Le F-35, symbole de la décadence du complexe militaro-industriel américain

Un avion F-35.
Un avion F-35.

Supposé être le joyau de l’armée de l’air américaine, le F-35 est en proie à des dysfonctionnements et à des dépassements de coûts depuis des années. Pourtant le Congrès continue d’en commander de nouveaux exemplaires. Une hérésie qui illustre le poids du lobby militaro-industriel sur la politique américaine. En effet, le pouvoir acquis par les sociétés d’armement, dont Lockheed Martin, explique le consensus bipartisan préférant financer des armes plutôt que de mettre en place une protection sociale minimale. Article de Michael Brenes, historien à l’Université de Yale et auteur chez notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

En décembre dernier, les images spectaculaires du crash d’un avion Lockheed Martin de type F-35B sur une base de l’armée de l’air à Fort Worth (Texas), ont fait le tour d’Internet. La vidéo de trente-sept secondes montre l’avion en vol stationnaire au-dessus d’une piste suivie d’un atterrissage, d’un rebond et du déboîtement de la roue avant, ce qui conduit l’avion à piquer du nez et à se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Incapable de reprendre le contrôle de l’appareil, le pilote finit par s’éjecter, mais subira des blessures graves. Cet accident tragique n’est que le dernier d’une longue série de crashs de F-35 : deux autres ont été recensés en 2022, dont un en octobre sur une base de l’Air Force dans l’Utah.

Si la séquence est devenue virale, c’est sans doute à cause de la manière déconcertante et absurde dont le crash s’est produit : le F-35 y ressemble plus à un avion en papier ballotté par la brise qu’à un bijou de technologie valant 100 millions de dollars. En outre, le F-35 est devenu le symbole des mauvaises priorités politiques des Etats-Unis : l’empressement, tant chez les Républicains que chez les Démocrates, à financer des outils de guerre plutôt que de faire d’autres choses plus socialement productives avec les fonds fédéraux, comme développer des logements abordables, s’attaquer aux inégalités, instaurer des congés maternité et des services de crèche…. Vu sous cet angle, les échecs du F-35 deviennent un miroir des nôtres, de l’éternelle incapacité des États-Unis à se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur pour résoudre ses problèmes. Les innovations dans le domaine de la guerre sont exigées pour satisfaire nos angoisses face à la « concurrence » avec la Chine, ainsi que nos angoisses quant à l’avenir de la suprématie américaine.

« Nous avons dépensé 1,7 trillion de dollars (soit 1.700 milliards, ndlr) sur ce F-35 », a tweeté le commentateur Kyle Kulinski en réponse au crash. Pas tout à fait. Certes, ce chiffre correspond au coût total prévu sur 66 ans, qui n’est donc pas encore réel. Mais un chiffre aussi élevé – équivalent au montant du projet de loi sur les dépenses récemment approuvé par le Congrès pour maintenir le fonctionnement du gouvernement fédéral l’année prochaine et au total de la dette étudiante sous forme de prêts fédéraux – en dit long sur la gabegie financière du Pentagone. Toutefois, on ne saurait résumer le F-35 à son coût exorbitant. Son histoire est emblématique du complexe militaro-industriel américain.

Le Congrès impuissant face à Lockheed Martin

La saga du F-35 a débuté il y a maintenant plus de vingt ans. Après la guerre froide, l’armée de l’air souhaitait remplacer les avions de chasse F-16 devenus désuets. Après avoir reçu des offres concurrentes de Lockheed et Boeing, le Pentagone a passé commande auprès de Lockheed pour un nouvel avion de combat en 2001. Le F-35 fait ses débuts en 2006. Mais depuis plus de quinze ans que les F-35 sortent des chaînes de production, les difficultés s’enchaînent : le poids de l’avion, son logiciel, et même sa capacité à manœuvrer correctement posent problème. En 2015, après plus d’une décennie d’investissements, alors que l’avion devait encore coûter moins de 1.000 milliards de dollars, le F-16 se révélait toujours être plus performant.

Pourtant, les problèmes qui ont affligé le F-35 n’ont rien d’une anomalie. Le F-35 est en effet le pur produit du fonctionnement du système de défense américain, du processus d’acquisition auprès de grands groupes et des relations public-privé entre l’armée, les entrepreneurs de la défense et le Congrès. Un système qui s’est mis en place au début de la Guerre froide.

Les articles sur les dysfonctionnements du F-35, les dépassements de coûts pour résoudre ces problèmes et les audiences du Congrès qui réprimandent – avec une certaines légèreté, voir de la sympathie – le Pentagone et les dirigeants des entreprises de défense pour ces retards et les dépenses excessives, rappellent ceux du C-5A Galaxy. Emblématique des « gaspillages » de l’armée américaine durant la Guerre froide, le C-5A avait une envergure de la taille d’un terrain de football. Il ne s’agissait pas d’un avion de combat avancé comme le F-35, mais d’un avion de transport destiné à déplacer deux cent mille livres de fret. Lockheed Martin décroche le contrat pour le C-5A dans les premiers mois de la guerre du Vietnam en 1965, un contrat de 3 milliards de dollars qui s’est transformé en une dépense de 9 milliards de dollars pour le gouvernement fédéral au début des années 1970. Le C-5A avait des fissures dans les ailes et s’est finalement avéré incapable de remplir son objectif, ne parvenant qu’à supporter environ la moitié de la charge pour laquelle il était conçu. Lockheed aura beau dépenser des millions de dollars supplémentaires pour résoudre ces problèmes, rien n’y fera.

En raison de son inefficacité et de son coût, l’Air Force réduit ses commandes de C-5A en 1970, laissant Lockheed dans l’embarras. En 1971, les dépassements de coûts du C-5A, ainsi que ceux du L-1011 TriStar,  un avion de ligne commercial, amènent Lockheed au bord de la banqueroute. Au printemps 1971, les banques privées cessent de prêter à Lockheed et il était fort probable que l’entreprise fasse faillite.

Seul le gouvernement fédéral pouvait sauver Lockheed. La société a demandé au Congrès un renflouement sous forme de garanties de prêts d’un montant total de 250 millions de dollars. Si elle n’obtenait pas ces fonds, Lockheed s’effondrerait et emporterait avec elle « 25.000 à 30.000 emplois » dans trente-quatre États américains, sans parler de son importance pour la sécurité nationale américaine. La demande de Lockheed était donc un ultimatum au Congrès ; elle a en quelque sorte menacé le législateur avec un revolver. Le congressman démocrate William Moorhead (Pennsylvanie) résume très bien la situation : « C’est comme un dinosaure de quatre-vingts tonnes qui se présente à votre porte vous dit : « Si vous ne me nourrissez pas, je vais mourir et qu’allez-vous faire avec quatre-vingts tonnes de dinosaure puant dans votre cour ? » Ainsi, Lockheed est devenue l’une des premières entreprises « too big to fail » (trop importantes pour faire faillite, ndlr), comme l’a suggéré le politologue Bill Hartung dans son livre Prophets of War.

Après un débat litigieux et serré au Sénat – qui se déroule durant l’apogée de l’opposition publique à la guerre du Vietnam – les garanties de prêt demandées par Lockheed sont adoptées. Le Congrès ne voulait pas perdre son investissement dans l’avion, ni supprimer des emplois alors que l’économie entrait en récession et que l’inflation progressait. Le C-5A a donc continué à opérer dans les conflits menés par les Américains, pour finalement être rééquipé et amélioré pour devenir le C-5B, puis le C-5C. Il vole maintenant sous le nom de C-5M.

Comme avec le C-5A, l’armée de l’air américaine est désormais en train de revoir son engagement envers le F-35 et se demande si elle doit réduire ses achats prévus de l’avion. Est-il donc possible que le F-35 soit le successeur du C-5A dans le sens où ses dépassements de coûts conduiront à l’insolvabilité (une fois de plus) de Lockheed, et obligeront à un examen minutieux, voire à une réévaluation du complexe militaro-industriel ? Malheureusement, cela paraît très improbable.

Chantage à l’emploi

Ceux qui souhaitent réduire et réformer le budget de la défense et annuler des programmes comme le F-35 – sans parler de démilitariser l’économie américaine – se heurtent à plusieurs obstacles. Le plus évident est l’argument de l’emploi, l’affirmation selon laquelle l’arrêt du F-35 enverra les Américains droit vers le chômage. La production de l’avion C-5A avait affecté les travailleurs avant tout dans une poignée d’États : la Géorgie, la Californie et le Wisconsin. Les pièces du F-35, en revanche, sont fabriquées dans quarante-cinq États et à Porto Rico. En incluant les divers sous-traitants travaillant sur le F-35, cela donne un total d’environ trois cent mille emplois. Certes, ce n’est pas énorme comparé aux 163 millions d’Américains dans la population active. Mais la dispersion des emplois à travers tout le pays dissuade même les législateurs les plus progressistes, comme le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders, d’arrêter la production du F-35 dans leur État.

Les ventes de F-35 à des pays étrangers sont également essentielles à la manière dont les États-Unis mènent leurs affaires diplomatiques. Les États-Unis ont autorisé des ventes de F-35 à des pays comme la Pologne et envisagent d’en vendre à la Turquie pour y contenir l’influence de la Russie. Ces ventes – et la perspective de ventes supplémentaires – sont devenues encore plus importantes pour les intérêts de la politique étrangère américaine depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. De plus, l’explosion du commerce mondial des armes depuis les années 1970 – un sujet traité par l’historien Jonathan Ng – a fait du F-35 un outil central de la construction d’alliances à une époque de concurrence entre grandes puissances.

Ensuite, il y a bien sûr le rôle que les entreprises de défense jouent dans l’économie politique au sens large. Dans un article pour le New york Times paru en 2019, la journaliste Valerie Insinna, qui a réalisé d’excellents reportages sur le F-35 pour Breaking Defense et Defense News, révélait comment Lockheed Martin a exercé son influence – directe mais discrète – sur l’avenir budgétaire du F-35, et comment le processus contractuel a permis à Lockheed de gérer en toute liberté un produit gouvernemental. En quelque sorte, les renards surveillaient le poulailler. Comme l’a écrit Insinna :

« Un des facteurs qui n’a cessé de faire dévier le programme F-35 de sa trajectoire est le niveau de contrôle que Lockheed exerce sur le programme. L’entreprise produit non seulement le F-35 lui-même, mais aussi le matériel d’entraînement pour les pilotes et les techniciens de maintenance, le système logistique de l’avion et son équipement de soutien, comme les chariots et les plateformes. Lockheed gère également la chaîne d’approvisionnement et est responsable d’une grande partie de la maintenance de l’avion. Cela donne à Lockheed un pouvoir important sur presque toutes les parties de l’entreprise F-35. “J’ai eu l’impression, après mes 90 premiers jours, que le gouvernement n’était pas en charge du programme”, a déclaré le lieutenant de l’armée de l’air Christopher Bogdan, qui a assumé la supervision du programme en décembre 2012. Il semblait “que toutes les décisions majeures, qu’elles soient techniques, qu’elles concernent le calendrier, qu’elles soient contractuelles, étaient vraiment toutes prises par Lockheed Martin, et que le département gouvernemental chargé du programme se contentait de regarder”. »

Le F-35 de Lockheed, contrairement au C-5A, est produit à une époque où l’industrie de la défense est de plus en plus privatisée depuis les années 1970. Comme l’affirment les historiens Jennifer Mittelstadt et Mark Wilson dans un essai récent publié dans leur ouvrage The Military and the Market, la privatisation de l’armée au cours des dernières décennies fut bien « un projet politique … décidé à la fois en raison de positions idéologiques rigides en faveur de l’entreprise privée et par la recherche intéressée de profits plus importants par la prise de contrôle de ressources et de fonctions gouvernementales ».

Ajoutons enfin à cela le climat actuel de la politique étrangère, où les craintes d’une guerre avec la Chine affolent les Américains, et les avions de chasse F-35 deviennent des outils nécessaires à déployer si et quand les Chinois décident d’envahir Taïwan. Les dirigeants de l’Air Force font également preuve de déférence à l’égard du potentiel du F-35, plutôt que de ses capacités actuelles, estimant que les défauts du F-35 pourront être corrigés en temps voulu.

Ces différents ingrédients constituent la recette idéale pour un gaspillage continu des ressources fédérales et de l’argent des contribuables. Mais du point de vue de Lockheed, cette recette est un succès. Car pendant que le F-35 fait l’objet de moqueries en ligne, Lockheed ricane aussi en regardant son compte en banque bien garni. Le principal défi auquel les progressistes américains sont confrontés est donc de trouver le moyen d’exercer un contrôle démocratique sur une structure aussi peu démocratique. Et s’ils commençaient par cibler le F-35 ?

Vie et mort du train de nuit

La gare de Crépy-en-Valois (France) sous la neige, 2013. © Renaud Chodkowsky

Jeudi 20 mai, le Premier Ministre Jean Castex annonçait, depuis le premier Paris-Nice, le grand retour du train de nuit. Relégués il y a encore quelques années aux archives de l’histoire, les trains de nuit réapparaissent pourtant partout en Europe. Comment ce dinosaure des chemins de fer est-il revenu sur le devant de la scène ?

Commençons par un problème. Vous habitez à Nice et vous devez vous rendre à Paris un vendredi. Vous pouvez partir par TGV à 16h53, en plein horaire de bureau et pour 60 €, ou bien à 20h55, pour 63 € en avion avec un temps de trajet divisé par quatre. Ce dilemme, c’est celui que la disparition du train de nuit a posé dans de nombreuses villes. Pratiques, écologiques, ces « trains d’équilibre du territoire », regroupés parmi l’offre Intercités de la SNCF, qui irriguaient abondamment la France, ont subi une sévère cure d’austérité au cours des dernières décennies.

Vie et mort du train de nuit

L’Histoire du train de nuit se mêle à celle du ferroviaire. Au début des chemins de fer, la vitesse des trains impose l’étalement des trajets sur la journée – et donc sur la nuit. Il faut 16 heures pour relier Paris à Brest en 1866 et 11 heures en 1900[1]. Les trains de nuit sont alors indifférenciés de ceux de la journée : ils s’arrêtent à de nombreuses gares, même en pleine nuit, et le matériel n’est pas adapté au sommeil. Les voitures-couchettes n’apparaissent qu’à la toute fin du XIXème siècle et ne se démocratiseront qu’au début du siècle suivant. On assiste également à l’arrivée des voitures-lits[2], plus rares et réservées à une clientèle aisée.

À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause.

Au cours de l’entre-deux guerres, la durée des trajets diminue tandis qu’augmentent les trajets en tranches multiples[3]. Après la Seconde guerre mondiale, alors que les trains transportent passagers, courrier et fret, les trains de longue distance diurnes restent rares. Les trains nocturnes ont l’avantage de desservir les gares locales avec une desserte extrêmement fine du territoire. Cohabitent donc dans les trains de nuits places assises, couchettes et voitures-lits privatisés. En 1956, le service auto-couchette voit le jour, permettant de transporter les voitures simultanément ; apparaissent également à la même époque les trains neiges qui relient directement les stations de ski depuis les grandes gares. Entre 1965 et 1980, le trafic des trains de nuit va doubler pour représenter 16% du trafic voyageur de la SNCF[4]. Malgré les premières fermetures de lignes, les années 60 marquent donc l’âge d’or du train de nuit. 

Progressivement, le développement de la grande vitesse ferroviaire a raison du train de nuit. À mesure que les villes se rapprochent avec le TGV, la pertinence des trains de nuit se voit remise en cause. Le modèle ferroviaire français délègue de plus en plus les trajets interrégionaux aux TGV, et les trains de nuit sont rationalisés. En 2000, 300 points d’arrêts sur les 67 trains de nuit quotidiens sont supprimés, (il y en avait 500 en 1981). Guillaume Pépy, alors directeur clientèle à la SNCF, évoque une « décision courageuse » face à un risque lié à la sûreté dans les trains[5]. L’offre des trains de nuit se regroupe en 2004 sous la marque Lunea avant d’être à nouveau regroupée en 2012, avec des trains de jour, sous la marque Intercités. La fin de vie annoncée du matériel roulant a poussé la SNCF, en 2015, à préconiser la suppression de la quasi-totalité des lignes de trains de nuit par manque de compétitivité face au covoiturage, aux liaisons en journées et à l’aviation low cost. En 2016, toutes les lignes sont supprimées à l’exception des lignes de Briançon, de celle de Toulouse et de ses branches pour Latour-de-Carol (Ariège et Pyrénées-Orientales) et Rodez.

Évolution des dessertes du train de nuit entre 1981 et aujourd’hui (Paris-Nice en pointillé) – Production personnelle.

Le discours de la suppression

En 2017[6], Guillaume Pépy tenait un discours hostile sur le train de nuit en se basant sur deux arguments : le déficit des trains de nuit et l’absence de clientèle. 

Pour l’ancien PDG de la SNCF, les trains de nuit faisaient « perdre 100 millions d’euros au contribuable par an ». Pourtant, quand 1 voyageur/km[7] coûte à la collectivité 0,18 € pour les trains de nuit, ce montant atteint 0,23 € pour les Intercités de jour et 0,224 € pour les TER[8]. Autre exemple de coût d’opérations ferroviaires, le partenariat public-privée de la LGV Paris-Bordeaux, qui coûte 90 millions d’euros par an[9]. On le constate, cette contribution publique de 100 millions d’euros dans les trains de nuit est loin d’être excessive pour le maintien de lignes quotidiennes d’équilibre du territoire.

Le second argument – l’absence de clientèle pour les trains de nuit– , semble lui aussi peu fiable. En 2015, le taux d’occupation des trains de nuit était de 47% contre 25% pour les TER, 26% pour les Transiliens, 42% pour l’ensemble des Intercités et 64% pour les TGV. Ce taux est toutefois descendu à 36% en 2018 suite à la suppression du train de nuit Paris-Nice qui avait le taux d’occupation le plus important (56% en 2017). Malgré cette importante diminution, l’occupation des trains de nuit restait, en 2018, supérieure aux TER (26%), aux Transiliens (27%) et semblable à la moyenne des Intercités (40%). Le discours qui a accompagné la suppression des trains de nuit ne se base donc pas sur la réalité. 

Si ces arguments semblent inopérants, quelles sont les raisons profondes qui expliquent cette mise en sommeil du train de nuit ?

Comparatif 2015-2018 du taux d’occupation des trains suivant leur type – Autorité de Régulation des transports

Qui a vraiment tué le train de nuit ?

On dit souvent que le TGV a tué le train de nuit. En réalité, le TGV n’est pas seulement un développement technique mais avant tout un développement commercial. La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail »[10] avec la promotion d’un seul type de train en concurrence non seulement avec l’aviation mais surtout avec les autres trains. La compagnie nationale, sous les impératifs de rentabilité, s’est centrée autour de ses offres les plus profitables : le TGV, la location d’espaces en gare, ou l’international, et a délaissé les transports conventionnés (Transiliens, TER, Intercités). Cette situation illustre parfaitement l’intention de préjudicier au service public ferroviaire en faveur d’une SNCF devenue une « entreprise comme les autres ».

La SNCF est devenue une « compagnie aérienne sur rail ».

Le financement des Intercités est donc l’écueil principal auquel se heurtent les pouvoirs publics comme la SNCF. Alors que l’État souhaite laisser aux régions l’organisation des transports, les Intercités, dans une logique interrégionale, vont à rebours de cette stratégie. L’État a donc cherché à remplacer les Intercités par des TGV, par des TER ou par un conventionnement avec des régions pourtant mal dotées. C’est ainsi que l’on a vu diminuer de manière drastique les trajets Intercités au cours de ces dernières années. 

Carte des destinations Intercités en 2006 et en 2020 – SNCF

Le vent du retour

En Europe, la suppression des trains de nuit s’est appuyée sur les mêmes arguments qu’en France. L’Allemagne a ainsi annoncé en 2016 la suppression des trains de nuit pour cause de rentabilité et de fréquentation. Pourtant, cette même année, l’Autriche a sonné le retour des trains de nuit, prenant le relais de la Deutsch Bahn (DB, la compagnie nationale allemande) sur les lignes autrichiennes et allemandes. Après une rénovation du matériel, directement racheté à la compagnie allemande, Österreichische BundesBahnen (ÖBB, la compagnie nationale autrichienne) a affiché en un an des comptes positifs. L’activité représente aujourd’hui près de 20% du chiffre d’affaires d’ÖBB avec un trafic en constante augmentation.

Pressée par ces retours positifs et la recherche d’alternatives à l’avion, les États européens ont repris la direction des trains de nuit. D’autant que le ferroviaire bénéficie d’un impact sur le climat bien moindre que ses concurrents routiers et aériens. Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, le train produit 14 grammes de CO₂ par voyageur par kilomètre contre 104 pour une petite voiture et 285 pour un avion.

En France, ce retour des trains de nuit s’est traduit par la réouverture du Paris-Nice ce mois-ci et le retour du Paris-Tarbes avant décembre. Le ministre des Transports souhaite également étendre ce mouvement avec la réouverture de quelques autres lignes à l’année et d’une dizaine pour la saison estivale : un timide retour après une destruction organisée.

Projet de liaisons nocturnes estivales, extrait du rapport sur les trains de nuit, Twitter de Jean-Baptiste Djebarri, ministre délégué chargé des transports.

Le train de nuit, maillon essentiel pour décarboner les transports

Pratique et plus économe, le train de nuit s’affirme comme un transport d’avenir dans le cadre de la transition écologique. Son retour peut, à condition d’y mettre les moyens, concurrencer l’avion tant sur l’Hexagone qu’à l’international. Le retour du train de nuit pourrait également annoncer celui du service public ferroviaire avec le développement des Intercités, du fret et des petites lignes. Ce développement permettrait d’éloigner le « pire des scénarios » que décrivait Michel Delabarre, ministre des transports en 1988, « celui où une minorité de privilégiés [pourraient] circuler d’une ville à l’autre dans les centres d’affaires situés autour des gares, parfaitement équipés pour répondre à leurs besoins d’activités et de loisirs, îlots de prospérité enclavés dans des agglomérations abandonnées à leurs problèmes et à leurs embouteillages. »[11]

Néanmoins, à l’heure actuelle, les propositions que présente le gouvernement sont loin d’être à la hauteur des enjeux que posent la décarbonation des transports. En continuant de subventionner l’aérien tout en « rationalisant » les chemins de fer, il fait le choix de privilégier un minorité qui jouit d’une hyper-mobilité à défaut de soutenir des transports publics à destination de tous.

Notes :

[1] : Tableau horaire Chaix 1866, Train 3 (Express 1ère), 16h10 entre Paris-Montparnasse et Brest ; Tableau horaire Chaix 1900, Train 103 (Rapide 1ère), 10h40 entre Paris-Montparnasse et Brest. 
URL : http://bcprioult.free.fr/retrovieuxhorair/index.html

[2] : Les voitures lits disposent d’espaces privatisés généralement pour une à deux personnes. Assez rare en France, la dernière voiture-lit a été celle des trains de nuits russes Paris-Nice pendant les années 2000.

[3] : Raccordement de plusieurs trains en un convoi, les différents trains peuvent provenir de différentes gares, se regrouper dans une gare intermédiaire avec une seule locomotive, puis se diviser plus tard.

[4] : Etienne Auphan, «  Quelques aspects géographiques de l’évolution des trains de nuit en France », Actes du colloque de l’AHICF,‎ 19 mars 1988, pp. 335 à 338.

[5] : Le risque indiqué pour expliquer la suppression de ces 300 arrêts concerne le vol, l’agression et les fraudes dans les petites gares. Chacun pourra apprécier la qualité de cet argument. 
Bruno Mazurier. La grogne monte contre la suppression de 300 arrêts, Le Parisien, 13 mai 2000
URL : https://www.leparisien.fr/economie/la-grogne-monte-contre-la-suppression-de-300-arrets-13-05-2000-2001371452.php

[6] : 8h20 de France Inter, 10 mars 2017.

[7] : Le voyageur-kilomètre est une unité de mesure qui équivaut au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre.

[8] : Pour les Intercités de jour : Rapport « Duron » TET : Agir pour l’avenir, 25 mai 2015.
URL : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000341.pdf
Pour les TER hors Ile-de-France en 2018 : Le Marché français du transport ferroviaire de voyageurs, 2018 : volume 2, Autorité de régulation des transports.
URL : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2020/01/bilan_marche_ferroviaire_voyageurs_2018_volume2_vf2-1.pdf

[9] : Afin de rentabiliser son PPP, Vinci a exigé que plus de trains que nécessaires circulent sur la ligne entre Bordeaux et Paris, occasionnant un déficit évalué à 90 millions d’euros par an. 
Le Monde, La LGV Tours-Bordeaux, première ligne ferroviaire sous concession privée, 1 mars 2017.
URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/03/01/la-lgv-tours-bordeaux-premiere-ligne-ferroviaire-sous-concession-privee_5087446_3234.html

[10] : Vincent Doumayrou, La fracture ferroviaire : Pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer, Editions de l’Atelier, 2007.

[11] : La Vie du Rail, 1er au 7 novembre 1990.