Pourquoi Silvio Berlusconi est la figure politique emblématique de notre époque

Silvio Berlusconi en 2018. © Niccolò Caranti

Silvio Berlusconi, décédé à l’âge de 86 ans, a structuré la politique italienne autour de son empire télévisuel et a porté l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il reste le symbole ultime de la marginalisation de la démocratie par le pouvoir des médias. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

« La fin d’une époque ». C’est en ces termes que le quotidien italien La Repubblica a parlé de la mort de Silvio Berlusconi, en soulignant sa centralité dans la vie publique italienne durant plusieurs décennies. Cette mise en avant de sa stature « historique » est finalement plus indulgente que l’évoquation de ses liens avec la pègre, ses abus de pouvoir ou son utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque revient à mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons en effet toujours dans le monde de Berlusconi.

En 1994, la première campagne électorale du magnat des médias a inauguré de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, il s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’une start-up baptisée Forza Italia. Ses listes électorales étaient composées de ses alliés du monde des affaires, sa campagne s’est déroulée sur ses propres chaînes de télévision privées et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste a été associé à l’utilisation du pouvoir de l’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation sournoise de la démocratie italienne.

Cela a été possible grâce à la décomposition de l’ancien ordre politique, ébranlé par un scandale de corruption connu sous le nom de « Tangentopoli », lequel a fait sombrer les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance des citoyens dans leurs institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement de « libéralisation » et dénigré les « politiciens » élitistes. Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti néofasciste allié à Berlusconi, s’est lui réinventé en parti de « la gente » – des gens ordinaires – et non du « tangente » – du pot-de-vin.

Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un choix plutôt surprenant pour représenter ce changement d’époque. En réalité, son règne a au contraire renforcé les liens entre le pouvoir de l’État et les intérêts troubles du monde des affaires. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, remportant régulièrement les élections alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont bien fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui un espace public durablement affaibli et une droite radicalisée.

La fin de l’histoire

La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : la chute du mur de Berlin permettrait engin de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. Les communistes repentis se sont transformés en sociaux-démocrates ou en libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des affaires de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui marquèrent le début des années 1990 rendirent encore plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux.

La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux. Alors que dans les décennies d’après-guerre, le Parlement et même la radio-télévision publique avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation commençait à changer. L’empire commercial de Berlusconi, d’abord constitué dans l’immobilier, notamment dans le Milan très yuppie des années 1980, ont fait de lui le symbole d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

L’effondrement des anciens partis a également alimenté une « peopolisation » de la vie publique, associée à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie de ses errements de la politique politicienne et des combats idéologiques. Cette personnalisation de la vie publique a sans doute atteint son paroxysme pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, entre 1994 et 2011. Ses propos sexistes et racistes récurrents, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » à son encontre ont mis en rage ses adversaires et attisé sa propre base.

Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – en tentant sans cesse d’atteindre les franges soi-disant « modérées » de la base de Berlusconi dont on pensait qu’ils finiraient par se lasser de ses frasques. A l’inverse, la priorité absolue accordée aux milieux d’affaires et à la « libéralisation » économique en tant que modèle pour l’avenir de l’Italie ont été beaucoup moins contestés, alors qu’elles affectaient bien plus la vie quotidienne de l’électorat populaire.

Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a été son talon d’Achille politique. En 2013, il finit par être interdit d’exercice de toute fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint le gouvernement avec lui, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise de 2008 nécessitait des « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

La radicalisation de la droite italienne

Aujourd’hui, Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est désormais un partenaire minoritaire de la coalition dirigée par les postfascistes de Giorgia Meloni. Des alliés historiques de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du parti en Sicile, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive sans son fondateur historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

L’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis.

En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis. En 2019, Berlusconi lui-même a apporté des éclaircissements à ce point, au cours d’un discours dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les autres partis les refusaient alors en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste », laissant entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à de hautes fonctions. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, avec la Lega nord régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, les politiques identitaires nationalistes de cette coalition se sont radicalisées sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et ceux qui se ont vécu sous le régime fasciste. Il ne s’agissait pas seulement du passé, mais aussi de faire passer l’Italie et les Italiens pour des victimes du politiquement correct imposé par la gauche et de son hégémonie culturelle qui viendrait plus de son poids au sein des élites culturelles que d’une légitimité obtenue dans les urnes. Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la Constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur un chef. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une mise à mort définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

Vendredi dernier, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de saturer le radiodiffuseur public RAI d’alliés politiques visaient à créer un « ordre au sommet avec son propre Istituto Luce », en reference à l’appareii de propagande du régime fasciste. L’actuel gouvernement a également été maintes fois comparé à celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, marquée par la chute de la participation démocratique, la montée d’un nationalisme basé sur le ressentiment et un « anticommunisme » qui a largement survécu à l’existence réelle des communistes.

Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance ni donné un coup de pouce à l’extrême droite à lui tout seul. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre qui navigue entre blagues racistes et législation réprimant les migrants, entre références « indulgentes » à Mussolini et répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre d’Irak avec le concours de troupes italiennes, Berlusconi fera plus tard presque figure de personnalité positive par rapport à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour pour les caniches bénéficiant d’un espace médiatique extraordinaire sur la RAI.

Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le règne de Berlusconi a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même qu’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et combien les critères de la « démocratie libérale » se sont effondrés. Berlusconi n’est plus mais nous vivons toujours dans son monde.

« Meloni veut en finir avec le mouvement ouvrier » – Entretien avec David Broder

© LHB pour LVSL

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Pour David Broder, historien et responsable de l’édition européenne du magazine Jacobin (partenaire de LVSL), la victoire électorale de l’an dernier n’est pourtant pas surprenante. Au cours des dernières décennies, et particulièrement depuis les années 1990, la mouvance « post-fasciste » (distincte par bien des aspects du fascisme historique) a réussi à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale, apparaître comme une opposante à l’establishment et devenir un mouvement légitime au sein des élites, grâce à une alliance des droites. Dans son livre Mussolini’s grandchildren (Pluto Books, non traduit en français), il revient sur l’histoire tourmentée de cette famille politique et la façon dont elle s’est progressivement installée au coeur du système politique. Entretien.

Le Vent Se Lève : Lorsque Giorgia Meloni est devenue Première Ministre de l’Italie il y a six mois, de nombreux journalistes ont évoqué un « retour du fascisme » tout juste 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini. Si son parti, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), réunit les représentants actuels des héritiers du fascisme, Meloni a cependant rejeté ces comparaisons en affirmant que « tout ça appartient au passé » et qu’il ne s’agit que d’une campagne de peur de la part de ses opposants. Vous consacrez justement tout votre livre à revenir sur la longue histoire de cette famille politique et ses nombreuses mutations depuis 1945. Selon vous, peut-on donc qualifier les Fratelli de « fasciste » ou ce terme n’est-il pas approprié ?

David Broder : Il y a une mutation importante entre le fascisme au début du XXème siècle et les mouvements d’aujourd’hui. Cela est largement dû à un renouvellement générationnel. C’est pour ça que le titre de mon livre est « Les petits enfants de Mussolini » et non « les clones de Mussolini ». Bien sûr, il y a des liens, parfois personnels, comme dans le cas du Président du Sénat Ignazio La Russa, dont le père était un leader fasciste en Sicile. Il y a aussi une filiation politique, avec des idées et une culture politique qui se sont transmises. Mais si l’on parle de post-fascisme ou de néo-fascisme, c’est bien car il y a une distinction importante entre l’histoire du régime fasciste et le mouvement qui lui a succédé. Giorgio Almirante, leader du Mouvement Social Italien [le MSI était le parti néo-fasciste de l’après-guerre, ndlr] faisait d’ailleurs cette distinction.

La démarche discursive de Giorgia Meloni est de séparer les deux choses. Dans ses discours, elle présente le MSI comme le parti de droite démocratique d’après-guerre, en rappelant que le MSI a condamné l’antisémitisme de Mussolini il y a déjà plusieurs décennies et a accepté la compétition électorale. Mais évidemment, réduire le fascisme à l’antisémitisme et à la dictature est incomplet et d’autres aspects n’ont pas véritablement été abandonnés. L’évolution s’est faite progressivement, en fonction du contexte politique. Durant les décennies d’après-guerre, par exemple durant les années de plomb [années 1970, marquées par de nombreux attentats en Italie, ndlr], le MSI était déjà un parti important (quatrième ou cinquième suivant les élections) mais minoritaire.

« Meloni est un produit de la fin de l’histoire. »

Quand Meloni a adhéré au MSI à l’âge de 15 ans, dans les années 1990, l’époque avait déjà bien changé. C’était la fin de la Guerre froide, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne, les deux grands partis de l’après-guerre, étaient en train de disparaître, l’Italie accélérait son intégration européenne avec le traité de Maastricht et Berlusconi invitait le MSI à rejoindre sa coalition de gouvernement (en 1994, ndlr). Meloni est un produit de la fin de l’histoire. En 1995, au congrès du MSI à Fiuggi, où le parti est devenu Alleanza Nationale, on parlait déjà de la fin des idéologies, des violences etc., comme le fait Meloni aujourd’hui. A l’époque, l’historien Robert Griffin parlait d’une hybridation d’une culture idéologique fasciste, avec d’un côté une vision exclusiviste et homogénéisante de la nation et d’autre part l’acceptation du cadre de compétition électorale de la démocratie libérale. C’est pourquoi je parle de post-fascisme.

Les comparaisons médiatiques de 2022 avec 1922 sont donc beaucoup trop réductrices : le monde a tellement changé. A l’époque, non seulement les seuils de violence étaient beaucoup plus hauts et la démocratie électorale était moins implantée, mais c’était aussi une époque de massification de la vie politique, avec des partis qui comptaient des centaines de milliers d’adhérents. Aujourd’hui, on constate plutôt l’inverse : l’abstention augmente et la politique n’intéresse plus les masses. Finalement, l’histoire du mouvement post-fasciste est celle d’un parti minoritaire de la Première République (période de 1945 au début des années 1990 avec un système politique dominé par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, qui a ensuite volé en éclats en quelques années, ndlr) qui a su devenir un parti important d’une démocratie en crise.

LVSL : Votre démarche à travers le livre est celle d’un historien. Ainsi, vous accordez une place importante aux questions mémorielles et à la façon dont le MSI et les partis qui lui ont succédé ont réussi à réécrire certaines pages de l’histoire italienne à son avantage. Vous donnez notamment l’exemple des foibe, ces fosses communes où ont été enterrés des partisans fascistes, mais aussi des Italiens innocents, tués notamment par les communistes yougoslaves. Comment le mouvement post-fasciste est-il parvenu à renverser l’antifascisme hégémonique dans l’après-guerre, notamment en s’appuyant sur l’anti-communisme ?

D.B. : Fratelli d’Italia est un parti obsédé par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à tout prix à détruire la culture mémorielle antifasciste de l’Italie d’après-guerre, qui était alors hégémonique. Comme je le disais, Meloni arrive en politique dans les années 1990, à une époque où la vie politique est marquée par la fin des grands récits, mais aussi des violences. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’héroïser les fascistes, mais plutôt de les présenter comme des victimes. Elle s’inspire en cela de ce qui se fait ailleurs en Europe, comme en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie. Pour elle, 1945 n’était pas une libération, mais le moment où les communistes profitent de la défaite de l’Italie pour tenter d’imposer une dictature pire que le fascisme.

Cette histoire de foibe est un bon moyen d’introduire cette culture mémorielle est-européenne en Italie. Selon ce discours, les communistes yougoslaves ne sont pas des paysans qui ont libéré l’Italie aux côtés des Alliés, mais des meurtriers qui ont tenté de commettre un nettoyage ethnique envers les Italiens. Certes, ce récit s’appuie sur une certaine réalité : il y a des exactions commises par les communistes qui ne sont pas excusables. On prend souvent l’exemple de Norma Cossetto, une jeune fasciste violée puis tuée et jetée dans un foibe. Bien sûr, elle ne le méritait pas. Mais les post-fascistes ont réussi à faire passer ces exactions (qui ont tué plusieurs milliers de personnes, ndlr) commises dans un contexte trouble pour un second Holocauste. Il y a d’ailleurs deux jours de commémoration en Italie : un pour les victimes de l’Holocauste, le jour de la libération d’Auschwitz, et l’autre pour les victimes des foibe. Cela témoigne du succès de ce discours révisionniste.

« Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est victime des nazis et des communistes yougoslaves. »

C’est une vision de l’histoire ultra-auto-indulgente, qui met sur le même plan les victimes du fascisme et les victimes fascistes. A travers ce discours, ils excluent complètement les responsabilités du fascisme. Par exemple, ils reconnaissent que la Shoah et l’antisémitisme sont inexcusables, mais ils imputent ces faits à l’alliance à l’Allemagne nazie, qui aurait été une erreur de Mussolini. Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est donc victime des nazis et des communistes yougoslaves. En revanche, l’invasion de l’Ethiopie [où les troupes du dictateur ont notamment employé du gaz moutarde contre les civils et attaqué les équipes humanitaires de la Croix Rouge, ndlr] et de la Yougoslavie ou la colonisation de la Libye ne sont presque jamais mentionnées dans le débat public.

L’antifascisme se retrouve donc dépolitisé : les fascistes sont présentés comme des Italiens victimes de violence en raison de leur nationalité. Cette construction d’un nouveau récit historique avec les foibe a été répliquée avec les victimes des violences des années de plomb. L’exemple emblématique est celui de Sergio Ramelli, un jeune militant fasciste de 18 ans agressé dans la rue, alors qu’il n’était pas un véritable soldat politique qui aurait agressé des adversaires politiques. Meloni et ses lieutenants se servent de cet exemple pour se présenter comme innocents et affirmer que le MSI a été opprimé par la culture antifasciste d’après-guerre, dont il faudrait à tout prix se débarrasser. Selon elle, l’ennemi absolu est le communisme, qu’elle résume au goulag et au stalinisme, alors que le Parti communiste Italien a par exemple largement écrit la Constitution italienne.

LVSL : Outre cette question mémorielle, le MSI faisait face à de nombreux obstacles lors de son apparition après la guerre. Jusqu’aux années 1990, les deux partis ultra-dominants sont la Démocratie chrétienne, continuellement au gouvernement, et le Parti communiste Italien, continuellement exclu du pouvoir. Durant cette période appelée « Première République » par les Italiens, le MSI a tenté plusieurs tactiques : la stratégie de l’insertion, puis celle de la tension et enfin celle de la pacification. Pouvez-vous revenir sur ces différentes phases ?

D.B. : Dans le système politique italien d’après-guerre, il y avait des ex-fascistes dans tous les partis. Mais la spécificité du MSI, c’est qu’il défendait la République de Salò [nouvelle version du régime mussolinien entre 1943 et 1945, ndlr] et que les fascistes qui avaient abandonné Mussolini en 1943 n’avaient pas le droit d’en faire partie. La ligne du parti vis-à-vis des 23 années au pouvoir de Mussolini est assez clairement définie dès le congrès fondateur du MSI en 1948 : ni restaurer le régime de Mussolini, ni renoncer à cet héritage. C’est une façon de réconcilier les deux âmes du parti, l’une plutôt sociale et anti-bourgeois, l’autre plus conservatrice. Ce positionnement a permis des prises de positions qui tranchent parfois avec l’histoire du fascisme sous Mussolini. Je trouve ça assez drôle quand certains s’étonnent de l’atlantisme de Meloni : le MSI soutient l’OTAN depuis 1951 !

LVSL : Oui c’est un tournant intéressant. Les Américains et leurs alliés ont contribué à la chute de Mussolini et pourtant, le MSI rejoint très vite le camp atlantiste car il le voit comme un rempart au communisme. Et cette position n’a pas changé depuis…

DB : En effet, cette transformation est assez remarquable. A l’origine, le récit du MSI autour de la République de Salò en fait une sorte de révolution manquée du fascisme, qui aurait tenté de se débarrasser de la monarchie et de l’Eglise pour créer une République sociale, ainsi que l’expression d’un patriotisme désintéressé, d’une défense coûte que coûte de l’Italie malgré une défaite certaine contre les Alliés. Mais seulement six ans plus tard, ils ont abandonné ce positionnement pour devenir un partenaire de l’Alliance atlantique. Bien sûr, certains courants et certains militants, comme Giorgio Almirante, n’ont pas adhéré à cette idée et ont plutôt repris l’idée gaulliste d’une équidistance entre Washington et Moscou. Mais la position hégémonique a bien été de chercher à construire la légitimité du parti en adhérant à cette alliance occidentale et anti-communiste.

Par ailleurs, pour se légitimer, les post-fascistes tentent de devenir un partenaire de coalition acceptable pour les Chrétiens démocrates, au nom d’une lutte commune contre le communisme. Cette volonté d’alliance a failli se concrétiser en 1960, quand Tambroni, le Premier ministre de l’époque, a eu besoin de leurs voix pour être majoritaires au Parlement. Mais cette période a été marquée par une contestation sociale très forte, qui a montré aux Chrétiens-démocrates que les Italiens ne toléraient pas cette alliance [le gouvernement est alors tombé, ndlr].

Le journaliste et historien David Broder. © Pluto Books

Suite à cet échec de la « stratégie de l’insertion », il y a au sein du MSI une analyse presque conspirationniste selon laquelle les Etats-Unis finiront par avoir besoin des fascistes pour combattre le communisme. L’objectif, notamment durant les années de plomb (années 1970, ndlr) est donc de faire un coup d’Etat afin d’instaurer un régime autoritaire, comme au Chili. Une telle option a bien été préparée à l’époque, notamment au travers de la loge P2 et de l’opération Gladio. Mais finalement, face à cette menace d’un coup d’Etat, des compromis réformistes ont été trouvés pour calmer la contestation sociale et cette option n’a jamais été déclenchée. En outre, le MSI a un peu surestimé sa propre utilité pour les soutiens d’un potentiel coup d’Etat, qui n’avaient pas nécessairement besoin de leur poids électoral pour mener cette opération.

« L’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. »

En revanche, l’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. Cela s’est vu par exemple avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan en 1969, commis par le groupe paramilitaire Ordine Nuovo, fondé par Pino Rauti, qui était aussi un cadre important du MSI pendant des décennies et a même brièvement dirigé le parti en 1990. Les deux phénomènes vont de pair : pendant que le MSI cherchait à bâtir une alliance des droites, des mouvements terroristes d’extrême-droite qui partageaient à peu près la même idéologie commettaient des violences « préventives » pour éviter une victoire communiste en Italie.

LVSL : Néanmoins, qu’il s’agisse de la stratégie de l’insertion, c’est-à-dire d’une alliance des droites, ou de celle de la tension, par un coup d’Etat, ces deux tactiques échouent et le MSI reste un parti minoritaire. Mais tout change au début des années 1990 : le Parti communiste est délégitimé après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, tandis que les socialistes et la Démocratie chrétienne s’effondrent suite au scandales de corruption Tangentopoli. De nouveaux acteurs politiques émergent, notamment Berlusconi, qui va tendre la main au MSI pour former un gouvernement. Pouvez-vous revenir sur les nombreux changements qui ont lieu avec l’émergence de la Seconde République ?

D.B. : La chute du mur de Berlin a certes achevé la chute du Parti communiste Italien, mais en réalité, elle a surtout fait exploser les contradictions préexistantes et aidé ceux au sein du parti qui voulaient le transformer en parti européiste et libéral. Cet événement, ainsi que l’effet de Tangentopoli sur la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ont rendu plus probable une victoire électorale du nouveau centre-gauche, qui a émergé sur les décombres du Parti communiste. C’est ce qu’on a observé par exemple lors des élections locales en 1993, où se sont affirmés ces anciens communistes devenus libéraux, mais aussi la Lega – alors un parti régionaliste – et un peu le MSI. Lors des municipales cette année-là, le second tour à Rome a par exemple opposé un candidat écologiste à Gianfranco Fini, du MSI.

Comme il n’avait pas participé aux différents gouvernements, le MSI a été épargné par les scandales de corruption et s’est présenté comme le parti des honnêtes gens. En outre, le MSI a aussi été légitimé par le Président de la République de l’époque, Francesco Cossiga (ancien démocrate-chrétien, ndlr). Celui a repris les slogans du MSI, en évoquant la nécessité d’en finir avec la « particratie », c’est-à-dire la mainmise de certains partis sur la vie politique, pour passer à un régime plus plébiscitaire etc. Berlusconi a aussi profité du moment pour entrer en politique début 1994.

Déjà, l’année précédente, il avait soutenu Fini comme potentiel maire de Rome au nom de la lutte contre « l’extrême-gauche ». Son discours a été largement construit sur la peur d’une victoire des anciens communistes, qui, selon lui, auraient seulement changé leurs discours mais pas leurs idées. Ainsi, de manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, à un niveau inégalé depuis les années 1960. C’est d’autant plus absurde que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite !

« De manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, alors que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite ! »

Ainsi, Berlusconi et son « alliance des modérés » avec la Lega et le MSI, remporte l’élection de 1994. Giuseppe Tatarella, du MSI, devient alors vice-Premier ministre. A l’époque, sa présence choque : par exemple Elio di Rupo, futur Premier Ministre belge, refuse de lui serrer la main. On imagine mal cela aujourd’hui avec Meloni. Certes, ce moment coïncide avec une sorte de dédiabolisation du MSI conduite par son chef de l’époque, Gianfranco Fini. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un abandon des racines du MSI, mais plutôt l’achèvement du processus lancé dès les années 1950 par Almirante : construire une grande alliance des droites anti-communistes dans laquelle la tradition néo-fasciste aurait droit de cité. Bien sûr, il y a eu des mobilisations antifascistes importantes – un million de manifestants à Milan en 1994 par exemple – mais clairement les barrières à une éventuelle alliance avec les néo-fascistes au sein de la droite avaient disparu.

En fait, quand on parle de la montée en puissance électorale de l’extrême-droite, on pense souvent à une arrivée au pouvoir de barbares violents, mais la réalité est celle d’un processus de long terme. Si on en revient à Meloni, elle ne doit pas tant sa victoire à son génie, mais plutôt à cette longue progression. Dès les années 1990, Alleanza Nationale (nouveau nom du MSI après 1995, ndlr) réunissait six millions de voix; l’an dernier, Fratelli d’Italia en a réuni sept millions. En réalité, le fait le plus marquant est la victoire intellectuelle des idées d’extrême-droite au sein de l’alliance des droites. On voit un peu la même chose en France avec le Rassemblement National, en Espagne avec Vox ou en Suède : ce n’est pas tant l’extrême-droite qui se modère, mais plutôt la droite historique qui se recompose sur des bases nouvelles, nationalistes et tournées autour de l’idée d’un déclin national. Le même récit postmoderne se retrouve un peu partout. En Italie, Meloni a par exemple tout un discours autour des financiers – toujours plus ou moins sionistes ou juifs – qui s’allient avec les marxistes et les ONG pour organiser un grand remplacement. Ce qui est par ailleurs assez drôle, c’est le contraste entre la grande vision du défi civilisationnel et de l’extinction programmée du peuple italien et les moyens qu’ils proposent pour y faire face, qui sont assez faibles.

LVSL : Oui, on peut citer à ce sujet un discours où Meloni évoquait les « valeurs nationales et religieuses » qui seraient attaquées, pour transformer les individus en simples « citoyens x, parent 1 ou parent 2 » qui deviendraient alors « de parfaits esclaves à la merci des spéculateurs de la finance ». Tous ses discours sont très offensifs et permettent à Meloni de se présenter en outsider défendant les intérêts du peuple italien. Pourtant, son parti ne remet aucunement en cause l’appartenance à l’Union européenne et l’austérité qu’elle impose, à l’euro, à l’OTAN, les livraisons d’armes à l’Ukraine… Finalement, les Fratelli d’Italia semblent donc très bien s’accommoder du statu quo en matière économique et focalisent leurs actions sur des enjeux comme le droit à l’avortement, l’immigration ou les questions de genre.

D.B. : En effet, les Fratelli n’entendent pas remettre en cause la position de l’Italie sur la scène internationale et son appartenance à l’OTAN ou à l’UE. De toute façon, un Italexit n’a jamais été sérieusement envisagé : même il y a une dizaine d’années, lorsque Meloni avait un discours plus eurosceptique qu’aujourd’hui, elle proposait une vague sortie commune de tous les pays, avec une déconstruction organisée. Donc cela n’a jamais été une option. Meloni emprunte plutôt un discours de politique identitaire à l’américaine, qui dépeint les Italiens en victimes de l’histoire, trahis par leurs élites etc. Pour vous donner un exemple, la Lega de Salvini avait par exemple produit une affiche où l’on voyait un amérindien avec le slogan « il n’a pas su défendre son pays »

Bien sûr, il faut reconnaître que le racisme des Fratelli peut déjà s’exprimer dans le cadre des politiques migratoires actuelles de l’UE par exemple. Mais en accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes, d’autant que les libéraux ne défendent pas les fameuses « valeurs » et les droits de l’homme dont ils parlent en permanence. Même en France, sans arriver au pouvoir, le Rassemblement National réussit déjà à changer la vie politique française en profondeur. Ce qui est particulièrement dangereux en Italie, c’est qu’il n’y a pas d’opposition face aux propositions de l’extrême-droite. Je vous donne un exemple récent : après la publication d’un rapport de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la torture dans les prisons italiennes, les Fratelli ont proposé de supprimer la torture du code pénal. En gros, les idées que défendent les Fratelli rejoignent beaucoup celles d’Orbán, par exemple en faisant une loi pour criminaliser ceux qui feraient une soi-disant apologie du communisme ou de l’islamisme. Donc plus qu’une prise de pouvoir par des milices fascistes dans la rue, c’est plutôt un scénario similaire à celui de la Pologne ou de la Hongrie qui se dessine. En ramenant toujours les ONG et les oppositions, pourtant dominées par les libéraux, au totalitarisme stalinien qui voudrait détruire l’Italie, Meloni veut achever la culture antifasciste et le mouvement ouvrier.

« En accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes. »

Donc même si je pense que Meloni n’aura pas trop de difficultés à conclure des accords avec des gens comme Biden par exemple, je pense qu’il ne faut rien laisser passer. Bien sûr, crier à la menace fasciste n’est souvent pas la bonne manière de les combattre politiquement et il est nécessaire d’aborder des questions centrales comme l’économie ou l’abstention. Mais tout de même, on ne peut pas renoncer à la lutte sur ces questions d’identité et d’histoire. 

LVSL : A la fin du livre, vous abordez les liens des Fratelli avec d’autres partis d’extrême-droite à l’étranger, comme le Fidesz de Viktor Orbán, le parti Droit et Justice en Pologne ou les Républicains américains. Tous ces partis ont en commun de promouvoir des théories du complot, notamment l’idée d’un grand remplacement, et de remettre en cause des avancées progressistes, comme le droit à l’avortement. Lorsque Meloni a été élue, beaucoup de médias français ont fait des parallèles avec Marine Le Pen et le Rassemblement National. Selon vous, qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ?

D.B. : Sur le plan des différences, j’en vois plusieurs. D’abord, si, un courant un peu plus social, en faveur de l’Etat-Providence, a existé au sein du MSI historiquement, il a disparu depuis longtemps, comme on l’a vu depuis les gouvernements dominés par Berlusconi. Certes, le parti se dit toujours « social » et se présente comme une droite défendant les petites gens, mais quand on regarde la réalité, Meloni a repris toutes les idées de Reagan. Elle parle tout le temps de « l’assistanat », on croirait presque entendre la droite du XIXème siècle. Tout récemment, un ministre a par exemple déclaré que les bénéficiaires des aides sociales devraient être envoyés dans les champs pour s’occuper des cultures, car ce serait de leur faute si l’Italie est obligée de recourir à des travailleurs migrants pour ces tâches. Donc, même si l’on peut fortement douter des promesses sociales de Marine Le Pen, pour moi, Meloni se rapproche plus de la ligne idéologique défendue par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980.

« L’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. »

Plus largement, l’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. Marine Le Pen ne parle guère de la Seconde guerre mondiale ou de débats historiques par exemple, c’est plutôt Zemmour qui tente de réhabiliter Vichy et de polariser les débats sur des questions aussi clivantes. De même, Zemmour est le grand théoricien du grand remplacement, avec cette idée des ex-colonisés qui envahissent la métropole, que Meloni utilise très souvent. Enfin, c’est encore Zemmour et Marion Maréchal qui reprennent la stratégie des Fratelli, à savoir l’union des droites. Néanmoins, Marine Le Pen et Meloni ont tout de même des points communs. Toutes les deux cherchent à renouveler l’identité d’un vieux parti minoritaire, pour les rendre moins sectaires et marginaux. Le fait d’être des femmes y contribue en partie. Mais ces transformations concernent plus l’image que le fond idéologique de leurs partis.

Mussolini’s Grandchildren (non traduit en français), David Broder, Pluto Books, 2023.

Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie

Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque Centrale Européenne et futur Premier ministre italien. © CC0 Domaine public – PxHere.com

Le président de la République italienne Sergio Mattarella vient de nommer l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi pour former un gouvernement “apolitique”. Une décision qui s’inscrit dans une longue série d’administrations technocratiques destinées à imposer des mesures d’austérité impopulaires et pourtant rejetées par les Italiens. Le sociologue Paolo Gerbaudo, déjà interviewé par Le Vent Se Lève, nous livre son analyse sur cette spécificité politique italienne et ses enjeux. Article traduit et édité par William Bouchardon.

L’Italie est depuis longtemps le laboratoire de toutes sortes d’expériences réactionnaires, du régime fasciste de Benito Mussolini au populisme de droite vaniteux de Silvio Berlusconi, précurseur de Donald Trump. Mais au cours des dernières décennies, le belpaese (“beau pays” en italien, ndlr) est également devenu le terrain d’essai de la forme la plus extrême de néolibéralisme : des gouvernements technocratiques dirigés par des économistes austéritaires. Entre 2011 et 2013, le gouvernement de Mario Monti, ancien conseiller de Goldman Sachs, a ainsi mis en place de douloureuses mesures d’austérité contre la volonté populaire des Italiens. Aujourd’hui, l’establishment politique italien veut renouveler l’expérience, mais sous une autre forme.

L’Italie traverse actuellement une impasse politique, le Premier ministre de coalition sortant, Giuseppe Conte, n’ayant plus de majorité pour gouverner. Pour sortir de la crise, le président Sergio Mattarella a chargé l’ancien directeur de la Banque centrale européenne Mario Draghi de former une nouvelle administration. Or, Draghi est l’un des architectes de l’austérité européenne, ainsi que le responsable des mémorandums qui ont dévasté l’économie grecque.

La nomination de Draghi, faite sans aucune référence à une quelconque élection ni même aux principaux partis politiques, ressasse les éternels éléments de langage sur la soi-disant cure de “responsabilité fiscale” destinée à améliorer la “réputation internationale” de l’Italie. Mais, au lendemain de la pandémie, il s’agit aussi d’une tentative des milieux d’affaires de mettre la main sur les investissements du Fonds européen de relance économique pour orienter ces fonds vers les entreprises plutôt que vers l’aide destinée aux citoyens ordinaires.

Matteo Renzi, expert en magouilles politiques

Le nouveau gouvernement proposé par Draghi, actuellement en recherche de majorité au Parlement, intervient après la crise du gouvernement Conte II. A partir de juin 2018, Conte a dirigé une coalition comprenant les populistes du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et la Lega de Matteo Salvini. A partir de septembre 2019, Conte s’est appuyé sur le M5S, le Partito Democratico (PD) de centre-gauche, le petit parti de gauche Liberi e Uguali, et le parti centriste néolibéral Italia Viva.

En janvier, alors que la pandémie faisait toujours rage, Italia Viva, le parti des élites financières italiennes dirigé par l’ex Premier ministre Matteo Renzi (2014-2016), a finalement mis le gouvernement à genoux. De toute évidence, même les mesures sociales modérées promues par Conte, comme la renationalisation partielle des autoroutes, ont été considérées comme inacceptables par les milieux d’affaires italiens.

Matteo Renzi, ancien Premier ministre centriste et chef du parti Italia Viva. © Free World and Friends World

Né d’une scission du PD, dirigé par Renzi entre 2013 et 2018, le parti Italia Viva est extrêmement impopulaire : les sondages lui donnent 3 % des intentions de vote. Pourtant, la formation politique contrôle une poignée de sénateurs dont les voix sont décisives pour la majorité de Conte. La politique italienne ressemble parfois à un film d’espionnage rempli de personnages machiavéliques : juste avant de déclencher la crise politique, Renzi a rendu visite à un de ses amis politiques actuellement en prison pour corruption, l’ancien sénateur Denis Verdini, dont la fille est par ailleurs la fiancée de Matteo Salvini. Renzi est également entouré d’alliés internationaux pour le moins douteux comme Tony Blair. Alors que l’Italie traverse une grave crise, Renzi s’est envolé vers l’Arabie Saoudite pour une conférence payante au cours de laquelle il a loué le “grand, grand” prince héritier Mohammed bin Salman, malgré son implication dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, le massacre au Yémen et le soutien saoudien à la dictature en Egypte ayant conduit à la mort du jeune chercheur italien Giulio Regeni en 2016.

Alors qu’il avait initialement soutenu la création du gouvernement Conte II en 2019, le petit parti de Renzi a agi davantage comme une opposition interne au gouvernement que comme un allié. Il a vivement critiqué les mesures sociales modérées mises en place par Conte, à commencer par le “revenu citoyen”, un transfert gouvernemental qui aide environ un million de familles italiennes en situation d’extrême pauvreté.

Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires.

En outre, Renzi a souvent insisté pour que l’Italie demande un prêt au mécanisme européen de stabilité (MES), destiné aux pays en difficulté financière. Le M5S s’y est fortement opposé, par crainte des conditions qui seraient imposées par les créanciers, et a rappelé qu’aucun autre pays européen n’a l’intention d’utiliser ces prêts. Après avoir lancé plusieurs ultimatums depuis son compte Twitter, Matteo Renzi a finalement décidé de faire tomber le gouvernement de M. Conte, en demandant aux deux ministres d’Italia Viva de démissionner.

Certains observateurs estimaient que Renzi voulait simplement plus de ministères et davantage de pouvoir au sein de la coalition existante. Mais, très vite, il est apparu que ses demandes exorbitantes n’étaient qu’une ruse pour mettre fin au gouvernement Conte. Derrière cette décision, Renzi avait trois objectifs. Premièrement, renverser Conte, devenu bien trop populaire à son goût et bénéficiant toujours du soutien d’environ la moitié des Italiens. Deuxièmement, désorganiser le projet politique de centre-gauche du PD et du M5S, qui pouvait réunir un large bloc social composé de travailleurs précaires (M5S) et de fonctionnaires, ainsi que de retraités (PD). Enfin, Renzi voulait créer un chaos politique qui forcerait l’establishment italien au remède habituel des moments de crise : un gouvernement technocratique mettant en œuvre les “réformes” exigées par l’UE et le monde des affaires. Avec la nomination de Draghi, tous ces objectifs sont désormais atteints.

Les technocrates au pouvoir : une passion pour l’austérité

Les gouvernements dits “techniques” sont un affront évident à la démocratie. Il s’agit en effet de la manifestation la plus extrême de la tendance post-démocratique. Ce concept, développé notamment par le politologue Colin Crouch, explique la trajectoire des démocraties capitalistes depuis la fin de la Guerre Froide, où la démocratie se résume de plus en plus à une façade et où le véritable pouvoir n’appartient plus aux élus.

Il faut différencier deux types de situations : avoir un gouvernement dépendant du travail d’experts soi-disant apolitiques dans ses ministères et agences, et avoir un gouvernement directement dirigé par un technocrate non élu. L’Italie est l’un des rares pays occidentaux où une telle chose est non seulement considérée comme acceptable, mais est même devenue une sorte de tradition.

Les politologues Duncan McDonnell et Marco Valbruzzi ont recensé vingt-quatre gouvernements dirigés par des technocrates en Europe entre la Seconde Guerre mondiale et 2013. Si la Grèce et la Roumanie sont les pays les plus touchés, avec cinq gouvernements chacun, l’Italie n’est pas loin derrière : avec Draghi, ce sera la quatrième fois que les technocrates gouvernent directement l’Italie. Surtout, les gouvernements technocratiques italiens n’existaient pas avant une trentaine d’années. Apparus avec la chute de la Première République au début des années 1990, ces expériences politiques ont systématiquement conduit à des politiques d’austérité sévères.

Le premier gouvernement dirigé par des technocrates a été formé par Carlo Azeglio Ciampi en 1993. Gouverneur de la banque centrale italienne dans les années 1980, Ciampi avait contribué à démolir le consensus keynésien, prônant l’indépendance de la banque centrale à l’égard du politique et l’équilibre budgétaire. Une fois premier ministre, il a promu le premier cycle de privatisation massive des actifs de l’État. Il mit par exemple fin à la participation de l’État dans les grandes banques, la compagnie d’électricité Enel et la compagnie pétrolière Agip, tout en pratiquant une “politique des revenus” exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Autant de sacrifices destinés à prouver que l’Italie rentrait dans les critères requis pour participer au processus de création de l’euro.

Quelques années plus tard, ce fut le tour de Lamberto Dini, premier ministre entre 1995 et 1996. Comme Ciampi et Draghi, il était également issu de la banque centrale italienne, dont il a été le directeur général. Dini est devenu Premier ministre après la chute du premier exécutif dirigé par Silvio Berlusconi et a poursuivi la doctrine de privatisations et de “responsabilité fiscale” inaugurée par Ciampi, en imposant par exemple une importante réforme des retraites.

La chute du dernier gouvernement de Silvio Berlusconi à l’automne 2011 a vu un autre technocrate, Mario Monti, devenir premier ministre. Silvio Berlusconi, magnat milanais des médias, fut alors débarqué du pouvoir à la hâte en raison de la spéculation des marchés financiers contre les obligations italiennes et de son implication dans un scandale sexuel avec une prostituée mineure. Sa sortie du pouvoir ressemblait à une ingérence étrangère : elle a eu lieu après une lettre féroce écrite par Draghi, alors gouverneur de la BCE, et une conférence de presse conjointe de la chancelière allemande Angela Merkel et du président français Nicolas Sarkozy, où les deux chefs d’Etat exprimaient sans détour leur souhait de voir Berlusconi être démis de ses fonctions.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire.

Malgré toute la corruption et les pitreries de Berlusconi, les Italiens ont vite compris que les choses pouvaient encore empirer. Pour remplacer Berlusconi, Giorgio Napolitano, le président de l’époque, choisit Mario Monti, un professeur d’économie de l’université Bocconi de Milan, l’équivalent italien de l’école de Chicago, c’est-à-dire un repère de fanatiques du néolibéralisme. De 1995 à 2004, Monti avait été commissaire européen, responsable d’abord du marché intérieur, des services, des douanes et de la fiscalité, puis de la concurrence. Comme à chaque fois avec les gouvernements technocratiques, son rôle était de “sauver l’Italie”.

Au pouvoir, Monti s’est comporté comme s’il était encore commissaire européen, tel un gouverneur colonial envoyé pour rétablir l’ordre dans une région indisciplinée de l’empire. Il a administré l’intégralité de la “cure” d’ajustement structurel recommandée par Bruxelles, aggravant fortement l’état de l’économie italienne, déjà en stagnation depuis des années en raison des règles budgétaires restrictives de l’UE. A travers un pack de mesures dénommé de façon méprisante “Salva Italia” (Sauver l’Italie), il a réduit les dépenses publiques à néant. Concrètement, cela s’est matérialisé par des coupes dans les retraites publiques, mais aussi de fortes baisses du budget de la santé, dont des conséquences sautent désormais aux yeux dans le contexte de la crise du COVID-19.

Dans une interview sur CNN, Monti a affirmé que son objectif premier était de “supprimer la demande intérieure” en baissant les salaires afin d’améliorer la “compétitivité internationale”. Sans surprise, les Italiens n’ont guère apprécié. A la fin de la législature en 2013, son gouvernement plafonnait à 25 % d’approbation et son parti centriste, Scelta Civica, n’obtenait que 8 % des voix aux élections la même année.

Que va faire “Supermario” ?

Compte tenu des expériences précédentes, le gouvernement Draghi s’annonce inquiétant. Certes, Draghi peut sembler moins néolibéral que Monti : son mandat à la BCE entre 2011 et 2019 a été applaudi par la presse libérale pour avoir sauvé la zone euro. Sa fameuse promesse de faire “tout ce qu’il faut” pour éviter la dislocation de la zone monétaire, principalement grâce à un programme massif de rachats d’actions dit quantitative easing qui perdure encore, a ainsi mis un terme à la spéculation financière sur les obligations des Etats européens, lui valant le surnom de “Supermario”.

Mario Draghi, alors gouverneur de la BCE, au Forum Economique Mondial de Davos en 2012. © World Economic Forum

Toutefois, il ne faut pas oublier que Draghi a été l’un des architectes de l’austérité au lendemain de la crise de 2008. Sa politique de rigueur budgétaire a étranglé de nombreuses économies européennes, notamment celles du Sud. De plus, les programmes d’assouplissement quantitatif mis en place sous sa direction, loin de pomper des ressources dans l’économie réelle, n’ont fait que gonfler les actifs sur les marchés financiers. Au final, l’économie allemande en a été la grande gagnante, grâce à la dévaluation de la monnaie.

Certains propos récents de Draghi peuvent amener à penser qu’il a tiré les leçons de l’échec de l’austérité. Dans un célèbre éditorial du Financial Times de mars 2020, l’ancien gouverneur de la BCE a ainsi déclaré qu’il fallait accepter jusqu’à nouvel ordre l’existence de dettes publiques élevées. En août, s’exprimant lors de la réunion annuelle du groupe catholique de droite Comunione e Liberazione, il a soutenu que les États devaient créer des “bonnes dettes”, c’est-à-dire des investissements dans les infrastructures productives. Ce changement de rhétorique rejoint les positions d’autres leaders du monde financier comme Kristalina Georgieva, l’actuelle directrice du Fonds monétaire international, qui a demandé aux gouvernements de “dépenser autant que possible”. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit de rien d’autre que des mesures visant à sauver du désastre un capitalisme défaillant.

En tant qu’ancien employé de Goldman Sachs, Draghi aura la responsabilité de gérer les deux cents milliards d’euros mis à disposition par l’Union européenne par le biais du fonds de relance. Il est probable qu’une partie considérable de ces fonds seront distribués aux grandes entreprises représentées par la Confindustria, l’équivalent italien du MEDEF. Sans surprise, la Confindustria est un des plus grands soutiens de Draghi.

Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Draghi n’aura probablement ni le temps ni le courage politique nécessaires pour abroger certaines politiques sociales comme le “revenu citoyen” (bien qu’il puisse en restreindre l’accessibilité) et imposer de nouvelles réductions des dépenses publiques. Mais il tentera sans doute de remettre l’économie italienne sur la voie de la “responsabilité fiscale” dont cette dernière s’est écartée depuis la crise du coronavirus, du moins s’il en croit les institutions européennes.

L’arrivée au gouvernement de Draghi va certainement signifier le non renouvellement de l’interdiction temporaire de licenciements, introduite en mars 2020 et devant prendre fin dans deux mois. Il s’agit là d’une des mesures les plus sociales mises en œuvre par le gouvernement Conte durant la pandémie, obligeant les entreprises privées à assumer une partie des coûts économiques de la crise. Mais la Confindustria ne cesse de réclamer le retour du privilège fondamental de l’entrepreneur : le droit de licencier des travailleurs. Selon toute vraisemblance, Draghi satisfera les grands patrons, laissant des centaines de milliers d’Italiens tomber dans le chômage et la pauvreté.

Désormais, la vraie question est celle de la réaction des forces politiques italiennes et des citoyens ordinaires face à cette dérogation scandaleuse aux principes démocratiques et à cette nouvelle tentative de subordonner la politique italienne à la responsabilité fiscale exigée par Bruxelles. Le parti démocrate a toutes les chances de suivre les appels à la “responsabilité” de Mattarella, lui-même issu de ce parti. Une majorité parlementaire pourrait être trouvée avec les votes du PD, de la Lega, de Forza Italia (parti de Berlusconi, ndlr), et des carriéristes qui abondent au Parlement italien.

Le Mouvement 5 Etoiles représente la seule formation politique qui puisse oser dire non, même si ce scénario est peu probable. Refuser de soutenir Draghi pourrait aider les 5 Etoiles à retrouver une partie de sa crédibilité auprès des Italiens, sérieusement abîmée après trois ans au gouvernement dans le cadre de deux coalitions différentes. D’ores-et-déjà, les Italiens sont en colère contre les manœuvres politiques de Renzi et le chaos qu’il a provoqué en pleine pandémie. Malgré le virus, les manifestations de différents groupes se succèdent depuis un an. Si Draghi ne se montre pas prudent, il pourrait se voir confronté non seulement à une urgence sanitaire et économique, mais aussi à une crise de l’ordre public.

Dans ce lugubre panorama, le seul espoir repose sur les citoyens, qui sont demeurés pour la plupart passifs pendant cette crise, mais qui pourraient se réveiller. Si cela ne se produit pas, un gouvernement réactionnaire dirigé par la Lega de Salvini et les Frères d’Italie post-fascistes de Giorgia Meloni a de bonnes chances de remplacer les technocrates lors des prochaines élections. Cette situation désastreuse est le résultat des calculs politiques de centristes corrompus ainsi que de la tendance de l’establishment italien, en temps de crise, à faire appel à des technocrates, plutôt que de convoquer des élections et de laisser le peuple décider du type de politique économique qu’il préfère.

« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

En Italie, Salvini plus que jamais leader de l’opposition

© State Department photo by Michael Gross

Largement en tête des sondages d’opinion avec entre 33 et 36% des intentions de vote, Matteo Salvini a confirmé qu’il était bien le leader de l’opposition au gouvernement formé par le Parti Démocrate (PD) et le Mouvement 5 Étoiles (M5S). À l’origine du grand rassemblement « Orgoglio Italiano » (fierté italienne) rassemblant une grande partie de la droite italienne à Rome, en compagnie de Forza Italia (centre-droit) et Fratelli d’Italia (extrême droite) le samedi 19 octobre, le chef de la Ligue en a été le principal protagoniste, adoubé par une foule nombreuse – près de 200 000 personnes selon les organisateurs – et conquise.


On était restés sur l’image d’un Matteo Salvini déçu après la chute de la coalition gialloverde qu’il dirigeait en compagnie du Mouvement 5 Étoiles, mais l’ex-ministre de l’Intérieur semble s’être rapidement remis de ce revers. Ce samedi 19 octobre à Rome, le chef de la Ligue a réussi le pari qu’il s’était lancé : réunir la grande famille de la droite italienne pour un rassemblement contre le gouvernement dirigé par Giuseppe Conte. « Nous sommes venus jusqu’à Rome pour manifester contre un gouvernement antidémocratique, que l’on juge illégitime », déclare Andrea, jeune entrepreneur de 25 ans qui arbore fièrement le drapeau d’un mouvement favorable à l’autonomie de sa région, la Vénétie. Comme lui, de nombreux militants de province ont rallié la capitale pour l’occasion. Tous ne partagent pas les mêmes idées, loin s’en faut – en plus des trois partis précédemment cités, de nombreuses organisations régionalistes étaient présentes, ainsi que des groupuscules néo-fascistes comme CasaPound –, mais leurs avis concordent sur un point : le gouvernement en place n’est pas légitime.

Unis contre le gouvernement…

Le désamour de la droite pour la coalition PD-M5S a atteint un tel point de non-retour que, dès lors que les intervenants successifs ont évoqué certains de leurs représentants, une bronca s’est abattue, bien souvent mêlée à quelques noms d’oiseaux. Encore allié de la Ligue – ou du moins membre du même gouvernement – il y a moins de deux mois, le Mouvement 5 Étoiles est désormais considéré comme l’ennemi juré par l’ensemble de la droite italienne, accusé d’avoir retourné sa veste en formant une coalition avec la gauche afin de rester au pouvoir. « Les 5 Étoiles ont tout fait pour bloquer de nombreuses réformes de la Ligue, détaille Richard Heuzé, ex-correspondant du Figaro à Rome et auteur du livre Matteo Salvini, l’homme qui fait peur à l’Europe, paru en août 2019. Depuis le mois de mai 2019, il y a une forte rancœur qui est née au sein de la Ligue contre le Mouvement 5 Étoiles. Ils passent pour des traitres aux yeux des gens de la Ligue, et il n’est donc pas étonnant que ses membres soient conspués ».

Ainsi, de nombreux slogans « Elezioni ! » réclamant la tenue prochaine d’un nouveau scrutin se sont fait entendre parmi l’assistance, mais également parmi les responsables politiques qui se sont succédé sur la scène. Cependant, un appel aux urnes dans un futur proche semble peu probable selon Vincenzo Emanuele, universitaire et membre de plusieurs instituts de recherche en science politique : « Le PD et le M5S ont tous deux intérêt à maintenir la coalition jusqu’à son terme ‘naturel’ en 2023, car ils encourent le risque d’une victoire probable de Salvini en cas d’élection ».

 

“Jamais avec le PD, jamais avec les 5 Étoiles” : le message est clair

 

Le professeur italien a également tenu à rappeler avant le rassemblement que le principal défi de Salvini consistait à « maintenir son contrôle sur le centre-droit, de façon à renforcer sa légitimité ». Ces prédictions semblent avoir été confirmées après le véritable coup de force réalisé par le chef de la Ligue ce samedi. En effet, en plus d’envoyer un signal fort au gouvernement, Matteo Salvini s’est imposé comme le chef de file de la droite italienne devant Forza Italia et Fratelli d’Italia. Une domination qui n’a au fond rien de surprenante si l’on se fie aux récents sondages, qui créditent chacune de ces formations à environ 8% d’intentions de vote, mais qui s’est traduite de manière concrète par le déroulé des évènements. En véritable chef d’orchestre, Salvini a réussi à tourner une grande partie de l’évènement autour de sa propre personne, reléguant clairement au second plan les dirigeants des deux autres partis, Silvio Berlusconi et Giorgia Meloni. Le premier cité (83 ans) est apparu fatigué et a semblé donner l’impression d’être resté bloqué au siècle précédent, évoquant notamment à plusieurs reprises un curieux « danger communiste » qui rodait autour de l’Italie. À l’inverse, la présidente de Fratelli d’Italia a su convaincre le public en prononçant un discours musclé et très à droite. Racines chrétiennes de l’Italie, rhétorique anti-migrants et anti-taxes ou encore défense de la famille traditionnelle sont autant de thèmes développés durant sa déclaration, prononcée devant un écran affichant le slogan quelque peu troublant du parti : Dieu, Famille, Patrie.

… mais aussi pour Salvini

Pour autant, l’engouement autour de Giorgia Meloni a paru bien faible à côté de la popularité record de Matteo Salvini. T-shirts et banderoles à son effigie étaient légion, et les familles qui se photographiaient faisaient du nom « Salvini » leur « ouistiti ». Surtout, de nombreux drapeaux indiquant le slogan « Salvini Premier » – « car c’est le premier dans les sondages » selon un militant de la Ligue sous couvert d’anonymat, flottaient sur la grande place San Giovanni. Il Capitano a massivement joué de cette popularité, réclamant à plusieurs reprises les applaudissements d’un public conquis qui scandait son prénom en retour. Parallèlement, les personnes amenées à prendre la parole sur scène, qu’elles fussent politiciennes ou responsables de syndicats de police, n’ont pas hésité à remercier « Giorgia, Silvio mais surtout Matteo » pour l’invitation. De quoi oublier que l’évènement était conjointement organisé par les trois partis.

Salvini Premier

Croisée par hasard au milieu de la foule, la journaliste de la RAI Daniela Mecenate confirme l’engouement autour de la figure de Salvini : « En parlant avec les gens, je me suis rendu compte que la grande majorité d’entre eux sont venus pour Salvini, qui est devenu le nouveau leader grâce aux bons résultats électoraux de son parti. Alors qu’il n’était auparavant qu’une personnalité politique de second plan, le voici aujourd’hui capable de rassembler le populisme italien ». Alors que la journaliste de la RAI prononce ces mots, une militante de la Ligue l’arrête immédiatement : « Ce n’est pas du populisme, c’est du bon sens ! ». Pourtant, le discours de Matteo Salvini montre une réelle tentative de mobilisation du peuple à travers sa propre figure. Lui-même aime ainsi se considérer comme un populiste, comme il l’a déclaré dans un entretien donné au Point la semaine dernière (« Être populiste est un compliment. Cela signifie être proche des gens »).

Daniela Mecenate insiste de plus sur le rôle-clé du patron de la Ligue : « Lors des principales manifestations de centre-droit, Berlusconi et son parti Forza Italia étaient l’élément mobilisateur. Désormais, c’est la Ligue qui joue ce rôle ». Voir ces deux partis côte-à-côte malgré quelques divergences idéologiques est d’ailleurs quelque chose d’intriguant : en Italie, il n’existe pas de cordon sanitaire pour faire face à une extrême droite jugée fréquentable par beaucoup. Susana, militante de Forza Italia depuis sa création en 1994, avoue à demi-mot qu’un gouvernement formé avec la Ligue ne la dérangerait pas : « Je crois en un gouvernement de centre-droit uni ». Après tout, l’ex-Ligue du Nord n’a-t-elle pas participé à trois reprises aux gouvernements dirigés par Silvio Berlusconi (1994-1995 ; 2001-2005 et 2008-2011) ? Pour Richard Heuzé, ce positionnement peut également s’expliquer par la volonté d’exister politiquement pour un parti désormais en plein déclin : « Pour Forza Italia, c’est une question de survie. S’ils faisaient route à part, ils disparaitraient très rapidement : alors qu’ils ont récolté 14% des suffrages exprimés en mars 2018, ils sont désormais à 7% d’après les derniers sondages. Être avec Salvini est une garantie d’avoir une représentation »

Foule

Renzi, nouveau meilleur ennemi ?

Devant la foule conquise, le leader n’hésite pas à flatter ses fans, les qualifiant de « vraie Italie » (« Italia vera »). Des mots auxquels réagissent immédiatement de nombreux militants, criant « Italia vera, et pas Italia Viva », en référence au nom du nouveau mouvement lancé, hasard du calendrier, ce même jour par Matteo Renzi au cours d’une manifestation dans son fief de Florence. De l’avis de tous, l’ancien secrétaire du PD (2013-2018) représente un vrai danger pour la droite. Matteo Salvini n’a ainsi pas manqué de faire référence à plusieurs reprises à la Leopolda, nom du rassemblement pro-Renzi, déclenchant des huées à l’unisson. La confrontation Salvini-Renzi pourrait d’ailleurs rapidement s’implanter comme un nouveau vrai clivage dans le pays transalpin. À ce titre la RAI ne s’y est pas trompée, puisqu’elle a organisé ce mardi 15 octobre un débat retransmis en prime time opposant les deux hommes, visualisé par près de 4 millions d’Italiens.

« Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un nouveau clivage, tempère l’universitaire Vincenzo Emanuele. Cependant, chacun des deux leaders reconnaît l’autre comme un vrai adversaire. Ce débat les a tous les deux favorisés, surtout Renzi qui n’est pour le moment crédité que de 4 ou 5% d’intentions de vote. Lui offrir l’opportunité de débattre contre l’homme politique le plus puissant d’Italie est une formidable façon de le légitimer ». Dans sa critique émise envers l’homme politique florentin, Matteo Salvini voit plus loin et table sur la mise en place d’un affrontement entre un peuple qu’il prétend représenter, et une élite caractérisée par Renzi et ses alliés.

Cette démonstration que fait le dirigeant de la Ligue est quelque peu contradictoire, puisque lui-même mise sur un programme économique très libéral. On se souvient, notamment, de la volonté d’introduire une flat-tax dans son programme électoral en vue du scrutin de mars 2018. De plus, Matteo Salvini est largement soutenu par les élites du Nord de l’Italie et ne s’en cache pas, ce qui pourrait s’avérer contradictoire à l’heure de faire les yeux doux à l’électorat plus populaire qu’il vise. Ainsi, le discours économique de Fratelli d’Italia se veut davantage protectionniste, rappelant celui du Rassemblement National. Pendant son discours, la leader Giorgia Meloni a notamment fustigé l’Union européenne menée par la France et l’Allemagne, tandis que Matteo Salvini s’est bien gardé d’évoquer le sujet. Ces divergences entre les différents partis de centre-droit montrent ainsi que, s’ils se rejoignent assurément sur certains points (immigration), ils présentent des visions économiques diamétralement opposées.

En monopolisant l’attention des militants et des journalistes – qu’il ne s’est pourtant pas privé de critiquer -, Matteo Salvini a incontestablement confirmé qu’il était l’homme politique du moment en Italie. Celui qui a déclaré la semaine dernière dans les colonnes du Point qu’il était prêt à gouverner « demain matin, dans six mois ou dans un an » confirme sa soif de pouvoir et se sait soutenu par une part non négligeable de la population italienne. Cependant, rien ne garantit que sa popularité restera aussi haute dans les mois à venir, et le voir en haut de l’affiche en 2023 – si de nouvelles élections ne sont pas convoquées entre temps – est tout sauf certain. « Ces dernières années en Italie, le leadership politique s’effectue vraiment à court terme, conclut Vincenzo Emanuele. Si Salvini a acquis une grande légitimité ces derniers mois, il est impossible de savoir s’il restera populaire encore longtemps ». L’universitaire estime cependant que le discours sur l’immigration est le principal marqueur de popularité de Matteo Salvini : « Tant que l’immigration est perçue comme le problème le plus important, je pense qu’il restera le principal leader ». D’ici là, le natif de Milan aura l’occasion de tester ses résultats électoraux lors de différents scrutins locaux, à commencer par les élections prévues dans différentes régions cette année. Avec une large victoire en Ombrie – pourtant historiquement ancrée à gauche – le 27 octobre, on peut légitimement penser que la phase de conquête de Matteo Salvini est entamée.

Le Mouvement Cinq Étoiles est Laclausien sans le savoir – Nello Preterossi

Germinello Preterossi, philosophie du droit et des idées politiques.

Nello Preterossi est enseignant-chercheur en philosophie du droit et en histoire des doctrines politiques à la faculté de droit de Salerne. Il est notamment spécialiste de Carl Schmitt et d’Antonio Gramsci. Il est par ailleurs un fin observateur des dynamiques politiques italiennes.


LVSL – Avant les élections, tout le monde pensait que Berlusconi reviendrait au pouvoir. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?

Nello Preterossi – Pour Berlusconi, les élections ont constitué une déception parce qu’il espérait arriver devant la Ligue. Pour la première fois, Berlusconi a échoué : il a été vidé de sa substance en tant que phénomène politique. La Ligue a conquis l’hégémonie à droite et au centre-droit. Les choses se sont passées comme si Matteo Salvini était l’héritier naturel de Berlusconi – et ce, non parce que Berlusconi l’aurait choisi, mais parce que les électeurs de droite l’ont décidé.

C’est quelque chose de nouveau pour Berlusconi : par le passé, quand il perdait, c’était de justesse. Il y a quelques années encore, il renvoyait une image énergique. Il s’en sortait grâce à ses sketchs et à ses gags. Cette fois, le  disque s’est rayé pour plusieurs  raisons.

Forza Italia a été au pouvoir pendant très longtemps. Il lui est donc difficile d’apparaître en rupture et de représenter une alternative à l’austérité européenne. Au contraire, Salvini est jeune et apparaît, aux yeux des Italiens, comme celui qui a le courage d’évoquer certaines réalités avec clarté. Il parle régulièrement de la dégradation des conditions de travail. Ce sont là les conséquences logiques des politiques européennes imposées violemment, notamment depuis le gouvernement Monti. Salvini a également critiqué la Loi Fornero [une loi qui a eu pour conséquence une hausse importante de l’âge de départ à la retraite en Italie] et insisté sur le fait que de nombreuses personnes ne pourront pas partir à la retraite avant de nombreuses années. On peut discuter des points positifs de cette réforme. Reste que cette loi, votée sous le gouvernement Monti et soutenue par le Parti Démocrate et Forza Italia, a été imposée avec une violence extrême. Tout s’est passé en une nuit. Des personnes qui devaient prendre leur retraite le mois suivant se sont retrouvées à devoir l’attendre encore 6 ou 7 ans.

LVSL – En 2013, quand Matteo Salvini prend la tête de la Ligue, celle-ci rassemble péniblement 4% des électeurs. Aujourd’hui, elle tutoie les 18%. [Les sondages vont jusqu’à la donner à 27% en cas de nouvelles élections] Quelle a été la stratégie du leader leghiste pour arriver à ce résultat ? 

Nello Preterossi – Il faut reconnaître à Salvini de l’habileté tectique et une certaine épaisseur politique. Je sais qu’un tel propos ne fait pas consensus : il est en effet assez insupportable de reconnaître qu’un leader qui soutient des positions parfois inacceptables puisse en même temps être brillant. Cela ne demeure pourtant pas moins vrai. Lorsqu’il  prend la tête de sa famille politique, celle-ci était en état de mort clinique à cause de nombreux scandales. Elle est alors recroquevillée sur ses bastions nordistes. Salvini l’a transformée en un parti d’envergure quasiment nationale. La Ligue recueille désormais 20% des voix en Emilie-Romagne, et une proportion non négligeable de voix en Ombrie et en Toscane, régions où le parti communiste obtenait jadis des majorités absolues. Il en a également rassemblées beaucoup dans le Latium. Son score est certes un peu plus faible dans le Sud.

“La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.”

Est-ce que ceux qui ont voté Parti Communiste, puis Parti Démocrate, dans les régions du Nord, sont soudainement devenus fascistes et xénophobes ? Je ne le crois pas.

La vérité, c’est que la mondialisation n’est pas un dîner de gala, malgré ce que peuvent en dire ses partisans, y compris à gauche. La crise du néolibéralisme a fait déborder le vase. Salvini profite alors de cette vague et transforme la Ligue en un parti lepénisant, sans toutefois porter en bandoulière le patrimoine encombrant de la famille le Pen.

Il faut bien comprendre ce qu’était la Ligue du Nord avant Salvini. Lorsqu’elle s’affirme dans les années 1990, la Ligue est une force nordique qui désigne ses ennemis : la caste, les voleurs, le gaspillage et le clientélisme. On peut presque qualifier sa matrice d’antifasciste, ou à tout le moins de non autoritaire. La Ligue n’a donc pas la même histoire que le FN : la Ligue ne provient pas du Mouvement Social Italien [Parti néo-fasciste né suite à la dissolution du Parti National Fasciste] et n’a aucun lien avec les héritiers de Mussolini. D’une certaine manière, la Ligue est vue comme un parti populaire et démocratique. Son électorat est constitué d’ouvriers qui se sont détournés du Parti Communiste. Aujourd’hui, diverses forces votent pour elle. Quand un parti recueille plus de 30% des voix dans des régions relativement aisées, il faut se poser des questions : je ne crois pas que tous ses électeurs soient fascistes et racistes.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Naturellement, la question migratoire est un facteur de perturbation. Elle n’a pas été prise en main, d’abord parce qu’elle est délicate, ensuite parce que la gauche a balbutié, pensant qu’il était possible d’apporter une solution « rhétorique » au problème, plutôt que des réponses sociales, via l’intégration. L’argument de Salvini est rude mais efficace. Il dit : “Vous ne faîtes rien pour les Italiens, par contre vous faîtes des choses pour les immigrés ?” Évidemment, ce n’est pas vrai. Rien n’est fait, pas plus pour les immigrés que pour les Italiens. Les élites ne s’intéressent aux immigrés que dans la mesure où ils sont à leur service, puis ils s’en désintéressent dès qu’elles rentrent chez elles. À Rome, quels habitants sont confrontés aux immigrés dans la vie quotidienne ? Ceux qui vivent dans les périphéries ou dans des quartiers où les conditions de vie sont déjà difficiles à cause de la pauvreté, du chômage, et de la dégradation des services publics. Dans ce contexte, la réaction populaire est la suivante : “Ils nous ont abandonné  Ils font venir des immigrés, et nous laissent livrés à nous-mêmes pour résoudre les problèmes”. Salvini profite de tout cela. Il tisse des liens entre les enjeux sociaux et identitaires. C’est très dangereux mais c’était prévisible.

“Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.”

Vous me demandez comment Salvini a-t-il fait pour connaître un tel succès ? La réponse est simple. Il tient un discours de « vérité » sur plusieurs questions qu’il met en relation. Donne-t-il des réponses adéquates ? La plupart du temps non. Il n’en demeure pas moins qu’il pointe du doigt les problèmes. Il ne faut pas croire que si Salvini n’exploitait pas ces problèmes, ceux-ci n’existeraient pas. En politique, il faut savoir aborder les défis et les problématiques. J’apporterais une réponse différente aux problèmes soulevés par Salvini. Regardez sur l’euro, par exemple : Salvini est le seul à dire la vérité. La zone euro impose aux pays les plus fragiles la déflation salariale et le chômage. Revendiquer la supériorité du droit constitutionnel italien sur le droit européen est une revendication légitime.

Tout en tenant ce discours, Salvini propose l’instauration d’une flat tax, ce qui est en contradiction totale avec le cœur même de la Constitution italienne. L’Italie se distingue en effet par la constitutionnalisation de la progressivité de l’impôt. C’est ce que l’on a appelé le constitutionnalisme social, c’est-à-dire l’idée que l’on doit redistribuer les ressources aux plus démunis en les prenant aux plus aisés. Sur ce point, le discours de Salvini présente une contradiction flagrante : il défend la Constitution italienne et défend une fiscalité en contradiction avec la dite Constitution. Salvini est un mélange de revendications d’autonomie politique, de souveraineté démocratique, et de libéralisme. Il défend l’idée que moins il y a d’impôts, mieux vont les choses. Cela le rapproche fortement de Berlusconi. Salvini incarne donc quelque chose d’étrange : il a d’un côté une forte sensibilité sociale, de l’autre une pulsion anti-étatiste. Il fusionne ces deux pôles, et cela fonctionne.

LVSL – Que pensez vous de l’alliance  entre la Ligue et le M5S ?

Nello Preterossi – Si ces deux forces incarnent une même volonté de changement, il y a tout de même des différences importantes entre ces deux formations. Le M5S hérite d’une partie significative de l’électorat de centre-gauche. Sa progression entre 2013 et 2018 est due au transfert de voix entre le PD et le M5S. Ce type d’électorat a des idéaux et poursuit des objectifs qui sont peu compatibles avec ceux de la Ligue sur certaines questions : la question migratoire, la question fiscale et la question européenne. Cet électorat reste marqué par l’européisme caractéristique d’une certaine gauche.

LVSL – Sur la question européenne, le M5S a changé de position assez radicalement [L’entretien a eu lieu avant la crise avec les institutions européennes et le président Mattarella]. Comment s’explique ce changement ?

Nello Preterossi – Personne ne sait s’il s’agit d’un changement réel ou de façade. Je pense qu’un choix tactique a été opéré pour rassurer certains pouvoirs ainsi qu’une partie de l’électorat. Le M5S a voulu donner l’image d’un parti neuf, modéré, et rassurant.

Dans le Sud en particulier, le M5S incarne une forme de nouvelle grande Démocratie Chrétienne [Parti politique centriste, qui a longtemps disputé au Parti Communiste l’hégémonie du champ politique italien dans les décennies d’après-guerre]. Dans ces régions, le M5S réalise des scores souvent supérieurs à 40%. Cela signifie que quelque chose a profondément changé dans la société. Le taux de chômage dont est victime le Sud n’est pas tenable dans une démocratie. Quelque chose peut se passer.

Le fait que des gens aient voté en masse pour casser l’ancien système politique italien est un symptôme de la crise que traverse la démocratie italienne. Le M5S revendique l’honnêteté. C’est un vieux thème, qui rappelle celui de la morale politique et institutionnelle évoquée par Enrico Berlinguer [leader du Parti Communiste italien jusqu’à la fin des années 70]. Je souhaiterais vous faire remarquer que le M5S attire autant les jeunes précarisés que les votes issus de la bourgeoisie. À titre d’exemple, le M5S a gagné à Chiaia, le quartier bourgeois de Naples.

“Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire.”

Dans le Sud, ce parti constitue une force transversale, inter-classiste et hégémonique. Évidemment, c’est une hégémonie qui pourrait aussi se dégonfler, car elle est laclauienne [d’Ernesto Laclau, théoricien avec Chantal Mouffe du populisme de gauche.] Le M5S est laclauien, sans le savoir.

LVSL – Dans quel sens le M5S est-il laclauien ?

Nello Preterossi – Si l’on analyse les bizarreries et particularités du M5S, on se rend compte que Beppe Grillo en a été la grande auctoritas, la grande autorité interne et externe, un patron vertical qui vous approche et vous parle. Sans Grillo, le M5S n’aurait rien fait. Avant de créer un mouvement politique, Grillo tenait un blog dans lequel il dénonçait les mesures prises par les gouvernements sociaux-démocrates. Il pense alors à se lancer en politique, et renouvelle sa carte au PD qu’il proposait de transformer. Ce geste a certes sa part de provocation. Il se rend ainsi compte qu’il n’y a aucun moyen de changer le PD de l’intérieur. Il sent la poussée contestataire qui monte au sein de la société italienne.

À la suite de cela surviennent la crise structurelle de 2008, l’austérité, et le gouvernement Monti : une autoroute s’ouvre pour le M5S. Grillo devient celui qui incarne ce sentiment anti-politique et cette opposition à la caste. Dans cette simplification populiste qui s’exprime à travers un leader, des revendications différentes s’articulent. Il parvient à regrouper de nombreuses demandes : prise en compte des questions sociales, moralisation de la vie politique, opposition à cette administration publique inefficace et aux coupes budgétaires. Le M5S structure ces demandes sur un mode égalitaire. Se développe l’idée d’une horizontalité, d’une égalité entre tous les citoyens et d’une disparition des corps intermédiaires. Évidemment, c’est irréalisable, mais cette idée de citoyens qui s’auto-organisent, se regroupent, bref l’idée d’une horizontalité structurée par un réseau, s’impose grâce au message de Grillo.

Il faut cependant noter la présence de la Casaleggio Associati [ndlr, le M5S appartient à une entreprise de marketting, la Casaleggio Associati, du nom de l’idéologue Roberto Casaleggio aujourd’hui décédé]. C’est sans doute le point le plus trouble du M5S, parce qu’il est difficile de savoir clairement qui prend les décisions, de quelle manière, d’où vient et comment est géré l’argent. On est face à une situation paradoxale : le M5S profite de la crise du néolibéralisme, et en même temps, croît à partir de la mentalité néolibérale et de l’individualisme croissant de la population. Le mouvement est un contrat notarié, derrière lequel se cache une société de communication privée. Di Maio parle de « contrat de gouvernement » et non « d’accord » car l’accord contient l’idée de compromis. Il laisse penser que le gouvernement pourrait être le résultat d’un vrai contrat en bonne et due forme comme ils sont faits entre agences, entre consommateurs et entre entreprises.

Il est naïf de penser qu’il suffit d’agir avec de bonnes intentions et d’être honnête. C’est important pour le salut de votre âme, mais sur le terrain politique, cela ne fonctionne pas de cette manière. Les gouvernants devront affronter une série de nœuds : les contraintes imposées depuis l’étranger, le poids des marchés internationaux, la libre circulation des capitaux, etc. Comment pourront-ils mettre en oeuvre toutes leurs promesses dans ces conditions ? Leur réponse n’est finalement pas si différente de celle de Renzi. Ils souhaitent pouvoir jouer sur les marges laissées par les traités pour mettre en place des réformes qui ne soient pas totalement incompatibles avec l’austérité. À ce titre, Renzi a introduit un surplus de pouvoir d’achat de 80 euros. Le M5S compte, lui, mettre en place un revenu de citoyenneté. Ce sera peut-être déjà trop pour les gouvernants européens.

Beppe Grillo, fondateur et figure tutélaire du Mouvement Cinq Etoiles ©Niccolò Caranti

Cependant, ce n’est pas suffisant pour l’Italie : le pays a besoin d’investissements publics pour créer des emplois, d’une réduction des impôts sur le travail, de politiques contre la pauvreté, d’un revenu d’inclusion sérieusement financé, voire d’un revenu de citoyenneté conçu comme un instrument d’intégration et non de substitution à l’économie du travail. Combien tout cela coûte-t-il ? Au moins 5-6% du PIB soit entre 60 et 80 milliards d’euros. C’est un argent que nous n’avons pas. J’ajoute qu’il ne faut pas compter sur une reprise de la croissance. On ne pourra donc pas améliorer les conditions de vie des gens en jouant simplement sur les petites marges de manoeuvre que nous laisserait le carcan de l’austérité.

“Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire.”

Ce qui est extraordinaire, c’est que l’on a l’impression qu’en Italie, tout le monde pense avoir la recette pour tirer le meilleur parti des règles d’austérité budgétaire. Une fraction du M5S sait que cela n’est pas possible et tente donc de poser le problème de la zone euro. Toutefois, elle refuse de le faire clairement et explicitement. Les dirigeants du M5S ne veulent pas avoir l’air de ceux qui violent les pactes sans arrêt. Au fond d’eux-mêmes, ils savent peut-être que les réformes qu’ils prônent les mettront tôt ou tard au pied du mur ; ou alors ils sont inconscients, et croient vraiment pouvoir gouverner mieux dans le cadre de l’austérité européenne. Je crains que la deuxième analyse ne soit correcte concernant Luigi di Maio et ceux qui l’entourent. Les bruits courent que le M5S serait scindé entre Di Maio et Casaleggio d’un côté, Di Battista, Fico et Grillo de l’autre.

Une chose est sûre : depuis qu’ils sont aux portes du pouvoir, ils pensent qu’il faut envoyer un message rassurant. Pour cela, ils adoptent une posture pro-européenne et atlantique, comme s’ils voulaient souligner qu’il est nécessaire de faire un pacte avec les puissants.

Pour être honnête, le fait qu’ils aient choisi Giacinto della Cananea (juriste de grande valeur qui incarne l’establishment italien) pour présider un comité destiné à vérifier la compatibilité du programme du M5S avec ceux des autres partis, me fait penser qu’ils sont très disposés à s’institutionnaliser. C’est partiellement inévitable. La réalité reste la suivante : s’ils perdent leur énergie politique, le dynamisme que l’approbation du peuple leur a donné, cette approbation populaire disparaîtra.

De ce point de vue, Salvini semble tenir un discours plus constant. Il suffit de penser aux positions qu’il tient sur la Syrie, sur l’alliance atlantique, et même sur l’Europe. Quand il dit à Mattarella [le Président italien] que la Lega respectera les accords par lesquels l’Italie est engagée, mais pas au point d’aller à l’encontre du bien-être des Italiens, il pose une limite. Je ne fais pas l’éloge de Salvini. Je pointe du doigt le fait que certains problèmes devront être traités. J’espère qu’ils ne le seront pas par Salvini.

Il n’en demeure pas moins qu’il faudra dire la vérité sur la zone euro, et sur la mondialisation. Cette dernière provoque une crise de la démocratie et de la société italienne. Est-il possible de réformer la mondialisation ? Pour le faire, il faudrait reconquérir l’autonomie de l’Etat et notre souveraineté démocratique. À cette fin, il faut mener à bien une critique de la mondialisation et de l’européisme. Transformer l’euro en fétiche, en divinité, c’est faire le jeu des forces de droite. Si on le fait, on crée un grand vide politique, qui doit nécessairement être occupé par quelqu’un d’autre. En Italie, c’est la Lega qui est susceptible de le faire. Ailleurs en Europe, ce sont d’autres mouvements de droite identitaire qui prospèrent sur la désignation de bouc-émissaires. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas une belle perspective.

LVSL – Dans quelle mesure peut-on rapprocher le M5S d’autres mouvements politiques, comme la France Insoumise ou Podemos ?

N.P – Du point de vue du contenu, des idéaux et du profil identitaire, on peut, dans une certaine mesure, rapprocher le M5S de la France Insoumise et de Podemos. Des similarités avec Podemos son observables dans l’organisation. Ces deux forces sont muées par l’idée d’auto-organisation, d’horizontalité, et de société civile. Mélenchon et Podemos tentent de se situer au-delà du clivage gauche-droite. C’est la même chose pour le M5S, qui est encore plus transversal et post-idéologique que ces mouvements. Le M5S occupe l’espace qui, ailleurs, est occupé par des partis populistes laclauiens.

La théorie de Laclau – que les dirigeants du M5S ne connaissent pas – a beaucoup de défauts mais a le mérite de fonctionner. Elle décrit la forme populiste que prend actuellement la politique. Elle pose une frontière politique [Ndlr, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont théorisé le populisme comme une opération conflictuelle qui vise à créer une frontière politique entre un “eux” et un “nous”]. Le M5S définit cette frontière. Il occupe cet espace. Il paraît donc difficile qu’un autre mouvement populiste laclauien puisse émerger. Il n’est pas dit qu’il ne puisse pas naître dans un futur proche, si le M5S entre en crise.

Reste qu’actuellement, le M5S obéit à la logique laclauienne. Il incarne la logique du signifiant vide [Ndlr, chez Laclau, les signifiants vides sont des mots et des symboles consensuels dans la société que l’on charge politiquement pour assoir son hégémonie sur le champ politique]. J’ajouterais qu’un signifiant ne peut pas être complètement vide. Ernesto Laclau le disait aussi. Le signifiant vide, si on suit les théories reprises de Lacan, est vide fonctionnellement, c’est-à-dire qu’il fonctionne parce qu’il est vide. Politiquement, cependant, il ne peut pas être réellement vide. Des contenus politiques remplissent le signifiant vide. A mon avis, il est bon qu’il en soit ainsi, parce que la différence entre un mouvement et un autre est constituée par les contenus dont ils sont chargés.

Si nous prenons au sérieux la question de l’hégémonie gramscienne, le contenu doit entrer en jeu. On ne peut pas dire que le signifiant vide est suffisant, parce qu’à la fin il devient une réalité purement rhétorique. C’est l’une des limites de Laclau. C’est sa force et sa limite. Ce que contient le signifiant est important, car on ne peut conquérir l’hégémonie que si on parvient à répondre à des questions réelles, à travers un programme politique qui ne peut être simplement rhétorique. Il doit représenter des intérêts matériels. Sinon, un mot en vaut un autre. Le populisme, qui épouse la forme du conflit qui traverse les sociétés contemporaines, peut-il en être la solution ? En tant que lecteur de Gramsci, je l’espère. Un populisme de gauche doit néanmoins être chargé de contenu pour qu’il soit identifié comme étant de gauche.

Le logiciel du M5S est très simpliste. Cependant, les pulsions qu’il accueille sont des pulsions sociales. Prenons l’exemple du revenu de citoyenneté. C’est devenu un instrument très efficace de lutte politique. C’est un symbole. Cela est du au fait que, depuis une décennie, la population a été totalement laissée à elle-même alors que sa situation sociale se dégrade. Le M5S, instinctivement ou peut-être avec une astucieuse stratégie de communication derrière, a produit des propositions qui tirent leur force de leur simplicité. Le M5S parvient à articuler plusieurs demandes, sur un mode laclauien. Imaginez si la gauche historique avait réalisé cette opération, si elle s’était détournée de ce récit selon lequel tout va bien. Elle aurait du abandonner depuis longtemps ce récit qui a servi à faire passer la précarité, la flexibilité, les politiques anti-sociales et anti-populaires. Les héritiers de ce récit sont devenus partie intégrante de l’establishment. Le PD est le parti de l’establishment. Résultat : la proportion de la société qui les soutient représente à peine un quart de la population au lieu de deux tiers auparavant.

Je trouve singulière la prolifération d’écrits contre la démocratie : on lui reproche de porter au pouvoir des gens qui manquent de compétence. Dès que le peuple ne vote pas pour l’establishment, il devient “la masse”. Or sans le peuple rien ne se fait : entre le monarque de droit divin et le peuple, il faut choisir. Le peuple est une pluralité qu’il faut ramener à l’unité d’une façon ou d’une autre. S’en prendre à l’électorat, en répétant que les électeurs “ne nous ont pas compris” est la chose la plus stupide qui soit : non, c’est vous qui vous êtes mal exprimés. Ou alors ils ont très bien compris que vous avez fait le Jobs Act [Ndlr, une loi votée sous un gouvernement dirigé par le Parti Démocrate, qui flexibilise considérablement les conditions de travail des Italiens], et que vous avez soutenu le gouvernement Monti. Que les choses soient claires : Renzi n’est pas un novateur. Il est le chant du cygne noir. Il incarne la soumission au néolibéralisme. C’est un Tony Blair rance, et de petite qualité.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Francesco Scandaglini et traduit par Florine Catella.

La Lega italienne, laboratoire politique de la droite d’après ?

L’annonce est tombée : Matteo Salvini, l’enfant terrible de la politique italienne, cousin transalpin de Marine Le Pen et Luigi Di Maio, patron du Mouvement 5 étoiles, viennent de terminer les négociations en vue de la formation d’un gouvernement de coalition en Italie. Qui est donc ce populiste à la barbe négligée et aux accents féroces qui agite tous les gouvernement européens ? Jadis axée sur la dénonciation des Italiens méridionaux, la stratégie de la Lega s’articule désormais autour de l’incarnation d’une droite identitaire et xénophobe, et d’une large union des droites et extrêmes-droites italiennes. Cette stratégie lui a permis de faire passer son parti d’un maigre score de 4% en 2013 à une position de leader d’un bloc alliant droites et extrême-droites. Au sein de ce bloc qui a réuni 37% des voix aux dernières élections, la Lega représente 18%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de s’en inspirer pour imposer à la France un funeste bloc réactionnaire, capable de prendre la tête de l’Etat comme c’est déjà le cas en Autriche et dans toute l’Europe de l’Est. 


C’est fait ! Le gouvernement italien est formé. Giuseppe Conte, un professeur de droit très lisse, en prendra la tête. Ce n’est pas officiel mais la presse italienne annonce que Luigi Di Maio et le Mouvement 5 étoiles prendraient le contrôle d’un grand ministère du travail pour mettre en place leur “revenu citoyenneté” d’un montant de 780 euros, Quant à Matteo Salvini, il devrait prendre la tête du ministère de l’Intérieur pour mener sa politique de répression à l’égard des migrants.

Outre la lutte contre l’immigration et le revenu de citoyenneté, cet accord prévoit  de renégocier le pacte budgétaire européen. Matteo Salvini et Luigi Di Maio prévoient également la mise en place de deux taux de flat tax à 15 et 20%. Ils promettent également de nationaliser les régies d’approvisionnement en eau, de développer l’agriculture biologique, de relancer les investissements dans les infrastructures publiques, de corriger la Loi Fornero, réforme très défavorable aux retraités et de fonder une nouvelle banque publique d’investissements. Les prochains mois nous diront probablement s’ils confirment cette orientation eurosceptique. En attendant, il s’agît pour nous de comprendre le tour de force opéré par Matteo Salvini car il pourrait malheureusement inspirer les droites et extrême-droites françaises.

L’Italie est notre passé, elle pourrait bientôt être notre avenir

«En politique, les Italiens furent nos maîtres» aime à rappeler Eric Zemmour. «De Machiavel à Mazarin, nos rois ont appliqué à la lettre leurs préceptes pour la plus grande gloire du Royaume de France. Au XXème siècle, l’Italie fut le laboratoire politique de toute l’Europe : ils ont inventé le fascisme dans les années 1920, la révolte des juges dans les années 1980, et le populisme anti-parti dans les années 1990» poursuit le polémiste réactionnaire dans une récente chronique sur RTL. On pourrait y ajouter le parti communiste italien qui a porté autant la régénération de la pensée marxiste sous la plume de Gramsci que l’euro-communisme par la voie d’Enrico Berlinguer. Le Berlusconisme est lui un signe avant-coureur, s’il en est, du Sarkozysme. Quant au Mouvement Cinq Etoiles, il est la version la plus pure du populisme, nouvelle vague qui abreuve la politique européenne.

Si la Lega obsède tant le prophète d’un nouveau bloc réactionnaire français, c’est qu’elle porte en elle les germes de cette « droite d’après » que Patrick Buisson appelle de ses vœux. Maniant la méthode populiste pour sortir de son carcan régionaliste, la Lega est parvenue à rallier à sa cause des masses d’électeurs italiens, y compris dans les régions historiquement sociale-démocrates ou démocrates-chrétiennes modérées comme le Friuli-Venezia-Giulia, où elle vient de mettre au tapis tous ses adversaires, à l’occasion d’une élection régionale. Pour passer d’un score de 4% en 2013 à un score qui avoisine les 18% en 2018, la Lega a ainsi opéré un tournant stratégique, et troqué le régionalisme anti-méridional contre un populisme réactionnaire à forte connotation xénophobe tout en ciblant l’Union Européenne. Surtout, la Lega est parvenue à réaliser « l’union des droites » si chère à Eric Zemmour, Patrick Buisson et autres Robert Ménard, ce qui la place ainsi en position de gouverner l’Italie. Elle a même réalisé le fameux « sorpasso », en coiffant au poteau la droite traditionnelle menée par l’éternel Silvio Berlusconi. Le Cavaliere est resté planté en dessous de la barre des 15%. Fascinée depuis longtemps par l’Italie, l’extrême-droite française pourrait être tentée de suivre la voie de son alter-ego transalpine pour constituer un bloc réactionnaire. Celui-ci unifierait 40% du corps électoral français et serait à même de former une coalition pour gouverner le pays, comme c’est le cas en Autriche.

Aux origines de la Lega, le mythe de l’indépendance de la Padanie

Créé en 1989 par Umberto Bossi, la Ligue du Nord est d’abord un rassemblement de ligues régionalistes, vénètes et lombardes. Son imaginaire se construit alors autour d’une utopique indépendance de la Padanie, région fantasmée, jamais clairement définie, bien qu’on la délimite en général par la plaine du Pô. Elle stigmatise alors « Roma Ladrona » (Rome la voleuse), et traite les Italiens méridionaux de « terroni » (cul-terreux). Selon les fondateurs de la Ligue, les riches régions vénètes et lombardes, plus européennes que méridionales, plus proches de Zurich que de Rome, sont malades de se traîner le boulet du Mezzogiorno italien.

« Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent » chantait encore Matteo Salvini lors d’une fête de son parti en 2009.

Après l’opération Mains propres en 1992, une série d’enquêtes judiciaires qui a mis au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli, les Italiens balayent la quasi-totalité de leur classe politique. La Ligue du Nord capitalise alors sur le rejet de la caste politique et sur une stigmatisation des Italiens du Sud dont la traduction politique réside dans un autonomisme fiscal à tendance poujadiste. Le Midi italien est ainsi caricaturé en amas de feignants qui profitent des transferts sociaux venus des impôts vénètes et lombards, des transferts au demeurant captés par le règne de la Mafia et de la corruption. On retrouve d’ailleurs des restes de ce mépris à l’égard des Italiens méridionaux dans des paroles chantées par Matteo Salvini lors d’une soirée de ce qui était encore la Lega Nord en 2009 : « Sens comment ça pue ! Même les chiens s’enfuient, les Napolitains arrivent. » Son électorat comprend alors une forte composante populaire. 

Matteo Salvini opère la transformation de la Ligue du Nord en Lega italienne

Quand il arrive à la tête de la Lega en 2013, Matteo Salvini se trouve face à un champ de ruines. Loin de la barre des 10% qu’elle dépassait régulièrement dans les années 1990, la Lega est tombée à 4% lors des élections législatives de 2013. Umberto Bossi et son trésorier ont du se retirer de la direction du parti, dans un contexte d’accusations de détournements de fonds. Le jeune Salvini opère alors un changement radical de stratégie. Il le résume en une phrase : « Si nous marchions avec orgueil le long du Pô il y a quinze ans, aujourd’hui nous devons combattre l’extermination économique de l’Italie. Cette urgence est une question nationale ». Matteo Salvini entend ainsi mettre à distance, sans l’effacer totalement, le folklore régionaliste de son parti pour incarner la révolte du peuple italien.

« Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce », résume Matteo Salvini.

L’ennemi a changé : on ne stigmatise pas tant le terroni feignant et assisté que « l’invasion migratoire » qui frapperait l’Italie. Quant à la voleuse, elle s’est déplacée de Rome à Bruxelles. En octobre 2015, Matteo Salvini réunit ainsi 100 000 manifestants à Milan contre « l’invasion des clandestins. » Il demandait entre autres l’abrogation des accords de Schengen. La Lega a ainsi prévu d’expulser 600 000 clandestins en une mandature. Comme Marine Le Pen, Matteo Salvini s’appuie sur le rejet de l’Union européenne pour incarner la révolte du peuple italien contre Bruxelles : « Bruxelles nous massacre avec l’euro et ses règles absurdes. L’immigration est désormais une invasion planifiée et le fisc nous tue tous, des commerçants aux artisans, des employés aux retraités, et cela à Brescia comme à Lecce » explique-t-il dans des propos cités par Libération.  Il multiplie alors les actions coup de poing pour incarner ce Poujade à l’italienne : violent à l’égard de l’immigration, méfiant à l’égard de Bruxelles. On se souvient de ses visites impromptues dans des camps de nomades ou la récolte de signatures pour des référendums d’initiative populaire sur la sortie de l’Italie de l’euro, monnaie considérée comme « un crime contre l’humanité ».

Matteo Salvini emploie les mots qui tonnent et les formules qui claquent pour incarner le nouveau bloc nationaliste en naissance en Italie : « J’ai tout entendu : je suis un criminel, un raciste, un fasciste. Je fais peur à une petite fille de 7 ans (dont la mère adoptive a raconté qu’elle avait peur d’être renvoyée en Afrique). Elle ne doit pas avoir peur. Ce sont les trafiquants de drogue nigérians qui doivent avoir très peur de Salvini », a-t-il lancé en fin de campagne, rapporte Libération. Renouant avec les origines populaires de la Lega, il arrive à parler à l’électorat social-démocrate de l’Emilie-Romagne (habituel bastion communiste qui a accordé 20% de ses suffrages à la Lega lors des dernières élections régionales). Il a tiré une capacité à s’adresser aux secteurs populaires de ses jeunes années où il défendait un centre social en passe d’être expulsé à Milan et au cours desquelles il dirigeait les communistes padaniens. Pour séduire les électeurs Italiens, Matteo Salvini tente de personnifier la figure du père de famille : entreprenant, homme du commun pétri de défauts, de bon sens et de bonne volonté. Son poujadisme fiscal et ses régulières saillies contre la bureaucratie lui permettent également de rafler les voix des petits patrons, artisans et commerçants, et dépouille ainsi Berlusconi d’une partie de son électorat. 

Matteo Salvini se distingue également par des expéditions un peu plus baroques avec des visites à Moscou et Pyongyang. Pour Salvini, la Russie est « un rempart contre la mondialisation, l’islamisme et le pouvoir des Etats-Unis ». Il justifie ainsi sa visite à Moscou :  « Je n’y vais pas pour chercher de l’argent mais pour aider les entreprises italiennes exportatrices qui souffrent d’un embargo inepte. » Cette activité de « défense des intérêts » de l’Italie, le mène jusqu’en Corée du Nord avec des producteurs de pommes de Lombardie. A chaque fois, il est revenu enchanté de ses séjours en vantant « la tranquillité » et « la sécurité » de Moscou et de Pyongyang.

Dès 2014, Matteo Salvini a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux.

Cette nationalisation de la Ligue du Nord passe également par une attention particulière portée aux électeurs du Sud de l’Italie. Le Nord de la « Lega Nord » a été abandonné. Seule relique du passé : la figure d’Alberto da Giussano, un héros médiéval légendaire. On attribue à ce dernier d’avoir victorieusement défendu le Carroccio de la Ligue lombarde contre l’armée impériale germanique de Frédéric Barberousse. Sa silhouette s’affiche encore sur le logo de la Lega. Pour le reste, la Ligue communique surtout sur des slogans comme « Salvini Premier Ministre » et « Les Italiens d’abord ». Dès 2014, ce dernier a d’ailleurs créé « Noi con Salvini », une organisation dédiée à la conquête des cœurs méridionaux. Lors de ses meetings en Calabre, dans le Sud de l’Italie, il martèle ses thèmes  : l’immigration africaine, ces gens venus de ces pays « qui nous envoient leurs produits agricoles et leurs migrants », et l’insécurité. Il avance également des thèmes inhabituels pour un leader leghiste, notamment le développement des infrastructures de santé au Sud, ou la continuité territoriale que l’Etat doit assurer pour les îles (Sicile et Sardaigne), mais aussi pour les zones enclavées de la péninsule.

Il est désormais loin le temps où Salvini rejetait le drapeau Italien, ne ratait jamais une occasion de s’afficher avec un t-shirt « Padania is not Italy », ou soutenait la France à l’euro 2000 et l’Allemagne à la coupe du monde 2006. A l’époque, il tenait encore une émission sur radio Padania intitulée « Ne jamais dire l’Italie » .

Le Grand retour de la question méridionale

« Maintenant que l’Italie est faite, il faut faire les Italiens »  s’exclamait l’ancien président du conseil piémontais Massimiliano d’Azeglio après l’unification définitive de l’Italie. A en juger par les résultats des dernières législatives italiennes, la fracture Nord-Sud n’est toujours pas résorbée en Italie. Le pays est morcelé entre un Mouvement 5 étoiles aux scores mirifiques dans le Mezzogiorno italien et une Lega qui domine le Nord industriel. Quand le Mouvement 5 étoiles réalise 52% des voix à Naples et 48% des voix en Sicile, la Lega reste, elle,  cantonnée à 3 et 5 % dans ces deux zones. Bien que Matteo Salvini ait conquis près d’un million de voix au Sud, l’opération de « padanisation » du Mezzogiorno est loin d’être un succès. Malgré ses prétentions, la Ligue reste une Ligue du Nord. Elle domine notamment dans le Frioul Vénétie-julienne, en Lombardie ou encore en Ligurie. Cependant, il est vrai que la Lega a fortement progressé dans le centre du pays.

Carte du vote par parti arrivé en tête au niveau régional.

La question méridionale préoccupait déjà fortement Gramsci dans les années 1920-1930. On retrouve de nombreuses réflexions sur ce sujet dans Quelques thèmes de la question méridionale et dans les Cahiers de Prison. Dans Alcuni temi della questione meridionale, le Sarde écrit ceci : « On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l’Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c’est leur nature ; si le Midi est arriéré, la faute n’en incombe ni au système capitaliste, ni à n’importe quelle autre cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux, incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par l’explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires palmiers qui se dressent dans un stérile et aride désert. »

L’intellectuel communiste regrette alors que contrairement à la France, l’Italie n’ait pas connu d’élite jacobine capable d’abandonner une partie de ses intérêts matériels immédiats pour unifier l’Italie dans une construction nationale-populaire. Pour Gramsci, le jacobinisme français a réussi à incorporer les demandes du Paris populaire constitué d’artisans et celles des masses paysannes françaises pour les rallier et constituer un bloc historique capable de balayer la société d’ancien régime et l’aristocratie qui la dirigeait. La bourgeoisie jacobine est ainsi parvenue à remplacer l’aristocratie et le clergé comme classes dirigeantes et dominantes

. Au contraire, le Risorgimento italien est une révolution passive, une sorte de révolution sans révolution. La bourgeoisie septentrionale a pris le pouvoir sans agréger les masses paysannes du Sud et les ouvriers du Nord à un quelconque processus d’intégration nationale. Le transformisme, opération de rapprochement programmatique entre la gauche et la droite italienne, opère alors un lent processus moléculaire d’agrégation d’un ensemble de clans pour permettre à la bourgeoisie industrielle du nord de l’Italie de garder la main sur le pays. Gramsci revient sur les alliances produites par la bourgeoisie septentrionale pour se maintenir au pouvoir : une alliance capital-travail avec les ouvriers du Nord sous l’égide de Giolitti au début du XXème siècle puis une alliance avec les catholiques du centre de l’Italie. Quoiqu’il en soit, aucune élite ne fait scission pour balayer la société d’ancien régime comme en France. Gramsci appelle donc le prolétariat à constituer cette sorte d’avant-garde, capable d’incorporer les demandes des masses paysannes pour rompre le bloc méridional et prendre le pouvoir dans le pays.

« Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales »

Chez Gramsci, le bloc méridional est cet amas qui lie les paysans souvent révoltés mais jamais organisés et ces propriétaires terriens qui contrôlent les latifundia, tout en restant assez détachés de leurs terres pour ne pas se préoccuper de l’amélioration de la productivité de ces terres. On trouve là le nœud de la question méridionale. Pour Gramsci, le prolétariat du Nord industriel de l’Italie doit être la classe montante qui va briser l’unité du bloc méridional pour parvenir à rompre l’illusion d’une sorte de nation méridionale et attacher les masses paysannes du Sud à un bloc historique constitué avec le prolétariat du Nord de l’Italie afin de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Le prolétariat doit alors être cette classe muée par un esprit de scission qui, comme le jacobinisme français, parviendra à intégrer l’ensemble de la société italienne dans un processus national-populaire pour balayer les miasmes de la société d’Ancien régime.

Si les structures de la société italienne sont tout à fait différentes aujourd’hui, la question méridionale reste posée. Les disparités entre Nord et Sud ne se sont résorbées que partiellement lors des trente glorieuses pour s’accroître de nouveau à partir des années 1970. Le PIB par habitant dans le Nord de la péninsule équivaut à celui de l’Allemagne, alors que celui enregistré dans le Mezzogiorno est identique à celui du Portugal. Quant au taux de chômage, il est de près de 20 % en moyenne dans les régions méridionales, contre 8 % environ dans les régions septentrionales. Dans son rapport annuel, la Svimez (association pour le développement industriel du Mezzogiorno) révèle qu’entre 2000 et 2014, le PIB du sud de la péninsule n’a augmenté que de 13 %. Sur la même période, il a cru de 24 % en Grèce et de 37 % en moyenne dans la zone euro.

La Lega italienne, préfiguration d’une union des droites françaises ?

Si la Lega doit nous intéresser sur le plan analytique, c’est qu’elle pourrait préfigurer une lame de fond dans l’évolution des droites et extrême-droites européennes. Un nouveau bloc réactionnaire, capable de gouverner de nombreux pays, pourrait se constituer en marchant sur les deux jambes de la Lega : l’union des droites, et une “politique de civilisation” pour employer le terme cher à Patrick Buisson, homme central dans la reconfiguration à venir au sein des droites et extrême-droites françaises.

Matteo Salvini, en compagnie de Marine Le Pen, Gerolf Annemans (Vlams Belang belge), Geert Wilders (PVV néerlandais) et Harald Vilimsky (FPÖ autrichien). ©Euractiv.com

Au lendemain de l’opération Mains propres en 1992, la quasi-totalité de la classe politique italienne est balayée. Le vieux balancement entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italienne s’effondre. Émerge alors une bizarrerie politique, le berlusconisme, qui si l’on veut bien s’en souvenir, préfigure l’émergence du sarkozysme en France. C’est dans ce champ de ruines que va se construire l’unité de la destra italienne. Quelques unes des ses figures politiques préparent alors le terrain pour faire émerger un nouveau bloc des droites, enfin réunifié et cimenté par l’anti-communisme. Forza Italia parvient ainsi à engager le dialogue avec les restes du MSI incarné par Gianfranco Fini et Alessandra Mussolini, et la Ligue au Nord. Au Nord, se constitue l’alliance électorale Lega-Forza Italia avec la formation du Polo delle Liberta, et au Sud, le MSI et Forza Italia s’allient au sein du Polo del Buon Governo.

« La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire capable de prendre en main l’Etat. »

Cette coalition se fracture dix-huit mois plus tard, mais une rupture est opérée. Une grande coalition allant du néo-fascisme italien au libéralisme berlusconien, en passant par le régionalisme xénophobe de la Lega n’est plus quelque chose de totalement incongru.

La force de Salvini est d’incarner le pôle le plus dynamique de cette destra et de cimenter son logiciel idéologique. Le populisme anti-juges à forte tendance anti-communiste et libéral du berlusconisme est désormais dépassé par une critique réactionnaire de l’ordre néolibéral. Elle a notamment été théorisée par l’ancien ministre de l’économie Giulio Tremonti dans La paura e la speranza. Face au tout marché et aux désordres que provoque la globalisation, il propose d’en revenir à certaines valeurs cardinales : la famille, l’identité, l’autorité, l’ordre, la responsabilité et le fédéralisme. Ces valeurs font écho à la « politique de civilisation » défendue par Patrick Buisson en France ou au combat pour « l’identité nationale » d’Eric Zemmour. La Lega devient ce parti xénophobe, fer de lance de la lutte contre l’Islam et pour la défense des identités multiples (locales, régionales, nationales, et européennes) de l’Italie. Elle tente d’incarner la révolte du peuple italien contre l’Union européenne, la corruption, le déclin économique et la bureaucratie. Elle marche sur les deux jambes de l’extrême-droite : un identitarisme ethnique et anti-musulman, et un poujadisme anti-Etat et anti-impôts qui permet de rallier un électorat populaire et conservateur sans effrayer la petite bourgeoisie en crainte de déclassement, tare que subit encore le Front National. 

A ce titre, elle inspire fortement les partisans de l’Union des droites en France. La droite ne se structure plus par son adhésion au néolibéralisme ni par un étatisme philippotien mais bien par un retour aux valeurs traditionnelles, à un césarisme autoritaire et à un identitarisme poujadiste et xénophobe. Elle offre la possibilité de constituer un bloc réactionnaire qui s’estime capable de répondre aux désordres de la mondialisations. Une issue qui doit inquiéter tout le mouvement progressiste français tant la constitution d’un tel bloc rendrait la droite et l’extrême-droite françaises capables de s’emparer du pouvoir, et d’imposer une séquence politique réactionnaire à la France et à l’Europe. 

Crédits photos :

Matteo Salvini en 2017 au Parlement Européen. ©European Parliament

Sources : 

http://www.slate.fr/story/159385/matteo-salvini-avenir-droites-europeennes

http://www.lemonde.fr/politique/article/2014/11/28/matteo-salvini-le-cousin-italien-de-marine-le-pen_4531059_823448.html

http://www.lemonde.fr/decryptages/article/2018/02/23/les-deux-italie-de-matteo-salvini_5261709_1668393.html

https://www.lesinrocks.com/2018/03/11/actualite/qui-est-matteo-salvini-lhomme-qui-fait-renaitre-lextreme-droite-italienne-111055859/

http://www.liberation.fr/planete/2015/01/28/matteo-salvini-le-le-pen-du-po-a-la-conquete-de-l-italie_1190709

L’Italie est condamnée au déclin – Frédéric Farah

©Francesco Pierantoni

Les Italiens sont convoqués aux urnes ce dimanche, après une longue et étrange période qui a vu se succéder des gouvernements sans réelle légitimité populaire. Ces gouvernements, de celui de Mario Monti en 2011 jusqu’au dernier en date dirigé par Paolo Gentiloni, ont pourtant poursuivi la transformation économique et sociale du pays à marche forcée : réformes des retraites, du marché du travail, des marchés des biens et services, ou encore de l’organisation territoriale. Par Frédéric Farah.

Cependant, aucun nouveau « miracle italien » n’est venu se présenter. Pire, le pays peine à quitter les terres de la croissance atone et ne parvient pas à échapper aux nombreux périls qui le guettent : crise bancaire de vaste ampleur, fleurons industriels nationaux rachetés par des concurrents étrangers, un chômage de masse, et, plus inquiétant encore, le départ des forces vives du pays.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne dont la nature est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et qui est le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les commentateurs, qu’il s’agisse des journalistes ou des économistes, expliquent ce marasme en mettant en avant des facteurs essentiellement nationaux :  une dette sans précédent, une corruption endémique, un vieillissement de la population, un écart Nord/Sud plus flagrant que jamais, et une productivité en berne. Ces arguments, s’ils ne sont pas sans pertinence, font la part trop belle aux facteurs endogènes propres à l’Italie. À l’heure de l’intégration européenne, l’explication du marasme à l’aune du seul prisme national relève de l’aveuglement.

Le destin économique et social de l’Italie ne peut s’expliquer sans tenir compte des choix européens portés par les différentes majorités gouvernementales au cours de ces trois dernières décennies. Ce choix dans l’analyse permet de dresser des parallèles avec la promotion de la désinflation compétitive par la France à partir de mars 1983. La France et l’Italie ont défendu cette option avec fermeté pendant plus de deux décennies.

Les faiblesses de l’économie italienne depuis plus de trois décennies permettent de jeter une lumière sur une construction européenne  dont  la  nature  est profondément déflationniste [ndlr, qui favorise la baisse des prix], et le théâtre d’une véritable offensive du capital à l’encontre du travail.

Les choix européens de l’Italie : l’UE comme contrainte extérieure à vocation disciplinaire

Pour l’Italie, les années 1969-1982 sont des années de tensions politiques et sociales renforcées par les conséquences des chocs pétroliers. Elles ont enrayé le cercle vertueux des années antérieures, qui avaient vu la compétitivité italienne s’améliorer puisque la part de l’Italie dans le marché mondial était passée de 2% en 1951 à 4% en 1970. Le taux de croissance annuel moyen s’était établi à 5,3% entre 1951 et 1958, mais avait connu une décélération entre 1958 et 1967 pour s’établir en moyenne annuelle à 3,6%.

Romano Prodi, le président du Conseil Italien qui incarne l’entrée de l’Italie dans l’euro. ©Francesco Pierantoni

Après ses années de prospérité économique, dans les années 70, l’Italie se retrouve dans une spirale inflation-dépréciation, et sous l’impulsion de la Banque d’Italie, le choix européen apparaît alors comme un moyen d’infléchir cette direction et de procéder aux ajustements nécessaires. L’Italie comme la France – et l’ouest du continent en général, du reste – s’apprêtent à emboîter le chemin de la désinflation compétitive dont les trois piliers sont connus : austérité salariale, austérité budgétaire et monnaie forte. Toutes les nations ne l’ont pas mise en œuvre avec la même rapidité.

C’est l’adhésion de l’Italie au système monétaire européen en 1979 qui marque le premier temps de la reprise en main de l’outil monétaire par la banque centrale italienne. La lire continue sa dépréciation, mais la progression des salaires est contenue et les marges des entreprises connaissent un redressement.

Néanmoins, afin de maintenir une activité dynamique, les Italiens ne restreignent pas leurs dépenses publiques, et ce au prix d’un endettement massif. D’autant plus que, depuis 1981, le trésor italien et la banque d’Italie sont séparés. Le rachat de la dette par la banque centrale est alors impossible.

Dans ce cadre, la politique budgétaire devient impossible en raison d’un véritable effet « boule de neige ». D’une part, la croissance se tasse et de l’autre, les taux d’intérêts s’envolent. La charge réelle de la dette devient plus lourde et le ratio d’endettement dépasse les 100% en 1991.

Le traité de Maastricht finit de resserrer le garrot sur l’économie italienne

Le traité de Maastricht représente l’acte II de la réorientation de la politique italienne. À ce moment-là, l’Italie ne peut plus adapter le taux de la lire à la réalité de la compétitivité de l’économie italienne. Le traité de Maastricht contribue à la détérioration de la compétitivité italienne. Cette surévaluation de la lire est à l’origine de la crise spéculative de 1992. L’Italie y a répondu sous la houlette du gouvernement technique de G. Amato en réduisant de moitié les déficits publics. De grandes réformes sont alors menées dans la politique sociale et le système de retraites publiques. Seule la dévaluation de la lire limite l’effet récessif de pareils choix économiques. Ces années 1990 voient l’affirmation de gouvernements techniques préfigurant ceux à venir, comme celui de Mario Monti en 2011.

La marche vers l’euro initie pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays – des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Là encore, cette politique est très coûteuse en matière d’emplois et de croissance. Puisque l’Italie entre dans l’euro avec une monnaie surévaluée, elle est obligée de mener une politique de rigueur qui affaiblit durablement ses performances, avec une croissance annuelle qui passe rarement au-delà de la barre des 1%.

Ce parcours nous révèle le rôle joué par la contrainte extérieure, véritable instrument disciplinaire qui est censé ramener à la raison économique les nations et les peuples européens trop dépensiers.

Ici, la définition de l’austérité proposée par la juriste italienne Clara Mattei nous semble pertinente, même si elle s’applique au départ au contexte des lendemains de la Première Guerre mondiale. « L’austérité comme message moral, économique et technocratique par lequel les experts visent à éduquer et à civiliser une société civile en proie à l’agitation aux lendemains de la guerre. » [2]

La marche vers l’euro constitue pour l’Italie – comme pour bon nombre de pays  des années d’austérité, et le gouvernement de Romano Prodi va jusqu’à faire naître un impôt sur l’Europe pour rendre possible l’adoption de la monnaie unique.

Si l’on pouvait modifier cette définition à la marge, nous dirions qu’elle vise à éduquer des sociétés européennes dont les demandes de démocratie sociale ont pu apparaître excessives à certaines élites publiques et privées durant les années 1970.

La contrainte extérieure conduit non seulement à l’austérité, mais aussi à une véritable paralysie des instruments de la politique économique. Une situation on ne peut plus dommageable pour l’économie italienne.

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste M. Anota sur son blog : « Dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. »

En effet, l’Italie est désormais dépourvue d’instruments macro-économiques à même de soutenir sa demande intérieure. Les relais européens ne sont pas non plus au rendez-vous en matière de stratégie de croissance. L’atonie de la demande semble être alors durable et les stratégies du tout export ne peuvent compenser pareille faiblesse.

Des études économiques diverses révèlent combien ce choix européen a été dommageable. Une note de l’OFCE le souligne en 2008, à la veille de la crise : « En vérité, les performances de croissance des pays de la zone euro cachent des situations disparates entre ses États membres. Un fossé s’est creusé entre grands et petits pays de la zone euro, fossé dont témoigne le maigre surplus de croissance réalisé depuis dix ans dans les grands pays : en moyenne, entre la phase de convergence et la phase d’adoption de l’euro, les grands pays de la zone euro ont bénéficié d’un gain annuel de 0,2 point, i.e. moitié moindre de celui de l’ensemble de la zone. » [3]

Une étude plus récente de C. Fernandez et Pilar Garcia Perea indique, comme le rappelle l’économiste  M. Anota sur son blog : « Enfin, dès l’introduction de l’euro, l’Italie, le Portugal et la Belgique ont très rapidement pris du retard. En effet, leur niveau de vie a suivi une trajectoire inférieure à celle qu’il suit dans le scénario contre-factuel [ndlr, le scénario qui sert de point de comparaison dans une évaluation économique] ; il aurait augmenté plus rapidement si l’Italie et le Portugal n’avaient pas adopté l’euro. » [4]

Avant la crise des dettes souveraines, l’Italie est déjà sous la menace d’une désintégration politique et économique car elle est privée de nombreux instruments, et qu’elle s’affaiblit en raison de choix de politique économique qui ont eu des effets pénalisants sur la demande. La crise économique de 2008 et sa transformation en crise des dettes souveraines se sont traduites en choc de la demande.

L’Italie dans le piège de la crise « des dettes souveraines » entre 2008 et 2017

Lien
Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

L’Italie s’est retrouvée au coeur de la spéculation sur la crise des dettes souveraines. Elle a dû supporter un violent renchérissement du coût de sa dette en 2011 sous l’effet de la spéculation financière. Tout ceci sans compter la claire ingérence de l’Union européenne qui a contribué à la chute du dernier gouvernement Berlusconi. Jean Claude Trichet, dans une lettre au président du Conseil du 5 aout 2011, l’affirme d’ailleurs : « le conseil des gouverneurs considère que l’Italie doit d’urgence rétablir la qualité de sa signature souveraine et réaffirmer son engagement pour une stabilité fiscale et des réformes structurelles. » Juste après l’éviction de Silvio Berlusconi, la Banque centrale européenne et les institutions européennes saluent d’ailleurs l’arrivée au pouvoir de M. Monti, ancien commissaire européen et franc soutien au néolibéralisme.

Une violente politique d’austérité est alors mise en place par le gouvernement de Mario Monti. Elle laisse l’Italie exsangue. Son gouvernement, sans la moindre légitimité populaire, procède alors à une réduction brutale de la dépense publique, entreprend de défaire un peu plus le statut des travailleurs de 1970 et engage une réforme des retraites profondément inique : la loi Fornero. Mario Monti laisse au pays la pire récession connue depuis la guerre, après celle de 2008-2009. Le revenu par habitant, lui, recule au niveau de 1997 !

La crise que rencontre l’Italie est un véritable choc de demande et non une crise de l’offre

Sur la période 2011-2016, l’activité du pays recule de 0,4% par an en moyenne. La crise a un effet marqué sur l’investissement en Italie : il a baissé de 2,7% en moyenne par an. L’investissement en biens d’équipement s’est en particulier contracté de 1,5% par an en moyenne entre 2011 et 2016. Par ailleurs, l’investissement en construction a chuté de 4,6% en moyenne par an depuis 2011, soit bien davantage qu’en France (–0,4%).  Le fort repli de l’investissement tient surtout aux conditions de financement qui se sont nettement dégradées en Italie.

Le crédit aux entreprises, qui progressait parallèlement en France et en Italie de 2004 à 2011, décroche dans la péninsule, et entraîne la baisse de leur investissement. D’autre part, la forte hausse des coûts de financement public conduit le gouvernement italien à mettre en œuvre une consolidation budgétaire marquée. En 2012 et 2013, le solde structurel italien s’améliore ainsi de 3,2 points, contre 1,8 point en France. Cette politique budgétaire plus restrictive explique l’écart de croissance de la consommation et de l’investissement publics sur la période par rapport à la France.

Le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La productivité recule de 1,5% en rythme annuel depuis 2000 en Italie. Ce constat est identique lorsque l’analyse porte sur la productivité horaire.

L’Italie a perdu 600 000 emplois industriels et un quart de sa production industrielle depuis le début de la crise économique, mais l’industrie représente 16% de la valeur ajoutée. Elle dispose encore d’une véritable capacité industrielle. Le chômage, lui, dépasse les 11% de la population active et atteint 34% des jeunes actifs.

Pourtant, l’analyse qui prévaut aujourd’hui est celle d’un choc d’offre négatif. Selon ce point de vue, le seul moyen de redonner vie à la croissance italienne est d’engager les réformes de structure réclamées par les autorités européennes. C’est pourquoi le gouvernement Renzi poursuit cette politique dans le même esprit que son prédécesseur. Il a ainsi engagé une nouvelle réforme des retraites et le fameux « Jobs Act » dont les résultats médiocres ont offert un peu plus de sécurité à l’employeur et de plus en plus de flexibilité au travailleur.

La réforme constitutionnelle qu’il a voulu mettre en place s’est soldée par l’échec du référendum de 2016, qui a vu sa démission actée. L’Italie, aux prises avec une monnaie trop forte, la perte de son outil budgétaire et monétaire, est condamnée à des politiques déflationnistes.

L’argument de la dette est systématiquement mis en avant. Cependant, il ne faut pas oublier de dire que l’Italie dégage des excédents budgétaires primaires depuis 1990. Il en va de même pour les questions conjoncturelles, comme le rappelle une note de l’Insee : « Cependant, la plupart de ces facteurs, d’ordre structurel, sont très difficiles à quantifier. Par ailleurs, ils ne peuvent rendre compte de l’ampleur du décrochage à la fois dans le temps – avant et après 2000 – et dans l’espace, relativement à la France notamment. Par exemple, le taux de recherche et développement est certes plus faible que dans le reste de l’Europe, mais il l’était déjà dans les années 1990, sans écart apparent de croissance, et a même davantage augmenté depuis 2000 en Italie qu’en France. Aussi, le taux de diplômés de l’enseignement supérieur augmente plus nettement en Italie que dans le reste de l’Europe. Par ailleurs, le taux d’investissement productif transalpin est resté proche de celui des entreprises françaises jusqu’en 2010 et n’a décroché qu’avec la crise des dettes souveraines. Enfin, les disparités régionales ne semblent pas particulièrement la cause du décrochage (concernant les rigidités du marché du travail, Hassan et Ottaviano (2013) montrent, à partir des données de l’OCDE sur la protection dans l’emploi, que l’Italie a davantage assoupli son marché que la France et l’Allemagne de 2000 à 2007. » [5]

Aujourd’hui, l’Italie connaît une reprise modeste portée par un regain d’augmentation des salaires ainsi que par une légère impulsion budgétaire de plus 0,3%. Cependant, son PIB en volume reste de plus de 6% inférieur à son niveau d’avant crise. En 2018-2019, encore une fois, la modeste croissance trouvera ses moteurs dans la demande interne et l’investissement. L’Italie paie d’un lourd tribut ses choix européens : chômage en hausse, alourdissement de la dette, perte de marchés extérieurs. Son destin, par bien des aspects, croise celui de la France. Ils sont les grands perdants de l’euro, en tant que grands pays de la zone.

Aujourd’hui, comme la France, l’Italie n’a eu de cesse de céder des grands groupes industriels, agroalimentaires, ou de la téléphonie. Pourtant, l’Italie dispose de véritables atouts qui pourraient lui permettre de rebondir. Pour espérer le faire, c’est hors de la zone euro qu’il faudra néanmoins le penser.

[2] Clara Mattei, “The Guardians of International Consensus and the Technocratic Implementation of Austerity”, in Journal of Law and Society, n°1, mars 2017

[3] La zone euro : une enfance difficile, lettre de l’OFCE, 12 decembre 2008

[4] <http://www.blog-illusio.com/2016/01/l-impact-de-l-euro-sur-les-echanges-et-le-niveau-de-vie.html>

[5] “Pourquoi la croissance de l’Italie a-t-elle décroché depuis 2000 comparée à la France ?”, note de conjoncture de l’INSEE, 20 juin  2017, <https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2871885/062017_d2.pdf>

Crédits photos : ©Francesco Pierantoni

L’Italie face aux pires élections de son histoire

Lien
Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

Le 4 mars 2018 auront lieu les élections législatives italiennes. Alors que le pays est fracturé par de profondes divisions sociales et 20 ans de stagnation économique, le champ politique semble toujours incapable de fournir une solution à la crise profonde que traversent nos voisins méditerréanéens.

Qui conserve encore un minimum de mémoire historique n’aura aucun mal à reconnaître que les prochaines élections qui auront lieu le 4 mars en Italie peuvent être légitimement considérées comme les pires que le pays ait connues. Bien que victime depuis plusieurs décennies d’une dérive oligarchique, le “Belpaese” n’avait jamais vu une campagne électorale aussi fade, rustre et dépourvue de repères. Dans les talk-shows télévisés, des marées de promesses et d’âpres saillies entre les prétendants masquent une absence d’idées déconcertante, quand ce n’est pas le relatif consensus entre eux qui trouble l’observateur.

Les perspectives sont désolantes. Un magnat octogénaire aux multiples casseroles – tant politiques que judiciaires – s’apprête à remporter de nouveau les élections, même s’il ne pourra pas être élu au Parlement car une loi le rend inapte à se présenter directement. Silvio Berlusconi est comme un phénix : il renaît de ses cendres à chaque fois qu’il est donné pour mort. Il est allié au lepéniste Matteo Salvini (qui hier encore voulait diviser l’Italie en deux et brocardait les méridionaux), et quelques autres excroissances post-fascistes. Pourtant, ces forces n’ont jamais eu de programmes aussi divergents, ce qui provoque des tensions dans l’alliance de “centre-droit”.

De l’autre côté, le centre gauche est acculé. Le Parti Démocrate paie la faible clairvoyance d’un leader qui, alors qu’il n’a même pas quarante-cinq ans, est déjà grillé à cause d’une fougue et d’une insolence qui l’ont rendu insupportable aux yeux d’une grande partie des électeurs. Si Emmanuel Macron a montré un talent hors du commun pour incorporer les critiques de ses adversaires et les retourner à son avantage, Matteo Renzi a réussi à s’aliéner tout le monde. Quant aux ramifications du PD – Piu Europa, Insieme e Civica popolare –, qui constituent de petits cartels électoraux formellement indépendants, elles ne cumulent que peu de points dans les sondages.

Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. (…) Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Le Mouvement Cinq Étoiles, de son côté, fluctue autour de 30%. Un tel résultat lui assurerait la position de premier parti italien, mais il ne serait que deuxième par rapport au centre droit coalisé et loin de la possibilité de former un gouvernement. Le mouvement se retrouve orphelin de son fondateur : la vedette comique Beppe Grillo, désormais manifestement en retrait. Celui-ci a choisi comme figure de proue Luigi Di Maio, un jeune loup de l’aile droite du mouvement qui n’a pas manqué de diluer les rares bonnes choses que proposaient naguère les “grillini”. Il reprend désormais à son compte la rhétorique sur la nécessaire austérité et la réduction des dépenses de l’État italien.

Le moment de vérité sera la période post-électorale. Les bookmakers parient, au cas où le centre droit n’aurait pas la majorité, sur une grande coalition entre l’octogénaire Berlusconi et Renzi – dont l’avenir semble compromis. De façon moins probable, il pourrait y avoir une alliance entre le lepéniste Salvini et Di Maio du M5S. Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. La classe politique est notoirement habituée à se précipiter pour soutenir le vainqueur. Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Et à gauche ? Son absence dans le jeu politique et les scénarios post-électoraux en disent long sur l’insignifiance des héritiers d’une page glorieuse de l’histoire italienne. Jadis la plus influente du continent, la gauche italienne est quasiment inexistante. À la gauche du PD, un cartel électoral baptisé “Libres et Égaux” s’est formé, dont l’initiateur est Massimo D’Alema. Le D’Alema des privatisations, de la flexibilité du travail et des traités européens… À force de traîner les lambeaux du Parti Communiste Italien de plus en plus vers le néolibéralisme, D’Alema et les siens ont buté sur plus habile qu’eux et, marginalisés au sein du parti, ils en sont sortis en essayant de se construire une image de progressistes. Cependant, leur l’horizon demeure celui d’un centre gauche traditionnel, voué à un credo néolibéral mal déguisé : tout le monde sait qu’un PD épuré de l’influence de Renzi les ferait revenir au bercail.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les LeE ont choisi comme chef de file Pietro Grasso, président du Sénat, qui a un profil hyperinstitutionnel et dépourvu de la moindre veine charismatique. Ce qui s’avère néanmoins difficilement compréhensible, si ce n’est par opportunisme, c’est l’adhésion de Sinistra Italiana (Gauche Italienne) à cette coalition, menée par Nicola Fratoianni. Bien qu’elle ne soit jamais apparue comme un objet particulièrement original, Sinistra Italiana semblait avoir acté une nette distanciation à l’égard de la pratique et de la culture politique incarnée par les ex du PD. Cette incompatibilité s’est d’ailleurs constatée avec l’apparition de tensions internes qui se sont exacerbées au moment de la présentation des candidatures. On peut légitimement anticiper une nouvelle division après les élections.

Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Que dire alors de Potere al Popolo [Pouvoir au Peuple] ? Si l’on souhaite être objectif, tout ce qu’on peut reconnaître à cette nouvelle formation est d’avoir été mise sur pied par un groupe de jeunes napolitains à qui l’on doit de louables actions de mutualisme et de luttes sociales locales. Cependant, les mérites de cette formation s’arrêtent là. Malgré l’insertion du mot peuple dans leur nom, nous sommes bien loin de la stratégie populiste qui est à la base du succès de Podemos et de La France Insoumise. La perspective demeure celle d’une simple convergence des luttes par le bas, bien que l’Italie ne connaisse aucun mouvement digne de ce nom depuis fort longtemps. L’appel aux luttes relève donc largement de l’incantation. Potere al popolo reproduit les erreurs systématiques de la gauche italienne : à chaque timide manifestation syndicale le refrain “Nous devons redémarrer de cette place” est entonné ; sans que jamais une direction ne soit définie ni le périmètre de ces rassemblements établi. Potere al popolo est marqué par la culture minoritaire, qui affleure à chaque coin de rue : le mouvement clame qu’il n’est pas important d’atteindre les 3% nécessaires pour entrer au parlement (et on en est très loin pour le moment, puisque Potere al Popolo semblerait stagner en-dessous de 1%) ; et les actions initiées restent celles des militants traditionnels, dont le nombre est désormais plutôt clairsemé, et dont les perspectives sont faiblement séduisantes pour un électorat hétérogène. Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Potere al popolo en est encore à revendiquer le monopole de la “vraie gauche” à ses concurrents. Sur les réseaux sociaux, la campagne se limite souvent à expliquer que la “vraie gauche” ce n’est pas “Libere e uguali” mais Potere al popolo”. Comme si une telle lutte pour l’étiquette pouvait intéresser qui que ce soit et mobiliser les Italiens… Potere al popolo n’est pas capable de proposer un horizon alternatif et un projet global. Le mouvement est d’ailleurs désincarné et n’admet toujours pas l’importance du fait d’avoir un leader qui exerce la fonction de tribun, et l’importance des moyens de communication modernes dans l’élaboration d’une stratégie politique : Viola Carofalo n’est ni Pablo Iglesias, ni Jean-Luc Mélenchon. Au-delà des bonnes intentions donc, le langage et l’esthétique déployés rendent le mouvement incapable d’élargir sa base. Sur le thème européen, enfin, Potere al Popolo maintient une ambiguïté de fond, puisqu’ils sont bloqués par la possibilité de l’alliance en vue avec le maire de Naples De Magistris, lequel de son côté a déjà rallié Yannis Varoufakis dans la perspective des élections européennes de 2019.

L’Italie ne semble donc toujours pas mure pour l’apparition d’une force politique progressiste capable de coaliser des aspirations transversales et capable de vivre hors du spectre du PCI, tout en déjouant la stratégie populiste du Mouvement Cinq Etoiles, qui a réussi à articuler un certain nombre d’aspirations et qui séduit bon nombre d’électeurs issus de la gauche. Le paradoxe est que ces élections dévoilent à quel point le champ politique italien est un cadavre à la renverse, et qu’il existe donc une fenêtre d’opportunité pour élaborer un tel projet. L’Italie en a urgemment besoin.

Le clivage gauche-droite est mort en Italie – Entretien avec Samuele Mazzolini

Samuele Mazzolini, fondateur du mouvement Senso Comune

Samuele Mazzolini est un intellectuel italien chercheur à l’université d’Essex au Royaume-Uni. Il est par ailleurs co-fondateur du mouvement italien Senso Comune, d’inspiration gramscienne et populiste. Nous l’avons interrogé sur la situation politique italienne, quelques mois avant les élections législatives, et sur le projet de Senso Comune.

 

LVSL : Les élections municipales de juin 2017 ont été remportées haut la main par les deux principaux partis de droite : Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Bien que distancées dans les sondages nationaux par le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et le Parti Démocrate (PD), les droites italiennes semblent avoir le vent en poupe. Quelles sont les orientations et les stratégies respectives de ces deux formations ?

En effet, les droites italiennes ont été enterrées trop vite, comme l’ont bien démontré les élections municipales de juin 2017, de même que les récentes élections régionales en Sicile. Avec la chute du gouvernement Berlusconi en 2011 et une série de scandales qui ont touché dans le même temps la Lega Nord (Ligue du Nord, NdT), la droite a certainement été sérieusement ébranlée, mais elle est parvenue à se ressaisir. Commençons par la Lega Nord, qui a réalisé un véritable exploit. Il y a quelques jours, il a été officiellement décidé que son nom serait la Lega et non plus la Lega Nord. Ce changement de nom scelle un processus lancé par son président, Matteo Salvini, depuis qu’il a pris les rênes du parti en 2013. En substance, le projet de Salvini est de transformer son parti en équivalent italien du Front National de Marine Le Pen, avec laquelle – et ce n’est pas un hasard – il a entretenu des liens étroits durant ces dernières années. Il ne s’agit donc plus d’un parti qui porte des revendications régionalistes, à visée « nordiste » [auparavant, la ligue du Nord portait des revendications régionalistes et autonomistes, ndlr]  et aux accents séparatistes, mais bien d’un parti national délivrant un discours destiné au pays dans son ensemble. En interne, Umberto Bossi – le fondateur de la Lega – a été mis en minorité, même si la large victoire du référendum sur l’autonomie de la Vénétie promue par le gouverneur Zaia a partiellement rebattu les cartes.

Lien
Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

En quoi consiste la politique de Salvini ? L’élément central qui la caractérise, dans la droite ligne du FN, est certainement le thème de l’immigration. Cette intolérance à l’égard des flux migratoires qui touchent notre pays existait déjà et leur augmentation exponentielle n’a probablement pas aidé, mais Salvini a été capable d’exacerber ce sentiment. De plus, il s’est habilement emparé de certaines luttes qui n’ont pas de marqueur idéologique, à l’instar de l’opposition à la réforme des retraites d’Elsa Fornero ou encore l’euroscepticisme. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un homme politique très habile, son style direct et ses idées excentriques sont ses plus grands atouts. Je pense que, bien que ce soit une horreur en termes de contenus, il y a beaucoup à apprendre de sa capacité à créer de l’adhésion à son discours. Il est toutefois confronté à un obstacle encore très important, issu de son passé : il s’agit des vidéos dans lesquelles Salvini entonne des chants contre Naples et le sud qui ne peuvent pas être supprimées. Chacune de ses apparitions dans le Sud est accompagnée de mouvements de protestation très forts. Bien que son poids électoral ait augmenté, alors qu’auparavant le symbole du parti n’apparaissait même pas sur le bulletin de vote, la transformation de la Lega en un vrai parti national n’est pas encore complètement achevée.

LVSL : A 81 ans, après avoir été condamné pour fraude fiscale puis pour corruption, aujourd’hui inéligible, que peut encore Silvio Berlusconi ? Quel rôle peut-il jouer dans la recomposition actuelle des droites et, plus généralement, dans la vie politique italienne ?

Berlusconi est une sorte de phœnix, la manière dont il réussit à chaque fois à renaître de ses cendres est incroyable. Certes, il ne bénéficie plus de la popularité électorale qu’il avait alors, et dans l’hypothèse où il devrait renouer une coalition avec la Lega, son leadership ne va plus de soi, tant il est vrai que les accords préliminaires prévoient qu’en cas de victoire, ce sera le chef du parti de la coalition qui obtiendra le plus de voix qui distribuera les cartes. Toutefois, il convient de rappeler l’ambiguïté maintenue par Berlusconi ces dernières années à l’égard de Matteo Renzi. Bien que ce « je t’aime, moi non plus » lui ait coûté cher – nombreux ont été ses parlementaires qui l’ont lâché pour soutenir de l’intérieur le PD -, on évoque avec insistance la possibilité d’une alliance post-électorale entre lui et Renzi lors de la prochaine législature, face à l’absence d’une majorité claire au parlement.

“Le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper (…) De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.”

Les intéressés nient, mais les contacts ne manquent pas et dans ce cas de figure, il est important de prêter attention aux bruits de couloirs et aux déclarations de ces parlementaires qui agissent en sous-main. Après des décennies de levées de boucliers, le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper. C’est peut-être une bonne chose, dans le sens où cela serait une entreprise de clarification après des décennies pendant lesquelles le pays s’est divisé autour d’un clivage principalement pro/anti Berlusconi. De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni quant à lui le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.

LVSL : Après le désaveu du « non » au référendum sur la réforme constitutionnelle en décembre 2016 et un échec cuisant lors des dernières élections municipales, Matteo Renzi est de nouveau en selle pour conduire la campagne du Parti Démocrate en vue des élections législatives du printemps prochain. Quel est son bilan à la tête du gouvernement italien (2014-2016) ? Peut-il espérer rassembler les rangs démocrates derrière lui ?

Le bilan de Renzi est mauvais, et je ne dis pas cela seulement d’un point de vue partisan, mais aussi de son point de vue à lui. Retraçons à grands traits son ascension. Renzi se présente comme le nouveau visage de la politique, comme l’innovateur fraîchement débarqué, au parler simple et à la répartie facile, aux idées « cool » dans l’air du temps – ici aussi, l’analogie avec la France est importante : Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal, populiste dans le sens où ils créent un antagonisme très accentué avec la vieille classe politique – en premier lieu celle de son parti, dans le cas de Renzi – mais paradoxale car centriste, c’est-à-dire réfractaire à la mise en échec concrète du statu quo. Celui de Renzi a été une petite comédie faite de phrases hyperboliques et américanisées revisitées à la sauce italienne. Au moins, en ce qui concerne Macron – maigre consolation –, on peut dire qu’il existe un souffle culturel et conceptuel légèrement plus marqué. Au départ le modèle renzien apparaît comme particulièrement séduisant : le jeune qui brûle les étapes et se fraye un chemin contre la vieille bureaucratie d’un parti ankylosé, en mettant tout le monde au tapis.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Après quoi Renzi est entré dans une sorte de frénésie, qui a à voir avec son attitude fanfaronne. Son arrivée au gouvernement a été bien plus une manœuvre machiavélique, à la House of Cards, qu’une investiture populaire. Ici, la dimension populiste s’est faite plus discrète. Cette agitation peu clairvoyante s’est répercutée sur de nombreux aspects. Sa garde rapprochée, par exemple, est restée principalement toscane, la région d’où il a démarré : des gens parfois pathétiques et pas à la hauteur des enjeux nationaux. Il n’a pas réussi à élargir la portée de sa politique, à coopter des personnes, des courants, des compétences, ou alors de façon totalement éphémère. De manière encore plus significative, son action au gouvernement a confirmé les soupçons de ceux qui se sont opposés à lui dès la première minute : son ascension était soutenue et favorisée par des élites italiennes, avec les intérêts des grands groupes bancaires qui ont pris le dessus sur tous les autres – ce n’est pas un hasard si 24 milliards ont été offerts au système bancaire au cours de cette législature. Cet aspect est désormais assez clair pour tout le monde.

“Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal : antagoniste avec la vieille politique, mais réfractaire à la mise en échec du statu quo.”

Enfin, l’erreur la plus stupide a été la proposition de réforme constitutionnelle, une proposition excessivement liée à sa personne, mais surtout incapable d’incorporer une série de revendications qui avaient un poids important – telle que la suppression définitive du bicaméralisme, tandis que Renzi avait prévu la création d’un Sénat régional avec des compétences différentes. L’échec référendaire qui s’en est suivi a été retentissant, et a considérablement redéfini ses ambitions politiques. Récemment, il a fait passer en force, en coulisses, une loi électorale très contestée qui a donné lieu à d’âpres polémiques, surtout de la part du Mouvement 5 Etoiles (Movimento 5 Stelle), démontrant encore une fois son incapacité à saisir une revendication aussi partagée dans tout le pays que celle des préférences [l’idée est d’inclure la possibilité de signaler sa préférence pour tel ou tel député lors d’un vote de liste, et de ne pas voter uniquement pour la liste, ndlr]. De temps en temps, il pourrait lâcher un peu de lest, suffisamment pour repousser les embûches qui se présentent à lui. Mais il ne le fait pas. Politiquement, il s’est avéré être bien plus bête que ce qu’on pensait au début.

LVSL : Le Mouvement Cinq Etoiles, fondé en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo, s’est durablement installé sur la scène politique italienne au point d’occuper aujourd’hui la première place dans les intentions de vote. Comment décrire ce parti parfois qualifié d’« objet politique non identifié », ne s’agit-il pas du mouvement populiste le plus « transversal » d’Europe ? Comment expliquez-vous son succès ?

Le coup qu’a réussi le Movimento 5 Stelle (Mouvement 5 Etoiles, M5S, NdT) est l’une des opérations les plus ingénieuses de la politique italienne et je le dis sans les soutenir pour autant, bien au contraire. Grillo a compris que les temps avaient changé, que la reproduction des clivages du XIXe siècle fonctionnait de moins en moins et que la représentativité des partis politiques était largement érodée. En ce sens, il y avait une foule d’électeurs à conquérir. A gauche, on a simplement tendance à stigmatiser l’opération grilliniste à cause de ses aspects ambigus, en perdant ainsi de vue les aspects performatifs et la possibilité d’apprendre quelque chose : le M5S a donné vie à une tradition politique ex nihilo qui en quelques années a révolutionné la réalité politique du pays.

“Comme le péronisme en Argentine, le M5S a donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés (…) Et c’est vraiment ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation. Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.”

Ce n’est pas par hasard si, sur un plan purement formel, et en dehors de conditions historiques et organisationnelles complètement différentes, j’aime comparer l’opération grilliniste au péronisme argentin. Pourquoi ? Parce que comme le péronisme, le M5S a lui aussi donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés. Il y a une sorte d’hypertrophie, d’étirement de ce que le philosophe Ernesto Laclau appelle la chaîne d’équivalence, à savoir un discours politique qui englobe et crée un rapport analogique entre les diverses instances de changement social. Comme pour le cas argentin, ces diverses demandes ne sont pas réélaborées dans le sillage d’une orientation idéologique claire, mais restent unies, de manière freudienne, par un amour commun du père. Or, je trouve que tandis que dans le péronisme le père est sans aucun doute Perón, dans le cas du M5S, le plus petit dénominateur commun n’est pas tant Grillo que la question morale, véritable mirage salvateur en Italie depuis quelques décennies. C’est vraiment le caractère fondamentalement vide de ce drapeau qui fait qu’il s’agit du mouvement populiste le plus transversal d’Europe, comme tu le soulignes. Et c’est véritablement ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation.  Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.

Lien
Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

LVSL : En septembre dernier, les adhérents du M5S ont désigné leur chef de file pour les élections législatives. C’est le napolitain Luigi Di Maio, 31 ans, vice-président de la Chambre des députés qui briguera donc le poste de président du Conseil. Ce choix implique-t-il un quelconque changement dans la ligne et la stratégie du M5S ?

Jusqu’à présent, le M5S a démontré sa capacité à dissimuler de manière habile sa géographie politique interne, notamment grâce à un centralisme despotique qui sanctionne toute velléité de courants. Toutefois, je crois pouvoir dire que son choix de leader marque une certaine normalisation du M5S, dont la responsabilité ne doit pas être attribuée au vote des inscrits, car de fait, en septembre, a uniquement eu lieu la ratification d’un choix opéré il y a longtemps par les instances dirigeantes du mouvement. Par ses façons de faire, par l’esthétique et par le peu qu’on est parvenu à comprendre de ses déclarations, Di Maio incarne un choix démocrate-chrétien, de respectabilité, une caution de non-dangerosité du mouvement à l’égard des intérêts économiques les plus importants, avec une tendance à nourrir certains des penchants les plus réactionnaires, en particulier sur la question de l’immigration.

La nomination de Di Maio a déclenché à gauche une série de réactions dérisoires. Mais ceux qui le fustigent car il n’est pas particulièrement cultivé se trompent, car la politique n’est pas non plus une lutte pour afficher son érudition. Les maladresses de Di Maio s’avèrent être bien plus parlantes à l’électeur moyen que les discours opaques des leaders de gauche. Toutefois, il est vrai que son aspect de vendeur immobilier est peu charismatique et contraste sûrement beaucoup avec le ton chaleureux de Grillo. C’est probablement une manière, encore une fois, de couvrir un spectre encore plus large de l’électorat.

LVSL : A la gauche du Parti Démocrate, les forces sont éparpillées malgré l’alliance récente entre MDP, Sinistra italiana et Possibile dans la coalition Libere e uguali. Article 1 – Mouvement démocrate et progressiste, né en février 2017 d’une scission avec le PD, Gauche Italienne également structuré en parti politique depuis 2017, ou encore le Parti de la Refondation communiste : aucune de ces formations ne semble susciter l’adhésion. Comment expliquez-vous l’incapacité des gauches italiennes à sortir de la marginalité ?

La gauche italienne appartient davantage à l’éventail des pathologies psychiques qu’à la politique. Si on entrait dans le vif du sujet, il y aurait trop de choses à dire et à préciser, notamment parce que l’archipel de la gauche a subi de nombreuses mutations au cours de ces dernières années.  Je préfère tenir un discours plus large. On peut en effet distinguer une série de tares qui ont rendu la gauche progressivement inefficace, velléitaire, et même nuisible.

Tout d’abord, la gauche garde une approche platonicienne, dans le sens où elle pense que les masses sont dans l’erreur et qu’elles doivent donc être éclairées. Ce sont des restes d’une fausse conscience, de cette prétention à avoir une lecture privilégiée du social, fondée sur l’attribution d’intérêts établis en amont. Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation. Cela veut dire se salir les mains, au sens propre, adopter un vocabulaire ayant un lien avec la période historique dans laquelle on vit. Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega. Ils se contentent d’insister sur la nécessité d’unir la gauche – en se disputant sur la façon d’interpréter cette opération -, comme si cela était, nécessairement, un besoin que le pays éprouvait. Un autre défaut de la gauche est celui de se percevoir comme défenseur de mille particularismes, sans jamais bâtir un horizon qui l’achemine vers la création d’une identité populaire plus large. La gauche italienne est un camp incapable de se penser comme la représentation démocratique d’un « tout » qui lui est supérieur.

“Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation (…) Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega.”

Mais la gauche italienne se trompe également sur le plan du contenu. Imprégnée comme elle est d’un cosmopolitisme qui rejette tout ce qui concerne l’Etat-nation, elle ne propose aucun discours critique sur l’Union européenne. Par conséquent, il n’existe pas la moindre analyse sur le traité de Maastricht, sur l’euro, sur le rôle de l’Allemagne, sur le démantèlement du tissu industriel italien et sur les asymétries que l’UE cristallise. Elle continue d’ânonner que le concept d’Etat est dépassé et que le changement doit se faire à l’échelle continentale. Bien sûr, ce serait formidable s’il était possible de changer l’Europe d’un claquement de doigts, mais la formation des consciences politiques fonctionne encore selon une approche nationale et l’UE dispose de mécanismes qui rendent son fonctionnement imperméable au changement. Sans oublier que l’État-nation est le lieu de la démocratie : en dehors, il y a seulement la technocratie. Les raisonnements critiques que fait Mélenchon, par exemple, n’ont pas d’équivalent italien, sauf peut-être chez Rifondazione Comunista (Refondation Communiste, NdT), qui toutefois est le plus marginal et identitaire parmi tous ces acteurs.

Lien
Massimo d’Alema, leader de Articolo 1 – MDP ©WeEnterWinter

Mais il faut dire un mot du mouvement Articolo 1 – MDP (Article 1er – Mouvement Démocrate et Progressiste, NdT). Eux incarnent vraiment  l’opportunisme, alors qu’ils ont toujours voté toutes les pires inventions du néolibéralisme. D’Alema a été l’un des responsables de la dérive de l’ex-PCI (Parti Communiste Italien, NdT). Maintenant qu’il a été évincé et que le vent a tourné, lui et ses partisans se replient tactiquement à gauche. Au niveau électoral, ils disposent d’un petit réservoir de voix qui vient en majorité des réseaux de clientélisme tissés par ceux qui sont dans la politique depuis des années. Mais ils ne pourront jamais devenir un acteur majeur de la politique italienne. Ensemble avec Gauche italienne et Possibile [“C’est possible”, ndlr], ils ont réussi à construire un petit cartel électoral destiné à exploser au lendemain des élections. Ils ont choisi comme leader le président du Sénat, Pietro Grasso, élu sur les listes du PD et qui a failli se défiler sur la nouvelle loi électorale. Il est difficile de trouver un personnage moins charismatique, moins capable de toucher les secteurs les plus eloignés de la politique. En fait, tout ce qui intéresse d’Alema et ses amis est de piquer quelques voix modérées au PD. Cependant, le lendemain des élections, ils viendront de nouveau frapper à la porte du PD (Partito Democratico, Parti Démocrate, NdT) : leur horizon politique se limite au centre-gauche et aux préoccupations électorales.

LVSL : Podemos, La France Insoumise, ces deux partis sont parvenus à se hisser sur le devant de la scène politique en rompant avec les codes traditionnels des gauches radicales à travers une stratégie clairement populiste. La revue Senso Comune que vous animez se revendique du populisme démocratique, une expression que l’on retrouve également chez Íñigo Errejón, l’un des principaux intellectuels de Podemos. Quelle forme doit prendre ce populisme démocratique ? Existe-t-il un espace politique disponible en Italie pour une telle option ?

A Senso Comune (Sens Commun, NdT), nous nous situons pleinement dans le sillage tracé par Podemos et La France Insoumise, dans le sens où nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », c’est-à-dire de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise, en partant de l’opposition aux élites – mais pas seulement politiques, comme le fait le M5S, mais plutôt politiques et surtout économiques. Ici, la référence à la Patrie, au national-populaire joue un rôle clé. Avant toute chose, il est impératif d’arracher aux autres forces politiques cette bannière, et de la décliner en termes inclusifs : si ce ne sont pas les forces démocratiques qui prennent possession de ce signifiant, alors ce sont les forces de droite qui le feront, avec tout le cynisme et le racisme dont elle font preuve. Il s’agit donc d’établir le fait que l’amour pour là d’où l’on vient ne se concrétise pas par un suprématisme obtus, mais par la sécurité sociale et économique de ceux qui y habitent. En second lieu, cette démarche bénéficie d’une actualité incontournable, car nous sommes à un moment où la souveraineté populaire est dérobée par les institutions supranationales, donc la référence à la communauté démocratique de base devient centrale. Comme le dit fort justement la philosophe Chantal Mouffe : « l’ennemi principal du néolibéralisme est la souveraineté du peuple »

“Nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise.”

Senso Comune cherche à créer un noyau totalement alternatif à la gauche et au M5S, porté par la jeunesse et d’inspiration antilibérale, le moins possible conditionné par un attachement à des liturgies et à des mots d’ordre désormais dénués de sens, qui se concentre sur des thèmes à même de créer des majorités sociales nouvelles et transversales. Les héritiers du PCI, dans toutes ses ramifications, se sont avérés incapables de maintenir en vie ce patrimoine qui, malgré quelques ambiguïtés, avait fait de l’Italie un pays plus juste. Leur responsabilité en termes d’erreurs stratégiques, de retards de lecture en matière politique et culturelle est très grande. Le M5S, quant à lui, constitue un obstacle non négligeable. Il occupe l’espace politique de la promesse de rédemption et s’est emparé d’une série de revendications clés. Mais on peut déjà entrevoir quelques failles. Leur inefficacité, l’absence d’un projet politique et économique allant au-delà des attaques stériles à l’encontre de la caste politique, la sélection d’une classe dirigeante certes nouvelle mais impréparée, sont en train d’être mis au jour, à partir de l’expérience ratée de Virginia Raggi à Rome. Il faut axer notre critique là-dessus et sur le fait que si l’on ne règle pas nos comptes avec les élites et les puissances économiques italiennes et européennes, en premier lieu les banques, il n’y a pas d’émancipation possible.

LVSL : La plupart des pays européens ont récemment connu de profonds bouleversements dans leurs systèmes partisans. Comme on l’a vu, l’Italie n’échappe pas à la règle. A l’heure actuelle, aucun des grands partis en lice ne semble en mesure d’obtenir à lui seul une majorité à la Chambre des députés. Quels sont aujourd’hui les scénarios d’alliances envisageables ?

Le M5S est quasiment sûr d’arriver en tête, mais sans les sièges nécessaires pour soutenir un exécutif de façon autonome. Certains pensent vaguement à la possibilité d’un accord post-électoral avec la Ligue du Nord, en vertue d’un glissement à droite des militants du M5S. Même Salvini a affirmé il y a quelques jours que la première chose qu’il ferait après les élections, au cas où il n’y aurait pas de majorité claire, ce serait d’appeler Grillo. Pour le M5S cela impliquerait le sacrifice de cette altérité radicale qu’il a jusqu’ici maintenu par rapport au reste du système politique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une possibilité à exclure.

Cependant, après le vote en Sicile, il ne faut pas écarter la possibilité que ce soit le centre-droit qui l’emporte, mais avec le même problème pour former une majorité. Pour cette raison, je pense plus vraisemblable la formation d’un exécutif de type « barrière contre les populismes » dont le pivot serait évidemment le PD.  En fonction du nombre de députés nécessaires, il faudra regarder ce qui se passe du côté de Articolo 1 – MDP en leur fournissant une contrepartie en termes de sièges plutôt qu’en termes politiques. Le problème est que, là aussi, l’addition des groupes parlementaires ne serait pas suffisante pour former un exécutif. Donc, il est plus probable que le PD s’adresse à Berlusconi et aux formations habituelles de transfuges  qui , presque par magie, se forment toujours après les élections. Dans ce cas, Renzi laisserait probablement sa place à un personnage moins tonitruant. Un Gentiloni-bis est une possibilité, mais il y a aussi le ministre de l’intérieur Minniti qui est en lice, un ancien communiste qui s’est construit une renommée d’inflexible avec la crise des migrants et qui plait aussi à droite.

Le mouvement Senso Comune lors de son école d’été de 2017.

LVSL : Les Italiens sont l’un des peuples les plus eurosceptiques de l’UE. Comment l’expliquez-vous? L’ « Italexit » est-il aujourd’hui à l’agenda ? L’euro est-il identifié comme une contrainte qui pèse sur le pays ?

Il faut distinguer deux plans du discours. En termes d’euroscepticisme, l’Italie n’est pas la Grèce ou l’Espagne, mais elle n’est pas non plus le Royaume-Uni. Il existe encore un euroscepticisme latent, mais d’intensité réduite. Il y a naturellement une partie du pays plus incontestablement anti-européiste – pour l’instant engagée surtout à droite –  mais elle reste minoritaire par rapport à une majorité qui maintient une position de substantielle neutralité ou de légère hostilité. Cela explique pourquoi les groupes expressément anti-euro et souverainistes de gauche n’ont débouché sur rien du tout. De fait, si demain l’on votait sur la présence de l’Italie dans la zone euro, je crois que l’option d’y rester l’emporterait nettement, avec un appui beaucoup plus large par rapport au traditionnel bloc qui tire avantage des politiques déflationnistes. En général, ce n’est pas par conviction, mais par crainte que les gens fournissent ce type d’appui. Dans ce sens, il faut agir en prenant en considération la centralité politique, c’est-à-dire la nécessité de formuler notre propre réponse en partant des thèmes les plus profonds, en évitant d’adopter des positions qui se situent de manière trop nette en dehors du sens commun. Dans le cas contraire, nous retomberons dans l’avant-gardisme ou dans un mouvement monothématique.

“Il faut commencer à problématiser progressivement l’Euro, en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites établies ces dernières années. C’est un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.”

Cela ne veut pas dire que l’Euro et l’UE ne sont pas un problème. Sortir de l’Euro et des préceptes européens est une condition nécessaire – mais pas suffisante – pour générer de nouveau de la croissance, de l’emploi et pour rééquilibrer la répartition des richesses. Les chances d’un projet de ce type sont liées à la capacité de donner vie à un discours d’ensemble sur la société, un discours persuasif, qui promeut un modèle d’intégration européen alternatif à l’UE. Ce nouveau modèle doit nous rendre la souveraineté – c’est-à-dire la démocratie -, tout en maintenant une forte coopération sur les sujets essentiels et d’intérêt commun.

Je pense que ce processus demande du temps. En effet il s’agit de désarticuler une «casamatta» – pour utiliser un terme de Gramsci – dont il est difficile de s’emparer. Voilà pourquoi j’estime que commencer à problématiser progressivement l’Euro – en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites qui ont été établies ces dernières années – est la route à suivre. Il s’agit d’un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et il faut le commencer au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.

 

Réalisé par Vincent Dain. Traduit par Astrée Questiaux, Pinelli Talcofile, Valerio Arletti et Lenny Benbara.