Industrie 4.0 : les ambitions dévorantes de l’Allemagne

La chancellière Angela Merkel en visite dans la “Digital Factory” du groupe Siemens en 2015. Capture d’écran Youtube /DR © Siemens

Avec le programme « Industrie 4.0 », l’État allemand soutient la numérisation et l’automatisation de ses chaines de production afin de renforcer la compétitivité de son industrie. Ce projet d’ampleur s’accompagne d’une offensive politique à l’échelle européenne, où Berlin propose de construire une « souveraineté numérique » face à la Chine et aux États-Unis. Cette stratégie sert pourtant davantage les intérêts de l’économie allemande que ceux de ses partenaires.

Au lendemain de la crise économique majeur qu’a traversé le monde en 2008, nombre de cabinets de consulting ainsi que d’économistes adaptent radicalement leurs préconisations. Plutôt que d’inciter les pays occidentaux à des stratégies de désindustrialisation et de délocalisation, politique par ailleurs largement créatrice de chômage de masse, ils se font les chantres d’une « réinvention » de l’industrie manufacturière. Dès 2011, le World Economic Forum de Davos met ainsi en place les stratégies « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière » auxquelles sont associées de nombreuses multinationales. L’objectif de ces initiatives est de numériser les entreprises dans l’espoir incertain de voir leur productivité augmenter. Dans des usines connectées, des machines dites intelligentes coordonnent de façon autonome des chaînes de production. Tandis que la plupart des opérations de montage sont automatisées et que des véhicules de transport autonomes gèrent logistique et flux de matériaux, les êtres humains supervisent la production et n’interviennent qu’en cas de défaillance du système.

En visite dans « l’usine digitale » du groupe Siemens en 2015, Angela Merkel assène que « l’automatisation permise par le numérique va considérablement transformer la production industrielle » (les citations suivantes sont extraites de ce même discours, ndlr). Cette déclaration résume l’objectif principal du programme « Industrie 4.0 » : gonfler la productivité de l’économie d’Outre-Rhin. Cette « numérisation » de l’industrie demeure avant tout une stratégie nationale d’hégémonie économique face à la concurrence étrangère. La chancelière allemande déclarait ainsi : « Nous devons faire en sorte de gagner la course en Europe et surtout en Allemagne. Cette compétition se déroule entre ceux qui sont actuellement en avance dans l’économie de l’Internet et nous, qui sommes en avance dans de nombreux domaines de l’économie réelle ». En clair, si l’industrie allemande veut conserver ses avantages actuels dans les circuits capitalistes européens et mondiaux, elle doit numériser leurs chaînes de production.

Pour l’Allemagne, la numérisation de l’industrie est impérative

En février 2015 déjà, Merkel annonçait : « L’Allemagne fait encore partie des pays avec une très forte production industrielle, et nous voulons maintenir cela ». Représentant 15 millions d’emplois directs et indirects, l’industrie allemande est en effet présente dans tous les domaines. L’automobile, la construction mécanique (portée par des entreprises comme Siemens, ThyssenKrupp et Bosch), l’industrie chimique (BASF), électrique (Siemens) ou pharmaceutique (Bayer) ainsi que la sidérurgie (ThyssenKrupp) sont autant de secteurs où l’Allemagne conserve un avantage certain face à ses partenaires européens. Avec les bouleversements anticipés dans les processus de création de valeur, l’Allemagne table sur une augmentation de la productivité estimée à 78 milliards d’euros d’ici 2025 et sur une croissance supplémentaire de 1,7 % par branche en moyenne. Une seule conclusion s’impose alors à la dirigeante du gouvernement fédéral : « nous devons franchir le pas vers de la numérisation de la production. Elle est essentielle à notre prospérité. Nous appelons cela “Industrie 4.0”. Maintenant il s’agit de définir des normes et de trouver les bons partenaires de coopération pour donner avant tout aux moyennes et aux grandes entreprises une plateforme commune. Je suis ravie de voir que l’industrie allemande y contribue très activement ».

Afin de parfaire ce programme économique, l’Etat allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats.

Depuis 2011, les responsables politiques allemands ont ainsi fait de ces nouvelles technologies une priorité absolue. Dans le cadre des deux programmes de financement « Autonomik für Industrie 4.0 » (« autonomique pour Industrie 4.0 ») et « Smart Service Welt » (« monde smart service »), le Ministère fédéral de l’économie met à disposition près de 100 millions d’euros de financements publics dans l’objectif de faire avancer la recherche et le développement d’innovations importantes dans ce domaine. Le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche a quant à lui subventionné plus de 470 millions d’euros de recherches autour de l’économie 4.0. Dans toute l’Allemagne, 26 centres de compétence subventionnés par ce ministère proposent aux petites et moyennes entreprises (PME) des offres complètes de sensibilisation, d’information et de formation sur les applications de l’industrie 4.0. Afin de parfaire ce programme économique, l’État allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats. Jörg Hofmann, le président du puissant syndicat IG Metall, fait ainsi partie du comité de direction du programme. Ce dernier, dénommé la Plateforme pour l’industrie 4.0, a pour objectif de mettre en place un cadre juridique ainsi que des infrastructures nécessaires à cet objectif de numérisation et d’automatisation de l’industrie. L’industrie 4.0 s’apparente donc à un programme gouvernemental visant à catapulter le capital allemand au sommet du marché mondial grâce aux débouchés offerts par les nouvelles technologies.

Selon la chancelière allemande, cette « numérisation des processus de production ainsi que des processus entre les entreprises et les clients » a permis à l’économie outre-Rhin de se doter « de nombreux champions mondiaux ». Néanmoins, l’Allemagne reste largement fière de ses Mittelstand, des entreprises de taille moyenne qui renvoient à l’idéal d’un capitalisme familial et patriote. Angela Merkel constate ainsi que son pays « n’a peut-être pas encore fait autant de progrès que nous le devrions pour faire avancer la masse des entreprises de taille moyenne ». Selon cette dernière, il est ainsi primordial « de voir les grands pionniers entraîner les autres » dans la numérisation de leurs activités.

Une féroce concurrence intra-européenne

La numérisation de l’économie n’est pourtant pas l’apanage unique de l’économie allemande. Partout dans le monde, les nations soutiennent leur capital national dans la compétition pour la croissance avec des programmes dédiés. En 2014, un projet américain dénommé Industrial Internet Consortium a été lancé, tandis que l’équivalent français, l’Alliance Industrie du Futur ainsi le programme chinois Made in China 2025 ont tous deux vu le jour en 2015. 

Cette peur d’être en retard en matière de digitalisation a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne.

Sous Donald Trump, de nombreux États américains sont devenus de vastes champs d’expérimentation pour les véhicules autonomes, l’une des technologies numériques les plus prometteuses. Les capitaux accumulant le plus de kilomètres d’essai sont susceptibles d’avoir les meilleures chances de dominer le marché automobile à l’avenir. Sous cette même administration, les attaques contre les capitaux chinois se sont multipliées. L’offensive du gouvernement américain contre TikTok en est un exemple frappant dans le secteur des technologies de l’information. L’interdiction de la plate-forme, qui compte plusieurs millions d’utilisateurs aux États-Unis, a été évitée uniquement parce que Donald Trump a « convenu » avec le propriétaire chinois Bytedance le transfert de ses activités américaines à une société dont le siège sera vraisemblablement au Texas. Le nouveau président américain Joe Biden, alors qu’il révise la politique de son prédécesseur dans d’autres domaines, poursuit explicitement une ligne dure contre la Chine. Ces dernières années, la Chine est passée du statut d’atelier de l’Occident à celui de son concurrent le plus féroce. Avec son programme « Chine 2025 » et sa récente mise à jour en 2020, la Chine vise le sommet. Avec sa stratégie de « double circulation », elle veut renforcer son marché intérieur (première circulation) et intensifier sa coopération avec d’autres pays asiatiques dans le domaine de la numérisation (seconde circulation) afin d’intensifier la guerre commerciale contre les États-Unis. Avec toutes ces mesures, la Chine poursuit au final le même objectif que les États-Unis : dominer le marché mondial en tant que puissance technologique de premier plan.

Cette peur d’être en retard en matière de numérisation face à d’autres puissances mondiales a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne. Selon les termes de la chancelière, il est ainsi « toujours important pour nous, en Allemagne, d’utiliser les avantages du marché unique européen. […] Après tout, les 500 millions de personnes qui composent le marché unique européen constituent déjà une force du marché. Et cela nous donne aussi la possibilité de nous affirmer au niveau mondial. »

Cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE.

L’émergence d’un marché unifié du numérique à l’échelle européenne est en effet un des objectifs majeurs des dernières années. L’Union européenne (UE) a ainsi annoncé le lancement de sa « stratégie numérique » en 2014. Six ans plus tard, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait l’objectif de « souveraineté numérique ». L’UE a ainsi prévu de subventionner ces efforts à hauteur de 55 milliards d’euros dans le cadre du programme DigitiseEU. Concrètement, outre un programme d’expansion de l’infrastructure numérique dans toute l’Europe (déploiement de la fibre et de la 5G notamment), les institutions européennes cherchent à bâtir un cadre juridique européen commun à tous les États, afin que les entreprises puissent utiliser ce marché et se développer en conséquence. Les entreprises européennes pourraient ainsi acquérir une taille critique et seraient alors capable de rivaliser avec les géants américains (Amazon, Google ou Facebook) ou chinois (Tencent, Alibaba ou Baidu).

Pourtant, cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE ayant avant tout tous l’intention d’utiliser le marché commun dans leurs propres intérêts nationaux. La construction de la « superpuissance européenne numérique de demain », selon les termes du secrétaire d’État français chargé du numérique Cédric O, cache en réalité une rude concurrence à l’échelle européenne, dans laquelle les entreprises allemandes sont très bien positionnées. Le ministre fédéral des Affaires européennes Michael Roth appelle ainsi à « surmonter l’esprit des particularismes nationaux et à regrouper la multitude de programmes et de stratégies à travers l’Europe dans une politique commune ». Or, une telle politique conduit les États européens les moins industrialisés et numérisés à devenir de simples ateliers pour les entreprises allemandes.

Protection des données, taxation des GAFAM… l’Allemagne donne le ton

Les normes sont l’un des moyens que les entreprises ont à leur disposition pour se procurer un avantage au sein de la concurrence mondiale. Avec sa propre norme, une entreprise tente d’exclure les autres producteurs et fournisseurs afin de disposer exclusivement de sa propre norme comme moyen de réussite. Les multinationales comme les États ont intérêt à imposer leurs normes et à les rendre compatibles avec le plus grand nombre possible d’autres produits afin d’obtenir des effets de réseau. Les différents câbles de recharge ainsi que des câbles de connexion demeure un exemple bien connu de cette stratégie. Avec son connecteur Lightning, Apple tente d’enfermer les clients dans ses propres produits, car seuls ceux-ci peuvent communiquer directement entre eux sans produit intermédiaire. De cette stratégie économique découle une autre pour les États. Ces derniers étant responsables de définir le cadre juridique de l’approbation et de l’utilisation des produits vont alors essayer que le pouvoir de marché de leurs propres entreprises nationales soit assuré dans ce processus. Il est alors évident que l’Allemagne cherchera à définir des normes juridiques à même de protéger son industrie. Comme l’analysait Angela Merkel, si l’économie allemande veut parfaire la numérisation de ses activités économiques, il est alors primordial de « faire évoluer certaines normes ». Une fois ces normes définies et mises en place au niveau national, la chancelière préconisait alors de « les ancrer au niveau européen ».

Dans le domaine numérique, les clouds, ces services d’hébergement de données ou logiciels en ligne, sont un nouveau terrain d’affrontement. Pour l’instant, quatre fournisseurs américains (Amazon, Google, Microsoft et IBM) ainsi que le chinois Alibaba dominent près de 75% du marché mondial. Avec le projet Gaia-X, l’Allemagne et la France ont pour objectif de développer un cloud européen et d’établir une norme européenne dans ce domaine. Ce projet, dirigé contre la dominance des GAFAM, se retrouve cependant confronté à une contradiction évidente : créer une infrastructure de données susceptible de pouvoir concurrencer les entreprises dominant ce secteur nécessite une masse immense de capital. Afin que leur cloud atteigne une taille critique pour être compétitif, les Européens ont donc associé les GAFAM au projet Gaia-X. Ainsi, la concurrence européenne contre les GAFAM aboutit donc… à coopérer avec eux !

NDLR : Pour en savoir plus sur le projet Gaia-X, lire sur LVSL l’article de Florent Jourde : « l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM ». 

Force est de constater que l’Allemagne cherche avant tout à réunir les conditions nécessaires à la mise en place de ses ambitions globales. Le gouvernement allemand considère que la législation de ses partenaires reflète une « mentalité de petit État ». Les entreprises allemandes utilisant le marché intérieur afin de créer et de consolider leur poids économique global sont gênées par le manque de cadre juridique uniforme ou de normes communes qu’ils considèrent être un frein à leur croissance. Si le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmeier, affirme que « nous avons besoin de technologies d’avenir ‘Made in Europe’ » et qu’il faudrait « créer par des incitations à l’investissement des projets européens communs tels que la production de cellules de batteries, la microélectronique et le projet GAIA-X pour une plus grande souveraineté numérique », il est évident que celle-ci fait avant tout avancer les intérêts allemands.

Berlin souhaite en réalité que ces « champions européens », c’est-à-dire des capitaux compétitifs au niveau mondial, soient sous la direction d’entreprises allemandes comme Infineon (leader mondial des composants pour cartes à puce). L’espoir repose désormais également sur les “licornes”, ces start-ups non cotées en Bourse valorisées plus d’un milliard de dollars : Celonis (traitement de données), Trade Republic (investissement), N26 (banque) ou FlixMobility (transport). Les législations des autres États membres, avec lesquelles ceux-ci veulent rendre leurs sites attractifs pour les capitaux d’entreprises numériques étrangères, à l’image de l’Irlande ou les Pays-Bas avec des impôts sur les sociétés peu élevées, sont accusées de « dumping fiscal ». En revanche, dans les domaines où le capital américain est supérieur, l’Europe défend ses propres règles contre les États-Unis.

Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est peu surprenante.

Parmi les normes européennes sur le numérique, le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, voté en 2016 par le le Parlement européen) a fait date. Ce texte est pour l’heure l’une des lois les plus strictes en matière de protection de la vie privée des utilisateurs. D’aucuns pourraient ainsi avoir l’impression que la politique économique allemande est guidée par des impératifs éthiques. C’est du moins l’impression que l’on a en écoutant le ministre allemand des Affaires européennes : « Notre chemin doit être centré sur l’individu, s’appuyer sur des principes éthiques clairs, des normes élevées de protection des données et de sécurité. […] Ce faisant, nous nous différencions clairement du capitalisme des données des géants américains de la technologie et du modèle chinois basé sur le contrôle de l’État et la répression numérique. » Pourtant, plutôt que de représenter un regain d’intérêt pour les libertés numériques de la part de l’UE, cette décision est en réalité guidée par des motifs économiques. En effet, si l’industrie 4.0 allemande repose surtout sur la mise en réseau des usines, Berlin conserve un net désavantage vis-à-vis des États-Unis en matière de technologie business-to-consumer, illustré par la domination des GAFAM dans ce domaine. Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est donc peu surprenante.

Il ne faut cependant pas se fourvoyer quant aux bénéfices attendus d’une numérisation de l’économie. Il y a fort à parier que la stratégie L’industrie 4.0 bénéficiera avant tout à la bourgeoisie nationale allemande et non à ses travailleurs. Les voix qui professent que cette numérisation permettra une réduction des accidents au travail et l’avènement d’une « société de loisirs » se trompent fortement. La mise en œuvre du plan « Industrie 4.0 » répond en effet à des impératifs capitalistes primaires : la technologie sera principalement utilisée pour économiser les coûts de fonctionnement et pour contrôler la masse salariale. De même, cette « quatrième révolution industrielle » reposant sur des infrastructures digitales très polluantes et énergivores, est-elle compatible avec les objectifs environnementaux que l’Humanité s’est fixée ? Cette doctrine de la numérisation de l’industrie, si elle permet d’indéniables progrès en matière de productivité, risque donc de bénéficier à une petite poignée de groupes allemands, au détriment de leurs concurrents étrangers, des travailleurs et de la nature.

 

Industrie 4.0 : le numérique au service du profit, pas des travailleurs

Une chaîne de production robotisée. © ICAPlants

Lors de son lancement il y a dix ans, le programme allemand Industrie 4.0 promettait une quatrième révolution industrielle qui changerait notre façon de travailler. Sa mise en œuvre répond à des impératifs capitalistes très anciens : utiliser des technologies permettant d’économiser du travail non pas pour réduire la charge de travail, mais pour soumettre les employés à une discipline et à des cadences encore plus strictes.

Le terme Industrie 4.0 a été introduit pour la première fois il y a dix ans en Allemagne, à la foire de Hanovre, le plus grand salon dédié aux technologies industrielles du monde. Annonçant une « quatrième révolution industrielle », cette appellation est rapidement devenue un nom de marque connu pour être le programme politique et économique des entreprises et de l’État allemands. La base économique de ce programme est la fameuse « numérisation ». Concrètement, il s’agit de mettre en place de nouveaux processus de production grâce à la communication entre machines et composants via Internet, l’usage de l’intelligence artificielle et la vision par ordinateur.

La numérisation et le programme Industrie 4.0 présentent également un intérêt pour la gauche française, étant donné qu’ils sont largement invoqués comme causes de la transformation du monde du travail. Et tout comme en Allemagne, cette nouvelle augmentation des capacités productives est mise en avant par l’État comme atout national dans la concurrence mondiale. La numérisation préoccupe donc gouvernements, entrepreneurs et employés à travers le monde. Cependant, ce que l’on entend par numérisation reste discutable. A l’occasion du dixième anniversaire de l’Industrie 4.0, il paraît donc indispensable de se pencher sur les transformations économiques induites par ce processus, notamment sur les salariés.

La numérisation n’est pas neutre

Dans le débat public, il est courant d’entendre que « la numérisation transforme la façon selon laquelle nous travaillons ». Ainsi, elle nécessiterait de développer ou d’acquérir de nouvelles compétences et demanderait davantage de flexibilité aux salariés. Le discours selon lequel des centaines de milliers d’emplois seraient menacés par la « numérisation » est également omniprésent. Pourtant, ces hypothèses sont fausses.

La technologie numérique permet, entre autres, de travailler de n’importe où. Mais lorsque les travailleurs doivent consulter leurs e-mails professionnels sur leur smartphone vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept et qu’ils doivent travailler depuis n’importe où, ils ne le font pas à cause du smartphone dans leur poche, mais à cause des exigences de leurs supérieurs. Les robots peuvent effectivement faire augmenter la productivité du travail. Mais cela peut avoir toutes sortes de conséquences pour les salariés : soit plus de temps libre pour tous, soit le chômage pour les uns et le stress pour les autres. Ce n’est pas une question de technologie, mais d’organisation économique. Il ne s’agit pas de savoir ce qui est produit, ou comment, mais à quelle fin.

Les robots peuvent effectivement faire augmenter la productivité du travail. Mais cela peut avoir toutes sortes de conséquences pour les salariés : soit plus de temps libre pour tous, soit le chômage pour les uns et le stress pour les autres.

La « numérisation », en soi, ne fait donc rien du tout. C’est un explétif. Parler de la « numérisation » en général revient au même que de dire « il pleut » : cette déclaration cache tout aussi bien le sujet mettant en œuvre la numérisation que les raisons qui ont entraîné son action. Dans notre monde, c’est le capital — et pas la technologie — qui décide de qui obtient ou garde un poste, à quoi celui-ci ressemble et comment il est rémunéré. Et, évidemment, le capital numérise le monde pour ses propres besoins.

Pour le capital allemand, le champ d’application des technologies numériques est la production industrielle. Il s’agit de mettre en œuvre des processus de production intelligents et de concevoir de nouveaux modèles d’entreprise. Dans des usines connectées, des machines intelligentes coordonnent de façon autonome les chaînes de production. Des robots de service assistent les employés dans les travaux pénibles de montage, tandis que des véhicules sans chauffeur traitent en toute autonomie logistique les flux de matériaux. 

L’augmentation de la productivité… au service du profit 

La communication autonome des composants qui déclenchent eux-mêmes, si nécessaire, des réparations ou une commande de matériel permet d’accélérer le processus de production et de le rendre plus flexible. Dans des usines convertibles, les chaînes de production sont conçues sur la base de modules permettant d’être rapidement adaptés à de nouvelles tâches — par exemple en vue de produire une nouvelle pièce — et rendent ainsi abordable la fabrication de produits individualisés en petites quantités. Par ailleurs, la mise en réseau n’a pas lieu seulement au sein des « usines intelligentes » : elle s’étend au-delà, entre branches professionnelles et entre entreprises.

Pour les entreprises, cela présente l’avantage décisif d’une productivité accrue. L’exemple d’une usine de la société Kuka (dont le siège social se trouve à Augsburg en Allemagne) aux États-Unis l’illustre : dans cette usine, plusieurs milliers d’ordinateurs, de serveurs, de capteurs et de terminaux sont mis en réseau et des robots assurent la production. Alors que la production d’une carrosserie de voiture y prenait autrefois quatre heures, elle nécessite aujourd’hui seulement quatre-vingt-dix minutes.

Certains dispositifs technologiques ne sont d’ailleurs pas si nouveaux que ça. Les technologies informatiques, dont les ordinateurs, ont été installées par les entreprises dès les années 1970. Pour l’Industrie 4.0, la technologie centrale n’est pas l’ordinateur, mais Internet. Grâce à Internet, les machines et composants peuvent désormais tous être reliés entre eux. Cet « internet des objets » (IoT, Internet of Things) relie les machines non seulement entre elles, mais aussi avec leurs produits. Grâce à ces optimisations des « usines intelligentes », la productivité augmente. Pour les optimistes de la technologie, cela nous permettra de travailler moins, de disposer de plus de temps libre, d’éviter des accidents du travail, etc. La production serait également plus écologique car les déchets et les émissions seraient réduits au minimum.

En réalité, les nouvelles technologies numériques n’ont, en tant que technologies, aucune conséquence sociale évidente. Que le travail diminue pour tout le monde à mesure que la productivité augmente, ou qu’il augmente pour certains alors que d’autres se retrouvent au chômage, est une question d’économie et non de technologie. Seulement voilà : l’augmentation de la productivité n’est recherchée par les entreprises que pour pouvoir réduire leurs coûts et obtenir ainsi un avantage concurrentiel. Les nouvelles technologies ne sont introduites que si elles sont avantageuses pour les entreprises. Ceux qui considèrent que le progrès technologique dans la société capitaliste est innocent et qu’il peut être déployé à volonté oublient le déterminant de l’économie capitaliste : la recherche constante de l’accroissement des profits. Dans le régime capitaliste, la productivité ne mesure pas le rapport entre le travail et les produits réalisés, mais celui entre le capital investi et le profit réalisé. Cela signifie que les nouvelles machines font l’objet d’un travail de plus en plus intensif par rapport au passé. Les capitalistes ne cherchent pas à réduire l’effort humain, mais à maximiser leurs profits en augmentant l’efficacité de leur capital.

Quelles conséquences pour les employés ?

Le progrès capitaliste produit donc des résultats étranges : à l’ère du numérique, le stress au travail augmente. Ce que Marx décrivait à propos de l’industrialisation dans Le Capital se répète aujourd’hui à un niveau techniquement supérieur. Avec son ordinateur portable et son équipement numérique, l’employé est désormais responsable de biens d’équipement plus coûteux. Par ailleurs, la chaîne de montage produisant davantage en moins de temps, chaque erreur a un coût encore plus important. Cela entraîne, comme Marx l’a appelé en son temps, une « tension accrue de la force de travail ».

Dans son œuvre, Marx fait également référence à l’« occupation plus intense des trous dans le temps de travail », hélas toujours d’actualité. Plus les machines numériques sont chères, plus il est judicieux, d’un point de vue économique, de les faire fonctionner sans interruption. Il en va donc de même pour les salariés eux-mêmes. Par exemple, les logisticiens actuels d’Amazon sont devenus des « pickers » : avec un GPS au poignet, ils doivent emprunter l’itinéraire le plus court dans l’entrepôt. Leurs supérieurs sont notifiés s’ils s’en écartent sans autorisation — même s’ils veulent simplement parler à des collègues ou prendre une courte pause pour aller aux toilettes ou fumer.

Plus les machines numériques sont chères, plus il est judicieux, d’un point de vue économique, de les faire fonctionner sans interruption. Il en va donc de même pour les salariés eux-mêmes.

De nombreux employés de l’usine BMW de Dingolfing portent un gant numérique ou gant de données, un appareil discret qui les rend plus rapides. Auparavant, ils devaient se procurer un scanner pour chaque pièce installée dans une voiture. Désormais, le gant scanne les codes-barres. Cela permet également d’éviter les erreurs : à chaque mouvement non prévu, un signal sonore se déclenche. Étant donné les économies générées, BMW utilise désormais ce gant dans chacune de ses usines européennes. Des entreprises comme Ikea, Lufthansa, ThyssenKrupp ou Penny (alimentation discount) l’utilisent également dans leurs entrepôts. En conséquence, le rythme de travail, dicté par la machine, est de plus en plus intensif et tous les mouvements des employés sont constamment traqués. 

La technique peut-elle être utilisée de manière différente ?

Alors, que faire lorsque le capital façonne la numérisation en fonction de ses intérêts et que le travail apparaît uniquement comme un moyen de générer du profit ? Tout d’abord, il faut prendre conscience que la technologie n’est développée et utilisée que pour satisfaire le capital. Toute illusion sur les effets bénéfiques des technologies numériques au travail doit être rejetée. Si les conséquences de ces nouvelles technologies sont très néfastes pour ceux qui doivent travailler avec, refuser ces technologies n’est pas non plus une solution. La conséquence politique de cette prise de conscience ne doit donc pas conduire à un nouveau luddisme, mais à un refus organisé de la soumission aux intérêts du capital.

Ainsi, quiconque ne veut pas être dégradé au niveau d’un bit ou d’un octet de la machine numérique devrait tout d’abord prendre conscience du fonctionnement de cette économie et de la raison pour laquelle ce sont toujours les mêmes qui bénéficient des augmentations de productivité. Tant que cela n’est pas compris, les capitalistes sortiront toujours gagnants des oppositions du type « pour ou contre le déploiement de nouvelles technologies dans les usines ».