avec elle son regard sur l’évolution du projet européen et sur les difficultés rencontrées par la coalition portugaise actuellement au pouvoir. Réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara, retranscrit par Théo George.

LVSL – C’est la 3ème fois que vous menez la liste du Bloco de Esquerda aux élections européennes, Rétrospectivement, quel bilan faites-vous de vos mandats successifs ?

Marisa Matias – Ce n’est pas vraiment la 3ème fois, parce que la 1ère fois je n’étais pas tête de liste, j’étais à la deuxième place, mais c’est la 3ème fois que je suis sur la liste. Les choses ont vraiment changé ces dernières années, surtout au niveau politique. Je suis arrivée au moment de la réponse qui était donnée à la crise financière. Celle-ci a été défaillante et insuffisante. Désormais, les défis sont différents : nous assistons à la montée de l’extrême droite et à la mise en danger du projet européen. En ce qui concerne les sujets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai pu constater qu’il était toujours possible de faire la différence. Même dans un cadre très difficile comme le cadre européen, avec des règles très dures, notamment pour les pays périphériques et les pays qui ont un déficit très élevé, il y a toujours des petites marges de manœuvre. J’ai travaillé sur des dossiers très différents et je crois qu’on a fait un travail important, même si nous n’étions pas seuls, dans les domaines de la politique fiscale, avec les commissions spéciales et les commissions d’enquêtes sur les affaires LuxLeaks, SwissLeaks, Paradise Papers, etc. Ce sont des commissions qui ont produit des résultats très importants, qui ont montré la réalité des politiques fiscales et l’inégalité fiscale de l’Union européenne. Le travail de ces commissions n’a cependant pas eu de conséquence politique. Dans un autre domaine, celui de la santé publique, j’ai travaillé directement sur les médicaments falsifiés, sur les stratégies de lutte contre les cancers, et sur le changement climatique. Nous avons été capables d’agir pour que les choses aillent dans la bonne direction.

Dans l’ensemble, c’est toujours un champ de bataille, surtout en ce qui concerne la politique économique. Aux inégalités qui n’ont jamais été réglées, s’ajoutent désormais la question des migrations et des réfugiés. Nous sommes dans un contexte politique très difficile, parce que tous les jours on entend ce récit selon lequel il y aurait une invasion vers l’Union européenne, alors que ce n’est pas la vérité. Cela restreint les possibilités pour agir. Je pense qu’en général nous avons été capables de créer des espaces politiques alternatifs plus progressistes mais on doit aussi garder à l’esprit que les rapports de force ne nous permettent pas d’avancer dans cette direction. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut continuer ce travail, cette lutte, et essayer de contrer les forces qui sont en train de détruire le projet européen lui-même et qui ne répondent pas aux difficultés réelles des peuples, des gens, qui ont toujours des difficultés, et pour lesquelles il n’y a pas eu de vraie réponse.

LVSL – Vous avez mentionné la montée de l’extrême droite et son importance politique et médiatique que vous liez à l’affaiblissement du projet européen et donc à une difficulté politique supplémentaire. Mais le Portugal est un des rares pays où il n’y a pas d’extrême droite puissante. Pourquoi est-ce que, selon vous, elle n’est pas apparue au Portugal ? Quelles en sont les raisons profondes ?

MM – Ce n’est pas encore le cas , mais attention, parce que nous avons des mouvements et des partis d’extrême droite qui sont apparus. C’est une nouveauté pour les portugais et les portugaises, parce qu’après la révolution, et surtout avec une Constitution de la République qui est très claire dans le domaine politique et qui ne permet pas des mouvements et des partis politiques d’extrême droite, nous étions dans un contexte où nous étions protégés, mais je ne crois pas que ça soit durable malheureusement. Nous aurons l’opportunité de voir ce qu’il va se passer aux élections européennes, car pour la première fois des partis d’extrême droite se présentent. Nous allons voir, parce que même en Espagne, et surtout en Andalousie, je n’aurais jamais pensé que Vox serait capable d’avoir un résultat aussi élevé alors que nous pensions que la péninsule ibérique était protégée. Je crois que, d’une certaine façon, les institutions européennes sont responsables de ça. Tous les partis, toutes les personnalités politiques sont responsables, et j’inclus dans cette responsabilité, la gauche et les partis de gauche. Nous n’avons pas été capables de remplir des espaces qui ont été laissés vacants par les politiques d’exclusion, et l’extrême droite a été capable d’exploiter ces espaces.

LVSL – À quels espaces pensez-vous en particulier ?

MM – Au fait que les gens ne se sentent pas représentés, qu’ils ne se sentent pas écoutés, et qu’ils vivent toujours dans la difficulté. Quand ces gens regardent vers le projet européen, vers les politiques européennes, vers les politiques nationales, il n’y a pas de solutions directes, concrètes, pour leur situation économique et sociale. Les exclus, toujours plus nombreux, ne croient pas en la politique, ne croient pas au système. Je crois que dans ce domaine la gauche n’a pas été capable de fournir une réponse et de remplir ces espaces vides. La droite a toujours un discours très facile, très simple : si tu n’as pas d’emploi, c’est parce qu’il y a des migrants, ce n’est pas une question de politique économique, c’est parce que des migrants volent ton travail. C’est plus facile de faire passer ce message, mais nous savons que ce n’est pas la vérité. La différence c’est que tu as besoin de 30 min pour expliquer toutes les causes du chômage et des inégalités. C’est toujours plus facile de dire que le problème vient des migrants, des réfugiés, des autres qui arrivent chez nous, et non qu’il est le résultat d’une politique qui produit toujours plus d’exclusion.

Il faut aussi pointer la responsabilité des institutions européennes parce qu’il y a 2 ou 3 ans nous avons eu un moment d’espoir avec la montée des mouvements progressistes qui a commencé en Grèce, mais aussi en Espagne et au Portugal avec la forme de gouvernement que nous avons trouvé. Du côté des institutions européennes, nous n’avons obtenu que des critiques et du chantage, comme dans le cas de la Grèce. Je pense que si on regarde toutes les déclarations des institutions européennes, elles sont toujours très faibles pour répondre à la menace de l’extrême-droite et très fortes pour attaquer les alternatives politiques économiques et sociales qui ne s’inscrivent pas dans la doxa dominante. Au Portugal, nous avons été menacés quand nous avons trouvé une formule qui n’était pas dans le cadre normal et accepté par les institutions européennes. Nous avons eu toutes sortes de menaces : de ne pas faire passer le budget, de ne pas permettre l’augmentation du salaire minimum, d’avoir des sanctions économiques pour déficit excessif alors qu’au même moment il y avait d’autres pays, comme la France et d’autres, qui avaient un déficit très élevé et qui n’ont pas été menacés de sanctions économiques. Nous avons pu assister au « deux poids, deux mesures » des institutions européennes. Elles ont été très dures avec les mouvements progressistes, et ont progressivement laissé des positions d’extrême droite apparaître dans les politiques européennes, comme on a pu le voir avec la réunion du Conseil de juin 2018, où tous les gouvernements de l’Union, à l’unanimité, ont approuvé les camps de détention pour les migrants. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir dans un contexte démocratique. Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé, alors qu’attaquer les migrants l’est.

En ce qui concerne la solution que nous avons trouvée au Portugal, elle est limitée dans sa capacité à changer la société portugaise en profondeur. Nous menons une politique de relance des salaires et des pensions, de réduction des inégalités, afin de stimuler l’économie portugaise. Nous n’avons pas la possibilité d’augmenter les investissements publics, alors que nous en avons cruellement besoin. Nous essayons donc de jouer sur d’autres variables. Cela n’a pas plu aux institutions. Pourtant, après deux ou trois ans, les résultats sont au rendez-vous et il est impossible de dire que c’est une politique qui a tout détruit. Au contraire, les résultats sont plus positifs que la moyenne européenne.

LVSL – Les prochaines élections européennes, nous devrions assister à un reflux de toutes les forces de gauche progressistes, sauf peut-être de la France Insoumise et du Bloco. Selon vous, que devraient proposer ces forces pour essayer de ne pas reculer et de reprendre la main ?

MM – Je ne sais pas vraiment, on attend de voir, parce qu’il y a de nouvelles forces progressistes dans certains pays qui n’ont pas encore de représentation parlementaire. Je ne sais pas vraiment quel sera le résultat, peut-être que l’ensemble de ces forces en sortira plus renforcé que ce qu’elles sont actuellement. Je crois que nous avons besoin de clarté. On ne peut pas partir pour des élections avec des positions de compromis. Il y a une confrontation politique dans toute une série de domaines. Il faut être très clairs et maintenir des identités politiques très fortes pour que les gens puissent voir les différences qu’on leur propose. C’est la démocratie, c’est d’avoir des projets politiques très différents et de pouvoir choisir ensuite.

Quand je dis ça, je le dis aussi parce que je pense qu’il n’y a jamais eu de contradiction entre avoir une identité politique affirmée et œuvrer pour des convergences. Aujourd’hui plus qu’hier, nous avons besoin de convergences politiques, car les lignes de division ont changé. On ne peut pas faire des compromis dans les domaines où les questions ne sont pas négociables, par exemple les droits des femmes, le changement climatique, les questions du racisme, de la xénophobie. Je crois que ce sont des demandes sociales pour lesquelles il n’est pas possible de faire des compromis. Il s’agit de luttes pour la dignité, les droits sociaux et les droits humains.

Il me semble difficile d’imaginer quel sera le contexte politique le lendemain des élections. Il y a déjà des changements importants au niveau du Conseil, parce que nous avons eu des élections partout. Tout a changé : nous avons la moitié des gouvernements européens qui sont d’extrême droite ou avec une influence d’extrême droite. Nous avons d’autres pays où les forces d’extrême-droite ne sont pas au gouvernement mais sont très importantes dans la construction des agendas internes aux sociétés. Après les élections européennes, nous aurons une nouvelle Commission européenne avec un commissaire nommé par ces nouveaux gouvernements, ainsi qu’un nouveau Parlement européen. Ce ne sera pas la même composition qu’aujourd’hui. Nous savons que ce ne seront pas des jours très positifs pour la social-démocratie. Ajoutons à cela que je ne sais pas ce qu’il va se passer avec le PPE qui a un choix très difficile à faire, mais nécessaire. Est-ce qu’il continue avec des forces comme celle de Viktor Orbán et alors c’est la porte ouverte ainsi qu’une légitimée accrue à la politique d’extrême droite de manière plus systémique dans l’Union européenne ? ou est-ce qu’il a la capacité de faire la différence entre des valeurs démocratiques et des valeurs non-démocratiques, et dans ce cas-là c’est aussi un contexte de défaite pour le PPE. Ce sera un contexte plus fragmenté, plus divergent et avec des significations différentes pour les rapports de force. Dans ce cadre-là, je crois que la gauche peut jouer un rôle très important, quelle que soit la taille de son groupe parlementaire.

LVSL – On aimerait mieux comprendre l’identité du Bloco dans le paysage portugais. Comment est-ce que vous vous différenciez du parti socialiste portugais ? Quelles sont les différences entre le PS, le Bloco et la coalition PCP-Verts ?

MM – Nous avons pu faire un accord, je crois, sur les 15 à 20% que nous avons en commun, pas plus que ça. Mais ce sont des points communs suffisants et nécessaires afin d’avoir une majorité et de faire approuver le budget et les politiques économiques dans un contexte plus global. Ce programme est plus marqué par le PS que par les autres forces, du fait des rapports de force. Il y a des différences très fortes entre les différents partis. Le PS est un parti qui ne veut pas remettre en cause, voire défier les institutions européennes et les traités. Les socialistes défendent l’idée qu’on peut continuer à tout faire dans le cadre des traités européens. La vérité est que ce que nous avons fait pendant les dernières années au Portugal est précisément le contraire. Si nous avions accepté les recommandations de Bruxelles, nous n’aurions rien pu faire dans le contexte de la coalition parlementaire.

En même temps, le Bloco a une vision de la politique internationale qui se rapproche plus de celle du PS que de celle du PCP. C’est une des différences majeures que nous avons avec le PCP : nous ne soutenons pas le régime au Vénézuela, nous ne soutenons pas l’ancien régime de l’Angola (République populaire d’Angola), nous n’avons pas de connexion politique avec la Chine ou Cuba. Nous avons une ligne de démarcation entre régime démocratique et régime non-démocratique, peu importe qu’ils soient de gauche ou de droite. Si ce sont des régimes totalitaires, ce sont des régimes totalitaires, point. Dans ce domaine là nous avons donc une différence très profonde avec le PCP. Sur la question de la politique monétaire aussi, le PCP est en faveur de la sortie de l’euro et de l’UE, alors que nous, bien que nous n’ayons aucun espoir dans le cadre européen actuel, nous menons une bataille pour changer la politique monétaire et la politique européenne. et nous croyons que ces traités ne sont pas la solution pour l’ensemble de l’UE.

LVSL – Justement, après la crise grecque on a entendu Catarina Martins, la coordinatrice du Bloco, ou des économistes du Bloco tenir des positions assez proches du PCP sur les questions de l’euro et du scénario d’une éventuelle sortie. Qu’en est-il aujourd’hui et quel est le positionnement de votre parti ? Les slogans tels que «  plus un seul sacrifice pour l’euro » sont-ils encore d’actualité ?

Notre position n’a pas changé. Il y a une différence entre dire « nous devons sortir » et « nous ne voulons pas accepter des sacrifices additionnels à cause de l’euro ». Il y a une différence très importante, politiquement, sur ce sujet. Ce que les institutions européennes ont fait à la Grèce, c’était presque une sortie forcée de l’euro et de l’UE avec une facture entièrement payée par les citoyens grecs et aucune contribution des institutions européennes. Dans ce cadre de confrontation directe, il faut rappeler que pour le Portugal et les économies périphériques, l’euro a été synonyme de divergences macroéconomiques profondes. L’année passée c’était la première année de convergence de l’économie portugaise avec l’économie européenne dans le cadre de l’euro, mais c’était le cas grâce aux politiques sociales et aux politiques salariales, pas grâce à l’intégration de la politique monétaire. Tout le monde, même des économistes de droite, sait que l’euro est un désastre. Certains économistes, même de droite, considèrent que la monnaie unique ne peut pas survivre longtemps dans son architecture actuelle. Même ceux qui défendent l’euro considèrent que sa survie après 20 ans de déséquilibres est un miracle. Dès lors, la question est la suivante : est-ce qu’il y a une volonté politique pour changer la politique monétaire de l’UE ? Nous ne serons jamais capables d’être en condition d’avoir la politique monétaire de l’Allemagne, ce n’est pas possible pour les pays hors de la sphère germanique.

L’euro a aidé l’Allemagne, surtout dans le cadre de la réunification du pays. C’était un instrument fondamental, notamment pour une économie d’exportation. Il s’agit vraiment d’une monnaie conçue et adaptée à l’économie allemande. Cela a été utile à la France pour les accords avec l’Allemagne. Cela a aidé le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui y ont gagné des taux d’intérêt bas. Concernant des pays avec des salaires très bas, il s’agissait de la seule façon pour que les gens obtiennent une maison propre et puissent se fournir en biens d’équipement. Entrer dans l’euro, c’était entrer dans un club où les taux d’intérêts étaient suffisamment bas pour permettre que les classes moyennes s’endettent. Pour l’Italie la raison est différente, c’était la seule façon de contrôler l’inflation. La vérité est donc que c’est pour des raisons vraiment différentes, qui étaient au cœur des difficultés majeures des économies européennes, que tous ces pays ont adopté l’euro. Tout le monde a décidé de payer un prix très élevé pour régler un problème dans un moment très concret. Ce moment est passé et l’économie et la politique monétaire n’ont pas changé pour s’adapter à la réalité des équilibres macroéconomiques. C’est la raison pour laquelle 20 ans avec l’euro comme monnaie unique ont produit une divergence majeure entre les économies européennes et non une convergence. Cette question est toujours un champ de bataille et on ne peut pas ignorer qu’il y a des difficultés énormes à sortir de l’union monétaire. Cependant, il faut bien qu’on travaille dans la bonne direction pour faire de l’euro et de la politique monétaire une politique de convergence. Ou alors on peut mener le débat pour savoir si on est pour ou contre. Il est clair que la monnaie unique ne va pas survivre a un contexte de divergence permanent, ce n’est pas possible.

LVSL – On observe une reprise au Portugal, mais malgré tout la dette publique reste extrêmement élevée. Dans quelle mesure il y a des marges de manœuvre aujourd’hui pour améliorer cette situation et desserrer l’étau de la dette au Portugal ?

MM – La dette portugaise est passée de 58% en 1994 à 130 % en 2012. Elle est maintenant d’environ 119 %. Elle a baissé de 10 points ces 3 dernières années, mais c’est grâce à la reprise économique et grâce à l’augmentation des salaires. Malgré cela, la dette reste insoutenable, pour le Portugal et une grande majorité de pays périphériques. Je crois qu’il faut non pas une solution unilatérale de renégociation de la dette, mais plutôt une solution partagée par tous les pays qui sont dans cette situation. C’est une solution européenne, ce n’est pas une solution nationale. Il est impossible de payer la dette, le montant des intérêts qu’on paie chaque année est plus élevé que le budget de la santé publique au Portugal. C’est le premier poste de dépense de notre budget. Si on fait la comparaison avec le budget de notre école publique, c’est presque le double. Nous sommes forcés à avoir des excédents primaires de 3 %, dont le coût pour l’économie portugaise est élevé. Il est irréaliste de maintenir les investissements publics à un niveau historiquement bas. Il n’y a pas besoin d’être économiste pour comprendre que c’est une équation qui ne pourra jamais fonctionner et qui hypothèque notre futur.

LVSL – Le président du Portugal a défendu depuis le début que la stabilité politique de son pays était une sorte d’antidote contre le populisme. Vous avez vous-même déclaré dans une interview cette semaine que vous ne considériez pas le Bloco comme une force populiste. Comment est-ce que vous définissez votre parti ?

MM – Une force de gauche qui essaie d’être populaire, pas une force populiste. Il est vrai que la formule que nous avons trouvée au Portugal a fonctionné jusqu’à maintenant pour maintenir à distance l’extrême droite. Cependant, «  la crise », même si ce n’est pas une crise, mais le récit de la « crise migratoire » a déjà produit des effets au Portugal. Pourtant, nous n’avons pas de problème migratoire, nous avons besoin de migrants, mais ça c’est une autre question. Nous sommes un parti de gauche avec une politique de gauche, attaché à l’État et à son rôle. Nous défendons des causes sociales, environnementales, des droits humains. Je sais que parmi nos amis, certains ont un rapport au populisme différent.

LVSL – À propos de la situation au Vénézuéla que vous avez mentionnée quand vous évoquiez les différences entre le Bloco et le PCP, le Bloco a voté contre la reconnaissance de l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela (au Parlement européen et au parlement national). Ceci dit, le gouvernement portugais fait partie des pays qui ont appelé à soutenir Guaidó et à le reconnaître. Comment est-ce que vous voyez la situation au Vénézuela ? Puisque vous semblez avoir une position assez médiane en la matière…

J’ai voté contre et si je pouvais voter deux fois, trois fois, je voterais toujours contre, parce qu’on ne peut pas régler une tragédie avec un accord de cette nature. Le Parlement européen n’a aucune légitimité pour soutenir un président autoproclamé. Le Parlement européen doit apporter une contribution forte pour une solution politique pacifique, pour le dialogues. Son rôle n’est pas de prendre position pour une des parties, ce n’est pas possible. Je peux comprendre que Bolsonaro, que Trump, ou que d’autres leaders mondiaux, aient cette position et pensent qu’ils peuvent tout décider à la place du peuple du Vénézuela. Je pense que c’est une erreur majeure faite par le Parlement européen et les gouvernements concernés, dont le gouvernement portugais. Dans cette situation, je soutiens la position des Nations Unies. Je ne me range pas avec Bolsonaro et Trump. On doit respecter la démocratie, c’est la seule façon de maintenir le respect envers le Parlement européen. Il faut respecter la démocratie dans tous les cadres et tous les pays du monde. Ce n’est pas à nous de décider qui est le président du Venezuela, c’est au peuple vénézuélien d’en décider. Personnellement, je n’ai jamais soutenu Maduro, mais on ne peut pas répondre à une tragédie sociale, économique et des droits humains avec une telle erreur qui peut aggraver le conflit déjà existant.

LVSL – Est-ce que cela a eu des conséquences dans la « geringonça », la coalition formée au Portugal ?

MM – Non, parce que nous avons un accord sur des questions très concrètes. Pour tout le reste on continue à s’affronter politiquement. Par exemple, nous avons eu un débat sur l’euthanasie au Portugal, c’était un débat très intéressant, assez engagé. Le PCP était contre, le PS et le Bloco étaient pour. Sur de nombreux sujets, nous continuons à débattre politiquement. Le succès de la geringonça est surtout fondé sur l’acceptation des désaccords, c’est la règle. Nous savons déjà que nous ne sommes pas d’accord sur la majorité des questions. Néanmoins, nous sommes là avec une responsabilité forte pour respecter les accords que nous avons signés, et la lutte continue.