« La crise climatique sera inflationniste » – Entretien avec Ano Kuhanathan

© Igor Kolomoïsky

Le spectre de l’inflation, qui semblait conjuré depuis des décennies, revient en force. Face à lui, les Banques centrales oscillent entre une politique de hausse des taux destinée à la combattre, et une politique expansionniste visant à maintenir la stabilité du système financier. La nature de l’inflation a longtemps divisée les opposants au néolibéralisme, tantôt vue comme un « impôt sur les pauvres », tantôt comme un levier pour « euthanasier les rentiers ». Dans Les nouveaux pauvres (éd. Cerf), l’économiste Ano Kuhanathan, membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau, analyse la résurgence de ce phénomène et les moyens de le contrecarrer – ou de le tourner à l’avantage de la majorité. Entretien réalisé par Zoé Miaoulis.

LVSL – Nous subissons une vague inflationniste depuis la fin du Covid. Excès de dépenses budgétaires, planche à billet, désorganisation des chaînes de valeurs mondiales, guerre en Ukraine et crise de l’énergie… Les observateurs ne semblent pas d’accord sur les causes de l’inflation. Qu’en est-il réellement ?

Ano Kuhanathan – Il ne me semble pas pertinent de vouloir chercher une unique cause à l’inflation conjoncturelle que nous subissons depuis 2021. Chacun des facteurs que vous avez énuméré y ont contribué. Durant le Covid, les gouvernements ont soutenu les entreprises et les ménages avec des subventions et des crédits. Cela a permis notamment un rebond important de la consommation après le pic de la pandémie puisque les ménages avaient accumulé un excédent d’épargne. Les entreprises ont investi et fait des stocks importants pour éviter de rater des opportunités de marché. Tout cela dans un contexte où l’argent était « peu cher » grâce aux taux d’intérêt bas, donc les banques centrales ont aussi leur part de responsabilité.

En face, l’offre de biens restait en berne, principalement parce que la Chine n’opérait pas « à plein régime ». En effet, sa politique « zéro-Covid » menait à des interruptions intempestives de l’appareil productif chinois dont le monde entier est fortement dépendant. Avec tout cela, vous aviez déjà les ingrédients pour avoir une certaine inflation sur certains services et sur nombre de biens manufacturés. Enfin, le « coup de grâce » est venu de la guerre en Ukraine et de la « militarisation » du gaz par la Russie qui ont plongé l’Europe dans une crise de l’énergie sans précédent. Les denrées alimentaires et l’énergie allaient voir leurs prix grimper en flèche. En somme, c’est la conjonction simultanée de chocs multiples et globaux dans un contexte d’excédents d’épargne et de liquidité qui expliquent l’inflation actuelle.

LVSL – On dit parfois que ce sont les créanciers qui paient l’inflation, au profit des acteurs endettés. D’autres considèrent que l’inflation frappe avant tout les pauvres. Qu’en est-il ?

AK – Les plus précaires ont toujours souffert de l’inflation, hier comme aujourd’hui. En effet, lorsque l’essentiel de vos dépenses sont liées à des biens et services de subsistance, toute hausse de prix est insupportable et peut mener à des situations dramatiques. Maintenant, si on regarde au-delà de la problématique de la pauvreté, historiquement, l’inflation a été toujours été considérée comme un impôt sur les rentes et favorable dans une certaine mesure aux travailleurs. En effet, l’inflation abaisse le coût de la dette pour ceux qui sont endettés et les revenus du travail suivent au moins en partie l’inflation, alors que les rentiers eux voient eux leurs revenus grignotés par l’inflation.

Sauf que depuis les années 1980, les salaires en France ne sont plus indexés sur l’inflation et surtout, le partage de la valeur ajoutée se fait de plus en plus en faveur du capital, au détriment du travail. Cela veut dire que pour 1€ de profit généré, la part qui revient aux actionnaires est de plus en plus importante alors que celle qui revient aux salariés, elle, diminue. C’est d’ailleurs pour cela que mon ouvrage est intitulé Les nouveaux pauvres, précisément parce qu’une nouvelle catégorie de la population (les classes moyennes, la petite bourgeoisie) va davantage souffrir de l’inflation que lors des épisodes passés.

LVSL – Les entreprises souffrent-elles de l’inflation actuelle ?

AK – Selon l’INSEE, le taux des marges des entreprises françaises s’est maintenu à un niveau relativement élevé en 2022 (près de 32% au troisième trimestre), proche des niveaux de 2018. La baisse des impôts de production et la capacité des entreprises à répercuter les hausses de prix auprès des consommateurs dans un contexte où l’activité économique, malgré la guerre en Russie, est restée dynamique. D’ailleurs selon des estimations récentes, les marges des entreprises auraient contribué pour près d’un tiers à l’inflation en France.

Toutefois, pour les entreprises aussi, il convient de faire quelques distinctions. Les grandes entreprises, qui ont une surface financière plus large et un pouvoir de négociation plus important, s’en sortent mieux dans le contexte actuel alors que les PME sont davantage sous pression. Enfin, il faut aussi noter des différences sectorielles, les secteurs « intenses » en énergie étant plus vulnérables que les autres. Mais dans l’ensemble, les entreprises ont plutôt réussi à tirer parti de l’inflation actuelle. Toutefois, l’année 2023 s’annonce compliquée avec un ralentissement économique à venir et la hausse des taux d’intérêt.

LVSL – Les banques centrales ont décidé de remonter leurs taux directeurs et de ralentir leurs programmes de rachats d’actifs pour lutter contre l’inflation. Est-ce efficace ?

AK – En remontant les taux d’intérêt, les banques centrales vont agir sur la demande. En effet, avec des taux plus hauts, on s’endette moins et on épargne davantage. Toutefois, de nombreux économistes sont sceptiques non seulement sur le succès d’une telle politique mais également inquiet de son « coût ». En effet, « casser » la demande va créer une baisse de la consommation mais également du chômage. Or comme vous l’aurez compris, l’inflation actuelle est en partie liée à la demande mais aussi liée à l’offre – sur laquelle la politique monétaire n’a toujours de prise. En effet, les banquiers centraux ne peuvent pas miraculeusement ajouter du blé, du pétrole et du gaz naturel sur les marchés internationaux, tout comme ils n’ont aucune prise sur ce qu’il se passe en matière de politique sanitaire en Chine.

De même, s’il y a un problème d’offre sur certains biens et services, remonter les taux pourraient empêcher les entreprises concernées d’investir pour augmenter leurs capacités de production et résoudre le déficit d’offre. On peut donc légitimement se demander si ralentir l’économie en augmentant les taux d’intérêt sera efficace pour lutter contre l’inflation alors que l’on peut être certain que cela va créer du chômage. Notons toutefois que les développement récents avec des faillites bancaires aux États-Unis et le rachat de Crédit Suisse par UBS vont contraindre les banques centrales à garder un œil sur la stabilité financière peut-être en mettant la lutte contre l’inflation au second plan…

LVSL – Quels outils devrions-nous mobiliser pour lutter contre l’inflation ? Faut-il bloquer certains prix ?

AK – Il y a, pour schématiser, trois façons d’agir sur l’inflation : en agissant sur l’offre, en agissant sur la demande et en administrant les prix. Si l’inflation est liée à la demande, alors la politique monétaire peut y « mettre un terme ». Si elle est liée à un déficit d’offre, il faut mettre en œuvre des politiques pour augmenter directement l’offre ou à minima inciter les entreprises concernées à le faire. La dernière possibilité est d’administrer les prix.

Personnellement, je ne suis pas favorable au contrôle des prix. D’abord pour des raisons sociales : tout le monde n’a pas besoin de prix bloqués. On l’a vu avec la remise à la pompe, elle a surtout bénéficié aux ménages les plus aisées. Ensuite pour des raisons opérationnelles : définir des normes, des prix, les faire contrôler relève d’un casse-tête que nous ne pouvons pas gérer actuellement car les effectifs de la fonction publique (notamment à la DGCCRF qui serait en charge des contrôles) et les moyens techniques de l’État ne sont pas à la hauteur. Enfin, la réglementation serait contournée par les entreprises ou les consommateurs eux-mêmes. Les entreprises pourraient altérer la qualité des produits en restant dans le cadre des normes ou alors baisser leurs productions, dans ce cas, les particuliers pourraient se mettre à stocker ou spéculer sur ces biens en organisant un marché parallèle.

D’ailleurs, la Hongrie a mis en place par exemple un blocage des prix sur les denrées alimentaires courant 2022, l’inflation alimentaire a pourtant atteint près de 50% en fin d’année et les magasins ont dû introduire des quotas pour que les gens ne dévalisent pas les rayons… Je suis personnellement favorable à des politiques de redistribution ciblées pour permettre aux plus modestes de ne pas souffrir de la situation. On pourrait d’ailleurs remplir un deuxième objectif au-delà de la redistribution en mettant en place les bonnes modalités. Par exemple des chèques alimentaires qui ne pourraient être utilisés que pour acheter des produits frais ou dans des commerces locaux pourraient favoriser une meilleure nutrition ou l’économie locale.

LVSL – La transition écologique pourrait conduire à changer radicalement nos choix collectifs au détriment du critère prix, ce qui pourrait engendrer une inflation structurelle plus élevée. Faut-il abandonner la cible des 2% d’inflation ?

AK – Effectivement, comme je le souligne dans mon ouvrage, la crise climatique sera inflationniste – que l’on agisse ou pas contre le réchauffement climatique. En tant que membre de l’Institut Rousseau, je suis personnellement attaché à la transition écologique et je préfère « l’inflation verte », celle liée à une transition forte et rapide, plutôt que l’inflation climatique, celle qui serait le fruit de notre inaction. En plus du climat, d’autres facteurs comme la démographie ou encore la démondialisation pourraient conduire à une inflation structurellement plus forte.

Il faut rappeler que fameux objectif de 2%, en vigueur aux États-Unis et dans la zone euro, est en réalité une convention assez arbitraire. En 2017, un collectif d’économistes avait écrit à la Réserve fédérale américaine pour l’inciter à relever l’objectif plus haut, et en 2016, lorsque l’inflation était très basse en zone euro, certains s’interrogeaient sur son abaissement. Ce qui est certain, c’est que les banquiers centraux devront eux-aussi s’adapter dans un monde qui est traversé par de nombreuses tendances qui laissent penser que demain ne ressemblera pas à hier.

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse

© Oren Elbaz

Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable. Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financière se précise.

Politique monétaire expansive et reprise économique

En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.

Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.

Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.

La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.

Les économies occidentales heurtées de plein fouet

Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la « Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.

Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.

En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.

Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.

Le risque d’une implosion ?

En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.

La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.

Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.

Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.

Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme. 

Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.

La pression s’accentue

Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »

Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.

Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.

Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.

L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.

Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Notes :

(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.

(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.

(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.

(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.

Crypto-monnaies : vers le retour des banques centrales ?

Les mesures restrictives prises par des pays tels que la Chine ou les États Unis pour encadrer voire interdire l’usage du Bitcoin envoient un message clair : la fin de la récréation est sifflée. Face aux prérogatives souveraines des États, le rêve libertarien d’une finance décentralisée aura fait long feu. Le cours du Bitcoin aura accusé le coup, sans pour autant s’effondrer. Car la situation mondiale diffère profondément du précédent « krach » de 2017. Aujourd’hui, la capitalisation énorme de ce marché en pleine expansion et l’arrivée de nouveaux acteurs institutionnels obligent les États à prendre en compte les cryptomonnaies. Avec des approches diverses.

Un Far West numérique éphémère

Boostées par leur adoption croissante dans la période actuelle, les cryptomonnaies connaissent un développement sans précédent, tant en termes de capitalisation que de démocratisation. Les milliers de « coins » mis sur le marché au cours des dernières années misent sur des développements techniques constants se proposant de fournir divers services ou de pallier les insuffisances du Bitcoin – sans pour autant parvenir jusqu’ici à le supplanter. A côté de projets sérieux visant à proposer des services précis sur le long terme tels que les échanges sans frais (Hathor, HTR) ou les revenus passifs générés par la détention d’actifs (Unizen, ZCX), plusieurs milliers de nouveaux jetons tentent de profiter de l’engouement général en ne proposant rien de mieux que des pyramides de Ponzi numériques.

Mais la reine des cryptomonnaies reste le Bitcoin, dont le cours continue de donner la tendance générale du marché. De plus en plus de banques, de fonds d’investissement et d’entrepreneurs (dont le plus connu est sans doute Elon Musk) spéculent sur ses aléas. Non sans susciter l’attention des gouvernements. Plusieurs problèmes se posent alors pour les acteurs étatiques : par nature, il est impossible de réguler l’émission des jetons. Leur valeur est marquée par une forte volatilité pouvant déboucher sur des problèmes de conversion en monnaies fiduciaires. Et l’intraçabilité – relative – des échanges pose des problèmes de sécurité. Les questions d’ordre policier se mêlent donc aux problématiques plus larges touchant à la souveraineté monétaire des Etats. Comme pour chaque innovation technologique, le cadre juridique national et international doit s’adapter a posteriori aux phénomènes apparaissant. C’est dans ce contexte que doivent être comprises les récentes restrictions.

Des régulations à l’adoption

Au niveau mondial, ces régulations de plus en plus nombreuses venant encadrer un secteur financier jusqu’ici très largement dérégulé sont la conséquence logique d’une adoption croissante par divers acteurs institutionnels. Etats-Unis, Chine, mais aussi Turquie, Bolivie ou Mexique : les réglementations touchant le secteur des cryptomonnaies (interdiction du minage, contrôle des transactions, limitation de certaines plateformes…) sont souvent présentées comme répondant à des impératifs écologiques ou à une volonté de lutter contre la cybercriminalité.

NDLR : Pour en savoir plus sur les limites des crypto-actifs en tant que monnaies et sur leur impact environnemental, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon « Le bitcoin, l’aberration monétaire rêvée par les libertariens ».

La période de forte fluctuation des cours n’est pas pour autant finie. Mais une stabilisation progressive est envisageable. C’est à cela que travaillent les banques centrales étudiant des projets de Monnaies numériques (MNBC). Leur objectif est de reprendre la main en développant des monnaies numériques souveraines et stables faisant pièce aux jetons spéculatifs. Il s’agit pour cela de faire d’abord place nette. L’adoption de la technologie blockchain se ferait donc, mais sans passer par le Bitcoin. Un dollar numérique est patiemment étudié par la Fed aux États-Unis, qui entretiennent encore le flou sur leurs intentions régulationnistes. Le Libra, rebaptisé Diem, projet de monnaie numérique annoncé dès 2019 par Facebook avec de nombreux partenaires, pourrait également remplir un rôle similaire : il s’agirait d’un « stablecoin » au prix indexé sur le dollar. Les liens étroits unissant Facebook au gouvernement américain pourraient alors se renforcer d’autant plus, à moins que le géant des réseaux sociaux ne gagne des prérogatives aux dépens des États.

Dans ce domaine, la Chine a pris de l’avance et progresse à grand pas vers un Yuan numérique, tout en interdisant les opérations de « minage » dans certaines provinces telles que le Qinghai. Pour le directeur de la Banque Centrale Chinoise Mu Changchun cette cryptomonnaie nationale annoncée en 2013 (officiellement nommée Digital Currency Electronic Payment) devrait finir par remplacer le liquide, dans une optique de contrôle des flux monétaires. Cette révolution financière a plusieurs buts : il s’agit de lutter contre la concurrence des cryptomonnaies non-étatiques, mais également de briser le quasi-monopole sur les transactions en ligne que détenaient d’autres acteurs privés, tels que les géants Alibaba et WeChat. Enfin à l’international, la Chine tente de s’émanciper du système bancaire SWIFT sur lequel la NSA garde un œil vigilant. La capacité de la superpuissance américaine à mettre en place un embargo bancaire sur ses adversaires inquiète : l’exemple iranien a rappelé au gouvernement chinois la nécessité de protéger sa souveraineté dans ce domaine… Tout en développant un outil étatique de contrôle des transactions, et donc de l’économie comme de la population.

Les MNBC ou le grand retour des banques centrales

D’autres pays s’inquiètent également pour leur souveraineté monétaire. Ainsi la banque centrale de Suède finalise un projet de monnaie digitale publique, une « e-couronne ». Ce pays scandinave est pionnier dans le domaine puisque les paiements en liquide y sont en net recul grâce à l’adoption massive d’outils numériques. Les paiements en espèce y représentent 1% du PIB, l’un des taux les plus bas au monde. Au même moment, la Banque de France, la Banque nationale suisse et la Banque des règlements internationaux (BRI) entendent expérimenter des paiements transfrontaliers avec des cryptomonnaies. Pour la Banque de France ce projet a pour but « d’analyser les règlements transfrontières via deux MNBC de gros, en euros et en francs suisses ».

L’Union européenne elle-même n’est pas en reste. La Présidente de la Banque Centrale Européenne, Christine Lagarde, rappelait récemment que le Bitcoin est un « actif spéculatif, qui a servi à des affaires bizarres et certaines activités de blanchiment d’argent totalement répréhensibles ». Elle a ainsi évoqué le projet d’un euro numérique, qui pourrait être déployé d’ici deux à quatre ans : émis par la BCE, une unité vaudrait un euro, l’objectif étant de compléter voir de remplacer progressivement la monnaie matérielle. Si la stratégie régulationniste semble aujourd’hui s’imposer comme l’option majoritaire, elle n’est pas universelle. Une nouvelle loi allemande permet désormais à 4000 fonds d’investissement institutionnels de spéculer sur les cryptomonnaies à hauteur de 360 milliards de dollars…

Diversité des stratégies nationales

Les MNBC séduisent également sur d’autres continents. Le parlement indien a ainsi ouvert la voie à une régulation des cryptomonnaies le 30 Janvier dernier, qui pourrait aller jusqu’à une interdiction des cryptomonnaies « privées »… tout en travaillant à la mise en place d’une monnaie électronique nationale. En Russie, la Banque Centrale a annoncé dès octobre 2020 qu’elle étudiait la possibilité d’un Rouble numérique, en prévoyant des annonces pour l’été 2021.

Quid alors des États en voie de développement ou des puissances régionales émergentes ? La diversité des choix stratégiques éclaire sur leurs possibilités comme sur leurs conceptions radicalement divergentes. A la suite du Salvador et malgré les remontrances des États-Unis, plusieurs pays d’Amérique latine envisagent aujourd’hui de développer un usage officiel du Bitcoin : le Paraguay, le Panama, le Mexique, l’Argentine, et même le Brésil (où le projet Hathor rencontre également un certain succès). Au contraire, l’Équateur interdit ces transactions et la Bolivie a pris des mesures d’interdiction du Bitcoin. Quant aux « altcoins », certains ciblent spécifiquement de tels marchés. Ainsi le Reserve Rights (RSR) propose deux jetons numériques, l’un spéculatif, l’autre stable et indexé sur le dollar dans le but de lutter contre l’inflation. Son adoption massive dans des pays tels que le Venezuela est un phénomène méritant d’être scruté.

D’une situation nationale à l’autre, les politiques varient énormément. En Afrique, l’Éthiopie envisage de développer son économie en misant sur la cryptomonnaie Cardano (ADA), alors que seulement 15% de la population a aujourd’hui accès à internet. Ces annonces n’ont pas encore eu de traductions économiques majeures. Enfin, certains pays se contentent d’attirer une manne financière providentielle, comme le Kazakhstan. Le faible coût de l’énergie hydroélectrique y a permis l’installation de fermes de minage, un phénomène qui devrait s’accélérer à mesure que la Chine adopte des règles de plus en plus strictes.

Ressources, développement technologique, position dans les relations internationales, poids du secteur privé : autant de facteurs entrant en compte dans les choix stratégiques des États confrontés aux défis d’une numérisation croissante de la finance mondiale. Ces différents États sont aujourd’hui engagés dans un rapport de force avec leurs concurrents, mais également avec des acteurs du secteur privé tentant d’accroître leurs prérogatives. A l’heure où la banque des règlements internationaux indique dans son dernier rapport que les monnaies numériques des banques centrales sont en train de passer du concept à la conception pratique, la portée de ces évolutions technologiques et des mises en garde les accompagnant restent difficiles à estimer. Nul doute que la concurrence entre grandes puissances se manifestera également sur ce terrain. Loin des rêves libertariens d’une finance décentralisée faisant pièce aux banques centrales, la technologie de la blockchain sera manifestement employée de manière croissante par des acteurs centraux déjà bien établis. La traçabilité des transactions et les masses de données accumulées constituent un enjeux d’importance croissante.