CRISE BANCAIRE : LES NOUVEAUX VISAGES DE LA FINANCE – DOMINIQUE PLIHON, LAURENCE SCIALOM

La hausse des taux d’intérêt a fragilisé le secteur bancaire. En une semaine seulement, trois banques ont fermé début mars aux États-Unis, dont la seizième plus importante du pays : la Silicon Valley Bank. Cette chute de dominos a créé une véritable panique qui s’est propagée en Europe. Face à ces risques majeurs, les banques centrales et les autorités ont déployé des moyens colossaux pour éviter de nouvelles faillites retentissantes : des réponses qui créent les conditions d’une future crise de plus grande ampleur encore… De plus, l’équilibre entre les objectifs de la politique monétaire et ceux de la stabilité financière semble de plus en plus instable, fragilisant ainsi la crédibilité des banques centrales… Pour analyser la situation et parler de ces questions, Le Vent Se Lève et l’Institut La Boétie ont reçu Dominique Plihon, professeur émérite d’économie à l’Université Paris Nord, co-auteur de la note de l’Institut La Boétie sur la crise bancaire, et Laurence Scialom, professeure d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique. La conférence était animée par Alessandro Ferrante, rédacteur au Vent Se Lève.

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

La curieuse béatitude de la gauche française à l’égard de Joe Biden

Joe Biden © Wikimedia Commons

On connaît la fascination de l’establishment français pour les démocrates américains, et son empressement à se lover dans les multiples réseaux atlantistes. On connaît les liens tissés entre l’alt-right américaine et les extrêmes droites européennes. À présent, est-ce au tour de la gauche – y compris celle opposée au néolibéralisme – de contribuer à la pénétration du softpower américain en France ? L’enthousiasme manifesté par de nombreux représentants des partis de gauche – que tout oppose parfois – pour la politique de Joe Biden et son plan de relance a de quoi interroger. Calquant sans nuances le contexte américain sur la politique française, ils passent sous silence les conditions de possibilité d’un tel plan de relance – une banque centrale accommodante – et les privilèges structurels des États-Unis par rapport au reste du monde.

« Plutôt Joe Biden qu’Emmanuel Macron » : c’est Olivier Faure qui s’est fendu de cette déclaration, mais elle est symptomatique de l’esprit qui règne au sein de la gauche française.

Le « camarade » Joe Biden : la grande lueur à l’Ouest

Parmi les enthousiastes face à l’élection de Joe Biden, on trouve les nostalgiques de la présidence de François Hollande, ravis d’entendre le chef d’État américain multiplier les déclarations sur le thème mon ennemi, c’est la finance.

On trouve également les atlantistes traditionnels, qui poussent un soupir de soulagement à l’idée de voir les États-Unis durcir leurs relations avec la Chine et la Russie. La diplomatie offensive de Joe Biden permettra de « rétablir une forme d’équilibre dans nos relations avec la Russie », déclare le député européen Raphaël Glucksmann. Comprendre : le renforcement du leadership américain aura pour effet de limiter « l’ingérence russe » à laquelle est confronté le continent européen (dominé, il est vrai, par un système financier basé à Moscou, soumis à des sanctions draconiennes payées en roubles, infesté de think-tanks pro-russes, victime d’une politique prédatrice de rachats d’entreprises menée depuis le Kremlin, mis sur écoute par les services secrets de Russie…).

On trouve aussi des personnalités au discours plus radical, qui apprécient la dimension sociale de la politique de Joe Biden. Le secrétaire général du Parti communiste français, Fabien Roussel, ne trouvait pas de superlatifs assez élevés pour décrire le plan de relance américain (« révolutionnaire », « incroyable »). « J’ai l’impression que Joe Biden a pris sa carte au PCF », ajoutait-il – suscitant l’ire de « camarades » un brin plus orthodoxes.

Consensus, donc, entre des communistes et ceux qui en 2016 n’excluaient pas de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron. De quoi cette grande lueur à l’Ouest est-elle le nom ?

Fabien Roussel comme Olivier Faure prennent appui sur la politique de Joe Biden pour critiquer celle d’Emmanuel Macron. Pour tempérer leur enthousiasme – et accessoirement défendre le président français – les journalistes leur opposent une objection dérangeante : « Mais peut-on comparer la France et les États-Unis ? ». Cette fois, on est bien obligé de donner raison aux journalistes dans leur scepticisme.

La souveraineté monétaire : tabou de la gauche

Les chiffres du plan de relance américain (5 400 milliards de dollars) laissent songeur ; ils réduisent celui de l’Union européenne (750 milliards d’euros) à des proportions lilliputiennes. Si l’on comprend a priori l’enthousiasme de la gauche française, encore faut-il s’intéresser aux modalités de financement de ce plan de relance.

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Federal Reserve Bank (Fed) n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government). Ce n’est pas le cas de la Banque centrale européenne (BCE).

C’est ici que le bât blesse : la première partie du plan, votée en mars 2021, n’a pas été financée par l’impôt mais par l’emprunt. D’un montant de 1.900 milliards de dollars, elle vise à faciliter la consommation des ménages. Les deux prochains volets de ce plan, dédiés aux dépenses sociales et en infrastructures, devaient à l’origine faire suite à une hausse de l’imposition sur le capital (à 28 %, contre 21 % aujourd’hui). Mais Joe Biden multiplie à présent les signes de renoncement.

Les démocrates assurent que l’intégralité des 3 500 milliards de dollars restants pourront être couverts par les ressources de l’État américain, même sans élévation de l’impôt sur le capital (grâce, notamment, à la lutte contre la fraude fiscale et un bras de fer avec l’industrie pharmaceutique). Dans un contexte d’opposition systématique de la part des républicains, de fracturation du parti démocrate entre un establishment libéral et une aile proche de Bernie Sanders, et de volonté de la part de Joe Biden d’aboutir à un consensus bipartisan, de telles déclarations relèvent cependant de la gageure ; on peut douter que l’intégralité des mesures visant à financer les 3 500 de dollars aboutissent. Auquel cas, le déficit sera comblé par un nouvel emprunt.

NDLR : Pour une analyse des clivages internes au Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate poursuit sa guerre contre les partisans de Bernie Sanders : le cas Nina Turner »

Doit-on pour autant en conclure que Joe Biden a édulcoré son plan de relance et trahi ses promesses électorales ?

Aucunement : les États-Unis disposent d’un système monétaire et financier qui, telle une pierre philosophale, leur permet de faire entrer une quantité a priori illimitée d’argent dans les caisses de l’État sans accroître la fiscalité. Leur Banque centrale, la Federal Reserve Bank (Fed), a pris depuis 2008 une série de mesures destinées à soutenir l’économie américaine et les dépenses budgétaires du gouvernement. Outre une utilisation massive de l’assouplissement quantitatif visant à racheter les dettes bancaires afin de garantir une liquidité constante, elle a acquis de nombreuses obligations émises par l’État américain, procédant de fait au financement monétaire de l’économie américaine.

Certains élus de gauche défendent une utilisation similaire de la Banque centrale européenne (BCE). Le système américain de financement des dépenses publiques est-il applicable outre-Atlantique ?

Il est ici question de souveraineté monétaire. La Fed n’est pas entièrement indépendante du pouvoir politique : ses statuts légaux la définissent comme « indépendante au sein du gouvernement » (within the government), et précisent qu’elle doit agir « dans le cadre des objectifs économiques et financiers d’ensemble établis par le gouvernement ». Bien que statutairement indépendant du pouvoir politique, son président, nommé une fois tous les quatre ans par le chef d’État (avec ratification du Congrès), ne peut donc accéder à ce poste qu’avec l’aval de la majorité. De plus, il possède comme mission légale la lutte contre le chômage, aux côtés de celle contre l’inflation – quand la BCE possède pour « objectif principal » le maintien de la stabilité des prix.

TFUE, article 119, paragraphe 2

L’indépendance de la BCE est quant à elle bien plus marquée. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) la définit comme « indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs », et somme « les institutions (…) de l’Union [européenne] ainsi que les gouvernements des États membres » de « ne pas chercher à influencer » les membres de sa direction. Son président y est nommé tous les huit ans, à l’issue d’une procédure impliquant les chefs d’État européens, le Parlement et le Conseil des gouverneurs de la BCE. La possibilité pour une majorité politique européenne d’initier une rupture avec les dogmes anti-inflationnistes de la BCE apparaît donc bien plus restreinte.

Quand bien même un alignement des planètes devrait se produire, et une majorité de gouvernements de gauche proposer une présidence hétérodoxe à la tête de la BCE, les traités européens ne souffrent d’aucune ambiguïté : la BCE n’est pas habilitée au financement monétaire de l’économie. Celui-ci est expressément interdit depuis Maastricht. Et on sait que la modification des traités requiert l’approbation unanime des États-membres de l’Union…

TFUE, article 123, paragraphe 1

D’aucuns objecteront que l’assouplissement quantitatif pratiqué par la BCE sous l’impulsion de Mario Draghi constitue une forme indirecte mais bien réelle de financement monétaire de l’économie européenne. Que la Banque centrale acquière des obligations d’État sur le marché primaire (comme c’est le cas de la Fed), ou qu’elle les rachète sur le marché secondaire (comme c’est le cas de la BCE), l’effet est le même : elle se porte garante des dettes étatiques – facilitant le financement du budget et rassurant les marchés. En s’inscrivant dans les pas de son prédécesseur, Christine Lagarde initie bel et bien une rupture avec la lettre des traités, ainsi, pourrait-on ajouter, qu’avec l’esprit ordolibéral de la construction européenne.

NDLR : Sur ce sujet, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz : « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne »

L’action de la BCE et de la Fed sont pourtant inassimilables. L’assouplissement quantitatif de la première est une grâce concédée aux États par le Directoire de la BCE, destinée à prévenir un effondrement financier. Mesure conjoncturelle et para-légale, elle est à la merci du moindre retournement de conjoncture. L’achat d’obligations pratiqué par la Fed est au contraire une pratique ordinaire, encouragée par le droit américain, qu’aucune contingence politique ne semble pouvoir menacer. On voit mal la Fed refuser de financer l’État américain sous le prétexte qu’il serait trop dispendieux. On imagine au contraire très bien la BCE cesser son programme d’assouplissement quantitatif si un État européen en profitait pour mettre en place un plan de relance allant à l’encontre des dogmes austéritaires de l’Union européenne.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a du reste déclaré à plusieurs reprises que l’assouplissement quantitatif devrait être stoppé net s’il donnait un blanc-seing aux États en leur permettant d’initier une politique budgétaire hétérodoxe. L’arrêt du 16 juin 2015 précise que l’assouplissement quantitatif ne doit en aucun cas « soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine ». Pour ce faire, la Banque centrale doit éviter que « les conditions d’émission d’obligations souveraines soient altérées par la certitude que ces obligations seront rachetées par la BCE après leur émission ».

Penser l’application, en Europe, d’un plan de relance à l’américaine, implique donc de s’intéresser aux obstacles juridiques qu’il rencontrerait, de prendre acte de son incompatibilité potentielle – pour ne pas dire probable – avec les traités européens, et de songer, in fine, à une rupture avec ces traités et la monnaie unique, afin de permettre aux États de mener une politique monétaire souveraine. Mais on sait à quel point il s’agit d’un sentier épineux pour la gauche. Sans même évoquer le Parti socialiste – intégralement acquis aux dogmes européens depuis 1983 et la défaite en interne de Jean-Pierre Chevènement – ou Place publique – ataviquement pro-européen –, le Parti communiste français lui-même a renoncé à proposer une rupture avec le cadre européen depuis la signature du Traité de Maastricht, qu’il avait pourtant vivement combattu. La France insoumise se démarque en portant une critique offensive de l’Union européenne ; on peut cependant noter qu’elle est revenue à un discours plus consensuel sur cette question depuis les élections européennes de 2019 – après avoir ouvert une brèche audacieuse deux ans plus tôt.

Les privilèges de l’empire

Cet enjeu – non négligeable – mis à part, la volonté de transposer, en Europe le plan de relance des démocrates américains, se heurte à un autre obstacle.

Une fois encore, les modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe.

On ne peut comprendre le système financier américain si l’on ne s’intéresse à la complexion économique bien particulière des États-Unis. Ceux-ci parviennent à concilier faible imposition sur le capital (notamment depuis le mandat de Ronald Reagan), dépenses publiques élevées (en particulier dans le domaine militaire) financées par l’endettement public, et déficits commerciaux records permettant de maintenir une consommation importante par l’importation de produits à bas coûts du monde entier. Pour n’importe quel autre pays, un tel déséquilibre de la balance commerciale (couplé à une utilisation massive du financement monétaire) entraînerait une dépréciation marquée de sa monnaie.

Mais le dollar, fortement demandé dans le monde entier, est assuré contre ce risque par son seul statut de monnaie de réserve internationale. Tel est le privilège induit par la domination de la hiérarchie monétaire globale : ni les déficits accumulés par les Américains ni leurs politiques monétaires hétérodoxes n’ont d’implication notable sur la valeur de leur devise. Ainsi, les États-Unis peuvent significativement améliorer le niveau de vie de leur population par des plans de relance fondés sur l’emprunt et le financement monétaire, sans questionner l’inégalité fiscale de leur modèle.

NDLR : Pour une discussion sur le système monétaire et financier américain, et les leçons que pourraient en tirer les Européens, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy avec Stephanie Kelton, l’une des principales représentantes du courant Modern Monetary Policy (MMT) : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Est-ce le cas de l’autre côté de l’Atlantique ? Dans l’hypothèse où la France initierait un tel plan de relance, l’appartenance à la zone euro la protégerait contre le risque d’une dépréciation à marche forcée de sa devise. Mais il faut aussi s’intéresser à ce qu’il adviendrait dans ce même pays une fois sorti de la monnaie unique (étant entendu que cette sortie pourrait se révéler le corollaire nécessaire à un tel plan de relance). Dans ce contexte, le cumul du déficit commercial, déjà l’un des plus importants d’Europe, et de pratiques monétaires hétérodoxes, pourrait conduire la monnaie française à chuter de manière significative.1 Le recours à une fiscalité progressive pourrait alors s’avérer incontournable, quand il n’est que facultatif aux États-Unis.2

Il ne s’agit pas ici de justifier la rigueur budgétaire ou l’orthodoxie monétaire. La France ne partage certes pas le « privilège exorbitant » du dollar, mais elle ne vit pas sous l’épée de Damoclès d’une forte inflation ou d’une dépréciation imminente de sa monnaie – à l’instar de nombreux pays émergents. Tout en gardant à l’esprit les acquis importants de la Modern Monetary Theory (MMT) et des solutions à base de création monétaire popularisées par plusieurs think-tanks3, il n’est cependant pas interdit de s’interroger sur les contraintes internationales qu’encourrait la France si elle mobilisait massivement sa Banque centrale pour financer son économie.

Signe de l’absence de regard critique de la gauche à l’égard de l’administration Biden : la question des implications internationales de son plan de relance n’est même pas posée.

Pour les pays émergents d’abord. Un nombre important d’entre eux est soumis à une dollarisation plus ou moins poussée.4 En conséquence, lorsque les taux d’intérêt américains varient, ceux des pays émergents tendent à suivre. La Fed, ayant récemment relevé ses taux pour contrecarrer une hypothétique surchauffe, enclenche de ce fait une légère hausse des taux de ces pays – qui pour certains, bien loin de bénéficier d’un plan de relance à l’américaine (lequel pourrait justifier cette hausse des taux), mettent au contraire en place des politiques d’austérité budgétaire !5

NDLR : Pour une analyse de la pénurie de devises qui affecte nombre de pays émergents, lire sur LVSL l’article d’Andrés Arauz : « Triage monétaire : comment le coronavirus révèle les fractures nord-sud », et celui de Pablo Rotelli : « richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine ».

Pour l’Europe, ensuite. Les États-Unis affichent déjà un déficit commercial record, consommant bien davantage qu’ils ne produisent. Dans le jeu à somme nulle du commerce international, un accroissement de la consommation des Américains sans accroissement symétrique de la production, aura pour contrepartie une augmentation des importations issues du reste du monde. À l’heure où la Chine affiche sa volonté d’en finir avec son statut de puissance exportatrice, c’est l’Allemagne, du fait de ses excédents records, qui est toute indiquée pour remplir ce rôle.

Une fois encore, les régimes d’accumulation et modèles de consommation des États-Unis (puissance importatrice, stimulant la consommation de sa population par l’endettement) et de l’Allemagne (puissance exportatrice, compensant les faibles salaires de ses habitants par des excédents massifs) entrent en parfaite harmonie. Au détriment du reste de l’Europe, qui souffre déjà des excédents commerciaux allemands. Comme l’écrit Romaric Godin : « Les tensions entre capital et travail au sein de l’Europe semblent alors inévitables (…) Cela pourrait se doubler d’une nouvelle tension entre l’Allemagne et ses alliés, qui pourraient chercher à profiter des opportunités ouvertes par le marché états-unien, et la France et les pays moins exportateurs, qui devront encore améliorer leur compétitivité au prix de coupes sociales et budgétaire ».

L’enfer des travailleurs du reste du monde, envers du paradis des consommateurs américains ? Sans dresser de lien mécanique entre surconsommation américaine et accroissement des pressions austéritaires dans les pays émergents et en Europe, la question des conséquences néfastes du plan de relance américain mérite d’être posée. Il est à cet égard surprenant que la gauche française ne le fasse pas, se contentant de postuler une similarité entre les structures économiques américaines et françaises, et l’absence d’implications des premières sur les secondes.

Mais n’est-ce pas le propre de l’hégémonie de voiler l’asymétrie entre le pays dominant et le pays dominé, et de conduire le second à se penser comme le premier ?

Notes :

1 Une dépréciation de la monnaie serait souhaitable en France dans un premier temps, puisqu’elle permettrait de réduire son déficit commercial.

2 Nous nous plaçons ici ici dans la perspective hypothétique d’un plan de relance massif qui entraînerait sortie de l’euro, financement monétaire de l’économie française (direct ou indirect, via l’assouplissement quantitatif) et panique (simulée ou réelle) des investisseurs. Les facteurs qui pourraient concourir à faire chuter la monnaie française seraient alors multiples : bannissement du pays de certains marchés financiers, attaques spéculatives, accroissement du prix des actifs financiers français et baisse des taux consécutive à l’assouplissement quantitatif, achat de dollars de la part des bénéficiaires de celui-ci…

3 Sous l’impulsion de l’Institut Rousseau.

4 Rares sont les pays émergents qui ont officiellement adopté le dollar comme monnaie à part entière [NDLR : c’est le cas de l’Équateur ; à voir sur LVSL cette conférence de Guillaume Long, chercheur et ex-ministre équatorien, sur la dollarisation du pays]. Plus fréquemment, cependant, le dollar est couramment utilisé par les populations de ces pays comme monnaie para-légale, faisant office d’étalon de référence dans des contextes de forte inflation (au Venezuela ou au Liban par exemple). Quand bien même ce n’est pas le cas, les gouvernements des pays émergents tendent à ancrer le cours de leur monnaie sur celui du dollar. Ces formes plus ou moins poussées de dollarisation limitent l’autonomie de la politique monétaire des pays concernés : si les taux d’intérêt de la Fed subissent une hausse, ceux des pays qui ont ancré leur monnaie au dollar suivent. S’ils s’y refusent, leur monnaie perd en attractivité pour les investisseurs et subit une baisse, ce qui met fin à l’ancrage au dollar.

5 Politiques d’austérité traditionnellement supervisées par le FMI et la Banque mondiale, destinées à permettre à ces pays de leur emprunter… des dollars. Où l’on voit à quel point la servitude monétaire des pays du Sud – soumis à des pressions austéritaires pour avoir accès au dollar, qu’ils ne peuvent pas imprimer mais dont ils subissent pourtant les fluctuations, lesquelles accroissent l’austérité lorsqu’il est en hausse – est l’envers du « privilège exorbitant » des États-Unis.

« Un État qui fait simplement des prêts garantis est un État qui se défausse de ses responsabilités » – Entretien avec Laurence Scialom

Laurence Scialom / DR

Les premières données relatives à la crise économique qui vient sont alarmantes. Notre système économique est véritablement menacé d’une désagrégation puissante et longue. Les signes de cet écroulement sont déjà palpables dans certains secteurs et les perspectives les plus probables sont très sombres pour l’ensemble de l’économie française. Dans ce contexte, certains analystes prévoient avec optimisme pour la séquence post-Covid 19 le grand retour de l’État lorsque d’autres s’inquiètent de la poursuite en ordre du business as usual. Un débat doit urgemment être engagé sur l’efficience et la hauteur des mesures prises depuis quelques semaines par l’État français et l’Union européenne. C’est pourquoi, nous avons voulu interroger la Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, Laurence Scialom. Nous avons évoqué les politiques de préservation et de relance économique du gouvernement français et celles de la Banque centrale européenne, les propositions alternatives qui surgissent, les conditions de survie de l’euro, l’oligopole bancaire et les réformes structurelles à conduire. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit avec Martin Grave.


LVSL – Quelle est votre appréciation du plan de soutien et de protection de l’économie pris par l’État français ? L’estimez-vous complet, à la hauteur de la crise économique ?

Laurence Scialom – Nous voyons bien la philosophie de ce plan. L’idée est de préserver la capacité de l’outil productif à se remettre en route facilement après leur mise en hibernation. Tout ce qui est du domaine des dispositifs d’extension de l’accès au chômage technique, des prêts garantis, vise à cela. Sincèrement, je ne pense pas que cette intention soit contestable. La chose que l’on doit tout de même se dire est que les entreprises françaises étaient déjà globalement très endettées avant la crise. Il y avait eu plusieurs alertes du Haut conseil de stabilité financière à ce propos, sur les dérives de l’endettement des entreprises françaises et cela s’était traduit par un relèvement du coussin de capital « contracyclique » pour les banques qui leur prêtent. Les entreprises ont fortement profité des taux d’intérêt très faibles pour s’endetter probablement à l’excès. Et donc même si les prêts aujourd’hui, notamment de trésorerie, sont garantis, a priori ils doivent être remboursés et ils s’ajoutent pour beaucoup d’entreprises à un endettement préexistant élevé.

C’est une crise qui se heurte à des bilans qui sont déjà fragilisés par trop de dettes et insuffisamment de capital, et la première chose qu’on leur propose c’est de davantage s’endetter, même si les prêts sont garantis. Les banques elles, prennent moins de risques, en tout cas pour ces nouveaux prêts. Je pense que nous allons aller vers des annulations de charges assez massives et que certains prêts vont probablement se transformer en dons. La question que cela pose, c’est jusqu’où cela peut aller ? Jusqu’à quel point un État peut se substituer au marché puisque d’une certaine manière l’État actuellement paie les salaires d’une grande partie des salariés du privé, même s’il les paie légèrement décotés avec le dispositif de chômage technique. Disons que sur cet aspect-là du plan, on ne peut pas dire grand-chose. Là où j’ai énormément à dire, c’est sur les aides qui sont apportées et qui sont insuffisamment, voire nullement conditionnées.

LVSL – Justement, à propos de ces prêts garantis, n’est-ce pas là une manière pour l’État de se défausser de ses engagements de départ, lorsque par exemple il était explicitement évoqué la possibilité d’avoir recours à certaines nationalisations ? L’État semble en effet avoir trouvé via ce dispositif une porte de sortie pour maintenir l’ordre économique tel quel sans en prendre la main…

LS – Absolument. Et je trouve que l’État a finalement pris le pire instrument qu’il pouvait prendre. Il ne se donne absolument pas la possibilité d’intervenir sur la restructuration de ces entreprises. Cela est particulièrement vrai lorsque ce sont des entreprises très carbonées. Ces aides heurtent la politique climatique affichée du gouvernement, du moins au niveau des paroles. Par exemple au sujet d’Air France, toute personne sérieuse qui suit à minima les travaux du GIEC et les recommandations des experts en matière de politique écologique et notamment énergétique, sait très bien que les mesures que nous allons devoir prendre intègrent entre autres de moins utiliser l’avion, que ce soit à des fins professionnelles ou personnelles. Et ce faisant, cette mise sous cloche de l’économie, le fait que des compagnies soient obligés d’avoir l’aide de l’État pour persister, était l’occasion d’entamer leur reconversion écologique. Par exemple, une partie du deal aurait été que les destinations facilement accessibles en TGV en France ne soient plus desservies par l’avion.

L’État a les moyens d’infléchir l’économie en ce sens. S’il était devenu actionnaire majoritaire d’Air France, pour éviter la casse sociale liée à la réduction de voilure de la société indispensable à la politique climatique, il aurait eu les moyens d’organiser un vaste plan de reconversion des personnels de la compagnie vers des emplois compatibles avec la transition énergétique. C’est un État stratège et planificateur dont nous avons réellement besoin aujourd’hui. Or, un État qui fait simplement des prêts garantis est comme vous l’avez dit, un État qui se défausse de ses responsabilités.

« Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu »

LVSL – Au niveau européen, la BCE a déversé près de 1000 milliards d’euros pour le rachat de dettes d’entreprises et d’obligations d’États afin de protéger les banques privées et d’éviter toute faillite. Pour le moment, cela semble tenir. Ces mesures vous paraissent-elles adaptées et efficaces pour remédier à la conjoncture actuelle, dont on ne connait pas la fin ?

LS – Ce qu’il se passe, c’est une extension des modalités d’intervention que la BCE a déjà largement initiée depuis la crise de 2007-2008. Il s’agit de mettre les dettes d’État hors marché, pour éviter la situation que nous avons connue au moment de la crise des dettes souveraines, et donc l’élargissement des spread au détriment des pays les plus fragiles qui par malheur sont ceux qui sont aujourd’hui les plus impactés par la crise sanitaire. Mais là, on ne peut pas leur reprocher un comportement budgétaire laxiste. L’argument de l’aléa moral ne tient pas dans cette crise sanitaire, c’est presque l’inverse car la morbidité très forte dans certaines régions italiennes notamment, est en partie le résultat de l’état de leur système hospitalier qui, pendant des années, a fait les frais des politiques d’austérité qui lui ont été imposées. Ce sont ces pays du sud de l’Europe qui sont les plus susceptibles de faire face à des attaques sur leur dette souveraine car ils étaient déjà très endettés avant la crise du Covid. Pour autant, la mise hors marché de leur dette ne réduit pas leur dynamique d’endettement. La BCE cache donc les symptômes de la crise de la zone euro, mais n’en soigne pas les causes. Le problème est que les pays du Nord dégagent des excédents courants importants et qu’il existe de fait une très forte asymétrie dans la macroéconomie des pays de la zone euro. En réalité, il y a des gagnants et il y a des perdants de l’euro. Lorsque vous regardez l’évolution de la situation économique de l’Italie, vous voyez bien qu’elle n’a rien gagné du tout à l’existence de l’euro, elle y a même perdu. Il n’existe pas de mécanisme de solidarité interrégionale automatique, pas d’assistance mutuelle car pas de budget fédéral. C’est là la faille originelle de la construction de la zone euro. Cette architecture institutionnelle est bancale.

En définitive, ces 1000 milliards d’euros de la BCE, ce sont donc des robinets ouverts à la liquidité des banques privés, puisque c’est à celles-ci que la BCE rachète des actifs et en contrepartie fournit la liquidité. Cette politique permet pour le moment d’éloigner le risque de crise de liquidité des banques et d’éloigner le risque de crise aiguë de dettes souveraines dans la zone euro, mais cela ne suffit pas à soigner les causes de la fragilité de nos systèmes bancaires et les failles structurelles de construction de la zone euro.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition de monnaie hélicoptère proposée par certaines économistes comme Jézabel Couppey-Soubeyran et certaines personnalités politiques ?

LS – Il faut d’abord dire que la situation dans laquelle nous nous trouverons est sans précédent. Nous subissons une mise en au ralenti de l’économie et un choc d’offre incroyablement massif. Face à cela, en première considération, je dirais qu’il est très important de se mettre à réfléchir en dehors des dogmes pour être capable d’imaginer des solutions qui ne sont pas traditionnelles et cela d’autant plus que le néolibéralisme a appauvri le débat et la confrontation des idées entre les économistes.

Or, la monnaie hélicoptère, ce n’est pas si nouveau que cela en a l’air, vous la trouvez dans les travaux de Milton Friedman mais pas que. Elle a été défendue sur tout le spectre des idées en économie et en politique. Ce qui justifie ce type de proposition, c’est bien qu’après la crise de 2007-2008, nous avons injecté des milliers de milliards d’euros qui se sont très insuffisamment traduits dans des financements de l’économie réelle. Cette expérience de mise sous perfusion des banques nous dit clairement qu’il s’agit là d’un canal de politique monétaire qui fonctionne mal. Cette manne a plutôt nourri les hausses de prix d’actifs sur les marchés boursiers et immobiliers. En clair, plutôt que de financer l’investissement, c’est-à-dire des actifs nouveaux susceptibles de soutenir l’activité et l’emploi, ces liquidités ont beaucoup été mobilisées pour financer des actifs déjà existants. Elles ont donc nourri des bulles financières et immobilières. L’idée de la monnaie hélicoptère est alors celle de court-circuiter les banques. Plutôt que de fournir de la liquidité à bas coût aux banques dans l’espoir qu’elles-mêmes fassent le travail d’intermédiation et financent l’économie réelle, on donne de la liquidité directement aux ménages et/ou entreprises.

Ce qui me gêne dans ce dispositif, c’est qu’on ne discrimine pas suffisamment à qui l’on octroie la monnaie, qu’on ne puisse pas cibler. Il y a des ménages qui en ont vraiment besoin, et il y en a d’autres qui n’en n’ont pas la nécessité. Je crois que c’est à l’État d’opérer cette gestion pour soutenir massivement les plus fragiles et éviter de déverser ces liquidités indifféremment à toute la population. Pour autant, c’est une solution intéressante, elle me fait beaucoup penser au débat qu’il y a eu lors des dernières élections présidentielles sur le revenu universel. C’est l’idée d’avoir un socle minimal de revenu inconditionnel pour permettre de soutenir un niveau de subsistance minimal, revenu qui serait financé fiscalement. C’est là la différence avec la monnaie hélicoptère. Dans la dernière note de l’Institut Veblen, Jézabel Couppey-Soubeyran proposait que le compte du Trésor soit directement crédité par la Banque centrale. C’est ce qui se fait en ce moment par la Banque d’Angleterre. Mais à mon sens ce n’est plus vraiment de la monnaie hélicoptère, c’est de la monétisation, du financement monétaire. On pourrait d’ailleurs très bien imaginer la résurgence du circuit du Trésor dont Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne parlent dans leur livre Une monnaie écologique. Pour ma part, ma préférence va à une création monétaire ciblée vers les États et orientée vers la transition écologique.

Quoi qu’il en soit, nous allons nous retrouver avec un mur de dettes publiques au lendemain de cette crise. Le risque est que l’on revienne aux mêmes réflexes, qu’on ne change pas de logiciel et que très vite, un sentiment d’urgence à réduire cette dette publique l’emporte.

LVSL – Dès lors, comment faire en sorte que demain, les politiques de sortie de crise ne soient pas une nouvelle fois comme en 2008, des politiques de type austéritaire ?

LS – Justement, avec Baptiste Bridonneau, nous défendons ardemment dans deux notes Terra Nova [1] et d’autres interventions, une proposition d’annulation partielle de dettes publiques par la BCE conditionnelle à un investissement dans la transition écologique. Cette proposition ne vise pas à désendetter les États, elle ambitionne de redonner les marges de manœuvre budgétaires pour amorcer une reconversion massive de nos économies et les aligner sur nos engagements climatiques.

La crise face à laquelle nous sommes est initialement une crise d’offre qui se double d’un choc de demande. L’avantage est qu’il existe des domaines dans lesquels nous pouvons investir qui sont très performants en termes de transition écologique comme la rénovation thermique des bâtiments et qui créeraient énormément d’emplois. Nous pourrions également investir dans le ferroviaire péri-urbains pour désengorger les abords des villes, mieux lier les banlieues, mieux connecter les régions, réinvestir dans le fret ferroviaire. Nous pourrions soutenir massivement l’économie circulaire. Bref, les idées ne manquent pas. Il y a énormément de secteurs bons pour la transition écologique et qui en plus sont pourvoyeurs de nouveaux emplois. Il faudra évidemment que l’État engage un vaste plan de formation à ces métiers de la transition écologique. Si nos propositions devenaient réalité, cela voudrait dire que nous doperions l’offre et la demande en même temps, ce qui de la sorte empêcherait en plus tout dérapage inflationniste.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas court-circuiter la démocratie, c’est à la représentation nationale et européenne, via les parlements, de décider où va l’argent.

« Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards »

LVSL – Concernant le calendrier politique qui a précédé cette crise, marqué par des projets de privatisations, la réforme des retraites, celle à venir de l’allocation chômage, au regard de l’explosion du chômage dû notamment à cette crise, de quoi les ruptures qui ont été annoncées par Emmanuel Macron vont être le nom ?

LS – Ce que révèle cette crise, c’est qu’une économie continue à tourner même au ralenti : on continue à être soignés, à être nourris. Les anciens continuent à être aidés par ceux qui ont été les premières victimes du néo-libéralisme. Ce sont des infirmiers, des aides-soignants, des livreurs, des caissiers, qui matériellement assurent la survie de tout le monde et répondent à nos besoins fondamentaux. Ceux qui avaient été invisibilisés et qui maintenant sont portés aux nues, sont précisément ceux qui ont eu depuis longtemps le plus à payer des effets de l’économie néo-libérale. Je pense que ça sera très compliqué, politiquement, de repartir exactement avec le même logiciel ; des ruptures doivent survenir. Les applaudissements et chansons de vingt heures, certes très agréables, ne suffiront pas. S’ils soutiennent le moral de ceux qui sont en première ligne, ils ne mettent pas de beurre dans les épinards…

LVSL – Quelles seraient les politiques économiques à prendre en urgence, post-crise pour résorber l’explosion du chômage, les liquidations judiciaires d’entreprises que nous allons malheureusement à n’en pas douter observer ?

LS – On va aller vers des annulations de charges, des prêts qui vont en réalité devenir des dons, des subventions pour maintenir la structure productive. La réforme de l’assurance chômage telle qu’elle était prévue ne va pas être mise en œuvre, la réforme des retraites non plus me semble-t-il. Je pense qu’il faudrait un plan massif d’investissement mais il ne faudrait pas que ce soit un plan massif d’investissement qui reproduise les biais carbonés de nos économies. Il faut qu’il marque une orientation écologique qui ne soit pas que de façade. Soyons clair, la transition écologique ce n’est pas seulement investir massivement dans le « vert », c’est aussi accompagner « l’échouage du brun » c’est-à-dire accompagner la baisse de la voilure des secteurs qui sont les plus carbonés et les plus nocifs pour l’environnement. Et on ne peut pas le faire sans accompagnement de l’État, il y a des salariés que l’on ne peut pas laisser aller à vau-l’eau. Il faut un plan très massif de reconversion et de formation aux métiers de la transition écologique, en formation initiale pour des jeunes mais également des plans de reconversion et requalification à ces métiers pour des salariés des secteurs très carbonés dont l’activité est appelée à s’atrophier. Par exemple, s’agissant de la rénovation thermique des bâtiments, nous n’avons pas de savoir-faire en quantité suffisante. Si l’on est cohérent avec la transition écologique, et que par exemple on limite l’artificialisation des sols, cela sera un choc énorme pour la filière du bâtiment. Il faudra l’aider en permettant aux salariés d’acquérir de nouvelles compétences notamment dans la rénovation thermique des bâtis. Il faudra également que l’on se mette à construire beaucoup plus en hauteur et souvent sur du bâti déjà existant. Cela nécessite également des compétences techniques très spécifiques. Il va falloir rénover une grande partie de bâtiments existants pour réduire l’emprise au sol. Ce sont des compétences dont ne dispose pas ou pas suffisamment aujourd’hui encore l’industrie du BTP. Il faut donc un très vaste plan de formation, ce qui ne veut pas dire moins d’emplois mais des emplois qui sont reconvertis. Tout cela, seul l’État peut l’enclencher. Il nous faut un État très activiste et surtout qui porte une vision, un cap et investit massivement.

LVSL – Pour continuer à voir plus loin et pour revenir à l’échelle européenne, cette crise de solidarité aura marqué des tensions toujours plus fortes entre certains pays, on pense à l’Italie et aux Pays-Bas, et l’explosion des règles budgétaires de son carcan d’avant crise, notamment la règle des 3% par exemple. Lorsqu’on regarde avec recul cette conflictualité montante, l’élasticité finalement admise des règles de réciprocité, et en même temps l’affirmation croissante de la BCE via cette relance économique, l’Union européenne semble-t-elle vraiment vouée à persister dans sa structure actuelle ?

LS – Je pense que la crise que l’on vit actuellement est une crise dans laquelle se joue la survie de l’euro. Nous sommes au début de cette crise et comme la BCE intervient très massivement, nous n’avons pas, pour l’instant, de vraie résurgence de la crise de la dette souveraine comme on en a eu entre 2010 et 2013 à partir du moment où ont été révélés les chiffres de l’endettement public de la Grèce. Pour l’instant nous n’en sommes pas là, car la BCE fait tout ce qu’il faut. Il n’empêche que je pense que la situation est plus grave cette fois-ci parce que la crise elle-même est plus profonde et parce qu’on touche la vie humaine. Les réactions d’égoïsme, de nationalisme que l’on peut observer sont répréhensibles non seulement économiquement mais également éthiquement.

Je trouve que cela contredit l’essence même de pourquoi l’Union européenne s’est créée. On est vraiment face à une crise existentielle si l’Europe n’est pas capable de créer des instruments qui génèrent plus de solidarité, une mutualisation des dettes ou alors des dettes qui seraient adossées au budget de l’UE, qui lui-même pourrait être augmenté au-delà des 1%. Donner des signes de solidarité non conditionnels, cela impose un changement radical dans la manière de nous projeter ensemble.

LVSL – Oui, mais cela présuppose surtout un renversement de dogmes colossaux pour certaines élites nationales… 

LS – L’Europe avance toujours au bord du gouffre, on a fait l’union bancaire quand on a cru que la zone euro allait éclater. Les pays du Nord ont énormément à perdre à un éclatement de la zone euro, pas uniquement les pays du Sud.

LVSL – Selon vous, les Pays-Bas ne pourront pas continuer à être « jusqu’au-boutiste » par rapport à l’Italie, quitte à terme à perdre l’Italie de la zone euro ? 

LS – Non je ne pense pas, car ils savent que le problème, c’est que si l’on perd l’Italie, on ne perd pas que l’Italie, il y aura nécessairement un effet domino.

« Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine »

LVSL – Pourquoi la France, qui semble jouer l’équilibre au milieu des blocs sud et nord n’a pas, selon vous, soutenu plus fortement l’alliance des pays du Sud (avec les pays baltes) contre le duo Allemagne/Pays-Bas ? Car finalement, si les contours de sa conditionnalité n’ont pas encore été totalement déterminés, l’Italie semble s’être couchée en n’excluant plus le recours au MES (Mécanisme européen de stabilité), instrument dont elle ne voulait pas à priori.

LS – Je ne sais pas si l’on peut être aussi catégorique que cela. Il faudra analyser les choses à terme. Je pense qu’il y a d’autres décisions qui sont actuellement en gestation. Je crois qu’il y a un plan plus ambitieux qui est en discussion et qui serait adossé au budget européen. Nous n’avons pas été au bout encore de ce que l’on va mettre en place pour la résolution de cette crise. On a vécu une première étape, j’ai espoir que la raison prévaudra. Je pense que le vrai risque d’éclatement de la zone, s’il arrive, arrivera par les urnes, par le vote de populations qui auront eu le sentiment d’avoir été abandonnées par l’Europe alors qu’elles vivaient un drame pas seulement économique, mais une catastrophe humaine.

LVSL – Prenons du recul par rapport à la crise et revenons sur l’une des réformes que vous réclamez depuis de nombreuses années, à savoir la scission des activités de marché et des activités commerciales des banques. Pour vous, je vous cite, c’est « la mère des réformes ». Pouvez-vous nous expliquer comment le lobby bancaire a pu empêcher le président François Hollande, alors que c’était une promesse phare de sa campagne en 2012, d’opérer cette séparation ?

LS – C’est la mère des reformes car s’il y a bien une chose que nous n’avons pas attaqué après la crise de 2008 et pour laquelle on est toujours menacés, c’est la question des établissements too big, too complex, to fail. Les banques sont encore plus grandes qu’avant la crise et plus complexes…

LVSL – François Morin parle d’ailleurs depuis son livre de 2015 d’une « hydre mondiale »…

LS – Bien sûr et il a bien raison. Elles fonctionnent comme un cartel avec des ententes. Nombre de scandales financiers comme celui du Libor, de l’Euribor, du Tibor, peuvent s’analyser comme de la fraude en bande organisée. Lorsqu’on sait comment était défini le Libor, il est très clair qu’il y a eu des ententes entre les banques d’un cartel pour le manipuler. Le livre de François Morin est très informatif à ce propos.

Les banques sont encore plus systémiques qu’elles ne l’étaient avant la crise et une banque systémique sait très bien que de toute manière, elle n’aura pas à subir la sanction du marché. On ne peut pas la laisser faire faillite car les perturbations financières et réelles seraient trop importantes, elles sont certaines d’être renflouées. Ce faisant, à niveau de risque équivalent, une banque systémique se financera beaucoup moins cher que les autres, plus petites et dont le marché sait qu’elles peuvent faire faillite si elles sont en difficulté. Cela signifie que nous subventionnons les banques systémiques.

C’est assez facile à comprendre. Les agences de notations donnent deux notes. Elles donnent une première note qui tient compte du soutien de l’État, et une notation qui n’en tient pas compte. Or, le taux auquel se financent les banques est le taux qui correspond à la notation avec soutien de l’État. Plus une banque est grosse, plus la différence entre ces deux notes est importante. On peut donc mesurer, comme l’a fait le FMI, la subvention qui est apportée à ces banques systémiques. En appliquant ce différentiel de coût de financement à leur structure de passif, cela nous donne une estimation de la subvention implicite dont elles bénéficient, parce que vous et moi, c’est-à-dire les contribuables, nous les renflouerons en cas de difficulté. Ces subventions implicites sont plus fortes en Europe que dans le reste du monde car le problème de ces banques systémiques est avant tout un problème européen. En effet, nos banques sont de taille comparable aux banques américaines, sauf qu’il faut comparer les leurs au budget fédéral américain et qu’il faut de notre côté comparer les nôtres au budget national de chaque pays, puisqu’il n’existe pas véritablement de dispositif européen de renflouement des banques. Cela signifie que les bilans des plus grosses banques américaines représentent un ordre de 20% du PIB de leur pays, ce qui est gérable. A contrario, les bilans de nos plus grosses banques représentent un ordre de 100% ou plus des PIB de chacun de nos pays, ce qui est nettement moins gérable, surtout lorsqu’il y en a plusieurs.

L’autre raison est qu’une banque ne grossit pas par les activités qui sont essentielles, c’est-à-dire pas par les activités de dépôts et de crédit, mais par les activités de marché. Lorsqu’elles grossissent, les banques déforment leur structure d’activité en faveur des activités de marché au détriment des activités essentielles. La part relative dans leur bilan des dépôts et des crédits est d’autant plus petite que la banque est grosse, les travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) le montrent. Les subventions implicites dont elles bénéficient servent en réalité à ce que ce soit la partie finance de marché qui se développe, c’est-à-dire la partie qui peut tout à fait être prise en charge par des institutions financières non bancaires, non garanties par l’État.

La troisième raison majeure est que lorsque la banque qui mêle les deux activités est en difficulté, l’État est obligé de renflouer la totalité, les sommes qui sont engagées sont alors beaucoup plus importantes. Par ailleurs, le fait que les activités ne soient pas séparées rend beaucoup plus complexe l’évaluation des effets d’une mise en résolution d’une banque, ce qui est une entrave à sa résolution. Si l’on avait séparé les activités, la seule partie de la banque que nous aurions à préserver absolument est celle qui réalise des crédits aux ménages et aux PME, c’est-à-dire à des agents qui n’ont pas d’autres sources de financement, ce qui n’est pas le cas d’une très grande entreprise qui peut se financer sur les marchés. Il faut également savoir que plus une banque est grosse plus le dénominateur de son ratio de capital est manipulable par la banque, et ainsi moins elle est capitalisée relativement à ce qu’elle devrait être. Certains travaux ont montré que pour un même portefeuille entre plusieurs banques, le ratio de capital peut aller de 1 à 3 tellement elles ont des marges de manœuvre sur la manière dont elles calculent le dénominateur de leur ratio. C’est pour cela que la finalisation des accords de Bâle III prévoyait une limitation de ces possibilités de manipulation du ratio de capital pondéré par les risques. La crise actuelle a conduit à reporter la mise en œuvre des dernières réglementations, et les pressions du lobby bancaire sont fortes à leur allègement. Malheureusement, il a l’oreille des décideurs politiques.

Il y a donc une multitude d’arguments qui vont dans le sens de l’utilité de cette séparation d’activité. Si aujourd’hui nous avons une grande banque en difficulté, les fonds publics que l’on va devoir injecter seront beaucoup plus importants que si elles avaient uniquement été des banques commerciales.

« La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique »

LVSL – Mais est-ce une réforme indispensable dans une perspective de transition écologique ?

LS – Le problème est que ce ne sera pas la priorité. Je ne pense pas que cette réforme remonte rapidement à l’agenda politique sauf peut-être si la crise bancaire est massive. Il existe d’autres possibilités pour réduire la taille des banques. On peut très fortement réglementer les opérations de marché. Si l’on rend les opérations de marché beaucoup plus coûteuses, si l’on remet du « sable dans les rouages », si on exige des ratios de capitaux beaucoup plus importants, notamment des ratios de levier, c’est-à-dire non pondérés par les risques, naturellement la taille des bilans des banques se réduira. Pour autant, je reste persuadée qu’il s’agit d’une réforme qui devrait être à l’agenda.

LVSL – Admettons cependant qu’elle soit une priorité, comment dès lors demain un pouvoir réellement « de gauche » pourrait-il réussir cette scission ? 

LS – Ce qui est très compliqué c’est que ce sont des sujets très complexes et le personnel politique dans son grand ensemble n’est pas armé en réalité pour comprendre véritablement ce qui se joue dans ces réformes. De plus, les élites de hauts-fonctionnaires et d’experts qui les entourent sont souvent très liés au monde de la finance. Ils sont convaincus que l’intérêt de ces champions nationaux est aligné avec l’intérêt national. Ce qui est faux ! Il n’existe pas véritablement de vision contradictoire dans les sphères décisionnelles de l’État et aucune ouverture d’espaces de décision avec une véritable discordance. Les décisions ne se prennent pas à la suite de véritables délibérations marquées par l’échange d’arguments scientifiques.

Pour avoir été très impliquée dans le débat sur la séparation des activités en 2012-13, je peux vous dire que les décisions ont parfois été prises sur des arguments qui étaient complètement faux, infirmés scientifiquement, et pour autant je le répète, c’est sur cette base-là que ces décisions politiques de la plus haute importance ont été prises. Ceux qui sont consultés, écoutés ont été formés de la même manière, sortent du même moule et une partie des hauts-fonctionnaires ont pour ambition de rejoindre les directions des grandes banques systémiques. La capture des élites dirigeantes par le monde de la finance est une capture cognitive, intellectuelle et évidemment sociologique. C’est l’objet de mon livre La fascination de l’ogre et tout est dans le titre.

[1] Voir les deux propositions de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau :

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/955/original/Terra-Nova_Cycle_Covid-19_Crise-ecologique-et-economique-osons-les-decisions-de-rupture__020420.pdf?1585843205

http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/982/original/Terra-Nova_Cycle-Covid19_Des-annulations-de-dettes-par-la-bce_170420—.pdf?1587132547

Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique – Entretien avec Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne

Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne.

Dans le contexte de cette crise sanitaire et économique inédite, il semblerait finalement que l’argent magique soit une solution. Après 40 ans de « gestion monétaire », le grand public redécouvre petit à petit qu’il serait possible et souhaitable de mettre en œuvre une véritable politique monétaire. De fait, que ce soit pour financer un plan de relance économique à la hauteur de cette crise ou pour financer la reconstruction écologique – les deux pouvant et devant être synonymes – la création monétaire s’avère une solution incontournable. Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau. Alain Grandjean est cofondateur de Carbone 4 et président de la Fondation Nicolas Hulot. Ces deux économistes viennent de faire paraître un ouvrage pionnier en France sur la question du financement de la transition écologique grâce à une politique monétaire entièrement repensée, Une monnaie écologique (Ed. Odile Jacob, février 2020). Dans cet entretien, nous avons voulu comprendre un peu mieux ces mécanismes économiques, avoir leur avis sur des thèmes d’actualité, mais également évoquer leurs propositions. Entretien retranscrit par Dany Meyniel et réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous écrivez dans votre ouvrage : « Neutralité carbone et neutralité monétaire ne sont pas compatibles, il faut choisir ». Pouvez-vous nous expliquer cette phrase ?

Alain Grandjean – La planète atteindra la neutralité carbone quand nous émettrons aussi peu de gaz à effet de serre que la biosphère est capable d’absorber du CO2. Cela suppose un changement radical – une reconstruction écologique – de notre mode de consommation et de production. Ce changement ne peut pas être opéré par la seule logique de marché. Dans cette logique, il y a ce que font les acteurs de marché, mais aussi ce que fait la puissance publique, notamment via la politique monétaire. La neutralité monétaire est un dogme selon lequel la politique monétaire serait « neutre », c’est-à-dire sans effet sur l’économie. Ce qu’on cherche à démontrer dans le livre, c’est que cela n’est pas vrai, de la même que le marché tout seul ne peut pas conduire à la neutralité carbone. Les acteurs de marché ne peuvent pas réduire spontanément leurs émissions de gaz à effet de serre, car ils n’ont pas intérêt à le faire. Une politique monétaire soi-disant neutre ne l’est pas, car elle favorise implicitement le modèle actuel qui est un modèle fossile.

Nicolas Dufrêne – Je rajouterais le fait qu’on peut aussi définir la neutralité comme étant une paresse de l’intelligence : Jean Jaurès disait, à propos de l’éducation, que la neutralité était « un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit ». Cette formule est tout à fait adaptée à la politique monétaire suivie depuis plus de trente ans, qui consiste précisément à ne pas faire de « politique » monétaire, mais de la « gestion » monétaire. Celle-ci est toute entière tournée vers la lutte contre l’inflation et vers la préservation de la neutralité de marché, ce qui signifie que la politique monétaire cherche à ne surtout pas influencer les formes existantes du marché. Cette neutralité découle elle-même des principes généraux de l’Union européenne et notamment du principe de concurrence libre et non faussée, qui fait qu’on se refuse la possibilité de faire des choix, d’orienter l’économie. Nous avons donc une politique monétaire qui tend à reproduire la structure économique existante et non pas à en modifier les formes ; et cela est totalement incompatible avec la transition écologique.

LVSL – Selon vous, pourquoi la monnaie doit être un bien commun et pas un bien public ? Quelle est la différence ? Est-ce que vous pouvez nous raconter l’histoire du Conseil national du crédit (CNC) issu du programme du CNR (Conseil national de la Résistance) et fondé en 1946 ?

A.G – La monnaie est devenue un commun pour une raison extrêmement simple : depuis la fin de Bretton Woods, la création monétaire est entièrement déconnectée de toute matérialité. Très concrètement, la monnaie est créée ex nihilo par un simple jeu d’écritures. Or cette monnaie, quand elle est dans votre main, a un pouvoir d’achat : créer de la monnaie, c’est donc créer du pouvoir d’achat. De fait, ce pouvoir d’achat est un droit sur un bien : si j’ai un euro, je vais acheter quelque chose qui vaut un euro. La monnaie n’est donc pas le bien, mais ce dit droit d’acheter le bien : c’est un droit fongible. Si c’est un bien privé, cela veut dire qu’on est en train de donner ce droit à des acteurs privés. Dans la grande histoire monétaire, il y avait des périodes où ce n’était ni des biens privés ni des biens publics ou communs, c’étaient des biens tribaux : au Moyen Âge, les seigneurs avaient le droit de seigneuriage et détenaient, de ce fait, un pouvoir considérable. Notre revendication est de dire que le vrai statut politique de la monnaie, c’est le statut de commun.

N.D – Pour compléter sur le Conseil national du crédit, c’est une idée directement issue du programme du CNR qui se matérialisa en 1946 avec pour ambition de faire de ce conseil un véritable « Parlement du crédit et de la monnaie », c’est-à-dire de se donner les moyens de gérer le crédit et la monnaie comme un bien commun. Nous citons dans le livre une belle formule de l’écrivain et poète Jorge Luis Borges qui dit que : « la monnaie est un répertoire de futures possibilités ». Si cela est vrai, alors il n’est pas anormal que la société, les partenaires sociaux, le gouvernement, les syndicats, mais aussi les citoyens soient associés à sa gestion. En conséquence, nous ne devons pas avoir, comme Alain l’a expliqué, uniquement une décision privée qui oriente le crédit en fonction d’un but uniquement lucratif, mais que le crédit et la monnaie puissent aussi être orientés par des décisions communes au profit de l’intérêt général. Ainsi, ce Parlement du crédit et de la monnaie avait cette ambition d’être un outil au service de l’intérêt général par une gouvernance commune associant différents partenaires sociaux et étatiques. Malheureusement, il est rapidement tombé sous la coupe de la Banque de France et a progressivement disparu des radars. Toute la politique monétaire a été confiée à la Banque de France et au Trésor, puis seulement à la Banque de France après la disparition du circuit du Trésor. Pour rappel, le circuit du Trésor permettait à l’État de décider non seulement du montant des emprunts qu’il faisait auprès des banques privées, mais aussi de leurs taux. Il a persisté jusque dans les années 70 avant d’être démantelé. Je renvoie sur tous ces points à l’excellent livre de Benjamin Lemoine L’Ordre de la dette.

Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Pour opérer une reconstruction écologique à hauteur de nos objectifs climatiques, il faudrait chaque année, selon la Cour des comptes européenne, quelques 1 115 milliards d’euros d’investissement pour l’Europe et environ 75 milliards d’euros pour la France. Vous estimez l’effort plus proche de 100 milliards d’euros, en l’élargissant d’autres secteurs comme l’agroécologie et les efforts de circularisation de l’économie. D’un autre côté, entre 2014 et 2019, la BCE a fourni pour plus de 2 600 milliards d’euros de liquidité aux banques à travers sa politique de quantitative easing. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une politique d’extension monétaire alors qu’en fait cet argent ne va pas à l’économie réelle et encore moins dans la transition écologique. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce malentendu ?

A.G. – Le système monétaire est un système à deux étages : au premier étage, banque centrale vers banques secondaires et au deuxième étage, banques secondaires vers ménages et entreprises. La monnaie dont on se sert dans l’économie est la monnaie du deuxième étage, celle qui est créée par les banques secondaires, par exemple, à l’occasion d’un prêt qu’elle nous accorde. Contrairement à la doctrine erronée du multiplicateur monétaire (à ne pas confondre avec le multiplicateur budgétaire), la quantité de monnaie créée dans l’économie n’est pas mécaniquement le multiple de la monnaie centrale créée par la banque centrale en faveur des grands acteurs financiers. Or, quand on parle des milliers de milliards de dollars créés par la Fed ou la BCE, on parle du premier étage. De fait, cette monnaie non seulement ne va pas dans l’économie réelle de manière automatique, mais en outre, elle ne se multiplie pas par miracle dans l’économie réelle. En fait, elle irrigue le bilan des banques et des acteurs financiers. Elle peut même tourner en rond, quand les banques remettent de l’argent sur leur compte à la banque centrale. Ainsi, il y a une distinction extrêmement claire à faire entre cette circulation monétaire-là et la circulation dans l’économie.

Ce que nous proposons et recommandons, c’est le fait qu’on ait de la « vraie » monnaie, celle qui fait de l’échange dans la vie économique, qui soit créée de manière volontariste en contrepartie d’actions qui sont « décarbonantes », plus exactement favorables à la reconstruction écologique. Comme nous venons de le voir, cela ne se fait pas du tout automatiquement par le quantitative easing, c’est-à-dire l’opération qui consiste à abreuver de liquidités le monde bancaire et financier. Cela ne va pas forcément irriguer l’économie réelle, sauf une partie de cette économie réelle qu’on appelle économie immobilière. Lorsque les banques centrales abreuvent de liquidités les banques, celles-ci se refinancent à « pas cher du tout » et ont donc une capacité à prêter de l’argent à très bas taux, soit pour l’immobilier – ce qui a conduit à des hausses de prix –, soit, dans le monde capitaliste qui repose sur la possibilité de pouvoir emprunter à un taux très bas, pour d’autres opérations comme les opérations à effet de levier. Tout ceci n’irrigue pas directement l’économie réelle et ne favorise pas le développement des projets dont on a besoin dans la vie quotidienne.

N.D – Par construction, la banque centrale ne peut interagir qu’avec les banques commerciales et le Trésor public qui sont les seuls à posséder un compte dans ses livres. Elle ne peut pas agir ni avec les entreprises ni avec les particuliers qui ne possèdent pas de compte à la banque centrale. Mais pour des raisons juridiques – et par conséquent idéologiques –, on a interdit à la banque centrale de financer le Trésor même si celui-ci peut toujours lui verser de l’argent, spécialement en période de quantitative easing, pour rembourser les emprunts rachetés par la BCE auprès des marchés financiers (l’interdiction est donc à sens unique : de la banque centrale vers le Trésor).

Par conséquent, ce système emprisonne la capacité d’action de la banque centrale en la dirigeant uniquement vers les banques et donc vers les marchés financiers. En effet, les grandes banques universelles ont désormais plus de la moitié de leur bilan qui est constituée d’opérations financières et d’actifs financiers. Cela veut dire que leur nouveau champ de jeu est désormais bien plus les opérations financières que le crédit à l’économie. C’est beaucoup moins le cas des banques mutualistes, par exemple, qui continuent d’avoir une majeure partie de leur bilan qui est constituée de crédits.

Ce que nous recommandons, c’est donc un canal qui permettrait de faire en sorte que la monnaie créée par la banque centrale vienne directement financer l’économie. Pierre Larrouturou et Jean Jouzel avaient porté, avec le Pacte Finance-Climat, cette idée en disant qu’il fallait orienter les 2 600 milliards d’euros du quantitative easing vers la transition écologique. Malheureusement le mécanisme proposé n’était pas pertinent : ils souhaitent créer une « banque du climat » qui était une banque publique d’investissement un peu comme BPIFrance ou comme la Banque européenne d’investissement. Or, les banques publiques d’investissement n’ont pas le pouvoir de créer des liquidités, car ce pouvoir extraordinaire est réservé à la banque centrale. Donc si on veut vraiment un effort monétaire à la hauteur, il faut qu’on puisse brancher directement la création monétaire de la banque centrale vers les banques publiques d’investissement, vers des agences d’État ou vers des fonds spécialisés, ce que nous interdit, au moins en partie, les règles juridiques qui encadrent la politique monétaire et restreignent son champ.

A.G – Si je peux me permettre d’insister sur un point qui lie cette question à celle des communs. Il y a une chose très paradoxale : on a interdit aux États le bénéfice de ce qu’on appelle couramment la planche à billets – même si ce ne sont plus des billets, mais de la monnaie scripturale – pour des raisons un peu douteuses selon lesquelles les États en feraient nécessairement mauvais usage. En faisant cela, on a déplacé la décision politique d’un gouvernement élu à une technocratie certes très sérieuse, compétente intellectuellement, qui utilise des modèles mathématiques très développés. Il n’empêche que l’idée selon laquelle un gouvernement élu démocratiquement fait un mauvais usage de la monnaie dont il aurait le bénéfice interdit à ce gouvernement d’avoir des marges de manœuvre qu’il aurait s’il avait le bénéfice de la création monétaire et ce pourrait être pour le plus grand bien commun. Évidemment, il faut des contre-feux et des règles pour éviter le clientélisme et les abus, mais est-ce si difficile à faire ? On a institutionnalisé cette interdiction au sein de la construction européenne dans les traités qui sont difficiles à faire bouger. L’un des enjeux clefs, c’est de faire bouger ces lignes.

LVSL – Par ailleurs, la BCE pratique des taux très bas censés favoriser l’investissement au détriment de l’épargne. Pourtant, on observe que plutôt d’investir dans l’économie réelle, les banques utilisent cet argent « peu cher » pour réaliser des opérations plus risquées et donc compenser le fait que les taux soient bas. Selon vous, sans réforme du secteur bancaire, peut-il y avoir une politique monétaire efficace pour financer la transition écologique ?

N.D – La réforme du système bancaire est en route, mais pas dans le sens que l’on pourrait souhaiter. L’union bancaire, l’idée d’unir effectivement les marchés de capitaux et les grandes banques pour avoir des mastodontes qui seraient théoriquement plus résilients par rapport aux chocs financiers sont des principes contestables. En réalité, plus on a de mastodontes et plus le fameux adage « Too big to fail » va devenir une réalité. Cela rend la monnaie, qui est un bien commun pour tous, dépendante de la bonne fortune des banques privées. On a donc une manière de faire qui consiste à associer l’intérêt général de la société sur le plan monétaire à l’intérêt privé des grandes banques.

Maintenant, est-ce qu’on peut développer des mécanismes de financement qui ne dépendent pas directement d’une réforme des banques privées ? La réponse est oui même s’il est préférable d’agir sur les deux volets. Il faudrait en effet renforcer les fonds propres des banques et les exigences de fonds propres pour toutes leurs activités de marché, afin qu’elles prennent moins de risques. Il serait même souhaitable, à terme, de séparer les activités de crédit des activités de marché. Mais même si on ne fait pas cela, on a des leviers pour agir directement, car la politique monétaire ne se résume pas uniquement à la réglementation prudentielle ou aux actions de la banque centrale. On peut, par exemple, augmenter les dotations et les capacités à investir des banques publiques d’investissement, de BPIFrance au niveau national, de la Banque européenne d’investissement (BEI) en Europe. La France semble d’ailleurs plaider pour une augmentation du capital de la BEI même si, au vu de ses statuts, elle pourrait d’ores et déjà investir près de 150 milliards d’euros supplémentaires et immédiatement par rapport à ce qu’elle fait actuellement. Si l’on met en œuvre la solution que nous recommandons dans le livre qui est de créer un mécanisme de création monétaire ciblé qui partirait de la BCE pour abonder des fonds particuliers ou la BEI, c’est-à-dire un mécanisme qui est totalement indépendant de la réforme des banques privées, on pourrait donc avoir des marges de manœuvre gigantesques ! Mais cela nécessite d’assumer une action de l’État, une action des banques centrales. Or, dans le contexte d’indépendance de ces dernières, c’est plus difficile à faire.

LVSL – La décarbonation du PIB fait débat chez les économistes. Le rapport Canfin-Grandjean dit qu’il faut réduire d’un facteur dix l’intensité carbone du PIB pour rester dans les cordes de l’Accord de Paris ; et vous expliquez qu’en 1980, il fallait 122 tonnes équivalent pétrole d’énergie pour un million d’euros de PIB produit et qu’en 2012, il n’en fallait plus que 85 soit une amélioration de 30 %. On est loin du compte, mais vous parlez du taux d’émission de gaz à effet de serre par million d’euros produit et non pas par point de PIB. Or, on produit aujourd’hui beaucoup plus de millions par point de PIB qu’avant puisqu’entre-temps, on a eu de la croissance. N’est-ce pas là une sorte d’effet rebond qui invalide vos dires sur la décarbonation du PIB ?

A.G – C’est le débat sur ce qu’on appelle le découplage. On a besoin d’une baisse en absolu des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial (car l’atmosphère ne réagit qu’à ces émissions et pas au PIB !). Une partie des analystes disent qu’on n’y arrivera pas sans une baisse du PIB parce que celui-ci est grosso modo approximé par la quantité d’énergie consommée, elle-même proportionnelle à la « matérialité » de notre économie. Comme l’énergie est à 80 % d’origine fossile, il est clair, selon ce point de vue, que, si on veut baisser les émissions de gaz à effet de serre, il faut baisser cette « matérialité ».

C’est un point de vue que je ne partage pas complètement, même si je suis d’accord sur la vision suivante : nous ne sommes pas du tout sur la route qui nous permettrait d’avoir le découplage absolu, c’est-à-dire la baisse des émissions de gaz à effet de serre avec un PIB croissant. Mais cela ne veut pas dire que ce soit si évident que cela qu’on ne puisse pas y arriver dans les décennies qui viennent. De fait, je suis un petit peu plus optimiste que la vision « décroissantiste ». Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le PIB, c’est la satisfaction des uns et des autres ; et je ne suis pas très sûr que, dans les pays développés, nous soyons plus heureux parce qu’on a quinze pulls plutôt que quatorze. À un moment donné, le monde sera sur un mode décroissant matériellement, ce qui ne veut pas nécessairement dire un PIB décroissant. Par ailleurs, le PIB n’est en aucun cas un bon indicateur sur l’idée qu’il faudrait être matériellement plus riche pour être plus heureux.

Le premier vrai débat est celui des inégalités sociales et la question de savoir si on peut les réduire sans que cela se traduise par une augmentation totale de la consommation matérielle, car il y a des gens très pauvres, même dans notre pays, qui ont faim et qui ont froid. Le deuxième vrai débat, c’est le contenu en carbone et en énergie des services et des biens qui sont vendus. Je ne vois pas pourquoi ce serait une fatalité absolue que leur contenu en carbone et en énergie ne baisse pas rapidement. Du point de vue d’un industriel dans notre système économique, si l’énergie et le carbone ne coûtent rien, il ne va pas faire d’effort pour en réduire l’usage. Sauf si l’on est dans un plan Marshall, dans un Green Deal et que des dispositions publiques sont prises concrètement, telles que des interdictions programmées ou une fiscalité très incitative comme, par exemple, l’interdiction de fabriquer des voitures à moteur thermique dans quelques années, de faire des chaudières et ainsi de suite. Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’innovation est toujours fille de la contrainte.

Faire des raisonnements prospectifs, par rapport à l’analyse historique qui, elle-même, s’appuie sur une histoire dans laquelle c’était « la fête » et où on pouvait se gaver d’énergie sans que cela ne coûte rien, est erroné. C’est une induction qui est fausse sur le plan logique et théorique. Pour passer d’un monde dans lequel l’énergie, les contraintes d’environnement, l’aspect poubelle, l’aspect pollution ne sont pas des problèmes à un monde dans lequel ce sont des problèmes, il faut que les signaux élémentaires, les signaux-prix, soient beaucoup plus élevés qu’aujourd’hui. On peut donc décarboner l’économie, on peut la rendre beaucoup plus propre si nos machines deviennent plus propres et cessent de se gaver d’énergies fossiles. Mais tout cela est quand même une révolution industrielle et économique assez forte.

N.D – L’I4CE a montré qu’on avait 73 milliards d’euros par an d’investissement dans les activités polluantes au sens large en France. Si nous recommandons quelque chose de l’ordre – il n’y a pas de chiffre absolu en la matière – de 100 milliards d’euros, on voit bien que même d’un strict point de vue comptable, si on enlève l’investissement par rapport au désinvestissement qui est nécessaire, cela peut être positif. Nous ne croyons pas à cette idée que l’on fera plus d’écologie dans un appauvrissement généralisé où les ménages n’auront pas les moyens de changer leur voiture pour une voiture plus propre, de se loger dans des appartements ou maisons mieux isolés, et dans lequel l’État n’aura pas assez investi dans des transports en commun. Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il n’y a pas d’autres activités comme le transport aérien et le routier qui doivent décroître en parallèle.

LVSL – Pour vous, le PIB est un outil qui in fine est utilisé comme boussole : vous évoquez les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU et les 98 indicateurs qui servent à les évaluer en France. Pourrait-on, selon vous, imaginer que les ODD deviennent une nouvelle boussole ? Comment fait-on pour faire basculer sur autre chose que le PIB ? L’indicateur n’est-il pas finalement – comme la monnaie – une construction sociale qui n’a de valeur que dans la confiance qu’on lui confère ?

A.G – Sur la question des indicateurs, ceux des ODD sont trop nombreux : on ne dirige pas avec des centaines d’indicateurs. Il y a la loi Eva Sas en France qui a produit une dizaine d’indicateurs de synthèse qui sont documentés chaque année par un rapport du gouvernement. Ce n’est pas si mal, mais cela ne sert à rien aujourd’hui, non pas que les indicateurs soient mauvais ou que cette loi soit mauvaise, c’est juste que ce n’est pas incarné politiquement. Par conséquent, la priorité est que le gouvernement rende compte de son action avec ces indicateurs qui sont de l’ordre de ceux qui concernent les inégalités, la pauvreté et la précarité, de ceux qui concernent l’écologie, le taux d’emploi puis la manière dont les entreprises réussissent à se débrouiller dans le monde. Je ne crois pas du tout qu’il faille un consensus international pour arriver à faire cela – des pays ont décidé de travailler avec d’autres indicateurs, à l’instar de la Nouvelle-Zélande. Il y a donc besoin qu’on soit élu sur un programme matérialisé par des objectifs. Le PIB sert à quelque chose, il a une fonctionnalité instrumentale, l’INSEE fait son travail de manière convenable, on a besoin de statisticiens. Mais le PIB n’est pas un indicateur de progrès social, ni même d’emplois.

N.D – Il est vrai que le PIB ne mesure pas toute une série de choses, il ne mesure pas le capital naturel, les dommages faits à l’environnement, le progrès social, l’espérance de vie, etc. Robert Kennedy disait que « le PIB mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Mais le PIB est une mesure monétaire ; et on constate qu’il y a une corrélation étroite de tout temps et en tout lieu entre l’évolution de la masse monétaire et l’évolution du PIB. Cela est tout à fait normal parce que la quantité de monnaie qui est disponible dans une société permet la réalisation des plus-values et des échanges. C’est pour cela que les économistes suivent très étroitement l’évolution du crédit : si le crédit s’effondre, cela veut dire qu’il y a moins de création monétaire et que la récession n’est pas loin. Il faut donc garder le PIB juste pour cet aspect-là. Néanmoins, cela ne suffit absolument pas et il faut le croiser avec d’autres indicateurs, surtout dans une optique de développement durable.

Alain Grandjean, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Vous plaidez pour que l’État se finance par la création monétaire plutôt que la dette, du moins en grande partie. Si nous avions fait cela, notre dette aurait été de seulement 30 % et non pas de plus de 90 % du PIB comme c’est la cas aujourd’hui. Vous montrez également que notre taux d’endettement explose alors que la croissance stagne. Est-ce là, selon vous, un syndrome de la baisse tendancielle du taux de profit pour cause de surproduction comme le théorisait Marx ?

A.G. – Je ne crois pas. Je l’avais déjà dit dans un livre écrit avec Gabriel Galand en 1997, il y a deux grands mécanismes de création monétaire : ce que nous avions appelé à l’époque « la monnaie d’endettement », celle massivement créée en contrepartie de l’endettement et dont l’augmentation de l’endettement est une conséquence mécanique de cette logique-là. La deuxième grande méthode pour créer de la monnaie, c’est ce qu’on a appelé « la monnaie libre » : elle peut être créée directement et sans contrepartie d’endettement. Le raisonnement qui permet de démontrer que la dette publique pourrait être à 30 % du PIB au lieu de 90 % résulte du fait que, si l’on avait créé de la monnaie sans intérêt, il n’y aurait pas eu à payer des intérêts. Or, comme les taux d’intérêt font boule de neige, à la fin de l’histoire, la dette s’accroît. L’effet boule de neige fait que le stock de dettes et les intérêts augmentent en permanence quand le taux d’intérêt est supérieur au taux d’inflation et de croissance. Dans cette situation, le besoin financier « réel » s’accroît sans arrêt. Pour ma part, je crois beaucoup plus à cette théorie qu’à la théorie de Karl Marx, car elle explique de manière extrêmement simple l’augmentation de l’endettement. Précisons que nous ne sommes pas en train de parler des dettes et créances entre particuliers ou entre une institution financière non bancaire et une entreprise. Nous parlons des mécanismes de création monétaire qui sont une partie de l’endettement qui pourrait être résorbée de cette manière-là. Cela explique extrêmement bien la problématique de l’endettement dans lequel on est.

N.D – On a déjà des cas de monnaie libre, c’est-à-dire sans endettement associé, par exemple lorsqu’une entreprise ou un ménage fait faillite, cela signifie qu’ils ne remboursent pas leurs dettes et que la monnaie qui a été créée au moment du crédit n’est pas remboursée. Elle continue alors de circuler dans la sphère économique. La création monétaire est prise entre deux flux : un flux de création, lors du crédit, que vient annuler un flux de destruction, lors du remboursement, et c’est cela qui nous pose problème. Dans toutes les explications sur le niveau des dettes publiques, on parle des diminutions d’impôts des plus riches, on parle du financement des services publics, on parle de toute une série de choses, mais on ne parle pas du mécanisme premier qui est la création monétaire qui entraîne la dette. C’est donc pour cela que nous proposons cette idée de la monnaie libre. Cela dit, si on tient vraiment à respecter les formes actuelles, à savoir le fait qu’une création monétaire entraîne une dette, il y a un moyen de faire qui est tout à fait indolore : permettre à la banque centrale d’accorder des crédits sur des durées tellement longues et à des taux tellement bas que cela s’apparenterait quasiment à un don d’argent. Dans ce cas-là, on ne recourt pas techniquement à de la création monétaire libre, mais bien à un prêt « préférentiel ». Or, ce type de prêts est malheureusement impossible pour l’instant parce que la BCE ou les banques publiques d’investissement doivent intervenir à des « conditions de marché ». Toutefois, le marché ne voit pas au-delà d’une certaine durée : il est aveugle à nos besoins et investissements de long terme. Ainsi, ce que nous proposons de faire, c’est de créer des mécanismes qui remédient radicalement à la fois à cette augmentation tendancielle de la dette et à la myopie du marché sur les enjeux de long terme, au premier rang desquels on retrouve la reconstruction écologique. Non seulement il y a une incertitude radicale sur le long terme, mais il y a, en outre, un besoin de financer un grand nombre de choses qui ne sont pas directement rentables et pour lesquelles le marché ne peut pas faire efficacement le job sans soutien public. Ensuite, il existe plusieurs techniques pour le faire.

LVSL – Pour les partisans de la Modern Monetary Theory que vous êtes, un État ne peut jamais faire faillite tant qu’il dispose de sa planche à billets : il peut toujours se financer par création monétaire. Vous dites néanmoins qu’il existe une limite à cette réflexion : avoir une partie de sa dette dans une monnaie étrangère. Mais en Europe, avec l’euro, la question ne se pose pas, la plupart de nos dettes sont en euros et, pour le reste, on peut très bien imaginer que l’on rachète des titres de dette en dollars avec nos euros… Comment vous appréhendez ce problème ? Est-ce que ça peut être en deux temps, c’est-à-dire d’abord une monétisation ou un effacement des titres de dette en euros puis une politique monétaire expansionniste ?

A.G – Je n’ai jamais dit, à titre personnel, que j’étais à 100 % d’accord avec la MMT. Il y a une partie de la question de la MMT avec laquelle on est assez à l’aise et une partie dont on n’a pas envie de discuter. C’est un point de doctrine notamment sur la garantie de l’emploi et sur l’histoire qu’un État ne peut pas faire faillite, c’est aussi un débat (le Liban fait faillite aujourd’hui). En tout cas, ce qui est essentiel, c’est qu’il ne faut pas confondre deux situations dans lesquelles la « planche à billets » a des possibilités très différentes. Par exemple, l’Europe est une zone assez autonome. Ce n’est pas la même histoire quand vous êtes dans un pays qui a une très forte dépendance extérieure, où vous faites les achats en devises, vous ne les faites pas avec votre monnaie (sauf si celle-ci est acceptée de manière inconditionnelle par le tiers, mais il n’y a que le dollar qui a cette position). Il y a une contrainte extérieure qui existe, qui est réelle et qui tempère le pouvoir de l’arme monétaire dans un pays qui dépend fortement de l’extérieur. Ce lien très fort entre la réduction des consommations d’énergies fossiles, le Green Deal et la politique monétaire est vraiment important à souligner parce que, si on réduit fortement la consommation d’énergies fossiles, on réduit fortement nos importations. Ces importations sont faites de plusieurs acteurs, mais la part énergétique dans la balance commerciale (européenne, mais aussi française) est extrêmement importante.

LVSL – Quarante milliards de déficits commerciaux liés au pétrole.

A.G – En France. Mais en Europe, le montant est beaucoup plus élevé. On souligne juste le point que, selon le degré d’ouverture et de contrainte au sens très strict du terme, l’outil monétaire ne fonctionne pas de la même manière ; et pour nuancer la question de l’inflation, je ne crois pas à l’idée selon laquelle on va pouvoir à tour de bras acheter des biens et des services hors zone euro. Je suis beaucoup plus à l’aise avec l’idée – très naïve – que l’Europe est une très grande zone économique qui laisse son marché s’ouvrir aux quatre vents des intérêts et des appétits des compétiteurs. On ferait bien de réindustrialiser la zone euro et, sans vouloir être autarciques à 100 %, devenir beaucoup plus indépendants de notre destin. Dans ce cas-là, si on associe un programme d’investissement intelligent avec une réindustrialisation « verte » et une baisse de notre dépendance aux énergies fossiles, les marges de manœuvre de l’outil monétaire sont exceptionnelles.

N.D – Il y a plusieurs dimensions dans la MMT et il est vrai que la question de la garantie de l’emploi n’est pas si simple, on préfère ne pas en parler dans le livre. Sur l’aspect monétaire, il y a des choses plus intéressantes et dans lesquelles on se retrouve plus, notamment l’idée de base de la MMT qui est d’affirmer que ce que va dépenser le secteur public – entendu au sens large (État et Banque Centrale) –, c’est ce qui crée, par un jeu de vase communicant, une partie substantielle des excédents du secteur privé. C’est mécanique. La MMT ne fait que rappeler cette évidence-là que beaucoup de gens contestent : d’où l’échec hier, aujourd’hui et demain de toutes les politiques d’austérité qui conduisent à comprimer toujours plus la part de dépenses du secteur public et qui réduisent donc les excédents du secteur privé dans un cercle vicieux infernal. C’est la première chose. La deuxième, c’est qu’il est clair que, pour des pays qui ont une monnaie très internationalisée et puissante comme les États-Unis, il n’y a pas vraiment de contrainte extérieure, mais pour des pays comme le Liban, le Venezuela, l’Algérie, etc. qui sont très endettés en devises étrangères, en dollars ou en euros, la contrainte n’est pas la même. S’ils se mettent à faire tourner la planche à billets excessivement, ils risquent des attaques spéculatives sur leur monnaie. En outre, ils risquent une inflation importée massive, car si la valeur de leur monnaie s’effondre, cela veut dire que tout ce qu’ils vont acheter à l’extérieur va leur coûter beaucoup plus cher. Une des réponses monétaires qu’on peut avoir est de mettre en œuvre des mécanismes de création monétaire ciblés pour diminuer notre dépendance aux importations. L’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, avec qui on partage un même constat sur la nécessité de créer de la monnaie libre, a récemment proposé dans une note de l’Institut Veblen d’installer un « drone monétaire » qui distribuerait de la monnaie aux citoyens. Une des limites de cette idée est justement que cela pourrait nous conduire à importer encore plus et que ça ne contribuerait pas à modifier les formes de l’activité économique. D’où notre insistance sur des mécanismes de création monétaire qui soient ciblés pour la réindustrialisation verte, pour diminuer la dépendance aux exportations et pour financer ce qui n’est pas délocalisable.

A.G – J’ai toujours poussé le « Green QE » plutôt que le « QE for people » parce que, quand ce dernier considère qu’on doit financer un revenu universel payé par la Banque Centrale, je trouve cela dangereux pour les raisons que vient d’exposer Nicolas. Mais on peut proposer des solutions mixtes si les montants sont raisonnables et que cela permette de donner aux citoyens un coussin de sécurité, sous réserve qu’on arrive à régler les problèmes d’intendance (chacun d’entre nous n’a pas son compte à la Banque Centrale). Mais s’il s’agissait de montants importants et réguliers, je suis persuadé que cela ne marchera pas pour toutes les raisons que nous vous avons expliquées.

LVSL – Vous dites que la création monétaire n’est pas forcément inflationniste quand elle est canalisée dans des secteurs précis. Par ailleurs, vous citez Gaël Giraud qui dit : « si la planche à billets était toujours et partout inflationniste, il faudrait fermer toutes les banques privées du monde demain matin. ». De fait, les banques privées créent indirectement de la monnaie lorsqu’elles prêtent des sommes qu’elles n’ont pas en dépôt et qu’elles récupèrent dessus un intérêt. Pouvez-vous nous expliquer une bonne fois pour toutes qu’il n’y a pas forcément de lien entre inflation et relance économique et monétaire ?

A.G – Les banques créent de la monnaie directement. C’est très précis : au moment où l’un de nous va à la banque pour bénéficier d’un prêt, la banque crée de l’argent ex nihilo et, quand on le rembourse, elle le détruit. Elle le fait aussi quand elle achète des actifs et quand elle paye ses propres salariés. Ce n’est donc pas de l’ordre de l’idéologie, c’est factuel, empirique. En revanche, l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait de l’inflation que par augmentation de la masse monétaire n’est pas empirique. Elle ne repose sur rien sauf qu’elle a été plaidée par des économistes reconnus. Mais en dehors de cela, il n’y a pas de preuve de ce lien-là. Au contraire, les banques privées n’ont cessé de créer de la monnaie, sans limitation réelle, mais on a une période extrêmement longue d’une inflation très basse depuis vingt ans. La cause principale de la hausse des prix à partir de 1973, c’était l’inflation importée par l’augmentation du prix du pétrole, c’est très simple. Ce n’est en rien un phénomène monétaire.

N.D – Il faut d’abord dire que l’inflation a des définitions et des paramètres variables, ce qui ne facilite pas les choses, qu’a priori le prix des actifs financiers n’est pas inclus dans l’inflation et les prix de l’immobilier y sont en partie, mais pas totalement. Ensuite, tout dépend de la destination de la masse monétaire, et il est extrêmement important de le comprendre. On peut avoir, et c’est ce qu’on a eu ces dernières années, une très forte création monétaire qui est orientée sur les marchés financiers et, dans ce cas-là, on aura une explosion du prix des actifs financiers, mais aucune inflation dans le reste de l’économie. En revanche, si l’on établit, comme on le recommande, un mécanisme de création monétaire ciblé pour financer la transition écologique, on peut très bien obtenir à l’inverse des baisses de prix. Un afflux de monnaie dans un secteur précis peut entraîner des baisses considérables de prix contrairement à ce que la théorie de l’offre et de la demande nous dit : c’est ce qui s’est passé dans le domaine des nouvelles technologies. Plus l’argent a afflué dans le secteur des nouvelles technologies à partir des années 2000 – et même à partir de la bulle et bien que celle-ci ait explosé –, plus il y a eu d’argent investi dans ce domaine, plus les process de fabrication étaient efficaces et plus les prix de l’informatique ou de la téléphonie se sont effondrés. En réalité, le lien entre augmentation de la masse monétaire et des prix est extrêmement complexe : il ne dépend pas que du volume mais aussi et surtout de l’allocation de la monnaie créée.

Il y a aussi un autre point sur lequel la MMT nous dit quelque chose d’intéressant, à savoir que la fiscalité peut de toute façon nous permettre de réguler l’inflation. La politique monétaire et la politique budgétaire doivent être pensées ensemble, mais aussi avec la politique fiscale. En effet, si l’on créait trop de monnaie, l’État aurait toujours la capacité de le retirer du système économique à travers la fiscalité. C’est une autre conception de la fiscalité qui est de dire qu’elle ne sert pas prioritairement comme moyen de financement de l’État, mais aussi comme un moyen de régulation de la masse monétaire dans l’économie. Aujourd’hui, toutes les Banques Centrales ont fondé leur doctrine de lutte contre l’inflation, notamment sur la fameuse courbe de Phillips qui nous oblige à faire le choix entre le développement de l’activité économique et de l’emploi et l’inflation. De fait, nous refusons ce choix et nous disons qu’il n’est ni raisonnable ni pertinent. On peut fort bien développer des moyens de stimuler l’emploi, la production et le développement de l’industrialisation verte et en même temps contenir l’inflation par toute une série de dispositifs budgétaires, fiscaux ou tout simplement de régulation des prix.

A.G – Je rajoute qu’il y a une caricature de l’usage de la création monétaire qui est toujours la même : regardez le Zimbabwe, regardez l’Allemagne des années 20, le Venezuela, etc. Nous n’avons donc jamais évidemment recommandé de faire tout et n’importe quoi. Nous plaidons cet usage pour des pays bien organisés et structurés. Quand on parle de parlement, ce n’est pas pour rien, c’est pour insister sur le fait que les mécanismes doivent être transparents, discutés, contrôlés. Concernant la crise majeure de Weimar, la réparation de guerre était impayable, la République était toute jeune et s’est retrouvée dans une situation économiquement impossible. Dans un pays qui est structuré et démocratique avec un droit de vote établi, les citoyens n’ont aucune envie d’une hyperinflation. Ce n’est pas du tout un souhait démocratique ; ce qui est l’est, c’est peut-être avoir 3 ou 4 % d’inflation, et ce ne serait certainement pas un problème. On pourrait même le faire voter. Mais dès qu’on commencerait à avoir une inflation plus élevée, les épargnants se mettraient à considérer que l’on est en train de détruire leur épargne et, immanquablement, les rapports de force s’installeraient.

LVSL – Vous pointez dans votre ouvrage ce moment mal connu de l’histoire allemande où le pays résorbe ses dettes de la Seconde Guerre mondiale, en quelques années seulement (cinq ans), grâce à l’inflation. La dette passe alors de 200 % à 30 % du PIB. Un comble puisque aujourd’hui l’Allemagne est un facteur majeur de blocage quant au projet d’une politique d’expansion monétaire européenne. On le voit d’ailleurs actuellement dans la gestion de la crise du coronavirus où la CDU, la CSU, mais aussi le SPD bloquent systématiquement toute proposition de relance économique ambitieuse. Les tenants des retraites par capitalisation ont peur de voir leur valeur chuter et, par ailleurs, le régime allemand est bâti sur un système de coalition stable qui ne semble pas près de changer. Comment est-ce que vous appréhendez ce problème majeur ?

A.G – L’histoire de l’Allemagne est compliquée avec des périodes très différentes les unes des autres. Il y a la période Weimar, période hyperinflationniste qui est résolue par le changement de monnaie organisé par Hjalmar Schacht. Il y a un épisode monétaire particulier qui est le début des années 30, après la période de récession – au départ issue de la crise de 1929 née aux États-Unis, mais aggravée en Allemagne par la politique de rigueur d’Heinrich Brüning. Après la prise de pouvoir par Hitler, le même Hjalmar Schacht crée une monnaie complémentaire, le MEFO, qui permet précisément à l’Allemagne de se passer d’un financement extérieur. Pour Schacht, le reichsmark n’était pas une monnaie très forte, très demandée et il aurait échoué à financer le programme de reconstruction qui avait été lancé. C’est avec des Mefos, monnaie quasi fiscale, que les entrepreneurs sont payés quand ils répondent à une commande publique. Ça, c’est le deuxième épisode. Le troisième épisode est celui de l’après-guerre avec le plan Marshall. Il a alors été décidé de solder une partie de la dette de guerre allemande pour faciliter la reconstruction allemande et pour apurer le passé et sortir de cette période atroce. Quelques années plus tard, il y a la naissance du Deutsche Mark et ses nouvelles bases sont fondées sur cette histoire très complexe. Les Allemands ont vécu un excès de concentration du pouvoir monétaire avec la période nazie, ils ont aussi connu aussi la période de Weimar (les brouettes de billets) qui n’est en rien à l’origine de la dépression et de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, laquelle est vraiment due à la crise de 1929 et à la cure d’austérité profondément stupide de Brüning. Rationnellement, ce sont des épisodes distincts, mais dans l’inconscient et la mémoire allemande tout se mélange et cela rend ce peuple très attaché à la séparation du pouvoir politique et du pouvoir monétaire.

C’est pour cela qu’ils ont souhaité institutionnaliser l’indépendance entre les États et la Banque centrale. Dans les locaux de la Bundesbank est écrit en grand un extrait de l’acte II de Faust ! L’ordolibéralisme allemand s’appuie sur cette doctrine monétaire, et pense que des règles peuvent permettre d’organiser une vie économique et efficace. Cela marche bien pour l’Allemagne quand elle est puissante, mais depuis quelques années, cela marche moins bien. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle l’Allemagne est bloquée définitivement sur son programme idéologique. Dans les années qui viennent, la récession avec les difficultés de l’industrie automobile, la sortie du charbon, cela ne va pas être si facile que ça. Cette forme d’arrogance qui consisterait à dire, « vous voyez, on a tout réussi, notre économie marche et vous devriez suivre notre modèle », ne va pas durer éternellement. Ensuite, comme on l’a dit, il y a des actions que l’État français peut faire tout seul notamment sur ses banques publiques, on a parlé de la BPI mais on peut également parler des banques publiques, la Banque Postale étant une banque publique jusqu’à preuve du contraire. L’État a donc une certaine marge de manœuvre. Enfin, on a bien vu que la BCE, quand Mario Draghi était à la manœuvre, n’a pas obéi à la thèse du banquier central allemand. Dans le rapport de force au sein du gouvernement du groupe des gouverneurs de la banque centrale, c’est plus compliqué. Il y a des marges de manœuvre qui peuvent se discuter.

N.D – Il y a deux choses sur l’Allemagne qui me semblent importantes. La première, c’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a bénéficié d’un haircut, c’est-à-dire d’une annulation pure et simple de près de 60 % de son immense dette. Ce qu’ils refusent donc de faire pour la Grèce, et pour tous les pays endettés actuellement, c’est ce qui leur a permis, après la guerre, de rebâtir une puissance industrielle de premier plan. Le deuxième point est qu’ils ont aussi bénéficié de ce contre quoi ils luttent aujourd’hui : l’inflation. C’est grâce à l’inflation qu’ils se sont débarrassés d’un montant de dette publique astronomique, bien plus élevé en pourcentage de la richesse nationale que ce que l’on connaît aujourd’hui. Les monétaristes ne comprennent pas et ne prennent jamais en compte que l’inflation a toujours un effet positif sur les dettes publiques en raison d’un mécanisme tout simple : les prix augmentent donc les taxes proportionnelles à ces prix augmentent alors que la valeur nominale des dettes, elle, reste stable. Ainsi, l’inflation est toujours positive pour les dettes publiques parce qu’elle s’accompagne d’une augmentation du revenu public. Ça peut aussi être positif pour les agents privés, notamment dans certaines situations où ceux-ci sont, par exemple, très endettés. Il ne faut pas oublier qu’à la fin des années 20, la période de Weimar a coïncidé avec une période où les grands groupes allemands pouvaient emprunter de l’argent et le rembourser deux mois après dans une monnaie complètement dévaluée pour financer leurs investissements. L’inflation a permis aux entreprises allemandes des années 20 de s’endetter quasiment gratuitement et donc de financer leurs investissements plus facilement. Cela a en revanche été évidemment désastreux pour les fonctionnaires, les retraités, pour les petits épargnants qui eux, n’avaient pas des revenus qui évoluaient avec les prix.

C’est pour cette raison qu’il faut trouver un mix, un niveau d’inflation qui soit acceptable pour tout le monde, mais il ne faut surtout pas garder en tête que l’inflation est toujours un phénomène désastreux. C’est un phénomène qui peut être extrêmement positif sur le niveau des dettes privées et publiques et dont l’impact doit être équitablement réparti entre les citoyens. En ce qui concerne l’Allemagne contemporaine, toute l’économie allemande a été basée sur la modération salariale et sur l’export. Ces deux modèles-là sont aujourd’hui battus en brèche de plein fouet. L’export s’effondre encore plus actuellement avec la crise du coronavirus et, puisque les autres pays ne pouvaient plus augmenter leurs salaires et donc continuer à importer, sans compter ce qui annulait une partie des gains de compétitivité allemande, la modération salariale ne marchait déjà plus avant.

Le modèle allemand n’est donc pas durable et il est très vulnérable aux chocs mondiaux et externes. C’est un modèle qui va être mis en échec par les soubresauts de la mondialisation. Ainsi, il n’y a pas d’autre solution pour l’Allemagne que de redévelopper de l’investissement public, de remettre des gens à l’emploi, de diversifier son industrie pour retrouver un peu plus de compétitivité sur d’autres domaines que l’automobile, les machines-outils et la chimie. On ne comprend pas pourquoi l’Allemagne ne décide pas d’investir aujourd’hui dans un contexte où les taux d’intérêt sont inférieurs aux taux de croissance, ce qui signifie mécaniquement un endettement gratuit. Il faut attendre le coronavirus pour voir qu’Angela Merkel est prête à renoncer à un certain nombre de dogmes, notamment au dogme zéro déficit, et lancer un grand plan de relance.

Nicolas Dufrêne, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Pour les élections municipales, il a été beaucoup question de mise en place de monnaies locales. Pourtant, il y a très peu d’exemples probants. Selon vous, est-ce une bonne piste ?

N.D – Il faut comprendre comment les monnaies locales fonctionnent car beaucoup de gens se trompent sur ce sujet. Les monnaies locales ne sont pas une autre forme de monnaie puisque, comme cela a été confirmé par la loi consommation de 2014 dite « loi Hamon », il est écrit dans la loi qu’une unité de monnaie locale ne peut être obtenue qu’en échange d’une unité de monnaie officielle, c’est-à-dire l’euro. Donc, si à Toulouse, on veut obtenir cent unités de la monnaie locale, le Sol Violette, il faut avant tout déposer cent euros dans le compte bancaire de la collectivité ou de l’association qui propose cette monnaie locale. Quels sont les avantages ? Premièrement, un point très important qui est que, quand on obtient cent unités de monnaie locale, cela veut dire qu’on retire cent unités en euros de la circulation monétaire immédiate même si, par la suite, cette somme peut être investie dans un fonds qui, par exemple, investit dans des entreprises locales. L’autre avantage, c’est d’avoir une sphère de circulation locale qu’on maîtrise, qui permet de faire des achats dans un certain périmètre territorial et, ce faisant, tout cela accélère théoriquement la circulation monétaire. Cela veut dire qu’une unité monétaire va être utilisée plus de fois sur le territoire en question ; et une unité monétaire qui circule plus vite, c’est comme si on avait plus d’unités monétaires et qu’on augmentait la masse monétaire temporairement sur un territoire donné. Cela permet de stimuler l’activité d’une manière qui peut être écologique et responsable, parce qu’on peut aussi cibler les emplois, les entreprises ou les commerces qui peuvent recevoir cette monnaie. On peut, par exemple, interdire que cette monnaie serve à financer des énergies fossiles, à financer de l’agriculture intensive non respectueuse de l’environnement et donc cela peut avoir un sens citoyen. Pour toutes ces raisons, les monnaies locales peuvent avoir un grand intérêt : elles peuvent accélérer la circulation monétaire sur un territoire et redonner du sens à l’utilisation collective de la monnaie. Mais il ne faut surtout pas se tromper et attendre d’elles ce qu’elles ne peuvent pas donner comme un grand plan de relance économique, un plan de réindustrialisation vert ou de décarbonation. Pour ce type-là de grands projets de reconstruction écologique, il faut faire intervenir des mécanismes nationaux et internationaux de création monétaire et d’investissement. Les monnaies locales ne peuvent pas faire augmenter la masse monétaire, et encore moins sans endettement. Or c’est cela que nous prônons pour la reconstruction écologique.

LVSL – Le coronavirus est une sorte de catalyseur pour le fameux moment Minsky où on se rend compte que les dettes des acteurs privés ne sont pas solvables, car la situation économique est atone. Les PME, les auto-entrepreneurs, les grandes entreprises sont en difficulté. Le virus a déclenché une crise financière et il précipite plusieurs pays européens dans la récession. On imagine la suite : les États sont contraints de faire de la relance budgétaire et de s’endetter, et il en découlera une cure de rigueur qui provoquera potentiellement une autre crise, à moins que des changements politiques institutionnels aient entretemps eu lieu. Êtes-vous d’accord avec ce constat et pensez-vous qu’il s’ensuivra un moment propice pour le thème de la création monétaire et pourquoi ?

N.D – D’une manière ou d’une autre, aujourd’hui ou demain, et le plus tôt sera le mieux, ma conviction personnelle est qu’on en viendra à un moment où des mécanismes de création monétaire libre et d’injections monétaires directement dans l’économie deviendront absolument incontournables. Ce sera le seul moyen de surmonter le piège intrinsèque au système monétaire actuel qui associe la création monétaire à la dette privée ou publique. À un moment, il faudra rompre ce cercle vicieux parce que les niveaux de dette seront trop importants et que cela étouffera l’économie. On se retrouve d’ores et déjà dans cette situation avec le Covid-19 où les chaînes de création de valeurs internationales se brisent, ce qui va entraîner des difficultés d’approvisionnement, des hausses de coût, et de nombreuses restructurations d’entreprises. On est aussi dans une séquence où il y a moins de fréquentations des lieux commerciaux, des lieux publics et des commerces ce qui va restreindre la marge financière d’un grand nombre d’entreprises ; et tout cela intervient dans une situation où la dette des entreprises au niveau mondial n’a jamais été aussi élevée, soit plus de 70 000 milliards de dollars de dette des entreprises privées uniquement (hors secteur financier).

Quand on fait intervenir un grave choc d’offre et de demande dans un tel contexte, cela entraînera inévitablement un grand nombre de faillites, des licenciements et donc des baisses de revenu. Est-ce qu’on va se diriger vers le chaos décrit dans votre question ? Je ne l’espère pas. Les États se montrent prêts à venir en aide aux entreprises et aux salariés. L’Italie a mis en place un dispositif pour suspendre temporairement le remboursement des dettes privées et notamment des crédits immobiliers. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup de choses à faire pour éviter la catastrophe. Au niveau budgétaire, au niveau monétaire, il y a des réponses possibles : des baisses d’impôt, des crédits d’impôt, des mécanismes de soutien aux entreprises, des mécanismes d’extension, de chômage partiel qui consistent à dire qu’au lieu de licencier les gens, la collectivité subventionne pendant un temps la baisse de la durée travaillée en échange du maintien du salaire et donc du maintien de la consommation et de l’emploi. On a aussi ce type de dispositifs en France, mais ils ne sont pas assez développés par rapport à l’Allemagne. Plusieurs économistes ont alerté sur ce point depuis des années. Ainsi, ce qu’on peut souhaiter, c’est que les États mettront en place l’ensemble de ces mécanismes sans regarder à la dépense. Peut-être même que, si on en arrive à ce type de mesures exceptionnelles pour lutter contre le coronavirus à une grande échelle, on acceptera ensuite de conserver des outils similaires pour financer la transition écologique et pour tout simplement développer un nouveau paradigme de politique économique, écologique et sociale, sur les plans budgétaire et monétaire notamment. En particulier, on devrait saisir l’opportunité des investissements nécessaires à faire pour la lutte contre le coronavirus, et pour la relance écologique de l’économie qui devrait ensuite intervenir pour annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales de l’eurosystème, au moins à même hauteur que ces investissements.

 

 

Gaël Giraud : « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École nationale des Ponts et Chaussées et auteur. Spécialisé sur les interactions entre économie et écologie, il est également l’ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD). Dans la première partie de cet entretien-fleuve, nous revenons notamment sur l’incapacité pour Emmanuel Macron de conduire une véritable transition écologique, sur le financement de celle-ci et la nécessaire réforme des traités européens qui la conditionne. Nouvelle économie des communs, dérive illibérale du gouvernement… Nous abordons également des questions relatives aux rapports entre foi chrétienne, laïcité et écologie. Gaël Giraud est, en plus de tout le reste, prêtre jésuite. Première partie. Retrouvez la seconde partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous travaillez sur les interactions entre changement climatique et économie. Vous avez par ailleurs soutenu la liste Urgence Écologie aux élections européennes. Pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron ne conduit-il pas le pays vers une transition écologique ?

Gaël Giraud – Je pense que l’erreur de fond d’Emmanuel Macron, en termes de transition écologique, est de croire qu’il peut la mener dans le respect de l’interprétation actuelle des traités promue par la Commission européenne et par Bercy.

Sa stratégie européiste, si je la résume, consiste à affirmer : « Moi, je suis un bon élève de la classe européenne, je fais mes devoirs à la maison et ensuite on renégocie les traités ». Or cette stratégie est vouée à l’échec car les contraintes budgétaires, notamment sur l’interprétation de la réduction du déficit public en zone euro, sont telles que, dans le contexte actuel, elles rendent impossible le financement public de la transition écologique. D’ailleurs, elles rendent impossible le financement des services publics tels qu’on les connaît aujourd’hui en France, de sorte que notre pays est en sous-investissement public chronique : environ 3% du PIB d’investissement publics, cela ne suffit même pas pour maintenir à niveau le patrimoine public français : la France, aujourd’hui, s’appauvrit chaque année.

Qui peut croire que respecter une interprétation des traités permettra ensuite de mieux les renégocier ? Imaginez que l’on veuille vous couper une jambe pour vous aider à courir un cent-mètres-haies. Préconiser l’austérité par temps de déflation n’est pas moins absurde… Croyez-vous donc vraiment que commencer par vous faire amputer soit le meilleur moyen, ensuite, de faire comprendre à votre interlocuteur que vos deux jambes — le secteur public et le secteur privé — sont nécessaires pour courir ? La rigueur budgétaire à laquelle nous contraint l’interprétation actuelle des traités est tout simplement en train d’engendrer un effet Brünning en France : encore moins d’inflation, davantage de gilets jaunes ou rouges dans la rue, de pompiers, de policiers, de profs, d’urgentistes, d’aides-soignants en colère… et, à la fin, plus de voix pour le Rassemblement national. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, tout en se présentant comme l’ultime rempart démocratique contre le fascisme, la République en marche fait le lit du Rassemblement national. Regardez l’Italie qui, depuis Berlusconi, sert de laboratoire politique à toute l’Europe avec une dizaine d’années d’avance sur nous : Renzi y a tenu le rôle que tente d’occuper aujourd’hui Macron. Ce qui n’a nullement empêché Salvini d’arriver au pouvoir, bien au contraire.

Tout aussi grave est le fait qu’en se privant des moyens possibles de financer la transition vers une société sobre en carbone, le président de la République fait perdre des années précieuses à notre pays, à l’Europe et au monde entier. Car mon expérience, c’est que, malgré la petite taille de notre économie, beaucoup de pays du Sud continuent d’observer ce que fait la France, pour éventuellement s’en inspirer. La démission de Nicolas Hulot en septembre 2018 a témoigné du fait que l’écologie ne pèse rien, aux yeux de ce gouvernement, face aux contraintes budgétaires. S’ajoute à cela des décisions incompréhensibles de la part de ce gouvernement comme, par exemple, l’extension de la liste des oiseaux éligibles à la chasse alors que l’effondrement du nombre d’oiseaux en Europe est l’une des marques de la destruction de la biodiversité dont notre modèle de société est en grande partie responsable. Nous avons perdu au moins 400 millions d’oiseaux en Europe depuis 1980. La situation n’est pas aussi tragique qu’en Amérique du Nord, où 3,5 milliards d’oiseaux ont disparu depuis cette date. Voilà certainement un terrain où nous ne souhaitons aucunement entrer en compétition avec l’outre-Atlantique. La décision française, à l’origine de la démission de Hulot, est tout simplement un cadeau électoral fait au lobby des chasseurs – dont le prix du permis a, par la même occasion, été divisé par deux – et une provocation pour la conscience citoyenne des Français. Il y a, semble-t-il, une part d’improvisation et de provocation de la part de ce gouvernement à l’égard des questions écologiques qui témoigne que ce n’est nullement sa priorité. Ceci n’est pas incompatible avec une communication extrêmement rodée comme au G7 à Biarritz, destinée à donner l’illusion du volontarisme gouvernemental. Les observateurs de la politique française doivent apprendre plus que jamais à faire le départ entre les discours du président et la réalité de ses décisions politiques.

L’autre raison pour laquelle je doute malheureusement que ce gouvernement fasse la transition écologique, dans ce mandat comme dans le suivant s’il devait être réélu en 2022, c’est qu’il est extrêmement sensible au lobby bancaire et que la plupart des banques européennes, en particulier françaises, sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’entre-elles ont dans leur bilan énormément d’actifs hérités de la révolution industrielle et qui sont donc liés aux hydrocarbures fossiles. Rien de très étonnant à ça : le bilan de nos banques est simplement le reflet de notre histoire.

Si demain matin on décidait de faire du charbon et du pétrole des actifs échoués (stranded assets), c’est-à-dire de les interdire dans le commerce, une grande partie de nos géants bancaires serait en faillite ou proches du précipice. Ils savent très bien que ce risque de transition associé au climat (« le deuxième risque » dans la typologie esquissée par le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, dans son fameux discours de 2015 sur la tragédie des horizons) est mortel pour eux. Donc, tout en faisant du green washing qui consiste à faire croire que les banques se sont mises au vert, en réalité, ces dernières n’ont aucune intention de financer pour de bon un changement de société qui signifierait la fin de leur modèle d’affaires actuel. Un exemple : les fameuses obligations vertes. Deux amis, l’ancien trader Julien Lefournier et le mathématicien Ivar Ekeland, ont montré que ces obligations n’ont strictement rien de vert: elles financent en moyenne les mêmes projets que les obligations traditionnelles. Cela ne veut pas dire qu’à l’avenir, elles ne pourront pas financer de vrais projets liés à la transition écologique mais, jusqu’à présent, elles ont essentiellement servi à faire… de la publicité.

LVSL – Combien coûterait la transition écologique ?

G.G. – Il y a pas mal de chiffres qui circulent, mais on peut dire, en étant certain de ne pas se tromper, que c’est plus de 30 milliards et moins de 100 milliards par an pour mettre en œuvre les grands chapitres de la transition écologique en France. Soit entre 1,5 et 4% du PIB français. En quoi consiste un tel programme ? Plusieurs scénarios ont été élaborés par le Comité des experts pour le débat national sur la transition écologique commandité par la ministre d’alors, Delphine Batho, et présidé par Alain Grandjean. Ils diffèrent selon le bouquet énergétique retenu pour 2035. Mais ils ont tous en commun les mêmes étapes en matière d’efficacité énergétique : la rénovation thermique de tous les bâtiments (publics et privés), la mobilité verte avec un déploiement massif du train et du ferroutage – car nous ne pourrons pas acheminer la nourriture sur des camions électriques ou roulant à l’hydrogène – et le verdissement des processus industriels et agricoles. Voilà un authentique projet de société vers une France verte, sobre et juste. Ces travaux ne peuvent pas être délocalisés et ce ne sont pas des ouvriers chinois qui vont réhabiliter les combles de nos passoires thermiques. Un tel programme est donc extraordinairement créateur d’emplois locaux. À tel point que les entreprises du BTP nous préviennent : n’allez pas trop vite, nous disent-elles, car nous n’avons pas assez d’ouvriers spécialisés pour réaliser la rénovation thermique à grande échelle. Ouvrons alors des filières d’apprentissage ! Bien sûr, il y aura aussi des pertes d’emplois : notamment les emplois liés aux deux mines de charbon encore en activité sur notre territoire. Mais l’Allemagne, cette fois, est en train de donner le bon exemple en fermant toutes ses centrales à charbon et en déployant un ambitieux programme de reclassement pour les ouvriers de la mine. Au nom de quoi la France serait-elle incapable d’en faire autant ? La transition vers une société zéro carbone est aussi une très bonne nouvelle pour la balance commerciale française car elle réduit notre dépendance au pétrole, et donc à la principale importation (70 milliards chaque année), qui creuse le déficit de notre balance courante. Et qui dit moins de déficit de la balance extérieure, dit moins de déficit public car, comptablement, l’acteur qui in fine supporte le coût excédentaire de nos importations, c’est l’État.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Comment financer la transition écologique ?

G.G. – D’un point de vue macro-économique, si nous économisons plusieurs dizaines de milliards de déficit commercial, cela fait autant d’argent qui peut être dépensé autrement dans le pays. L’État pourrait donc d’entrée de jeu engager cette dépense en étant certain que cela lui reviendra sous forme de recettes fiscales simplement parce que l’argent économisé en achetant moins de pétrole se retrouvera au moins en partie dans ses caisses. Mais sans même entrer dans cette logique macro-économique qui, toute élémentaire qu’elle soit, échappe à beaucoup d’observateurs, nous disposons d’un grand nombre de marges de manœuvre inexploitées. Premièrement, la mise en place d’un grand emprunt national comme Giscard l’avait fait en 1976 pour lutter contre la sécheresse. La situation actuelle est bien plus grave que la sécheresse de 1976 : le stress hydrique dû au dérèglement climatique se fait sentir désormais chaque année dans les zones rurales françaises, il n’y a que les urbains pour ne pas s’en rendre compte. Cela justifierait amplement d’en appeler à titre exceptionnel à l’épargne nationale. Deuxièmement, on peut reconstituer des marges de manœuvre budgétaire en rétablissant l’impôt sur la fortune, car selon le rapport de la Commission des finances, le passage de l’ISF à l’IFI a fait perdre 3,5 milliards d’euros à l’État sans réel impact positif sur l’économie française, au contraire[1]. Je pense qu’il faut un grand big bang fiscal qui permette de rendre de nouveau l’impôt français redistributif, ce qu’il n’est plus aujourd’hui. Cela suppose de restituer le débat fiscal, terriblement embrouillé aujourd’hui, sur des bases saines. Je ferai prochainement une proposition dans ce sens.

Troisièmement, il faut considérer un degré de liberté que nous n’utilisons absolument pas et qui est l’interprétation de la règle des 3 % du déficit public imposée par l’article 140 du Traité du fonctionnement de l’Union européenne. En fait, comme l’ont montré avec force Alain Grandjean et la Fondation Nicolas Hulot[2], il est tout à fait possible de discuter du périmètre sur lequel on applique les 3% et, par exemple, de retirer du calcul du déficit public certaines dépenses d’investissement public liées à la transition écologique. On l’a fait pour certaines dépenses associées au sauvetage des banques en 2008 et 2009, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour sauver la planète ? Par ailleurs, l’État est bien le seul acteur économique pour qui aucune distinction n’est faite entre des dépenses d’investissement de long terme, dont l’amortissement s’étale sur plusieurs décennies, et des dépenses de fonctionnement. Que diraient nos entreprises si leur comptabilité était construite sur cette confusion ?

Cela suppose une discussion avec la Commission européenne sur l’interprétation du périmètre sur lequel s’applique la règle des 3 %, mais modifier son périmètre d’application n’impliquerait pas une violation des traités. Le Comité budgétaire européen, un organe consultatif indépendant de la Commission, a rendu début septembre un rapport très critique sur l’évaluation des règles budgétaires : complexité inutile et illisibilité de règles qui échouent, de toute façon, à atteindre leurs objectifs, effets délétères sur l’activité économique et l’investissement public, réponse inadéquate aux divergences accrues des taux d’endettement public entre le Nord et le Sud… il est temps que nous révisions l’herméneutique des traités européens de fond en comble.

À mon sens, il y a des dépenses incompressibles qu’on doit retirer du calcul des 3 %. Je l’ai dit : la dépréciation du patrimoine français induit un appauvrissement national net, et donc une réduction inacceptable de notre souveraineté. Un exemple caricatural est donné par le rapport sénatorial Chaize-Dagbert[3] sur les ponts en France : 25 000 ouvrages français sont en danger de sinistre. Si nous ne voulons pas revivre la catastrophe du pont Morandi de Gênes du 14 août 2018 ou celle du tunnel du Mont Blanc d’il y a vingt ans, il faut absolument réhabiliter ces ponts dans les années qui viennent. C’est une question de sécurité nationale. Du moins, si vous voulez que vos enfants continuent de traverser des ponts en France ! De la même manière, les circuits d’adduction d’eau en milieu rural en France sont vétustes : sans une rénovation massive, Véolia, Suez ou la Saur pourraient se trouver en difficulté pour assurer l’adduction d’eau potable dans nos campagnes au cours des années à venir. C’est un service public élémentaire. Je ne vois pas le début d’une réflexion sérieuse, au gouvernement, sur ces questions et ceci, sans doute pour des raisons d’orthodoxie budgétaire qui proviennent simplement d’une interprétation parmi d’autres des traités européens.

Enfin, quatrièmement, nous disposons d’une batterie d’instruments à notre disposition qui consiste à utiliser intelligemment la garantie publique. On a mis plus de 70 milliards d’euros de garanties publiques pour Dexia. BPI France a accordé l’an dernier près de 20 milliards de garantie publique à l’export pour faciliter les exportations des entreprises françaises à l’international. Et c’est fort bien ainsi. Mais qu’est-ce qui nous empêche, dès lors, de mettre 30 à 40 milliards d’euros de garanties publiques pour financer la transition écologique en France ? La garantie publique reste hors du bilan de l’État et, contrairement à ce qu’on raconte parfois, ce n’est pas de la dette. Pas même de la dette en puissance, à moins que vous ne soyez convaincu que l’argent sera dépensé en pure perte…

Comment procéder en pratique ? Nous pouvons mettre en place un fonds ou une société de droit privé qui puisse jouir de la garantie publique et qui pourrait emprunter de l’argent sur le marché obligataire en vue de financer la transition. Nous l’avons fait, en France, avec la SFEF, la Société de financement de l’économie française, précisée par Michel Camdessus en 2009, afin de sauver les banques. D’ailleurs, autant que je sache, la SFEF existe toujours : nous la conservons en réserve de la République pour le prochain maelström financier. Qui nous empêche de l’utiliser pour financer la transition en France ? Dans un contexte où les investisseurs internationaux s’arrachent la dette publique française au point d’être prêts à consentir des taux d’intérêt négatifs – autrement dit : ils paient l’État français pour que celui-ci s’endette auprès d’eux, ils ne barguigneraient pas pour prêter plusieurs dizaines de milliards à une SFEF destinée à financer la rénovation thermique des bâtiments publics, la réhabilitation de nos charmantes voies de chemin de fer de 1945 en vue d’aménager des circuits courts d’alimentation, etc. On pourrait aussi utiliser intelligemment les canaux de création monétaire de la Banque centrale européenne et de la Banque européenne d’investissement qui sont tout à fait en mesure de refinancer des dépenses d’investissement liées aux infrastructures vertes.

LVSL – Les Verts sont divisés sur cette question récurrente qu’est le capitalisme. Est-il compatible avec l’écologie ? Quen pensez-vous ?

G.G. – Je pense que c’est un faux débat. J’aimerais bien que ceux qui, par exemple opposent Yannick Jadot et David Cormand sur cette question me donnent leur définition du capitalisme. Il n’y en a pas une, mais des dizaines : le capitalisme rhénan ou celui de la Suisse dans les années 60 n’a rien à voir avec le capitalisme texan d’aujourd’hui qui lui-même n’a rien à voir avec la Suède, qui n’a rien à voir avec le Japon aux heures glorieuses du toyotisme… Déjà Michel Albert faisait valoir l’affrontement entre deux types, au moins, de capitalisme. Et mon collègue Bruno Amable, lui, en identifie au moins cinq. J’ignore, donc, si la transition vers une société zéro-carbone est compatible avec le capitalisme, et je vous avoue que cette question ne m’intéresse pas. Elle sert à alimenter nos discussions de bistros, tout comme, autrefois, l’affaire Dreyfus ou l’eschatologie communiste, sans faire avancer la discussion sur la vraie question qui est : par où commence-t-on la transition ?

Il est beaucoup plus intéressant à mon avis de discuter du rapport à la propriété privée et à la finance, qui est un aspect commun aux différents capitalismes contemporains. Ce n’est certes pas le seul mais il joue un rôle central dans la financiarisation de nos sociétés. Un monde de marchandisation intégrale de l’humanité et de financiarisation de nos relations est incompatible avec la durabilité écologique. Ce qui est très important aujourd’hui c’est la lutte de tous les instants à mener contre la colonisation de nos esprits par un imaginaire managérial et cybernétique qui voudrait que tout être humain soit une marchandise, contrôlable et échangeable. Certains économistes, lorsqu’ils vont parler à l’Académie des sciences morales et politiques, expliquent qu’il est normal qu’on puisse donner un prix de marché à la vie humaine, à votre vie, par exemple. En effet, à travers la spéculation sur les actifs financiers dérivés sur les contrats d’assurance, on fixe le prix de marché de ces contrats, et donc, implicitement, on donne un prix à la vie des personnes qui ont signé ce contrat. Quand bien même les marchés financiers seraient efficients, c’est inacceptable. Et quand on sait le degré d’inefficience et d’irrationalité des marchés financiers, de tels propos deviennent quasiment criminels. De la même manière, donner un prix aux services écologiques rendus gratuitement par la nature ou à la survie de l’espèce des tigres du Bengale ne permettra pas de sauver les tigres. Au contraire, la magie noire de la marchandisation les rend alors interchangeables avec n’importe quelle autre marchandise qui posséderait le même prix. C’est cette logique qui fait dire à certains de mes collègues que la disparition programmée de la faune halieutique dans nos océans n’est pas une tragédie : la pisciculture permettra, pense-t-on, de substituer des poissons de bassins à ceux que nous péchions autrefois dans la mer. De même, la disparition programmée des abeilles donnerait lieu, entend-on, à l’invention de robots articulés qui iront polliniser à leur place. C’est évidemment du délire, qui oublie que les robots eux-mêmes ont besoin de minerais et d’énergie et que, précisément, les minerais et l’énergie ne sont pas disponibles gratuitement en quantité illimitée. La vérité, c’est que ce sont les femmes pauvres des campagnes qui iront polliniser à la main. Cela s’est, hélas, déjà vu…

Il faut sortir de cette utopie de la privatisation du monde. Ce qui suppose une révolution anthropologique en vue de renouer avec une forme d’humanisme politique, social, économique : l’être humain est intrinsèquement un être de relations aussi bien dans nos familles que dans la société, dans le monde, avec les animaux que nous aimons et ceux que nous aimons moins, avec notre environnement, avec nos morts et avec les enfants qui ne sont pas encore nés. C’est la prospérité de ces relations qu’il faut promouvoir bien davantage que la réduction du monde à un vaste supermarché.

LVSL – Quelle est lalternative ?

G.G. – La gestion et la célébration des communs. Autrement dit, la promotion de ressources partagées, aussi bien des ressources matérielles qu’immatérielles. Par exemple, comment faire en sorte qu’un étang, une forêt ou un hot spot de biodiversité en France puisse devenir un commun et ne pas être détruit en étant réduit à des marchandises ? Comment faire en sorte que la faune halieutique qui est en train de disparaître dans nos océans (sous les coups conjugués de leur acidification à cause de nos émissions de CO2, de leur réchauffement, de la pollution plastique et de la pêche industrielle en eaux profondes) puisse devenir un commun ? Tant que les poissons seront la propriété privée de celui qui les pêche, nous courrons le danger de ne plus avoir de grands pélagiens, soit les poissons comestibles dans nos mers d’ici 2040 ou 2050.

Sur Internet s’inventent énormément de rapports renouvelés à la propriété comme les logiciels libres ou le Copyleft. Le Copyleft, c’est le contraire du copyright : il donne à tous le droit d’usage d’une invention mais à la condition expresse que personne ne tente de se l’approprier de manière privative. Ce bouillonnement d’inventions sur la Toile est le symptôme que nos sociétés sont en travail : elles cherchent d’autres moyens de partager nos ressources que leur simple destruction par leur privatisation. Wikipédia est un extraordinaire commun, bien plus efficace, complet et rigoureux que son équivalent public (c’est-à-dire étatiste) : il y a moins d’erreurs sur Wikipédia que dans l’Encyclopaedia Britannica…

Et puis, les communs, c’est certainement notre rapport au monde le plus ancien, le plus archaïque : avant l’invention de la propriété privée par des juristes romains, l’humanité a toujours considéré la Terre comme un commun, une ressource appartenant à tous pourvu que l’on en prenne soin. Mais les communs ne concernent pas seulement les ressources naturelles et Internet : comment faire, par exemple, pour que le travail ne soit pas une marchandise privée ? Comment mettre fin à la régression esclavagiste qu’est l’ubérisation de nos relations au travail, laquelle se dissimule derrière la promotion du statut d’auto-entrepreneur ? Comment faire en sorte que le travail puisse être un commun ? Cela suppose une refonte radicale du droit de travail qui va à contre-courant de ce que fait le gouvernement. Nous pourrions nous inspirer des remarquables travaux d’Alain Supiot sur le sujet. De même, comment redéfinir l’entreprise aux articles 1832 et 1833 du Code civil non plus comme une boîte noire qui produit du cash pour les actionnaires qui en sont, croit-on, les propriétaires privés, mais comme une communauté de destins qui veut mettre en œuvre un projet socialement utile ? Cela suppose d’aller beaucoup plus loin que la loi Pacte qui a accouché d’une souris. Pourtant la Commission Nota-Sénart, qui m’a auditionné, avait des propositions tout à fait intéressantes. Las, elle a été bridée par Matignon et l’Élysée… Pour aller plus loin, nous pourrions, là aussi, nous inspirer du travail de Daniel Hurstel, Cécile Renouard et moi-même.

Comment, enfin, faire de la monnaie un commun ? Cela passe par la promotion de toutes ces monnaies locales complémentaires qui bourgeonnent un peu partout en France, y compris dans la Creuse. Ces monnaies sont autant de moyens par lesquels une communauté, quelle qu’elle soit, s’efforce de se réapproprier le pouvoir de création monétaire qui a été confisqué par les banques privées depuis que les États de la zone euro sont privés du droit de battre monnaie. Nous sommes de fait les seuls au monde à l’avoir fait, en mettant en place une véritable indépendance de la Banque centrale à l’égard du politique, nous avons privatisé la monnaie en Europe.

LVSL – Pourquoi ?

G.G. – Parce que la BCE n’a pas de compte à rendre auprès des États, et elle rend formellement compte ex post de ses activités auprès du Parlement européen, sans que celui-ci ne puisse intervenir en amont sur ses décisions de politique monétaire. Du coup, la BCE est largement inféodée au lobbying des banques privées et vous n’aurez aucun mal à interpréter toutes les décisions prises par Francfort depuis 2008 comme des décisions favorables aux intérêts du secteur bancaire. Je vous mets au défi de trouver une seule exception. Pourtant, croyez-vous que les intérêts du secteur bancaire privé coïncident avec l’intérêt général ?

Mais revenons aux communs : ces quatre chantiers – la promotion des ressources naturelles et des ressources de l’intelligence collective sur Internet, le travail et la monnaie comme communs -, esquissent les contours d’un projet politique très ambitieux, où la première mission de l’État ne consiste plus seulement à gérer les biens publics – ce qu’il doit continuer de faire : l’école, la santé, la poste, etc. -, mais aussi à créer les conditions de possibilité d’émergence des communs dans la société civile. Voilà une utopie concrète qui va nous occuper pour plus d’un siècle. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’elle a déjà commencé…

LVSL – Vous êtes prêtre jésuite. Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là ? Quelle relation entretenez-vous avec l’Église ? Vous vantez souvent lhéritage de la Révolution française et la sécularisation, seriez-vous donc un prêtre laïc ?

G.G. – Je n’utiliserais pas cette expression de prêtre laïc. Les jésuites ont une grande tradition d’engagement en faveur de la justice. On connaît le sort des jésuites du Salvador assassinés par la junte militaire en 1989 parce qu’ils soutenaient les pauvres. On sait moins, par exemple, que deux jésuites ont été assassinés à Moscou en 2008, parce qu’ils gênaient les collusions entre l’Église orthodoxe et le régime de Poutine. Bien sûr, nous n’avons nullement le monopole de l’engagement en faveur de la justice, même parmi les ordres religieux catholiques. Je pense notamment au Frère dominicain Henri Burin des Roziers, décédé hélas en 2017, et qui fut un ardent défenseur des paysans sans terre dans le Nordeste brésilien —un homme lumineux. Je pense à telle religieuse xavière, Christine Danel, une amie également, qui s’est rendue dans les centres de traitement d’Ebola en Guinée, au pire moment de la pandémie de 2014, pour aider à la mise en place d’un traitement de la maladie. Pour les Jésuites, disons que la promotion de la justice sociale et l’expérience de foi sont une seule et même mission. C’est ce qui m’a sans doute séduit dans l’ordre des Jésuites, avec, bien sûr, une certaine rigueur intellectuelle et, surtout, une profonde tradition spirituelle. C’est ce qui manque à beaucoup de nos contemporains, je crois : un espace de liberté intérieure. Beaucoup de jeunes sensibles à la question écologique cherchent à retrouver des espaces d’intériorité, de silence, de gratuité. Notamment pour s’évader de la prison du tout-marchandise, du tout-jetable ou du tout-détritus. Certains cherchent du côté des sagesses orientales parce qu’ils ne se sentent plus liés au patrimoine chrétien qui est, pourtant, le leur. Ou bien à cause du discrédit qui frappe à juste titre notre Église du fait des scandales liés à la pédo-criminalité. Pour ma part, je crois que le christianisme est très fondamentalement une école du désir (ce que le bouddhisme n’est pas, par exemple) et que beaucoup d’entre nous ont soif d’apprendre à découvrir le désir de vie qui sourd du plus profond d’eux-mêmes.

Je parle volontiers de façon positive de la Révolution française et de la modernité occidentale, c’est vrai. Dans son intuition de fond, elle est un produit du christianisme même s’il est vrai que des chrétiens en ont été les victimes, je pense notamment au prêtre Jean-Michel Langevin et aux martyrs d’Angers. Lorsqu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, une bonne partie de l’Église catholique a cru bon de s’opposer à la modernité, elle n’a pas reconnu que ce qu’elle avait en face d’elle, ce qu’elle a cru être son ennemie, était en partie son propre enfant. Bien sûr, il faut distinguer, au sein des Lumières, entre, disons, Rousseau et Voltaire. L’arrogance d’un Voltaire, riche commerçant esclavagiste, n’a pas grand chose à voir avec les intuitions démocratiques de Rousseau. Or, du point de vue du rapport du politique au religieux, les Lumières, disons, rousseauistes ont cherché à désacraliser le pouvoir politique : désormais, le pouvoir politique et la souveraineté n’auraient plus comme instance de légitimation un ordre sacré, transcendant fondé sur Dieu. C’est la “sortie de la religion” telle que Marcel Gauchet, par exemple, l’a thématisée. Gauchet a fort bien montré que le christianisme est justement la “religion de la sortie de la religion”. Ce n’est pas un hasard s’il n’y a, semble-t-il, que dans les sociétés de tradition chrétienne que la laïcisation du pouvoir politique est aussi avancée que chez nous. Or, depuis le début de l’aventure chrétienne, la grande tradition évangélique consiste à “rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu” (Luc 20,25).

Par ailleurs, l’autre grande leçon des religions bibliques, c’est qu’il nous faut apprendre à préférer la sainteté au sacré : Emmanuel Lévinas avais mis l’accent sur ce point en relisant le Talmud ; aujourd’hui, un théologien comme Christoph Theobald montre que cette intuition est centrale pour l’expérience chrétienne. Là où le sacré sépare (le pur de l’impur, le sacré du profane, l’homme de la femme, l’élite du peuple, etc.), l’Évangile nous apprend à découvrir les ressources de sainteté enfouies dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Il y a même de la sainteté chez les gilets jaunes ! (Rires.)

L’Église a fait l’erreur au Moyen Âge de prendre le pouvoir sur la souveraineté politique. Compte tenu de la désintégration de l’Empire romain et de la décomposition de l’Empire carolingien, il était sans doute nécessaire qu’elle assume la défense de l’intérêt général et du droit mais, après la réforme grégorienne du XIe siècle, elle a prétendu dicter ce qu’est un bon gouvernement, sacrer les rois et déposer les mauvais gouvernants. Aujourd’hui, c’est plutôt la Commission européenne qui tente de s’arroger un tel privilège, lequel n’est pas plus démocratique au XXIe siècle qu’il ne l’était sous le Pape Grégoire VII. Quand les institutions européennes font démissionner Berlusconi, tout le monde applaudit à juste titre, mais lorsqu’elles le remplacent par Mario Monti (qui, avec une étonnante inconscience, a démarré l’effet Brünning dans une Italie en pleine déflation), on est en droit de s’interroger sur le caractère démocratique de la méthode. Et quand elles obligent Tsipras à agir contre la volonté des citoyens grecs exprimée à 61,5% des voix lors du référendum du 5 juillet 2015, le doute n’est plus permis : Canossa n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’hier. L’Église, quant à elle, a mis un siècle à admettre que ce que les Lumières lui imposaient dans la violence — renoncer à se substituer au pouvoir politique souverain — venait, en vérité, de l’Évangile. Sa mission, aujourd’hui, c’est de dévoiler sans relâche les trésors spirituels dissimulés dans la création et dans le secret de nos relations sociales. Nous avons besoin de ces trésors pour y puiser l’énergie collective nécessaire à l’invention des communs sans lesquels la privatisation du monde achèvera de le détruire et de démanteler la démocratie. Finalement, l’encyclique Laudato Si’, telle que je la comprends, n’invite pas à autre chose. Les ressources d’intelligence collective partagées sont immenses mais fragiles, comme notre planète. L’État doit créer les conditions de possibilités juridiques d’émergence de ces communs ; l’Église, avec d’autres bien sûr, peut alimenter la soif spirituelle et le discernement nécessaires pour les faire émerger.

LVSL – Que pensez-vous de Pierre Teilhard de Chardin ?

G.G. – C’est un jésuite français qui a eu une intuition extrêmement forte : il y a une unité profonde entre l’évolution des conditions du vivant sur la terre et l’évolution de nos sociétés. Toute la recherche contemporaine en écologie montre que l’intuition de Teilhard était fondamentalement juste. Mes travaux au croisement de l’économie et de la thermodynamique suggèrent que l’économie est une structure dissipative analogue au métabolisme humain : nous absorbons de l’énergie et de la matière, que nous métabolisons pour fournir du travail, et nous exsudons des déchets. Ce qui signifie que la croissance du PIB ad nauseam n’est tout simplement pas compatible avec la capacité de charge finie de notre unique planète.

L’un des concepts-clefs de Teilhard, c’est la noosphère : l’intuition qu’à travers nos relations humaines se tresse un grand réseau d’idées, de paroles et d’actions en continuité avec le grand réseau du vivant. Internet, contrairement à une idée reçue, possède une empreinte matérielle très significative, à la fois en termes d’énergie, d’émission de chaleur et d’usage de minerais dans nos ordinateurs. Cette matérialité de la Toile rejoint l’intuition teilhardienne d’une continuité entre la matière et l’intelligence, même si la noosphère ne s’identifie nullement avec la sphère internet où il y a énormément de bruits, de brouillage et un flux d’information non pertinentes ou qui ne font grandir personne : pensez à la pornographie, par exemple. L’explosion de la sphère internet, par exemple, ne veut pas dire que la noosphère soit en croissance. Elle croît en revanche lorsque Wikipédia se développe, permettant un accès libre à la mise en commun de nos intelligences. Elle fera un grand pas le jour où les journaux français accepteront de rendre gratuit l’ensemble des articles dédiés au climat comme je l’ai récemment proposé dans une pétition qui a recueilli, à ce jour, 31 000 signatures…

LVSL – Quand régresse-t-elle ?

G.G. – Par exemple, lorsque des hackers russes réussissent à influencer les élections américaines et contribuent à faire élire un homme, Donald Trump, qui, au début des années 1990, était ruiné et dont les dettes ont été payées… par des oligarques russes. De là à faire l’hypothèse que Trump, en réalité, travaille pour la Russie, il n’y a qu’un pas. Les travaux de l’historien Timothy Snyder vont, hélas, dans ce sens. D’ailleurs, vous pouvez relire l’ensemble des décisions prises par Trump en matière de politique internationale depuis deux ans en vous interrogeant : servent-elles les intérêts des États-Unis ? Desservent-elles les intérêts de Moscou ? Vladimir Poutine — reçu comme un ami par notre président au fort de Brégançon pendant l’été— finance par ailleurs Matteo Salvini, Marie Le Pen et Boris Johnson. Autant de figures politiques dont le projet avoué est de déstabiliser l’Union européenne. L’ambition de Poutine, à ce sujet, est explicite : restaurer un pan-slavisme russe jusqu’en Europe de l’Ouest. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour parler d’une seule voix, et avec fermeté, face à une menace aussi grave ? Angela Merkel serait-elle la seule à avoir pris la mesure de ce danger ?

LVSL – Revenons un instant à l’Église : quel devrait être le rapport entre l’État et l’Église et entre l’État et les autres religions ?

G.G. – Le compromis français de laïcité républicaine est le bon et il ne faut pas revenir dessus. L’Église catholique a pris une juste distance vis-à-vis de la souveraineté politique. Il y a bien sûr des courants réactionnaires qui veulent de nouveau sacraliser le pouvoir politique, mêler à nouveau le sabre et le goupillon mais je ne crois pas que l’Église catholique reviendra sur le compromis dont l’Évangile est, en fait, la source première. En tout cas, pas sous l’extraordinaire pontificat de François.

LVSL – L’Église est souvent perçue comme réactionnaire au sujet des questions liées aux mœurs. Que pensez-vous du mariage pour tous, de lavortement, de la PMA ?

G.G. – Je ne dirais pas que l’Église catholique est réactionnaire. Le Magistère romain a longtemps défendu une certaine vision de la famille qui est promue aussi bien par les psychanalystes lacaniens, par exemple. Il y a une analogie très forte entre l’anthropologie lacanienne et celle du Magistère. Et je ne suis pas sûr qu’on puisse accuser les psychanalystes lacaniens d’être réactionnaires, quand bien même il existe aussi, évidemment, des psychanalystes qui ne sont pas lacaniens : pensez à Donald Winicott, par exemple.

Quoi qu’il en soit, nous assistons en Occident à la décomposition du schéma traditionnel de la famille. À titre personnel, je suis inquiet pour la croissance humaine d’un certain nombre d’enfants dans certaines familles complètement disloquées ou recomposées. Reste que les évolutions qui ont conduit à la légalisation de l’avortement, au mariage pour tous et à la légalisation de la PMA, me paraissent irréversibles. Ce ne sont pas les bons combats pour l’Église aujourd’hui. Le bon combat, c’est de s’opposer à la GPA. La privatisation du corps de la femme, ça, c’est inacceptable. Cela fait partie de cette grande utopie néolibérale, mortifère, de privatisation du monde. La transformation des femmes en objets de consommation procède de la même déshumanisation que la destruction de l’environnement, la maltraitance des enfants ou des personnes âgées et la foi dans la toute-puissance des marchés (relisez l’incroyable paragraphe 123 de l’encyclique Laudato Si’ à ce sujet). À cela, il faut s’opposer avec la dernière énergie car la GPA revient, au sens littéral, à pouvoir acheter un enfant : elle permettra, en effet, de faire venir au monde un enfant, à la demande de parents dont il ne partagera aucune part du code génétique, porté dans le ventre d’une femme qui ne sera ni sa mère génétique, ni sa mère d’adoption. Alors la vie humaine sera entièrement marchandise. Ce fantasme post-libéral signe la fin de la dignité humaine et n’a plus rien à voir avec le libéralisme classique du XVIIIe siècle.

Les nostalgiques du schéma traditionnel de la famille, quant à eux, doivent lire Emmanuel Todd et sa réécriture de la cartographie leplaysienne de la famille. Car ce qu’ils ont en tête n’est qu’un schéma parmi beaucoup d’autres : il n’y a jamais eu de schéma universel et définitif de la famille. Les structures familiales ont évolué dans le temps et dans l’espace, notamment pour s’adapter à des contraintes agraires et climatiques de long terme. L’essence éternelle de la famille est introuvable. Le modèle nucléaire-égalitariste (où l’héritage est partagé équitablement entre des enfants qui, à l’âge adulte, quittent le foyer de leurs parents hétérosexuels) est un produit de l’histoire, hérité notamment du bassin parisien, et ne s’est imposé un peu partout en Occident que récemment. Il vole aujourd’hui en éclats parce que, l’énergie étant apparemment gratuite, beaucoup de couples peuvent se payer le luxe d’entretenir plusieurs foyers. Je ne suis pas sûr que cela durera très longtemps. Par contre, il est indéniable que le statut de la femme diffère grandement d’un schéma familial à un autre. Et que, malheureusement, beaucoup de régions des pays du bassin indo-méditerranéen régressent en ce moment vers des schémas de familles communautaires (où les enfants restent dans le giron familial, même à l’âge adulte) nettement défavorables à l’émancipation des femmes. Les femmes iraniennes jouissaient sous le Chah d’une liberté qu’elles ont hélas perdue.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Observez-vous, au plus haut niveau de l’État, une dérive illibérale ? Comment se concrétise-t-elle ?

G.G. – J’observe qu’une partie de la haute fonction publique française ne croit plus en l’État au sens où elle est persuadée que la République, telle que nous l’avons construite à travers les grands compromis d’après-guerre, est velléitaire, contradictoire, n’a plus les moyens de sa politique ou n’a plus de vision. De sorte que rien ne vaudrait une bonne assemblée sanglante d’actionnaires qui maximisent leurs profits à court terme. Ces propos, que j’entends y compris à l’Inspection générale des finances, font froid dans le dos. Il est vrai qu’il y a peu, Michel Pébereau se vantait qu’il y ait plus d’inspecteurs généraux des finances ayant pantouflé à la BNP Paribas que travaillant pour l’intérêt général dans la fonction publique. Cela veut dire que la haute fonction publique elle-même doute de sa propre mission. En témoigne également le nombre de pantouflages de hauts fonctionnaires : le directeur général du Trésor français s’en va travailler pour un hedge fund chinois, le Hongrois Adam Farkas, l’actuel directeur exécutif de l’Autorité bancaire européenne, s’apprête à prendre la tête de l’Association des marchés financiers en Europe, un puissant lobby qui défend les intérêts du secteur bancaire privé. Imaginez-vous le patron de la police de Bogotá qui deviendrait le principal lieutenant de Pablo Escobar ? Remarquez, en France, nous avons nommé à la tête de l’autorité monétaire suprême un ancien cadre dirigeant de BNP Paribas puis, à la tête de l’État, un inspecteur des finances ayant pantouflé chez Rotschild… Il y a heureusement des exceptions remarquables : des hauts fonctionnaires qui ont conservé envers et contre tout un haut sens de l’État. Mais, souvent, leur intégrité pénalise leur carrière, en particulier sous l’actuel gouvernement.

Cet état d’esprit délétère participe d’une forme de sécession des élites françaises et, plus généralement, occidentales, liée au schisme éducatif du tiers éduqué supérieur. Aujourd’hui, comme mon ami Todd a été le premier à le faire remarquer, je crois, un tiers environ de la population de notre pays fait des études supérieures à l’issue d’un bac généraliste. C’est à la fois peu (les membres de ce tiers s’imaginent souvent représenter 80% de la population) et beaucoup : un tiers, cela permet de vivre dans l’endogamie quasi-complète. Si vous appartenez à ce tiers-là, demandez-vous quand il vous arrive de rencontrer quelqu’un qui n’a pas son bac. Le tiers des études supérieures ne sait plus ce qui se passe dans le reste du corps social et ne le comprend plus. D’où son étonnement, parfois sincère, face aux gilets jaunes ou à la victoire du Non au référendum de 2005 sur l’établissement du Traité constitutionnel. Lorsque la haute fonction publique, ou une partie de ses membres du moins, doute de sa mission, elle doute de l’utilité de travailler pour ceux et celles qu’elle ne rencontre plus, qu’elle ne connaît plus. Une autre fraction de cette même noblesse d’État, penche au contraire pour une démocrature, dans laquelle on imposerait les décisions technocratiques qu’elle estime être les seules raisonnables. Sans s’apercevoir que, le plus souvent, ces décisions ne servent que ses propres intérêts de court terme. Il y a là un malentendu extrêmement profond.

Inversement les deux tiers du corps social français qui ne font pas partie de cette élite de masse ne se sentent plus représentés par des médias entièrement financés par et pour le tiers éduqué supérieur, lequel cumule tous les pouvoirs : financiers, économiques, politiques et, parfois, même culturels. Les autres, la majorité donc, ont l’impression d’être abandonnés par les privilégiés des centres-villes métropolitains. Dans bien des régions rurales de France, les trains s’arrêtent de moins en moins, il n’y a plus d’hôpital, plus de banque, la Poste et les écoles ferment. Les jeunes, évidemment, s’en vont… Certains protestent avec raison contre cet abandon incompatible avec le pacte républicain entre nos concitoyens. Les gilets jaunes ne sont qu’un aspect de cet immense malaise social. Le Grand débat national organisé à la suite des premières manifestations de décembre était un simulacre de discussion qui n’a pas permis la prise en compte sérieuse des revendications des deux tiers. Je crains que cela ne s’aggrave dans les mois et les années à venir. Et quand je vois des policiers français tirer avec des LBD sur des pompiers français, je m’interroge : l’élection de Marine Le Pen aurait-elle davantage divisé les Français ? Je n’en suis plus certain aujourd’hui. Encore une fois : le paradoxe de ce gouvernement, c’est qu’il gouverne pour une toute petite élite et, pour les autres, semble n’avoir rien d’autre à proposer que la violence et le mépris de classe. Le Rassemblement national aurait-il fait autrement ? Il est vital pour le débat démocratique que la scène politique française sorte de ce duel en miroir entre Le Pen et Macron.

LVSL – Pour finir, votre expérience au Tchad et à lAFD vous a ouvert sur les relations internationales. On observe un retour des politiques protectionnistes dans les pays qui sont les plus influents aujourdhui : Chine, États-Unis, Russie, Allemagne, Japon… la France, de son côté, brade son industrie stratégique, comme Alstom, et ses fleurons nationaux (ADP…). Ce qui faisait la puissance française est largement dilapidé. Pourquoi à votre avis ? Pensez-vous que les élites françaises soient les idiotes du village-monde ?

G.G. – Je ne crois pas qu’elles soient les idiotes de la globalisation. Ce phénomène de fuite de Varennes que je caractérisais à l’instant me semble important et grave : la sécession des élites par rapport au reste du corps social a des racines profondes. La Révolution française a consacré la défiance de la noblesse vis-à-vis du Tiers ordre. Depuis lors, les élites françaises restent traumatisées par la peur des États-Généraux et de la Jacquerie — ce qui n’est le cas ni de l’Angleterre, ni de l’Allemagne.

La grande peur des bourgeois de centre-ville au moment de l’acte IV des gilets jaunes procède d’une sorte de résurrection de cette hantise séculaire vis-à-vis d’un peuple français qui, si on ne le mate pas par la violence comme l’armée versaillaise a décimé les Communards, est capable de couper la tête du roi. Le fait est qu’aujourd’hui les élites parisiennes ont davantage comme terrain de jeu le monde cosmopolite des élites des autres capitales de la planète que le reste du territoire national. Un homme d’affaires du centre-ville parisien se sent plus proche d’un collègue du centre-ville londonien ou new-yorkais que de son compatriote d’Aulnay-sous-Bois. Dès lors, une partie de ces élites n’a plus aucun scrupule à brader les trésors industriels nationaux français du moment que cela semble servir ses intérêts à court terme. De la même manière, beaucoup de ceux qui se retrouvent à des postes de régulateur financier n’ont aucun scrupule à bloquer toute initiative qui nuirait aux intérêts des banques ou des fonds spéculatifs, vers lesquels ils pantouflent ensuite afin de bénéficier de paiements pour service rendu. Voilà pour l’explication socio-psychologique, si l’on veut.

Évidemment, ce n’est pas elle qui est mise en avant par les apôtres du libre-échange. Cette démission est généralement justifiée par les contes de fées du doux commerce de Montesquieu, qui n’ont pourtant aucun fondement analytique. En présence de mobilité du capital, je ne connais aucune justification rigoureuse du libre-échange y compris au sein de la théorie économique la plus favorable au néolibéralisme. Les travaux empiriques effectués, y compris par le GATT, ces derniers 40 ans, montrent que ces gains nets apportés par la suppression des barrières douanières sont très faibles : de l’ordre de quelques centaines de milliards de dollars, ce qui est ridicule comparé aux sommes en jeu (le revenu annuel mondial est de l’ordre de 70 trillions de dollars). Qui plus est, le seul vrai gagnant du libre-échangisme des quarante dernières années semble être la Chine.

Il est temps de revenir à une compréhension raisonnable du protectionnisme. Pour cela, il faut commencer par se défaire du mythe selon lequel le libre-échange serait synonyme de paix et le protectionnisme rimerait avec la guerre. Deux exemples : en 1868, la France et la Prusse ont signé un accord de libre-échange et deux ans après, elles se faisaient la guerre. Inversement, pendant les Trente glorieuses, tous les pays de l’Ouest européen étaient protectionnistes : pourtant, nous ne nous sommes pas fait la guerre.

La globalisation marchande des trente dernières années a essentiellement permis à l’Occident de continuer à orienter la production des ressources minières d’Afrique et d’Amérique du Sud à son profit tout en bénéficiant des produits manufacturés chinois bon marché et des bénéfices commerciaux, chinois également, recyclés dans les marchés financiers occidentaux via le rachat de dette publique américaine. Cette ère-là est close depuis la crise financière de 2008 mais le monde n’a pas encore trouvé de nouveau cycle global. La mise en place d’une régulation intelligente du commerce international et, en particulier, des flux de matières premières dont nous avons absolument besoin pour sauvegarder la souveraineté de la France, est une nécessité si nous voulons éviter les prochaines guerres qui seront celles de l’eau, de l’énergie et des minerais. Les travaux historiques de Christophe Bonneuil, encore un ami, montrent que l’économie française joue le rôle d’un parasite depuis plus d’un siècle en matière de flux de matière : mis à part la biomasse, nous importons la quasi-totalité de la matière dont nous avons besoin pour vivre. Si, en Europe, nous nous accrochons à cette idéologie sans fondement scientifique qu’est le libre-échange, nous allons tout simplement nous priver des moyens de négocier un juste commerce des produits dont nous avons besoin. Pendant ce temps, la Chine et les États-Unis continuent de piller le sous-sol de nombreux pays du Sud. En d’autres termes, le plus sûr moyen de courir vers des guerres de l’eau, du pétrole ou du cuivre dans les années qui viennent, c’est de ne pas réguler le commerce, de ne pas entamer une négociation maintenant. La réforme de la gouvernance du FMI, par exemple, réclamée par de nombreux pays émergents, serait une première étape. La réforme de l’OMC également. À l’inverse, la guerre civile syrienne est née en 2011 d’une pénurie d’eau prolongée, très mal gérée par la dictature de Bachar el Assad. Le libre-échange est la meilleure recette pour étendre le chaos syrien au reste du monde. Et mes travaux, avec Olivier Vidal et Fatma Rostom notamment, montrent que nous ne pourrons pas continuer à augmenter indéfiniment l’extraction de cuivre sur la planète[4]. Qui, en France, se soucie de trouver des substituts aux usages industriels du cuivre et d’améliorer l’efficacité du recyclage du cuivre que nous gaspillons aujourd’hui ? Cela aussi, ça fait partie des défis de l’industrialisation verte.

Lire la deuxième partie de l’entretien : Gaël Giraud « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure ».

[1] https://bit.ly/2onhdcS

[2] Alain Grandjean, Agir maintenant – notre plan pour un New Deal vert, LLL, 2019.

[3] http://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-609-notice.html

[4] Olivier Vidal, Fatma Zahra Rostom, Cyril François, Gaël Giraud,“Global Trends in Metal Consumption and Supply: The Raw Material-Energy Nexus”, Elements, 2017, 13(5), pp. 319-324, et “Prey–Predator Long-Term Modeling of Copper Reserves, Production, Recycling, Price, and Cost of Production”, Environ. Sci. Technol, 2019, 53(19), 11323-11336.

“L’euro renforce l’économie allemande et abîme les plus faibles” – Coralie Delaume

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Coralie Delaume, essayiste et journaliste, est auteure de nombreux ouvrages sur la construction européenne – entre autres : Le couple franco-allemand n’existe pas, paru en 2018. Dans cette intervention, elle évoque la naissance de l’euro, les rapports de force à l’origine de la monnaie unique, et les conséquences de son utilisation par les pays-membres de la zone euro.


 

« Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron

©Vincent Plagniol

Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.


LVSL : On vient de fêter les vingt ans de la monnaie unique : où en est la zone euro ? Est-ce que le phénomène d’euro-divergence peut la faire imploser ?

Michel Aglietta : Il faut comprendre pourquoi il y a eu euro-divergence et donc en premier lieu comprendre quelles sont les dynamiques des années 1980 qui ont permis de décider de faire l’euro, et l’ambiguïté que cela a entraîné, du point de vue de la France notamment. Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes.

Vis-à-vis du néolibéralisme, la France est complètement en porte-à-faux avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. La notion qu’on nous a demandée de développer, à Robert Boyer et moi-même à cette époque, c’est celle de pôle de compétitivité. Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie.

LVSL : Quelle était votre position à ce moment-là ?

MA : Ma position était qu’il fallait dévaluer de manière importante sans sortir du SME mais en prenant une position compétitive forte du fait d’une dévaluation massive. Il fallait surtout poursuivre dans la vision de Chevènement et développer les pôles de compétitivité. Une fois que la décision de suivre le deutschemark a été prise, la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans.

Sur le plan européen, la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. C’est la finance qui doit être l’axe directeur de l’Europe à venir.

Arrive le deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique.

LVSL : Il y a tout de même des points communs avec le constitutionnalisme économique présent chez Hayek…

MA : Sauf que Hayek ne pense pas à des institutions fortes. Il pense que l’ordre social est organiquement engendré par la conscience morale que les membres d’une société ont vis-à-vis du collectif qui les constitue. Bien évidemment il y a une origine autrichienne à cette position, mais essentiellement vis-à-vis de ce qui s’est passé dans les années 1920. Il s’agit de fermer la possibilité du nazisme. Ce n’est pas par hasard que la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire.

Ainsi, la crise de 2010-2012 en Europe n’est que l’accentuation de la crise de 2008. Autant les Américains ont contré la crise par des politiques très fortes, autant l’Europe n’avait pas la possibilité de le faire. La divergence est toujours là et c’est toujours la même logique. Donc, que fait-on ? Quel est véritablement le substrat politique nécessaire pour que l’euro puisse être une monnaie complète ? Est-ce qu’on choisit l’ordolibéralisme ou est-ce qu’on ouvre une autre voie ?

LVSL : Justement, à quel point l’euro-divergence est-elle encore un risque aujourd’hui et est-ce que vous identifiez d’autres risques qui pourraient mettre en cause l’existence même de l’euro ?

MA : L’euro-divergence est présente en Italie et de manière extrêmement forte. Les conditions dans lesquelles l’Espagne et le Portugal en sont sorti, c’est-à-dire par la déflation salariale, ont été des conditions extrêmement traumatisantes pour leurs propres systèmes sociaux.

Nicolas Leron : On a obtenu, du moins pour le temps présent et pour un avenir proche, une forme de stabilisation de la zone euro sur le plan macroéconomique. Elle a cependant eu un coût politique. On voit bien la montée des forces anti-européennes, voire anti-démocratiques actuellement. Elles gagnent du terrain en Europe occidentale.

Nicolas Leron, politiste et professeur à Sciences Po. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Tout ne s’explique pas par la crise économique, mais c’est une cause forte de cette avancée des forces populistes au sens large et d’un affaissement des démocraties nationales. Vous parliez d’injecter du politique dans l’économique. Notre démarche, à Michel et moi, est un peu plus fondamentale que cela : il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. Si nous faisons une forme d’analyse du discours, d’explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles.

LVSL : Je voulais revenir sur l’Italie avant de passer à la phase des solutions puisque c’est une donnée fondamentale de ce qui se passe aujourd’hui dans la zone euro. L’Italie était une des trois économies généralistes de la zone, qui a, depuis son entrée dans celle-ci, une croissance quasiment nulle, voire une décroissance du PIB par habitant. Les indicateurs de productivité sont extrêmement préoccupants, le taux de créances pourries reste élevé et on ne sait pas exactement comment elles sont purgées des bilans des banques régionales italiennes. Dernièrement on a assisté à la victoire de la coalition Ligue-M5S qui a présenté un budget en conflit avec les règles – notamment de déficit structurel – défendues par la Commission européenne. Est-ce que vous pensez que la présence de l’Italie dans la zone euro est pérenne en l’état ? Quelle analyse faites-vous de la situation italienne ?

MA : L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation.

NL : Sur le plan géopolitique intra-européen, l’Italie est too big to fail pour ceux qui défendent la construction européenne et l’euro. Malgré tous ses défauts, Michel et moi sommes en faveur d’un projet européen qui préserve la monnaie unique. Remarquons que pour la Grèce, même s’il y a eu une très grande tentation de l’Allemagne, disons du bloc germanique, de lâcher le pays, il y a eu cet effort politique in extremis qui a été fait pour  que la Grèce ne sorte pas de la zone Euro. Nous pouvons donc penser que compte-tenu de la taille systémique de l’Italie sur le plan politique et économique, il en sera de même. Ce qui se joue pour ce pays, notamment dans son rapport aux institutions européennes et avec ses partenaires européens, ressemble à ce qui s’est joué en Grèce. Cela ressemble un peu aussi à ce qui se joue en Hongrie ou en Pologne. À un moment donné, il y a le politique national qui éprouve son rapport de force à l’égard de l’Union européenne et de ses principaux États membres. Au travers de ce geste agonistique, on commence par s’émanciper ou feindre l’émancipation. On est offensif dans le rapport de force. C’est ce qu’a fait Tsipras, c’est ce que fait le gouvernement italien. Ensuite – et jusqu’à présent ça s’est passé ainsi – il y a une forme de rééquilibrage qui est fait des deux côtés. On retrouve un nouveau point d’équilibre, parfois au détriment du gouvernement en question comme en Grèce. Mais ça lui permet de s’assurer une sorte d’assise de légitimation politique nationale, tout en retrouvant un point d’équilibre intra-européen.

MA : Comment est-on citoyen européen finalement ? Qu’est-ce qui fait le lien social ? Ce qui fait le lien social est l’euro. Les citoyens européens de tous les pays disent à toutes les enquêtes « Ce qu’on veut, c’est garder l’euro ». Les gouvernements sont obligés de le prendre en compte quels qu’ils soient. On a vu l’évolution en Grèce. Sortir de l’euro paraissait être une solution pour Varoufakis. Ils ont été obligés de changer de position très rapidement et pas seulement à cause des pressions allemandes. Leurs propres citoyens ne veulent pas sortir de l’euro.

NL : On observe le passage d’un système d’opposition classique, démocratique, entre grandes alternatives de politiques publiques, de projets de société (policies), à un système d’opposition de principe. On est pour ou contre l’Europe. Le clivage politique se reconstruit au niveau du régime politique lui-même (polity). Mais même lorsque l’on arrive à faire prévaloir l’idée que l’on est contre l’Europe au sein d’un pays, on en revient à une donnée constitutive : est-ce que nous voulons vraiment quitter la zone euro ? Est-ce qu’on veut quitter l’Union européenne ? Or on constate que – y compris pour les Grecs qui ont particulièrement souffert du programme d’aide – l’attachement politique à la monnaie unique reste majoritaire. La dimension constitutive d’un destin national reste malgré tout attachée à l’idée européenne. Cela ne veut absolument pas dire que le peuple est satisfait de ce qu’on pourrait appeler « sa condition européenne ». Il y a un attachement qui d’ailleurs est plus fort pour la monnaie que pour l’Union européenne en elle-même. Si le Brexit peut avoir lieu, c’est sans doute parce que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro.

MA : Ce qu’il faut comprendre c’est que la monnaie incarne le lien social. Ce n’est pas du tout un bien, une chose. Et cela, les citoyens l’ont véritablement incorporé dans leurs comportements.

LVSL : Quelles sont les solutions, comment pourrait s’enclencher un phénomène qui permettrait de compléter la zone euro ? Vous parliez de lien social, mais on voit que ce lien social reste incomplet d’une certaine façon. Quelles sont vos recommandations ?

NL – Avant de parler de recommandations, il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif.

D’un point de vue qualitatif, que nous ayons affaire à un gouvernement de gauche ou de droite, nous sommes soumis à une pression systémique qui vise à encourager une politique de l’offre, du fait du marché intérieur et de la concurrence réglementaire intra-européenne. Bien sûr, il y a des différences de méthode. Le redressement dans la justice de François Hollande n’est pas le travailler plus pour gagner plus de Nicolas Sarkozy, ou encore le transformer pour libérer les énergies d’Emmanuel Macron. Mais structurellement, il existe une pression qui réduit les marges de manœuvre d’orientation des politiques publiques et qui se traduit par une réduction qualitative du pouvoir budgétaire national. Tandis que les règles budgétaires européennes impliquent une réduction quantitative du pouvoir budgétaire national.

Cette perte de pouvoir budgétaire des gouvernements nationaux – et donc du pouvoir politique du citoyen – ne s’accompagne pas de la construction d’un pouvoir budgétaire proprement européen.

La grande difficulté, lorsqu’on aborde la question européenne, c’est de parvenir à désinstitutionnaliser la lecture que nous faisons de l’Union européenne pour accéder à une compréhension substantielle des choses. Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. Vous avez des secteurs circonscrits et des territoires – notamment à l’Est où se concentre les fonds de cohésion – qui sont très impactés par l’Union européenne.

Mais l’Union européenne, appréhendée de manière substantielle, n’arrive pas à franchir le seuil de significativité politique. C’est ici que se situe la grande différence lorsque nous abordons la question de la crise européenne depuis le prisme d’une lecture démocratique. Ce qui compte, c’est d’abord la question du budget, de la puissance publique européenne, et par extension, l’absence de cette dernière. Aujourd’hui, nous avons un budget qui est n’a pas la taille critique. L’enjeu primordial n’est pas de se doter d’un budget comme instrument de stabilisation, mais de considérer passer d’un budget technique à un budget proprement politique. Notre thèse est celle de l’institution d’une puissance politique européenne, et donc la création d’une figure charnelle du citoyen européen, ce qui implique que les élections européennes soient le relai d’un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen.

MA : À cette fin, il faudrait donc parvenir à ce que ce budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur, de manière à changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental. Il faut le faire dans des conditions qui paraissent équitables aux différentes couches sociales, à la fois par des investissements qui pensent l’avenir en termes de soutenabilité et qui, dans le même temps, assurent une croissance plus élevée. On ergote sur ce qui se passe actuellement, mais tant que l’Europe en reste à un niveau de 1,2 ou 1,5% de croissance, elle est totalement paralysée. Il faut revenir à l’essentiel : le monde est en train de changer en profondeur, nous sommes à la fin de cette phase bien particulière du capitalisme financiarisé, et c’est le moment ou jamais pour la puissance publique de reprendre la main sur le pouvoir économique. Cela suppose qu’il y ait un budget suffisamment dynamique et ce à deux niveaux. Les biens collectifs sont européens et le deviendront de plus en plus : réseaux, électricité, transports, etc. Les infrastructures tombent en ruine en Allemagne, un pont s’effondre à Gênes : voilà les véritables problèmes. Ces problèmes-là nécessitent une prise en charge par une puissance publique au niveau européen.

NL : C’est en quelque sorte le pendant de ce qu’a fait la BCE pour sauver la zone euro, en s’auto-attribuant une fonction de prêteur en dernier ressort. Par ce geste, elle a renoué le lien organique entre la monnaie et le souverain politique.

LVSL : Mais elle ne fait pas l’objet d’un contrôle. Il n’y a pas de souverain qui contrôle cette banque…

NL : Certes, mais elle a cependant entrepris un geste souverain qui a fait retrouver à la monnaie sa nature politique. Ce qu’il faut réhabiliter par cette puissance publique européenne, c’est la notion d’emprunteur et d’investisseur en dernier ressort. À un certain stade, on ne peut pas compter sur le marché pour répondre à des intérêts de long terme. Il est nécessaire que la puissance publique, par un acte politique, décide de ces grands investissements et de la production massive de biens publics européens.

LVSL : Justement, comment pensez-vous que nous puissions construire ce type de puissance sur un plan purement politique : comment faire en sorte que les pays y arrivent ? Quel serait le montant du budget nécessaire à ce type de préservation des biens collectifs, d’investissement, de changement de régime de croissance européen ?

NL : Ce qu’il faut bien faire comprendre au préalable – et qu’il faut graver dans la tête des dirigeants, des élites, des décideurs et des citoyens européens –, c’est que la vague de fond populiste ne sera pas contrebalancée par la méthode des petits pas. Autrement dit la méthode d’intégration actuelle, où nous essayons de colmater les dysfonctionnements par petits pas, par des déséquilibre fonctionnels constructifs. Cette méthode a constitué un coup de génie dans les années 1950 après l’échec du momentum fédéraliste, mais elle a épuisé aujourd’hui tout son ressort.

MA : Depuis la prise du pouvoir par la finance dans les années 1980, on ne peut plus fonctionner de cette manière. La finance est par nature un facteur de déséquilibre. On ne peut pas considérer la finance comme un secteur comme un autre, alors qu’il possède un impact sur tous les autres secteurs. Si nous raisonnons comme cela, nous nous heurtons à un mur. C’est ce qui s’est produit dès les années 1980 avec les contraintes rencontrées par François Mitterrand. La finance était « son ennemi », mais il ne comprenait pas quelle était la logique profonde qu’elle recouvrait. Dès les années 1980, ce processus ne pouvait plus fonctionner.

NL : Aujourd’hui nous sommes au bout de ce que l’on appelle en sciences politiques le néo-fonctionnalisme, qui sous-tend la méthode d’intégration actuelle. C’est le point de départ de notre essai La Double démocratie : il faut poser un nouvel acte fondateur politique européen. Lequel ? Il y a une manière de penser les choses en matière de souveraineté. C’est l’hypothèse fédéraliste, soit un acte fondateur qui engendrerait un transfert de souveraineté au niveau de l’Union européenne – au fond, le repli souverainiste du Brexit s’inscrit dans cette même logique. Nous pensons que ces deux hypothèses sont les deux faces d’une même pièce, caractérisées par une même obsession sur la souveraineté. La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe.

L’autre levier sur lequel nous voulons travailler consiste à créer un saut de puissance publique. Cela ne passe pas par l’institution d’un État souverain, mais d’une démocratie européenne, donc d’une puissance publique européenne et d’un budget politique européen. C’est ici que nous introduisons la notion de double démocratie, qui s’oppose à celle de souveraineté, qui est une notion une et indivisible d’instance normative de dernier ressort, qui par définition, par géométrie disons, ne peut pas se partager, se décomposer, se fragmenter. S’il y a transfert de souveraineté vers le niveau de l’Union européenne, cela engendrerait une perte sèche de souveraineté pour le niveau national. Ce qui ne saurait être accepté par les peuples européens. En revanche, la démocratie peut effectuer ce saut car elle ne fonctionne pas dans une logique de vases communicants. Elle peut engager une logique de jeu à somme positive. Il peut y avoir une démocratie nationale à côté d’une démocratie locale. La région peut être une entité démocratique parfaitement légitime, sans être une entité souveraine. Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes.

MA : Il y a une contrainte supplémentaire : il faut pouvoir travailler à traités constants. Il est impossible de dire que la révision des traités est la première étape pour réaliser cela. Les forces politiques qui existent en Europe l’empêchent. Il faut donc travailler à traités constants et voir ce que cela permet. Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. Les ressources supplémentaires qui permettraient de développer des dépenses d’investissement en construisant des biens communs européens ne sont pas à disposition, principalement parce qu’on ne peut pas changer les traités.

LVSL : Et donc, comment fait-on ?

MA : Par la notion que nous avons mise en avant : les ressources propres. Dans les ressources du budget européen, la plus grande partie provient de subventions que les pays-membres donnent et qu’ils peuvent retirer, car en réalité, cela reste une attribution souveraine des pays-membres. Une puissance publique européenne ne peut donc se constituer durablement, parce qu’elle peut être à tout moment déstabilisée par les contraintes budgétaires des pays-membres – ne pouvant plus contribuer autant qu’avant au projet européen.

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. Il faut donc développer d’autres ressources propres pour le budget européen que le Conseil peut accepter en tant que telles parce qu’elles ne violent pas les règles des traités. Elles permettront de développer une politique d’investissement public et d’investissement privé, accompagnées d’une nouvelle forme de croissance.

LVSL : Plus précisément, quel serait le montant de ces budgets pour vous en termes de pourcentage du PIB européen ?

MA : Nous l’estimons, comme Thomas Piketty, à plus ou moins 3% du PIB.

LVSL : Est-il vraiment possible d’imaginer la mise à disposition de centaines de milliards d’euros par le Conseil, alors qu’il peine à s’accorder par exemple sur la question des GAFA ?

MA : Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. Nous avons indiqué la liste des ressources nécessaires qui permettraient de monter à 3,5% du PIB.

NL : Lorsque nous en arrivons à cette dimension constitutive du politique en Europe, nous redécouvrons que l’Europe constitue fondamentalement un enjeu géopolitique intra-européen. Nous retombons sur de grandes logiques de compromis historique entre les puissances du continent, d’abord entre la France et l’Allemagne, et il faut commencer par convaincre l’Allemagne. Nous constatons, même lorsque nous avons un nouveau président fraîchement élu, qui met sur la table un volontarisme européen quasiment inédit, que les propositions françaises se font absorber, amortir par une forme d’immobilisme extrêmement enraciné propre à l’Allemagne, au gouvernement d’Angela Merkel. On l’a vu au sommet de Meseberg : Emmanuel Macron a fait tout son possible pour concrétiser l’idée d’un budget de la zone euro, sans succès significatif.

Comment convaincre l’Allemagne ? Car là est bien le défi premier. C’est au fond ce à quoi nous essayons de contribuer avec notre livre : il faut d’abord produire un nouveau paradigme d’appréhension de l’intégration européenne et de la crise actuelle, pour ensuite entrer dans le débat public allemand – intellectuel et politique – pour en modifier la configuration. À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». C’est ce que nous observons jusqu’à présent et ça ne marche pas.

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

MA : La solution n’est possible que si une dimension de long terme est remise au premier plan en Europe. La stabilisation concerne des mécanismes assez faciles à mettre en place. La question majeure, c’est la croissance potentielle. L’Europe s’affaiblit systématiquement au niveau mondial et la géopolitique aussi intervient, c’est-à-dire que l’Europe a besoin d’exister politiquement vis-à-vis du reste du monde.

LVSL : En général, les corps politiques se constituent en référence à un ennemi commun. Pour les nationalistes, il s’agit des immigrés. Pour une partie de l’establishment européen, il s’agit de la Russie. Pour les forces populistes de gauche, il s’agit des oligarchies européennes. Mais on assiste à l’émergence très rapide de la Chine qui arrive en Europe avec son projet géant de nouvelle route de la soie. Pensez-vous que celle-ci puisse constituer une menace suffisante pour obliger le continent à mettre en place des formes de solidarité et un protectionnisme européen ?

NL : L’Europe est avant tout un projet géopolitique. Ne perdons jamais cela de vue. C’est un projet géopolitique à la fois intra-européen et qui s’inscrit dans la donne mondiale. Il est symptomatique qu’Emmanuel Macron construit son discours européen autour de la notion de souveraineté européenne (pour une analyse critique, voir ma tribune publiée sur Telos : « Critique du discours européen d’Emmanuel Macron »), qui en fait envoie à l’idée d’autonomie stratégique. On voit bien qu’aujourd’hui la justification de la paix continentale se voit substituée par une justification par l’affirmation et la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le nouvel ordre mondial sino-américain, où l’hégémonie des valeurs occidentales n’a plus cours. C’est l’ensemble de l’infrastructure institutionnelle internationale, qui reposait sur l’implicite d’une domination du modèle de la démocratie libérale en expansion continue, qui se voit remis en question. Et l’Europe doit donc se repositionner. Mais la grande difficulté de cette justification par l’extérieur du projet européen est qu’elle fait l’impasse sur la justification par l’intérieur de l’Europe politique. Plus fondamentalement, une telle justification par l’extérieur renvoie implicitement à la logique d’alliance intra-européenne pour mieux se positionner dans le nouvel ordre mondial. Elle tend à refouler la question primordiale de la dimension constitutive du politique européen, du faire-société.

LSVL : Il nous semble cependant que, loin de converger, on assiste à une divergence politique croissante en Europe. L’Allemagne ne veut pas entendre parler d’union de transfert, régulièrement agitée comme un épouvantail dans la presse allemande. Les pays d’Europe de l’Est ont opéré un tournant illibéral. Le Royaume-Uni s’en va… Au-delà du plan écrit sur le papier, comment un gouvernement peut-il agir avec autant d’obstacles ?

NL : D’où la nécessité d’acter la fin de la méthode des petits pas, cette logique néo fonctionnaliste de l’intégration et de poser un nouvel acte politique européen fondateur, comme le furent la création du marché commun et de la monnaie unique. Seul un saut politique substantiel modifiant la configuration fondamentale du système juridico-politique européen sera en mesure d’inverser la dynamique de politisation négative qui affecte l’ensemble des démocraties nationales en Europe. Pour ce faire, il faut se resituer dans le temps historique, celui qui permet les grands compromis géopolitiques intra-européens. Ce n’est que de la sorte qu’on amènera l’Allemagne à lâcher le kein Uniontransfert, comme elle fut capable de lâcher le deutschemark. Cela suppose que la France arrête son argumentation macroéconomique pour enfin entrer véritablement dans une discussion politique.

LVSL : Le problème n’est-il pas que la zone euro et l’Union européenne se sont construites sur un modèle plus proche du Saint-Empire romain germanique que sur celui d’une res publica jacobine Une et indivisible ? La conception politique de l’Europe que vous proposez est très française. Les conceptions ordolibérales de la démocratie et les conceptions illibérales, qui ont le vent en poupe en Europe de l’Est, semblent peu compatibles avec ce que vous proposez, comme on va probablement le voir aux prochaines élections européennes…

NL : L’Union européenne et la zone euro ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’histoire continentale et, au fond, mieux vaut ne pas s’épuiser à retrouver un précédent historique qui serait capable, croit-on, d’assoir la légitimité d’une Europe politique à venir. Ce que les Européens entreprennent depuis les années 1950 est foncièrement inédit. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme politique qui dépasse l’État souverain tout en le préservant. Je ne sais pas si notre modèle de la double démocratie européenne est d’inspiration très française. À vrai dire, je ne le crois pas. Quelque part, elle s’appuie très fortement sur la théorie de la démocratie développée par la Cour constitutionnelle allemande. L’hypothèse de la double démocratie européenne s’écarte du modèle supranational fédéraliste mais également du modèle de la coordination fonctionnaliste horizontale, le fameux gouvernement économique qu’appellent de leurs vœux depuis deux décennies les élites françaises