Comment réveiller la démocratie ?

© Aitana Pérez

Alors que le gouvernement tente de passer en force son budget à l’aide de l’article 49-3, l’opposition parlementaire a répondu par plusieurs motions de censure, qui « n’avaient a priori aucune chance d’être adoptées ». Face à une telle asymétrie, comment réveiller la démocratie ? C’est notamment le titre d’un ouvrage dirigé par Nicolas Dufrêne, Matthieu Caron et Benjamin Morel, qui donne la parole à des économistes, politologues et journalistes afin de réfléchir, proposer, et étudier les possibilités d’un renouveau démocratique. Entretien réalisé par Aitana Pérez et Albane Le Cabec.

LVSL – Le contexte actuel est marqué par certaines tensions démocratiques : les Français sont de plus en plus nombreux à bouder les urnes mais ils sont aussi de plus en plus nombreux à réinventer les formes de mobilisations – les gilets jaunes ayant constitué une mobilisation exemplaire de ce point de vue – et réclamer plus de démocratie – avec la proposition du RIC par exemple. Avec ce livre, souhaitiez-vous éclairer le débat, nourrir les aspirations des Français de revendications concrètes ?

Nicolas Dufrêne – La démocratie est fragilisée par l’abstention et la montée des vieux démons – l’extrême droite et ce que Léon Poliakov appelait la causalité diabolique, c’est-à-dire le fait de désigner des boucs émissaires. Elle est fragilisée également par l’absence de tuyaux qui permettraient un contrôle citoyen de la politique ou une participation directe. En conséquence, les citoyens perdent le contact démocratique et l’envie de s’intéresser à la démocratie. Or, il n’y a pas de République sans républicains. Lorsque ceux-ci s’en détournent, elle ne peut qu’être dégradée. Avec cet ouvrage, nous voulions proposer aux citoyens des débouchés concrets à cette crise démocratique sans verser dans une prise de position excessive car nous ne vivons pas en dictature.

Matthieu Caron – Le débat public est extrêmement dégradé. D’une part, ce qu’on appelle la démocratie juridique va très bien : nous vivons dans un grand État de droit, même si certaines libertés publiques ont pu être fragilisées ces dernières années. Mais d’autre part, la démocratie politique est très fatiguée à cause de l’arrivée des chaines d’information en continue et des réseaux sociaux, qui ont participé à appauvrir le débat public. Au contraire, ces technologies favorisent les fake news, l’ère du complotisme et le tout-émotionnel. Nous avons voulu sortir du tout-émotionnel pour prendre de la hauteur. En formulant des solutions concrètes, nous espérons revenir à des postures saines et sortir des clivages idéologiques stériles.

Benjamin Morel – Je rajouterais que la crise de la démocratie est à la fois structurelle et conjoncturelle. Malgré des différences sociales et des systèmes politiques distincts, toutes les grandes démocraties occidentales vont mal ; les dernières élections en Suède nous montrent que même le modèle scandinave – sur lequel on s’est extasié pendant longtemps – est lui aussi entré en crise. 

Le sentiment général de beaucoup de gens est qu’ils n’ont pas la capacité d’agir sur les grandes décisions et, qu’en retour, le politique ne peut rien non plus. Devant cette situation sans issue, les citoyens ont généralement deux réactions. D’abord le repli sur soi et l’abstention ; les citoyens pensent que si le politique ne peut rien pour eux, alors la seule solution est de protéger sa petite tribu. Cette réaction est amplifiée par la croyance selon laquelle les problèmes économiques et sociaux d’aujourd’hui seraient trop complexes et que seul un régime technocratique est de taille face aux enjeux de nos sociétés. La deuxième réaction possible est le désir de « faire péter le système ». Mais sans désir de changer les institutions politiques, ces citoyens désœuvrés se tournent vers celui ou celle qui se présente comme un Bonaparte, promettant de faire tomber à lui seul le système. Carl Schmitt, en bon critique de la démocratie, expliquait très bien ce mécanisme : un homme qui incarnerait cette capacité à agir sur le réel aurait toujours un avantage en cas de crise du politique.

Proposer des solutions concrètes permet justement d’éviter cette disjonction funeste. Mais ne soyons pas dupes, si les institutions sont un outil pour sortir de la crise, elles ne font pas de bonnes thématiques de campagne. Ces thématiques ne convainquent pas encore dans le champ électoral. C’est pourquoi nous cherchons davantage à réengager les citoyens avec ces propositions.

LVSL – Depuis 2017, et l’élection d’Emmanuel Macron, la volonté de l’exécutif de légiférer toujours plus efficacement et rapidement, notamment par un recours accru aux ordonnances, a accentué les craintes relatives à un affaiblissement du Parlement, qui serait dessaisi de sa fonction législative. Comment revaloriser le rôle du Parlement et des parlementaires ?

B. M. – La soumission politique du Parlement français est son principal problème. Son mode de scrutin, mais aussi sa faible autonomie d’expertise est en cause. Le manque de moyen du Parlement est criant : le coût d’un collaborateur en France est trois fois moins élevé en France qu’en Allemagne ; de sept par rapport aux États-Unis – ce qui les empêche de construire un contre-projet. 

Toutefois les ressources ne sont pas seulement en jeu concernant le travail parlementaire. On donne aux parlementaires une tâche impossible : palier par l’abondance de lois, des problèmes qui ne relèvent justement pas de la rédaction de la loi. Pour comprendre l’enjeu des ressources, il suffit de considérer le problème de la sécurité publique : celui-ci ne peut être réglé qu’avec plus d’argent, de policiers, de juges, de coûts de force diplomatique avec les pays exportateurs de drogue, mais non en passant de nouvelles lois. Le problème de la sécurité publique n’est pas législatif, les lois qui sont passées pour le résoudre servent essentiellement à satisfaire un électorat.

C’est de cette façon qu’on alimente le phénomène communément appelé « inflation législative ». Or cela participe à délégitimer l’action du Parlement et favorise l’arbitraire, car ces lois ambiguës sont ensuite interprétées par des juges dont le pouvoir est de fait étendu, alors qu’ils ne sont pas élus par le peuple.

M. C. – Guy Carcassonne disait que « ce qu’il manque au Parlement, ce ne sont pas des droits mais des parlementaires pour les exercer ». Le Parlement a de nombreux pouvoirs, mais les parlementaires ne les exercent pas de crainte notamment de la dissolution. Et il faut dire que le Président porte peu d’estime au travail des parlementaires. Si l’on peut légiférer à coups de 49-3 pour résoudre une crise, il n’est pas acceptable ni légitime d’utiliser cet instrument pour réformer le marché du travail ou les retraites. 

Il faudrait que le Président entre dans une logique de co-construction avec le Parlement en évitant d’avoir recours à ce type d’instrument lorsqu’il rencontre une opposition ou en acceptant les propositions du Parlement.  Renforcer les rôles du Parlement ne nécessite pas de réformer la constitution comme on l’entend souvent. Commençons par respecter et valoriser le Parlement par une autre pratique politique de la Constitution. 

LVSL – Les événements politiques de ces dernières années ont montré que les Français aspirent à plus de démocratie participative et directe. Vous alertez également sur les risques de « consultation washing », sorte d’ersatz de la démocratie participative. Qu’est-ce que la démocratie participative et directe et qu’est-ce qu’elle n’est pas ?

B. M. – Tout d’abord j’aimerais définir ces deux concepts, souvent utilisés de manière interchangeable alors qu’ils ne renvoient pas exactement aux mêmes revendications. La démocratie participative c’est chercher à consulter les citoyens, à les intégrer dans le processus de décision, en soit en consultant les citoyens qui veulent entrer en dialogue, grâce à des consultations citoyennes ou le droit d’amendement, soit en recourant au tirage au sort par exemple.

La démocratie directe consiste plutôt à ne pas déléguer la formulation de la volonté générale aux représentants et s’ancre dans les traditions rousseauistes et celles des Montagnards. Elle repose sur l’idée que les représentants ne peuvent pas connaître la volonté générale, ils peuvent seulement la deviner ; c’est pourquoi il faut des outils d’expression directe pour que les citoyens puissent corriger leurs représentants lorsqu’ils ont mal interprété leur volonté.

Notre ouvrage étudie les façons de faire de la démocratie participative et directe, en étudiant les avantages et les inconvénients de chacune d’entre elles et en formulant des propositions concrètes qui permettent d’éviter leurs écueils. Par exemple, les consultations citoyennes ne permettent d’inclure qu’un échantillon restreint de la population, peu représentatif de son ensemble, puisqu’y participeront ceux qui sont déjà politisés. C’est pourquoi le modèle a ses limites et peut être caricaturé à la façon des conventions citoyennes organisées par Macron pendant son premier mandat. De l’autre côté, le tirage au sort permet un meilleur brassage de la population mais il faut bien avoir en tête que les citoyens non-politisés se politiseront auprès d’experts, ce qui suppose qu’un cadre de formation des citoyens et de délibération soit pensé pour favoriser l’expression citoyenne la plus éclairée possible.

Mais je tiens à dissiper d’entrée de jeu des peurs infondées. Nous craignons souvent que le peuple choisisse mal, qu’il soit populiste. Or les nombreuses expérimentations de démocratie directe dans certains États américains, ou certains de nos voisins européens, montrent que non seulement ces initiatives sont techniquement et juridiquement possibles à mettre en place, mais aussi que l’avortement n’a jamais été interdit ni la peine de mort rétablie par référendum. La raison en est que les citoyens s’informent et se politisent lorsqu’ils sont consultés. L’exemple du référendum de 2005 est assez significatif, il n’aurait pas constitué un aussi grand traumatisme démocratique si les citoyens ne s’étaient pas instruits dans le but de formuler un choix éclairé : les gens ont lu et écouté les politiques et les universitaires pour préparer leur vote. Il faut se souvenir que l’école forme à la politique mais que la politique forme le citoyen, faisons donc confiance aux citoyens.

N. D. – Il faut des instruments plus fréquents de consultation des citoyens par l’usage des référendums d’initiative populaire, et assurer les conditions d’une expression populaire informée en communiquant suffisamment pour impliquer les citoyens autrement que de façon ponctuelle, et/ou sous l’initiative des politiques.

La proposition d’amendement citoyen de Beverley Toudic va dans ce sens, car ce droit permettrait à des citoyens de proposer un amendement et, s’ils obtiennent plus de 100 000 soutiens, ils verraient leur texte étudié par l’Assemblée nationale et participeraient de fait au processus législatif.

Cette proposition aurait une vertu démocratique majeure : il serait difficile pour la majorité de traiter sous la jambe un amendement issu directement de l’expression populaire. 

Pour revenir à la question du « consultation washing », il n’y a rien de pire pour la démocratie que de faire semblant d’associer des citoyens à une décision sans que cela ne se reflète dans les faits, comme nous l’avons vu avec la Convention citoyenne pour le climat. Cela a pour effet de tenir la parole des citoyens – la seule légitime pourtant – comme suspecte, ou peu légitime tant qu’elle n’est pas corrigée par celle des experts. En 2005, le peuple a refusé un projet de traité par référendum et ce choix n’a pas été respecté. Les gouvernants peuvent penser que le peuple s’est trompé, mais ils ne peuvent pas bafouer son choix. Lorsque le peuple est consulté, les politiques doivent respecter leur expression, peu importe le choix des citoyens, au risque de dévaluer leur parole et de renforcer le sentiment que « ceux d’en haut » méprisent la parole populaire 

M. C. – Face à l’effondrement culturel que nos sociétés connaissent, le réengagement politique des citoyens est crucial. Pour cela, il ne suffit pas de légiférer et de changer les règles du jeu institutionnel, il faut aussi accompagner les citoyens tout au long de leur vie pour leur donner le bagage culturel nécessaire la participation.

Notre ouvrage formule plusieurs propositions parmi lesquelles la formation citoyenne tout au long de la vie afin de sensibiliser à l’écologie, l’entrée de la philosophie beaucoup plus tôt dans la formation scolaire, ou encore l’enseignement de l’économie à l’école pour que les citoyens comprennent les mécanismes de base de ce domaine. 

LVSL – L’éveil de la démocratie suppose non seulement de renouveler les structures démocratiques existantes mais aussi d’étendre la démocratie à des domaines qui ne sont aujourd’hui régulés par aucun principe démocratique – l’entreprise, le marché de l’emploi, la politique monétaire… Sans cette dimension de démocratisation de l’économie, le réveil démocratique est-il compromis ?

M. C. – Plus j’avance, plus je pense que les grandes réponses démocratiques sont du côté de l’économique, du social et de l’environnemental. L’entreprise est par exemple un impensé démocratique. En France, nous sommes enfermés dans une vision caricaturale de l’entreprise entre ceux qui la résument à un lieu du profit, et ceux qui la réduisent à un lieu d’antagonisme de classes. L’entreprise mérite plus que cela : elle est un lieu de création des richesses humaines, de socialisation et d’innovation. La transformation économique et sociale n’adviendra pas sans elle. Or il faut construire les conditions pour qu’elle favorise l’« altercroissance », imaginer les conditions de l’avènement d’une « écolo-démocratie ». 

N. D. – On a tendance à penser les questions du pouvoir et de la démocratie en termes d’institutions politiques. En réalité, ces questions dépassent ce cadre institutionnel. Les questions relatives aux médias, à la finance ou à la monnaie sont également cruciales pour la vie démocratique et pour l’expression de la population. On ne peut pas avoir une démocratie qui s’arrête aux portes de l’entreprise et du fonctionnement du marché. Cela résulte d’un choix idéologique qui n’a rien de naturel ou d’inaltérable, même si un certain nombre de pratiques ultralibérales, comme le dogme de la libre concurrence, ont été constitutionnalisés par les traités européens. De la même manière, les autorités administratives indépendantes ou les institutions indépendantes comme la BCE posent un problème démocratique majeur : leur indépendance du pouvoir politique est un moyen de soustraire leur action au jugement collectif et démocratique. Il y a ainsi une série d’institutions et de pouvoirs qui pourraient être élus. À titre d’exemple, on peut penser à l’ancien fonctionnement de la Sécurité sociale. Si on ne démocratise pas ces institutions, on court le risque qu’elles deviennent impuissantes. En effet, ces institutions indépendantes n’ont par définition pas la « légitimité » d’opérer par elles-mêmes des changements majeurs, car ces derniers ne peuvent venir que d’une décision politique. Par conséquent, leur indépendance conduit à une forme d’immobilisme. En outre, ceci génère un jeu malsain entre les différents pouvoirs : le gouvernement se déresponsabilise en affirmant que telle ou tell politique (par exemple la politique monétaire de la BCE) ne relève pas de son domaine tandis que les institutions indépendantes se déresponsabilisent également en disant qu’elles se limitent à respecter son mandat. 

Nous sommes donc face à une déresponsabilisation croissante du pouvoir, que nous souhaitons combattre par le récit des biens communs, qui supposent une gouvernance commune entre l’Etat et le corps social de toute une série de fonctions fondamentales : la sécurité sociale, la politique monétaire (nos ancêtres du CNR voulaient ainsi établir un « parlement du crédit et de la monnaie »), les règles relatives au chômage ou à la retraite. Il n’y a aucune raison pour que ces biens communs échappent au regard de la collectivité. Au lieu de fossiliser l’État social par un recours excessif à des normes et à des institutions indépendantes, nous devons réintroduire la pratique et l’idée du dialogue permanent. 

B. M. – La démocratie est confrontée à trois crises distinctes. D’abord, la crise de la représentativité, qui est ressentie en France et dans le monde entier. Ensuite, nous connaissons une crise du débat public : la campagne présidentielle, tout comme les élections départementales, régionales et municipales, n’ont pas été couvertes, noyées dans les informations sur la guerre en Ukraine ou l’épidémie de Covid. Tout ceci est la conséquence d’une certaine façon de prioriser l’information. Les réseaux sociaux favorisent un système d’information en silos où prospèrent les fake news, par lequel les points de vue se confrontent et dont peut surgir une forme de vérité qui est entrainée par une dialectique du débat. 

Le troisième aspect de la crise de la démocratie est l’impuissance politique. L’élément central de l’action politique reste l’économie : reprendre le contrôle de la sphère économique est un impératif démocratique. En ce sens, la réimplication du peuple dans l’appareil économique est nécessaire. Mais il y a aussi le rôle de l’État. Au début de la crise des gilets jaunes, on ne parlait pas de RIC. Le sujet initial du mouvement concernait le fait de remplir son frigo pour nourrir ses enfants, et de faire en sorte que l’État en prenne sa part de responsabilité. Mais l’État s’est dit incapable de le faire. Le RIC n’est donc pas à l’origine des gilets jaunes, mais c’est le moyen que les gens ont trouvé pour forcer l’instrument de souveraineté qu’est l’État à mener une politique économique qui semble légitime car nécessaire. En pleine crise du Covid, les gens disaient que l’État était en incapacité d’agir. Or, les enquêtes montrent que les Français croient que le niveau d’intervention adéquat n’est pas international ou local mais national. L’État reste ainsi l’instrument dans lequel se projette le peuple pour agir sur lui-même et son destin. Si jamais on ne donne pas les moyens d’agir à l’État, les citoyens feront soit le choix du renversement du système en votant Le Pen, soit le choix de la désaffection et de l’abstention politique. 

LVSL – Certaines institutions françaises ont perdu les principes démocratiques qui guidaient leur organisation. Comme vous le rappelez, les assurés votaient pour élire les administrateurs de la Sécurité sociale jusqu’en 1962.  Alors que le gouvernement semble aujourd’hui prêt à mettre en œuvre une réforme des retraites largement rejetée par les Français, quel rapport de force permettrait le retour de ce modèle démocratique de la Sécurité sociale ?

B. M. – Lors du premier quinquennat Macron, la question du pouvoir des partenaires sociaux s’est posée. Macron a pu recevoir les syndicats, mais uniquement pour faire de la pédagogie et les consulter de manière fictive puisque les projets de loi étaient déjà écrits et n’avaient pas vocation à évoluer. Il s’agit d’un Président totalement omnipotent en ce sens, avec une majorité pléthorique à ses ordres, qui est d’ailleurs peu représentative de la population. Les députés LREM-MODEM au premier tour représentaient 30% des votants, soient 17% des inscrits. Les contrepouvoirs au sein des institutions démocratiques sont ainsi totalement neutralisés. Macron peut faire la réforme des retraites grâce au 49-3 ; pourquoi dialoguerait-il alors ? Le peuple a perdu la possibilité de s’opposer à ses représentants : pour mettre en place le référendum d’initiative partagée, un nombre très élevé de signatures est nécessaire, et les deux chambres doivent refuser d’examiner le texte pour qu’il y ait référendum. Un changement de perspective est nécessaire pour intégrer les citoyens dans les institutions. 

M. C. – Les gens ont compris qu’une réforme des retraites est nécessaire, mais ils ne veulent pas entendre qu’il n’y a qu’une seule solution possible : celle de travailler plus longtemps. Ils savent bien qu’un changement peut advenir en agissant sur bien d’autres facteurs – la durée des cotisations, la pénibilité, le travail à temps partiel ou le plafonnement des pensions notamment. L’enjeu aujourd’hui est de créer des nouveaux corps intermédiaires et de nouveaux contrepouvoirs pour penser ces réformes de manière sereine. Les syndicats sont de moins en moins légitimes aux yeux des Français car ils s’enferment trop souvent dans une logique de conflictualité. Les nouveaux corps intermédiaires pourraient ressembler à la Convention citoyenne pour le climat qu’on aurait dû respecter. Ce modèle mériterait d’ailleurs probablement d’être utilisé pour la réforme des retraites.

Benjamin Morel : « La gauche doit être un rempart contre le maurrassisme rampant, pas en devenir le poisson-pilote »

Benjamin Morel, auteur de La France en miettes.
Benjamin Morel © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Nous avons retrouvé Benjamin Morel dans un café à proximité de l’Assemblée nationale. Trentenaire, il est maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas et docteur en science politique à l’École Normale Supérieure Paris-Saclay. Tandis qu’Emmanuel Macron compte mettre en pratique son “pacte girondin” à travers la loi 3D (différenciation, décentralisation, déconcentration), nous avons souhaité interroger Benjamin Morel sur les raisons pour lesquelles celle-ci contrevient à l’esprit d’une République une et indivisible et menace l’édifice républicain tout entier. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL — Le président de la République a présenté un projet de réforme constitutionnelle qui prévoit notamment l’instauration d’un « droit à la différenciation » au profit des collectivités. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Y a-t-il un risque d’application inégale de la loi selon les régions ?

Benjamin Morel – La différenciation est un « mot-valise ». Ce qui représente sa force, c’est que chacun peut y projeter ses propres espoirs, ses propres attentes, ses propres fantasmes. Les associations d’élus y voient une façon d’obtenir des compétences, sans que tout le monde soit d’accord pour les exercer. Les régionalistes y perçoivent une manière de se rapprocher le plus possible d’un statut semblable aux communautés autonomes espagnoles ou à l’Écosse, ce qui serait aller plus loin que ce que prévoit pour l’instant le gouvernement. C’est dans cette perspective que s’est structuré le pôle différenciation du Breizh Lab fondé par Jean-Yves Le Drian, ou que s’inscrivent certains conseillers de Richard Ferrand et en filigrane son livre. Pour les élus locaux, il s’agit surtout de desserrer l’étau normatif que font peser des lois mal rédigées et un pouvoir réglementaire national tatillon. Or, pour ces derniers, il s’agit d’un leurre. En complexifiant le droit, la différenciation risque au contraire de fragiliser l’exercice des compétences et de créer de l’insécurité juridique.

Vous faites référence à la réforme constitutionnelle. La différenciation aujourd’hui emprunte en fait deux véhicules législatifs. Le premier est en effet la révision constitutionnelle. Cette dernière prévoyait trois choses. D’abord, la possibilité pour les collectivités d’adapter la loi sur le modèle de ce qui existe dans les outremers. Ce dernier a été pensé pour le cas très particulier et limité de territoires généralement insulaires et très éloignés. Cela signifie que la loi ne serait plus la même pour tous. Il faut bien prendre conscience de la rupture historique que cela représente. Ce n’est pas une question de Jacobins ou de Girondins. Cette question est au fondement de la Révolution française. Jacobins, Girondins, Monarchiens… partisans de la monarchie constitutionnelle ou d’une République, libérale ou sociale… l’unité de la loi était pour chacun un concept de base, fondamental, qui ne souffrait aucune concession. Il faut d’ailleurs sortir des dichotomies Girondins, Jacobins qui n’ont sur ces questions de décentralisation aucun sens au regard de l’histoire. La Constitution Montagnarde donne un grand poids aux assemblées locales sans jamais remettre en cause l’unité de la loi. Les Girondins, ou plutôt les Brissotins, si l’on veut éviter l’anachronisme, ne sont qu’une minorité à se lancer dans la révolte « fédéraliste » (en fait celle des fédérés au sens de 1790). Ces derniers ne développent pas non plus un logiciel remettant en cause l’indivisibilité de la République. Il s’agit alors surtout de contester le poids des foules parisiennes sur la politique nationale, non la concentration du pouvoir dans les mains des représentants de la nation. En bref, il s’agit là d’une captation d’un héritage mal compris. « Girondins », « Jacobins » relèvent, en matière de décentralisation, non de l’histoire des idées politiques, mais de l’usage stalinien des qualificatifs. Ce n’est pas très grave, sauf quand ça permet de liquider deux cents ans de construction républicaine. Que l’on puisse en ces termes remettre en cause l’héritage de 89, sans que cela ne fasse le moindre bruit, montre l’état de notre conscience politique.

« Il s’agit là, au-delà du symbole, d’une ouverture vers la transition d’une République indivisible à un État régional. »

Ensuite, la loi constitutionnelle réserve la possibilité pour des collectivités de même catégorie de disposer de compétences différenciées. La réforme de 2003 a introduit la notion de collectivités à statut particulier. Cela a permis de donner un statut propre à la Corse. Seulement, pour motiver une collectivité à statut particulier, il faut justifier d’une différence de situation. On peut dire ça de la Corse au regard de son caractère insulaire. C’est moins évident pour la Bretagne ou le Pays basque. Il faudrait donc trouver d’autres solutions juridiquement plus sûres. À travers la fusion des départements en un seul et un changement de dénomination, on a ainsi créé la Collectivité européenne d’Alsace. Le souci, c’est que l’on ne peut aller trop loin dans la différenciation si, là encore, un intérêt général n’est pas mobilisé pour justifier les différences. Avec la nouvelle disposition, on ferait ainsi sauter certains verrous à dessein de singulariser certaines communautés ethno-régionales. Pourtant, la plupart des pays européens sont très difficilement gouvernables pour cause de revendications régionalistes. Celles-ci mettent en crise l’État et rendent difficile la constitution de majorités (Espagne, Belgique, Italie, Grande-Bretagne). On s’engage néanmoins sur ce chemin sans que cela ne fasse vraiment débat. Cela aussi interroge sur notre conscience politique.

Enfin, plusieurs éléments significatifs ont été introduits dans le texte. D’abord, l’organisation territoriale a été inscrite dans le champ du référendum de l’article 11. Comme cela n’en semblait pas exclu, à tel point que de Gaulle en a justement organisé un en 1969 sur ce thème, on peut s’interroger sur les intentions. Ensuite, le rapporteur avait intégré au texte, lors des jours précédant l’affaire Benalla, un amendement prévoyant à l’article 1er de notre Constitution que la République reconnaît la diversité de ses territoires. Il s’agit là, au-delà du symbole, d’une ouverture vers la transition d’une République indivisible à un État régional.

Le second véhicule est la loi 3D (différenciation, décentralisation, déconcentration) qui devrait être présentée au Parlement à l’été. Elle est un substitut à une révision constitutionnelle aujourd’hui à peu près abandonnée. Pour l’instant, l’ensemble reste très flou et l’on peut clairement dire que le gouvernement ne sait pas où il va en la matière. La loi devait toutefois permettre d’aller très loin en accordant un pouvoir réglementaire aux régions. Elle devait aussi modifier le cadre de l’expérimentation pour ne plus obliger à la généralisation, en différenciant les compétences entre collectivités de mêmes niveaux. Pour l’instant, le gouvernement ne semble pas vouloir aller vers des redécoupages territoriaux. Toutefois, certains membres éminents de la majorité, comme Richard Ferrand, ont déjà dit vouloir permettre aux collectivités de fusionner et de s’organiser comme elles le souhaitent. C’est d’ailleurs intéressant de voir avec quelle éloquence et quelle affectation le président de l’Assemblée convoque la République quand, justement, il en piétine en matière les principes… Une forme d’en même temps, dans lequel il convoque la République pour souhaiter l’Ancien régime. On pourrait donc assister à une multiplication des collectivités à statuts particuliers sur le modèle Corse. Le gouvernement avait voulu jouer, sur ces questions, la sécurité juridique avec la révision constitutionnelle. Toutefois, les murailles juridiques en la matière sont en papier mâché et il est peu probable que le Conseil constitutionnel, si tant est qu’il soit saisi, représente un gardien sourcilleux de l’édifice républicain. Rien n’est encore perdu et sur tous ces points le gouvernement souffle encore le chaud et le froid. Selon la manière dont elle sera conduite, la loi 3D peut représenter une évolution limitée ou un poison délétère, lent, mais potentiellement fatal pour notre République.

LVSL — Quelle est la différence avec le droit à l’expérimentation ?

B.M. — L’expérimentation a été introduite dans la Constitution en 2003. Elle permet de tester une disposition sur une partie du territoire, de l’évaluer puis de l’abandonner ou de la généraliser selon les résultats de l’évaluation. La différenciation, dans son aspect normatif, permet de se passer de généralisation et de simplement appliquer la disposition à la partie du territoire le souhaitant. Normalement, il convient de réviser la Constitution pour ce faire. Toutefois, le Conseil d’État a remis un rapport en octobre dernier dans lequel il considère qu’une simple révision de la loi organique pourrait suffire. Cela devrait donc faire partie de la future loi 3D et participer à la rupture de l’égalité des citoyens devant la loi, et à la complexification à outrance du droit. Deux remarques me semblent importantes sur cette question.

« L’expérimentation est le fruit d’un tournant managérial, la différenciation d’une capitulation de l’idée même de République. »

D’abord, différenciation et expérimentation ne relèvent pas d’une différence de degrés, mais de nature. L’expérimentation est le fruit, au début des années 2000, d’une évolution de la conception de l’action et de l’efficacité de l’État inspirée par le secteur privé. L’important est moins le principe (la loi est la même pour tous), que l’efficacité. Dès lors pour viser l’optimum normatif, on accepte de déroger temporairement aux principes. Avec la différenciation, on part du principe qu’il n’y a pas d’optimum normatif, car il n’y a pas d’universalité républicaine traduite par la loi. On retrouve le vieux discours réactionnaire de la contre-révolution. L’expérimentation est le fruit d’un tournant managérial, la différenciation d’une capitulation de l’idée même de République.

Ensuite, en 2003, la Gauche s’oppose. Certes, Lionel Jospin avait avancé une idée similaire sur la Corse, mais c’était plus une initiative individuelle soutenue à reculons par son gouvernement. En 2003, la Gauche vote non à l’expérimentation. L’un des fers de lance de cette opposition à l’Assemblée s’appelle même Ségolène Royal, qui deviendra ensuite un chantre d’un modèle à l’espagnole. Aujourd’hui, alors que la différenciation semble ce qu’il y a de plus antinomique avec l’ADN de la Gauche française, la chose est pourtant moins claire. Certes, les voix les plus audibles contre elle sont venues de ses bancs. Il faut lire, et relire, sur ce sujet les interventions de Sébastien Jumel (PC) ou de Jean-Luc Mélenchon (LFI) à l’Assemblée ; de Jean-Pierre Sueur (PS) ou de Pierre-Yves Collombat (radical) au Sénat. En Alsace, les socialistes ont été les plus réservés devant la création de la nouvelle collectivité. Toutefois, lors de l’examen du texte sur la collectivité européenne d’Alsace le groupe PS s’est abstenu. Les socialistes ont été le bras armé des régionalistes en Bretagne. Pendant la campagne des Européennes, Raphaël Glucksmann a dit à Corse Matin tout le mal qu’il pensait du jacobinisme supposé d’Emmanuel Macron, alors que lui comprenait les nationalistes. Que dire d’EELV qui s’allie, partout où elle peut, avec des partis régionalistes réifiant une culture éternelle et développant des tendances irrédentistes ?

« La gauche doit être un rempart contre le maurrassisme, pas en devenir le poisson-pilote. »

Quand Jean-Luc Mélenchon évoquait le rattachement volontaire de la Wallonie en cas de scission de la Belgique, il se faisait traiter de monstre nationaliste. Quand des partis, classés à gauche, demandent le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne, au nom de l’immémoriale unité bretonne, c’est l’expression légitime d’une identité opprimée. Quand Ségolène Royal brandissait un drapeau français en 2007, elle était maurassienne. Quand les nationalistes corses suppriment ce même drapeau pour ne vouloir conserver que le drapeau corse, ils mettent en avant une identité qu’il est sain d’affirmer. Quand Nicolas Sarkozy voulait inclure l’École dans le débat qu’il organisait sur l’identité nationale, c’était de l’instrumentalisation nauséabonde de la jeunesse. Quand les militants régionalistes créent des filières bilingues ayant pour seul objet d’inculquer l’identité régionale, c’est une préservation de la culture qui ouvre au monde. J’y perçois des contradictions, mais ce n’est pas le cas, visiblement, d’une partie de la gauche qui applaudit à cela.

Benjamin Morel © Clément Tissot pour LVSL

Au risque d’être provocant, on vit clairement un tournant maurassien de toute une partie de la gauche française. Cette dernière se veut défenderesse d’un « pays réel » composé d’identités régionales réifiées, contre un État républicain incarnant un « pays légal » réputé comploter contre elles. C’est à peu près l’analyse que tenait Charles Maurras, en précisant que, faute d’État pour faire tenir le tout, il fallait un Roi. Charles Maurras avait simplement l’avantage de la cohérence et de la conséquence sur nos néo-régionalistes de Gauche. Notons, paradoxalement, que, cet État républicain, c’est justement le cadeau historique de la Gauche à la France. C’est naïf par ailleurs, car, comme le montre Bourdieu, ces identités réifiées ne sont en fait que des reconstructions militantes, notamment formées dans les années 60-70. En standardisant les langues régionales et en rendant univoque l’histoire locale, ces démarches militantes ont d’ailleurs participé à la marginalisation et à la disparition des authentiques traditions locales. Elles ne sont donc pas l’émanation d’un pays réel à sauver, mais des entreprises idéologiques de transformation de la société. Elles n’ont d’ailleurs rien de populaire ou de populiste, mais visent, pour un petit groupe de militants sur-mobilisés, à influencer les élites politiques. Ainsi en est-on venu à porter aux nues un ethnos régional idéalisé selon une lecture qui était jadis cantonnée aux marges les plus réactionnaires de l’extrême droite. Avant, on trouvait les drapeaux régionalistes uniquement dans le cortège de la fête de Jeanne D’Arc (ils y sont de plus en plus rares, fruit de la dédiabolisation du RN). Aujourd’hui, ils pullulent dans les manifestations contre la réforme des retraites. Dès lors, on peut vraiment se demander ce qu’est venue faire la Gauche dans cette galère. Les raisons de ce retournement sont diverses : montée suite à la décentralisation des barons locaux, qui ont tenté de légitimer leur pouvoir en allitérant sur le logiciel identitaire ; affaiblissement du tissu militant de la Gauche, qui a dû s’appuyer sur des réseaux régionalistes très mobilisés et en a favorisé l’entrisme ; évolution de la formation des cadres par la diffusion de théories nord-américaines hors contexte et abandon de la tradition intellectuelle de la gauche française.

Il y a là un enjeu qui dépasse celui de la différenciation ou de la décentralisation. Il emporte l’identité profonde de la gauche. La gauche doit être un rempart contre le maurrassisme, pas en devenir le poisson-pilote.

LVSL — Ce droit à la différenciation est-il de nature à satisfaire les demandes régionalistes de manière à éviter un scénario à la catalane ?

B.M. — C’est ce qu’avancent certains militants, politiques et universitaires, nationalistes, tout en assumant par ailleurs leur soutien sans faille aux revendications catalanes ou écossaises… ce qui peut paraître, quand même, un peu contradictoire. On ne peut pas dire que l’accès à un régime différencié, à plus forte raison à un statut d’autonomie, va favoriser l’apaisement, et applaudir quand ceux qui l’ont obtenu le jugent inique et réclament l’indépendance. L’ensemble des exemples étrangers et les études de politiques comparées montrent que, plus vous cédez aux nationalismes régionaux et singularisez les territoires, plus vous conduisez à leur radicalisation identitaire.

On vit en France sous un double tropisme. Le premier est celui d’un irénisme issu de 200 ans de centralisation qui nous ont désensibilisés à ces problématiques. On note une vraie montée des revendications régionalistes, y compris de la part des organes des collectivités. Gérard Larcher lui-même, qui n’est pas le plus grand contempteur de la décentralisation, s’en est inquiété au dernier congrès des maires. Toutefois, cela apparaît comme un épiphénomène qui ne présente pas de vrai danger, car en France on n’est pas comme en Espagne ou au Royaume-Uni…. on échappera à tout ça. On est très fort vous savez, et on n’est pas pareil. La profondeur de la réflexion politique s’arrête là. Le second tropisme, justement, est celui d’une classe politique qui a été formée dans les années quatre-vingt-dix. Le modèle espagnol des communautés autonomes était alors pris en exemple, et Tony Blair développait la devolution en Grande-Bretagne. Cela paraissait assez sympathique à l’époque, en tout cas c’était présenté comme ça sur les bancs de l’ENA. Depuis, il y a eu la crise catalane, le référendum en Écosse, la Belgique ingouvernable, Salvini… mais dans la fiche de l’ENA des années 1990, il est dit « l’Espagne, c’est bien »… On touche du doigt l’une des faiblesses des élites politico-administratives françaises, une forme d’hystérésis. De front, ce champ de recherche n’a jamais été très valorisé dans les médias et à l’université. Seuls des militants autonomistes ont donc eu tendance à s’y investir et à produire une pensée sur ces sujets. Donc, non seulement les politiques sont à contretemps, mais leurs conseils éventuels sont souvent biaisés.

« Le droit à la différenciation ouvre un supermarché des compétences à négocier entre les collectivités et l’État. »

Pour revenir sur la question catalane, les études montrent qu’il y a un effet d’engrenage.

D’abord, entre collectivités on assiste à un mimétisme et à une surenchère entre nationalistes. Si je suis Alsacien, que les Corses disposent de plus de compétences, est-ce que ça veut dire que l’identité corse est plus légitime que la mienne ? Je vais donc demander autant de compétences que les Corses, je vais demander un statut particulier pour ma collectivité. Si jamais l’Alsace obtient un statut particulier, les Corses vont dire « nous sommes une île, nous avons la primeur, donc nous voulons plus d’autonomie ». Le droit à la différenciation ouvre un supermarché des compétences à négocier entre les collectivités et l’État. Il fait courir le risque d’un effet d’entraînement entre collectivités, déjà observé dans d’autres pays européens, qui pose véritablement problème. L’exemple actuel, c’est l’Italie, où les barons de la Ligue qui tiennent les collectivités du Nord réclament des compétences. Ils les obtiennent, et les barons démocrates finissent par faire de même et produisent pour ce faire le même logiciel identitaire.

Ensuite au sein des collectivités. Le personnel politique classique, pour légitimer son pouvoir local, réclame que l’identité soit plus reconnue. Il obtient un statut à part pour la collectivité, ce qui légitime alors les revendications des autonomistes qui avaient eu du coup raison avant tout le monde. Par ailleurs, l’éducation vient alors en renfort de la promotion de l’identité. En France, la porte en la matière n’est pas encore forcée, mais largement entrouverte. La collectivité européenne d’Alsace a obtenu, au nom de la différenciation, un droit de regard sur le recrutement des enseignants complémentaires en allemand. La région Bretagne a obtenu des dérogations pour le financement des écoles Diwan. Ce faisant, les partis traditionnels font le lit électoral des nationalistes. Ceux-ci arrivent au pouvoir et, lorsque l’État central leur a donné l’autonomie, les modérés n’ont plus rien à proposer qu’une approche gestionnaire. Les indépendantistes reprennent alors le flambeau du rêve nationaliste et l’on assiste à une situation à l’écossaise ou à la catalane. Ainsi selon la dernière enquête IFOP, parue en janvier, la collectivité européenne d’Alsace a renforcé le potentiel électoral d’un mouvement nationaliste alsacien. Elle devait, et avait été créée justement pour, selon les élus locaux, le neutraliser. En Corse, la collectivité unique qui devait permettre aux vieilles élites insulaires de conserver le pouvoir a été le signal du triomphe des nationalistes. Maintenant, Gilles Simeoni est débordé par les indépendantistes qui veulent plus que la simple gestion de l’île. S’il devait y avoir une décrue aux prochaines régionales, on la devra à la fermeté de l’État… ou plutôt à l’impossible révision constitutionnelle qui prévoyait un statut propre de la Corse. Ces deux dérives auraient pu être évitées si l’on avait juste regardé objectivement ce qui se passait à l’étranger. Il s’est passé exactement la même chose pour le Labour en Écosse. S’ils s’entêtent à suivre cette voie, les centristes alsaciens et les socialistes bretons ou basques suivront bientôt dans leur retraite politique les élus PRG de l’Île de Beauté.

LVSL — Quel rôle joue l’Union européenne dans cette dynamique ?

B.M. — Il y a eu une politique assez favorable aux régions de la part de l’Union européenne à partir des années 1990. Le Comité des Régions créé en 1992 a incarné cette idée. Surtout, l’Europe a eu besoin de soutenir les structures régionales pour assurer une application différenciée de ses politiques (fonds structurels…) et favoriser les coopérations transfrontalières. Certes, nombre de militants fédéralistes pensent que le problème de l’Europe, ce sont les États, et que, en effet, il conviendrait de les diviser pour affirmer un vrai pouvoir central continental. Toutefois, l’idée d’un dépeçage des États depuis Bruxelles ne me semble pas actuellement fondée. D’abord, l’Europe n’en a pas le pouvoir. Le découpage territorial et la création de statuts singuliers n’ont rien à voir avec une quelconque consigne bruxelloise. Nos représentants nationaux n’ont en la matière pas besoin qu’on les inspire. Ensuite, les crises flamande, catalane ou écossaise ont montré à l’Europe que l’instabilité de ses États membres peut la fragiliser elle aussi. L’absence de gouvernement stable en Espagne ou en Belgique n’arrange guère les affaires des institutions européennes. Paradoxalement, elle rend compliquée la réforme des traités et donc la concrétisation des visées fédéralistes. Ensuite, ces crises mettent en branle les systèmes politiques et stimulent l’euroscepticisme dans le reste de la population. Vox est le produit de la crise catalane et le UKIP a profité des tensions avec l’Écosse. Chaque fois que les régionalistes brandissent le drapeau européen, celui-ci devient suspect au reste de la population.

L’influence européenne n’est pas à aller chercher dans les instituons, mais dans l’idéologie régionaliste : le rêve d’une Europe des régions née sous la plume d’un nazi en rupture de ban, Otto Strasser. Il appelle à « l’Europe aux cent drapeaux » et la souhaite fédérale et découpée selon des frontières ethnolinguistiques. Cette idée a été reprise par nombre de partis régionalistes qui forment au Parlement le groupe « Alliance libre européenne », allié au groupe des Verts. Par ailleurs, l’Europe, en ce qu’elle permet d’envisager l’indépendance sans ses risques est un merveilleux champ pour les nationalismes régionaux. Quels sont aujourd’hui, en Europe, les risques de l’indépendance ? Aucune monnaie, une politique économique téléguidée, une menace militaire déviée par le parapluie américain. Ainsi l’Europe permet de se parer des attributs de la souveraineté sans en assumer les risques et les responsabilités. L’Europe permet aux régionalistes de bomber le torse, car ils peuvent passer du bac à sable à la cour de récréation sans affronter les dangers réels de la rue.

LVSL — Vous déplorez le manque de lisibilité que créerait ce droit à la différenciation pour les citoyens. Pour remettre de l’ordre dans le fameux mille-feuille territorial, les différentes réformes appliquées depuis 2010 vont vers une disparition du département et un transfert de compétences des communes vers les intercommunalités. Est-ce la bonne méthode ?

B.M. — Actuellement, les velléités de réduction du mille-feuille sont limitées. Depuis la loi NOTRe et ses grandes régions, depuis également qu’Emmanuel Macron a redécouvert les vertus de la proximité, il n’est plus vraiment question d’envisager la suppression d’un échelon. Il y a aujourd’hui deux questions majeures qui marquent la décentralisation, le premier est celui de l’échelle et l’autre celui de la coopération.

La question de la lisibilité d’abord interroge la possibilité pour les collectivités de développer une action claire pour les électeurs, et pour les majorités à être jugées sur un bilan. Or on est passé aux premières élections régionales de 1989 d’environ 25 % d’abstention à 50 % en 2015 ! Pas parce que la région disposerait de moins de compétences, elle en a beaucoup plus qu’en 1989, mais parce qu’aujourd’hui le rôle de la région n’est plus du tout compris. Face à ça, il y a deux stratégies, soit le repli gestionnaire, soit le discours identitaire. Le premier stimule l’abstention, le second mobilise sur un enjeu simple, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec les compétences exercées par la collectivité. D’un côté, vous avez Auvergne–Rhône-Alpes, de l’autre la Bretagne. La loi NOTRe a tenté de développer des blocs de compétences sur lesquels se porteraient les politiques des collectivités. Le problème du découpage des compétences est qu’il se heurte à la subsidiarité et à la volonté politique de chaque collectivité de s’inscrire sur tous les sujets. Le système est donc fondamentalement dysfonctionnel d’un point de vue démocratique, mais cela n’est pas singulièrement lié au nombre d’échelons. Quand l’on réalise des enquêtes, on voit que les Français sont d’abord attachés à la proximité, et donc aux communes. Ces dernières développent une démocratie de l’interconnaissance et du lien social très différente de la démocratie représentative au niveau national. On peut envisager une telle lecture, dans une bien moindre mesure, dans le cadre départemental. Le problème, c’est évidemment que, plus l’échelle est petite, plus la collectivité a du mal à se doter des structures nécessaires à une gestion efficace. On pense que les petites collectivités coûtent cher, en fait c’est faux. En termes de fonctionnement, les grandes collectivités sont les plus dispendieuses, mais elles sont aussi les seules à même de développer des services techniques performants. Mais pour quoi faire ? Y a-t-il vraiment un apport démocratique à ce que le développement économique du Cantal soit piloté depuis Lyon plutôt que depuis Paris ? Ne vaudrait-il pas mieux alors que les compétences en question soient réparties entre les autorités déconcentrées de l’État et le département qui a la proximité, mais bien peu de compétences aujourd’hui. Pour les communes, il en va de même, et le manque d’ingénierie locale lié à la fragmentation n’est un problème que si l’État déconcentré ne joue pas son rôle d’assistance.

Benjamin Morel © Clément Tissot pour LVSL

Se pose ensuite la question de la coopération. Les politiques gérées par les collectivités les dépassent largement. Elles sont menées dans un espace de forte interdépendance. Pourtant, les analyses de certains auteurs, comme Daniel Béhar et Philippe Estèbe, montrent que les entités territoriales agissent comme des mini-États-nations de concurrence, sans, véritablement, avoir les moyens d’une politique performante. Dans un système économique qui est fondamentalement fluide, toute politique est inter-territoriale. On ne peut, par exemple, pas mener de politique de logement sans prendre en compte celle du voisin. Pour pallier ces déficiences d’échelle, on a voulu voir plus grand. Plus la collectivité est grande, plus elle peut englober d’interdépendances. C’est comme ça que l’on aboutit à des intercommunalités géantes. Le souci tient d’abord dans ce que ces interdépendances sont à géométrie variable. Une commune peut avoir intérêt à collaborer avec une seconde en matière de transport, mais plutôt avec une troisième en matière de logement. La définition des périmètres n’est donc pas évidente. Ensuite, les flux économiques et d’individus montrent que ces interdépendances sont de moins en moins liées à la proximité géographique. L’heure est aux réseaux, pas aux bassins de vie. Les grandes intercommunalités ou la fusion des communes reposent sur une vision archaïque et naïve des territoires. Il faut stopper les fusions, les regroupements et favoriser les coopérations volontaires et résiliables. Qu’elles passent par voie contractuelle ou par la création de syndicats, c’est là une voie d’efficacité, de liberté et de proximité. Il en va de même pour les départements. Si la différenciation devait, en bon mot-valise, être réinterprétée dans ce sens, elle deviendrait intéressante.

LVSL – On peut aussi aborder la question du point de vue fiscal et du point de vue des ressources des collectivités. Pour forcer les collectivités à réduire leurs dépenses, l’État a diminué les dotations qu’il leur verse, toutefois quand on regarde de plus près on se rend compte que les régions disposent de peu d’influence sur la fiscalité qui les finance, que les départements ne maîtrisent pas leurs dépenses sociales qui dépendent d’autres critères nationaux et que les communes mieux loties sont impactées par la suppression de la taxe d’habitation… Faut-il assumer de réformer la fiscalité locale pour donner plus de marge de manœuvre aux collectivités ou au contraire rapatrier des compétences en direction des services de l’État au motif qu’ils sont plus compétents pour les assurer ?

B.M. — Il y a sur ce point deux constats qui sont tous les deux avérés. L’autonomie fiscale est un fondement démocratique ; l’autonomie fiscale stimule les inégalités.

L’autonomie fiscale présente l’avantage de permettre un vrai rapport démocratique : je vote pour un maire, ce maire a la possibilité et les moyens de mener des politiques publiques. Si ma taxe d’habitation augmente (augmentait plutôt), mais que j’en vois les fruits dans la rénovation du jardin public dans lequel jouent mes enfants, je peux arbitrer en conscience mon vote. La commune est, en ça, le premier échelon d’un rapport concret à la politique, au rôle de citoyen, à la République. Cependant, la décentralisation fiscale produit des inégalités, c’est ce que le gouvernement avance concernant la taxe d’habitation, et il a raison. Le fédéralisme fiscal italien a été un formidable facteur de creusement des disparités entre le Nord et le Sud. Couplée à la décentralisation asymétrique, l’autonomie fiscale a créé en Espagne des collectivités prédatrices comme le Pays basque. Certes, selon certaines études cela pourrait créer de la croissance, car ça stimule les centres les plus dynamiques et encourage la concurrence entre territoires. Mais c’est au prix d’un abandon progressif de la péréquation, du moins-disant social, environnemental et des services publics. Les acteurs privés peuvent alors mettre en concurrence les collectivités qui tendent à réduire leurs politiques publiques pour baisser les impôts afin d’attirer les investissements. Ce n’est pas un hasard si le Medef, après y avoir été réticent, est devenu un thuriféraire de la décentralisation ou que des think tanks comme l’IFRAP plaident pour une décentralisation radicale.

LVSL — Le mouvement des gilets jaunes a fait émerger deux attentes a priori contradictoires qui sont d’une part la démocratie de proximité et de l’autre le réinvestissement par l’État au profit des territoires périphériques par rapport aux métropoles. La première suppose une décentralisation des décisions et la seconde une politique d’aménagement du territoire à l’échelle nationale, comment concilier ces deux logiques apparemment contradictoires ? Est-ce que c’est sortir de ce schéma ?

B.M. — Le diagnostic que je viens de tenir est à mon sens au cœur de la crise des gilets jaunes. Cette dernière est une crise de la démocratie et de l’impotence de l’État.

Concernant la démocratie au niveau local, l’échelon communal m’apparaît comme une réponse, car il est ancré dans la proximité. J’ai plus d’attaches avec ma commune de Clermont-Ferrand qu’avec la grande région Auvergne–Rhône-Alpes et avec Lyon, où je suis allé trois fois dans ma vie. L’idée d’une démocratie locale à l’échelle de la région a du sens d’un point de vue ethno-identitaire. Elle en a moins si l’on voit dans la décentralisation une forme alternative de démocratie construite sur la proximité. La commune seule produit une démocratie de l’inter-connaissance, créant le lien direct entre l’impôt payé et le projet concret perçu. Elle permet un rapport personnel à l’élu. Il faut encore une fois redonner des marges aux communes, leur permettre de s’organiser plus facilement entre elles. Le tout doit être appuyé par un État déconcentré renforcé qui les assiste. Or, non seulement la décentralisation a négligé ce point, mais elle a même affaibli la démocratie communale via des intercommunalités géantes et des régions-chefs de file des projets économiques.

« Sans le Sénat, la Cinquième République risquerait de devenir une caricature de Monarchie absolue dans laquelle le Roi disposerait même du pouvoir de modifier, selon son bon plaisir, les lois fondamentales du Royaume. »

Pour pallier la petite taille des communes et les inégalités, il faut renforcer l’État comme instrument d’égalité et de développement et la démocratie communale. On en revient toujours au rôle égalisateur de l’État qui n’est pas le contraire de la décentralisation, mais sa condition. Il faut que l’État assume une vraie politique d’aménagement du territoire et une péréquation poussée. Il faut également un État territorial fort pour appuyer les collectivités ayant besoin d’expertise dans la concrétisation de leurs projets. C’est ce que signale notamment le FMI dans un rapport de 2014. À cette condition, on peut gagner de vraies marges de manœuvre au niveau des communes et leur redonner leur rôle démocratique central. Or, partout en Europe, la montée des régionalismes se fonde sur le rejet de la péréquation et le refus de payer pour le Wallon ou pour le Napolitain. La politique d’aménagement du territoire a été déléguée en France aux régions qui ne disposent ni de l’expertise ni de la vision d’ensemble pour la mener. Quant à l’État territorial, il a été déshabillé, officiellement au nom même de la décentralisation, officieusement par souci d’économie budgétaire.

LVSL — Vous êtes l’auteur d’une thèse sur « le Sénat et ses légitimités », cette institution est régulièrement mise en cause alors qu’elle se revendique comme la voix des territoires, c’est sa fonction-même. Dans un contexte de crise de représentation de toutes les institutions politiques, le Sénat est-il appelé à jouer un rôle différent dans les prochaines années ou encourt-il un risque de disparition ?

B.M. — Dans le dernier discours qu’il a donné lors du Congrès des maires, Emmanuel Macron a émis, en sous-main, l’idée de transformer le Sénat en Bundesrat. Dès le lendemain, Gérard Larcher a expliqué que le Sénat était une assemblée aux compétences générales et ne pouvait pas être un Bundersrat. Si le Sénat représente les collectivités, ce n’est, par le suffrage universel indirect, qu’une façon de représenter, en tenant compte de la réparation géographique, le Peuple. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de gros soucis de représentativité et que la majorité n’y est pas structurellement à droite. Mais il s’agit malgré tout d’une chambre fondamentalement républicaine. Je ne suis pas un défenseur par principe du Sénat. Ma thèse sur ce sujet résulte d’un concours de circonstances. Il est lié à ma rencontre avec la sénatrice de mon département, Michèle André, à qui je rends hommage parce que c’est une femme politique extraordinaire. Bref, je ne possède pas le badge « représentant du Sénat ». Or, force est de constater que les sénateurs, en sachant l’expérience qu’il faut pour le devenir, font de bons législateurs. Si vous comparez un rapport de l’Assemblée nationale avec un rapport du Sénat, celui du Sénat est généralement bien supérieur. Par ailleurs, le Sénat discute les textes plus tardivement que les députés, ce qui lui laisse le temps de travailler en amont. Son expertise et ses critiques sont donc plus étayées. Ensuite, le Sénat joue un rôle modérateur, du fait de la relative indépendance des sénateurs garantie par le mode de scrutin. C’est donc plus difficile de réformer — la Constitution notamment — quand vous avez le Sénat contre vous. Même quand un Sénat de droite côtoie un gouvernement de droite, il ne s’aligne pas par principe.

Nous vivons dans un système hyperprésidentialisé dans lequel, si vous avez gagné les élections présidentielles et législatives, vous disposez de l’ensemble des pouvoirs. Le fait de disposer d’une institution « poil à gratter », qui permet de vous mettre face à vos incohérences et de vous empêcher de réécrire le texte fondamental à votre guise, me semble plutôt salutaire. Sans lui, la Cinquième République risquerait de devenir une caricature de Monarchie absolue dans laquelle le Roi disposerait même du pouvoir de modifier, selon son bon plaisir, les lois fondamentales du Royaume. Dans un régime parfait, nous devrions nous passer du Sénat. Toutefois, notre régime n’est pas parfait, il en est loin. Dans l’état de ce dernier, de révision constitutionnelle en affaire Benalla, heureusement que le Sénat est là.

Crédits photos : Clément Tissot pour LVSL.