La fin du consensus néolibéral ?

Le Vent Se Lève vous invite à une après-midi de réflexion et d’analyse sur la séquence politique, en compagnie de Chantal Mouffe, Evgeny Morozov, Barbara Stiegler, Alain Supiot et François Ruffin. Rendez-vous le samedi 25 juin à la Maison des Métallos à Paris à partir de 15h. [Retrouvez ici le lien vers l’événement facebook]

PROGRAMME

LES NOUVEAUX VISAGES DU LIBÉRALISME (15h-17h)

➕ Barbara Stiegler, Professeure à l’Université de Bordeaux
➕ Alain Supiot, Professeur au Collège de France
➕ Evgeny Morozov, chercheur et auteur

« Retour de l’État », « éclipse du néolibéralisme », « réhabilitation de la souveraineté » : à lire les principaux médias, une véritable révolution est en cours depuis la pandémie. Du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron à l’élection de Joe Biden en passant par l’interventionnisme croissant des banques centrales, une observation superficielle de la séquence pourrait laisser croire que l’on s’écarte du paradigme néolibéral. Pourtant, celui-ci a toujours toléré un certain degré d’interventionnisme étatique et juridique. Et bien souvent, cet interventionnisme a même été la condition de son fonctionnement ordinaire… Les travaux de Barbara Stiegler, d’Evgeny Morozov et d’Alain Supiot apportent des éclairages sur ces problématiques et nous invitent à penser les mutations du néolibéralisme.

RECONSTRUIRE L’AVENIR : LA GAUCHE PEUT-ELLE ÊTRE DE NOUVEAU POPULAIRE ? (17h-19h)

➕ François Ruffin, député et auteur
➕ Chantal Mouffe, Professeure de philosophie à l’Université de Westminster

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le haut score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la NUPES semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin, député de la France insoumise de la 1ère circonscription de la Somme, débattra avec elle.

Barbara Stiegler : « Refuser d’abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts »

© F. Mantovani

À la suite de son dernier ouvrage Du cap aux grèves paru en août dernier aux éditions Verdier et en écho à son essai de 2019 « Il faut s’adapter », nous nous sommes entretenus avec la philosophe et enseignante à l’université de Bordeaux Barbara Stiegler. Nous y évoquons ses travaux sur le néolibéralisme, la manière dont ils ont été accueillis en pleine crise des Gilets jaunes et leur écho en période de pandémie, prétexte à une offensive sur les libertés individuelles — un thème qu’elle développera dans un ouvrage à paraître le 14 janvier 2021 aux éditions Gallimard, De la démocratie en Pandémie. La philosophe revient également sur son propre engagement militant et porte un regard critique sur les formes traditionnelles de la lutte sociale. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Au début de votre livre, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes comme une « nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral ». Plus tard, vous voyez dans le mouvement contre la réforme des retraites l’affirmation d’une « autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de notre vie sur terre ». Selon vous, dans quelle mesure les manifestants ont-ils eu à l’esprit cette nouvelle vision ? Comment s’est-elle exprimée, visuellement, dans la rue ?

Barbara Stiegler – Pour ce qui est des Gilets jaunes, ils ont fait la démonstration que « le cap » promu par le néolibéralisme, celui d’une adaptation de tous à la mondialisation, condamnait des populations entières à l’échec et à la disparition, non seulement du point de vue de leur emploi mais jusque dans leur manière de vivre. Ils ont montré qu’à l’ère de la crise écologique, le néolibéralisme conduisait les classes populaires à l’impasse en les plaçant dans une contradiction impossible : l’obligation de se déplacer vers les périphéries (du fait de la gentrification des métropoles) et l’obligation conjointe de revenir dans les centres-villes (au nom de la lutte contre la pollution).

Le cap est tout simplement apparu intenable, et les Gilets jaunes en ont très logiquement déduit la nécessité de se réapproprier notre démocratie. Visuellement, ils ont reconstitué des agoras miniatures sur les ronds-points, mais aussi des forums et des assemblées, avec notamment les « assemblées des assemblées », signe d’une réelle inventivité politique dont on a trop peu rendu compte dans les grands médias.

Retrouvant des questions qui étaient celles de la démocratie athénienne, ils ont aussi renoué avec la symbolique républicaine et rousseauiste : celle de la souveraineté du peuple, de sa Volonté générale et du Contrat social. Réhabilitant les services publics, ils ont donné un élan considérable au mouvement de défense des retraites, dans lequel les agents de la fonction publique (enseignants, soignants, travailleurs sociaux etc.) ont joué, conjointement avec les acteurs privés (avocats, cadres supérieurs), un rôle clé.

Tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles

Pour essayer de comprendre la force de ce mouvement, j’ai proposé une analyse plus globale de la notion de retraite. J’y ai vu le droit de se retirer de la compétition mondiale, de développer un autre rapport en effet à la temporalité et au rythme de la vie et des vivants que celui qu’imposait le projet de réforme du gouvernement. En imposant une retraite à point fondée sur la capitalisation individuelle, il transformait cet âge de la vie en une compétition continue et il imposait aussi cette vison à la jeunesse, dès son entrée dans la vie active. À la lumière de l’épidémie, qui touche à la fois les plus âgés et les plus jeunes, on voit sans peine les dégâts considérables qu’auraient produit aujourd’hui une telle réforme et on ne peut que se réjouir que ce projet ait été bloqué par la société.

LVSL – Malgré les liens évidents que vous dressez entre la problématique de votre ancien livre « Il faut s’adapter » et la révolte des Gilets jaunes, vous dites avoir été surprise de l’écho qu’ont eu vos travaux au moment des premières manifestations. La tyrannie de l’adaptation que vous décrivez semble également avoir été éprouvée et rejetée par les Gilets jaunes. Comment expliquez-vous que cette mobilisation ait eu davantage d’impact que les précédentes ? Était-il possible de l’anticiper ?

[Lire ici le premier entretien que nous avions effectué avec Barbara Stiegler à propos de son ouvrage « Il faut s’adapter »]

BS – Comme tout événement historique, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de l’irruption et de la création. Il n’était donc pas possible de l’anticiper. Ce que nous pouvions prévoir en revanche, c’était que le cap allait finir par être contesté massivement par les citoyens.

Si les Gilets jaunes ont eu autant d’impact, c’est à mon avis pour au moins trois raisons. D’abord pour l’inventivité symbolique et politique dont ils ont fait preuve. Ensuite pour la force politique de leurs revendications, inscrites dans un double héritage démocratique et républicain. Et enfin parce qu’ils ont surpris tout le monde et en particulier tous ceux qui pensaient que les classes populaires étaient indifférentes à la chose publique. Pendant des années en effet, les chroniqueurs nous ont abreuvés d’un discours typiquement néolibéral sur l’apathie des populations et la passivité des masses.

À les entendre, les « Français » ne s’intéressaient qu’à la consommation et à l’emploi et ils étaient rivés à leurs seuls intérêts privés. Cette mise en scène, largement orchestrée par les grands médias, a brutalement été déjouée à partir du 17 novembre 2018. À la stupéfaction des classes bourgeoises et diplômées, on a vu les Français des zones périphériques se passionner pour la démocratie, les questions de justice sociale et environnementale et l’héritage républicain de la Révolution française.

On a vu aussi que ce mouvement avait réussi à marginaliser très rapidement les velléités racistes ou le discours anti-immigrés de certains, au profit d’une série de revendications cohérentes dans lesquels tous les Gilets jaunes sans exception étaient en mesure de se reconnaître. L’adversaire n’était plus le travailleur pauvre, l’immigré ou le migrant, vieille stratégie de division mise en place par tous les gouvernements depuis les années 1970 pour mieux régner. Il devenait le cap néolibéral, imposé autoritairement par la monarchie présidentielle, niant à la fois la République et la démocratie. Et c’est ce qui explique qu’ils aient personnalisé leur lutte autour de la figure d’Emmanuel Macron.

LVSL – Fin 2019, vous réalisez que la lutte menée dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrira « presque naturellement » dans le vaste mouvement social qui s’étend dans le pays. Ce constat a-t-il été largement partagé par vos confrères ? Le mouvement des Gilets jaunes, suivi des manifestations contre la réforme des retraites, était-il particulièrement propice à cette convergence des luttes ?

BS – Je crois en effet que, si l’on compare la situation actuelle de l’Université avec celle de 2009, date à laquelle nous nous étions déjà mobilisés pour lutter contre le gouvernement d’alors, nous sommes désormais beaucoup moins isolés. La casse des services publics de santé, d’éducation et de recherche commence désormais à être visibles aux yeux de tous, et l’attachement des classes populaires à ces services publics est l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, ce que la crise sanitaire a durablement renforcé.

La vieille opposition construite par les pouvoirs dominants entre « les Français » et « les fonctionnaires » est donc en voie d’être déjouée. Mais il y a à cela une condition : que ces mêmes fonctionnaires s’engagent à se mobiliser pour l’intérêt général et pour la défense des services publics, en les mettant au service de tous. La grève peut dès lors être réhabilitée : non pas comme une lutte corporatiste pour des avantages acquis, mais comme un combat qui concerne tous les citoyens de ce pays qui tous ont besoin d’un système de santé, d’éducation et de recherche qui fonctionne.

LVSL – Vous décrivez dans votre livre une relation « destructrice » entre certains universitaires et les grands médias. Ce problème est-il structurel ?

BS – Je suis moins affirmative, puisque ma formule s’énonce sous forme de question. Mon expérience avec les médias a plutôt été jusqu’ici très positive, à ma grande surprise d’ailleurs. Du fait des Gilets jaunes, mon essai chez Gallimard, pourtant très dense, a bénéficié d’une promotion parfaitement inattendue. Mais les choses se sont compliquées quand je suis entrée en mobilisation, ce dont j’ai toujours prévenu mes interlocuteurs dans les médias pour que le contrat soit clair.

Cela m’a valu plusieurs déprogrammations brutales, sans explication claire, ou des mauvaises manières comme celles que je relate dans mon livre, à propos d’une Matinale de France Culture. Structurellement, alors que les grands médias fonctionnent de plus en plus sur le mode du spectacle, il est en effet difficile aux chercheurs académiques de se faire entendre. Quand tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles.

Critiquer le pouvoir en place, dans un tel dispositif, c’est nécessairement verser dans le complotisme et quitter le camp raisonnable du réalisme. En étouffant toute divergence, ce carcan manichéen sur lequel repose le macronisme, mais qui était déjà en germe dans les décennies précédentes, est évidemment destructeur pour notre démocratie, et c’est pour cette raison que nous devons nous battre pour tenter de nous imposer dans les médias.

Même si c’est une activité épuisante et risquée, et qui est d’ailleurs très mal vue dans mon milieu, j’estime qu’elle est de mon devoir. Car c’est le néolibéralisme qui depuis les années 1930 a imposé cette idée : une démocratie responsable reposerait sur le consensus des experts et des dirigeants et sur la disqualification de toute forme de résistance, renvoyée au retard, à l’inadaptation et à la déficience cognitive des populations. En critiquant publiquement le pouvoir depuis le savoir universitaire, en opposant aux experts les résultats de la recherche scientifique et du travail académique, on déjoue bien évidemment cette mise en scène, et c’est ce qui nous rend potentiellement très gênants pour le spectacle dominant.

Le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure.

LVSL – Lorsque vous décidez de ne plus vous limiter à « produire des idées » mais à « mettre les mains dans la lutte », vous êtes confrontée à un certain nombre de blocages. Lors d’une assemblée générale à laquelle vous participez à l’Université de Bordeaux, vous constatez rapidement que la révolte voulue par tous peine à se structurer. Y voyez-vous une obsolescence des formes traditionnelles de la lutte sociale ?

BS – Oui, et c’est l’enquête principale que je mène dans ce livre. Qu’est-ce qui nous empêche de nous mobiliser alors même que nous voudrions nous y mettre ? Qu’est-ce qui nous divise et nous entrave, alors même que nous sommes les plus déterminés ? Mes onze thèses sur la grève, qui font écho à Marx tout en proposant un contrepoint, égrènent tous les contresens qui embarrassent nos luttes sociales et qui le plus souvent relèvent d’une vieille métaphysique : celui du dualisme de l’âme et du corps, du sens eschatologique de l’histoire, de la teneur sacrificielle de la lutte pour n’en mentionner que quelques-uns parmi tant d’autres.

Ma conviction est que les universitaires et les militants ne réfléchissent pas à assez aux modalités concrètes de leurs activités, qu’ils ne sont pas assez réflexifs : Qu’est-ce qu’un cours ? Une évaluation ? Une réunion ? Une assemblée générale ? La démocratie universitaire ? Le virage numérique ? Toutes ces questions passionnantes sont souvent laissées de côté et abandonnées à des routines de travail ou de mobilisation qui ne sont pas interrogées. Dans une perspective locale et miniature, qui s’intéresse à la construction des luttes dans leur précision, ce sont pourtant de grandes questions politiques.

LVSL – Une thématique affleure à plusieurs reprises dans votre ouvrage : celle de la « transition numérique », qui semble faire partie intégrante de l’impératif néolibéral d’adaptation. Dans un article rédigé en 2016 (« Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne »), vous mentionniez l’émergence d’un évolutionnisme « algorithmique », caractérisé par un « adaptationnisme dur » – qui semble très compatible avec l’idéologie que vous analysez dans « Il faut s’adapter ». Avec la crise du Covid, le numérique n’est-il pas le secteur privilégié par lequel se déploie le néolibéralisme, dans le discours et dans les actes ?

BS – Absolument. Si les mesures de confinement ont semblé mettre un coup d’arrêt à la mondialisation, le virage numérique a en réalité permis de l’accélérer en favorisant un capitalisme de plateforme : le e-commerce évidemment, mais aussi la esanté et le e-learning. Pour le gouvernement actuel, qui portait depuis son arrivée au pouvoir le projet d’une révolution numérique dans tous les secteurs de la société, il est très clair que la crise a produit un effet d’aubaine : celui d’accélérer la transition numérique et de préparer les esprits aux mutations qui seront bientôt rendues possibles par la 5G.

Mais cela dépasse évidemment le cadre national. Pour beaucoup d’analystes, le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire, qui a d’ailleurs vu prospérer les grandes fortunes et les actifs financiers. Dans le même temps, nous avons pu faire l’expérience des désastres produits par cette vision sur l’enseignement, le soin, le travail et la vie sociale. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure. À travers la lutte contre le capitalisme numérique, l’hégémonie du Big data et de la conduite algorithmique de nos sociétés doit d’urgence être affrontée par nos démocraties. Ce qui implique de ne pas abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts.

LVSL – Vous concluez votre livre en suggérant des pistes de résistance au néolibéralisme. Vous suggérez par exemple la constitution de communautés autonomes par rapport au marché global, à l’écart de ses flux, à l’abri de ses impératifs. Ce processus, selon vous, peut avoir lieu grâce à l’agrégation d’individus rétifs au fonctionnement du système. Vous écrivez notamment : « La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que ce qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation ». Cela peut surprendre les lecteurs de « Il faut s’adapter », où vous détaillez longuement la critique que John Dewey oppose au néolibéralisme de Lippmann. Dewey s’attache à démontrer le caractère déterminant de l’environnement sur les organismes, mais aussi la capacité de ces derniers à influer sur lui, à le modifier. Confrontés à un environnement aussi déterminant que celui du néolibéralisme, ne faudrait-il pas travailler à en abattre les différentes structures (par des réformes politiques à échelle nationale par exemple) plutôt que de chercher à s’en extraire ? Croyez-vous vraiment en l’efficacité d’une action que l’on peut qualifier « d’individualiste » face au néolibéralisme ?

BS – La miniaturisation des luttes que je défends n’est ni un individualisme, ni un renoncement à l’échelle nationale ou mondiale. Ce n’est pas un individualisme car elle ne prend évidemment corps qu’à plusieurs. Et ce n’est pas non plus un repli sur le local, car sa puissance est telle qu’elle a au contraire pour horizon un renouvellement politique profond, qui a évidemment vocation à essaimer ailleurs et à plus grande échelle. S’il faut dorénavant miniaturiser les luttes, c’est parce nous vivons une période où le pouvoir global de nos adversaires est si écrasant qu’il nous décourage et nous démobilise.

[Lire sur LVSL une analyse des thèses que Barbara Stiegler défend dans « Il faut s’adapter », par Vincent Ortiz et Pablo Patarin]

En revenant là où nous sommes, ici et maintenant, nous sommes parfaitement capables de lancer des chantiers politiques nouveaux et à notre portée. Or, dans une époque aussi effervescente que la nôtre, il est évident que ce qui se tente à Bordeaux s’expérimente aussi à Lille ou à Strasbourg. Que les zones rurales et périurbaines sentent elles aussi, pour reprendre une expression qui vous est chère, que le vent se lève et que c’est la rencontre entre les expériences multiples de tous ces métiers, ces territoires et ces secteurs, qui sont autant de réseaux de résistance, qui seule pourra renouveler les grands programmes ou les grands plans qui visent une échelle plus globale.

Nous devons en finir avec les visions de surplomp, cesser de croire que quelques esprits éclairés pourraient concevoir le bon programme pour « le monde d’après » et revenir aux enseignements de l’histoire. La résistance n’a pas commencé en 1944, elle n’a pas surgi d’un coup avec le CNR et le programme des jours heureux. Elle n’a pas commencé par concevoir un programme de gouvernement. Elle a commencé à quelques-uns, ici où là, en affrontant pied à pied un adversaire dangereux, qui maillait tout le territoire, et qui obligeait les réseaux à une lutte de long terme, sourde et clandestine.

Ce que nous devons réinventer aujourd’hui, c’est de la même manière une lutte de long terme qui réinvente la grève, le sabotage et les stratégies fines de résistance et qui nous permettent, ce faisant, d’inventer des alternatives créatrices dont nous n’avons, aujourd’hui, pas même l’idée. Ce que je défends est au fond très simple : ce n’est que dans la lutte politique concrète, en chair et en os, et non dans des cerveaux isolés les uns des autres devant leur écran, que la politique se réinvente.

L’impératif néolibéral de « l’adaptation » : retour sur l’ouvrage de Barbara Stiegler

© Julien Février

Professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler publie en janvier 2019 « Il faut s’adapter » aux éditions Gallimard. Le titre de l’ouvrage évoque une expression familière au lecteur, tant des injonctions de cette nature saturent l’espace médiatique et politique : « notre système social n’est pas adapté au XXIème siècle », « la France a du retard sur ses voisins », « il faut évoluer et s’adapter dans un monde qui change », etc. Barbara Stiegler cherche à reconstituer la logique théorique sous-jacente à ces slogans. Pour ce faire, elle restitue les débats qui opposaient, au début du XXe siècle, les défenseurs du courant « néo-libéral » à leurs adversaires ; héritiers auto-proclamés de la théorie de l’évolution, ils se faisaient les promoteurs d’un « darwinisme » (souvent dévoyé, qui devait moins à Charles Darwin qu’à Herbert Spencer) appliqué aux champs économique et social. Le Vent Se Lève revient sur cet ouvrage essentiel, qui met en évidence une dimension longtemps ignorée du néolibéralisme. Par Vincent Ortiz et Pablo Patarin.


[L’année dernière, Le Vent Se Lève publiait un entretien avec Barbara Stiegler :  « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes »]

Si Barbara Stiegler rend hommage à Foucault pour ses réflexions sur le néolibéralisme dans Naissance de la biopolitique, elle en souligne également les limites. Foucault distingue le libéralisme classique, favorable à un État minimal, qui considère le marché concurrentiel comme une émanation spontanée des agents économiques, du néolibéralisme. Ce dernier considère que le marché concurrentiel n’a rien d’inné ni de spontané, mais découle au contraire d’une construction politique, juridique, sociale ; le néolibéralisme introduit ainsi, paradoxalement, un retour de l’État dans « toutes les sphères de la vie sociale », destiné à construire un ordre concurrentiel que les agents économiques sont incapables, à eux seuls, de faire advenir.

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

[Lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande », qui revient sur la distinction foucaldienne entre libéralisme classique et néolibéralisme avec l’ordolibéralisme comme étude de cas]

Le néolibéralisme se positionne donc en opposition au laissez-faire classique. Il va puiser dans les ressources du droit, de l’éducation ou de la santé, afin de construire un marché « selon des règles loyales et non faussées » plutôt que de s’en remettre à l’action spontanée des agents économiques. Stiegler reprend à son compte cette définition du néolibéralisme, mais reproche à Foucault d’avoir oublié le rôle des différentes doctrines évolutionnistes du XIXe siècle – de la Révolution darwinienne à la pensée de Herbert Spencer – dans la construction du courant néolibéral.

Le néolibéralisme de Walter Lippmann se situe aux confluents d’une volonté de faire advenir un capitalisme mondialisé concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser.

L’œuvre du journaliste, essayiste et diplomate américain Walter Lippmann semble incontournable pour comprendre l’émergence de ce courant de pensée. L’influence de ce théoricien, qui avait pour cheval de bataille la refondation du libéralisme, fut notable dans la vie politique américaine. Le colloque qui porte son nom, réalisé à Paris en 1938, est généralement considéré comme l’acte fondateur du néolibéralisme depuis l’ouvrage de Foucault.

Darwinisme social, libéralisme économique et retour de l’État : les sources contradictoires du néolibéralisme

Tout débute par son opposition – très relative – au pseudo darwinisme social de Herbert Spencer. Sociologue et biologiste ultralibéral anglais à l’influence considérable, celui-ci était le promoteur de la loi de la « survie des plus aptes » (survival of the fittest) dans les sphères économique et sociale. Par là même, il s’inscrit en faux contre Charles Darwin, qui préserve explicitement le genre humain de cette loi. Aux yeux de Spencer cette « loi », qui effectue un tri entre les individus aptes et inaptes à la survie, entre les entités économiques fonctionnelles et dysfonctionnelles, permet l’émergence d’un capitalisme chaque jour plus performant.[1] À mesure que le marché se globalise, que les « plus aptes » s’élèvent dans l’échelle sociale, la société devient davantage « adaptée » aux défis du capitalisme industriel, car davantage compétitive (de la même manière qu’une espèce animale devient davantage « adaptée » à son environnement naturel au fur et à mesure que les plus faibles de ses membres disparaissent).

S’il hérite partiellement de cet évolutionnisme concurrentiel, Walter Lippmann ne partage pas l’optimiste de Herbert Spencer ; il estime au contraire que la société contemporaine souffre d’un « retard » (lag) par rapport aux contraintes que son environnement lui impose. Le libre jeu du marché ne permet plus une adaptation permanente de la société aux défis de l’environnement. Il croit voir que l’économie américaine est dominée par des monopoles – et non par des entreprises en situation de concurrence -, que la société est trop peu compétitive, que les individus sont étrangers à cet esprit de concurrence que requiert pourtant la marche vers le progrès économique. Lippmann croit observer un paradoxe : l’espèce humaine a créé un environnement auquel elle n’est plus adaptée – la mondialisation capitaliste. La Révolution industrielle a induit une déconnexion psychique et cognitive entre ce que les individus perçoivent et l’échelle du marché – mondialisé, lointain et difficilement concevable. Contrairement à ce que postule le libéralisme classique, les intérêts privés ne s’harmonisent pas spontanément pour donner naissance à une société concurrentielle.

Herbert Spencer, auteur d’une théorie de l’évolution, était le principal concurrent de Darwin de son vivant. On a improprement qualifié sa pensée de « darwiniste sociale » © Photographie conservée dans les Smithsonian Libraries

Lippmann rejoint cependant Herbert Spencer dans son désir de voir advenir une humanité davantage concurrentielle et adaptée aux réquisits du marché global ; l’horizon du « darwinisme social » de Herbert Spencer demeure le même que celui de Lippmann : interconnexion économique globale, division croissante du travail, concurrence économique accrue. La lecture de l’histoire de Lippmann, comme celle de Spencer, est ainsi fortement téléologique : il n’envisage pas d’avenir alternatif possible pour l’espèce humaine. « Jusqu’à l’intervention, qui ne fait même pas partie des possibilités spéculatives, d’une méthode de production de la richesse qui serait plus efficace et radicalement différente, l’humanité est engagée dans la division du travail dans une économie de marché », écrit Lippmann.[2] Les sociétés qui sont incapables de « s’adapter » à ce mouvement se situent en quelque sorte en-dehors de l’histoire. Lippmann décrit crûment le sort qui leur est réservé : la colonisation par les nations plus avancées, plus compétitives, plus « adaptées ».

Le néolibéralisme de Lippmann se situe donc aux confluents de cette volonté de faire advenir un capitalisme concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser. C’est ainsi qu’il promeut l’émergence d’un État fort, à même de réguler le capitalisme, non pour le rendre plus démocratique ou égalitaire, mais au contraire pour accroître son caractère compétitif.

Une théorie des limites de la démocratie

En conséquence, le néolibéralisme lippmannien est également une théorie du gouvernement et de la démocratie. Il postule le caractère chimérique du peuple, pure fiction de la théorie politique ; seules existent des masses apathiques et amorphes. Les citoyens, quotidiennement saturés d’une masse d’informations qu’ils sont incapables d’assimiler et d’analyser, ont une compréhension chaque jour plus réduite du fonctionnement du monde et de l’économie. « La société moderne n’est visible par personne, pas plus qu’elle n’est intelligible de façon continue ou comme un tout (…) Il est déjà assez pénible aujourd’hui d’avoir à faire de son esprit un réceptacle pour un tapage de discours, d’arguments, d’épisodes décousus », écrit-il.[3]

Les masses s’opposent donc au sens de l’évolution, n’étant pas capables de comprendre la nécessité de réformes économiques qui leur permettraient d’accroître leur adaptation dans la jungle du capitalisme. Il y a donc une nécessité de repenser le modèle démocratique par l’entremise de leaders, d’experts, qui aideraient les gouvernements à réadapter les masses.

Dans son ouvrage Public Opinion (1922), Lippmann critique la démocratie, qu’il juge responsable du « retard » de la société par rapport à ce qu’exige son environnement compétitif. La démocratie ne peut fonctionner qu’en communautés réduites et isolées, qui vivent dans un environnement stable et prédictible ; aujourd’hui, la promouvoir revient à nier l’accélération « brutale et nécessaire » enclenchée par la Révolution industrielle, et l’élargissement de l’environnement des hommes jusqu’à la constitution d’une « Grande société » mondialisée.[4] Le peuple doit donc être limité dans sa souveraineté.

Dewey reproche à Lippmann de nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. Il reprend ainsi une critique que Darwin adressait implicitement à Spencer.

En parallèle d’un néolibéralisme, Lippmann envisage donc une « nouvelle démocratie », qui se fonde sur une base élective mais ne tolère qu’une intervention minimale du peuple. La souveraineté est partagée entre représentants et « experts ». Ceux-ci, qui fondent leur savoir sur l’étude des sciences humaines et de la psychologie, sont plus à même de prendre connaissance des ajustements que nécessite la société pour accroître son « adaptation » à l’environnement du capitalisme mondialisé. « La manufacture du consentement » conditionnera industriellement les comportements jusqu’à « réadapter » la masse à la « Grande société », en s’appuyant sur les moyens de communication modernes, la propagande et la psychologie.

Cette justification de la limitation de la souveraineté populaire par l’incapacité des individus à comprendre un monde devenu trop complexe, qui débouche sur l’apologie d’un gouvernement d’experts – lesquels sont chargés de limiter la violence qui s’abattra inévitablement sur les classes populaires, produit du désajustement entre la stabilité de leur mode de vie et les flux permanents auxquels elles sont confrontées-, trouve de curieux échos contemporains.

John Dewey : la démocratie par l’intelligence collective

Psychologue et philosophe pragmatiste américain, John Dewey écrit de nombreux ouvrages en réponse à Walter Lippmann, donnant lieu à ce qui sera nommé, des années plus tard, le Lipmman-Dewey debate.

Chez Lippmann, l’adaptation est réalisée, quitte à être forcée, dans un monde hiérarchique et figé, « avec un telos établi de manière autoritaire ». En cela, Lippmann est un héritier des thèses de Herbert Spencer, qu’il critique durement par ailleurs. Les similitudes entre le telos lippmannien et le telos spencérien sont flagrantes : l’évolution dirige l’humanité vers un état des choses davantage compétitif, complexe et mondialisé. Aucune finalité alternative n’est concevable : c’est le sens de l’évolution.

John Dewey © Eva Watson-Schütze

C’est sur ce point que porte la critique de John Dewey : il reproche à Lippmann d’absolutiser l’environnement économique dominant, de faire de la mondialisation capitaliste l’unique horizon auquel peuvent aspirer les sociétés. Une telle conception de l’histoire revient, pour Dewey, à nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. « Même un coquillage agit sur l’environnement. Il fait quelque chose à l’environnement autant qu’il se fait quelque chose à lui-même », écrit Dewey.[6] Toute expérience vitale est active en même temps que passive ; la relation d’un organisme avec son environnement ne peut qu’être dialectique. Dans une perspective darwinienne, Dewey reprend ainsi l’idée que l’évolution n’a aucun sens préétabli – reconduisant à l’égard de Lippmann une critique que Darwin formulait implicitement à l’égard de Spencer. Nul telos chez Dewey, et donc nul impératif « d’adaptation » de l’humanité à quelque contrainte environnementale que ce soit.

En conséquence de son évolutionnisme téléologique, Lippmann exclut explicitement les « masses » de toute discussion sur la finalité de l’espèce. Chez Dewey au contraire, l’adaptation est pensée sur le mode de l’expérimentation, de l’inventivité, et de l’implication collective. Selon lui, « l’intelligence collective » émerge au cours du processus évolutif, permettant à l’humanité de prendre conscience de l’environnement qui la détermine, et d’agir sur lui. Elle permet ainsi à l’espèce humaine de n’être soumise à aucune finalité, à aucun telos particulier. Dewey réintroduit donc la délibération, par le jugement populaire « du rapport de la connaissance fournie par d’autres avec des préoccupations communes », que Lippmann cherchait à expurger.

Le « retard » supposé de l’espèce humaine n’est ainsi pas perçu de manière négative par Dewey comme il l’est chez Lippmann. Les communautés, le voisinage, la stabilité des habitudes face à l’accélération du monde industriel, apparaissent indispensables à Dewey pour conserver une certaine unité dans la société. L’hétérochronie, pensée comme le désajustement temporel entre l’évolution du marché et celle des sociétés, composantes du peuple, en plus d’être inévitable, est souhaitable.

Dewey propose ainsi un nouveau libéralisme fondé sur une planification qui aurait pour but de modifier l’environnement auquel sont confrontés les individus. Il se fait le chantre d’un ensemble de réformes à même de permettre une réappropriation des institutions par le bas. Cette mise en pouvoir du partage aura de profondes incidences sur le système économique : « seul un renversement du système économique de profits permettra la liberté de production et d’échanges », écrit-il.[5]

L’éducation tient une importance primordiale dans la pensée de Dewey, puisqu’elle vise à rendre les esprits capables d’interpréter les « mouvements réels » de leur environnement, afin d’agir plus tard sur lui. La pensée politique de Dewey a ainsi pour horizon « l’auto-gouvernement » (selfgovernment) des sociétés.

Réadapter l’espèce humaine à son environnement compétitif par le droit, l’éducation et la santé

Loin de Dewey, le propos de Lippmann n’est pas de promouvoir l’intelligence collective, mais bien de mettre celle-ci « hors circuit », écrit Stiegler. Pour Lippmann, la « Grande révolution » est apparue avec la division du travail et non l’intelligence collective. Il estime cette révolution encore incomplète, nécessitant une division du travail accrue, dans des marchés toujours plus étendus. C’est la raison pour laquelle il souhaite « réadapter » la société aux contraintes d’un mode de production fondé sur la division mondiale du travail, afin de rattraper son « retard ».

Lucide quant aux apories du libéralisme classique, Lippmann n’est aucunement un adepte du laissez-faire. Il n’espère pas des marchés qu’ils effectuent seuls ce travail. Mais quelles sont alors les instances capables de réajuster l’espèce humaine à son environnement ?

Walter Lippmann © Photographie conservée à la Library of Congress.

Il s’agit tout d’abord du droit. Le deuil de l’émergence spontanée d’un marché compétitif, par le libre jeu des agents économiques, conduit Lippmann à considérer les artifices du droit et leur puissance de régulation. Cette immixtion du droit dans l’économie ne doit pas être comprise dans le sens d’une étatisation ou d’une socialisation à visée égalitaire, mais bien d’une judiciarisation compétitive des dynamiques de marché. Le droit est simplement conçu comme meilleur régulateur que le marché lui-même, lorsqu’il s’agit de décider quelle entité économique est suffisamment ou insuffisamment concurrentielle (« apte ou inapte » à la survie) pour perdurer dans le cadre d’une économie capitaliste. Le marché entièrement libre mène en effet à la constitution de monopoles illégitimes, les entreprises les plus performantes éliminant toutes les autres. Lippmann propose de briser ces monopoles à l’aide du droit, afin de maintenir une compétition permanente.

Chez les ordolibéraux allemands qui ont assisté au colloque Lippmann, cette judiciarisation prendra la forme de la constitutionnalisation de l’indépendance de la Banque centrale, destinée à créer les cadres d’une économie compétitive ; on la retrouve aujourd’hui gravée dans le marbre des traités européens. Plus récemment, ne peut-on pas considérer l’Autorité des marchés financiers (AMF), autorité administrative créée en 2003, en charge de réguler les marchés financiers pour y faire prévaloir la concurrence libre et non faussée, douée de pouvoirs d’injonctions et de sanctions contre les agents qui y contreviendraient, comme une manifestation de cette judiciarisation compétitive de l’économie ?

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

C’est ensuite par l’éducation et la santé que le néolibéralisme poursuit cette « adaptation » de l’humanité. Instituer la compétition comme fondement des dynamiques sociales nécessite des politiques publiques d’éducation et de santé ; le libre jeu de la compétition est en effet initialement biaisé par la « défectuosité du matériau humain » aux yeux de Lippmann. Au-delà des inégalités biologiques ou sociales à limiter, la santé publique doit assumer une forme d’eugénisme – uniquement positif, Lippmann rejetant avec force l’eugénisme négatif qui avait cours aux États-Unis – visant à corriger la mauvaise qualité de la souche humaine. La santé et les capacités de l’être humain doivent non seulement être maintenues à un niveau minimal permettant l’égalité des chances, mais être amenée à progressivement s’améliorer. Lippmann parle ainsi de la lutte contre le handicap, non comme une aide procurée à ceux-ci, mais dans une perspective de limitation des anomalies génétiques, et d’amélioration du patrimoine génétique des hommes. Pour Stiegler, Lippmann justifie politiquement une « augmentation illimitée des performances de l’espèce » ; un horizon qui n’est pas sans évoquer les débats relatifs, de nos jours, au transhumanisme.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Johann Chapoutot : « Le nazisme, par son imaginaire de la performance et de la concurrence, participe de notre modernité »]

L’éducation devient un instrument de réalisation de l’égalité des chances. Lippmann cherche à faire advenir par là même une société dont les inégalités seraient fondées sur les « supériorités intrinsèques » de chaque individu, et non sur des privilèges acquis. Il tente ainsi d’établir que l’accumulation illimitée n’est pas constitutive de l’essence du capitalisme. Critiquant les inégalités fondées sur la rente, l’héritage ou le monopole, il en justifie de nouvelles, qu’il qualifie de « naturelles » si elles sont issues d’un processus concurrentiel fondé sur l’égalité des chances.

L’éducation a également pour mission de faire intérioriser aux individus un impératif de flexibilité. Avec l’accélération de la compétition, l’ouvrier doit, pour Lippmann, être capable de changer régulièrement d’emploi – un avant-goût du marché du travail flexibilisé et de l’uberisation, ne peut-on s’empêcher de penser.

Pousser l’idéologie néolibérale vers sa conclusion logique

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

Son ouvrage livre donc une généalogie d’un néolibéralisme qui résonne fortement dans la société contemporaine, tant les modalités de réalisation du capitalisme mondialisé préconisées par Lippmann – judiciarisation compétitive de l’économie, éducation destinée à inculquer des normes concurrentielles aux individus, etc. – semblent prévaloir. En dévoilant le sous-texte évolutionniste du néolibéralisme, « Il faut s’adapter » permet de prendre la mesure de l’un de ses grands tours de force rhétorique : la transformation des anciens « progressistes », qui s’opposaient aux réformes néolibérales, en « conservateurs », et des anciens « conservateurs » en nouveaux « progressistes ». Replacées dans un corpus philosophique et des débats biologiques plus larges, les métaphores évolutionnistes qui saturent les plateaux de télévision et les discours politiques prennent ainsi toute leur signification.

C’est tout juste si l’on pourrait regretter que l’autrice ne s’attarde pas plus longuement sur la méthodologie qui a présidé à la rédaction de l’ouvrage et qui lui permet de proposer une définition du néolibéralisme comme idéologie de l’adaptation. Comment faut-il comprendre ce retour aux textes de Lippmann et de Spencer ? Suggère-t-elle par là que ces auteurs, et à leur suite les participants à la conférence Lippmann, ont eu une influence déterminante sur les élites politiques européennes et américaines ? Ou faut-il plutôt comprendre que cette entreprise d’archéologie des concepts a pour but d’éclairer une idéologie qui infuse de manière diffuse la société contemporaine, de la pousser vers ses conclusions et fondements logiques ? Dans tous les cas, le potentiel heuristique de l’ouvrage et des débats que Stiegler met en évidence – que l’on pense à leur implication dans l’économie, la sociologie, la santé, ou encore le secteur du numérique – est considérable.

C’est avec les mots de Barbara Stiegler que nous conclurons : « On comprend mieux comment le néo-libéralisme, sur la base d’un récit précis […] a pu s’accaparer à la fois le discours de la réforme et celui de la révolution, condamnant ses adversaires soit à la réaction, soit à la conservation des avantages acquis, soit à l’espérance nostalgique d’un retour (de l’État-providence, de la communauté, de l’auto-suffisance), et les enfermant dans tous les cas dans le camp du retard ».

Notes :

[1] L’élimination des « inaptes » doit être comprise au sens littéral. Dans Social Statics, Herbert Spencer écrit : « Il peut sembler dur que l’artisan doive souffrir de la faim à cause de son absence de capacités, qu’il ne peut surmonter malgré tous ses efforts. Il peut sembler dur que le laboureur malade, qui ne peut entrer en concurrence avec ses confrères, plus forts, doive supporter le poids des privations qui en résultent. Il peut sembler dur que la veuve et l’orphelin soient livrés à une lutte à mort pour la survie. Cependant, lorsqu’on considère ces dures fatalités non pas séparément, mais en connexion avec les intérêts de l’humanité universelle, on découvre qu’elles sont pleines de la plus haute bienfaisance – la même bienfaisance qui mène vers des tombeaux précoces les enfants de parents malades, qui prend pour cible les simples d’esprit, les intempérants, les malades mentaux, de même que les victimes d’une épidémie » (Herbert Spencer, Social Statics, John Chapman, 1851, p. 323. Disponible en ligne en anglais)

[2] Cité par Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Gallimard, 2019, p. 203.

[3] Ibid, p. 74.

[4] Lippmann emprunte à Graham Wallas le concept de Grande société. Celui-ci, dans un ouvrage éponyme (The Great Society, 1914), croit observer un désajustement entre les impératifs qu’impose le processus d’évolution aux société contemporaines et celles-ci. Il s’agit d’un camouflet adressé à Herbert Spencer, lequel pensait que les sociétés qui ne « s’adapteraient » pas mécaniquement aux contraintes auxquelles elles faisaient face disparaîtraient. Il s’agira, pour Lippmann, d’une source d’inquiétude, qui souhaitera « réajuster » les sociétés contemporaines aux impératifs d’adaptation qui pèsent sur elles. Cette inadaptation des institutions démocratiques à l’environnement imprédictible et fluctuant du capitalisme globalisé constitue également une thèse essentielle des thèses de Friedrich Hayek, qui reprendra lui aussi à Graham Wallas le concept de Grande société. (Friedrich Hayek, Law, legislation and liberty, Routledge, 1973, p. 148).

[5] Cité par Barbara Stiegler, op. cit., p. 145.

[6] Pour une réflexion plus poussée sur les mécanismes d’évolution, on se reportera à l’article de Barbara Stiegler « Le demi-hommage de Foucault à la généalogie nietzschéenne », paru dans Binoche, Bertrand et Sorosin, Les Historicités De Nietzsche, Publications de la Sorbonne, 2016. Si la conception darwinienne de l’évolution renonce à l’aspect téléologique qui caractérisait celle de Spencer, elle n’en reste pas moins empreinte d’un finalisme diffus, relatif à la fonction adaptative des organes ; le paléontologue Stephen Jay Gould a notamment pointé du doigt cette dimension du darwinisme.