Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

© Alison Drake

La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

La fin du droit à l’avortement aux États-Unis n’est qu’un commencement

© Shannon Page

En abolissant le droit à l’avortement, la Cour suprême américaine ne s’est pas contentée de ramener la « plus vieille démocratie du monde » au Moyen-âge. Elle a fait la démonstration que les droits ne sont jamais définitivement acquis – et que les élites sont disposées à défendre des politiques aux conséquences inhumaines pour protéger leurs intérêts. Aux États-Unis comme en Europe, où l’on observe également une alliance croissante entre lobbies financiers et chrétiens intégristes. Analyse d’une séquence dont la gravité a peut-être été sous-estimée sur le vieux continent, malgré l’émoi provoqué.

Paris, 2019. À la « convention de la droite » de Marion-Maréchal Le Pen, le polémiste Raphaël Enthoven critique ses hôtes en arguant que leur projet réactionnaire est voué à l’échec. Parmi les arguments déployés, il assène l’idée que le progrès social et ses avancées constituent « des mouvements irréversibles » car « on ne revient pas sur une liberté supplémentaire ».

Trois ans plus tard, 170 millions d’Américaines viennent de perdre leur droit constitutionnel à l’avortement. L’arrêt Dobbs v Jackson de la Cour suprême des États-Unis annule la jurisprudence Roe v Wade de 1973 et rend aux législatures des États et au Congrès fédéral le pouvoir d’interdire ou de restreindre l’accès à l’avortement. Du fait des lois votées en anticipation de cette décision, l’avortement est devenu illégal ou très fortement limité dans 11 États. Il le sera bientôt dans 13 autres, soit la moitié du territoire américain.

Des effets tragiques au-delà des cas individuels

Dès l’annonce du verdict, des centaines de femmes ont vu leur procédure médicale annulée par leur clinique. Pour les habitantes des 22 États sous contrôle républicain, la situation va rapidement se dégrader. Dans la majorité des cas, l’avortement sera interdit passé 6 semaines de grossesse (soit après deux semaines d’absence de règles, alors que la majorité des femmes ne savent pas qu’elles sont enceintes) quelles que soient les circonstances. Le viol, l’inceste ou la présence d’un fœtus non viable ne seront généralement pas des motifs suffisants pour obtenir un avortement.

5 des 9 juges qui composent la Cour suprême (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump).

Dans certains États, l’avortement pourra être passible de longues peines de prison ferme, voire de la peine de mort. Une simple fausse couche pourra conduire une femme accusée de l’avoir provoquée devant les tribunaux, avec le risque de recevoir une très lourde condamnation. Du reste, à cause du flou juridique et des réticences du corps médical à s’exposer à de potentielles poursuites, de nombreuses femmes pouvant prétendre à un avortement (leur santé étant menacée par des complications liées directement ou indirectement à leur grossesse) ne se le verront plus proposer.

Les témoignages terrifiants s’accumulent. Des femmes sont contraintes de mener à terme une grossesse non viable en dépit des graves risques encourus pour leur santé (infertilité, complications diverses…). Une femme présentant une pathologie engageant son pronostic vital a été privée de traitement du fait de l’incompatibilité des médicaments avec une grossesse à laquelle elle n’avait plus le droit de mettre terme. Sans oublier cette fillette de dix ans, victime d’un viol et enceinte de 6 semaines, qui s’est vue refuser un avortement en Ohio.

Au-delà de ces récits individuels dramatiques, cette décision accroît les injustices structurelles existantes. Les femmes vivant dans les États favorables à l’avortement ou ayant les moyens de s’y rendre conserveront un accès à la procédure. Du moins, tant que les États républicains ne mettent pas en place des lois visant à interdire ce type de solutions. Avant Roe, les classes supérieures avortaient également par voies illégales, auprès de cliniques ou praticiens privés opérant en toute discrétion. À l’inverse, les femmes issues des milieux défavorisés mourraient parfois des suites d’avortements auto-administrés ou entrepris auprès de personnes non qualifiées – dont des charlatans. Comme l’expérience l’a prouvé, interdire l’avortement ne le supprime pas, mais le rend plus dangereux, difficile et onéreux.

Cette décision fait également fi de données plus générales. Et pas uniquement en termes de santé publique. Du point de vue économique, les répercussions attendues sont désastreuses. Hausse de la pauvreté et des inégalités, baisse de la productivité et réduction de la participation des femmes au marché du travail font partie des conséquences bien documentées.

La sécurité est un autre domaine qui risque d’être impacté. Au-delà des conséquences directes, de nombreuses études tendent à démontrer que l’accès à l’avortement avait largement contribué à la diminution de la criminalité observée 15 à 20 années après sa légalisation.

Une décision arbitraire et impopulaire

La décision choque également par son aspect arbitraire. La logique déployée par l’opinion majoritaire de la Cour s’appuie sur une lecture originaliste de la Constitution (qui consiste à l’interpréter dans le sens de l’intention prêtée à ses auteurs en 1787), fondée sur un mode historique de légitimation. En résumé : puisque la Constitution ne garantit pas explicitement le droit à l’avortement parmi les droits fondamentaux (elle ne garantissait pas le droit de vote des femmes non plus) et qu’historiquement, l’avortement n’était pas un droit aux États-Unis, ni une pratique ancrée dans la tradition du pays (avant 1973 et selon le révisionnisme fortement contesté de la Cour), il est hors de question d’en faire un droit fondamental aujourd’hui. Le raisonnement apparaît faible. Il mobilise des arguments entrant en contradiction avec d’autres opinions émises par les mêmes juges et s’oppose aux jurisprudences Roe et Cassey. Il repose surtout sur la notion contestable qu’un texte écrit en 1787 – dans un contexte patriarcal et esclavagiste – détermine les droits fondamentaux des femmes 250 ans plus tard.

La suppression du droit à l’avortement va clairement à l’encontre de l’opinion publique. Selon les innombrables enquêtes réalisées sur le sujet, entre trois et quatre électeurs sur cinq ne souhaitaient pas que Roe soit annulée par la Cour suprême. Ce qui pose la question de la légitimé de cette institution.

5 des 9 juges qui la composent (et qui ont voté pour l’annulation du droit à l’avortement) ont été nommés par des présidents élus avec une minorité de voix (deux par Bush Junior, trois par Donald Trump). Parmi eux, les 3 juges nommés par Trump ont été confirmés par un nombre de sénateurs représentant entre 20 et 40 millions d’Américains de moins que ceux qui avaient voté contre la confirmation. Le 6e juge conservateur à avoir voté la suppression du droit à l’avortement, Clarence Thomas, avait été confirmé malgré des accusations d’agressions sexuelles particulièrement crédibles. Depuis, la Commission parlementaire a mis en lumière une complicité probable de ce même Clarence Thomas avec Donald Trump dans sa tentative de coup d’État. C’est pourtant ce juge qui a explicitement ouvert la porte vers d’autres verdicts plus durs encore : la remise en cause du droit au mariage homosexuel, aux relations homosexuelles et à la contraception.

Photo by Gayatri Malhotra on Unsplash

Parmi les trois juges nommés par Trump, le siège du premier (Neil Gorsuch) aurait dû revenir à un juge nommé par Obama, si la majorité républicaine au Sénat n’avait pas refusé pendant huit mois d’organiser le vote de confirmation au Congrès. Mitch McConnell (alors chef de la majorité républicaine) avait estimé qu’à huit mois de la présidentielle, Obama n’était plus légitime pour nommer un juge. Mais quatre ans plus tard, lorsque la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg est décédée sept semaines avant la présidentielle de 2020, McConnell s’est empressée de confirmer sa successeur Amy Coney Barrett. Il s’agit de ruptures évidentes avec la logique bipartisane de la procédure de nomination. Or, pour confirmer Gorusch en 2017, McConnell avait du modifier les règles du Sénat (par un vote à la majorité simple) afin d’abaisser le seuil nécessaire à la confirmation d’un juge de 60 à 50 voix. Gorusch a finalement été confirmé 54-45, sur des lignes partisanes, tout comme Barrett (52-48).

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation

Enfin, Brett Kavanaugh est venu remplacer le juge conservateur Ted Kennedy en cours du mandat de Trump, suite à sa décision de prendre sa retraite. L’idée étant de profiter de la présidence républicaine pour installer un successeur bien plus jeune à la Cour (les nominations étant à vie). Une voie que Ruth Bader Ginsburg avait refusé d’emprunter sous Obama, estimant que sa retraite anticipée serait interprétée comme une stratégie partisane et risquerait d’affaiblir la légitimité de la Cour (la raison officieuse étant probablement qu’elle ne souhaitait pas laisser sa place, d’autant qu’elle avait été élevée au rang d’icône par la presse démocrate…). Kavanaugh a été confirmé sur des lignes partisanes (50-48), malgré une accusation crédible de tentative de viol.a

Ce manque de légitimité démocratique et les nombreuses décisions impopulaires prises par la Cour (en particulier, la décision de déplafonner les dépenses des entreprises et milliardaires désirant financer les campagnes électorales) expliquent certainement la confiance historiquement basse (25 %) dont elle jouit actuellement auprès des Américains.

De la contre-révolution conservatrice au « coup d’État judiciaire » ?

La suppression du droit à l’avortement s’inscrit dans une succession de verdicts plus réactionnaires les uns que les autres. Au cours de la même semaine, la Cour suprême a ouvert la porte au découpage des circonscriptions électorales sur des bases raciales (Ardoin v. Robinson), renouant ainsi avec des pratiques datant de la ségrégation et interdites par le Voting Act de 1965. Puis elle a considérablement affaibli la régulation du port d’arme dans l’espace public (New York State RPA v. Bruen ), la séparation de l’Église et de l’État (Kennedy v. Bremerton School District)), l’autonomie politique des tribus amérindiennes (Oklahoma v. Castro-Huerta) avant d’asséner le coup de grâce en limitant la capacité de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) à réguler les émissions de gaz à effet de serre. Ce dernier verdict (West Virginia v. EPA) ouvre la porte à de nombreuses interdictions faites au gouvernement de… gouverner. Le Financial Times évoque déjà des conséquences en termes de suppression de régulations bancaires et financières.

Cette séquence, qualifiée de « coup judiciaire » par l’essayiste Naomi Klein, a été suivie d’un signal encore plus inquiétant : la décision de statuer sur l’affaire Moore v. Harper à l’automne. Le verdict pourrait changer radicalement la manière dont sont décidées les élections dans le pays, en donnant les pleins pouvoirs aux législatures de chaque État pour organiser et valider les scrutins nationaux. En clair, la tentative de Coup d’État de Donald Trump de 2020 sera désormais légale, dans le sens où les parlements des États pourront renverser le résultat d’une élection, ou mettre en place des règles garantissant peu ou prou l’issue d’un scrutin.

La fin du droit à l’avortement s’inscrit ainsi dans une dynamique plus large et inquiétante, mais parfaitement explicable. En réalité, l’abrogation de Roe v. Wade n’est qu’un dégât collatéral de l’effort plus vaste de la droite américaine pour imposer par la voie judiciaire sa vision politique largement impopulaire, via ce que certains politologues décrivent comme « la tyrannie de la minorité ».

Derrière l’assaut réactionnaire de la Cour, le Capital et de nombreux milliardaires américains

Derrière les verdicts énumérés plus haut, on retrouve toute une série d’efforts méticuleux et concertés de la part de ce qu’il conviendrait d’appeler « le capitalisme américain », au risque de généraliser. Les juges ayant rendu ces verdicts ont été sélectionnés en amont par des organisations conservatrices mettant en avant certaines philosophies juridiques et, plus largement, soutenant des magistrats ayant fait preuve de certaines qualités au cours de leur carrière. La défense des intérêts du monde des affaires et du Capital est privilégié, avant un ethos socialement conservateur. Ces organisations, en particulier la Heritage Foundation et la Federal Society sont en grande partie financées par de multiples multinationales américaines, les lobbies de grands secteurs économiques et de nombreux milliardaires.

NDLR : Lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin, « La Heritage Foundation, puissante fondation néoconservatrice derrière Donald Trump »

Une fois leurs candidats nommés pour un siège à la Cour suprême, ces structures (ainsi qu’un vaste réseau de lobbies plus opaques, tel que le Judicial Crisis Network, dont la légalité résulte précisément d’une série d’arrêts de la Cour suprême) dépensent des centaines de millions de dollars pour convaincre le public et les élus de soutenir la nomination des juges pré-sélectionnés. Ensuite, pour s’assurer que les litiges juridiques pertinents remontent jusqu’à la Cour suprême, de multiples efforts sont déployés par ces mêmes organisations pour influencer les élections, élire les politiques et orienter magistrats, parquets, plaignants, juristes et avocats. Jusqu’à produire des lois clés en main qui seront ensuite votées par des juridictions républicaines acquises à la cause, dans le but de déclencher des affaires destinées à être portées devant la Cour suprême.

Cette dernière n’a plus qu’à piocher dans les nombreux arguments produits par des juristes soutenus par les organisations conservatrices pour justifier leurs verdicts. Ce long processus fut mobilisé pour mettre fin au droit à l’avortement, comme pour produire la décision portant sur l’Environment Protection Agency (EPA). À la manœuvre, on retrouve également le puissant multimilliardaire Charles Koch, et son réseau d’influence tentaculaire. Si ce magnat des énergies fossiles n’est pas hostile à l’avortement, son taux de profit se trouvait directement menacé par l’EPA. D’où les efforts colossaux déployés depuis 20 ans par son organisation (Prosperity for America) pour réunir les conditions nécessaires au verdict WV v. EPA, entre autres décisions conservatrices rendues par la Cour. Et tant pis pour les fillettes de dix ans enceinte suite à un viol.

Le Parti démocrate, entre complaisance et complicité

Cette contre-révolution conservatrice engrange les succès car elle ne rencontre pas de véritable résistance. Sur la question du droit à l’avortement, les démocrates étaient pourtant prévenus. Fait inédit, deux mois avant la décision de la Cour suprême, un brouillon du verdict avait fuité dans la presse. Il correspond pratiquement mot pour mot à la décision finale. Qu’ont fait les leaders du Parti démocrate au cours de ce laps de temps ? Rien. Ou plus exactement, ils ont activement fait campagne pour défendre le seul parlementaire démocrate anti-avortement, menacé de perdre son siège au profit d’une candidate progressiste soutenue par la gauche du Parti. Quelques semaines plus tard, Joe Biden a passé un marché avec le chef de la minorité républicaine au Sénat (Mitch McConnell) pour nommer à vie un juge anti-avortement au circuit fédéral du Kentucky (un échelon inférieur à la Cour suprême) pour « apaiser McConnell ».

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès

La nomination devait intervenir le jour du verdict mettant fin à l’avortement. C’est dire l’importance accordée au droit à l’avortement par les ténors du Parti démocrate qui, à l’annonce du verdict de la Cour suprême, ont d’abord chanté « God bless America » sur le parvis du Congrès avant de lire un poème et d’envoyer des courriels à leur liste de diffusion pour demander un soutien financier en vue des prochaines élections. Un opportunisme qui a provoqué la colère de nombreux militants féministes.

Dans son discours commentant la décision de la Cour, Joe Biden n’a proposé aucune solution, à part celle de voter démocrate aux prochaines élections. S’il est vrai que le combat doit désormais être mené à l’échelle des États et du Congrès, les démocrates sont loin d’être privés de tout levier.

Pour commencer, ils pourraient faire voter un texte protégeant l’avortement au Congrès. Cela nécessiterait de voter la fin du Filibuster, cette règle arbitraire qui permet à une minorité de 41 sénateurs de bloquer toute proposition de loi. La Cour suprême risquerait d’invalider le texte, mais devrait être de nouveau saisie, ce qui contribuerait à limiter son pouvoir et affaiblir sa légitimité.

Comme le souligne Jacobinmag, un Sénat débarrassé du filibuster pourrait également voter un budget fédéral réduisant à zéro le budget de la Cour suprême. Les juges seraient toujours en place, mais dans l’incapacité de travailler (privés d’assistant, d’accès informatique, etc…). Une autre option consisterait à utiliser conjointement le Congrès et la Présidence des États-Unis pour ajouter des juges (progressistes) à la Cour suprême, afin de faire de nouveau basculer cette dernière du côté démocrate.

Les démocrates pourraient également lancer des procédures de destitutions contre les juges de la Cour suprême Clarence Thomas (pour son rôle supposé dans la tentative de coup d’État de Donald Trump) et Kavanaugh (pour de potentielles parjures sous serment). La procédure n’a aucune chance d’aboutir, puisqu’une destitution nécessiterait l’aval des deux tiers du Sénat. Mais le but serait avant tout de marquer des points politiquement et de ralentir l’action de la Cour suprême en l’engluant dans cette procédure.

Enfin, le Congrès (à majorité démocrate) pourrait faire voter divers textes de loi conçus spécifiquement pour contraindre ou défier la Cour suprême (sur le droit à l’avortement, les régulations d’émissions de gaz à effet de serre, l’encadrement du droit de vote et de l’organisation des élections, le contrôle des armes à feu… etc). Au minimum, un texte rendant l’avortement légal en cas de viol ou d’inceste mettrait les républicains en difficultés et sauverait de nombreuses femmes. De même, l’administration Biden pourrait ouvrir des cliniques pratiquant l’avortement sur les terres fédérales situées dans les États conservateurs, pour ne parler que de cette problématique. Rien de tout cela n’est au programme, à la stupeur des dirigeants républicains et au désespoir des électeurs démocrates.

Certes, de telles tactiques présentent plusieurs inconvénients. Certaines ne serviraient qu’à affaiblir politiquement la Cour suprême, sans permettre de sortir par le haut de la crise politique. Avec le risque de diviser d’avantage le pays, de polariser l’opinion et de provoquer un retour de bâton lorsque les républicains seront de nouveau au pouvoir.

Mais, comme l’écrit Noami Klein et le martèlent les élus proches de Bernie Sanders, les républicains violent déjà allègrement les normes de la politique bipartisane et imposent de fait leur agenda radical. En situation d’urgence, lorsque les droits fondamentaux, l’avenir de la démocratie et de la planète sont menacés, des mesures drastiques s’imposeraient pour faire face.

Cependant, combattre les républicains n’est pas dans l’ADN du parti démocrate. Depuis le traumatisme des années Reagan et la fin du consensus hérité du New Deal, les cadres du parti se sont réfugiés dans une position attentiste qui s’explique par un mélange de manque de courage politique et de faible foi dans leur propre projet. Voire, pour certains élus financés par le monde des affaires, d’hostilité non avouée aux causes progressistes.

En 1991, Joe Biden, alors à la tête du Comité judiciaire du Sénat, avait échoué à faire capoter la nomination du juge Clarence Thomas, confirmé à la Cour suprême (52-48) par un sénat à majorité démocrate. Il remplaçait ainsi Thurgood Marshall, héros afro-américain de la lutte pour les droits civiques. En 2005, Barack Obama s’était publiquement opposé au blocage de la nomination du juge Roberts (qui préside désormais la Cour suprême) dans un post de blog aux accents involontairement prophétiques : les pires craintes des activistes démocrates balayées par Obama se sont avérées amplement justifiées.

Une fois à la présidence des États-Unis, Obama avait renoncé à sa promesse électorale d’inscrire le droit à l’avortement dans la loi fédérale, malgré sa majorité absolue au Congrès. Quant à Hillary Clinton, adepte du « je vous avais pourtant prévenu » (comprendre : il fallait voter pour moi en 2016), elle avait choisi comme colistier le sénateur Tim Kaine, un des rares démocrates hostile au droit à l’avortement.

Face aux récents verdicts de la Cour suprême, la Maison-Blanche avance toujours à reculons. Dans une interview désastreuse, la Vice-présidente Kamala Harris a expliqué que la Maison-Blanche ne comptait pas prendre de mesures drastiques car « nous sommes à 130 jours d’une élection qui va inclure des sénatoriales ». Selon l’agence Reuters « Biden et ses conseillers ont peur que des mesures trop radicales polarisent l’électorat avant les élections de mi-mandat, réduisent la confiance du public dans les institutions telles que la Cour suprême ou ne s’appuient pas sur des bases légales suffisamment solides ». En d’autres termes, la principale préoccupation de la Maison-Blanche semble être de protéger la légitimité de la Cour suprême. Devant les multiples pressions exercées par son propre camp, Biden a fini par livrer un discours plus combatif, dans lequel il annonce la signature d’un décret dont le principal effet est de commander un rapport à son ministre de la santé, à rendre sous trente jours…

Ironiquement, en essayant de préserver les normes avant toute chose, les démocrates ont laissé le Parti républicain détruire toute forme de normalité, pour devenir le parti de la radicalité. La droite conservatrice américaine cherche ouvertement à ramener le pays cent cinquante ans en arrière, tout en visant à déconstruire l’État au profit des entreprises et milliardaires. Un projet impopulaire qui nécessite d’instaurer un gouvernement par la minorité via des coups institutionnels graduels, mais coordonnés.

Il ne faudrait pas voir dans ces dynamiques une spécificité américaine. En tous lieux, la droite conservatrice vise à asseoir sa domination sur un électorat qui lui est majoritairement hostile en retirant de la délibération démocratique les thèmes qui lui seraient le plus défavorables, comme le notent les politologues Jacob Hickers et Paul Pierson dans leur récent ouvrage Comment la droite gouverne en période d’extrême inégalité. En Europe, les traités européens confient à des instances technocratiques la délibération sur l’essentiel des sujets économiques. En France, Emmanuel Macron s’apprête à gouverner sans majorité, avec l’appui tacite de l’extrême droite.

Montée en puissance de « commandos anti-IVG » aux États-Unis

Alors que la Cour suprême américaine ouvre la voie à une remise en cause historique du droit à l’avortement, les manifestations se multiplient dans le pays. Malgré leur caractère pacifique, la classe politique américaine n’a pas tari quant à ses inquiétudes concernant d’éventuels débordements violents. Ces derniers ont lieu, mais ils ne sont pas le fait des manifestants en faveur du droit à l’avortement. Ils sont le fait de militants anti-avortement, dont les plus radicaux ont reculé devant peu de moyens ces dernières années… Le sinistre bilan de ce mouvement s’élève à dix assassinats depuis les années 1990 et 13,500 attaques violentes depuis les années 1970. Et si en France les « commandos anti-IVG » appartiennent essentiellement au passé, ils possèdent au contraire le vent en poupe aux États-Unis… Traduction par Damien Cassette.

Ces dernières semaines, les commentateurs se sont succédés les uns aux autres pour désapprouver les manifestations pacifiques devant les résidences des juges de la Cour suprême qui menacent de mettre en cause le droit à l’avortement. Certains étaient issus du Parti républicain – comme Mitch McConnell, leader de la minorité au Sénat, qui a déclaré qu’une « tentative pour remplacer le règne de la loi par le règne de la foule » était à l’oeuvre – mais d’autres du Parti démocrate, comme Chris Murphy, sénateur du Connecticut, qui a dénoncé des menaces inexistantes de violence de la part du mouvement.

Le comité de rédaction du Washington Post s’en est mêlé, laissant entendre que les manifestations n’étaient pas légales, et qu’elles possédaient un caractère « totalitaire ». La Maison Blanche elle-même a condamné « la violence, les menaces ou le vandalisme » qui n’ont jamais eu lieu, insistant sur le fait que les juges ne doivent pas être « inquiétés pour leur sécurité. »

Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais alors que le mouvement accumule les victoires juridiques, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques…

La classe politique agite le spectre d’un mouvement d’extrémistes usant de violence pour atteindre leurs objectifs politiques… ce qui constitue paradoxalement une description honnête du mouvement anti-avortement aux États-Unis.

Les récriminations de ces dernières semaines à propos de manifestants qui se limitent à défiler et chanter pour exprimer leur mécontentement sont particulièrement ridicules si l’on considère que ces méthodes sont non seulement monnaie courante pour le mouvement anti-avortement, mais qu’il va souvent plus loin – beaucoup plus loin.

Selon le Ministère de la Justice, dix médecins, employés de clinique et accompagnateurs de patients et de médecins ont été assassinés par des extrémistes anti-avortement depuis 1993. Cela peut sembler peu, mais l’effet d’intimidation qui en découle ne doit pas être sous-estimé.

L’une des attaques les plus violentes est survenue il y a sept ans lorsqu’un assaillant – manifestement fou, qui a déclaré par la suite qu’il serait accueilli au ciel par des fœtus avortés reconnaissants – s’est présenté au planning familial de Colorado Springs avec un fusil d’assaut et a ouvert le feu. L’affrontement qui s’en est suivi a duré plusieurs heures, causant neuf blessés et trois décès.

La responsabilité du segment prétendument « non-extrémiste » du mouvement anti-avortement ne doit pas être minimisé dans cette attaque. Les divagations de l’assaillant sur les « commerces de foetus » témoignent qu’il a été inspiré par les vidéos « choc » et mensongères réalisées par Project Veritas sur le Planning Familial en 2015 – lesquelles prétendaient dévoiler l’existence d’un tel commerce. Un mensonge auquel Carly Fiorina, républicaine « modérée », avait donné encore plus d’ampleur lors de sa campagne la même année.

D’après les chiffres les plus récents de la Fédération Nationale de l’Avortement (FNA), la période de 1977 à 2020 recense 13 532 incidents violents à l’encontre des praticiens de l’avortement, en allant du kidnapping, du cambriolage et du harcèlement jusqu’au meurtre, à l’attentat à la bombe et à l’incendie volontaire. Dans les années 1990, alors que les militants anti-avortement déclaraient que le meurtre était une tactique « légitime » et « justifiable », ils ont fait un usage répandu de l’acide butyrique, une substance hautement corrosive que l’on manipule typiquement avec une combinaison, des gants, des lunettes de protection et une visières protectrice par mesure de sécurité – et qui peut causer la cécité si elle atteint le visage.

Il n’est pas question ici d’histoire ancienne. Il suffit de considérer les cas récents de violence anti-avortement recensés par le ministère de la Justice au cours de la dernière décennie – où menaces à la bombes, cocktails Molotov et incendies de cliniques d’avortement sont monnaie courante.

La situation, par certains aspects, a empiré. Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970 et 1980, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais paradoxalement, alors que le mouvement accumule les victoires juridiques et législatives, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques. En 2017, le nombre d’actes de violence enregistré par la FNA contre les praticiens de l’avortement a doublé par rapport à l’année précédente – atteignant un record, avant de s’élever vers un nouveau sommet en 2018. L’année d’après, le directeur général de l’organisation a déclaré que la violence dont sont victimes les praticiens de l’avortement était « au-delà de tout ce que nous avons observé auparavant ».

Puis la pandémie est arrivée comme un catalyseur. Les menaces de mort ou d’actes violents sont passées de 92 en 2019 à 200 en 2020, les coups et blessures à l’extérieur des cliniques ont augmenté de 125%, et les lettres d’injure et les harcèlements téléphoniques ont atteint le record absolu de 3400 cas recensés. (Par comparaison, il n’y en avait que 192 pour toute la période allant de 1977 à 1989).

Ces chiffres permettent à tout le moins de mettre en perspective l’indignation de la classe politique américaine à l’égard des manifestations défendant le droit à l’avortement… Du reste, les protestations de rue et sittings des militants anti-avortement ont elles aussi connu un accroissement conséquent : 115 000 ont été répertoriées en 2020, et 123.228 l’année précédente.

Entre les manifestants pro-choix et les fanatiques de l’anti-avortement – lesquels ont trouvé, depuis des décennies, dans des actes de brutalité un exutoire à leurs défaites législatives -, il n’existe aucun ordre de comparaison. Que la classe politique américaine réserve ces attaques aux manifestations en faveur du droit à l’avortement est d’autant plus incompréhensible.

Texas : quel avenir pour la loi restreignant l’avortement ?

La Cour suprême des États-Unis
La Cour suprême des États-Unis au moment de la décision Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, juin 2016 Photo : Adam Fagen

La très impopulaire Senate Bill 8 texane, qui prohibe l’avortement au-delà de 6 semaines, reste pour l’instant en vigueur. Les juges de la Cour suprême des États-Unis ont rendu une décision qui ne se concentre que sur la procédure judiciaire et non sur le fond de l’affaire. Dans le même temps, le gouverneur de la Californie annonce vouloir s’inspirer de cette loi pour empêcher la vente de fusils d’assaut dans son État. Pourtant, aucune de ces deux lois ne semble promise à une longue vie.

Rendue le 10 décembre par la Cour suprême, la décision tant attendue dans l’affaire Whole Woman’s Health v. Jackson a suscité autant d’interrogations que d’incompréhensions. Pour bien saisir l’opinion de la Cour comme les opinions concurrentes et dissidentes des juges, il convient de revenir sur les origines de l’affaire.

Une législation texane inconstitutionnelle

Au cœur du problème : la Senate Bill 8 texane (SB8), entrée en vigueur le 1er septembre. Conçue comme un moyen habile d’esquiver les fourches caudines des tribunaux (elle délègue au grand public le soin de faire appliquer ses dispositions par des recours au civil), cette législation qui interdit le recours à l’IVG au-delà de six semaines fait fi de la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, déclarant l’IVG comme un droit constitutionnel.

Retour sur le déroulé des événements. Peu avant l’entrée en vigueur de la SB8, la clinique Whole Woman’s Health a déposé une plainte visant à bloquer l’exécution de cette dernière au moyen d’une injonction. En réponse, la défense a déposé une requête en irrecevabilité, laquelle a été rejetée en cour de district. Elle s’est donc pourvue en appel, appel au terme duquel la Cour d’Appel pour le 5e circuit, réputée pour son inclination conservatrice, a suspendu toutes les procédures entamées par la cour de district. Whole Woman’s Health, qui avait demandé à la Cour suprême d’intervenir d’urgence, a finalement obtenu de celle-ci un « certiorari avant jugement », ce qui a permis ainsi à la plus haute juridiction fédérale de s’emparer de l’affaire sans attendre un jugement en appel.

Cependant, la Cour suprême était appelée à statuer sur une question procédurale et non sur la constitutionnalité de la loi : son rôle se bornait à déterminer si les pétitionnaires (Whole Woman’s Health et autres) peuvent poursuivre une contestation préalable à l’application de la SB8.

Qu’est-ce que « Ex Parte Young » ?

Dans cette affaire, Whole Woman’s Health cherchait à obtenir une injonction contre les juges et les clercs. L’objectif étant d’une part que les juges ne puissent statuer contre les cliniques et d’autre part que les clercs, qui remplissent une mission administrative, ne puissent inscrire au registre (docket, en anglais) les affaires relatives à la SB8. 

Pourquoi cette particularité ? Parce que l’application de la SB8 n’est pas du ressort de l’État, elle est déléguée au grand public, lequel est autorisé à engager des poursuites au civil. Habituellement, quand ce sont les pouvoirs publics qui font appliquer une loi, les plaignants cherchent à obtenir une injonction visant lesdits pouvoirs publics (par exemple le procureur général, Attorney General). Par conséquent, Whole Woman’s Health vise les juges et clercs du Texas puisque ces deux fonctions interviennent dans l’application de la loi. « Les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les personnes chargées de faire appliquer les lois et non les lois elles-mêmes », avait ainsi souligné la Cour en septembre.

Pour bien comprendre l’opinion de la Cour, il faut revenir sur certains éléments cruciaux. L’un de ces éléments est Ex Parte Young, une décision datant de 1908. Dans cette affaire, la Cour suprême avait considéré qu’en dépit de l’immunité souveraine dont disposent les États, la justice fédérale pouvait agir pour empêcher l’exécutif d’un État de faire appliquer une loi en violation du droit constitutionnel fédéral. En effet, selon le principe de l’immunité souveraine, un gouvernement ne peut être poursuivi par une personne privée s’il n’y consent pas. Néanmoins, l’exception d’Ex Parte Young ne s’applique pas ici : si une personne privée peut poursuivre, par exemple, un procureur général, elle ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État. Pour la majorité de la Cour, citant ce précédent, « une injonction contre un tribunal d’État ou ses mécanismes serait une violation de l’ensemble du système de notre gouvernement ». Par conséquent, Whole Woman’s Health ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État texan afin d’obtenir une injonction à leur égard. Premier revers.

Second écueil pour les juges de la majorité : l’absence de différend entre les plaignants et le personnel de la magistrature. Un point qui découle d’une disposition constitutionnelle (Art. III, Section 2, Clause 1) qui ne permet pas aux cours fédérales d’émettre d’« opinion consultative ». L’existence d’un préjudice, concret ou imminent, est par conséquent indispensable.

Pour le juge Neil Gorsuch, auteur de l’opinion, il n’existe pas de différend « entre un juge qui statue sur des demandes en vertu d’une loi et un plaignant qui attaque la constitutionnalité de la loi ». En réponse à la diatribe de la juge Sotomayor, seule magistrate en désaccord sur ce point, la majorité note : « Dans cette affaire [Shelley v. Kraemer, invoquée par la juge Sotomayor, nldr], les requérants cherchaient simplement à invoquer la Constitution comme moyen de défense contre d’autres parties privées cherchant à faire appliquer une convention restrictive [l’objectif de ces conventions était d’interdire la vente de biens immobiliers à des personnes africaines-américaines, ndlr], tout comme les requérants ici seraient en mesure d’invoquer la Constitution comme moyen de défense dans toute action d’application de la SB8 intentée par d’autres contre eux. »

Enfin, en ce qui concerne la possibilité d’enjoindre le procureur fédéral du Texas, là encore la majorité balaie cette hypothèse d’un revers de main, considérant que ce dernier n’a aucun rôle dans l’application de la SB8. En conclusion, en s’appuyant sur Ex Parte Young, la Cour autorise Whole Woman’s Health à poursuivre seulement les personnes pouvant retirer aux cliniques leur autorisation d’exercer (en l’occurrence, la direction des Texas Medical Board, Texas Board of Nursery, Pharmacy et Human Services). En cela, elle renverse en partie la décision de la cour de district.

La SB8 n’a pas encore gagné

Est-ce une victoire pour la loi texane ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, la situation reste plus que préoccupante pour toute personne ayant besoin d’une IVG au Texas, puisque la loi reste en vigueur et produit un effet dissuasif certain. Si ce point a été souligné par la juge Sotomayor dans son opinion dissidente, la majorité de la Cour balaie une fois de plus son argument : « Comme l’explique notre jurisprudence, l'”effet dissuasif” associé au fait qu’une loi potentiellement inconstitutionnelle est “en vigueur” ne suffit pas à “justifier l’intervention fédérale” dans une action en justice préalable à la mise en œuvre. Au contraire, cette Cour a toujours exigé la preuve d’un préjudice plus concret […] ».

Si la Cour reconnaît la possibilité pour quiconque de contester la constitutionnalité de la loi, ce point est pour le moins paradoxal, puisque le mécanisme même de SB8 est de se soustraire au contrôle juridictionnel… Un mécanisme pour l’instant plutôt efficace, puisque la Cour affirme que ni le procureur général du Texas ni les juges et clercs de l’État ne peuvent faire l’objet d’une injonction. Bien qu’elle autorise Whole Woman’s Health à poursuivre son recours, elle semble également donner un blanc-seing aux États, lesquels ne manquent pas de s’inspirer de ce type de législation. Dernier exemple en date : la Californie.

La Californie et le contrôle des armes en embuscade

Résumons : Whole Woman’s Health peut poursuivre la direction de certaines entités publiques puisqu’elles peuvent légalement retirer le droit d’exercer aux cliniques qui viendraient à être reconnues coupables d’avoir enfreint la SB8. En d’autres termes, une rédaction plus subtile de la loi aurait pu contourner cette possibilité, renvoyant la seule possibilité d’un contrôle de constitutionnalité à une affaire entre une personne ayant prêté concours à une IVG et un « chasseur de primes ».

Dans le même temps, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, vient d’annoncer vouloir s’inspirer de la SB8 pour interdire toute vente de fusils d’assaut dans son État, remarquable pied-de-nez dirigé à l’endroit des juges de la Cour suprême. Toutefois, outre les questions de constitutionnalité relatives respectivement au droit de posséder des armes et au droit à l’IVG, le mécanisme de la SB8, aussi ingénieux soit-il, pourrait irrémédiablement se heurter à la question de l’intérêt à agir, dont le point primordial est celui de l’existence d’un préjudice (injury in fact).

De quel préjudice pourraient se prévaloir les plaignants ? Lors des plaidoiries, le représentant du Texas, Judd Stone, avait évoqué l’« indignation » (outrage injury), ce qui n’avait pas manqué de laisser le juge Thomas, pourtant très conservateur, particulièrement dubitatif… Pour l’instant, la question demeure et n’échappe pas à la Cour suprême : « Nous ne déterminons pas non plus si un plaignant particulier […] possède un intérêt à agir en vertu des doctrines de justiciabilité des États » note ainsi le juge Gorsuch dans une note de bas de page. Comme un air de plaisanterie macabre qui s’éternise…

La Cour suprême des États-Unis : une institution partisane ?

The Roberts Court, April 23, 2021 Seated from left to right: Justices Samuel A. Alito, Jr. and Clarence Thomas, Chief Justice John G. Roberts, Jr., and Justices Stephen G. Breyer and Sonia Sotomayor Standing from left to right: Justices Brett M. Kavanaugh, Elena Kagan, Neil M. Gorsuch, and Amy Coney Barrett. Photograph by Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States

La Cour suprême des États-Unis ne serait-elle qu’un organe politique parmi d’autres ? Une législature « en robes » ? Trois des neuf juges de la plus haute cour du pays s’activent publiquement pour défendre la légitimité d’une institution au cœur de vives polémiques après un suite de décisions controversées et à l’aube de décisions cruciales sur les armes et l’avortement.

C’est au doyen de la Cour qu’est revenu le privilège d’entrer dans l’arène. Stephen Breyer a entamé son 83e printemps en remontant sur la scène littéraire avec la publication de The Authority of the Court and the Perils of Politics, un opuscule d’à peine cent pages. Il n’en faut guère plus pour l’octogénaire, soucieux de rappeler que l’hétérogénéité de la Cour suprême des États-Unis s’exprime davantage par une opposition d’ordre philosophique plutôt que politique. Un point que le magistrat itinérant a martelé à de nombreuses reprises lors de sa tournée et qui lui a valu quelques animosités : pour le juge, la récente décision relative à la loi texane sur l’avortement est certes « très mauvaise », mais elle est selon lui dénuée de toute motivation politique. Une opération de réhabilitation de la Cour menée tambour battant et sans réelle délicatesse.

Les juges Clarence Thomas et Amy Coney Barrett lui ont depuis emboîté le pas, montant sur l’estrade pour défendre la légitimité de la Cour, attaquée de toutes parts à la suite de plusieurs décisions particulièrement décriées.

Faire preuve d’une « hyper vigilance »

La cadette de la Cour, Amy Coney Barrett, a eu beau dire que les juges doivent être « hyper vigilants pour s’assurer qu’ils ne laissent pas leurs préjugés personnels s’immiscer dans leurs décisions », son apparition aux côtés du leader de la minorité républicaine au Sénat Mitch McConnell a été perçue comme une auto-contradiction majeure. S’exprimant au micro du McConnell Center de l’Université de Louisville, elle a été introduite par le briscard du GOP en personne, un moment qui ne fut pas sans rappeler les événements survenus presque un an jour pour jour : celui qui était alors le leader la majorité républicaine au Sénat avait alors entrepris de remplacer au plus vite feu la juge Ginsburg. Quatre ans plus tôt, le même sénateur McConnell avait refusé d’auditionner le juge Merrick Garland (actuel Attorney General des États-Unis) à la suite du décès inattendu du juge Scalia au motif que 2016 était une année d’élection. Il devient dès lors très délicat de parvenir à être audible et à défendre l’idée selon laquelle la Cour suprême serait impartiale tout en s’affichant aux côtés de celui à qui l’on doit sa confirmation…

La juge a pourtant tenu à insister sur le fait que « dire que le raisonnement de la Cour est imparfait est différent de dire que la Cour agit de façon partisane ». Pour l’ex-professeure de droit à l’Université Notre Dame comme pour le juge Stephen Breyer, il convient de distinguer philosophies judiciaires et partis politiques. Un argument également repris par le juge Clarence Thomas à l’endroit même où a étudié et enseigné la juge Barrett.

L’image écornée de la Cour

Pour ce juge habituellement connu sa taciturnité et son tempérament conservateur, l’image partisane de la Cour est directement imputable aux médias, qui selon lui tombent trop facilement dans un schéma binaire qui oppose Parti républicain et Parti démocrate : « Je pense que les médias donnent l’impression que vous vous orientez toujours en fonction de vos préférences personnelles. Si vous êtes personnellement opposé à l’avortement, ils pensent que c’est toujours ce qui en ressortira ». 

L’exemple est pour le moins frappant puisque le juge Thomas est sans nul doute l’opposant le plus acharné à la jurisprudence Roe v. Wade de 1973 qui consacre un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse. Rappelons que cette décision historique de 1973 s’appuie sur une décision prononcée huit ans plus tôt. Dans Griswold v. Connecticut, la Cour suprême avait invalidé une loi interdisant le recours à la contraception, considérant que plusieurs amendements de la Constitution créent un droit à la vie privée dans les relations conjugales. Une hérésie pour le juge Thomas, qui interprète la Constitution selon le sens qu’elle avait au moment de sa ratification (originalisme). « L’idée selon laquelle les auteurs du quatorzième amendement ont sous-entendu que la clause de procédure régulière protégeait le droit à l’avortement est grotesque » affirmait-il ainsi l’an dernier dans une opinion dissidente : une animadversion difficilement séparable de sa foi catholique affirmée.

Si cette apparition soudaine des juges de la plus haute juridiction des États-Unis peut surprendre, elle ne semble en rien être un hasard du calendrier : les neuf sages vont reprendre leurs dossiers et les prochaines affaires sont particulièrement brûlantes. Entre 2e amendement (NYSRPA v. Bruen) et avortement (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), la légitimité de l’institution pourrait à nouveau être mise à mal. Dans un contexte de forte polarisation politique, les juges semblent prendre conscience, bien que tardivement, que l’image de la Cour s’étiole au fil des polémiques. Un étiolement progressif qui inspire au juge Thomas une métaphore, évoquant une « voiture à trois roues ».

Un tournant à droite ? 

En dépit d’une large majorité dite « conservatrice » (6 – 3), les décisions de la Cour continuent à être prises à l’unanimité pour 43 % d’entre-elles. Statistiquement, seules 36 % des décisions s’illustrent par une division entre juges du camp « conservateur » et du camp « progressiste » ou à 5-4, avec un « juge-pivot » rejoignant les juges Breyer, Sotomayor et Kagan. Pourtant, les dernières décisions en date (et en particulier celles du shadow docket) ont attisé les ressentiments vis-à-vis de la Cour : bien que votée à l’unanimité, l’opinion de la Cour dans Fulton v. Philadelphia a été perçue publiquement comme consacrant un droit religieux à discriminer les personnes LGBTQI+. De même, la décision attendue dans Brnovich v. DNC a été interprétée comme une estafilade portée au Voting Rights Act de 1965. Quant à Terry v. United States, la décision de la Cour a suscité l’émotion après un refus à l’unanimité d’un aménagement de peine, une décision pourtant conforme en tous points aux dispositions du texte visé dans l’affaire. Enfin, les deux dernières décisions d’urgence — au sujet du moratoire et de la Senate Bill 8 texane relative à l’avortement — ont achevé la réputation de la Cour et redonné de l’écho à une opposition politique qui réclame un « court-packing » (augmenter le nombre de juges) ou, à minima, l’instauration d’un mandat d’une durée fixe. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les juges qui siègent au niveau fédéral siègent « à vie », et ce conformément à l’interprétation retenue de l’Article III, Section 1 de la Constitution, qui dispose que les juges siégeront “during good behavior“. L’avenir proche de la Cour pourrait donc exercer une influence considérable sur la respectabilité accordée à l’institution. À l’heure où nombre d’esprits sont préparés à un renversement du précédent Roe et où l’on craint une extension de la jurisprudence Heller relative au port d’armes, le statu quo apparaît comme la solution la plus raisonnable pour préserver à la fois la légitimité de la Cour comme la stabilité du droit. Pour l’instant, parmi les juges nommés par le Parti républicain, seul le Chief Justice John Roberts consent à appliquer la règle du précédent (stare decisis) à cette fin, bien qu’il soit opposé au raisonnement qui sous-tend la célèbre décision de 1973.

Une Cour partisane ?

Les juges pourront bien jurer la main sur le cœur faire preuve d’impartialité, la réalité dévoile un tout autre visage. Pour autant, il serait tout aussi incorrect d’y voir une Cour entièrement partiale ou pire, une troisième chambre législative, surplombant les deux autres. On accordera à la juge Amy Coney Barrett qu’il convient de faire la distinction entre théorie interprétative et positionnement politique, car cela constitue une grille d’analyse autrement plus fine. Néanmoins, le second subordonne allègrement la première : une juge politiquement conservatrice comme la juge Barrett a naturellement une appétence pour l’approche interprétative dite « originaliste » (qui interprète la Constitution à l’aune du sens qu’elle avait lorsqu’elle a été ratifiée). A contrario, un juge tel que le juge Breyer, proche de l’approche dite « organiste » (ou living constitutionalism), pour qui la Constitution est un texte dont le sens évolue avec la société, sera politiquement plus « progressiste ».

Pour conclure, rappelons que dans un ouvrage paru en 1993 (The Supreme Court and the Attitudinal Model), les professeurs Harold J. Spaeth et Jeffrey A. Segal avaient analysé le facteur d’influence que représentent les préférences idéologiques des juges dans l’élaboration de leurs décisions. Pour autant, si les juges ne sauraient être des parangons d’impartialité, il convient de noter que le droit lui-même est intrinsèquement politique : il n’est en effet rien d’autre que la matérialisation des préférences idéologiques du pouvoir législatif. Le juge William Douglas disait d’ailleurs que « le droit peut être considéré comme une couverture permettant de mettre en œuvre les préférences de ceux qui sont au pouvoir ». L’impartialité de la Cour repose par conséquent d’abord et avant tout sur les compétences du corps législatif, à qui il revient d’écrire le droit de manière claire pour ne laisser que peu de place à l’interprétation des juges.

Texas : une loi sur l’avortement déjà condamnée ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Le Texas, sous l’impulsion de son ultra-conservateur gouverneur républicain Greg Abbott, a adopté une loi, la Senate Bill 8, qui interdit quasiment de fait l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Ainsi, dès les premières six semaines de grossesse, aucune femme ne pourra avorter. Il n’est pas surprenant qu’elle soit qualifiée de Texas heartbeat act (loi texane du battement du cœur). Saisie en urgence par des associations pro-avortement, et non sur le fond, la Cour suprême (SCOTUS) des États-Unis n’a pas suspendu la loi qui est entrée en vigueur au 1er septembre. Sur le plan juridique, qu’importe la décision de la Cour suprême, la Senate Bill 8 devra bientôt faire face à des obstacles juridiques insurmontables. Même si la décision, historique, de la Cour suprême de 1973 Roe v. Wade, qui a légalisé l’avortement, venait à être renversée, ce qui fait la singularité même de la loi pourrait la mener à sa perte.

Il y a quelque chose d’apocalyptique dans le Lone Star State. La Senate Bill 8, qui est l’une des 666 lois qui sont entrées en vigueur le 1er septembre au Texas, interdit de recourir à une IVG au-delà de six semaines. De l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste de Slate USA Mark Joseph Stern proclame gravement : « Par son inaction, la Cour suprême a mis fin à Roe v. Wade ». Décision historique de 1973 ayant consacré un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse, les acquis de Roe v. Wade apparaissent de plus en plus affaiblis au fil des jurisprudences relatives à l’avortement.

Le constat alarmant de Mark Joseph Stern est, en terres américaines, globalement partagé. Bien que tout le monde ne considère pas que la jurisprudence Roe v. Wade a été renversée au terme de cette décision sortie du « shadow docket », elle résonne presque unanimement comme un signal funeste : cet automne, la Cour suprême devrait rendre sa décision dans Dobbs v. Jackson Woman’s Health Organization, une affaire relative à une loi de l’État du Mississippi prohibant l’IVG après quinze semaines. Cette décision très attendue pourrait sonner le glas de la célèbre jurisprudence vieille de près de 50 ans.

Au Texas, où les ressentiments pro et anti-IVG s’exacerbent chaque jour un peu plus, l’entrée en vigueur de la SB8 se ressent déjà : le recours à l’avortement se délocalise dans les États voisins pour les personnes qui en ont les moyens financiers. Néanmoins, la survie de cette loi n’en demeure pas moins incertaine tant ses dispositions sont juridiquement discutables… Des points volontairement éludés par la Cour suprême, qui ne s’est pas exprimée sur le fond.

Qu’a dit la Cour suprême ?

« La demande d’injonction ou, à titre subsidiaire, d’annulation de la suspension de la procédure devant le tribunal de district présentée au juge Alito et renvoyée par ce dernier à la Cour est rejetée. » Pour les militants pro-choix, la colère est grande : outre la réaction tardive de la plus haute juridiction fédérale, la décision leur laisse un goût amer puisque la situation va devenir insoutenable pour de nombreuses personnes ayant besoin de recourir à l’IVG. Il convient cependant de revenir sur ce qui a été dit.

Ce 1er septembre, la Cour suprême a rendu une décision relative à une requête d’urgence, laquelle lui est parvenue après épuisement des voies de recours auprès des cours inférieures : un processus ordinaire conforme aux dispositions des règles fédérales de procédure d’appel. Ces requêtes sont étudiées à l’aune de quatre critères, parmi lesquels la probabilité d’obtenir gain de cause sur le fond. En dépit du fait que cette condition puisse être considérée comme remplie tant l’inconstitutionnalité de la loi au regard la jurisprudence Roe semble flagrante, la Cour a mis en avant la complexité de certaines questions procédurales consécutives aux dispositions atypiques de la loi — la possibilité pour quiconque d’engager des poursuites contre toute personne ayant pratiqué un avortement au-delà de six semaines ou ayant prêté concours —, l’opinion majoritaire rappelant que « les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les individus chargés d’appliquer les lois et non les lois elles-mêmes ». Toujours selon la majorité, « Il n’est pas non plus clair si, en vertu des précédents existants, cette Cour peut émettre une injonction à l’encontre des juges d’État appelés à statuer sur un procès en vertu de cette loi ». Bien que l’on puisse s’étonner puisque que c’est précisément le rôle de la Cour suprême de clarifier ce point, les juges de la majorité ont néanmoins achevé leur argumentation en affirmant que dans cette affaire le seul défendeur privé — Mark Lee Dickson, directeur de l’association Right to Life pour l’Est du Texas — a déclaré sous serment ne pas avoir l’intention de faire appliquer la loi et que par conséquent, les requérants ne peuvent obtenir une injonction. Il est vrai que l’opposition à l’avortement est particulièrement forte au sein de la Cour suprême : d’aucuns se souviennent sans nul doute de l’opinion dissidente du juge Clarence Thomas dans Stenberg v. Carhart (2000). « Bien qu’un État puisse autoriser l’avortement, rien dans la Constitution n’impose à un État de le faire » avait tonné le magistrat taciturne, opposant résolu à la jurisprudence Roe. Pourtant, il convient de noter que la Cour s’est prononcée sur une requête d’urgence et non sur le fond de l’affaire. Un détail qui a toute son importance.

La constitutionnalité de la Senate Bill 8 remise en cause

L’opinion majoritaire a choisi l’euphémisme, affirmant que « les requérants […] ont soulevé de sérieuses questions concernant la constitutionnalité de la loi […] » quand la juge Sonia Sotomayor, dans son opinion dissidente, assène un tonitruant « manifestement inconstitutionnelle ». Dans ses propos conclusifs, la majorité réitère, rappelant que « cette ordonnance n’est pas fondée sur une quelconque conclusion quant à la constitutionnalité de la loi […] ». En clair : aux yeux des cinq juges de la majorité, la loi est inconstitutionnelle, mais ce point devra être traité en bonne et due forme, conformément aux procédures standards de la Cour et non à travers le shadow docket. Une retenue qui interpelle tant ces mêmes juges n’ont pas eu cette rigueur en ce qui concerne le moratoire fédéral sur les expulsions.

Ainsi, il reste tout à fait possible d’engager des recours auprès des tribunaux d’État texans et auprès des cours fédérales, lesquelles pourront juger le cas échéant de la constitutionnalité du texte de loi. Par ailleurs, outre la question de la constitutionnalité, ce qui fait la particularité de la Senate Bill 8 pourrait causer sa propre perte : les recours intentés par celles et ceux qui voudraient faire condamner le corps médical pourraient bien être jugés irrecevables.

Quid de l’intérêt à agir et quelle suite au droit à l’avortement  ?

Question précédemment soulevée dans une lettre ouverte par un ensemble hétéroclite de personnalités issues du domaine du droit, la problématique de l’intérêt à agir (standing) a été dans l’ensemble assez peu commentée depuis l’entrée en vigueur de la loi alors que ce point sera central lorsque surviendront les premiers recours.

Procureure fédérale durant plus de vingt ans, Elizabeth de la Vega s’est exprimée sur Twitter pour rappeler quelques fondamentaux : « La création d’un droit d’action privé ne confère pas, en soi, d’intérêt à agir à quiconque a envie d’intenter un procès.  Le droit texan suit le droit fédéral en ce qui concerne la définition de l’intérêt à agir. […] Je répète : la loi ne confère pas d’intérêt à agir. Elle crée la capacité d’intenter une action en justice, mais ne donne pas, et ne peut pas donner aux plaignants, même à ceux qui ne peuvent revendiquer aucun préjudice (la grande majorité), d’intérêt à agir. »

En effet, les jurisprudences, qu’il s’agisse du droit fédéral ou du droit texan, conditionnent l’intérêt à agir à l’existence (ou à la menace imminente) d’un préjudice. Ainsi, rappelons-le, dans Pike v. Texas EMC Management, LLC (2020), la Cour suprême du Texas a réaffirmé le principe selon lequel « pour intenter une action en justice, capacité et intérêt à agir sont nécessaires. […] Un plaignant a un intérêt à agir lorsqu’il est personnellement lésé […] ».

Dès lors, au regard de ces éléments, comment les plaignants pourraient-ils avoir un intérêt à agir en l’absence d’un quelconque préjudice ? Une question à laquelle devront répondre les cours de justice et qui pousse le professeur de droit constitutionnel Anthony M. Kreis à ironiser : « Et si New York adoptait une loi permettant aux particuliers de poursuivre le clergé pour avoir refusé de célébrer des mariages de personnes de même sexe ? »

Qu’importe que la survie de la SB8 soit soumise à de nombreuses interrogations. Dans les rangs du Parti républicain, son entrée en vigueur a fait des émules et a inspiré d’autres États, à commencer par la Floride : une offensive conservatrice à rebours de l’opinion publique, majoritairement favorable au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Selon le Pew Research Center, près de 60 % de la population américaine considère que l’IVG doit être légale dans la plupart des cas. Galvanisés par la foi (l’opposition à l’avortement est particulièrement prégnant chez les évangélistes), la fronde anti-IVG profite également d’une fragilité inhérente à Roe v. Wade, reconnue tant par ses détracteurs que par les juges progressistes, dont Ruth Bader Ginsburg herself, pour qui la célèbre décision de 1973 aurait dû s’appuyer sur la clause d’égale protection plutôt que sur le droit à la vie privée, dont l’exégèse fut débattue dès Griswold v. Connecticut, une décision de 1965 concernant le droit à la contraception.

Parmi l’exécutif fédéral, le président Biden lui-même s’est fendu d’une déclaration sans équivoque, évoquant un « chaos inconstitutionnel » et appelant de ses vœux une réponse globale. Un vœu pieux qui tient davantage d’une opération de communication politique à destination de l’électorat démocrate et de l’Amérique pro-choix : la marge de manœuvre est en effet particulièrement étroite et en partie suspendue à la survie de la jurisprudence Roe v. Wade.

Allongement du délai de recours à l’IVG : une loi insuffisante face à des problèmes d’accès persistants

© Julie Ricard

La crise sanitaire liée au Covid-19 a révélé et mis en lumière les inégalités d’accès à l’avortement et le fossé considérable entre le droit à l’avortement et la possibilité effective d’y avoir recours. Pendant le confinement, les difficultés d’accès à l’IVG ont été exacerbées, avec une augmentation significative du nombre d’IVG hors délai. Cette situation avait amené médecins, associations et politiques à réclamer un allongement temporaire du délai légal d’IVG de 12 à 14 semaines et avait fait naître la réflexion de réformer l’accès à celui-ci. D’où la proposition de loi, présentée et votée à l’Assemblée le 8 octobre dernier, allongeant le délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Cependant, cette loi n’est pas à la hauteur des enjeux d’accessibilité à l’IVG. Par Barbara Calliot et Louise Canaguier. 


Le 19 mars, lors des débats sur le projet de loi d’urgence sanitaire, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol propose des amendements pour étendre temporairement les délais de recours à l’IVG. Cela permettrait aux femmes dans des situations compliquées de confinement de ne pas se retrouver hors délais. Les amendements sont rejetés mais Olivier Véran assouplit les règles pour le recours aux IMG (Interruption médicale de grossesse) par aspiration, les médecins pouvant mettre en avant la « détresse psycho-sociale » comme motif. Cependant, il n’aborde pas la question de la composition du collège des médecins. Or, cela constitue un obstacle majeur à son recours (la procédure de recours à l’IMG est dépendante de l’approbation de quatre médecins, dont un étant spécialiste de médecine fœtale). Le 14 avril, le gouvernement autorise une prolongation du délai des IVG médicamenteuses, lequel s’étend jusqu’à sept semaines de grossesse. La demande d’allonger de quinze jours le délai de recours à l’IVG est alors largement relayée par les associations. Une tribune, soutenue par une soixantaine de députés, est publiée dans Libération le 12 mai[1]

Dans un rapport adopté le 16 septembre, la Délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale recommande de porter de douze à quatorze semaines de grossesse la limite légale pour pratiquer l’IVG. Ce rapport avait pour objectif d’identifier les freins au droit à l’avortement et d’en proposer une réponse législative, à la lumière des inégalités territoriales en matière d’l’IVG et des refus des prises en charges tardives. Ces éléments avaient été à la source des revendications des militantes des droits des femmes. Les co-rapporteuses du rapport (Marie-Noelle Ballistel et Cécile Muschotti) avaient plaidé pour une protection de la santé des femmes souvent obligées, pour celles qui en ont les moyens, de fuir à l’étranger dans des pays où la législation est plus progressiste en la matière comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où le délai de recours à l’IVG est respectivement de 22 semaines et 14 semaines (il s’agirait de 3000 à 5000 femmes par an concernées par ces départs à l’étranger)[2].

Les 25 recommandations présentées dans ce rapport ont abouti à une proposition de loi (n°3375), soutenue par de nombreux élus de la majorité, et votée en première lecture à l’Assemblée le jeudi 8 octobre, avec 86 voix pour et 59 contre[3]. Cette proposition de loi du groupe Écologie démocratie et solidarité, portée par la députée Albane Gaillot, prévoit l’allongement de deux semaines du délai légal de recours à l’IVG (passant donc de 12 à 14 semaines). Elle prévoit également dans son article 3 de supprimer la double clause de conscience en matière d’IVG pour les médecins[4], en modifiant l’article L.2212-8 du Code de la Santé Publique, dont la rédaction est actuellement la suivante : « un médecin ou une sage-femme qui refuse de pratiquer une interruption volontaire de grossesse doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom des praticiens ou des sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention […] », pour une formulation reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes[5].

Afin de renforcer l’offre médicale en matière d’IVG, l’article 2 du texte propose de modifier l’article 2213-1 du Code de la Santé Publique, qui, en l’état ne permet aux sages-femmes que de pratiquer l’IVG médicamenteuse. Il étendrait leurs compétences en leur permettant de réaliser les IVG chirurgicales jusqu’à la dixième semaine de grossesse. L’article 4[6], quant à lui, prévoit « le gage des dépenses éventuellement occasionnées par ces mesures pour les organismes de sécurité sociale ». [7]

La proposition est soutenue par l’ensemble de la gauche, et particulièrement par la France Insoumise. À droite, des critiques se sont fait entendre en matière de suppression de la clause de conscience spécifique qui serait, selon eux, un point important de la loi Veil de 1975. La volonté de suppression du délai de réflexion de deux jours pour confirmer l’IVG après l’entretien psycho-social pose également problème. Depuis 2016 et la suppression du temps de réflexion minimal entre la consultation d’information et le recueil du consentement de la femme, c’est le seul délai qui subsiste dans le droit français.

Si la proposition a reçu le soutien de la majorité LREM, le gouvernement s’est montré plus réservé à son sujet. Le Comité national consultatif d’éthique a été saisi par Olivier Véran pour rendre un avis avant le passage de la proposition de loi au Sénat [8]. Par ailleurs, l’Académie nationale de médecine s’est opposée dans un communiqué à l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG, en soulignant le risque d’une augmentation du « recours à des manœuvres chirurgicales qui peuvent être dangereuses pour les femmes », avec une « augmentation significatives des complications à court ou à long termes ». Ils s’opposent également au fait de déléguer des compétences supérieures aux sages-femmes en raison de leur « absence actuelle de qualification chirurgicale ».

L’Ordre des médecins s’est quant à lui opposé à la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, prévue par l’article 3 de la proposition de loi. Il met en avant le fait que celle-ci ne « permettra pas de répondre aux difficultés qui peuvent se poser à nos concitoyennes souhaitant avoir recours à une IVG »[9]. Le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens de France (GNGOF), le professeur Israël Nisand, s’est également opposé à l’allongement du délai de recours à l’IVG. Dans un entretien accordé au Monde, il affirme que le véritable problème réside dans le délai d’obtention du rendez-vous qui, en raison de services hospitaliers débordés, place de nombreuses IVG hors-délais (le manque de moyens est en effet un obstacle considérable à l’application effective du droit à l’IVG). Il se montre dans ce sens favorable à l’idée de fixer un délai d’obtention de rendez-vous de cinq jours maximum. Il avance également le fait que cet allongement de deux semaines, qui change la technique d’extraction du fœtus, pourrait poser un problème de ressources humaines, avec des praticiens refusant de pratiquer l’IVG. Cela aurait pour effet de réduire encore plus l’accès à celui-ci. En effet, à douze semaines le fœtus mesure environ 85 millimètres contre 120 millimètres à 14 semaines ce qui exige de « couper le fœtus en morceaux et écraser sa tête pour le sortir du ventre » ce qui, selon le professeur, peut-être « assez difficile à réaliser pour beaucoup de professionnels »[10].

Ces réticences à l’égard de la proposition de loi, qui fait l’objet de nombreux débats éthiques et politiques, témoignent d’une hostilité et d’une méfiance structurelle par rapport aux avortements, et questionne sur leur accessibilité effective.

La loi Veil : acte fondateur du droit à l’avortement

En effet, le droit à l’avortement est le fruit d’une histoire de mobilisations et de luttes acharnées menées pour le droit à disposer de son corps, qui s’est heurté et se heurte encore aux réticences, aux blocages de nombreuses institutions, notamment religieuses, et au sexisme.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent, pour la première fois, interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent pour la première fois interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques. Cette loi sera très médiatisée et suscitera la polémique, ainsi qu’une multitude d’actions des groupes anti-IVG. Elle fait suite à de nombreuses manifestations publiques, visant à défendre un meilleur accès à la contraception et à dépénaliser l’avortement, parmi celles-ci certaines représentent “un défi à l’ordre social comme l’emblématique ‘Manifeste des 343’”[11].

Selon Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, l’analyse des arguments avancés lors des débats sur la loi Veil “permet de saisir le sens social que va prendre l’IVG en France et de mettre au jour la construction normative qui en découle” [12]. Effectivement, ce texte est le fruit d’un compromis qui arrive après l’échec de plusieurs propositions de lois (dont le projet Messmer-Poniatowski de 1973). Elle ne crée pas de véritable droit des femmes à avorter (comme le montrent l’autorisation obligatoire des parents pour les mineures, ou le non-remboursement par la Sécurité Sociale), mais permet l’autonomie des femmes en matière d’IVG. Toutefois, l’article 4 section 1 stipule que c’est l’état de détresse qui permet son recours.

À l’instar des propos de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, les débats et les conflits autour de cette loi emblématique signent le sens social du recours à l’avortement : en effet, l’avortement est vu comme une exceptionnalité qui se doit d’être dramatique. Simone Veil déclare d’ailleurs le 26 novembre 1974 lors du débat introductif à l’Assemblée Nationale que : “l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issues […] c’est un drame et cela restera toujours un drame“. C’est l’argument de la santé publique, socialement plus recevable, qui est avancé pour défendre le projet (ce qui a instauré un dispositif de médicalisation permettant le contrôle social de la procréation). Associé aux différentes lois sur la contraception, l’objectif, était qu’il n’y ait plus, à terme,  besoin de faire d’IVG. Par la suite, la limitation de la clause de conscience est introduite lors du renouvellement de la loi Veil le 1er janvier 1980. Celle-ci acte le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale (loi Roudy), et le délit d’entrave à l’IVG est créé par la loi du 5 décembre 1992.

La loi Aubry-Guigou du 4 juillet 2001 signe la reconnaissance d’un véritable droit des femmes à l’avortement, qui est considéré comme une liberté physique et corporelle protégée par le droit : la consultation psycho-sociale reste obligatoirement proposée mais devient facultative, le consentement parental n’est plus nécessaire pour les mineures, et le délai légal d’interruption de grossesse est porté de dix à douze semaines. En 2004, l’IVG médicamenteuse est autorisée en médecine de ville. Le 27 septembre 2013, Najat Vallaud-Belkacem lance un site dédié (ivg.gouv.fr), car de nombreux sites internet anti-IVG cherchant à dissuader les femmes par le biais de la désinformation ont fleuri sur le net. En 2014, la loi Vallaud-Belkacem supprime la condition de détresse avérée, présente dans la loi de 1975 : c’est un symbole fort. Le 1er décembre 2016 est présentée à l’Assemblée la proposition de loi sur le délit d’entrave numérique à l’IVG, votée définitivement le 16 février 2017. 

Cette nouvelle proposition de loi apporte certaines avancées en faveur d’une meilleure accessibilité à l’IVG. Néanmoins, les problèmes persistent encore. Ces mesures insuffisantes ne tendent qu’à estomper partiellement les difficultés d’accès à l’IVG, et posent la question du différentiel entre le droit à l’IVG formulé par la loi, et son accessibilité pratique pour les femmes.

Pour reprendre les termes de Sophie Divay, sociologue, le droit à l’avortement est indéniablement et malgré cette loi un « droit concédé, encore à conquérir »

En effet, si cette loi demeure insuffisante, c’est parce que les facteurs contraignant à l’IVG sont extérieurs et structurels. Entre le poids culpabilisateur de la société, appuyé par les institutions médicales, juridiques et les lobbies anti-avortement, ainsi que les difficultés d’accès matérielles et temporelles, faire le choix d’avorter demande encore aux femmes beaucoup de force, quand cela ne se transforme pas en parcours du combattant. 

Un accès restreint par les contraintes sociales

La liberté des femmes en matière d’IVG en France est, selon Lucile Olier, encore une liberté “sous contrainte” [14], largement dépendante du corps médical. Selon l’article L. 2212-2 du Code de santé publique [15], ancien article L.162-1 de la Loi Veil, « L’interruption volontaire de grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ». La légitimité de l’IVG fut donc entièrement rattachée à la santé, sous l’influence du corps médical, cela afin d’éviter une banalisation de l’acte. Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG. La « clause de conscience » adoptée place les valeurs morales du médecin au-dessus de toute urgence, même sanitaire. L’avortement n’est plus interdit, il est un droit, mais sous influence et sous contrôle du médical. Cela a transformé l’IVG en un acte de désespoir, de dernier recours. 

Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG.

Avec la massification des moyens de contraception, se met en place ce que Nathalie Bajos et Michèle Ferrand appellent la “norme contraceptive. Elle place, intégralement et de façon très culpabilisatrice, la responsabilité de la contraception sur les femmes, dans la continuité de la norme patriarcale en matière de sexualité[16]. D’après l’enquête « Contexte de la Sexualité en France » de 2006, la très grande majorité des femmes (91 %) et des hommes (91 % également) entre 18 et 69 ans considèrent « qu’avec toutes les méthodes de contraception qui existent, les femmes devraient être capables d’éviter une grossesse dont elles ne veulent pas »[17], constituant de ce fait un déni des difficultés des femmes pour obtenir une contraception efficace et sans danger. 

La crainte d’une culpabilisation crée un véritable malaise psychologique. L’enquête de Sophie Divay, retraçant ses consultations psycho-sociales post-IVG, pour la revue Travail, Genre et sociétés, explicite le tabou qu’est cet acte pour un bon nombre de demandeuses. La peur du jugement social est récurrente durant les consultations, faisant de cet acte un non-dit, dans un but de protéger une relation amoureuse, familiale, ou encore une situation professionnelle, pour laquelle une IVG est un vrai frein à la carrière[18]. Pourtant, Nathalie Bajos et Michèle Ferrand montrent que 40% des femmes y ont recours une fois dans leur vie[19]. Il y a donc un véritable paradoxe entre la récurrence du recours à l’acte et sa perception sociale. 

La culpabilisation vient aussi parfois du regard très variable des médecins, allant d’une attitude réconfortante à celle “d’entrepreneur de morale, pour reprendre l’expression de Becker. Sophie Divay raconte ainsi comment une étudiante lui rapporta la pression psychologique exercée par son gynécologue pour qu’elle garde l’enfant. “En sortant de la visite, j’étais contente, parce qu’il avait accepté de faire l’IVG !, raconte celle-ci, confirmant le pouvoir des médecins sur le choix des femmes[20]. Ce regard culpabilisateur rend l’IVG encore plus difficile mentalement. La suppression de la double clause de morale ne va pas changer ce poids psychologique, puisque les médecins peuvent toujours refuser de pratiquer l’IVG.

Pour Danielle Gaudry, gynécologue et militante au Planning familial : “Il existe encore, 45 ans après la loi Veil, des freins idéologiques et aussi de fonctionnement dans l’accès à l’IVG en France”

De plus, l’article 4 de la loi Veil donne l’obligation au spécialiste d’ “informer celle-ci (la femme enceinte) des risques médicaux graves qu’elle encourt pour elle-même et ses maternités futures, et de la gravité biologique de l’interruption qu’elle sollicite[22], ce sur quoi les médecins insistent plus que pour toute autre opération médicale[23]. Or, l’article de Danielle Hassoun intitulé Les conditions de l’interruption de grossesse en France, de 1997, montre que la médicalisation de l’IVG a mis fin aux risques pour la santé de la personne enceinte, importants avant 1975[24]. Aujourd’hui, l’accent est mis d’avantage sur les traumatismes psychologiques possibles, créant l’idée que les personnes recourant à l’IVG ont forcément des problèmes postérieurs à l’acte. Les études scientifiques remettent pourtant cela fortement en question, notamment celle de Robinson G.E. et al. : “Is there an ‘abortion trauma syndrome’? Critiquing the evidence”, parue en 2009 dans la revue Harvard Review of Psychiatry[25]. Cela replace l’IVG comme un acte de désespoir, et non comme un choix. Sophie Divay met également en lumière le rôle du regard des conseillers. De nombreux récits entendus révélaient la psychologisation constante de l’IVG, appréhendée comme le traumatisme de la perte d’un enfant. Pour Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, le fait que l’IVG continue d’être rattachée aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur[26]

Ainsi, le placement de l’IVG sous autorité médicale a cadenassé cette pratique autour de l’avis médical, en lui donnant une signification sociale particulière. La décision d’une IVG reste ainsi un choix stigmatisant. Un sondage de l’IFOP du 7 octobre 2020 affirme que pour 51% des répondants, avoir recours à l’IVG est une “situation préoccupante car avorter reste un acte que l’on préférerait éviter[27]. Cet acte reste donc socialement et moralement condamné. Si le droit à l’IVG est reconnu, son usage, fréquent ou pas, est critiqué. 

Le fait que l’IVG continue d’être rattaché aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur.

Cette affirmation peut être imagée par la perpétuation des lobbies anti-avortement, agissant par l’action directe ou auprès du gouvernement. L’article “L’IVG, quarante ans après“, paru dans la revue Vacarme, met en avant les nouvelles techniques de ces groupes. Leur site “ivg.net” est le second résultat quand on tape “IVG” dans la barre de recherche. Il conduit vers un numéro vert menant à « un centre national d’écoute anonyme et gratuit ». Bien évidemment, tout est fait, du site aux conseillères au téléphone, pour dissuader explicitement l’IVG, reprenant les arguments d’une culpabilisation parfaitement intégrée socialement. À une autre échelle, les lobbies anti-avortement vont tenter d’influencer la Cour Européenne des droits de l’Homme. Au Parlement européen, le rapport Estrela, sur la santé et les droits sexuels, demandait le renforcement du droit à l’IVG, en lui donnant un cadre européen, mais il a été rejeté[28]

De plus, bien que l’IVG soit totalement soumise au corps médical, ce n’est pas une activité médicale comme les autres, et elle manque de reconnaissance dans le milieu médical. Ce problème vient du fonctionnement de l’hôpital français, contraignant indirectement le parcours vers l’IVG. 

L’avortement soumis à des enjeux économiques

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, de 2002, confirme que, s’il y a du progrès dans l’acceptation sociétale de l’IVG, nombre de difficultés demeurent dans les délais, dans l’information, et l’accueil fait aux personnes souhaitant avorter[29]. Pour les médecins du centre dédié à l’IVG, de Colombes, cités dans l’article “l’IVG, quarante ans après” : « tous les centres se font grignoter lentement mais sûrement »[30]. La loi Bachelot de juillet 2009 a laissé pour trace une logique de rentabilité qui complique d’autant plus l’accès à l’IVG. Les budgets déficitaires de cette activité relèvent ainsi d’un régime spécifique, contribuant à sa mise à l’écart, loin de la logique des gouvernements depuis 1975.

Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli, Anaïs Vaugelade, Lise Wajeman, et Aude Lalande affirment que l’IVG est “dévalorisée de toutes les manières imaginables, elle est jugée par les médecins « techniciens » comme inintéressante, aussi bien techniquement que financièrement, et sans prestige[31].

La faible tarification de l’acte et, plus globalement, le problème du recrutement des médecins, ainsi que les moyens réduits affectés aux centres d’IVG posent d’ailleurs des problèmes récurrents, comme le montre l’Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, suite à la loi du 4 juillet 2001, par l’IGAS[32]

De plus, le rapport suivant de l’IGAS, en 2009, critique la spécialisation forcée des établissements, dans un but de rentabilité, limitant le choix des femmes dans la méthode souhaitée[33]. Marc Collet montre que la cause est la subordination de l’IVG aux service des maternités, le rendant dépendant à ce secteur. L’évolution de l’accessibilité à l’IVG dépend de l’évolution de l’accès aux maternités.

Entre 1996 et 2007, le nombre d’établissements réalisant des IVG en France métropolitaine est ainsi passé de 747 à 588 tandis que le nombre de maternités diminuait de 814 à 572.

Le secteur privé, notamment lucratif, se désengage aussi de cette activité à cause du manque de rentabilité de celle-ci : “Depuis 2003, on assiste à un retrait du privé de cette activité de plus en plus marqué, avec une diminution de 25 % du nombre d’IVG réalisées. La concentration et la diminution des centres pratiquant l’IVG rallonge les délais de prise en charge. De plus l’accompagnement psychologique proposé dépend du statut de l’établissement[34]. Agnès Buzyn est resté sourde à l’état des lieux qu’elle avait commandé en septembre 2018, qui alarmait sur la fermeture de 8% des centres pratiquant l’IVG en 10 ans[35].

En conséquence, le personnel médical se sent très peu valorisé par cette activité, que ce soit moralement, par le poids des académies médicales, ou financièrement, à cause des coupes budgétaires dans les services de santé publique.

Israël Nisand, dans son interview pour Le Monde, explique sa position contre l’allongement du délai: “Il y a un problème de mauvaise santé de l’hôpital. On manque de personnels et donc cela joue sur tout : l’accès aux césariennes, à l’accouchement et à l’avortement.”[36] 

La dévalorisation de cette activité et le poids des institutions médicales, comme l’académie de médecine, défavorable aux allongements de délais, pèse inconsciemment sur les choix des médecins, nombreux à refuser de pratiquer les IVG. L’allongement de la période d’IVG a entraîné chez certains médecins un retrait total de cette activité. Le problème est que, derrière les valeurs idéologiques des médecins, le temps est compté pour les personnes en demande.

Avec un taux de 200 000 IVG pratiquées en France chaque année, le nombre d’IVG reste stable depuis les années 2000[37]. Dorothée Bourgault-Coudevylle, dans l’article “L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées, soutient que la suppression du recours à l’IVG reste impensable, niant les inégalités et les problématiques liées à la contraception[38].

De plus, aucune politique publique ne pourrait permettre une maîtrise parfaite de la contraception[39]. Ainsi selon l’enquête de l’IGAS, l’IVG serait  « un comportement structurel de la vie sexuelle et reproductrice de la femme devant être pris en compte en tant que tel »[40]. L’accessibilité de cette pratique est donc un enjeu sanitaire fondamental, afin d’éviter tout danger physique et moral aux personnes détentrices d’un utérus, ce au nom de quoi les gouvernements successifs ont légiféré depuis 1975. Ainsi, la nouvelle loi est un progrès, mais demeurant insuffisant face à des contraintes d’accessibilité, conséquences doubles des effets du sexisme et du capitalisme. 


 [1] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[2] Le Monde avec AFP. (2020, 16 septembre). Un rapport de l’Assemblée nationale recommande d’allonger la limite légale d’une IVG Le Monde.
[3] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[4] Selon le texte de présentation de la loi sur le site de l’Assemblée nationale :  “Instauré par la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, le système de « double clause de conscience » correspond à la superposition d’une clause de conscience générale, de nature réglementaire, inscrite à l’article R. 4127‑328 du code de la santé publique, qui autorise les médecins à s’abstenir de pratiquer un acte médical et d’une clause spécifique à l’IVG, de nature législative, inscrite à l’article L. 2212‑8 du même code. La rédaction de cet article visait à rassurer les praticiens et à offrir une garantie aux patientes, en rappelant cette faculté en matière d’IVG et en conditionnant l’exercice de cette clause de conscience à une obligation d’information et d’orientation des patientes”.
[5] Selon le texte de proposition de loi n° 3375 : “cette proposition de loi prévoit de substituer à la rédaction actuelle de l’article L. 2212‑8 du code de la santé publique, redondante, une rédaction reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes. La rédaction proposée ne doublonne ni ne contredit la clause de conscience prévue à l’article R. 4127‑328 du même code mais elle en tire les conséquences.”
[6] site assemblée nationale
[7] article 4 de la proposition de loi n°3375  : “La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts”.
[8] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[9] Marlène, T. (2020, 12 octobre). Projet de loi sur l’IVG : l’Académie de médecin et l’Ordre des médecins défavorables Libération.
[10] Propos recueillis par Solène Cordier. (2020, 07 octobre). Délai pour avorter : “Effectuer une IVG à quatorze semaines de grossesse n’a rien d’anodin” Le Monde.
[11] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[12] Ibid.
[13] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[14] Olier, L. (2011). Présentation du dossier. La prise en charge de l’IVG en France : évolution du droit et réalités d’aujourd’hui. Revue française des affaires sociales, , 5-15.
[15] Article L2212-2 du Code de la santé publique : “L’interruption volontaire d’une grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ou, pour les seuls cas où elle est réalisée par voie médicamenteuse, par une sage-femme.Elle ne peut avoir lieu que dans un établissement de santé, public ou privé, ou dans le cadre d’une convention conclue entre le praticien ou la sage-femme ou un centre de planification ou d’éducation familiale ou un centre de santé et un tel établissement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat.”
[16] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[17] Enquête sur le contexte de la sexualité en France (CSF), conduite en 2006 auprès d’un échantillon aléatoire de 12384 femmes et hommes de 18-69 ans (Bajos et Bozon, 2008)Bajos N., Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, Éditions La Découverte.
[18] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[19] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[20] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[21] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[22] Loi de 1975 sur le droit à l’avortement, 1975, art.4 – L162.3
[23] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[24] Hassoun, D. (2011). [Témoignage]. L’interruption volontaire de grossesse en Europe. Revue française des affaires sociales, , 213-221.
[25] Robinson G.E., Stotland N.L., Russo N.F., Lanf J.A. (2009), “Is there an ‘abortion trauma syndrome’ ? Critiquing the evidence”, Harvard Review of Psychiatry, 17 (4): 268-90.
[26] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[27] IFOP. (2020). Les Français et l’IVG.
[28] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[29] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[30] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[31] Ibid
[32] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[33]Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.[34]Collet, M. (2011). Un panorama de l’offre en matière de prise en charge des IVG : caractéristiques, évolutions et apport de la médecine de ville. Revue française des affaires sociales, , 86-115.
[35] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[36] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[37] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[38] Bourgault-Coudevylle, D. (2011). L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées. Revue française des affaires sociales, , 22-41.
[39] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[40] Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.

Enfin une alternative politique en Irlande ?

La présidente du Sinn Féin Mary Lou McDonald (deuxième en partant de la gauche) entourée de membres de son parti. ©Sinn Féin

L’Irlande vient de vivre un séisme politique. Le Sinn Féin, parti de gauche qui défend l’unification avec l’Irlande du Nord, a devancé les deux partis de droite traditionnels, le Fine Gael et le Fianna Fáil. Ce résultat, inédit dans l’histoire politique de l’Irlande depuis son indépendance en 1920, est la conséquence des luttes menées ces dernières années contre les politiques d’austérité et pour la conquête du droit à l’avortement et au mariage homosexuel. Texte originel de Ronan Burtenshaw pour Jacobin, traduit par Florian Lavassiere et édité par William Bouchardon.


Le weekend électoral des 8 et 9 février marquera l’histoire irlandaise. Pendant près d’un siècle, la vie politique de l’île a été dominé par le duopole des partis de droite Fianna Fáil et Fine Gael. Récemment encore, en 2007, ces deux partis concentraient 68.9% des votes. Ce weekend, ce chiffre est tombé à 43.1%. Sinn Féin, parti de gauche favorable à l’unification de l’Irlande, a remporté l’élection avec 24.5% du vote populaire. Il aurait pu être le parti majoritaire de l’assemblée s’il avait été en mesure de présenter plus de candidats (les élections législatives irlandaises fonctionnent selon un système de vote préférentiel qui vise à approcher une représentation proportionnelle, ndlr). Néanmoins, l’espace vacant profita à d’autres partis allant du centre-gauche à la gauche radicale. Pendant ce temps, le Parti Vert, parti de centre-gauche comptant quelques activistes radicaux dans ses rangs, a reçu 7.1% des suffrages exprimés et 12 sièges à l’assemblée, un record.

Les sondages de sortie des urnes témoignent d’un vote générationnel. Parmi les 18-24 ans, Sinn Féin remporte 31.8% des votes alors que les Verts réalisent 14.4%, la gauche radicale People Before Profit (Le peuple avant les profits, ndlr) 6.6%, les Sociaux-démocrates 4.1% et les autres partis de gauche font également de bons résultats. Parmi la frange des 25-35 ans, les chiffres sont équivoques, Sinn Féin remportant 31.7% des votes d’adhésion. Un chiffre presque similaire à celui exprimé en faveur de Fine Gael et de Fianna Fáil réunis (32.5%). Le dernier sondage Irish Times/IPSOS MRBI réalisé avant l’élection montre également une forte division de classe. Le Sinn Féin remporte à peine 14% des suffrages des classes moyennes et aisées (catégorie dite AB), tandis qu’il remporte 33% des votes exprimés parmi les ouvriers et les chômeurs (catégorie DE). Du côté des ouvriers qualifiés (C2), les 35% du Sinn Féin rivalisent quasiment avec les 39% exprimés en faveur des deux partis de droite Fine Gael et Fianna Fáil. 

Les Verts réalisent leur plus haut résultat (16%) parmi la catégorie des classes moyennes et aisées. Mais même au sein de ce groupe, l’électorat vert rejoint celui du Sinn Féin sur les enjeux liés à cette élection : 32% d’entre eux placent le système de santé comme leur premier sujet de préoccupation et 26% considèrent qu’il s’agit du logement. L’insatisfaction du statu quo politique et économique a donc indéniablement été la première motivation du vote.

Une révolte contre l’austérité

Ce tournant était en germe depuis quelques temps déjà. Depuis une dizaine d’années, la scène politique de l’Irlande est en pleine mutation. En 2010, lorsque la déroute du système bancaire irlandais fut à son paroxysme et que la Troïka imposa son amer agenda de mesures d’austérité, il semblait qu’une brèche favorable à un changement s’ouvrait. Le Parti travailliste irlandais (Irish Labour Party) remonta à plus de 30% dans les sondages suite aux manifestations de masse des syndicats contre l’injustice d’un sauvetage du système bancaire payé par les travailleurs ordinaires.

Finalement, le Parti travailliste rassemblera 19.4% des votes, son plus haut score, mais choisit de trahir ce mandat et de participer au gouvernement d’austérité avec Finn Gael. L’histoire de la gauche irlandaise est jonchée de ce genre de calamités. Toutes les alternatives de gauche qui réalisèrent une percée, de Clann na Poblachta dans les années 1940 au Workers Party/Democratic Left and Labour aux travaillistes eux-mêmes en 1992, finirent par soutenir l’un ou l’autre des partis de droite. Après les élections de 2011, Sinn Féin devint l’alternative, même si beaucoup d’observateurs ont cru que ce phénomène se dissipait.

En 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite. Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire.

Pendant quelques années, l’Irlande fut l’égérie des politiques d’austérité de l’UE. Alors que la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal connurent des manifestations de grande ampleur et des changements sur le terrain politique, l’Irlande paraissait relativement calme. Les commentateurs internationaux s’émerveillaient devant la stabilité de ce système politique.

Mais en 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite (en Irlande, l’eau est gratuite quel que soit le montant consommé, ndlr). Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire. Pour beaucoup, l’implication de l’oligarque Denis O’Brien dans l’installation des compteurs d’eau indiquait qu’il s’agissait d’une première étape vers la marchandisation de l’eau irlandaise et la privatisation du réseau.

S’ensuivirent des confrontations dans les campagnes pauvres et les provinces ouvrières du pays où les habitants s’opposèrent aux tentatives d’installation des compteurs d’eau. Pour coordonner cette lutte, les partis de gauche et les syndicats mirent sur pied une vaste campagne, Right2Water (littéralement droit à l’eau, ndlr). 30.000 manifestants étaient attendus lors de la première manifestation, ils furent finalement plus de 100.000 (l’Irlande compte 4,8 millions d’habitants, soit un niveau comparable au 1,5 million de manifestants le 5 décembre 2019 en France, ndlr). Durant l’année qui suivit, les manifestations à 6 chiffres s’enchaînèrent et l’enjeu de l’eau devint ainsi le cri de ralliement de la profonde frustration à l’égard de l’establishment irlandais.

 

Une nouvelle génération progressiste

Parallèlement, une nouvelle génération d’adultes a vu le jour en Irlande. L’effondrement économique irlandais les a touchés de plein fouet : baisses des aides sociales, création de frais de scolarité universitaire, salaires précaires, loyers élevés, chômage… Comme les générations précédentes, beaucoup ont émigré, maintenant le contact à leur pays grâce aux nouvelles technologies, et beaucoup ont fini par revenir.

Cette génération est la plus progressiste de l’histoire irlandaise. Les scandales à répétition liés à l’Eglise, qui ont marqué l’histoire de l’Irlande depuis des décennies, les ont exaspéré : du couvent de la Madeleine à “l’affaire X” en passant par les bébés morts de Tuam. En réponse, de jeunes activistes se mobilisèrent pour défier la constitution, particulièrement conservatrice, et la position de pouvoir qu’elle offre à l’Eglise Catholique.

En 2015, l’Irlande devient le premier Etat au monde à légaliser le mariage homosexuel via un référendum. L’écart du résultat, 62% contre 38%, fut une surprise pour beaucoup mais indiquait surtout l’arrivée de profonds changements. Les transformations étaient si profondes que même les partis de droite ont adopté des positions plus progressistes sur les enjeux de société. Pour la nouvelle génération d’Irlandais, il était temps de débarrasser le pays des vieilles attitudes réactionnaires qui avaient rendu possibles autant d’injustices.

Mais même après le succès fracassant du référendum sur le mariage pour tous, obtenir le droit à l’avortement n’était pas une mince affaire. L’avortement a longtemps été un sujet controversé dans la politique irlandaise, et le référendum de 1983 avait conduit le pays à adopter l’une des législations les plus restrictives du monde occidental. Même “l’affaire X” de 1992, lorsqu’une jeune fille de 14 ans victime d’un viol se vit refuser le droit de sortir du territoire pour avorter, échoua à changer la donne.

C’est la mort de Savita Halappanavar en 2012 qui fut décisive. Halappanavar s’était vu refuser un avortement qui aurait pu lui sauver la vie dans un hôpital de Galway et une sage-femme déclara à la famille que c’était en raison du fait que « l’Irlande est un pays catholique ». L’indignation populaire donna lieu à des marches et veillées et à la formation de nombreux groupes pro-choix, souvent dirigés par de jeunes activistes s’engageant pour la première fois en politique. En 2014, l’affaire Savita fut suivie d’un autre scandale: une femme dénommée “Y” obtint l’asile en Irlande et découvrit qu’elle était enceinte suite à un viol dans son pays natal. Au lieu de recevoir l’avortement qu’elle avait demandé, “Y” fut contrainte d’accoucher par césarienne, même après qu’elle eut refusé de s’alimenter et de boire, et clairement énoncé ses intentions suicidaires.

Cet épisode donna naissance à une campagne pour l’abrogation du huitième amendement, qui avait fait entrer l’interdiction de l’avortement dans la constitution irlandaise en 1983. En 2018, après des années de lutte, les activistes réussirent à organiser un nouveau référendum sur la question et le résultat fut encore plus spectaculaire que celui concernant le mariage homosexuel : 66.4 % pour la fin de l’interdiction d’avorter en Irlande.

Vers une nouvelle République

Pour une grande partie de cette nouvelle génération, les frustrations économiques et celles sur les questions sociétales vont de pair. Depuis la victoire sur la question de l’avortement, les mobilisations contre la crise du logement ont connu une recrudescence en Irlande. Cette crise est le résultat direct des politiques favorables aux promoteurs immobiliers, un refus de construire des logements sociaux et un laisser-faire dans la régulation.

Le coût exorbitant des loyers a démoli les niveaux de vie et la perspective d’une vie décente de la jeune génération. La voix d’Eoin Ó Broin, porte-parole du Sinn Féin pour le logement, fait écho chez ces jeunes grâce à son argumentaire décryptant les décisions politiques qui ont conduit à cette situation et offrant une solution politique pour changer la donne. Les classes populaires, où la proportion de « travailleurs pauvres » augmente sans cesse, sont également très impactées par cette crise du logement. De plus en plus d’Irlandais rejoignent les rangs des sans-abris alors qu’ils sont employés à temps complet. Un nouveau record de 10.514 personnes SDF a été atteint en octobre, mais les chiffres réels sont sans doute plus élevés.

L’année 2019 a également battu des records en termes de nombre d’hospitalisés contraint de séjourner sur des brancards (108.364) alors que la liste d’attente de malades en attente de rendez-vous dans les hôpitaux est aussi au plus haut (569.498). L’hégémonie des partis de droite dans la politique irlandaise a conduit le pays à ne jamais réellement développer de système de soins digne de ce nom comme c’est le cas au Royaume-Uni avec le service national de santé (NHS). Conjugué à un financement insuffisant et à une gestion défaillante, cette situation a créé une grave crise sanitaire.

Cette réalité contraste avec le récit porté par le Fine Gael et le Fianna Fáil, qui soutient son gouvernement au parlement sans en faire partie. Sur la scène internationale, “Ireland Inc.” est présentée comme un modèle de réussite ayant réussi à rebondir après la récession grâce à son statut de paradis fiscal.

Deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires.

En réalité, deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires. Début février, c’est cette nouvelle Irlande des jeunes et des classes qui rejette le duopole Fine Gael/Fianna Fáil et recherche des alternatives qui s’est exprimée par le vote. Elle exige un vrai renouveau politique qui rompe avec des décennies de politiques sociétales et économiques de droite, qui s’attaque à la crise climatique et construise un monde plus juste. Pas seulement au Sud mais sur l’île toute entière, c’est-à-dire unifiée.

Dans Erin’s Hope, le célèbre socialiste irlandais James Conolly écrit sur la nécessité de rebâtir les fondations de l’Irlande sur une base progressiste. Selon lui, le rôle de la gauche est de « de susciter un nouvel esprit du peuple » et de « mobiliser à nos côtés la totalité des forces et facteurs sociaux et politiques de mécontentement ». La percée électorale du Sinn Féin et plus largement la montée en puissance d’une vaste alternative de gauche contre Fine Gael et Fianna Fáil est une avancée décisive dans cette mission historique. Mais la route est encore longue. Désormais, l’heure est à la convergence de ces forces et facteurs de mécontentement dans le cadre de la formation d’un gouvernement capable d’apporter une alternative.

L’énergie de changement déployée par l’élection a des chances d’être freinée par les négociations pour former une coalition qui pourraient accaparer des semaines, voire des mois. Il est tout à fait possible que cela aboutisse à la formation d’un autre gouvernement dominé ou incluant un des vieux partis de la droite irlandaise. Selon la presse, une “super coalition” incluant Fine Gael, Fianna Fáil et les Verts pourrait être à l’ordre du jour.

Échapper à ce scénario suppose un mouvement d’une grande ampleur capable de fédérer les différents partis de gauche, les syndicats, les mouvements sociaux et les organisations de la société civile, un mouvement qui soit capable d’éviter que la volonté d’une alternative ne retombe en résistant aux assauts de ceux qui veulent que cette rébellion contre l’establishment irlandais n’ait pas de lendemain. La base d’un tel mouvement populaire est claire : celle d’une nouvelle république qui tourne la page de la longue histoire de politiques conservatrices de l’Irlande et qui refonde intégralement le système politique et économique. Une Irlande qui, comme le déclara Connolly, « offre pour l’éternité des garanties contre le besoin et la privation, à travers l’assurance la plus sûre que l’homme ait jamais reçu… la République Socialiste d’Irlande ».

Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pa%C3%B1uelazo_por_el_derecho_al_aborto_legal,_seguro_y_gratuito_-_Santa_Fe_-_Santa_Fe_-_Argentina_-_Hospital_-_Iturraspe_-_LaraVa_22.jpg
©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”